LES IMPACTS DE LA FONTE DU PERMAFROST - sauvetage du bivouac des Périades, massif du Mont Blanc

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SAUVETAGE DU BIVOUAC DES PÉRIADES

MASSIF DU MONT BLANC

CAMILLE DAMIANO

LES IMPACTS DE LA FONTE DU PERMAFROST

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont rendu ce mémoire possible, après plus d’un an et demi de travail.

Je remercie tout particulièrement Anne Bossé et Valéry Didelon pour leurs conseils, leur patience, et surtout leur disponibilité malgré cette crise sanitaire et les aléas administratifs.

Je remercie également toutes les personnes avec qui je me suis entretenue, en particulier Jean-Sébastien Knoertzer, pour sa gentillesse et sa contribution essentielle à mon mémoire.

Enfin, je tiens à remercier mes amis, grâce à qui ce mémoire a pu prendre vie : Béatrice, pour son hospitalité à Chamonix, Clara, Marion, Paul, Apolline et Hugo, mes compagnons de confinement, qui m’ont épaulés lors de la rédaction de ce mémoire. Un grand merci à mes parents ainsi qu’à Aline pour leur relecture essentielle.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION

PRÉAMBULE : DÉFINITION DE LA MONTAGNE

SITUATION GÉOGRAPHIQUE

CHAPITRE 1 : LA CONSTRUCTION DU BIVOUAC, UN ÉVÉNEMENT ANCRÉ DANS L’HISTOIRE DE LA VALLÉE ET DU MASSIF DU MONT BLANC

_ Le massif du Mont-Blanc, précurseur du tourisme de montagne

_ Le massif du Mont-Blanc, précurseur du tourisme de montagne

_ Le bivouac des Périades, une architecture dans la montagne

_ Le bivouac des Périades, une architecture dans la montagne

CHAPITRE 2 : L’AFFAISSEMENT DU BIVOUAC, LA MANIFESTATION TANGIBLE DE PHÉNOMÈNES INVISIBLES

_ « Ta cabane elle a pris un sale coup… »

_ « Ta cabane elle a pris un sale coup… »

_ « Faut éviter qu’elle se retrouve sur le glacier ! »

_ « Faut éviter qu’elle se retrouve sur le glacier ! »

_ La fonte du ciment des Alpes, responsable de l’affaissement

_ La fonte du ciment des Alpes, responsable de l’affaissement _ La cagnotte

CHAPITRE 3 : LA RECONSTRUCTION DU BIVOUAC, UNE SOLIDARITÉ LOCALE ET INTERNATIONALE

_ La cagnotte

_ Le nouveau bivouac des Périades

_ Et la politique?

CONCLUSION

GLOSSAIRE

Sauf mention contraire, toutes les illustrations sont personnelles.

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BIBLIOGRAPHIE ANNEXES
Et la politique? 6 8 10 16 18 21 24 26 30 32 36 38 41 46 49 50 54 56
_ Le nouveau bivouac des Périades _

INTRODUCTION

Début de l’enquête.

Brèche Puiseux, Grandes Jorasses, massif du Mont-Blanc, Haute-Savoie.

3 441 mètres d’altitude.

30 juillet 2019. Un pan de roche s’écroule. Le bivouac des Périades, qui reposait dessus, s’affaisse.

Fin de l’enquête.

20 Juillet 2020. Le nouveau bivouac des Périades trouve sa place à quelques mètres de l’emplacement de l’ancienne cabane.

Mi-août 2019, je prends connaissance de ce fait divers dans la presse régionale, lors de mes vacances en Savoie. Ce n’est malheureusement pas la première fois que j’entends parler d’un éboulement en montagne qui engendre la destruction partielle ou totale d’un édifice. Un an plus tôt, à la même période, l’arête des Cosmiques, de l’Aiguille du Midi (massif du Mont-Blanc, Alpes françaises), comportant un itinéraire d’alpinisme emblématique très fréquenté, s’est effondrée. Le 25 août 2017, ce sont 4 millions de mètres cubes qui se sont écroulés de la paroi nord du Piz Cengalo, dans le canton des Grisons (Alpes Suisses), entraînant des glissements de terrain, des coulées de boues et des laves torrentielles. Malgré l’évacuation du village de Bondo, en contrebas de la montagne, huit randonneurs ont perdu la vie.

Toutes ces nouvelles me font comprendre une chose. Petit à petit, les Alpes s’effritent, les roches se désolidarisent, s’effondrent. Ces montagnes, dans l’imaginaire commun pourtant synonymes d’immobilité, d’immuabilité, de pérennité, s’effritent et changent petit à petit de visage, supprimant ou modifiant aussi les constructions qui en dépendent.

La cause? Le réchauffement climatique.

J’ai l’impression de vivre chaque été comme un peu plus chaud que le précédent, et que, chaque hiver, la neige se fait de plus en plus rare. Comment concrètement le réchauffement de la planète accélère-t-il et brise-t-il des montagnes ?

A la lecture d’un article sur l’effondrement du bivouac des Périades, à la vue de cette petite cabane de bois affaissée, de nombreuses questions traversent mon esprit, et je décide de démarrer mon enquête. Pourquoi le bivouac s’est-il effondré? Peut-on le sauver? Qu’il le sauvera? Pourquoi la montagne s’effondre-t-elle? Comment? Où?

Depuis quand? Quel impact cela a-t-il sur la vie en montagne?

Comment ce fait divers unique permet-il de mieux comprendre les différentes logiques sociales, écologiques, politiques et humaines qui se mettent en place dans des territoires de montagne?

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D’une part, par l’étude de la construction de ce bivouac, il s’agit d’appréhender les espaces de montagne comme un bien commun particulier, un espace « ouvert à 1 tous », un fournisseur de biens collectifs matériels et immatériels (paysages, biodiversité, nature, liberté…), où plusieurs logiques sociales et politiques émergent. D’autre part, l’enquête vise à comprendre les phénomènes responsables de l’affaissement de la cabane, et plus généralement de leurs impacts sur la vie et la pratique de montagne. Il s’agit de comprendre comment des changements climatiques invisibles à l’oeil nu se manifestent de manière tangible. Enfin, en analysant les différentes actions à différentes échelles mises en place pour sauver ce bivouac, l’enquête expose les différentes logiques sociales, politiques et humaines qui prennent lieu en montagne.

« Les communs désignent des formes d'usage et de gestion collective d'une ressources ou d'une 1 chose par une communauté. Cette notion permet de sortir de l'alternative binaire entre privé et public en s'intéressant davantage à l'égal accès et au régime de partage et décision plutôt qu'à la propriété » Daniela Festa, avec la contribution de Mélanie Dulong de Rosnay et Diego Miralles Buil, article Notion en débat : les communs, in Géoconfluences, juin 2018

La montagne, du fait de sa richesse en ressources naturelles ou paysagères, mais également de ses traditions et de la gestion de ses espaces, est souvent qualifiée de "bien commun”.

« Les communaux et les modes de gestion collective ont marqué l’histoire des activités agropastorales et des sociétés ; nombre d’espaces de montagne sont érigés au rang de patrimoines devenant symboliquement les biens de tous ; aujourd’hui la mobilisation pour la protection des montagnes tend à en faire un Bien commun (ou public) à l’échelle mondiale. La diversité des échelles temporelles rejoint dans ces processus l’emboîtement des échelles spatiales et sociales. Le paysage est placé au centre de ces modes de désignation et de gestion, en tant que représentation emblématique, ressource, patrimoine, cadre de vie. Collectivement fréquenté, apprécié, représenté, distingué, approprié le paysage est lui-même qualifié de bien commun »

Anne Sgard, article En montagne avec le paysage, un laboratoire du bien commun ? In Les carnets du paysage, 2018, vol. 33, p. 106-119

« Pour ce qui est de la montagne, les biens communs peuvent difficilement être considérés comme ordinaires, parce qu’ils sont en somme « tirés par le haut ». Sans aller forcément jusqu’à les dire extraordinaires, leur caractère d’exception ne fait pas de doute. L’eau, l’herbe, le bois de la montagne relèvent d’une certaine transcendance ».

Martin Vanier, article Montagne : des communs pas ordinaires, in Alpes Magazine, n.168, Décembre 2017 - Janvier 2018

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PRÉAMBULE : DÉFINITION DE LA MONTAGNE

La géographie n’est jamais parvenue à produire une définition précise et indiscutable de la montagne. 2

Un mélange de gris (la roche), de blanc (la neige) et de vert (les mélèzes). Une ligne d’horizon brute, haute, accidentée, qui contraste avec le bleu du ciel. Tel est le tableau que je perçois depuis la fenêtre de ma chambre à Chamonix. Je n'ai aucun doute : je suis face à la montagne. Cependant, je me demande: de ma chambre, un peu plus bas dans la vallée, puis-je dire que je suis à la montagne? Où cette montagne commence-t-elle? Est-ce simplement une grande masse de terre surélevée? Y a-t-il des critères géographiques, géomorphologiques, botaniques précis qui la définissent?

