Monument/Antimonument • vers une architecture "de contemplation"

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Monument/Antimonument

vers une architecture “de contemplation�

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Monument/Antimonument

vers une architecture “de contemplation”

Camelia Marina Petre Mémoire de Master sous la direction de

Manola Antonioli & Vincent Jacques

École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, Janvier 2017



Synthèse : Explorer le monument comme aire d’étude, c’est d’être attentif à l’expérience du temps et à la fixation du temps dans un espace, aux besoins culturels de retenir des faits ou des valeurs pour les préserver, les vivre au temps présent. Dans le sens où le monument structure la ville, il structure donc la manière de vivre des habitants. Un besoin de nouveaux types de monuments se propage à travers la seconde moitié du XXéme siècle, donnant naissance à de nouveaux courants architecturaux et artistiques. Les monuments deviennent de plus en plus des outils d’interrogation et de critique de la société. La naissance de l’antimonument surgit, remettant en cause les canons de la société et s’opposant aux limitations habituelles de la mémoire monumentale. L’antimonument peut donc signifier un pas vers l’éducation des gens, mais sans la volonté de participation des différentes sphères de pouvoir, publiques, politiques, il ne sera pas effectif dans son rôle d’apporter un réel et durable changement de perspective. Dans notre société de surmodernité pouvons nous imaginer une valeur de monument contemporaine ? Quelle serait alors la mémoire que ces bâtiments voudront nous transmettre et contre quels dangers voudront-ils nous avertir ? Mots clés : monument, antimonument, mémoire, ars memorativa, locus, land art, surmodernité, contemplation.

Abstract: Exploring the monument as a study area involves paying close attention to the experience of time and to the ways in which time is being frozen and withheld within a space, to the cultural needs to retain and preserve certain facts and values in order to live them in the present time. In the sense that the monument structures the city, it thus also structures the way of life of its inhabitants. A need for new types of monuments emerged throughout the second half of the 20th century, giving rise to new architectural and artistic trends. Monuments started more and more to become tools for interrogating and criticizing society. The birth of the anti-monument arose, questioning the canons of society and opposing the limitations of traditional monumental memory. The anti-monument can therefore symbolize a step towards educating the masses, but without the involvement of the various spheres of power, public or political, it will not be effective in its role to bring about a real and lasting change of perspective. In this society of supermodernity can we imagine a value of the monument, contemporary to us? What would then be the memory that these buildings will want to transmit us and of what dangers will they try to warn us? Key words: monument, anti-monument, memory, ars memorativa, locus, land art, supermodernity, contemplation.


p. 7

p. 11

p. 53

p. 103

p. 145


Sommaire Introduction

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Le monument et ses mots, dans l’ère de la surmodernité 1.1.

Les valeurs du monument au fil du temps

1.2.

De l’ars memorativa à l’architecture

1.3.

Le monument en rapport à son territoire

1.4.

La nécessité d’une nouvelle typologie de monument

L’antimonument, controverse du monument 2.1.

Pratique et poétique d’une antimonumentalité

2.2.

La banalité des choses et le territoire antimonumental

2.3.

Le vide, l’absence et la disparition

Vers une contemplation renouvelée dans l’architecture 3.1.

Contemplation vers un retour à l’essence

3.2.

Petites architectures à grandes capacités i. La maison U, Toyo Ito, 1976 ii. Le pavillon Carlos Ramos, Alvaro Siza, 1987 iii. La cité d’Orion, Hannsjörg Voth, 2003

Conclusion

Annexe Bibliographie Remerciements



Introduction

1.

Frederich Nietzsche, Saint Janvier suivi de quelques aphorismes, Paris, Stock, 1923, p. 18, exemplaire annoté par Le Corbusier, FLC, Paris.

Il faudra reconnaître un jour, et bientôt, peut-être, ce qui manque à nos grandes villes : des endroits silencieux, spacieux et vastes pour la méditation, des endroits avec de hautes et de longues galeries pour le mauvais temps et le temps trop ensoleillé, où le bruit des voitures et le cri des marchands ne pénétreraient pas, où une subtile convenance interdirait, même au prêtre, la prière à haute voix : des constructions et des promenades qui exprimeraient, par leur ensemble, ce que la méditation et l’éloignement du monde ont de sublime.1 Frederich Nietzsche, 1923.

Étant donnée sa fonction de porteur de la mémoire, ainsi que la pléthore d’adversités que nous affrontons actuellement en tant que société, le monument devient à présent un thème récurent de discussion. Les débats au sujet du monument se concentrent notamment sur sa valeur historique, de patrimoine, mais il y a bien d’autres facettes au monument. Nous allons découvrir que l’étude du monument implique l’investigation des aspects sociologiques et philosophiques, outre son coté architectural et historique, car en structurant la ville, le monument structure aussi la manière de vivre de ses habitants. C’est grâce à cela que le monument connaît une évolution perpétuelle, suivant les transformations et bouleversements des sociétés aux sein desquelles il émerge et les valeurs dont il est le gardien. De ce fait, nous allons explorer dans ce présent ouvrage différentes façons d’« être monument », comme à travers sa propre négation, en analysant le courant et l’idéologie de l’antimonument. Puis en survolant son parcours depuis ses origines dans nos sociétés et jusqu’au temps présent, nous allons tenter non pas d’imaginer

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l’avenir du monument, sinon plutôt de regarder son état présent sous un autre prisme, proposant une réinterprétation de certaines œuvres architecturale en tant que porteuses d’une valeur contemporaine de monument. C’est cette valeur même que nous allons tacher de déchiffrer et suite à l’analyse proposée par le philosophe Marc Augé sur la surmodernité nous découvrirons que c’est la capacité de contemplation qu’une œuvre puisse susciter en nous ce qui pourrait nous sauver du danger de l’aliénation que nous courons à présent.

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Chapelle Frère Nicolas par Peter Zumthor, à Wachendorf, Allemagne,2007. Photographe inconnu.


Photographie de la dĂŠfinition du mot latin monumentum, inclus dans Ibid.


Chapitre I Le monument et ses mots, dans l’ère de la surmodernité

2. Toutes

les références de définitions du latin proviennent de Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris : Hachette, 1934, version en ligne scannée par Xavier Nègre, lexilogos, 20022017, URL : http:// www.lexilogos.com/, consulté le 20 octobre 2016.

