Pillage des archives - Entretien Sophie Coeuré

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[perspectives]

Sophie Coeuré : « Les archives des Français furent un butin de guerre nazi puis soviétique »

Archimag. Des millions d’archives ont été volées en France pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis. De quels types d’archives s’agit-il ? Peut-on en estimer les volumes ?

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l s’agit d’archives publiques produites par les ministères (Affaires étrangères, Défense…), mais aussi d’archives privées appartenant à des partis politiques, des associations, des syndicats ou des personnalités. On y trouve des livres, de la correspondance, des photographies… L’original du Traité de Versailles fut saisi en août 1940 et envoyé à Berlin ; on ne le reverra plus. Pour les nazis, il s’agissait de se renseigner sur ceux qu’ils considéraient comme des ennemis : le gouvernement français, les juifs, la franc-maçonnerie, les organisations antifascistes, la SFIO, la CGT… Quant au volume d’archives spoliées, il est dif¿cile à établir avec précision. Nous

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savons qu’environ 1,5 million de dossiers ou cartons sont revenus en France, mais d’autres documents ont été détruits ou perdus. C’est le cas de certaines archives diplomatiques ou des fonds de la maison d’édition catholique La Maison de la Bonne Presse.

Pour quelles raisons les nazis se sontils rués avec une telle voracité sur les archives des Français ? Cette voracité nous interpelle, car elle est inédite. Elle s’explique par le caractère profondément idéologique du régime nazi et par son rapport à l’information et à la connaissance. Les nazis voulaient contrôler le présent, d’où leur intérêt pour les ¿chiers de personnes ; ils voulaient également contrôler le passé, d’où cette énorme collecte d’archives qui a eu lieu en France, mais également dans d’autres pays européens occupés.

Les nazis ont-ils fait de ces archives un usage géopolitique ou bien s’agissait-il pour eux de réécrire l’Histoire ? Le IIIe Reich pensait avoir 1 000 ans devant lui ! Dans un premier temps, les nazis se sont intéressés aux dossiers diplomatiques qu’ils ont utilisés pour publier des livres blancs destinés à montrer la responsabilité de la Grande-Bretagne dans la guerre. La Gestapo a également utilisé ces archives pour mener ses activités. Mais pour l’essentiel, les Allemands n’ont pas ouvert ni exploité ces archives, car, dans le déroulement de la guerre, d’autres priorités sont apparues. Les fonds ont été déplacés à Berlin puis dans des caches situées en Europe de l’Est.

En pleine débâcle, les archivistes français ont-ils pu mettre des fonds à l’abri ? La protection des archives faisait partie de la réÀexion des archivistes, mais, à l’époque, il n’y avait pas de mémoire – de retour

« il fallait saisir et détruire le patrimoine documentaire de l’ennemi » Sophie Coeuré

DR

Sophie Coeuré est historienne et professeure à l’université Paris 7-Denis Diderot. Elle est l’auteure de La mémoire spoliée – Les archives des Français butin de guerre nazi puis soviétique qui a reçu le Prix Henri Hertz en 2007. Une nouvelle édition revue et actualisée a été publiée en 2013 par les éditions Payot.


d’expérience dirait-on aujourd’hui - de ce qui s’était passé lors de la Première Guerre mondiale dans les départements occupés du Nord de la France où les Allemands avaient déjà saisi des archives. En revanche, il y avait un souci de protéger les archives au sens matériel, notamment suite aux bombardements de la guerre d’Espagne. Les trésors des Chartes avaient été évacués à partir de 1938, les archives départementales avaient été cachées dans des caves et les archives diplomatiques avaient été dispersées dans les châteaux de la Loire. Aux Archives nationales, il existait un dépôt d’archives militaires qui avait été mis à l’abri dans les caves.

de guerre allemands en réparation symbolique. Les archives spéciales d’État conservaient l’ensemble des « archives-trophée » (Allemagne, Belgique, Pays-Bas…) saisies par l’Armée rouge, ainsi que les archives des camps dans lesquels étaient regroupés des prisonniers français « malgré nous ». Aujourd’hui encore, les Russes utilisent l’expression « archives-trophée », car, à leurs yeux, il s’agit d’un droit du vainqueur à récupérer tout ce qui se trouvait sur le territoire du vaincu. Même si les Soviétiques savaient qu’ils n’avaient pas le droit de détenir des archives déjà pillées. Avant 1990, quasiment aucun lecteur n’était admis dans ce bâtiment des Archives spéciales d’État.