Depuis le XXème siècle, les géographes, géologues, chercheurs, sociologues et législateurs tentent de définir précisément la « montagne ». Pour les géographes Paul et Germaine Veyret, 4 notions s’associent « l'altitude, le relief, le climat (et la végétation), un certain type de vie humaine » pour former une définition approximative 3 de la montagne. Pour eux, les variétés de latitude, d’altitude, de climats et d’installation des hommes dans ces montagnes sont si diverses qu’elle ne permettent pas une définition générale et précise. La « montagne » est un objet beaucoup trop complexe et diversifié, trop dépendant de son contexte paysager et géographique pour être soumis à une définition globale et absolue. Il faudrait étudier la montagne en détail, isoler chaque chaîne montagneuse, chaque massif, chaque mont, afin d’en extraire une définition qui lui soit propre.

En France, la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne, dite « loi montagne », dispose, dans son article 3, que « les zones de montagne se caractérisent par des handicaps significatifs entraînant des conditions de vie plus difficiles et restreignant l’exercice de certaines activités économiques. (…) ». Dans le cadre de cette loi, qui est le premier acte législatif destiné aux territoires de montagne, un découpage et un classement des zones qui seront régies par cette loi sont effectués. Ce découpage reprend des textes administratifs dictés entre 1961 et 1985 , qui définissaient une commune montagnarde comme une commune admettant 4 au moins 80% de son territoire à une altitude moyenne de 700 mètres (600m pour les Vosges et 800m pour les Alpes du Sud), ou comprenant des pentes moyennes supérieures à 20 % (altitude minimale de 500 mètres et des pentes moyennes de 15 %) . La loi Montagne définit alors, pour la France métropolitaine, 6 massifs 5

Bernard Debarbieux, article La montagne : un objet géographique ?, in Les montagnes : discours et 2 enjeux géographiques, 2001

Paul et Germaine Veyret, Article - Essai de la définition de la montagne, in Revue de géographie alpine, 3 tome 50, n°1, 1962

Arrêtés des 20/10/1974, 18/03/1975, 18/01/77 et 13/11/1978 et décret n° 77-566 du 03/06/1977 4

Directive 75/268/CEE du Conseil, du 28 avril 1975, sur l'agriculture de montagne et de certaines zones 5 défavorisées

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montagneux: les Alpes, la Corse, le Massif central, le Massif jurassien, les Pyrénées et le Massif vosgien.

Au sein de ces zones de « montagne », une zone de « haute montagne » a été définie.6 La notion de haute montagne se définit par son contraste avec le reste de la montagne, qu’on appellera alors « moyenne montagne ». La haute montagne est un terme utilisé pour désigner un domaine où les Hommes sont soumis à des contraintes fortes (peu d’oxygène, froid extrême, vents et neige, accès difficile…), qui « se situe au-delà de la limite supérieure de la forêt, soit de 2 000 à 2 400 mètres du Nord au Sud dans la partie française des Alpes » . Plus l’altitude 7 augmente, plus les alpages et les forêts disparaissent, laissant place à des prairies où la végétation s’appauvrit.

La montagne est donc bien plus qu’un amas de roche avec de la neige défini par son altitude, sa pente et sa géographie. En réalité, un territoire peut être qualifié de montagnard en fonction, non seulement de ses spécificités géologiques et géomorphologiques, mais également par la perception que les individus font de ce territoire. La montagne ne se définit pas de la même manière en Colombie, où Bogotá (2 600 mètres d’altitude) n’est pas considéré comme une ville de montagne , qu’en 8 France, où la montagne rime avec sports d’hiver et villages enneigés.

Dans le cadre de cette enquête, le terme « montagne » désigne alors ces territoires de reliefs et d’altitude, par opposition au reste du territoire français métropolitain. La notion de « haute montagne » sera également utilisée et associée au massif du Mont-Blanc et ses sommets, dont la plupart culmine à plus de 3 000 mètres d’altitude.

D’une manière uniquement législative, pour les Alpes françaises, altitude moyenne communale 6 supérieure à 1 600 mètres, (décret n°77-1281 du 22 novembre 1977)

7 en haute montagne, in Revue de géographie alpine, tome 72, n°2-4, 1984. pp. 213-224

Michel Chardon, Montagne et haute montagne alpine, critères et limites morphologiques remarquables

Bogota, malgré ses 2 600 mètres d’altitude, du fait de sa position équatoriale, n’admet pas de « vrai 8 hiver », pas de gel saisonnier ou de changement drastique de végétation. La température varie plus dans un cycle de 24 heures, admettant des périodes de gel la nuit et de chaleur tropicale le jour.

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SITUATION GÉOGRAPHIQUE

Le bivouac des Périades est une petite cabane de forme triangulaire, toute en bois, pouvant accueillir trois personnes pour une nuit. Il se situe sur une petite plateforme rocheuse horizontale, une vire, entre le Mont Mallet et la crête des Périades à 3 441 mètres d’altitude, dans le massif du Mont-Blanc, dans les Alpes Françaises.

On y accède à pied, après une ascension depuis la vallée de près de 2300 mètres de dénivelé, à 4 heures de marche du refuge de Leschaux (accès par le glacier de Leschaux). Si l’effort physique pour y accéder est considérable, il est vite récompensé par la vue imprenable qu’il offre sur les montagnes et glaciers environnants: de la roche, de la glace et de la neige à perte de vue.

Le bivouac doit son nom aux Périades, un ensemble de pointes rocheuses défini par la crête des Périades au nord et son glacier à l’est, et le Mont Mallet au sud et son glacier à l’ouest.

Nous sommes dans le massif du Mont-Blanc qui abrite les plus hauts sommets d’Europe. Ce massif, composé d’une quarantaine de glaciers et d’une vingtaine de sommets de plus de 4 000 mètres d’altitude, est pourtant restreint en superficie. Il s’étend sur environ 400 km2, et est partagé entre la France, (Haute-Savoie et Savoie), l’Italie (vallée d’Aoste) et la Suisse (canton du Valais). Les vallées principales qui l’entourent sont reliées entre elles par des cols (accès surtout en été) ou des tunnels (France - Italie par le tunnel du Mont-Blanc ou le col du Petit-Saint-Bernard, SuisseItalie par le col du Grand-Saint-Bernard ou son tunnel éponyme…). Le massif du MontBlanc est alors facilement accessible par la route, en train ou même en avion (aéroport international de Genève à moins d’une heure de route).

Le massif du Mont-Blanc est donc une région assez touristique qui accueille les sportifs du monde entier, curieux de découvrir les plus hauts sommets d’Europe, dont certains à l’accès facilité par les remontées mécaniques. La vallée de Chamonix est, par exemple, équipée de cinq téléphériques qui facilitent l’accès aux sommets, comme le téléphérique de l’Aiguille du Midi (3 842 mètres d’altitude), accessible depuis Chamonix ou Courmayeur moyennant une cinquantaine d’euros par adulte. Le massif 9 est également apprécié pour ses sports de haute montagne et l’ascension de ses sommets mythiques.

Si, aujourd’hui, l’accessibilité de ce massif, mais également l’aspect trans-frontalier et son altitude contribuent au développement touristique et économique des vallées qui l’entourent, cette région montagnarde n’a pas toujours été synonyme d’urbanisation et de développement.

En 2020, 65 euros par adulte pour un aller-retour, avec des tarifs préférentiels pour les enfants et les 9 familles. source: site de la CMB, compagnie du Mont-Blanc.

E
45° 52′ 30″ N 6° 57′ 36″
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CHAPITRE 1

LA CONSTRUCTION DU BIVOUAC, UN ÉVÉNEMENT ANCRÉ DANS L’HISTOIRE DE LA VALLÉE ET DU MASSIF

DU MONT BLANC

LE MASSIF DU MONT-BLANC, PRÉCURSEUR DU TOURISME DE MONTAGNE

Chamonix, Camuni (patois chamoniard): Cham, ou Cam (racine ligure), « pré en hauteur » + ni, de nivem (latin), « neige ».

Avant le XVIIIème siècle, le massif du Mont-Blanc, comme toute autre montagne, était perçu comme une terre hostile et maudite. Son accès difficile et son climat rigoureux dissuadent les hommes de s’y installer. Si les bergers osent s’aventurer dans les alpages afin d’y faire paître les troupeaux, ce n’est pas sans crainte: les légendes racontent que la montagne serait peuplée de créatures chimériques, tantôt chassées, tantôt craintes.11

Ce n’est qu’au XVIIIème siècle, sous l'influence des Lumières, que de nombreuses expéditions scientifiques sont conduites dans le monde entier et dans les terres plus reculées et moins connues des pays d’Europe.

