la caravane passe - Virginie Laurent

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la caravane passe virginie laurent

ĂŠditions bsides



PORTFOLIO #23 automne / autumn 2010

la caravane passe virginie laurent

ĂŠditions bsides


PORTFOLIO

#22 automne / autumn 2010

virginie laurent Née en 1980, vit et travaille à Montreuil-sous-Bois. Diplômée de l’école des Beaux arts de Rennes (DNSEP avec félicitations du jury). Virginie Laurent travaille sur les communautés vivant en marge sociale et spatiale. Travailler sur les marges d’une société, c’est tenter d’en définir ses contours, ses limites, par ceux qu’elle exclut ou qui s’en excluent.

comité de rédaction : Jean-Luc Cormier, Hervé Dez, Pablo Fernandez. maquette / layout : Virginie Laurent et Hervé Dez contact@bisdes.fr


La caravane passe Photographies de Virginie Laurent Textes et extraits d'entretiens avec les Gens du voyage de Virginie Laurent et Noémie Le Rouvillois

« Pourquoi t'es-tu intéressée aux Gens du voyage ? » est la question qu’on me pose régulièrement. Au début, je voulais travailler avec les Roms, récemment venus de l’Est. Je pensais, comme beaucoup d’autres, que les Roms et les Gens du voyage étaient les mêmes personnes. Mais je ne voulais pas les aborder comme ça en pleine rue alors qu’ils mendiaient, avoir tout de suite un rapport à l’argent. Je ne suis pas du tout à l’aise avec l’argent, il m’encombre. Alors, un jour, n’arrivant pas à les rencontrer par le biais d’associations, je suis allée me perdre à vélo. À l’instinct, j’ai

tourné à gauche, à droite, je suis allée jusqu’au bout des routes, des chemins et j’ai rencontré Brigitte, Jimmy, Steven, Muka, Shadey, Taral, Papou et les autres. On m'avait indiqué les habitats adaptés et les aires d'accueil sur des cartes. À chaque fois, même si ce n’est pas toujours prémédité, je travaille sur mon histoire personnelle : les religieuses, c’était une rencontre qui m’avait marquée enfant ; les clandestins, c’était dans ma ville ; pour les Gens du voyage, c’est familial. Chaque famille a une histoire qui relève du mythe parfois, un personnage. Mon grand-père maternel est mon per-

sonnage. Il aurait été enlevé plusieurs jours par des Gitans alors qu’il était enfant, et mon arrière-grand-mère, femme de caractère, serait allée le rechercher. Je me souviens de ma mère nous racontant cette histoire, nous étions alors très jeunes, mes soeurs et moi. On se demandait si notre grand-père n’aurait pas été « reconnu » par les Gitans comme un des leurs. Nous ne comprenions pas comment un homme très brun et très mat pouvait être fils et frère de personnes blondes et à la peau très blanche. Y avait-il une histoire illégitime derrière tout ça. Et si nous avions du sang gitan ?

Je me souviens aussi d’une autre histoire que ma mère m’a racontée. Mon père était au supermarché avec ma sœur cadette et moi-même, bébé. Mon père et ma sœur avaient tous deux la peau et les cheveux clairs, j'étais brune à la peau mate. Des Gitans auraient dit à mon père qu’il leur avait volé le bébé – en l’occurence, moi – que je faisais partie des leurs. J’ai raconté ces histoires aux Gens du voyage que j’ai pu rencontrer, mais aucun d'eux n’a semblé avoir la moindre révélation quant à mon appartenance à leur communauté…