Il y a de temps à autre des moments hors du commun estimés suffisamment importants pour être gardés vifs, pour ne jamais tomber dans l’oubli. C’est alors que le passé se verrouille dans une image, se concrétise autour d’un objet à travers lequel il survit et évolue, conforme à la continuelle transformation de la réception de cet objet au fil du temps, dans l’histoire. Dévoué à cette logique de dialogue entre l’histoire et le mythe autour de l’histoire, le passé se fige dans des monuments (en français, roumain et anglais monument, en italien, espagnol et portugais monumento, venant du latin monumentum2). Ainsi, le monument est édifié pour monere, c’est-àdire pour rappeler, mais aussi pour faire penser, aviser, avertir, conseiller, inspirer, prédire et annoncer. Odon Vallet, spécialiste français des religions, raconte dans son texte, Les mots du monument, que ce verbe monere, quant à lui, évolua de la racine indo-européenne men qui définit tout élément relié à la pensée, le monument incarne alors avec précision le sens propre de sa traduction allemande Denkmal, Mahnmal (la tâche, Mal, de la pensée, Denken, ou de l’avertissement, Mahnen). De ce fait, il relie les axes temporels, étant érigé dans le présent pour invoquer le

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passé et inspirer un futur meilleur, conscient et lucide face aux vérités de son vécu. Vallet explique que le monumentum serait aussi lié au munimentum, «désignant un rempart, une fortification. Ce dernier terme ajoute une nuance très « concrète » (au sens de l’anglais concrete, béton) au processus plus intérieur du souvenir monumental »3 . Comme ses racines l’indiquent, le monument est un signal de la mémoire, un gardien du souvenir. Les premiers monuments, du tumulus à la stupa, des mégalithes aux pyramides, étaient fréquemment funéraires. Le mnemeion, signifiant souvenir en grec est aussi le mot qui désigne un monument ayant comme fonction première la commémoration des morts. Vallet touche un sujet intéressant dans son texte, en discutant le fait que de manière paradoxale les civilisations avec le plus de monuments mortuaires sont celles qui finalement incinèrent leurs défunts. Ainsi, les stûpas bouddhiques parsèment les paysages himalayens et indochinois, «comme si l’absence de tombes individuelles justifiait un mémorial collectif»4. D’ailleurs, en matière de mémorial à travers une tombe vide, le cénotaphe édifié pour commémorer un corps enterré ailleurs, représente une puissance supérieure de la fonction de souvenir et de représentation du monument mortuaire. Le monument est identifié comme signal aussi dans des langues sémitiques comme l’hébreu, punique et phénicien par l’emploi du mot matsevah qui représente un obélisque, un pilastre ou une pierre levée. La verticalité de ce simple signal opposée à l’horizontalité de la terre apparaît comme défi au passage impardonnable du temps, pour marquer l’éternité de la mémoire en antithèse avec la mortalité de l’homme.

3. Odon Vallet, “Les

mots du monument”, Les cahiers de médiologie, vol. 1, no. 7, Paris : Gallimard, 1999, p. 21.

4. Ibid, p.22.


5. Andrea

Pinotti, MONUMENT NONUMENT. Politique de l’image mémorielle, esthétique de la mémoire matérielle, Directeur de Programme (2011 – 2016), Collège International de Philosophie, p. 3.

6. Ibid, p. 5.

Andrea Pinotti, professeur dans le département de philosophie à l’Université de Milan, indique dans son texte Monument Nonument, que chez certaines cultures anciennes on observe une relation très étroite entre des termes qui désignent l’image et le sujet de la mort5. Ainsi, le grec eidolon représente en sens premier le fantôme des défunts, pour ensuite évoluer et indiquer une représentation imagée ou portrait. Imago était l’objet qui garde l’image d’une personne, le moulage en cire du visage d’une personne décédée. Dans l’Empire Roman du second siècle, si le corps du défunt n’était pas disponible, la personne étant physiquement disparue d’une manière ou autre, la communauté lui organisait tout de même un funus imaginarium, des obsèques de l’image. Enfin, pendant le Moyen Âge, une effigie en cire prenait la place du mort pendant les funérailles, étant nommée «représentation»6. Un dialogue perpétuel entre la présence et l’absence semble marquer le mot image, ainsi que ses fonctions, et il est évident que l’on pourrait aussi étendre le concept de représentation à cette relation dichotomique. Pourraiton étendre ce dialogue en dehors du domaine de la mort, en discutant une relation étroite entre la présence et l’absence des éléments palpables ou bien des valeurs nécessaires à notre société contemporaine, représentée par une image actuelle qui pourrait être comprise comme monument ? Que se passe-t-il avec le monument dans notre société contemporaine d’abondance et de consommation, où le temps est excessivement accéléré et où l’on vit si rapidement le présent comme pour se dépêcher d’atteindre l’avenir, où l’on a perdu la patience de faire vivre la mémoire et de cultiver les coutumes de notre société ?

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Dans son livre, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, l’ethnologue et anthropologue français Marc Augé qualifie l’espacetemps dans lequel nous vivons de « surmodernité »7. L’auteur constate que nous vivons dans une société d’excès et rejetant l’enthousiasme implicite du mot « postmodernité », il choisit plutôt d’employer le préfixe « sur » pour souligner la « surabondance événementielle [et] spatiale » et l’« individualisation des références »8

7. Marc Augé, Non-

Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992.

8. Ibid, p. 53.

présentes dans notre société contemporaine. L’auteur constate que l’accélération de l’histoire et du rythme de vie des gens ainsi que le rétrécissement de l’espace mènent à une volonté personnelle des individus de décoder et interpréter par soi-même les références qui nous entourent et non de s’appuyer sur les normes de la société au sens du groupe. Selon Marc Augé, la surmodernité attire une propagation des « non-lieux », espaces ayant la capacité de muter, où l’être humain reste anonyme. Pour l’auteur, la spécialisation démesurée des fonctions des lieux crée des non-lieux. Il extrapole cette situation même pour les sites de commémoration, qui seraient devenus des mises en scène distançant le passé de l’individu d’une façon trop artificielle pour que le lieu soit toujours perçu comme réellement historique, surtout à travers des signes et des plaques indiquant la manière dont le monument doit se « conjurer ou interpréter, dont un calendrier rituel précis réveille et réactive à intervalles réguliers les puissances tutélaires, (…) aux antipodes des “lieux de mémoire”, (…) l’image que nous ne sommes plus ». Les gens deviennent ainsi « spectateurs d’eux-mêmes, des touristes de l’intime »9

9. Ibid, p. 72.

Dans le cadre urbain, le temps joue un rôle très important dans le devenir des non-lieux, car situés dans un « continuum » entre des « polarités fuyantes »10,

10. Ibid, p. 101.


des endroits et des monuments crées pour aboutir à un rôle de lieu anthropologique qui engendrerait une réelle relation avec le mémoire au sein de la société, deviennent à certains moments de la journée, ou certains jours même, des non-lieux qui démunissent l’individu de toute son individualité. Quelle est alors la place du monument aujourd’hui vis-a-vis des valeurs qui sont actuelles et propres à la société contemporaine ?