En 1741, William Windham et Richard Pococke, deux anglais déjà connus pour leurs expéditions en Orient, décident d’entamer une exploration du massif du Mont-Blanc, qui avait la réputation auprès des genevois d’être « hostile et maudit » . Le récit de 12 leur expédition dans ce qu’ils appellent la « mer de glace » est diffusé dans des 13 gazettes, et attire alors l’intérêt de curieux qui veulent à leur tour explorer ces

Dans les Alpes, on chasse le dahu, une sorte de chamois aux pattes plus courtes à droite ou à 11 gauche. Dans l’Himalaya, le Yéti, créature anthropomorphe poilue, laisse ses empreintes dans la neige. Son existence reste un mystère, car bien que de nombreux sherpas et alpinistes affirment avoir aperçu l’homme des neiges, aucune preuve scientifique ne peut confirmer son existence.

Charles-Ferdinand Ramuz, dans son roman La Grande Peur dans la montagne, (1926) regroupe et raconte des croyances qui circulent dans les Alpes. Il raconte craintes et inquiétudes qui envahissent les habitants d’un petit village suisse. Un pâturage laissé à l’abandon à cause d’une vieille légende, une épidémie dans le bétail, des jeunes téméraires qui risquent leurs vies dans le glacier: un mal maudit inexplicable rend la vie difficile aux villageois.

William Windham à Pierre Martel, Premiers voyages à Chamouni : lettres, 1741-1742, 1741-1742

12 Ibidem 13 sur 18 62

Les premiers « touristes », curieux de découvrir les montagnes décrites par les deux explorateurs anglais, arrivent dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, entraînant avec eux la création des premières auberges et des premiers hôtels de la région. Au cours du XIXème siècle, les ascensions des hauts sommets du massif se multiplient. Les passionnés et curieux de la montagne se rassemblent dans des clubs nationaux ou régionaux qui visent à promouvoir la montagne et son exploration. L’Alpine Club est le premier club créé en 1857 en Grande-Bretagne, suivi de la CAF (club alpin français), créé le 2 avril 1874 à Paris 14 Le terme « alpinisme », fait son apparition dès 1877 dans des revues du Club Alpin Français et est utilisé pour désigner les ascensions en haute montagne. Il fait directement allusion aux Alpes, premier lieu historique de cette activité. En 1898, il entre dans le dictionnaire français.

Après avoir appartenu au Piémont, la Savoie redevient française en 1860. Le tourisme se développe de plus en plus. L’État français voit en la montagne un potentiel économique et le gouvernement met alors en place des infrastructures de transport qui permettent de désenclaver la vallée de Chamonix et de faciliter l’accès au massif du Mont-Blanc. Ainsi, de nouvelles routes qui traversent la vallée se créent. La route carrossable, construite au milieu du XIXème siècle sous Napoléon III , est remise en 15 état. En 1901, le chemin de fer est inauguré à Chamonix , permettant l’accès à la 16 vallée en hiver, quand les voitures, qui font leur apparition, ne sont pas équipées pour rouler en temps de neige et verglas.

Au XXème siècle, la vallée de Chamonix et ses montagnes connaissent alors une affluence croissante, rythmée par les deux saisons majeures; l’été et l’hiver. La montagne s'aménage et les premiers équipements touristiques voient le jour, comme le chemin de fer du Montenvers (train a crémaillère qui va de Chamonix à Montenvers, 17 permettant un point de vue sur la Mer de Glace) en 1908.

En 1924, Chamonix accueille les tous premiers Jeux Olympiques d’hiver, qui apportent une renommée mondiale aux sports d’hiver, à la vallée et son massif. Une nouvelle technologie inédite se développe à cette occasion: le téléphérique. Le tout premier téléphérique de France est mis en service en 1924; il permettait un accès à l’Aiguille du Midi en deux temps.

C’est à cette époque, pendant que Chamonix voit la construction de nombreux hôtels et infrastructures afin d’accueillir les J.O, que la haute montagne se construit à son tour. De plus en plus d’alpinistes, venant des quatre coins du monde, se rendent à Chamonix dans le but d’explorer le massif du Mont Blanc et ouvrent de nouvelles voies. Les premiers refuges, bivouacs et chalets de haute montagne, qui ont vocation à accueillir les alpinistes, randonneurs et guides, voient le jour.

14 françaises depuis 1874, in Revue de géographie alpine, vol. 63, 1975, p. 11

Marcel Jail, article Les sociétés sportives d’alpinistes et les refuges de montagne dans les Alpes

15

source: site de Chamonix, rubrique Histoire

J-P. Gide, J. Banaudo, Les trains du Mont-Blanc, Les éditions du Cabri, 1998. 16

ibidem

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Les lois de 1936, instaurant les congés payés en France, et la généralisation des vacances créent une explosion de la fréquentation de la montagne l’hiver. Dans la seconde moitié du XXème siècle, la vallée devient un lieu touristique très prisé. Les villes et villages de montagne se transforment: des hôtels et des chalets se construisent, les remontées mécaniques se font de plus en plus nombreuses. L’environnement socio-économique des années 1960 crée des conditions favorables à l’explosion de la fréquentation de la montagne. Le Plan Neige, mis en place en 1964, dont le but est de créer et d'aménager des stations de sports d’hiver, donne un essor considérable à la vallée de Chamonix.

La vallée, reliée au reste de la région Rhône-Alpes par l’Autoroute Blanche, le trafic routier ne cesse de croître et la démographie de la commune ne cesse d’augmenter. Le tunnel du Mont-Blanc, ouvert à la circulation en 1965, permet de relier Chamonix de Courmayeur en moins de 15 minutes (contre 3 heures en passant par les cols et la Suisse).

Aujourd’hui, Chamonix se décrit comme une "ville de haute-montagne » , et est 18 toujours très prisée des sportifs de montagne et amateurs d’alpinisme. Le bassin urbain de la vallée ne cesse d’augmenter, et de plus en plus d’étrangers deviennent propriétaires fonciers (en 2008, 59% des acheteurs de bien immobiliers étaient des étrangers ). Le trafic routier constant, l’industrialisation et l’urbanisation massive de la 19 vallée ont contribué à sa pollution , ne faisant qu’amplifier les effets du dérèglement 20 climatique, particulièrement visibles et ayant un impact considérable sur les infrastructures en haute montagne.

Toutes les infrastructures implantées dans ces territoires, peu importe leur taille et leur viabilité, témoignent de l’anthropisation de la montagne et de la trace de l’Homme dans ce milieu naturel vaste. La montagne, qui était auparavant un lieu laissé pour compte, devient un lieu ou s'effectuent des échanges de service, des échanges commerciaux et économiques qui contribuent à en faire, selon Denis Rétaillé , un lieu 21 de la mondialisation. Les lieux de la mondialisation étudiés dans l’ouvrage sont des témoins du mouvement dans lesquels se produit « quelque chose qui dépasse leur dimension propre »; la montagne n’est pas à l’origine un lieu où s’effectuent des échanges, des transactions, où il n’y a pas de pratique « marchande ». L’arrivée de l’Homme en ces lieux en a fait un lieu de la mondialisation en lui conférant 4 propriétés; une identité culturelle, une puissance géopolitique, une richesse économique et une présence au Monde. La montagne est alors, comme les autres lieux de la mondialisation énoncés dans le livre de Denis Retaillé, un « lieu de contrat», qui, par sa mise en tourisme, s’intègre dans un système où la logique de marché joue un rôle prépondérant.

Site de l’office de tourisme de Chamonix

Isabelle André-Poyaud, Sylvie Duvillard et Antonin Lorioux, Les mutations foncières et immobilières au

pays du Mont-Blanc entre 2001 et 2008, in Revue de géographie alpine, vol. 98, 1975, 2010

Taux de particules fines qui dépassent la limite sanitaire, source Plan de protection de l’atmosphère de

la vallée de l’Arve, par le Préfet de Haute Savoie, 2019

Denis Retaillé, Les lieux de la mondialisation, ed. Le Cavalier Bleu, 2012

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LE BIVOUAC DES PÉRIADES, UNE ARCHITECTURE DANS LA MONTAGNE

En 1928, deux alpinistes membres du GHM - Groupe de Haute Montagne, section d’alpinistes d’élites du Club Alpin Français (CAF), Paul Chevalier et Maurice Sauvage, décident de construire un petit bivouac sur l’arête des Périades. Ils payent de leurs poches les matériaux et les frais de travaux, montent eux-mêmes les matériaux sur leur dos et construisent le bivouac en une journée. La cabane, faite entièrement de bois, est de forme triangulaire afin d’éviter qu’elle ne s’effondre sous le poids de la neige. Elle n’est reliée à aucun réseau d’eau ou d’électricité; en somme c’est un abri très sommaire où 3 hommes peuvent s’abriter pour la nuit. Chevalier et Sauvage y passent la nuit du 10 au 11 août 1928 et repartent le lendemain afin d’effectuer une toute nouvelle ascension, celle de la calotte de Rochefort par l’arête Nord (au Sud de la crête des Périades). À cette époque, une multitude de petits bivouacs comme celui-ci voit le jour. Ils naissent de la volonté d’alpinistes ou cristalliers d’explorer de nouvelles zones du glacier. Ces petites cabanes leur permettent donc de s’abriter la nuit et de repartir le matin, sans avoir à modifier leurs trajectoires pour passer la nuit dans des refuges ou dans la vallée.