2 « Au début du projet, on m’a dit : « Bon si tu veux rencontrer les Gens du voyage, n’y va pas directement, n’y va pas toute seule. » – Celui qui t’a dit ça pourquoi tu lui réponds pas maintenant ! Et puis, dis-lui franchement : « Tu t’es trompé et puis tu t’es trompé carrément ! » On est catalogué ! – La première fois, je suis venue ici toute seule… – C’était toi là-haut ? – Oui. – On a couru. On a eu peur pour nos enfants ! T’as eu peur ? – Oui. Et tout le monde était en bas… – J’ai vraiment eu peur, moi. – À un moment, j’étais avec les enfants, je me suis retournée et j’ai vu tout le monde dans le village, en bas, je me suis demandée ce qu'il se passait. – Mais on protège les enfants. Tu vois, c’est un clan. – Oui, mais quand j’ai vu toute la famille sortie, c’était impressionnant. Et ce qui m’a marquée, c’est quand la maman a dit à son enfant : « Je t’ai déjà dit de ne pas t’approcher des gadjé ! » Et je me suis dit bon, je suis une Gadji, ce sont des Gitans, j’ai peur d’eux, enfin, j’ai peur, entre guillemets, on m’a tellement prévenue de ne pas aller vous voir toute seule… – Ç’aurait été mieux que tu viennes et que tu nous expliques. – C’est exactement ce que je voulais faire… – Nous, on s’est dit, c’est une Gadji qui prend des photos, elle va les mettre sur internet, elle va les mettre sur internet ! Vite, on court ! Et le p’ti Blanc : « Mais non, elle est gentille la Gadji, elle est trop gentille Maman ! »

« Je t’ai déjà dit de ne pas parler aux gadjé ! » « Le paysage ? Mais y’a rien à photographier ici, y’a une usine derrière ! » « Et c’est pas la peine de revenir ici ! »

« C’est trop long l’école pour eux. C’est des p’tits qui vivent dehors, qu’il neige ou qu’il pleuve, ils sont toujours dehors. Moi, mes p’tits, ils ont été jusqu’à dix ans à l’école normale. Après, le collège, on les met pas.

– Pourquoi ? – Nous, on n'aime pas. On a peur qu’ils soient entrainés là-dedans. – Qu’ils soient entrainés ? – Bah… la drogue, la cigarette, les bagarres.

Et puis même, tout ce qu’on voit dans les collèges et tout ce qu’on entend, l’autre qui l’a prise, on passe à quinze dessus, l’autre qui s’est fait tuer, et toutes ces histoires qu'on montre aux informations. Imaginez, moi, je vis plus si ma p’tite elle est dedans. »


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Je suis un élément étranger, je sens parfois qu’on peut m’oublier, puis quelqu’un lance un regard dans ma direction et aussitôt, la colère de l’un se tait, les allusions équivoques de l’autre se tarissent. On chuchotte.

On m’avait indiqué un terrain adapté, à côté de Valenciennes. Le terrain adapté regroupe plusieurs familles sur un terrain où il y a une maison par famille. Le terrain comprend une cuisine et une salle de bains, devant laquelle chaque famille installe sa caravane qui sert de chambre. Ce terrain a été mis en place par la Communauté d’Agglomération de Valenciennes Métropole. Sept familles vivent là depuis 3 ou 4 ans. Alors, après m’être perdue une bonne heure, j’arrive au bout de la rue avec mon

vélo. Je veux faire des photos des lieux à nouveau, de l’espace autour. Il y a une usine derrière le village et un chantier devant. Je monte sur la butte en terre du chantier qui surplombe le village. J’ai mon appareil en bandouillère. Je commence par photographier les murs qui entourent le village. Un camion arrive en bas. Mon vélo gêne. Un jeune garçon descend du camion, me demande s’il peut le déplacer et le met un peu plus loin. Merci. Il monte sur la butte avec un de ses copains. Ils sont

torses nus. Ils s’approchent, curieux, mais restent toujours à au moins deux mètres de moi. Ils rient. J’entends des cris venant d’en bas, j’émerge de mon viseur. Les enfants ne rigolent plus. En bas : une vingtaine d’adultes nous regardent. Aïe. Ils crient aux enfants de redescendre tout de suite. Je descends à mon tour, j’essaie d’y aller lentement. La peur est palpable de part et d’autre.