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Bernd & Hilla Becher - Typology of Water Towers


1.1. Les valeurs du monument au fil du temps

11. Andrea

Pinotti, MONUMENT NONUMENT, Op. Cit, p.7.

Explorer le monument comme aire d’étude, c’est être attentif à l’expérience du temps et à la fixation du temps dans un espace, aux besoins culturels de retenir des faits ou des valeurs pour les préserver, les vivre au temps présent. C’est sans doute une expérience qui explore l’esthétique, car le monument s’appuie sur temps et espace pour représenter les pierres de fondation du parcours artistique de l’humanité à travers son histoire. Mais il y aussi un aspect très important relié au monument, le politique, à travers l’identification du symbole que celui-ci incarne pour la société où il a été érigé pour imposer une condamnation ou au contraire une vénération d’un moment ou de valeurs propres à cette même communauté, « comme articulation en image des relations identitaires d’ami/ennemi »11. Ceci renvoie à la rhétorique de l’idéologie de l’image, de la propagande politique à travers le monument. Inversement à la mantra iconoclaste qui ordonne à en faire tabula rasa du passé, l’abus du monument réside dans l’obsession qui nous force à tout retenir et nous refuse la possibilité d’oublier un antain désormais surchargé. Un équilibre entre cette obligation de mémoire et le droit absolu à l’oubli reste compliqué à

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Les suivantes photos sont Êgalement par Bernd & Hilla Becher. Elles illustrent une typologie d’objet, comme parallel à la triaj des monuments en categories, par Riegl.


trouver, sans tomber dans ce qui devient l’antagoniste du monument – l’amnésie. 12.

Aloïs Riegl, Matthieu Dumont et Arthur Lochman (trad.), Le culte moderne des monuments, Sa nature et ses origines, Paris: Editions Allia, 2016 (1903).

13. Françoise

Choay, « Le culte moderne des monuments face à la mondialisation du patrimoine », texte introductif à sa conference lors du Colloque Relire Aloïs Riegl, Paris, Samedi 12 mai 2007, trouvé sur le site http://www. louvre.fr, consulté le 12 décembre 2016.

Dans un texte paru pour la première fois à Vienne en 1903, Le culte moderne des monuments12, l’historien de l’art autrichien Aloïs Riegl (1858-1905), chargé depuis 1902 par le gouvernement autrichien de créer une première esquisse de législation pour la conservation des monuments, introduit le concept de valeur associée aux monuments afin de les classifier par typologie et ainsi essayer de mettre un terme aux polémiques entre les différentes écoles de restauration de l’époque. Ainsi, dans cet ouvrage devenu marquant pour la question du monument, Riegl questionne et épluche les paradoxes du rapport fétichiste au passé, prôné par ses contemporains. Comme bien le soulève l’historienne des théories et des formes urbaines et architecturales Françoise Choay, Riegl décrit une opposition entre monument et monument historique et analyse les valeurs, parfois s’opposant les unes aux autres, portées par ces divers types de monuments; il contre les préceptes de l’époque dans la classification de ce que l’on appelle désormais patrimoine pour un traitement basé purement sur la qualité artistique et de témoignage des œuvres en cause13. Riegl propose à prendre en compte de manière indifférenciée toutes les périodes historiques et intègre pour la première fois à l’histoire universelle de notre société des domaines considérés alors « primitifs », comme l’artisanat. D’après Riegl, on peut séparer les monuments en deux catégories claires - les monuments intentionnels et monuments non intentionnels, comme les monuments historiques. Nous allons résumer ces catégories à travers le travail de l’auteur sur les valeurs du monument, afin

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de pouvoir par la suite de cet ouvrage s’appuyer sur celles-ci pour essayer d’imaginer une nouvelle valeur de monument contemporaine, un siècle après l’ouvrage de Alois Riegl, introspective a l’échelle de l’individu et prospective a l’échelle de la société. Dans son deuxième chapitre, Le rapport des valeurs

16. Ibid, p. 62.

de remémoration au culte du monument, Riegl traite tout d’abord la valeur d’ancienneté, « surtout parce qu’elle comprend le plus grand nombre de monuments »14. Théoriquement, Riegl explique que la deuxième valeur de remémoration, la valeur historique, est en conflit direct avec la valeur d’ancienneté, « une ruine médiévale est plus appréciée qu’une ruine baroque »15. Riegl estime ici que « depuis que la pratique de la restauration a cessé d’être intempestive, il y a peu de conflits dans la pratique, car les deux valeurs concurrentes sont généralement en rapport inverse l’une de l’autre: plus la valeur historique est grande, plus la valeur d’ancienneté est faible »16.

17. Ibid, p. 23.

La troisième valeur que Riegl discute est celle de la remémoration intentionnelle du monument ancien, bien qu’en quelque sorte une extension de la valeur historique. Elle n’est pas attachée à l’œuvre en son état originel, mais à la représentation du temps écoulé depuis sa création, qui se traduit à nos yeux par les marques de son âge. Partant du fait que les limites de ces trois catégories se floutent au fur et à mesure de l’évolution du monument dans le temps, Riegl en conclut que « ces trois classes apparaissent comme trois stades successifs d’un processus de généralisation croissante du concept de monument »17.

14.

Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments,Op. Cit., p.42.

15. Ibid, p. 60.

Dans son troisième et dernier chapitre, Le rapport des valeurs de contemporanéité au culte du monument, Riegl évoque la capacité de certains monuments « de répondre à des besoins sensibles et spirituels de l’homme que des

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18. Ibid, p. 73.

nouvelles constructions seraient tout à fait (sinon mieux) à même de satisfaire. »18 Il décrit que c’est dans cette aptitude, insoucieuse de l’ancienneté de la construction et de la valeur de remémoration attachée à celle-ci, que consiste la valeur de contemporanéité d’un monument. Ici, l’auteur distingue deux autres valeurs rattachées

19. Ibid, p. 102.

20.