À la suite de l’effondrement du IIIe Reich, quel fut le sort de ces archives ?

En Union soviétique, quelle était la particularité du service des archives spéciales d’État ? Les Soviétiques ont créé en 1946 un centre dans la banlieue nord de Moscou qui était sous régime militaire. Selon la légende, le bâtiment a été construit par des prisonniers

Les fonds de police, les fonds militaires et les fonds de personnalités et associations : Léon Blum, Marc Bloch, la Ligue des Droits de l’Homme, le Grand Orient de France… Ces différents fonds étaient les mieux identi¿és.

Aujourd’hui, la Russie détient-elle toujours des fonds français ?

Où en sont les négociations entre la France et la Russie ? Il n’y a pas de négociations à proprement parler, mais il existe des contacts dont les archivistes et les historiens espèrent qu’ils se concrétiseront par un nouvel accord. Mais il ne s’agit pas d’un enjeu majeur entre les deux pays. La mémoire spoliée – Les archives des Français butin de guerre nazi puis soviétique, Sophie Coeuré, Payot, 2013 (réédition).

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Il s’agissait de motivations opérationnelles à des ¿ns de renseignement pour mener la guerre. Mais l’on peut faire une analogie entre les deux systèmes totalitaires dans leur rapport aux archives : il fallait saisir et détruire le patrimoine documentaire de l’ennemi. Les Soviétiques avaient des ennemis en Europe de l’Ouest comme les trotskistes ou les Russes blancs et ils s’intéressaient beaucoup à leurs activités.

Quels sont les premiers lots restitués à la France ?

Bien sûr ! Il reste des fonds maçonniques, politiques et culturels très hétérogènes. J’ai pu consulter certains de ces fonds à Moscou comme les documents appartenant à l’historien Marc Bloch. Mais ces documents sont mélangés et certains fonds ne sont pas ouverts, donc impossibles à identi¿er.

À la chute du IIIe Reich, c’est une course aux archives qui s’engage entre Alliés. Américains, Britanniques et Soviétiques se saisissent des archives dans un but stratégique, car la guerre n’était pas terminée. Les Américains et les Britanniques restituent ces archives aux pays européens spoliés. En revanche, les archives qui étaient dispersées en Europe de l’Est sont tombées entre les mains de l’Armée rouge qui avait une conception de droit de la guerre toute différente… Sur ordre de Beria, commissaire au peuple, et de Staline, ces archives ont été expédiées à Moscou.

Les motivations des Soviétiques étaientelles différentes de celles des nazis ?

pendant près de 50 ans… comme quoi il est possible de garder un secret ! À partir de 1990, des discussions sont engagées entre le nouveau gouvernement russe et les différents États concernés par les spoliations. Elles aboutiront à des accords puis à des restitutions à partir de 1993.

À partir de quelle année l’URSS a-t-elle commencé à restituer des archives ? À partir des années 1950, Moscou utilisa ces archives comme une marchandise diplomatique en restituant des fonds à la Pologne, par exemple. Les Soviétiques remirent également un lot à la France en 1966 à l’occasion d’un voyage of¿ciel du Général de Gaulle en URSS : il s’agissait de documents concernant la Résistance et certaines personnalités françaises comme l’écrivain André Maurois. Il faudra attendre l’effondrement du régime soviétique pour que soit révélée l’ampleur des fonds détenus à Moscou, c’est-à-dire très tard. Ces archives sont demeurées au secret

Que cette double spoliation nous dit-elle de la fonction des archives en période de guerre ? Cette double spoliation nous rappelle d’abord que, comme les autres biens culturels, les archives sont fragiles et qu’elles peuvent être pillées de façon crapuleuse comme on a pu le voir récemment en Irak ou en Égypte. Elle montre également que les archives peuvent jouer un rôle stratégique majeur comme en témoigne la disparition des documents de la CIA lors de l’attentat contre le consulat des États-Unis à Benghazi (Lybie) le 11 septembre 2012. Mais peut-être ce cycle de spoliation touche-t-il à sa ¿n avec la dématérialisation des archives… Q Propos recueillis par Bruno Texier

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