4 « Vous savez, pour bien expliquer les Gens du voyage, il faut vivre avec. Parce que souvent, ce sont des clichés. Y’a le Pti Raclo qu’est venu chez moi l’autre fois. Alors il vient, il dit : « Tu sors ta guitare ? » et moi, je lui dis : « Ben non, je sais pas jouer. » Il dit : « Le gros cliché ! Moi, je croyais que tous les Gitans jouaient de la guitare. – Ah oui, on allume un feu au milieu et on danse autour… »

« Qu’est-ce que c’est « être Gitan » ? – C’est vivre en caravane, c’est naître dans une famille de voyageurs, de père en mère. Y’a des Manouches, des Sintis. Voilà, ça c’est des Gitans. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Y’a les voyageurs normaux… – C’est quoi les voyageurs normaux ? – Ben… C’est ceux qui se sédentarisent. Ceux qui ne cherchent plus à voyager. Ils s’impliquent dans la vie normale. Mais nous, quand on s’est installé là, on leur a bien dit : « Vous faites ça, mais on vous prévient, il y aura toujours les caravanes et on voyagera toujours l’été. On vous prévient, on ne veut pas de chambre. Et puis, il nous faut beaucoup de carreaux, on ne peut pas rester enfermés. »


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« Comme je vous l’ai dit, en maison, je peux pas, j’étouffe. En caravane, je revis. Je suis dehors, je suis bien. »

« Moi, ils m’ont carrément appelé parce que bien entendu c’était le terrain qui appartenait à la tante de l’adjoint au maire qui s’occupait de l’urbanisme. Alors il m’a appelé, pour prendre rendez-vous, il m’a dit : « Monsieur, qu’est-ce que tu veux faire du terrain ? » Je lui ai dit : « Je veux acheter un terrain tout simplement. » Il me demande : « Oui, mais c’est pour mettre ta caravane ? » Je lui ai dit « Oui, mais plus tard, quand j’aurais de l’argent, je bâtirai une maison », il me répond : « Ah oui, mais vos caravanes, c’est pas beau, ça déguise les rues. » Voilà comment il m’a dit. Il m’a dit « Alors, je te donne le droit de l’acheter mais ce n’est plus 2000 euros, c’est 12 000 euros. » Oui, c’était son héritage, c’était le seul héritier. Il dit : « C’est 12 000 euros, je te fais signer un papier comme quoi il y a pas de caravane qui va sur le terrain, sauf sous un hangar, alors il faut que tu construises un hangar et t’es obligé de construire une maison avant les trois ans. » Je lui dis : « Vous me donnez l’argent pour la maison et aussi pour le hangar, parce que j’aurais pas acheté le terrain à 12 000 euros. » Alors il a refusé. Et son fils s’est fait renvoyer du boucher parce qu’il piquait dans la caisse. Alors, tu vois, comme quoi ! Voilà. Et je n’ai pas acheté le terrain. »


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« C’est vrai, y’a cinquante mille campings, y’en a un de sale, les gadjé, les sédentaires, ils voient celui qui est sale. 99 % des reportages, quand ils font des reportages dans les missions évangélistes, dans les conventions, ils vont toujours voir les gadouilleurs ! Une fois, il y a trois ou quatre ans, ils ont fait un reportage sur la convention. Ben, je sais pas où ils sont allés les pêcher ! Ils ont filmé une vieille femme, alors carrément, elle était encore à faire les lignes de la main. Un peu plus loin, y’avait des campings comme nous, normaux. Camions, campings, auvents, tout propres, ils ont vite fait ça (il mime le mouvement de caméra, balaie très rapidement). Après, ils sont bien restés sur les vieilles gamelles de chien, les vieux machins par terre. C’est vrai, là, ils ont insisté ! Par contre, sur les gens propres, ils ont fait ça (il mime à nouveau). Tu vois la caméra fait ça, elle reste bloquée sur les vieux campings cassés ! Ils sont toujours en train de faire voir ça. Sérieux, hein ! »

Ce qui m’a le plus frappée en photographiant les Gens du voyage, ce sont leurs poses devant l'objectif. Le corps est assumé, théâtralisé, fier. Les plus grands enseignent la pose aux plus jeunes. Les postures des femmes pourraient être vulgaires s’il n’y avait ce regard franc et direct vers l’appareil. D’ailleurs, ils ne me regardent pas moi, ils regardent l’objectif comme s’ils y voyaient déjà les spectateurs.