Ibid, p. 103.

aux monuments – celle d’usage, en parlant de la capacité du nouveau monument de répondre à ces « besoins sensibles », et la valeur artistique, au sein de laquelle il est impératif de distinguer entre la valeur de nouveauté qui parle de l’intégralité d’une œuvre tout juste édifiée et la valeur artistique relative, en accord avec « le vouloir artistique moderne »19. Ceci semble être l’idée centrale de Riegl, le fait que c’est notre valeur artistique du présent qui conditionnerait nos choix et non pas l’existence d’une quelconque valeur artistique absolue. Afin de mieux illustrer les conflits entre valeur artistique relative, valeur d’ancienneté ou valeur historique, Riegl discute la situation d’un tableau de Botticelli retouché durant l’époque baroque. Effacer les retouches signifierait violer la valeur d’ancienneté mais aussi confronter deux valeurs historiques entre elles, car les retouches ont aussi une valeur de document, en plus de leur valeur de nouveauté20. Riegl conclut que ce devrait être le Kunstwollen, la valeur artistique du moment, qui résoudrait le dilemme. Selon Riegl, tout peut être monument, dépendant du moment et l’angle sous lequel on regarde l’objet en cause. Mais tout ne l’est pas dans la même mesure et à différents moments dans l’histoire. Son déterminisme historique donne un sentiment d’actualité à la lecture de Riegl, et c’est la raison pour laquelle, grâce aussi à sa rigueur, il est parmi les fondateurs de l’histoire de l’art en tant que discipline scientifique.

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«l’arc du Carrousel serait un monumentmessage », exemple choisi par Régis Debray dans Ibid., p. 30. Louis-Pierre Baltard, Arc de triomphe du Carrousel, Côté de la terrasse des Feuillants, lavis de sépia, 18081815.

«la pyramide du Louvre, un monument-forme», exemple choisi par Régis Debray dans Ibid. Laura Evans, Le Musée du Louvre , 2010-2016.

«la passerelle du pont des Arts, un monument-trace», exemple choisi par Régis Debray dans Ibid. Le Pont des Arts, vu depuis le Pont Neuf à París. Auteur inconnu.


21.

Régis Debray, « Trace, forme ou message ? », Les cahiers de médiologie, vol. 1, no.7, Paris : Gallimard, 1999, p.27.

22.

23.

Ibid, p. 34.

Ibid.

24. Ibid, p. 31.

Le philosophe Régis Debray discute cette analyse de Riegl en l’estimant légèrement datée et manquant de clarté, dans son ouvrage Trace, forme ou message ?21 . Il propose de ce fait une classification du monument plus simplifiée, en trois catégories basées sur la manière du public de le recevoir, de l’employer, de le respecter et affecter. Ainsi, il décrit le monument-trace, le monumentforme et le monument-message. Le monument-trace, non intentionnel, ayant pour but l’utilité et non pas la pérennité, il ne s’autoproclame ni motivateur éthique ni d’esthétique. Il représente un milieu, la réalité du « quotidien, au terrain, à la vie »22, sa valeur étant le plus souvent allégorique, d’émotion. Le monument-forme, autrement dit, c’est le monument historique par excellence, que ce soit un fait architectural, urbain, ou paysagé. Il commémore rien d’autre que sa propre existence, il n’essaye pas de persuader, de convaincre ou de convertir, « Il ne rappelle ni n’appelle »23. Il peut être bâtiment de patrimoine tout comme il peut être contemporain, ainsi sa conservation ne faisant pas forcement objet de discussion sa valeur patrimoniale, historique dans les mots de Riegl, ne fait pas non plus critère. Finalement, le monument-message a pour prétexte un fait réel ou mythique du passé, d’importance indéniable pour la communauté au sein de laquelle il est érigé. Il commémore, prend position, motive et fait appel au sentiment d’appartenance du locus d’où il est implanté. De ce fait, il est le plus en mesure de se faire vandaliser ou délibérément détruire. En rappelant les valeurs décrites par Riegl, Debray considère que «son propre n’est pas la valeur artistique (il y a des «tomboramas» et des monuments aux morts en série) ni sa valeur d’ancienneté. »24 et insiste sur le fait que le seul

25


usage du monument-message est la symbolique. Une reprise du tableau comparatif de ces trois catégories de monuments est comprise parmi les annexes à la fin de ce présent document, afin d’apporter une meilleure lecture aux critères qui déterminent cette classification par Régis Debray.


1.2. De l’ars l’architecture

memorativa

à

L’ars memorativa fut inventé comme un outil pour mémoriser les choses et les rappeler avec précision, quand cela était nécessaire. Les mnémotechniques des temps modernes découlent de cette méthode de mémorisation classique. Depuis qu’elle a subi des changements indéfinis au fil du temps, cette méthode a été à chaque fois reprise sous un autre nom tels que « la méthode des loci », l’«art de la mémoire », « mnémotechniques », et « ars memorativa ».

25.

Frances Yates, Daniel Arasse (trad.), L’art de la mémoire, Paris : Gallimard, Coll.Bibliothèque des Histoires, 1987 (1975).

C’est l’historienne britannique Frances Yates, dans son livre devenu en suite référence sur ce sujet, L’art de la mémoire25, qui expose clairement l’histoire et l’essentiel sur l’art de la mémoire et son évolution à travers l’histoire, en s’appuyant sur le traité anonyme Ad Herrenium, le De Oratore de Cicéron et l’Institutio Oratoria de Quintilien, confrontés à d’autres textes de l’histoire de la philosophie. Bien que la méthode ait été élaborée surtout pendant la Renaissance, le système de l’ars memorativa, dès son invention a toujours été très simple - placer les imagines (images), représentations mentales de ce que l’on veut mémoriser, à l’intérieur des loci (lieux) mentalement construits et attentivement ordonnés.

27


Les loci utilisés dans l’ars memorativa basé sur le fonctionnement d’une abbaye J. Romberch, Congestorium artificiosae memoriae, 1553.

Les imagine utilisées dans l’ars memorativa basé sur le fonctionnement d’une abbaye Ibid.


