[perspectives]
adagio pour les bibliothÊcaires d’orchestre
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n ne les voit jamais et ils sont totalement inconnus du public. Ils travaillent dans l’ombre, loin des projecteurs et des applaudissements. Les bibliothÊcaires d’orchestre sont pourtant un rouage essentiel à la bonne marche des formations musicales. Ils veillent à ce qu’aucune fausse note ne vienne perturber le concert. Leurs fonctions sont multiples : acquisition et prÊparation des partitions, report des coups d’archet, recherche documentaire, suivi des budgets, reliure des documents si nÊcessaire‌ Il (et elles) sont peu nombreux(ses) : on recense moins d’une centaine de bibliothÊcaires d’orchestre en France. La plupart des phalanges ne compte qu’un ou deux bibliothÊcaires à l’exception notable de l’Orchestre philharmonique de Radio France oÚ ils sont six. L’OpÊra national de Paris est Êgalement bien dotÊ avec cinq bibliothÊcaires. À l’Êtranger, le London Symphony Orchestra en compte trois, tout comme le Los Angeles Philharmonic, alors que le prestigieux Concertgebouw d’Amsterdam ne dispose que d’un bibliothÊcaire et d’une assistante.
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bibliothĂŠcaire ? Non, musicothĂŠcaire‌ Le terme ÂŤ bibliothĂŠcaire Âť est parfois contestĂŠ par les principaux intĂŠressĂŠs : ÂŤ C’est une appellation qui ne correspond pas ce que nous faisons, souligne HervĂŠ Salliot de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse ; nous sommes “musicothĂŠcairesâ€? ! Ce terme nous a ĂŠtĂŠ suggĂŠrĂŠ par le chef Yannick NĂŠzetSĂŠguin et il est plus parlant que celui de bibliothĂŠcaire Âť. De fait, le mĂŠtier suppose de solides connaissances musicales : il faut savoir lire la musique dans les diffĂŠrentes clefs (sol, fa, ut‌), connaĂŽtre les instruments et leur tessiture, et ĂŞtre en mesure de reporter les coups d’archet sur les partitions. Les coups d’archet dĂŠsignent les diffĂŠrentes manières de mouvoir l’archet sur instruments Ă cordes frottĂŠes tels que le violon ou
l’alto : le dÊtachÊ, le legato, le martelÊ, le sautillÊ, le staccato à ricochet, le staccato volant‌ C’est gÊnÊralement le violon solo de l’orchestre qui a la charge de dÊcider de ces coups d’archet. Plus rarement le chef d’orchestre.  Nous devons ensuite reporter ces coups sur toutes les partitions des instruments concernÊs. Ce travail demande une très grande minutie , prÊcise HervÊ Salliot. Pas question en effet que l’un des violonistes joue des coups d’archet diffÊrents de ses confrères au risque de bouleverser l’homogÊnÊitÊ de l’orchestre.
check-list Comme de nombreux  musicothÊcaires  +HUYp 6DOOLRW HVW GLSO{Pp GX cÊlèbre LycÊe de Sèvres qui dÊlivre un brevet de technicien des mÊtiers de la musique (BTTM). Violoniste lui-même, il a successivement occupÊ la fonction de
L’Orchestre National du Capitole de Toulouse en rÊpÊtition sous la direction de Tugan Sokhiev.
Patrice Nin
Ils prÊparent les partitions et sont associÊs de près à la vie des orchestres. Ils sont moins d’une centaine en France, mais sont intarissables sur  un mÊtier qui ne supporte pas l’à -peuprès . Rencontre avec les bibliothÊcaires d’orchestre,  musicothÊcaires  et  partothÊcaires .
À l’échelle internationale, les bibliothécaires peuvent compter sur le réseau Mola (Major Orchestra Librarian’s Association). Fondée en 1983, cette association leur permet d’entrer en contact les uns avec les autres pour échanger conseils et partitions. Au total, plus de 300 formations y sont représentées, originaires du monde entier : Belgique, Finlande, États-Unis, Japon, Irak… « Le réseau Mola est très solidaire et très réactif, se réjouit David Stieltjes, bibliothécaire de l’Orchestre national d’Île-de-France ; lorsque j’ai besoin d’une partition rare au Japon, mon confrère de la NHK [l’orchestre de la radio-télévision japonaise] me l’envoie dans les meilleurs délais ». En poste depuis 2001, David Stieltjes présente un profil classique : brevet de technicien des métiers de la musique (Lycée de Sèvres), expérience dans une maison d’édition musicale puis intégration de l’Orchestre national d’Île-de-France (Onif). Il est par ailleurs bassoniste.