Hier soir, en rentrant de la mission évangéliste avec Brigitte et ses filles, j’ai parlé avec Jimmy, son mari. Ils partiront demain. Ce matin, la police est venue à moto pour leur demander de partir dans les vingt-quatre heures. Il était six heures. « C’est pas facile la vie de Gitan » me dit-il.


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« Je pense que si on m’avait demandé de naître Gitan ou comme vous, j’aurais préféré naître comme vous. Parce qu’on dit toujours que la vie d’une Racli c’est mieux. Elle est toujours sur place, elle a ses amies, elle a son travail, elle passe son permis, elle va à l’école… Elle est bien. »


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10 « Mon grand-père avait le numéro pour entrer dans le camp. Parce qu’avant, ils mettaient un numéro pour les vieux, pour rentrer dans les camps. Lui, il a réussi à se sauver, il n’est pas rentré. Tu vois, les monuments aux morts, y’en a plein pour ceux brûlés à Auschwitz et dans les camps de concentration, des Polonais, des Juifs… Combien de Manouches ont été brûlés ? Combien de Tsiganes ? Des milliers et des milliers de Tsiganes ont été brûlés. Où as-tu vu un monument aux morts avec marqué : Ici, ils ont brûlé des Tsiganes ? » Si vous faites référence à hier, aujourd’hui ou demain, ça va, mais dès lors que vous parlez de mardi prochain, etc. là, vous sentez qu’ils décrochent. L’espace aussi est pratiqué de proche en proche, dans son étendue. Peu de cartes, mais une mémoire visuelle très forte. C’est drôle quand ils vous expliquent un chemin, la majorité ne sait pas lire, alors ils ne vous indiqueront jamais la direction à prendre, mais les multiples maisons, rond-points, magasins que vous allez croiser. C’est une appréhension du territoire totalement différente de la nôtre, et cette différence tend à s’amplifier car, désormais avec le GPS, nous pouvons presque aller à l’aveugle d’un point A à un point B et surtout ne jamais se perdre en route. Je me dis que, finalement, ce n’est pas le point d’arrivée qui compte tant que le chemin parcouru.

« C’est parce qu’il n’y a plus de place pour les Gens du voyage, c’est tout. Y’a plus de place. De toute façon, où que vous alliez, soit il y a des tranchées, soit ils mettent des barrières ou des plots. Des plots ou des gros rochers… Moi, je m’en fiche, je ne voyage plus. Mais tous mes frères, ils voyagent toujours un petit peu. Ils sont obligés de voyager avec les missions évangélistes. C’est par les missions évangelistes qu’on voyage maintenant, mais sinon des groupes de dix ou quinze, avant y’en avait partout, tandis que là… »


11 « Il y avait la police. Le lendemain, il y avait le préfet, le sous-préfet, cinquante mille policiers. – Pourquoi ils étaient là ? – Pour nous dire qu’on avait pas le droit, pour nous demander de partir. Ah, c’est bien parce qu’ils vous disent : « Allez dans la commune au-dessus ! » Alors, tu vas dans l'autre commune, ils te disent : « Non, non, repartez d’où vous venez ! » Ça, c’est trop bien ! »

Ce n’est pas le fait de partir qui est important, c’est la possibilité de le faire. D’où la nécessité de ne rien planifier, de ne pas s’installer à un endroit précis. Si un de leurs proches est malade, même à l’autre bout du pays, ils prennent immédiatement la caravane et oublient tous leurs rendez-vous pour être près de lui au plus vite. Et si la maladie dure, ils restent là. Cela peut durer des mois et provoquer le déplacement de plusieurs dizaines de caravanes, ce qui gêne beaucoup les gestionnaires des aires d’accueil. Mais il s’agit d’être ensemble.

