Le Perron de Dominique Fabre

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Le Perron

Illustrations de Christine Voigt


© Cadex Éditions, 2006 ISBN 2-913388-58-2

Ouvrage publié avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon


Dominique Fabre Le Perron

Préface d’Éric Faye

Collection Texte au carré

Cadex Éditions



Écrire, selon Deleuze, c’est inventer une langue étrangère dans sa langue maternelle. Quant à RobbeGrillet, il définit l’écrivain, le véritable, comme celui qui n’a rien à dire mais qui a une manière de le dire. Les livres de Dominique Fabre ont à voir, de près ou de loin, avec ces deux tentatives de définition de la littérature. Non pas que leur auteur n’ait rien à dire, mais il s’af franchit de tout message, de toute leçon à donner. De livre en livre, il poursuit le même livre, se livre à une enquête intérieure dans sa « langue étrangère », faite de subtils décalages, d’un charme qui procède, comme chez Modiano, de moyens puisés dans trois fois rien, en appa rence. Langue qui emprunte parfois à l’oralité, mais une oralité tout le contraire du tapageur, qu’on n’avait guère lue avec une telle singularité depuis Pinget. « Oralité » difficile à cerner, du reste, qui passe parfois par la reprise de locutions entendues ou par la création d’expressions à

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soi, par le détournement de « maladresses » de langues qu’il transforme en figures de style. Il tord la langue comme Brel chantant les vieux ou « ces gens-là », mais sans l’ironie, avec seulement la tendresse pour une huma nité qui vit de peu, ou n’a jamais vraiment su comment faire pour vivre et voit le temps passer sans que rien ne se passe. La géographie intérieure de Dominique Fabre s’étend d’Asnières à Annecy, de Ménilmontant à la gare Saint-Lazare, cette porte dorée qui s’ouvrait sur Paris, les jours fastes. Avant qu’on ne parle des banlieues, il a été de la banlieue, pas des beaux quartiers mais des fau bourgs modestes, populaires, avec cette nuance de noblesse, de respectabilité qu’avait cette épithète, popu laire, dans les années où tout commença pour l’écrivain. C’est une France des années 1960 et 1970 que le plus souvent ses livres explorent, de Ma vie d’Edgar à Fantômes ou Celui qui n’est pas là. Ne comptez pas sur Dominique Fabre pour le passé simple des récits épiques,

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c’est le présent qui éclaire tristement, drôlement ses récits, le présent éternel de l’enfance, parfois décliné au passé composé. L’enfance est le temps parallèle de cet écrivain, celui qu’il sonde en quête d’explications, de réponses, celui où il aspire enfin à panser certaines bles sures et recueille, comme la rosée du petit matin de la vie, une poésie qui restera omniprésente, ensuite, tout au long de son œuvre. Nous y voici, dans cette enfance, dans la nouvelle présente, Le Perron. Près de dix ans après Ma vie d’Edgar, nous revoilà dans l’univers de la deuxième par tie de ce livre, mais cette fois, Dominique Fabre joue sur une octave plus grave et, une fois n’est pas coutume, donne dans la métaphore. C’est tout un symbole, mais l’un de ses tout premiers souvenirs est associé à une dif ficulté, un endroit où il a du mal à monter, du mal à être, où il a froid, où il est parfois obligé d’user son fond de culotte pendant des heures : un perron, lieu ingrat où l’on n’est ni franchement dehors ni à l’intérieur au chaud, un

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seuil qu’on aimerait franchir, et l’enfant de trois ans qui en tente l’ascension pourrait babiller avec ses mots à lui le titre du premier roman de l’adulte Fabre, Moi aussi un jour, j’irai loin, errance d’un chômeur, d’un divorcé qui n’arrive plus, malgré ses 43 ans, à gravir son perron et a froid lui aussi. Le perron, pour l’enfant qui appartient au petit peuple des gauchers, des gens gauches, n’est pas seu lement le lieu des revers de fortune, c’est là qu’il cro ise ses compagnons d’infortune, les alcooliques bancals, qui montent mal eux aussi, et puis des camarades de jeu, et son tuteur. C’est là qu’il apprend le début de la vie et ce qu’il en voudrait, de cette vie : « J’aimais bien qu’on me donne un petit boulot. C’est comme une pre u v e d’amour et on a toujours besoin de preuves d’amour ». À quand la vie, quand donc va-t-elle enfin com mencer, cette chienne de vie, écrit Fabre l’inconsolable sur son perron ou sur la ligne 8, et puis partout où il rédige son œuvre, poursuit son enquête intérieure. Cette nouvelle, écrite à l’automne 2005, condense d’une façon vertigi -