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Un refuge, par définition, un « lieu où on se met en sureté », est un abri pour échapper au danger, un lieu de protection. En montagne, le mot refuge est utilisé pour désigner une construction, une maison, située en moyenne et haute montagne, qui n’est pas accessible par la route. On ne peut s’y rendre que par des sentiers de randonnée, ou, en cas d’urgence, par hélicoptère.

Ces refuges sont gérés par des gardiens et sont ouverts majoritairement en été, parfois toute l’année . Ils sont des gîtes d’étape pour les randonneurs, alpinistes, 22 cristalliers et autres personnes qui pratiquent la montagne et qui ont besoin de passer la nuit en altitude pour repartir le lendemain vers de nouveaux sommets. Le gardien prépare le dîner que tout le monde partage, le couchage et le lendemain le petit déjeuner, avant de repartir.

Un refuge est un bâtiment complètement isolé: il fonctionne donc en complète autonomie énergétique. Les cours d’eau alentours, parfois des blocs de glace ou de neige qui viennent directement des glaciers alimentent le bâtiment en eau. Les premiers refuges utilisaient du mazout ou du bois pour produire de l’énergie, mais de nos jours, les énergies renouvelables (panneaux solaires, éoliennes, etc..) sont de plus en plus utilisées. Certains refuges admettent même des microcentrales hydroélectriques. Les eaux usées sont recyclées et les déchets sont triés et redescendus dans la vallée par des randonneurs ou par les gardiens.

Si les nouveaux refuges construits offrent un certain confort, à l’origine l’hébergement dans un refuge est très rustique, se rapprochant un peu de l’abri de berger, avec des couchages collectifs en dortoirs. Les repas et les nuits s’effectuant en collectif, il y a donc plusieurs règles de vie à respecter (calme, horaires, rangement…).

La plupart des refuges ne sont gardés que l’été, car sont accessibles par des sentiers de randonnée.

Certains refuges restent ouverts l’hiver, sans présence de gardiens, afin de servir d’abri en cas de besoin.

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Le bivouac, quant à lui, est une construction plus sommaire, une cabane non gardée qui sert à s’abriter la nuit. En général, un bivouac peut abriter entre 2 et 4 personnes qui doivent apporter de quoi se réchauffer et de quoi manger; c’est un abri plus informel et contrairement aux refuges, on ne réserve pas. Le but de ces structures est de fournir un abri à celui qui en a besoin, sans rémunération ou échange de service. Un bivouac est, en général, construit par des alpinistes, des guides ou des cristalliers, de manière indépendante, sans autorisation préalable.

Le bivouac des Périades, du fait de sa construction par deux membres du CAF de Paris, appartenait au Club Alpin Français. Lors de notre entretien, Jean-Sébastien Knoertzer m’explique que désormais, du fait de son emplacement, le bivouac appartient à la commune de Chamonix. « Alors il appartient à la Commune de Chamonix, parce qu’il est située sur le périmètre de la commune de Chamonix. Parce que à l’origine de cette cabane, c’est Monsieur Chevalier et Monsieur Sauvage, qui eux faisaient parti du Club Alpin de Paris. […] Mais entre-temps, la FFCAM s’est désolidarisée, […] j’ai contacté le président de la FFCAM Nicolas Raynaud, et ils ont dit bon la cabane a été construite dans les années 30, bien évidemment c’est plus d’actualité, la cabane on estime donc qu’elle appartient à la commune de Chamonix. »

La FFCAM, ex CAF, qui possède et gère une grande majorité des refuges en France, en s’occupant de leur entretien et des éventuels travaux, ne revendique pas la propriété du bivouac. N’étant pas géré par un organisme ou une personne en particulier, sur le plan juridique, son statut est alors défini par les dispositions de l’article 713 du Code Civil qui dispose: « les biens qui n'ont pas de maître appartient à la commune sur le territoire de laquelle ils sont situés ». Le bivouac peut également être perçu comme un objet, et non-pas un immeuble; dans ce cas-ci, il serait défini comme un res nullius Objet ou immeuble, le bivouac, non gardé, n’appartient à 23 personne, et par extension, appartient à tout le monde.

Lorsqu’un problème survient sur la cabane, les réparations sont auto-gérées, et l’entretien est laissé au bon vouloir de ses occupants temporaires. En 1956, des rénovations minimes sont effectuées. La porte est remplacée par Armand Couttet, guide de haute montagne qui la fabrique chez lui et l’emporte lui-même afin de la poser. Lorsqu’on lui réclame la facture, il répond « Je ne vous ferai pas de note pour cette porte, cela n’en vaut pas la peine, d’ailleurs, je me suis assez servi des refuges du CAF dans ma vie d’alpiniste» . Ces rénovations sont complètement 24 indépendantes, chacun contribue financièrement ou par une aide physique afin de prendre soin de cette petite architecture pour qu’elle serve aux prochaines générations.

Le bivouac est alors un bien commun que les alpinistes, les cristalliers, les guides et autres randonneurs, se partagent, utilisent et entretiennent depuis 1928.

« Choses mobilière non encore appropriée et susceptible de l’être par occupation ».

source : dr.civ, lexique des termes juridiques

Propos recueillis par Les Amis du Vieux Chamonix, disponible sur le site www.amis-vieux-

chamonix.org

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CHAPITRE 2

L’AFFAISSEMENT DU BIVOUAC, LA MANIFESTATION TANGIBLE DE PHÉNOMÈNES INVISIBLES

« TA CABANE ELLE A PRIS UN SALE COUP  »

Afin de mieux comprendre la chronologie de l’affaissement du bivouac, j’ai eu la chance de discuter avec 3 acteurs clefs de cette enquête.

Sébastien Khayati est un ingénieur géotechnicien et cristallier qui a participé à la 29 sécurisation temporaire du bivouac le 1er août 2019.

Ludovic Ravanel, originaire de Chamonix, est un géomorphologue spécialiste du permafrost de paroi dans les Alpes. Il est intervenu plusieurs fois sur la zone des Périades, notamment afin de définir un emplacement stable pour le nouveau bivouac.

Enfin, Jean-Sébastien « Jean-Sé » Knoertzer est guide de haute montagne et professeur à l’Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme. Il est particulièrement attaché à ce bivouac et a activement participé au sauvetage de ce qu’il appelle « sa cabane ».

Dans la nuit du 29 au 30 juillet 2019, le bivouac des Périades s’affaisse. Le 30 juillet, des cristalliers qui fréquentaient la zone autour du Mont Mallet, remarquent une anomalie: le bivouac semble renversé.

Ludovic Ravanel m’explique que « cette information [leur] est arrivée à travers des cristalliers, qui sont les seuls à fréquenter ce secteur là en plein été, parce que c’est sur une arrête où personne n’y va l’été (…) » car « c’est simplement un bivouac qui est beaucoup utilisé l’hiver, par contre l’été y a quasiment personne sauf des cristalliers ». En effet, la crête des Périades est particulièrement fréquentée en hiver, car c’est l’une des plus belles courses à ski de randonnée du massif du Mont-Blanc. La brèche Puiseux, à quelques mètres du bivouac, admet une pente considérable qui permet aux alpinistes une ascension technique et une descente à ski agréable avec une vue dégagée sur le reste du massif. En été, la cabane reste accessible, mais l’intérêt est moindre pour les alpinistes et skieurs. Le bivouac sert donc majoritairement l’été d’abri aux cristalliers dans le cadre de l’exercice de leur métier.