La photographie est ce qui me donne l'élan pour aller vers des personnes et la force pour repartir ensuite, dans le cadre de ma pratique artistique et non celui de l'amitié. Il faut constamment revoir la mesure entre une proximité familière et un éloignement professionnel. Et c'est cette distance qui fait toute la difficulté du travail. Alors, il faut inspirer, comme lors d'un plongeon, avaler l'air pour garder en soi la puissance de l’échange.

« Ah non ! Ce ne sont pas des vacances ! C’est une mission ! On est chrétiens évangélistes, on est croyant. »


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Certaines associations pensent que l’apprentissage du jazz manouche est nécessaire à la conservation de la culture tsigane. Elles font donc venir des groupes pour donner des cours. Ce ne sont pas toujours des Gitans, puisque ce style de musique est pratiqué par de nombreux sédentaires. Cela part d’un sentiment très louable. Mais si je transpose : si on m’enseignait les danses traditionnelles normandes sous prétexte que j'y suis née ? Personnellement, ça m’intéresse beaucoup moins que la danse tsigane.

« Comment voyez-vous l’avenir pour vos enfants ? – S’ils se débrouillent pas pour être médecin, ça va être grave ! C’est pour ça qu’ils vont toujours à l’école. Un des fils : Moi, je veux faire maçon  pour construire des maisons ! – Vous ne voulez pas construire des caravanes ? »

« Mon oncle avait acheté un terrain, maintenant il est mort, il avait 84 ans. Ça fait plus de dix ans qu’il est décédé. J’ai même brûlé les papiers, c’est moi qui avait les papiers du terrain, j’ai tout brûlé. – Pourquoi ? – Parce que chez nous, quand y’a un mort, on brûle tout, c’est comme ça. Et c’est la mairie qui l’a repris le terrain, et ils ont fait un terrain de pétanque. Ils n’ont jamais voulu que le vieux mette sa caravane dessus. Le vieux, il avait acheté ça pour être tranquille. »


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« Dans une caravane c’est pas pareil. La caravane, pour nous, c’est la liberté. S’ils nous enlèvent la caravane, on est foutu. Si aujourd’hui tu te plais plus ici, tu t’en vas. Tu vas où tu veux. Tu vas dans le midi, tu vas où tu veux. Tandis que la maison, si t’as ça et qu’t’as plus rien à côté, tu fais quoi ? Bah, tu dépressionnes. »


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Une population multiple et complexe Les « Voyageurs »1 constituent la minorité la plus importante d’Europe. Certains viendraient d’Inde2, où persécutés ils auraient fui, pour arriver en Europe durant le XVe siècle. Les « Voyageurs » ne constituent pas un groupe homogène et il est difficile de nommer l’ensemble de la communauté sous un terme unique. Il n’existe aucun nom sur lequel les chercheurs, les administrations, les institutions, les « Voyageurs » eux-mêmes, s’accordent tous en France. « Voyageurs », c’est ainsi qu’ils se nomment entre eux. Ce terme les désigne de façon globale, mais il intègre également ceux qui ne sont pas d’origine Tsigane (c'est-à-dire n’ayant pas d’origine indienne lointaine3). « Tsigane » est le terme le plus employé par les chercheurs, ils le considèrent comme étant le moins stigmatisant. « Rroms » est un autre terme qui tend à être imposé par les institutions européennes mais il est phonétiquement identique à « Roms », entendu comme un sous-groupe particulier de « Gens du voyage ». Enfin l’expression « Gens du Voyage », est un terme français, récent. Il est principalement utilisé par les administrations et a pour principal défaut de considérer le groupe communautaire en oubliant l’individu lui même. Il a l’avantage de faire référence au voyage, qui est ou a été le mode de vie commun à l’ensemble de cette population. Bien que la majorité des « Voyageurs » résident au même endroit depuis plusieurs années4, ils expriment toujours cette volonté de reprendre un jour la route, quand ils en auront envie. Les « Voyageurs » vont ensuite se distinguer par leur appartenance à un sous-groupe. On distingue principalement les Gitans venus du Sud de la France et d’Espagne, les Manouches, installés principalement en France, les Sinti établis en Italie et enfin les Voyageurs et les Yéniches (passés par l’Allemagne), n’ayant pas d’origine indienne lointaine. Conserver leur mode de vie est un objectif commun, qui les réunit comme le regard stigmatisant que porte sur eux la « société englobante » (c'est-à-dire la société faite par la majorité, pour cette majorité), et également l’absence d’un territoire propre. Ces trois points sont des éléments constitutifs d’un état d’esprit commun. La volonté de liberté et d’autonomie en font également partie. Les « Voyageurs » ont toujours été, à différents degrés, insérés dans la société. Cette insertion évolue, de même qu’évoluent leurs relations au territoire. 1. Les « Voyageurs » entre guillemets représentent l’ensemble de la communauté, tandis que les Voyageurs sans guillemets représentent un sous-groupe de l’ensemble de cette même communauté. 2. Il est à préciser que cette origine commune indienne, n’était toujours pas complètement prouvée. 3. Cette origine est difficile à cerner du fait de l’oralité de leur culture et du fait que cette origine commune ne soit pas complètement prouvée 4. Certains « Voyageurs » sont sédentarisés de façon contrainte, par manque de moyens financiers