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neuse tous ses livres, comme si l’ensemble des phrases qu’il avait écrites depuis 1995 avaient, comprimées, acquis la dureté et la densité du diamant, par un fulgurant retour aux sources, au Rosebud qui détermine et oriente toute vie. Et c’est avec la même drôlerie tendre que pour La Serveuse était nouvelle que Dominique Fabre met en scène ici l’un des « perdants magnifiques » que sont tous ses personnages, sauf qu’ici c’est lui, son moi réverbéré dans le miroir magique de la littérature, et c’est alors que tout prend une dimension plus forte, parce que le père, « celui qui n’est pas là », est déjà absent, et qu’à la mère lointaine, du haut du perron il lance un « Maman, pour quoi m’as-tu abandonné ? », et c’est alors qu’on est seul, désespéré. Ou plutôt, grâce à la prose singulière et poé tique de Dominique Fabre, on devient, pour reprendre les mots de Jacques Brel, « désespéré, mais avec élégance », et c’est pourquoi on écrit. Éric Faye

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Dès que je suis arrivé ici à la montagne, j’ai eu un grave problème avec les marches du perron. Je n’arrivais pas à grimper paraît-il. J’avais trois ans et c’est là que je suis né, pour ce qui est des souvenirs. J’étais devant le perron. Reste que des années plus tard, des dizaines d’années plus tard, je me poserai toujours cette question : c o mment ça se fait que je ne me sois pas cassé la tête une bonne fois pour toutes sur les marches du perron ? De chaque côté il y avait aussi les bordures en béton, avec dessus, plusieurs mois chaque année, les bacs à géraniums. Quand il a plu, souvent, les jours d’après, il y a plein d’eau, de la terre toute mouillée, et puis les pétales

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des géraniums dégagent une bonne odeur de merde, ou une odeur de quelque chose comme de la merde, qui a différentes odeurs. Dès mon arrivée ici je fais déjà partie des mômes qui vont se cacher dans le champ d’en bas, là-bas derrière, du côté des ronciers. Certains se mettent des doigts puis ils reniflent. Mais je me souviens d’abord du perron, quand je pense à tout ça. J’ai vu très tôt dans mon enfance comment ils coulaient le béton, avec des trucs en fer dedans, qui rouillent. Une autre fois, ou bien, je ne sais pas si c’était la même fois à un autre moment, j’ai vu un papillon qui était venu boire dans le béton juste coulé entre les madriers et il était retenu prisonnier par son aile. Dans mon esprit il s’agissait d’une sorte de roi des papillons, en tout cas d’un papillon bien plus grand que la moyenne, et il allait sans doute perdre toute sa famille dans le béton coulé entre les madriers. De même que je ne me suis pas fracassé la tête sur le perron, je n’ai jamais laissé d’em-

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preinte dans le béton que faisaient couler mon tuteur et les cantonniers, à la montagne où j’étais. Je voudrais raconter la campagne où j’étais, la montagne où j’étais, et ensuite, je pourrais bien raconter les tramways de San Francisco ou la grande muraille de Chine, ce ne serait que du supplément, un peu comme quand on demande des cacahouètes à l’apéro, ou, pour ce qui est de mon enfance, une nouvelle carafe d’eau pour le sirop de menthe ou de grenadine, à la buvette de la gare. Ça a dû m’arriver une fois dans la vie, à cause du retard d’un train au départ ou à l’arrivée, je ne sais plus bien. La buvette de la gare. Partir enfin. Jamais ; se décider en tout cas. J’étais comme ce papillon souvent. Là-bas j’aimais beaucoup les travaux de construction. Déjà j’aimais le bruit de la pelleteuse pour aplanir le terrain et ensuite, l’arrivée sur les lieux du crime du géomètre. Il portait des habits de ville et habitait dans un immeuble moderne, du côté d’Albigny. Il avait des bottes

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en caoutchouc. Dans ma mémoire il a aussi des petites lunettes qui lui donnent l’air de peser chacun des mots que mon tuteur lui dit avec une trogne de dentiste et de flic en même temps. Je n’ai jamais vu de vrai flic dans ma vie jusqu’à mon arrivée sur le grand perron mais j’ai des idées sérieuses à ce sujet. Je suis l’enfant plutôt trouvé, je connais pas trop mes parents. Certains mômes de mon école rêvent d’appartenir à la police secrète, en général les enfants des putes qui voudraient bien refaire le monde en toute sécurité, mais moi je me méfie, surtout lorsqu’on se trouve derrière la haie des ronces sur le chemin du bas. Quoique certains mômes futurs de la police nationale se retrouvent aussi à faire des cochonneries derrière les ronces, mais je sais qu’un jour, de toute manière, on va tous se faire attraper et ce sera la fin de nos élucubrations. Bref le géomètre est venu et malgré tout ce que mon tuteur lui gueulait dessus pour couvrir le bruit de la pelleteuse, il avait des yeux verts ou marron, et ses

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lunettes bien propres, des lunettes d’instituteur qui ne font pas du tout travailleur des cantonniers ou paysans, qui sont quand même majoritaires dans ce pays, je parle du temps de mon enfance. Le géomètre ne se laissait pas casser les couilles et il avait une façon de hocher la tête vers mon tuteur, de ne rien lui répondre du tout, de le laisser s’égosiller qui va de pair pour moi dans la mémoire que j’en ai avec le roi des papillons ; un bleu très pâle transparent, qui s’était fait attraper l’aile par le béton. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais laissé de trace de pied dans le béton des fondations de la maison en face parce que j’avais eu peur de me faire paralyser, et de me re t rouver cul-de-jatte avant l’âge. Avec ce type pour construire une maison ça commençait mal, en vérité. Je les regardais s’engueuler, mon tuteur et lui, assis sur le perron. Au bout d’un moment, comme j’étais là à rôder disponible, c’est moi qui ai tenu le piquet, un bâton jaune. J’aimais bien qu’on me donne un petit boulot.