26.

Ibid,p.50-100.

Ces loci pourraient soit faire partie d’un bâtiment physiquement connu, soit avoir une organisation spatiale imaginaire. Théoriquement, grâce à cette méthode, il serait possible à un individu qui visualiserait les choses dans son esprit avec des images différentes et les localiserait dans des lieux établis de mémoriser des quantités infinies de choses et de se les rappeler parfaitement par la suite26. C’est surtout grâce à cette méthode que les rhétoriciens arrivaient à mémoriser de longs discours dans la période grecque et romaine antique. Malgré le fait que l’ars memorativa ait été pensé comme méthode de mémorisation, divers groupements ont fait appel au fil du temps à son potentiel pour générer des modalités spécifiques de mémoire collective. C’est finalement l’emploi de l’ars memorativa qui donne naissance physique au monument mémorial, car celui-ci n’est rien de plus que la représentation d’un événement remarquable situé sur un lieu approprié pour rappeler à l’observateur ce même événement ; le monument mémorial n’est donc que la matérialisation de base de l’ars memorativa. Si dans l’antiquité l’ars memorativa était une méthode répandue et utilisée, pendant le Moyen Age les conseils et procédés de Ad Herennium étaient maintenant vus comme la représentation d’un art métaphysique ou occulte. C’est finalement grâce à la Renaissance que ces méthodes retrouvent de leur ancienne popularité, mais la différence cruciale entre les ars memorativa de ces deux périodes est que les imagines et les loci fictifs dans la première version deviennent des images et des lieux réels avec la Renaissance. Des théâtres de mémoire à échelle humaine ont été construits, comme le Théâtre de mémoire de Giulio Camillo Delminio (1480-1544, Italie).

29


Dessin par Giulio Camillo illustrand le prototype de son théâtre, dans Giulio Camillo dit Delmino, Le Théâtre de la mémoire, Eva Cantavenera et Bertrand Schefer (trad.), Paris: Allia, 2001(1584).

“I call that a Theatre, in which all the actions of words, of sentences, of parts of speech or subjects, are demonstrated as in a public theatre, where comedies and tragedies are acted.” Theatrum Orbi, Robert Fludd’s Cap. X Ars Memoriae (1619)


En 1532, Vigilius Zuichemus écrit à son ami Erasme sur l’expérience d’avoir visité le Théâtre de la mémoire que Giulio Camillo construisait alors à Padoue.

27. Erasmus, Epistolae, ed : P. S. Allen and others, IX, p. 479, cité par Frances Yates dans Op. Cit., p.131.

28.

Frances Yates, L’art de la mémoire, Op. Cit., p. 321-341.

The work is of wood [continues Vigilius], marked with many images, and full of little boxes; there are various orders and grades in it. He gives a place to each individual figure and ornament...he calls this theatre by many names, saying now that it is a built or constructed mind and soul, and now that it is a windowed one. He pretends that all things that the human mind can conceive and which we cannot see with the corporeal eye, after being collected together by diligent meditation may be expressed by certain corporeal signs in such a way that the beholder may at once perceive with his eyes everything that is otherwise hidden in the depths of the human mind. And it is because of this corporeal looking that he calls it a theatre...27

Plus tard, l’érudite Robert Fludd (Angleterre, 15741637) met en œuvre un système plus architecturé du théâtre de la mémoire28, qui selon Frances Yates dans les chapitre XV et XVI de son livre, pourrait refléter le plan du Globe Theatre de Shakespeare. En prenant donc la technique ancienne de mémorisation des textes et discours basée sur l’analogie des imagines à des loci, des images – objets à des lieux physiques – espaces architecturés, des érudits ont essayé au fil temps de construire des vrais théâtres de la mémoire, des bâtiments qui, espéraient-ils, pourraient donner à l’homme un savoir incommensurable. Hélas, si la machine de la mémoire n’ait pu être inventée, ces expérimentations architecturales ont tout de même influencé l’histoire de l’architecture – le théâtre Globe étant un point d’inflexion dans l’architecture de bâtiment de spectacle. Ces théories et expérimentations architecturales ont aussi et surtout influencé la conviction générale qu’un objet architectural puisse garder en lui un discours, une mémoire, qui, à travers le temps s’est traduite en ce qui est aujourd’hui la culture

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Les historiens sont arrivés à la conclusion qu’il existe une seule illustration de théatre publique Elizabethan, celle du Swan Theatre à Londres, créée par Johannes de Witt aux alentours de 1596. Ce dessin est considéré comme l’image la plus plausible du Globe Theatre de Shakespeare.


du monument, que soit de patrimoine ou de nouvelles typologies et courants architecturaux. L’architecture contemporaine continue d’héberger la mémoire, cette fois ci sous la forme du monument qui présente une fonction symbolique spécifique et peut être porteur d’intentions explicites comme le souvenir d’individus ou d’événements traduits par un marquage physique dans sa structure.

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Sans titre, installation, Robert Morris, 1968-1969.


1.3. Le monument en rapport à son territoire

29.

Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Paris: Editions La Villette, 2010.

30.

Ibid, p. 15.

Plusieurs décennies après l’apparition du livre de Frances Yates, le philosophe français spécialisé dans l’analyse architecturale, Sébastien Marot, publie d’abord en anglais en 1995 puis en 2010 en français, un ouvrage intitulé L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture29 qui a pour ambition de mettre en évidence certaines implications de la mémoire comme anamnèse des qualités du site. Marot définit ainsi le thème de la mémoire en architecture comme un topos, un lieu commun du débat sur l’aménagement du territoire et la construction. Étant donnée la condition contemporaine suburbaine du territoire, la question de la mémoire acquiert un relief nouveau ainsi qu’une plus grande profondeur. L’auteur approche ce thème à travers quatre réflexions trouvant leur racines dans quatre “objets” distincts, qui sont, dans les mots de Marot, “comme les éléments successifs d’une improbable charade”30. Ces quatre outils vont progressivement et chronologiquement du passé vers le présent, de l’architecture à la ville et de la ville au territoire. Le premier est le livre de Yates, mentionné ci-dessus, et le second est dédié à une métaphore de Freud, forgée en 1930, dans Malaise dans la civilisation qui traite du sentiment d’appartenance à la totalité du monde extérieur, fondamentalement ancré en chacun d’entre nous. Les deux derniers chapitres traitent de l’état des lieux du monument et de la mémoire dans l’ensemble