Les Voyageurs,

une mobilité sur mesure ? Depuis le XVIe siècle, la présence des Tsiganes en France est rejetée. Les premières réactions face à leur présence entraînent une politique d’exclusion qui condamne ces populations à l’errance. Cette population stigmatisée, mise à part, a encore aujourd'hui un rapport à l'espace différent de celui de la population majoritaire. par Noémie Le Rouvillois Extrait de Gens du Voyage : visibles culturellement et invisibles socialement. En quoi la volonté de maintenir leur culture aura un impact sur leurs besoins ? Quel rôle pour la Caisse d’Allocations Familiales du Calvados ? Étude réalisée d’avril à juillet 2009 dans le cadre du Master 2 en géographie sociale : « Sociétés en Mutations et Territoires », à l’université de Caen Basse-Normandie. Cette étude a été réalisée sur les territoires de l’agglomération Caen la mer (stage réalisé à la CAF du Calvados) et de la Communauté d'agglomération de Valenciennes Métropole.

Un rapport à l’espace contraint par la loi Du passage de l’errance à l’itinérance : la mise en place du carnet anthropométrique En France, les documents les plus anciens attestent la présence des Tsiganes dès 14191. A la fin du XIXe siècle, les flux de « Voyageurs » s’amplifient. Les autorités essaient alors de les contrôler. Le Ministre de l’Intérieur de l’époque ordonne aux forces de l’ordre de photographier et d’identifier « chaque fois qu’ils en auront légalement la possibilité, les vagabonds, nomades et romanichels »2 . Ils devront pour ce faire utiliser la méthode anthropométrique et des notices d’identification. Le statut de nomade est ainsi officialisé. C’est à

partir de ce moment que l’opposition nomade/sédentaire prend tout son sens et son ampleur. À la fin du XIXe siècle, on commence à parler d’itinérance. Elle correspond ici à une contrainte administrative imposée par les autorités sur les nomades. Les différents titres de circulation viennent remplacer à partir de 19693 le carnet anthropométrique. Il doit être régulièrement visé par les autorités. Les personnes contrôlées sans documents ou qui n’ont pas pu les faire valider peuvent subir des sanctions pénales.

La mise en place des aires d’accueil désignées La loi Besson de 1990 stipule que les villes de plus de cinq mille habitants

doivent construire des aires d’accueil pour les « Voyageurs ». Un schéma départemental coprésidé par le préfet de région et le président du Conseil Général, a pour mission de définir les villes ayant obligation de réaliser des aires d’accueil et suivre l’avancement des villes concernées par ce domaine. Cette loi réglemente presque définitivement leurs déplacements et désigne désormais de façon officielle l’endroit où ils doivent s’installer. Avec l’instauration de cette loi, si le maire d’une commune constate que le stationnement des « Voyageurs » est dangereux pour la santé publique, il peut les expulser. Il faut cependant que la mairie ait répondu conformément au schéma départemental pour user de ce nouveau droit.