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C’est comme une preuve d’amour et on a toujours besoin de preuves d’amour. En nourrice je me suis cassé la tête toute mon enfance pour trouver des preuves d’amour de part et d’autre de la ligne du train, qui est le chemin de la gare et de tous les trains que j’ai pris, mais les preuves d’amour que j’ai reçues, je les ai souvent faites sans celle de leur existence, c’est le meilleur moyen. Il me fallait tenir bien droit le bâton du géomètre. C’est fou, à mon avis, le nombre de choses à faire se tenir droites qui sont nécessaires à la construction d’une maison. Il y a le niveau qui est une petite bulle de ludion comme qui dirait, et on ne doit pas la laisser sortir de son petit berceau, deux marques de part et d’autre de la goutte d’eau. Et il y a le fil à plomb. Le fil à plomb arrive quand même plus tard. Le fil à plomb arrive quand le mur est déjà construit, pour vérifier s’il est bien droit. Mais là je devais seulement tenir le bâton tandis que le géomètre regardait, presque accroupi, au travers des sortes de jumelles qu’il avait, pour se faire

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une idée. J’étais bien sûr très occupé avec ce putain de bâton qui ne voulait pas tenir droit. Mon tuteur avait la goutte du souci et de la colère qui lui pendouillait au bout du nez. Le géomètre avait l’air de rien remarquer du tout, il ne se laissait pas démonter. Ça sentait mauvais pour moi, ce bâton à la noix. Si c’était à re f a i re aujourd’hui ce qu’à dieu ne plaise je me ferais pas chier du tout et je le c a r rerais directement dans son cul de géomètre, ou dans une aile géante de papillon et puis, j’irais attendre la police au bar des filles perdues et des fils de pute, qui ne font pourtant pas souvent bon ménage. Je ne serais pas l’alcoolique du coin. Je boirais un thé ou un café allongé, j’aurais peut-être un bouquin dans ma poche et je l’aurais ouvert en attendant, ou peut-être le journal. Là je verrais par hallucination car nous sommes tous les assassins de nos enfances une place pour ma nécrologie, à côté d’un éloge funèbre du papillon coincé dans le béton des fondations de la villa du fils de mon tuteur, tiens, aucune

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nouvelle de celui-là. Je ne vais pas m’arrêter de si tôt ce coup-ci. Qu’est-ce qui crie vengeance en moi ? La vie qui file entre les doigts. Un papillon. Au bout d’un moment, le géomètre en avait marre de la pente douce, de mon tuteur qui voulait s’en mêler, il a dit je suis pressé, je reviendrai demain. Et moi j’ai préféré retourner m’asseoir sur les marches du perron. Ça fait bizarre, quand j’y pense, je ne pourrais plus revenir sur les marches du perron, près des gros pots en brique de géraniums, à regarder le géomètre laisser passer l’orage devant les fondations, et je ne pourrais pas non plus mourir en mettant la tête dans la bétonneuse, ou bien, en me laissant recouvrir de béton comme ils faisaient dans la mafia ou dans le massif des Glières. Je sais plus d’où je tenais ça, le massif des Glières. Parfois assis là-bas je pense à des morts partout, mais je ne le dis à personne. Ça me rassure plutôt d’y penser. Mon tuteur ne parle pas de ces choses-là. Le géomètre part dans sa 4L, il porte des habits

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de ville malgré ses bottes en caoutchouc. On appelle ça un monsieur par ici. Ils disent monsieur en faisant sonner plus fort le meu que le sieu, mais ils n’en ont rien à faire, en vérité. L’un dans l’autre le géomètre est seulement parti enlever ses bottes, je suis allé sur le perron et voilà tout, entouré par les géraniums, l’odeur de merde et les bourdons, je me suis laissé aller à des choses. Ça me prend de temps en temps, l’air vibre autour de moi. Je voudrais avoir des parents et deux maisons, une ici où j’habite et l’autre, d’où je serais né et parti, et où je reviendrais de temps en temps, pour le respect humain et aussi pour avoir des vrais parents. Je crois que ça me plairait plus que renifler la merde ici, après la pluie dans les grands pots en brique où meurent les géraniums. Ma nourrice les met sur le rebord de la fenêtre, à la cuisine. Le rouge des géraniums est fragile, je l’aime bien. Après le vent et la pluie, il y a des pétales dégommés. Ils se fanent entre les doigts. Sur le perron c’est les gros pots en brique de la jardinerie