Pascal Brun, qui effectuait une rotation d’hélicoptère au-dessus du massif, repère également l’anomalie. Il communique alors l’information aux gardiens des refuges aux alentours, et à tout le réseau de guides, d’alpinistes et de cristalliers de Chamonix. Jean-Sébastien Knoertzer m’explique « quand il est passé en hélico et qu’il a vu la cabane sur le côté, il m’a vite envoyé une photo en disant ”bah regarde Jean-Sé, regarde ta cabane elle a pris un sale coup”. Donc je l’ai appris le jour même, la cabane a dû basculer dans la nuit, et lui est passé le matin pour faire un vol et c’est lui qui m’a prévenu tout de suite dans l’après-midi. Et suite à ça, j’ai tout de suite envoyé sur les réseaux sociaux un message en disant ”bah voilà la cabane des périades se casse la gueule, faut vite y faire quelque chose avant qu’elle bascule complètement dans le vide” ».

voir glossaire 29 sur 26 62
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LE BIVOUAC DES PÉRIADES LE 1er AOÛT 2019

Illustration personnelle

«  FAUT ÉVITER QU’ELLE SE RETROUVE SUR LE GLACIER ! »

Très rapidement, la nouvelle se répand. Christophe Lelièvre (gardien du refuge du Couvercle), Chloé Laget (gardienne du refuge de Leschaux), Sébastien Khayati, Christopher Baud, se préparent déjà pour aller relever le bivouac. Ils se connaissent tous très bien; on reconnait leurs visages complices sur les vidéos que Sébastien Khayati tourne en 2018. On les voit escalader le Mont Mallet, boire une soupe dans le bivouac des Périades, sortir des cristaux plus gros qu’une main d’une faille rocheuse, trinquer sur la terrasse du refuge du Couvercle…

Ludovic Ravanel me confie: « Très rapidement, ces cristalliers, qui sont vraiment des amoureux de la montagne, ont pris le taureau par les cornes et sont allés remettre droit en quelque sorte le bivouac. (…). Pour eux c’était impensable qu’un bâtiment de ce type puisse finir sur le glacier. » Un réseau s’organise alors très rapidement afin de redresser, ne serait-ce que temporairement, le bivouac des Périades.

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Sébastien Khayati m’a raconté, lors de notre entretien, le récit du redressement provisoire du bivouac:

« Le 08 août au matin, une opération de sauvetage a été mise en place pour sécuriser le bivouac. Une rotation d’hélico a ainsi permis de déposer 3 volontaires : Christophe Lelièvre, Christopher Baud et moi même, ainsi que du matériel (plusieurs grandes poutres de sections 15*15cm, scies, cordes, visseuse, clous, marteau…). La dépose a été effectuée sur le glacier du Mont Mallet, à une centaine de mètres en contrebas de l’emplacement du bivouac. Nous avons ensuite transporté à dos d’homme tout le matériel sur zone.

La première opération a consisté à redresser et déplacer le bivouac, qui semblait intègre structurellement. Pour ce faire, nous avons mis en place un système de corde et de sanglage assez complexe, avec un double mariner et des bras de leviers en divers points. En poussant et en tirant de façon synchronisée, nous avons pu remettre la cabane à l’horizontale et la déplacer de quasiment 2 mètres latéralement. Ce ne fut pas une mince affaire car celle-ci pèse environ 700 kg. Cette opération effectuée, nous avons utilisé les poutres et des murs en pierre sèche pour refaire une assise provisoire, tout en maintenant la cabane sanglée à des zones de roche saine. Ce travail nous a occupé jusqu’à 16H-17H mais fut mené à bien. Voilà, nous avons ensuite passé la nuit dans le bivouac et sommes redescendus à pied le lendemain matin par le glacier du Mont Mallet jusqu’au refuge du Couvercle.

Nous étions contents de notre opération mais il nous paraissait évident que celleci était un sauvetage provisoire. L’instabilité globale de la zone sur laquelle était fondé le bivouac ne laissait guère de place au doute quand à l’évolution future de l’ouvrage. L’évolution locale du permafrost et l’exposition du site (sur une ligne de crête) semblaient rédhibitoires. »

Le verdict est sans appel : l’été a été particulièrement chaud. La glace, en surface comme dans le sol a fondu, entrainant avec elle instabilité rocheuse et éboulements.

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LA FONTE DU CIMENT DES ALPES, RESPONSABLE DE L’AFFAISSEMENT

« La glace joue le rôle de ciment de nos montagnes. Et ce ciment est tout simplement en train de fondre. » 30

En France, au delà de 3 000 mètres d’altitude, le paysage montagnard devient plus rocheux, plus gelé. Lorsque la température moyenne du domaine montagneux se situe entre -6°C et -8°C, le sol est perpétuellement gelé (pergélisol continu ou permafrost continu) . Ce permafrost est un mélange de roches et de glace, qui sert de 31 ciment pour lier les éléments minéraux entre eux. La plupart du temps, il est invisible, car il se situe sous la zone active (couche de surface qui dégèle en été, qui permet à la végétation de pousser).

Le permafrost est parfois visible sur certaines parois montagneuses. C’est le cas du glacier suspendu sur le sommet sud des Grandes Jorasses (3980 mètres d’altitude), dans le massif des Périades, qui est un marqueur visible du permafrost car « leur base froide est « collée » au substratum rocheux du fait du gel permanent qui le 32 caractérise » . 33

Le 25 juin 2019, le Mont Blanc enregistrait une température record, la plus haute jamais enregistrée depuis le début des mesures dans le massif. La station météorologique de Colle Major, située à 4 750 mètres d’altitude, relevait 6.8°C. De telles températures, à de telles altitudes, provoquent différentes transformations du paysage alpin. Si l’air ambiant se réchauffe, les températures en dessous du sol ne cessent d’augmenter: en 10 ans, la température moyenne du permafrost s’est réchauffé de près de 1°C . 34

Ces modifications sont perceptibles de manière plus ou moins visible sur le paysage montagneux: recul des glaciers, raréfaction de la neige, remontée en altitude des espèces, ou fonte du permafrost.

Cette dernière est une transformation qui est, au premier abord, plus invisible que les autres. Le sol, sous nos pieds, se réchauffe et la glace qui tient les roches fond, sans que nous puissions apercevoir ce phénomène. Cependant, lorsque la glace du permafrost fond, les roches se disjoignent, entraînant chutes de pierres, éboulements, écroulements, glissements de terrains et laves torrentielles.

C’est ce phénomène qui a entraîné l’instabilité des roches sur lesquelles reposait le bivouac des Périades. Lors de notre entretien, Ludovic Ravanel m’explique que les Périades sont « une arête qui est dans son ensemble très très instable à la fois par le retrait des glaciers et par la dégradation du permafrost, qui entraîne souvent des

Interview de Ludovic Ravanel pour le journal 20 minutes, propos recueillis par Fabien Binacchi le 22

Novembre 2018

Chardon Michel, Montagne et haute montagne alpine, critères et limites morphologiques 31 remarquables en haute montagne, in Revue de géographie alpine, tome 72, n°2-4, 1984. pp. 213-224

voir glossaire

X. Bodin, P. Schoeneich, P. Deline, L. Ravanel, F. Magnin, J-M. Krysiecki, T. Echelard, Le permafrost

de montagne et les processus géomorphologiques associés : évolutions récentes dans les Alpes françaises, in Revue de géographie alpine, vol. 103-2 | 2015

ibidem « Sur les 5 années de mesure disponibles au forage ADMNO [capteur à 10 m au forage Aiguille

du Midi nord-ouest], la tendance observable à l’augmentation atteint 0,08°C par décennie. »

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déséquilibres géomorphologiques et donc des effondrements ». Sébastien Khayati me déclare à son tour « de telles évolutions sont inévitables et inhérentes à la haute montagne et ses conditions extrêmes, particulièrement à de telles altitudes ».

Si on a la trace de l’existence de phénomènes physiques comme les avalanches, les éboulements rocheux et les glissements de terrains depuis des siècles , c’est la première fois qu’une infrastructure architecturale s’effondre. Des travaux 35 d’ordre préventif ont déjà été mis en place afin de consolider plusieurs refuges dans les Alpes , de prévenir et d’éviter des accidents.

L’effondrement du bivouac des Périades est la manifestation visible d’un phénomène invisible à l’oeil nu. C’est le témoin du dérèglement climatique, l’incarnation physique des effets du changement climatique en montagne, qui touche l’environnement mais également les patrimoines architecturaux et les infrastructures de haute montagne, qui sont les traces du passage de l’homme dans ces territoires reculés.

Récit de l’effondrement du Mont Granier (entre l’Isère et la Savoie), le 24 Novembre 1248, près de

500 millions de mètres cubes s’effondrent, faisant plus de 1000 victimes dans les villages en contrebas. La nature des sols, la pluie et la boue sont en cause dans cet effondrement.

source: Jacques Berlioz, article L’effondrement du Mont Granier en Savoie (fin 1248). Production, transmission et réception des récits historiques et légendaires (XIIIe-XVIIe siècles), in Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, 1987, 15-1-2, pp. 7-68

« la déstabilisation du refuge des Cosmiques à Chamonix en 1998 par un écroulement rocheux

nécessita des travaux de confortement au niveau des fondations […]…»

Pierre-Allain Duvillard, Ludovic Ravanel et Philip Deline, article Evaluation du risque de déstabilisation des infrastructures de haute montagne engendré par le réchauffement climatique dans les Alpes françaises in Revue de géographie alpine, vol. 103-2 | 2015

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PERMAFROST DANS LES ALPES

Illustration personnelle

CHAPITRE 3

LA RECONSTRUCTION DU BIVOUAC, UNE SOLIDARITÉ LOCALE ET INTERNATIONALE

LA CAGNOTTE

L’expédition du 8 août 2019 a permis de stabiliser temporairement le bivouac. L’expertise de Ludovic Ravanel est formelle: les roches sont trop instables et risquent de s’affaisser à nouveau. Il faut redescendre le bivouac dans la vallée pour le sauvegarder.