35


Carte de Robert Smithson, tirée de la série d’images Monuments of Passaic qui accompagnaient la parution originale du texte. «Negative Map Showing Region of the Monuments along the Passaic River», James Cohan Gallery


de son territoire, ainsi que des relations qui se forgent entre ces deux entités. De ce fait, Marot emploie le récit de l’artiste américain Robert Smithson sur une promenade suburbaine à Passaic dans le New Jersey en 1967, que l’on va analyser plus spécifiquement dans la suite de

31. Ibid, p. 62.

ce présent document. Comme l’explique Marot, la démarche de l’artiste peut se résumer en un mot par le terme de « psychogéologie ». Il a perpétuellement comme ambition de représenter les sites et les situations dans leur lueur temporelle et psychique. Influencé profondément par un séjour de trois mois à Rome tout comme par les récits de Claude-Levi Strauss, Robert Smithson analyse la suburb américaine dans son ouvrage, A Tour to the Monuments of Passaic, qui reste inscrit non seulement comme chef d’œuvre de cet artiste mais aussi comme icône dans la tradition littéraire du récit de voyage ou du périple touristique31. Dans ce texte l’auteur

32.

Ibid, p. 64.

...se met en scène en visiteur solitaire d’un morceau de territoire où la banalité des banlieues dortoirs le dispute à la désolation des zones résiduelles de l’ère machiniste, dévastée par les chantiers d’infrastructures (....) Le texte respecte formellement la règle littéraire des trois unités (temps, lieu, action) et se présente comme le procèsverbal de ce que l’auteur se souvient avoir fait, vu et songé au cours de cette journée de visite, depuis son départ en bus de New York le matin, jusqu’à la contemplation du dernier des ‘monuments de Passaic’ quelque part dans l’après midi de ce samedi 30 Septembre 1967.32

En fin, la dernière œuvre que Sébastien Marot prend comme appui est un petit parc que Georges Descombes, architecte genevois, a réalisé dans une banlieue de Genève au cours des années 1980. Cet architecte à réalisations très variées de points de vue programmatiques donne toujours une importance cruciale au jeu sur la mémoire dans ses projets. Descombes s’identifie comme un

37


Georges Descombes, Le Pont-tunnel du Parc de Lancy, 1984.

Eva Ponzo, Le Ponttunnel du Parc de Lancy, 2016..


architecte dans le paysage. Deux de ses réalisations, le parc de Lancy et le tronçon genevois de la Voie Suisse, sont emblématiques pour l’association des témoignages des différents acteurs du projet dans des soigneuses publications et évènements qui portent l’emprise de ces deux projets à une autre échelle qui s’échappe au temps et à l’endroit. 33.

Ibid, p. 12.

34. Ibid, p. 17.

35.

Aldo Rossi, Françoise Brun (trad.), L’architecture de la ville, ClermondFerrand: Infolio, Coll. Archigraphy, 2016 (1966).

A travers son livre l’auteur propose une lecture qui mobilise « les ascenseurs de la mémoire »33 pour faire jaillir les profondeurs du paysage, « paysage vertical » dans les mots de Marot. Via ces quatre outils, le philosophe argumente ses théories, avançant d’abord que l’espace a une mémoire, puis que sa mémoire est fragmentée et enfouie dans différents plans spatiaux, et finalement que cette mémoire requiert l’« art du diagnostic » qui découle d’une anamnèse du site, un « organisme vivant » appelé par Marot « suburbanisme ». En travaillant avec ces quatre outils, Sébastien Marot arrive à la conclusion que l’approfondissement des territoire est la clef de notre présent et porte sur un avenir plus consciencieux, et non pas l’extension des villes. « Le monde est devenu trop étroit pour que l’on puisse seulement songer à ne pas explorer partout sa quatrième dimension. »34 Les modernistes ont rejeté de certaine manière la question de la mémoire dans l’architecture, mais à travers l’œuvre d’Aldo Rossi sur L’architecture de la ville, un intérêt renouvelé pour la relation de la ville avec la mémoire se fit sentir. L’un des aspects les plus originaux du livre d’Aldo Rossi L’architecture de la ville35 est le retour à l’idée du locus après qu’il ait été négligé par la théorie de l’architecture pendant très longtemps. Peu de temps après une époque révolutionnaire moderniste où des urbanistes comme Le Corbusier proposaient l’idée d’une tabula rasa en

39


Dans l’image des Sept églises de Rome, par Antonio Lafreri, 1575, nous distingons un paysage indifférencié, mais structuré par des figures très fortes qu’y émergent - les églises, éléments singuliers. Avant la question de l’architecture, de l’echelle humaine, se pose d’abord la question du lieu, du locus. L’image est peuplée par des éléments topographiques, des endroits où un événement s’est produit, des lieux qui marquent l’éspace. Dans l’image, il y a en suite des processions et des gens qui se prosternent. Ceci constitue un deuxième strate dans la profondeur symbolique de ce paysage. Les loci, en consèquence, sont aussi les lieux d’un rite et d’un rituel. Le rite devient par la suite l’événement. Ce rite permet d’entretenir un mythe, représenté dans l’image par les quatre statues de saints, peut être les quatre évangélistes. Le rite permet de garder présent dans la mémoire des habitants.


36.

Ibid, p. 141.

intervenant dans la ville, Rossi revient à des notions peu connues sur la relation entre lieu et bâtiment, sans qu’elle soit tangible pour autant même si le site en l’occurrence l’est, tout comme le bâtiment lui aussi. Cette relation, quant à elle, réside dans les finesses, dans ce qui va au delà de l’évidence, et puisque ces notions ont été oubliées, il était temps qu’elles soient à nouveau définies. Et c’est ce que Rossi fait en réinventant le concept du locus à travers son traité. Il pose d’abord le concept de locus dans les termes suivants - « ...la valeur du locus, entendant par ce terme le rapport à la fois particulier et universel qui existe entre une situation locale donnée et les constructions qui s’y trouvent. »36 Il prend alors quelques mots pour décrire ses origines dans la mythologie romaine, et comment cela a été traduit dans le travail de la Renaissance de Palladio:

37.

Ibid.