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sur la route nationale, celle de Carrefour. On achète l’essence là-bas. Au début les gens ne comprenaient pas du tout à quoi servait ce magasin, et puis après, les personnes comme ma nourrice se sont mis à aller regarder de plus près, ils ont acheté des graines, des pots, des choses pour rien aussi, en beau. À part les géraniums, il y a tout un tas de fleurs par ici. Les fleurs sont pleines de vie, je dirais bien. On a les massifs à côté, les chrysanthèmes qui puent aussi, elles n’ont pas la même couleur selon la terre du dessous, d’ailleurs les mômes ça les surprend : comment les fleurs pourraient bien bouffer des cailloux ? Je suis sur les marches du perron. Je voudrais bien les dessiner et je serais tranquille, je prendrais un des Rotring de mon tuteur qu’on appelle Ton, pour tonton. J’enverrais ça à ma famille, des fois qu’ils se décident. À quoi ? Mais je ne sais pas bien dessiner. Je sais seulement rester des heures sans bouger sur les marches à regarder les fondations qui branlent toutes seules, en rêvant que je meurs, ou je sais

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seulement rêver que je vais revenir là-bas, car ce serait bientôt la fin de ma vie, dans quelques pires dizaines d’années. Et je voudrais vraiment mourir là-bas. Dans ces moments-là je suis pas trop pressé de me relever si on me donne un autre petit boulot dans le jardin ou dans le champ du bas. Parfois, comme je grandis, j’ai peur de ces maisons qui paraissent pousser toutes seules, surtout quand elles restent suspendues à des grues sans vie quand c’est l’hiver, car ça me pousse dans le lointain et ça commence à faire un bail, depuis que je suis né. Chez nous dans la famille à Paris plage Ménilmontant ils sont plutôt genre locataires, vin et charbon, dix francs la pipe et vingt l’amour (nouveaux) d’après les idées que j’en ai. C’est une vraie différence entre eux et nous, parmi les autres gens. Mais j’ai vraiment trop peur d’en finir comme ceux du massif des Glières si je me mets à dire ce que je pense de tout, ce que je pense de rien, car souvent je pense même à rien. Mais ça me prend bien la tête.

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Les géraniums, les mouches à merde, le froid qui me congèle le derrière car je suis assis depuis longtemps sur le perron. Un jour j’espère que je pourrai avoir tout ça en moi, et je pourrai me lever et partir, laisser la maison en chantier, car je n’y habiterai pas. Je ne suis pas du genre à avoir un endroit chez moi depuis que je suis né. Maman, pourquoi m’as tu abandonné ? Sauf que ce n’est même pas vrai à cent pour cent, en vérité. C’est seulement vrai de temps à autre quand je reste trop longtemps sur le perron, devant la grande maison de ma nourrice, celle qui sera jamais une vraie maman. Tout ça me fait chier rapidement en fait, et si on parlait d’autre chose ? Mais je ne peux pas parler avec les géraniums, je ne peux pas dépasser le portail noir ou rouge minium selon les saisons, du coup je reste ici à me cailler la queue qui se rabougrit d’autant sur le béton. Ici les gens ont peur du vent qu’ils appellent bise, ils croient vraiment qu’il apporte la mort en un rien de temps. Du coup parfois je fais la gueule si

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on me défend de rentrer, ils voudraient que je crève ou bien quoi ? Quoique. J’ai pas encore vu des vrais crevés jusqu’à l’âge de dix onze ans. J’ai seulement vu des vieux qui n’en finissaient pas de mourir, ou de ne pas, c’est selon. Je vais m’habituer sans me faire trop de peine avec les animaux, souvent des chats tués par des voitures, il y a qu’un peu de sang sur le goudron, on dirait des vieilles poupées. Et puis les chasseurs du dimanche truffent le cul des poules, sans compter les querelles de voisinage au couteau des Gitans, et puis le gang des Grenoblois. Je rêve beaucoup aux Grenoblois. L’Isère ce n’est pas loin d’ici et c’est le paradis fiscal de la grande délinquance, où il y aussi beaucoup de filles de joie. Chez moi dans mon quartier d’origine je serais pas le dernier maquereau venu. Dans la famille ménilmontante qui m’a largué dans les parages ils ont des allures bizarres, surtout les messieurs. Ils n’ont pas voix au chapitre pour la plupart des trucs mais ils ont quand même droit à des feutres mous, pour

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faire comme si. Les femmes ont des chignons avec un rembourrage et elles les envoient faire les courses, attention, choisis bien, pas comme dimanche dernier (soupir). Ça c’est Tante Meige qui parle à ses deux frères, avec un air de pas avoir confiance mais alors pas du tout. Je les trouve assez amusants mais ils ne parlent jamais, dans aucun des chapitres, question de fermer sa gueule ils se tiennent bien. Je ne serai jamais comme eux. Je ne serai jamais comme personne de ma connaissance, d’après les idées que j’ai. Quand je suis sur le perron, je m’amuse à devenir des gens dont je n’ai aucune idée et même parfois, plus souvent que parfois, je change de sexe pour faire le grand écart entre moi et moi. Au bout d’un moment je suis content, j’ai une belle fente. Je passe des heures entières à me raconter des histoires à la noix. Mes oncles avec leurs têtes d’apache, la façon qu’ils ont de regarder sans rien avoir l’air de penser du tout. Si j’ose demander à ma mère