15 La caravane4 constitue en France l’habitat le plus représentatif de cette population. Elle est mobile et facilement déplaçable, c’est une maison ambulante. Elle était d’autant plus facilement déplaçable avant la loi Besson de 1990, période où le stationnement n’était pas encore réglementé et où ils pouvaient stationner où ils le désiraient, du moment que leur présence était tolérée. Selon un rapport du Centre Européen pour les Droits de l’Homme, datant de 2005, sur les 35 000 aires d’accueil jugées nécessaires à l’accueil des « Voyageurs » sur l’ensemble du territoire national, seules 6000 ont été réalisées. Cet état de fait renvoie cette part de la population à l’itinérance, voire à l’errance. Le 5 mai 2000 : les objectifs de la loi Besson sont repris ; il s’agit d’inciter à la construction de ces aires d’accueil en accordant plus de temps et des moyens financiers : l’Etat proroge la loi de deux ans. Si en 2002 les aires n'étaient pas réalisées, elles doivent aujourd'hui être construites sur les seuls budgets de la ville ou de la collectivité locale5. Par ailleurs, les communes de moins de 5000 habitants ont l'obligation d’accueillir les « Voyageurs » pendant une période minimum de 48 heures.

familles qui viennent s’y installer pour un maximum de trois mois. Ayant à l’esprit un départ du jour au lendemain, les familles ne s’installent pas de façon durable. Mais le fait est que bien souvent, elles restent beaucoup plus de trois mois, parfois même des années.

diminue la volonté de mobilité et accompagne le processus de sédentarisation. Les « Voyageurs » accèdent à un confort qu’ils n’ont pas en caravane. Cela induit également une nouvelle manière de vivre, qui se rapproche de celle des « sédentaires ».

L’aire d’accueil : une appropriation particulière du territoire Le stationnement réglementé prend plusieurs formes ; la plus répandue actuellement est l'aire d'accueil. Les « Voyageurs » y stationnent tous ensemble, chacun dans leurs caravanes. Pour les aires les plus récentes, l'espace est délimité par famille restreinte (il s'agit souvent de trois caravanes quand il y a des enfants) et chacune d'entre elle dispose d'un abri extérieur en dur pour la cuisine et la buanderie. Dans les aires d’accueil, se crée un paradoxe entre les agencements, les appropriations et la temporalité indéfinie de leur présence sur ces aires. En effet, celles-ci sont conçues pour des

Le rôle des institutions Si la scolarisation des enfants entraîne une fixité six mois de l’année, elle habitue également les « Voyageurs » à la sédentarité et au confort que celle-ci peut apporter. À la fin de la scolarité des enfants, certains affirment ne pas souhaiter reprendre le voyage.

La mobilité en devenir Les « Voyageurs » ont essayé de s’insérer dans la société tout en conservant certains aspects de leurs modes de vie. Il semblerait que les « Voyageurs » sont dans un processus de sédentarisation. En les laissant construire leur image, en exposant leur corps dans une posture souvent fière et charismatique, Virginie Laurent montre aussi la fierté des « Voyageurs » d’appartenir à cette communauté et cette volonté de tout faire pour conserver leur état d’esprit, sans refuser une insertion douce. La situation se révèle contradictoire dans une société de plus en plus mobile. Dans ce contexte, la culture des « Voyageurs » est-elle amenée à disparaître ? À quoi sert la mobilité aujourd'hui ?

L'évolution de l'habitat Même s'ils se sédentarisent de plus en plus, la caravane reste encore l'habitat le plus utilisé par les « Gens du voyage ». Toutefois, les terrains sur lesquels elles peuvent stationner sont moins nombreux qu'auparavant.

une famille particulière. Le territoire des « Voyageurs » s’individualise de façon concrète. Le clan, forme structurante de la vie quotidienne et relationnelle des « Voyageurs » tend à se déliter.