Mais toutes ces opérations ont un coût. Le bivouac n’appartenant à aucun propriétaire ou organisme, les premières initiatives, qui étaient les plus urgentes, étaient financées de la poche des différents acteurs (le matériel qui appartient aux gardiens des refuges, les rotations d’hélicoptères prises en charge par Pascal Brun, l’intervention bénévole de Ludovic Ravanel). L’opération de sauvetage se compliquant, et entrainant de nouveaux frais importants, Jean-Sébastien Knoertzer décide de faire appel à la générosité publique, en créant une cagnotte en ligne.

La cagnotte « Sauvetage du bivouac des Périades » est mise en ligne le 22 août 2019 sur la plateforme Leetchi par Astrid Lanceau . Le jour du lancement, Jean-Sébastien 38 Knoertzer commente «Amis amoureux de la montagne et de son patrimoine à votre bon cœur afin de sauver cette petite merveille de cabane ... Une nuit passée dans ce petit bijoux ne vous fera pas regretter d'avoir un peu donné pour sa pérennité ... Merci. jean-se ».

C’est alors qu’une nouvelle chaîne de solidarité se met en place, à une échelle toute autre, plus dématérialisée et internationale. La cagnotte, relayée dans la presse régionale et nationale , récolte le double de ce qui était prévu (lors de la clôture de la 39 campagne de récolte de fonds, 14 230 euros sont récupérés, au lieu des 7 000 initialement prévus). « Au début je voulais juste récupérer de l’argent pour faire une rotation d’hélico pour pouvoir récupérer l’ancienne cabane pour pas qu’elle tombe. Mais finalement y a eu tellement de fonds que avec l’argent on va reconstruire une nouvelle cabane » 40

Belle-fille de Jean-Sébastien Knoertzer, qui a aidé pour la mise en place de la cagnotte. L’argent

récolté était reversé à l’association de Tristan Knoertzer, fils de Jean-Sébastien, qui avait déjà servi lors de son projet « Border Line » (boucle de 25 jours / 285 km à vélo, kayak et ski de randonnée) qui avait vocation de récolter de l’argent pour des enfants des Philippines en 2018.

Dans le Dauphiné, article « Une cagnotte pour pérenniser le bivouac des Périades » du 27 août 2019.

Dans Montagnes Magazine, article « Une collecte de fonds pour sauver le bivouac des Périades » du 30 août 2019.

Entretien avec Jean-Sébastien Knoertzer, guide de haute montagne, et professeur à l’Ecole Nationale

de Ski et d’Alpinisme. 16 avril 2020. sur

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Les donateurs viennent de tous horizons. Ils sont Français, Italiens, Suisses, Anglais, Espagnols, Américains. Certains ont déjà séjourné dans le bivouac, d’autres non, 41 voire même ne pratiquent pas l’alpinisme mais ont été touchés par cette histoire qu'ils ont appris par la presse ou les réseaux sociaux. Ils donnent 5 ou 200 euros. Certains remercient et saluent l’initiative, d’autres proposent de la main d’oeuvre, des matériaux, pendant que certains blâment le réchauffement climatique.

Jean-Sébastien Knoertzer est frappé par l’ampleur rapide et surtout internationale qu’a pris la cagnotte: « Alors je me suis aperçu que cette cagnotte que j’ai lancé en me disant que j’allais récupérer peut-être 800 euros, qui me servira à payer une rotation d’hélico, bah en fait je me suis aperçu que ça avait eu un succès dingue, j’ai des gens de partout en France, que je ne connaissais absolument pas, qui ne connaissaient ni la montagne, ni la cabane, ni l’alpinisme, et qui ont été touchés par le fait que ça soit une petite cabane comme ça qui se casse la gueule, et que il y ai des gens qui s’en occupent. Y a un monsieur de Normandie qui m’a appelé, qui m’a dit ”je ne connais rien à la montagne, je suis jamais allé en montagne, je sais absolument pas où c’est votre cabane là, mais je la trouve tellement jolie que donne de l’argent pour la reconstruction de cette cabane ”. Voilà, il y a eu un engouement terrible là, et en fait je me suis dit en fait les gens sont vraiment sensibilisés au maintien de ce patrimoine montagnard, en fait les gens sont vachement sensibilisés à ces objets de montagne »

« Alors concernant le Leetchi je n'ai malheureusement que très peu de données sur les participants

41 hormis nom/prénom. 306 personnes ont participé à la cagnotte», entretien avec Astrid Lanceau, le 20 avril 2020.

Les noms des donateurs ou des mots dans les commentaires indiquent des nationalités françaises, suisses, italiennes, anglaises, espagnoles ou américaines.

* Capture d'écran des différents commentaires laissés sous la cagnotte en ligne.

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En plus de la cagnotte, d’autres acteurs se sont impliqués et ont proposé leurs services. « Et au niveau de la vallée, y a eu une synergie incroyable, y a des hôtels qui m’ont donné des couvertures, d’autres des couverts, d’autres qui se sont proposés pour faire les rideaux… ». La Compagnie du Mont Blanc, qui gère les infrastructures 42 du domaine skiable de Chamonix, a proposé de mettre à disposition leurs remontées mécaniques si besoin.

Si tous les acteurs qui ont physiquement aidé au sauvetage et à la reconstruction du bivouac se connaissent tous et évoluent dans les mêmes cercles de passionnés de la montagne et d’alpinisme, l’étude de la cagnotte révèle que finalement, ceux qui contribuent à sauver ce bivouac, n’y sont pas tous attachés personnellement, mais ont été touchés par cette histoire, et désirent participer à la sauvegarde de ce patrimoine de montagne.

Selon l’Observatoire de la générosité et du mécénat , les principales raisons qui 43 poussent au don sont « le soutien à ses proches ou à sa communauté, l’attente d’une réciprocité, la recherche de notoriété ». Or, dans le cas de cette cagnotte, la recherche de notoriété est à écarter (rien ne mentionne sur la page Leetchi une éventuelle plaque avec les noms des donateurs, qui sera pourtant réalisée à postériori).

La plupart des donateurs n’a jamais fréquenté le bivouac et ne pratique pas la montagne, et n’attend donc pas en retour d’y séjourner. Ceux qui ont déjà dormi dans le bivouac, eux, font plutôt part de gratitude et souhaitent remercier l’usage qu’ils ont déjà fait de cette cabane, comme une gratification rétrospective. Le don est une manière de créer un lien social au sein d’une communauté. Le bivouac est un bien commun, une petite architecture unique et isolée, petite, rudimentaire et auto-gérée, construite sans permis ni autorisation particulière par deux alpinistes indépendants. Elle n’est gérée par aucune institution, et a donc besoin des actions désintéressées et indépendantes des Hommes afin de continuer a vivre. Ce bivouac génère un sentiment d’appartenance particulier, une solidarité hors norme qui s’exprime ici d’une manière mondialisée par la participation financière désintéressée de centaines d’inconnus.

42 de Ski et d’Alpinisme. 16 avril 2020.

Entretien avec Jean-Sébastien Knoertzer, guide de haute montagne, et professeur à l’Ecole Nationale

Document Motivations et valeurs associées au don, étude réalisée en 2001 par la SORGEM pour

l’Observatoire de la générosité et du mécénat

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LE NOUVEAU BIVOUAC DES PÉRIADES

L’argent récolté grâce à cette cagnotte permet de financer différentes opérations pour sauvegarder l’ancien bivouac et en construire un nouveau qui sera posé sur une vire stable un peu plus loin que l’autre bivouac

L’ancien bivouac, double témoin Pascal Brun assure l’hélitreuillage, afin de redescendre l’ancienne cabane à Chamonix. Une fois dans la vallée, le bivouac a été temporairement placé à l’entrée de l’hôtel Majestic, pour célébrer la place de l’alpinisme au patrimoine culturel de l’UNESCO . 44

L’ancien bivouac des Périades est désormais conservé au Musée Alpin de Chamonix, où il est exposé comme un double témoin : celui de la pratique de l’alpinisme et des sports de haute montagne dans le massif du Mont-Blanc au XXème siècle, et celui de l’impact des changements climatiques, qui requiert une adaptation réfléchie de la conception et de la pratique de la haute montagne.