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quand je la vois à quoi ils pensent sans rien avoir l’air de penser du tout elle me répond : à quoi veux-tu qu’ils pensent ? Mais je n’en sais rien, moi. Et puis avec les années là-bas, sur le grand perron, il n’y a plus que d’attendre que je me parle. La maison d’en face a du mal à grandir, à cause de la pente douce des fondations. Le béton a séché dans les coffrages. D’un coup ça s’est mis à geler à pierre fendre. À pierre fendre, ma nourrice disait comme ça. Quand elle avait dit ça j’avais peur que ça se mette à me péter de partout dans les yeux. Mais en tout cas, avec le gel, les travaux d’en face ont été arrêtés pour quelques mois, la maison est devenue le pays des courants d’air, des jeux d’idiot et des nids de corbeaux. Ça fait bizarre à voir, une maison juste posée sur le sol, sans ses murs, comme la prison de la Bastille depuis qu’elle a été ratatinée, comme on m’a dit. Ça fait beaucoup plus petit une maison sans murs qu’une maison avec, déjà, parce qu’on ne doit pas toujours s’essuyer les pieds sur le paillasson. C’est

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ce que je vais faire quand j’en aurai trop marre de rester assis sur la troisième haute marche de ce putain de perron. C’est moi qui mets putain avec perron parce que par ici, personne ne penserait à dire cela, probablement. Ils ont des perrons partout dans le village pour afficher les couleurs. Chez ma nourrice ce sont les jolies fleurs qui vivent et crèvent pour rien, chez celui d’à côté ce sont les instruments de jardinage qu’il ne range pas, et encore chez le suivant, les carcasses des bouteilles qu’il boit en trop. Il est marrant ce voisin-là. Vraiment j’aime bien les alcooliques, ils sont moches, ils parlent à haute voix dans la rue, ils puent trop de la gueule mais quand ils m’aperçoivent, vu que je suis petit, ils font un sourire en coin avec des yeux brillants, comme nous les mômes pour les cadeaux de Noël. Mais il y a toujours un perron à grimper quand ils sont dans cet état. Certains le montent très vite comme s’il existait à peine et d’autres ont l’air

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d’avoir des doutes juste à ce moment-là. En bas ma nourrice a mis une grille en fer pour qu’ils s’essuient bien les brodequins. Il y en a qui passent leur temps à les essuyer en espérant que du coup, ils n’auront pas à monter. Sinon c’est le regard en coin, des pieds aux yeux, et des yeux aux mains, qui tremblent sur le coup des dix heures, avant de se rincer la glotte. Puis ils ressortent dans la neige. Je vois de la neige partout, quand je pense à eux. Ce sont les cantonniers qui pleurent de froid et qui, dans la cahute des ponts, elle est de plain-pied et ferme avec une porte en fer, font un sacré bordel en attendant le réchauffement du climat planétaire. J’y suis déjà allé, juste au bord, deux ou trois fois, que mon tuteur avait besoin d’eux pour un boulot inattendu, qui sortait des sentiers battus. C’était leur chef, il aimait bien les faire chier. Mais comme il pensait des mômes et de pas mal des autres gens avec qui il avait rapport en général, c’est pour leur bien.

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Ce coup-ci il m’a dit de l’attendre et il a tapé deux fois sur la porte blindée, à cause du matériel des ponts qui mérite pas le vol à main armée, car c’est pour le bien public des citoyens. Deux coups, il a toujours frappé aux portes comme ça, la tête un peu baissée, comme quand on a besoin de toute la force de ses oreilles pour entendre. Ils n’ont jamais rechigné avec lui, à mon avis. Ils ont jamais regimbé non plus. Il y a des mots qui vous vrillent le petit cervelet tellement ils tombent au quart de pic de pile de poil, et juste au moment qu’on les veut. Moi mon problème du tiers comme du quart, c’est que je les trouve pas souvent. Bref. Je l’ai suivi dans leur bicoque. Sur le perron j’aime bien le cabanon en parpaing et moellons des cantonniers, mon tuteur les commande, même s’il me fait moins envie que plein d’autres maisons du coin, qui ne sont pas toutes des villas et des vieilles fermes pourries de paysans, retapées par des Suisses traversant la frontière. Dans ma vie j’ai peu de maisons avec le droit d’entrer

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comme ça puisque même ici chez ma nourrice, je dois souvent rester des heures à me faire chier puis à me retenir jusqu’à la tord boyaux, sur le perron. Et il y a plein de maisons où je ne suis pas l’invité surprise, même si j’en ai souvent envie. Une fois je suis monté dans celle de mon instit : un grand appartement au-dessus des salles de classe. J’ai pas eu le temps de tout bien regarder, j’aurais voulu rentrer dans leur chambre où ils n’avaient pas réussi à se faire d’enfants. Moi comme je suis l’enfant perdu à tout jamais tout à fait retrouvé je trouvais ça bizarre, d’avoir pas réussi, comment ça se faisait ? Il y avait une odeur de cuisine chez ma maîtresse et son mari, ça m’a surpris aussi, l’odeur. J’aurais bien voulu que ça sente autre chose, l’encens, le patchouli, l’encre sans Chine des encriers qu’on a, ou je ne sais quoi. Pas la soupe aux poireaux pommes de terre en tout cas. Il y a d’autres endroits qui valent la peine où je pourrais aller, je me dis parfois. Il y a les vestiaires du