38. Ibid, p. 142.

La situation, le site, étaient gouvernés par le « genius loci », par la divinité locale, une divinité précisément d’ordre intermédiaire qui présidait a tout ce qui se passait dans ce lieu. L’idée de « locus » a toujours été présente dans les traités classiques, même si dès Palladio, et plus tard avec Milizia, elle est plutôt considérée sous l’angle topographique et fonctionnel; mais on sent vivre encore dans les phrases de Palladio le frémissement du monde antique (…).37

Aldo Rossi réfère ensuite le concept de locus à l’œuvre du géographe Max Sorre, en particulier à sa notion de «points singuliers» et en les assimilant à des architectures singulières dans un continuum urbain. « Le locus ainsi conçu se trouve mettre en relief à l’intérieur de l’espace indifférencié des situations, des qualités qui sont nécessaires à la compréhension d’un fait urbain donné. »38 L’auteur insiste sur le fait que ce n’est pas un concept irrationnel qu’il essaie de ranimer et surtout que ce concept de locus peut devenir un terme presque scientifique, utile à l’architecte et au concepteur urbain

41


Aldo Rossi, Exposition CittĂ analoga, planche, 1976.


du XXème siècle. Rossi parvient à traduire ce concept entre deux époques et cultures très différentes pour en déduire que le locus habite les dimensions matérielles de son architecture, les évènements qui s’y déroulent, l’esprit de son architecte et la relation unique entre lieu, bâtiment et les activités qui l’occupent. En ce qui concerne l’avis de ses maîtres, Rossi se réfère souvent à la notion de mémoire collective de la thèse de Halbwachs, qui discute elle aussi cette théorie des points singuliers, à travers l’exemple des lieux saints. Il fait appel à l’œuvre de Focillon aussi pour toucher à l’aspect pas autant scientifique que sensible à travers les

39.

Ibid, p. 143.

...“sites” psychologiques sans lesquels le génie des lieux serait opaque et insaisissable. Il substitue la notion d’art comme lieu, comme site, a celle d’un paysage artistique défini (…) en ce sens, la construction, le monument et la ville deviennent la “chose humaine” par excellence; mais ils sont, en tant que tels, profondément lies à l’événement originel, au signe premier, à l’instant de sa constitution, à sa durée et à son évolution.39

Le locus est beaucoup de choses à la fois, ce n’est plus un esprit (le genius loci), mais un ensemble de relations. Rossi nous rappelle ainsi que toutes ces relations sont tout aussi importantes pour créer une architecture réussie, à l’intérieur et à l’extérieur de la ville. A la longueur de ce livre, le questionnement récurrent est la problématique de la conception, du comment peut-on construire pour demain, comment imaginer des monuments. Le monument est d’une certaine manière aussi le théâtre de la mémoire collective. Aldo Rossi se base sur les travaux de l’anthropologiste Claude Levi Strauss, en actualisant ses problématiques et utilisant des notions et terminologies plus contemporaines. Rossi voit et parle du monument comme permanence de la ville, point de référence

43


Photogrammes représentant la jetée d’Orly issu de La Jetée, Chris Marker, 1962, (25:44) © Argos Films


mais aussi élément propulseur d’urbanité. Il permet de structurer la ville et en l’analysant on comprendrait l’histoire de la ville, mais aussi sa sociologie.

40.

Ibid, p. 180.

Dans le sens où le monument structure la ville, il structure donc la manière de vivre des habitants. Rossi traite sur la mémoire collective afin d’approfondir ses hypothèses sur le locus et les relations entre les usagers et l’urbain. Il conclut que cette mémoire collective représente une facette de plus de ce que la ville est vraiment, résidant dans les connexions entre le tissu urbain de la ville et les individus qui y habitent. Elle « devient la transformation de l’espace opéré par la collectivité. (…) La mémoire, entendue en ce sens devient le fil conducteur de la structure complexe toute entière … et les plus grands monuments sont, eux aussi, intimement reliés à la ville.»40

45


Loos est mort en 1933. Sa propre tombe était basée sur un dessin qu’il avait esquissé deux ans auparavant, consistant en un carré de granit gris. Photographie d’auteur inconnu.


1.4. La nécessité d’une nouvelle typologie de monument

L’histoire de l’architecture a évolué au fil du temps pour arriver dans la première moitié du XXe siècle, à travers le mouvement du Bauhaus, à ce que l’on appelle le Mouvement moderne, où l’architecture promouvait un retour aux lignes géométriques pures, au minimalisme et fonctionnalisme, au rejet du décor et à l’usage de techniques et matériaux nouveaux. L’emploi de ces matériaux solides et peu chers tel que le fer, l’acier, le béton et le verre, a mené à la création de nouvelles techniques constructives, contribuant par la suite à la révolution industrielle.

Mais les pratiques avant-gardistes du modernisme prêchaient le rejet du passé sous toutes ses formes – ainsi, la recherche de ce nouveau vocabulaire architectural moderniste adéquate à l’âge de la production industrielle, caractérisée par la légèreté structurelle et la mobilité sociale, a finit par remettre en question les formes traditionnelles de la monumentalité. Parmi les fondateurs du modernisme, Adolf Loos reconnaît la capacité de ce nouveau vocabulaire architectural minimaliste de définir la mémoire, et dans les croquis pour sa propre tombe imagine le cube, épuré, capable d’exprimer des valeurs éternelles. Si le

47



modernisme rejeta la monumentalité, il refoulait aussi le thème de la mémoire, car ce courant regardait avec orgueil et dédain l’histoire, et soutenait avec autorité un récit qui allait envers une architecture ultime, universelle, «sans style». Cependant, l’arrivée de la Seconde Guerre Mondiale provoque la disparition irrémédiable d’un nombre énorme de monuments du passé. Rappelés à l’inquiétante réalité par cette énorme perte, les architectes et les critiques du modernisme ressentent ainsi finalement la nécessité de concevoir une «monumentalité moderne». Suite à une série de conférences et de nombreuses publications vers la fin de la première moitié du XXéme siècle, le besoin d’une nouvelle monumentalité et d’un nouveau langage de mémorialisation commencent à surgir dans l’architecture moderne.

41.

J. L. Sert, F. Léger, S. Giedion, Neuf points de la monumentalité, 1943, dans Joan Ockman, Edward Eigen, Architecture Culture 1943-1968, A Documentary Anthology, New York : Rizzoli, Columbia Books of Architecture, 2005.

42. Lewis

Mumford, “The Death of the Monument”, Circle: International Survey of Constructive Art, Londres: Faber and Faber, 1937, 263-270, p. 264.