L’alpinisme est rentré au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2019 comme patrimoine culturel

l’humanité

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Jean-Sébastien Knoertzer et le bivouac devant l’hôtel Le Majestic, décembre 2019 Photographie sur le site chamonix.fr

Nouveau bivouac, même emplacement…

Un nouveau bivouac est construit par la menuiserie Ravanel-Simond , sur les conseils 45 de Jean-Philippe Couttet : « C’est un guide de la compagnie des guides de Chamonix, qui a un deuxième métier qui est charpentier, et la compagnie des guides de Chamonix a manifesté, dès le début, le désir de participer d’une façon ou d’une autre, à la sauvegarde de cette cabane. Donc au lieu de donner de l’argent, ils m’ont proposé en me disant ”nous on te met à disposition J.P. Couttet qui s’y connait bien en charpente, et qui va être un peu ton conseiller technique pour la fabrication de cette cabane”. » 46

La nouvelle cabane est construite sur le même modèle que l’ancienne (cabane en triangle, aux mêmes dimensions, même méthode de construction en bois pour le toit), et est reposée sur une vire à quelques mètres de l’emplacement de l’ancien bivouac. Ludovic Ravanel avait désigné l’emplacement d’une vire stable et de roches saines qui pouvaient accueillir en toute sécurité une nouvelle structure.

L’installation, qui devait avoir lieu le 10 avril 2020, a été retardée à cause du covid-19. Elle a finalement été reportée à juillet 2020. Le 15 juillet, le nouveau bivouac est exposé et baptisé au champagne à Chamonix, sur la place du Mont Blanc, en compagnie de Jean-Sébastien Knoertzer, Pascal Brun, Éric Fournier (maire de Chamonix), Frédéric Ravanel (menuisier en charge de la construction) et d’autres personnalités bien attachées au bivouac . 47

Le 20 juillet 2020, le nouveau bivouac des Périades rejoint son nouvel emplacement par les airs, grâce à un hélicoptère de la CMBH, dirigé par Pascal Brun. Lors de notre dernier entretien, le 14 octobre 2020, Jean-Sébastien Knoertzer me détaille la mise en place de la nouvelle cabane: « Pour l’installation de 20 juillet dernier nous étions 4 en tout. Il y avait Frédéric Ravanel, le menuisier qui a construit la cabane, Christophe Lelièvre, le cristallier et gardien de refuge qui m’a aidé depuis le début sur ce projet et lan Knoertzer, un de mes deux fils qui est très à l’aise en montagne. L’installation de la cabane nous a pris environ 6 heures en tout, l’hélitreuillage de la cabane par Pascal Brun c’était hyper délicat mais il l’a fait parfaitement. L’hélitreuillage d’une cabane comme ça qui fait plus de 700 kilos, il a fallu que Pascal fasse preuve de dextérité, et il nous l’a posée au millimètre près sur la vire juste là où il fallait qu’elle soit. Après il y a eu la préparation de la plateforme et enfin la fixation de la cabane. ».

Sur les photos parues dans la presse, on aperçoit dans le public Astrid Lanceau, Ilan et Tristan

Knoertzer, Armand Couttet (guide, qui avait effectué les réparations de la porte en 1996).

45 l’ouest) Explications de Jean-Sébastien Knoertzer lors de notre entretien
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Menuiserie Charpente Simond Ravanel, située aux Houches (commune limitrophe de Chamonix à
du 16 avril 2020
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Pose du bivouac par hélitreuillage sur la nouvelle vire 20 juillet 2020 Photographies envoyées par Jean-Sébastien Knoertzer

… et même volonté d’affirmer la place de l’Homme en montagne

Replacer un nouveau bivouac est un acte aussi bien pratique que symbolique. D’une part, ce bivouac est nécessaire aux cristalliers et alpinistes qui fréquentent la zone en hiver comme en été. L’installation de ce nouveau bivouac leur permettra de continuer de pratiquer la crête des Périades tout en ayant un point d’ancrage, un abri pour la nuit. D’autre part, il s’agit de réaffirmer la place de l’Homme dans la montagne. Si le réchauffement climatique a eu raison du premier bivouac, l’Homme, en replaçant une nouvelle cabane, réimplante une trace de son passage dans des territoires naturels inhospitaliers.

À défaut de pouvoir intervenir directement sur les changements climatiques et leurs impacts, l’Homme s’y adapte. Il ne peut pas agir sur les phénomènes qui le mettent en danger, et doit donc s’en accommoder au mieux. En montagne, il répare inlassablement les cabanes endommagées, modifie sans cesse ses chemins d’alpinisme pour éviter les zones dangereuses. L’effondrement du bivouac des Périades et la lutte menée pour le reconstruire mettent en avant une certaine logique fataliste : il faut accepter que la montagne se transforme sans arrêt, et qu’il faudra 48 continuellement réparer, reconstruire, et réorganiser sa pratique de la montagne

La médiatisation

La diffusion de la nouvelle de l’effondrement sur les réseaux sociaux ainsi que le lancement de la cagnotte en ligne ont grandement participé à la médiatisation de ce fait divers. Les différents journaux régionaux - Dauphiné ou Montagnes Magazine - se sont rapidement emparés de la nouvelle, relayée par la suite par des médias plus nationaux, à l’instar d’Euronews ou encore France 3. L’opération de la pose du 49 nouveau bivouac a même été retransmise en direct par une équipe de journalistes de France 3 Régions, qui ont été déposés en hélicoptère sur la brèche Puiseux afin de filmer la mise en place de la nouvelle cabane et interviewer Jean-Sébastien Knoertzer50

Cette théorie est expliquée par Olivier Godard dans son article Cette ambiguë adaptation au

changement climatique (in Natures Sciences Sociétés 2010/3 (Vol. 18), p. 287 à 297). L'auteur explique les différentes réactions de nos sociétés face aux transformations climatiques, notamment à travers le prisme de l’adaptation:

« D’un point de vue dynamique, l’adaptation s’inscrit dans une histoire ouverte de coévolution. En dépassant la métaphore de l’organisme, la question soulevée pour l’humanité est celle de déterminer le cheminement entre les parcours qui se profilent, sans avoir la prétention de maîtriser le terme de l’aventure. » (paragraphe 12)

Article Euronews « Dans les Alpes, un bivouac accroché aux cimes », article du 22/07/2020 49

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Journal télévisé de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes du 20 juillet 2020.

Archives et résumé dans l’article « VIDÉOS. Revivez l'installation du nouveau bivouac de secours des Périades dans le massif du Mont-Blanc » de la page internet de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes du 20/07/2020

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D’autres initiatives pour le patrimoine de montagne

L’argent restant de la cagnotte sera utilisé pour « préserv(er) ces bijoux des montagnes qui ne sont pas budgétisés par le CAF » : « L'objectif des Périades étant atteint, nous avons décidé de continuer la collecte pour lancer une opération plus large d'entretien des cabanes non gardées du massif tel que l'ancien refuge du Courvercle, Craverri, Canzio, La Fourche, la cabane de la Tour Rouge… Achat de nouvelles couverture, achat de nouveaux matelas, bois, gaz, isolation, évacuation des ordures » . Jean 51 Sébastien Knoertzer, lors de notre entretien, me fait part de sa volonté de reconstruire le bivouac de la Tour Rouge : « C’est un truc qui me tente depuis très longtemps, il y a une vielle cabane qui a existé jusque dans les années 60, qui s’appelle le bivouac de la Tour Rouge. Les anciens avaient pareil construit dans les années 20 un petit bivouac sur une petite vire au milieu de ces grandes faces, et ça s’appelait le bivouac de la Tour Rouge, qui était de 8 places, une petite cabane en bois posée sur une vire, vraiment posée. En fait cette petite cabane elle a fonctionné quelques années, mais malheureusement il y a eu un hiver où il y a eu beaucoup de neige, et en fait cette cabane à été écroulée par le poids de la neige. Comme elle était en bois, sans structure solide, dans les années 60 elle s’est écroulée. Comme elle est restée comme ça, je me suis dit qu’on pouvait en refaire un bivouac. Si tout va bien ce projet devrait aboutir à la fin de l’été, je suis en train de refaire une autre petite cabane qui va être posée sur cette vire pour redonner vie au bivouac de la Tour Rouge. »

La générosité qui a permis de reconstruire le bivouac des Périades servira encore, dans le même élan et la même volonté de préserver et redonner vie au patrimoine de haute montagne.

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Commentaire du 27 août 2019 par Astrid Lanceau sur la plateforme Leetchi

ET LA POLITIQUE ?

Toutes ces actions afin de reconstruire le bivouac des Périades ont été menées indépendamment de décisions politiques. L’aide de la mairie, de la communauté de commune ou de toute autre institution politique n’a pas été sollicitée. La mairie de Chamonix n’a déployé ni moyens financiers, ni moyens matériels pour sauver la cabane, mais a cependant témoigné son soutien. Le maire de Chamonix, Eric Fournier, était présent lors de l’inauguration du bivouac.

Cette absence d’implication des acteurs politiques dans le sauvetage de ce bivouac ne signifie pas pour autant que les questions environnementales et d’adaptation des infrastructures de haute montagne aux changements climatiques ne sont pas traitées ou anticipées.