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stade du foot du village du haut, avec les trois douches qui fuient et les odeurs de chaussettes. J’aime bien les longues chaussettes pour jouer au football, je suis le putain d’arrière droit, mais gaucher comme je suis je peux jamais rien faire d’autre que dégager en touche vers les tribunes où personne ne nous voit, en général. Ils mettent des grands bancs longs de la salle des fêtes. Il y a quand même quelques mères, celles de la colonie italienne, qui ne se laissent pas gagner par le mauvais œil et encouragent leurs rejetons. Je les aime bien, elles sont sympas et puis, elles conduisent vite leurs voitures étrangères, des Fiat et des Alfa qui sont contre les ouvriers, mais leurs maris font quand même des chantiers partout, en se foutant des autres qui ne sont pas d’accord avec leur vie. Ma nourrice les connaît bien, pas toutes, elle n’a jamais le temps de monter au stade du haut, sur le perron j’y pense. Le match qu’on a fait, le dernier, comment j’ai botté en touche pendant toute la première mi-temps en attendant

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d’être remplacé. Je suis le poussin pas doué, au foot. Et puis je suis allé chercher le ballon aux pieds de l’entraîneur, les mômes me gueulaient dessus, hé, ramène le ballon, hé le ballon ! mon entraîneur m’a dit hé, tu n’as pas l’air en forme, qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? À ce moment-là il y avait corner et ma réponse s’est perdue par-dessus les bois, enfoncée dans les buissons des ronces où se cachent les renards, je veux dire qu’on aurait vu, fût un temps, des yeux de renards dans cette haie-là, de nuit. Je sais pas j’ai murmuré, en plein dans la diagonale. Alors il a peut-être repensé à mon existence de fils de pute de Ménilmontant transplanté et il m’a dit de rentrer au vestiaire prendre une douche et me changer. Ben j’y vais, et j’ai fait demi-tour. Dans les douches il y avait déjà un autre garçon, un nul de l’équipe en face. Je me souviens de tout à son sujet sauf de son nom. Grains de beauté. C’est la maladie de l’amour qui m’a pris à ce moment-là, dans les vestiaires

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en béton. À un moment quelqu’un a dû marquer un but et on est vite ressortis, chacun dans son camp, le cœur battant de pas savoir qui l’avait mis. Qui avait gagné, lui ou moi ? Grains de beauté. Mon entraîneur m’a demandé ça va ? et j’ai dit bien, ça va bien, une bonne petite douche, et on a fini le match. Je m’en foutais du tiers comme du quart de toute manière, dès le milieu de la première mi-temps. Sur le perron ce ne serait qu’un secret de plus à garder dans ma tête, avec celui de ma naissance chez les gens de Ménilmontant. Quand on est rentrés ma nourrice nettoyait la cuisine, elle nous a dit de rester là le temps que ça sèche bien, same old place, same old shit, sad old story, en sos sur le perron. C’est toujours là que ça se passe dans ma vie. Et comment ça sera quand on sera grand ? Souvent ces années-là, les mômes on se retrouve tous ensemble sur les marches. Ça fait souvent colonie de vacances, ou bien, quand ma nourrice a passé la cuisine à

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l’eau, on doit rester longtemps dehors en attendant que ça sèche. On se tient chaud, on est content, on croit qu’on est là pour toujours. Parfois avec nous il y a une fille qui a une jolie voix et elle chante des chansons qu’elle a apprises avec sa mère, je me rappelle une femme avec des gros seins dans une jupe fleurie. D’autres fois, elle venait aussi dans une voiture italienne noire, et le mari de ma nourrice regardait toujours de la même façon vers la voiture, évidemment. On est là-dessus, assis à quatre ou à cinq, ça dépend, et puis il y a aussi les pots de géraniums et parfois, des outils pour le jardin et les bouteilles consignées. Je veux revenir là souvent, quand je grandis, toutes les années suivantes. Pour ce qui est de grandir j’ai l’impression que ça aura duré toute une éternité et aujourd’hui, elle a bien fini par disparaître, terminé le sablier. Je ne veux pas dire leurs prénoms, à tous les mômes assis pelotonnés l’un contre l’autre, ou parfois, si l’un d’entre nous pète, les autres rient et c’est pire que lorsque ça nous