Poser cette éventualité de départ comme imminent les aide peut-être à conserver l’état d’esprit du voyage, constitutif de leur identité. Il règne alors sur certaines aires d’accueil une ambiance contradictoire de non appropriation ou d’appropriation furtive du territoire.

L'habitat adapté L’habitat adapté (type d’habitat le plus récent) est différent de l’aire d’accueil ; il s’agit de l’équivalent d’une petite cité HLM pour « Voyageurs » avec des maisons de plain-pied6. Elles sont constituées d’une salle de séjour, pièce principale relativement grande, d’une salle de bain, de toilettes et d’une buanderie. L’habitat adapté pourtant réalisé en concertation avec les « Voyageurs »

Le processus d’individuation Le changement de comportement se note également dans la notion de propriété. Plus l’espace est organisé et réglementé par les autorités publiques, plus le mode de vie communautaire disparaît. On note une grande différence entre les stationnements réglementés et les terrains d'accueil et les habitats adaptés, d'une part et les terrains « sauvages », d'autre part. Alors que l'espace extérieur est librement investi par les différents occupants du « terrain sauvage », il est attribué à telle ou telle famille dans les aires d'accueil et habitats adaptés. La conception de ces lieux définit l'appartenance de l'espace extérieur à

1. Robert CH. Eternels étrangers de l’intérieur, éd Desclée de Brouwer, 2007 p. 118. 2. Tsiganes en France : de l'assignation au droit d'habiter, Jean-Baptiste Humeau, Ed. L'Harmattan, 1995 3. Loi du 3 janvier 1969 relative aux activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe. 4. La caravane est venue remplacer la roulotte, tirée par des chevaux. Il y a encore quelques « Voyageurs » vivant en roulotte. 5. Car dans la réalisation financière des aires, l’Etat intervient premièrement à hauteur de 35 % du budget, à partir de l’an 2000 il le fait à hauteur de 70 % (le Conseil Général subventionne les 30 % restants). 6. Habitat adapté visité dans la ville d’Anzin, sur le territoire de la Communauté d'agglomération de Valenciennes Métropole.


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Au bout d’un certain temps, vous partez si souvent qu’il n’y a plus personne ni pour vous dire au revoir sur le quai, ni pour fêter votre retour. Les autres ont pris ce que vous avez bien voulu leur accorder comme temps entre. Il y a un moment où vous ne savez plus très bien pourquoi vous rentrez, si vous rentrez même, ou si vous retournez. Qui m’attend et où ? Est-ce que quelqu’un m’attend ? Est-ce que j’attends quelqu’un ?

Lexique

Crédits

Gadjé, sédentaires : non «Voyageurs» Gadji, racli : femme, jeune fille, non tsigane Gadjo, raclo : homme, jeune homme, non tsigane Camping : caravane Camion-camping : camping-car

Cette édition ainsi que l'exposition qu'elle accompagne a été réalisée auprès des Gens du voyage à Anzin, Denain, Lourches et Valenciennes, lors d’une résidence d'artiste d’avril à juin 2009, à L’H du Siège, Centre d’art, à Valenciennes, dans le cadre de « Territoires émergents », projet international pour le soutien à la jeune création intitié par le Centre Régional de la Photographie Nord Pas-de-Calais.

Remerciements Conception éditoriale et graphique : Virginie Laurent Photographies et textes : Virginie Laurent Extraits d'entretiens réalisés et retranscrits par Virginie Laurent et Noémie Le Rouvillois Photogravure : Thomas Nicq, CRP Impression : Compagnons du Sagittaire, Rennes, octobre 2009 ISBN : 978-2-904538-87-2

Virginie Laurent remercie les personnes photographiées pour leur participation active aux prises de vues et leur autorisation orale pour la finalisation en termes de publication et d'exposition de leurs portraits. Elle remercie également le CRP – particulièrement Pia Viewing et Thomas Nicq – et l'équipe de Galerie / Ateliers L’H du Siège, Centre d'art, Valenciennes. Remerciements chaleureux à Noémie Le Rouvillois, Nathalie Caroff et Anne Desrivières.


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