A l’échelle locale et régionale, un Plan Climat Haute Montagne a été élaboré 52 en 2019 afin de prévoir et anticiper le changement climatique en moyenne et haute montagne. Ce document, réalisé par la mairie de Chamonix-Mont-Blanc, propose 7 premières actions concrètes, mises en place dès 2019, comme: l’adaptation des conditions d’accueil dans les refuges, l’adaptation des périodes d’ouverture des remontées mécaniques, la surveillance renforcée des équipements et de la remontée du permafrost, la modification des accès à la haute montagne et aux refuges, l’adaptation des autres infrastructures touristiques, un programme trans-frontalier ”AdaPT Mont Blanc”, ainsi que le renforcement de la prévention et de la formation des pratiquants de la haute montagne. À travers toutes ces actions, la mairie de Chamonix-Mont-Blanc émet le souhait de transformer la montagne afin de la rendre plus sécurisée et accessible, malgré un climat changeant. Cela se traduit par des aménagements temporels et horaires (périodes d’ouverture des différents services comme le ski ou les refuges), des transformations spatiales (ouverture trans-frontalière), mais également des aménagements territoriaux (remplacement de remontées mécaniques, accès alternatifs à la montagne, équipements des chemins de randonnées…).

A l’échelle nationale, un plan d’action a été mis en place par la ministre de la transition écologique Elisabeth Borne en février 2020 afin de permettre aux stations de diversifier leur offre et ne plus être dépendant de la neige, qui se fait de plus en plus rare. Ce plan, qui s’étend à l’échelle nationale, est nommé Plan national d’adaptation au changement climatique 2018-2022 (PNACC2) . Il a été élaboré par le Ministère de la 53

Transition Écologique en collaboration avec les élus de montagne et les représentants des exploitants de différents domaines skiables en France. Le but de ce plan est de diversifier l’accueil en montagne, et de valoriser l’été en montagne, afin d’assurer un minimum de tourisme tout au long de l’année. Il s’agit de transformer les « stations de ski » en « stations de montagne ».

Plaquette du Plan Climat Haute Montagne (PCHM) réalisée par la direction de la communication de la

voir annexe

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mairie, disponible sur le site de la mairie de Chamonix, voir annexe

La préservation de la montagne est une question environnementale, mais aussi et surtout politique et financière; la neige est un véritable or blanc qu’il faut valoriser et protéger à tout prix pour faire vivre les villes et stations d’altitude. Ces plans n’ont pas vocation à réduire les changements climatiques mais à minimiser leur impact sur les villes, villages et infrastructures, par l’adaptation. Selon Olivier Godard , « l’adaptation 54 relève principalement de la protection ou de la production de biens privés qui devraient être spontanément prises en charge par les acteurs économiques et politiques concernés. L’essentiel des bénéfices des actions d’adaptation sont privés, c’est-à dire qu’ils bénéficient à ceux qui les engagent et à eux seulement ». Ainsi, à cette échelle plus nationale et politique, la lutte pour la préservation et l’adaptation des espaces d’altitude est liée à une pratique marchande de la montagne, et très différente des logiques qui ont animé le sauvetage du bivouac des Périades

Olivier Godard, article Cette ambiguë adaptation au changement climatique (in Natures Sciences 54 Sociétés 2010/3 (Vol. 18), p. 287 à 297), paragraphe 24 sur 47 62

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

_ Sylvain Jouty et Hubert Odier, Dictionnaire de la Montagne, ed. Arthaud, octobre 1999

_ William Windham à Pierre Martel, Premiers voyages à Chamouni : lettres, 1741-1742, 1741-1742

Charles Ferdinand Ramuz, La Grande Peur dans la montagne, 1925

_ Thérèse Robache, 1786, Chamonix et la conquête du Mont Blanc, ed. Édimontagne, 1986

_ Bernard Debarbieux, Chamonix – Mont-Blanc. Les coulisses de l’aménagement, ed. Pug, 1990

_ Antoine Chandellier, Les Refuges dans les Alpes : Abris du ciel, défis des hommes, ed. Le Dauphiné Libéré, collection Les Patrimoines, 2014

_ Philippe Descola, Par-delà nature et culture, ed. Gallimard collection Bibliothèque des sciences humaines, 2005

_ Denis Retaillé, Les lieux de la mondialisation, ed. Le Cavalier Bleu, 2012

_ Martin de la Soudière, Arpenter le paysage, poètes, géographes et montagnards, ed. Anamosa, 2019

_ J-P. Gide, J. Banaudo, Les trains du Mont-Blanc, Les éditions du Cabri, 1998.

ARTICLES DE LOI

_ Loi n° 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne

_ Arrêtés des 20/10/1974, 18/03/1975, 18/01/77 et 13/11/1978 et décret n° 77-566 du 03/06/1977

_ Directive 75/268/CEE du Conseil, du 28 avril 1975, sur l'agriculture de montagne et de certaines zones défavorisées

_ Article 713 du Code Civil

ARTICLES

_ Bernard Debarbieux, article La montagne : un objet géographique ?, in Les montagnes : discours et enjeux géographiques, 2001

_ Paul et Germaine Veyret, Article - Essai de la définition de la montagne, in Revue de géographie alpine, tome 50, n°1, 1962

_ Michel Chardon, article Montagne et haute montagne alpine, critères et limites morphologiques remarquables en haute montagne, in Revue de géographie alpine, tome 72, n°2-4, 1984. pp. 213-224

_ Le temps qu’il fait, revue Communications, 101, 2017, sous la direction de Martin de la Soudière

X. Bodin, P. Schoeneich, P. Deline, L. Ravanel, F. Magnin, J-M. Krysiecki, T. Echelard, Le permafrost de montagne et les processus géomorphologiques associés : évolutions récentes dans les Alpes françaises, in Revue de géographie alpine, vol. 103-2 | 2015

Marcel Jail, article Les sociétés sportives d’alpinistes et les refuges de montagne dans les Alpes françaises depuis 1874, in Revue de géographie alpine, vol. 63, 1975, p. 11

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Isabelle André-Poyaud, Sylvie Duvillard et Antonin Lorioux, Les mutations foncières et immobilières au pays du Mont-Blanc entre 2001 et 2008, in Revue de géographie alpine, vol. 98, 1975, 2010

Jacques Berlioz, article L’effondrement du Mont Granier en Savoie (fin 1248). Production, transmission et réception des récits historiques et légendaires (XIIIe-XVIIe siècles), in Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, 1987, 15-1-2, pp. 7-68

Pierre-Allain Duvillard, Ludovic Ravanel et Philip Deline, article Evaluation du risque de déstabilisation des infrastructures de haute montagne engendré par le réchauffement climatique dans les Alpes françaises in Revue de géographie alpine, vol. 103-2 | 2015

_ Olivier Godard, article Cette ambiguë adaptation au changement climatique, in Natures Sciences Sociétés 2010/3 (Vol. 18), p. 287 à 297

_ Daniela Festa, avec la contribution de Mélanie Dulong de Rosnay et Diego Miralles Buil, article Notion en débat : les communs, in Géoconfluences, juin 2018

_ Anne Sgard, article En montagne avec le paysage, un laboratoire du bien commun ?

In Les carnets du paysage, 2018, vol. 33, p. 106-119

_ Martin Vanier, article Montagne : des communs pas ordinaires, in Alpes Magazine, n. 168, Décembre 2017 - Janvier 2018

AUTRE

_ La Nouvelle Architecture Alpine, Série de 4 épisodes sur Arte, diffusé en 2019

Philippe Descola, Penser la nature à l’heure de l’anthropocène, conférence au MuCem, 2017

_ Document Motivations et valeurs associées au don, étude réalisée en 2001 par la SORGEM pour l’Observatoire de la générosité et du mécénat

_ Article Euronews « Dans les Alpes, un bivouac accroché aux cimes », article du 22/07/2020

_ Journal télévisé de France 3 Auvergne-Rhône-Alpes du 20 juillet 2020. Archives et résumé dans l’article « VIDÉOS. Revivez l'installation du nouveau bivouac de secours des Périades dans le massif du Mont-Blanc » de la page internet de France 3 AuvergneRhône-Alpes du 20/07/2020

Le Dauphiné Libéré, article Une cagnotte pour pérenniser le bivouac des Périades, 27 août 2019.

_ Montagnes Magazine, article Une collecte de fonds pour sauver le bivouac des Périades, 30 août 2019

_ Cagnotte Leetchi créée par Astrid Lanceau, « Sauvetage du bivouac des Périades » du 22 août 2019

ENTRETIENS

_ Entretien téléphonique avec Ludovic Ravanel, le 1er avril 2020.

_ Entretien téléphonique avec Sébastien Khayati, le 17er avril 2020.

_ Entretien téléphonique avec Jean-Sébastien Knoertzer, les 16 avril 2020 et le 14 Octobre 2020

_ Entretien téléphonique avec Astrid Lanceau, le 20 avril 2020.

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