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arrive à la cuisine. C’est bien aussi quand Adriana chante, on l’appelle Petite Nana, pour parler déjà comme des grands, les plus petits disent Inana, elle connaît tous les tubes ritals de l’autre côté de la frontière, par-derrière le Parmelan. Et puis, on regarde vers l’intérieur, dans la cuisine, ma nourrice a besoin d’être tranquille de temps en temps, elle nous menace en silence ou elle nous dit encore de patienter, nous on a faim, on voudrait bien manger notre goûter. Le perron ne me fait pas peur quand on est là tous ensemble les mômes d’avant. À une époque on a en plus des osselets qui sont jaune canari et les filles sont les meilleures pour faire les passes et les figures, je me souviens de banane, œil-de-bœuf, double vrille et califourchon. On grandit doucement à grands coups de bassine d’eau. L’été on se battrait presque entre nous pour avoir le droit d’arroser les marches, après, ça fait de la vapeur qui rafraîchit. On a une grande bassine verte qu’on remplit avec le jet et les abeilles viennent y boire, les grosses

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mouches de l’été, sur le perron tout froid. Parfois, avec les mômes on se raconte nos arrivées ici, et moi quand c’est mon tour, je parle des marches du perron que je n’arrivais pas à grimper, j’étais petit, c’est pour ça. Le soir nous n’avons pas le droit de ressortir, sauf en été, on va au sommet du champ du bas qui descend vers la rivière et d’où on voit les feux d’artifice qu’ils tirent du Veyrier du lac, et d’Annecy, à Albigny je crois. Ce sont des endroits très chers à mon cœur pourtant tout dur, bien raide et froid, la plupart du temps. Ma nourrice ça lui arrivait presque jamais de venir s’asseoir avec nous, elle avait trop de choses à faire, et puis elle avait peur justement de ce froid qui d’après elle monte au cœur par le béton. Juste en face, toutes ces années, on a aussi la maison qui monte pas, celle que le géomètre voudrait recommencer de vérifier, à cause de la pente douce qui ne se voit pas à l’œil nu, mais seulement avec son bâton jaune. Mon tuteur ça l’énervait bien sûr que je le tienne pas bien

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droit. Des fois que j’aurais pu redresser les fondations, je serais magicien, mais en fait, non. Avec les jours on voit les ferrailles rouiller, dans le béton idiot des fondations. Les mômes on fait des jeux de guerre dedans, des sauts de ciel à ciel, et puis on se demande vraiment à quoi elle ressemblera, cette baraque-là ? On la dessine aussi, quand il fait froid ou bien par temps de neige, on ne peut pas sort i r grandir dehors à cause de ça. Ces marches je ne voudrais plus franchir le seuil maintenant. Je voudrais seulement m’asseoir dessus encore une fois. Je pourrais. À quoi ça sert ? Je ne sais pas. La maison d’en face en est restée longtemps juste à ses fondations, du coup plusieurs années de suite on est allés se balader entre les madriers, de chaque côté il y avait un précipice où l’on se tuerait à coup sûr si on s’y laissait tomber. D’ailleurs on y tombait, ou on faisait comme si. Le jeu prenait des heures et des heures à nous fatiguer, et tous autant que nous sommes, on pourrait rejouer

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ensemble, ceux qui sont toujours d’ici et ne nous ont pas oubliés. On était sur la crête des fondations, et de là, on regardait vers la porte de la cuisine, c’était enfin l’heure de rentrer. On grimpait les marches du perron. On devait enlever nos bottes ou les racler sur le paillasson de fer pour ne pas ramener de la gadoue du champ. Il y avait déjà de la lumière dans le cadre des fenêtres, et quand tous les mômes étaient là, ceux qui devaient ressortir pour chercher du bois au garage ou parce qu’ils avaient oublié quelque chose avaient peur de le faire, à cause des fantômes qui logent dans les maisons inhabitées, surtout celle-ci. Elle ne serait pas finie de construire des années durant. Et puis souvent, juste avant de rentrer, on attendait le feu vert de ma nourrice, on regardait encore une fois dehors sur les marches du perron, si froid toujours, d’où l’on voyait la neige au sommet du massif d’en face, le pont des trains, le tracé de la voie ferrée jusqu’au tunnel sous la roche, et à hauteur du vieux pont des auto-

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mobiles, la chute d’eau au petit barrage, où parfois c’était gelé, mais quand il faisait sec en août, il n’y avait presque plus d’eau. Toute ma vie je resterais bien assis là à regarder passer les trains, mourir les choses que j’ai aimées, les gens, et venir au monde les autres, tant d’autres, parmi le vacarme des choses. J’entends les bruits, en racontant. Celui des anciens ouvriers des Ponts venant donner un coup de main en rentrant toujours de la même façon, leur béret à la main, et se tapant le bout du brodequin sur la première marche du bas, je voudrais bien les rejoindre, je voudrais bien. Je suis parti, il y avait encore toujours les fondations. C’est déjà ça, c’est tout. Ce n’est pas rien. Il vaudrait mieux mourir avant d’aimer et d’être aimé, je me dis ça quelquefois. Ce ne serait pas forcément plus facile, mais peut-être un peu, je ne sais pas ? Comme tout un chacun j’ai voulu disparaître de la surface des choses à plusieurs reprises, une petite dizaine de fois, un peu moins ces dernières années. Une fois que j’y avais