Une partition de l’opéra Falstaff (Verdi) annotée par le bibliothécaire de l’Orchestre national d’Ile-de-France.
Une part importante de son travail est consacrée à l’acquisition de partitions sous forme d’achat ou de location. Mais ce n’est pas tout. David Stieltjes participe également à l’élaboration des programmes à venir. Très en amont des représentations, il évalue le nombre de partitions à acquérir et leur coût. Un chiffre qu’il fait remonter ensuite à la « production » de l’Onif. C’est ainsi que la saison 2014-2015 était en cours de finalisation dès le mois de juillet 2013.
collections dématérialisées De son expérience, David Stieltjes garde plusieurs anecdotes : « Je me souviens d’un report de coups d’archet particuOLqUHPHQW GLI¿FLOH &¶pWDLW j PRQ DUULvée et l’Orchestre avait inscrit à son programme la Turangalîla-Symphonie d’Olivier Messiaen… Une œuvre qui est jouée par 16 premiers violons, 16 seconds violons, 14 altos, 12 violoncelles et 10 contrebasses ! Pour les bibliothécaires, la préparation d’une telle œuvre représente
un travail considérable aussi bien du point de vue de l’acquisition des partitions que du report des coups d’archet ». Autre prestation redoutée, les récitals lyriques au cours desquels l’orchestre interprète une dizaine d’airs d’opéra. Autant de partitions à préparer et à multiplier selon le nombre de musiciens. Pour le bibliothécaire, ce type de concert est synonyme de nombreuses manipulations documentaires…
Une partition de l’œuvre Monte-Cristo (Marc-Olivier Dupin) posée sur le pupitre des trombones de l’Orchestre national d’Ile-de-France.
BT/Archimag
un réseau solidaire et réactif
À Alfortville (Val-de-Marne), où se trouve le quartier général de l’orchestre, il gère la bibliothèque, un lieu que les musiciens fréquentent régulièrement au gré de leurs besoins documentaires. « Cette relation de confiance avec les musiciens est très importante, car nous avons besoin les uns des autres. La bibliothèque leur est ouverte et ils peuvent emprunter ce qu’ils veulent sauf les originaux qui doivent rester ici ».
BT/Archimag
régisseur de scène et travaillé au sein de maisons d’édition musicale. À ses yeux, le métier de bibliothécaire requiert de fortes qualités de patience, d’organisation et d’anticipation : « L’ancien chef du Capitole, Michel Plasson, parlait de check-list à vérifier à la manière des pilotes d’avion avant le décollage… C’est une image très juste ». Une leçon qui a été retenue. Hervé Salliot prépare les partitions en deux exemplaires au minimum lorsque l’orchestre est en tournée. Les documents sont ensuite numérisés et archivés dans une base de données. Pour autant, il regrette parfois que le travail des bibliothécaires reste méconnu des auditeurs et même de l’orchestre : « Les musiciens ne se rendent pas toujours compte du travail qu’il a fallu pour déposer une partition sur leur pupitre. Ce que l’on fait pour un musicien, on doit le faire pour 120 musiciens ! »
Aux yeux de David Stieltjes, « ce métier ne supporte pas l’à-peu-près… Il faut également faire preuve de perspicacité et bien connaître le monde de l’édition musicale pour, par exemple, trouver les partitions des œuvres pour orchestre de Frank Zappa ». À l’heure de la numérisation documentaire, les bibliothèques d’orchestre GHYURQW HOOHV ELHQW{W UHPSODFHU OHXUV étagères par des collections dématérialisées ? C’est peu probable. À ce jour, peu de phalanges ont fait le choix de la tablette pour remplacer la partition physique. Une expérience est menée par le Philharmonique de Bruxelles où les musiciens tournent les pages à l’aide d’une pédale connectée à l’écran. Mais l’initiative ne séduit guère les autres formations. Le requiem pour les bibliothécaires d’orchestre n’est pas à l’ordre du jour. Q Bruno Texier
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