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pensé sérieusement, au dernier moment de l’heure H, je me suis souvenu des marches du perron. J’étais en bout de quai, ligne huit, et en même temps assis là-bas, avec les autres mômes. Est-ce moi qu’ils re g a rdaient ? Alors j’ai arrêté de loucher sur la rame et c’est comme si je me voyais en face finalement, en attendant toujours l’ h e u re d’ a voir le droit de re n t rer dans la cuisine, où ce sont les bonnes choses de la vie, manger, faire ses devoirs, se chauffer les pieds au radiateur où c’est interdit de le faire, en vrai. Je me suis arrêté. J’avais faim de re n t re r chez mon enfance à moi, comme si depuis toujours, a vant cette rame et celle d’ a vant j’avais été aussi vieillard. Je plonge souvent tout au fond du côté de mon passé. Je retourne marcher sur les fondations de la grande maison, celle en face. Elle n’est pas née. Elle vient, la nuit, parfois c’est un temps de neige et d’autres fois, on voit des vers luisants dans les fourrés, vers le champ du bas. Probable qu’on aura eu un putain de

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chaud pendant toute la sainte journée, si je vois des vers luisants ? Je pourrais dessiner cela, et pour ce faire, je vais m’asseoir encore sur le perron, je serai bien, là-bas.

Nous nous sommes retrouvés l’an passé. Nous n’avions pas été ensemble tous en même temps, certains ne se souvenaient plus quelles années, en quelle saison, moi j’étais resté des années là-bas. Nous nous regardions presque de travers, beaucoup de visages ont cessé de se ressembler tout à fait. Mais ça a été gai dans l’ensemble, et puis on a tous évité de parler d’ a vant, il y a pre s c r i ption pour la mémoire de ces choses, sinon on ne vit pas. On était tous là, les enfants des pauvres ou pas, et puis ceux des filles mères et parfois des égarées ; on était tous très différents, l’un dans l’autre. Il y avait ceux de Paris, de Grenoble ou de Lyon, d’autres étaient arrivés de très loin,

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ma nourrice qui est très âgée maintenant était dans la panique de faire des tartes, mais on lui a dit non, viens avec nous, reste tranquille s’il te plaît, on va s’en occuper. On lui a fait mal comme tout, en revenant la voir, on lui a fait du bien, elle se souvenait de beaucoup plus de choses que nous, parce qu’elle avait gardé les dates, les numéros, les noms et les adresses sur des cahiers d’écoliers. On a beaucoup parlé, on a bien ri et puis, on a dû tous attendre d’être rentrés chez soi pour faire ce que nous devions faire. Je me suis réveillé quelques nuits, le temps de raconter cela. On était tous ensemble sur les marches du perron. Cette fois on pouvait entrer et sortir sans attendre d’avoir le droit. La maison d’en face était bien plus petite que ses anciennes fondations. Elle était grise, blanche, et bleue. Elle était vide pour le moment. À la fin du repas on a bu l’Asti Spumante. On a bu à notre nourrice et puis à nous, il était déjà tard dans l’après-midi quand je suis retourné m’asseoir sur les marches du per-

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ron. Je nous ai tous regardés. J’ai regardé le train par où j’étais encore venu, la ligne à flanc de montagne, noire et bleue. Le perron était toujours aussi froid au bout d’un moment. On était bien ici, on ne serait sans doute plus jamais là, quelqu’un d’autre est arrivé. Alors je me suis rassis pour bava rder avec lui. On avait fini la journée. On a tous parlé de se revoir, sans trop y croire, on avait été trop séparés, et ce n’est ni par la distance, ni par le temps. Je serais bien resté encore sur le perron, assis, a vec les géraniums, la bouteille d’eau coupée en deux et la nouvelle maison si vieille déjà et même plus habitée. Je me suis levé pour partir. Ma nourrice m’a suivi des yeux mais je n’allais pas rentrer tout à l’heure et quand j’ai dépassé le portail, c’était tranquille, j’ai cru mourir évidemment. Et puis non, on avait tous passé une bonne journée. Je reviendrai nous voir encore, si c’est possible, c’était bien. Je suis retourné en vitesse vers mon train.

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DU MÊME AUTEUR Moi aussi un jour, j’irai loin, Maurice Nadeau, 1995 Ma vie d’Edgar, Le Serpent à plumes, 1998 et collection « motifs », 2002 Celui qui n’est pas là, Le Serpent à plumes, 1999 Fantômes, Le Serpent à plumes, 2001 Mon quartier, Fayard, 2002 Pour une femme de son âge, Fayard, 2004 La Serveuse était nouvelle, Fayard, 2005


Les maquettes de ce livre ont été réalisées à Saint-Siffret, en juin, et il a fallu faire preuve de fermeté pour ne pas laisser les papillons, très nombreux en ces premiers beaux jours, envahir l’écran d’ordinateur. Mais aucun animal n’a été maltraité, parole d’éditeur. Achevée d’imprimer en juillet deux mille six sur les presses du Temps qu’il fait à Cognac, l’édition originale de Le Perron de Dominique Fabre comprend mille exemplaires sur vergé.



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