En 1943, un historien de l’architecture, un architecteurbaniste et un peintre, tous exilés à New York pendant les années de guerre, écrivent ensemble Nine Points on Monumentality41, destiné à être publié dans un volume qui allait approfondir les points de vue de chacun de ses trois auteurs, mais qui n’est jamais paru. Ainsi, Sigfried Giedion, José Luis Sert et Fernand Léger rouvrent le débat que Lewis Mumford croyait à jamais conclu avec son aphorisme de 1938 « La notion même d’un monument moderne est une contradiction des termes: si c’est un monument, ce ne peux pas être moderne, et si c’est moderne, ce n’est pas un monument. »42 Les neuf points de la monumentalité étaient en quelque sorte assez prévisibles, réitérant les idées généralement acceptées de la monumentalité classique mais adaptées aux contexte d’un nouvel humanisme. Les monuments se veulent ainsi «des symboles» qui représentent le credo de la société, traduisant «les

49



43.

J. L. Sert, F. Léger, S. Giedion, Neuf points, Op. Cit, p. 29.

44.

Ibid, p. 30.

45.

Ibid, p. 3i.

46.

Ibid.

forces collectives» en mémoire, un «héritage» pour les générations à venir, «liens entre le passé et le futur»43. Les auteurs incitaient à travers leur manifeste les architectes modernes de traduire «la joie, la fierté et l’enthousiasme »44 d’une nouvelle ère dans de nouvelles formes symbolisant une conscience civique et communautaire renouvelée et utilisant de nouveaux matériaux et technologies. Le dernier point du récit propose que des « structures en métal léger, des arcs en bois stratifiés et des panneaux de différentes textures, couleurs et tailles »45, utilisés avec des éléments tout aussi «légers, comme des plafonds suspendus à de grandes bandes couvrant des travées pratiquement illimitées»46 apporteraient une nouvelle vie au monument. Les auteurs imaginaient aussi que des éléments des nouveaux monuments modernes pourraient être mobiles, variant ainsi l’aspect des bâtiments à travers des jeux d’ombre et lumière, et, pendant la nuit, avec des projections de formes et de couleurs sur leurs façades. En vue de la propagation de plus en plus incisive de la publicité dans l’intimité des gens à l’époque de cet ouvrage, les auteurs recommandaient que ces nouveaux monuments devraient être fournis de vastes surfaces planes, prêtes à accueillir des support publicitaire ou de propagande. Grâce à la collaboration entre architectes, urbanistes, artistes et paysagistes, la nature devait rejoindre l’architecture du monument qui allait créer tout un paysage autour de lui, touchant le public à travers les symboles émanés par l’entièreté de cet ensemble. En s’éloignant de son rôle fonctionnel, le monument moderne gagnerait ainsi une valeur lyrique qui deviendrait intrinsèque à ce modernisme renouvelé. Les neuf points de la monumentalité indique que « les monuments sont l’expression des plus hauts besoins

51


culturels de l’homme »47. Ils doivent exprimer le sentiment d’appartenance à une identité collective et le traduire en symboles.

Bien que certains des propos de ce texte étaient visionnaires, quitte à devenir anecdotiques, l’ensemble de ces neuf lignes directrices pour le monument moderne inspirent un débat créatif au sein de la communauté internationale des architectes, qui va se traduire en un renouveau de l’architecture que l’on peut considérer monument. Ce besoin de nouveaux types de monuments se propagera à travers la seconde moitié du XXéme siècle, donnant naissance à de nouveaux courants architecturaux et artistiques.

47. Ibid.


Chapitre II L’antimonument, controverse du monument

48. Robert

Smithson, « Entropy and the new monuments », Robert Smithson : The collected writings, ed : Jack Flam, Los Angeles, CA : University of California Press, 1996, p. 10.

49.

Peter Carrier, Holocaust Monuments and National Memory in France and Germany Since 1989. Oxford: Berghahn Books, 2005, p. 32. dans Natalia Krzyżanowska, “The discourse of counter-monuments: semiotics of material commemo6ration in contemporary urban spaces”, Social Semiotics, vol. 26, no. 5, Londres: Routledge, 2016, p. 465–485, p. 470.

Au lieu de nous rappeler le passé comme les anciens monuments, les nouveaux monuments semblent nous faire oublier le futur (…) ils ne sont pas bâtis pour durer dans le temps mais plutôt contre le temps.48 Robert Smithson, 1966

Aussi idéologiques soient-ils, souvent les monuments se prêtent aux significations apportées par les récepteurs de leur discours monumental, leurs préférences et interprétations liés aux contextes sociaux, politiques, culturels, etc. Puisque les monuments ont généralement été utilisés pour construire et solidifier l’identité collective, «un monument ne peut jamais prétendre à l’autonomie artistique à partir de son contexte social et historique»49. En rappelant des images collectivement reconnaissables, les monuments doivent s’appuyer sur la connaissance publique générale et être facilement décodables par un récepteur de masse moyenne, même si souvent leur forme est bien plus complexe, comme dans le cas des monuments figuratifs ou ornementaux. Cependant, depuis la seconde moitié du XXéme siècle, les monuments deviennent de plus en plus des outils d’interrogation et de critique et non seulement d’officialisation et maintien de l’ordre social et des valeurs soit disant universelles au cœur de la société. C’est ainsi que les monuments commencèrent à répondre aux besoins de non seulement reconstruire les

53


significations sociales tacitement et traditionnellement incarnées dans la commémoration monumentale, mais aussi à déconstruire les normes axiologiques de la société. De même, les monuments ont commencé à être utilisés pour remettre en question le caractère élitiste de la commémoration publique qui, jusqu’à la fermer dans les connotations produites par et pour une minorité sélecte ayant un pouvoir culturel et économique élevé, restait loin de la compréhension publique et des attentes pour l’histoire collective. Marina Warner, qui analyse les monuments à travers le prisme de l’histoire culturelle, soutient qu’« ils reçoivent actuellement beaucoup d’intérêt public malgré la perte de leur but initial en tant que marqueur culturel pour la ville»50 alors que concomitamment ils deviennent beaucoup plus enracinés et fidèles à l’histoire locale51. Cependant, cette tendance relativement nouvelle des monuments urbains a aussi ses défis. Le principal étant le fait que, tout en partant des formes traditionnelles et largement acceptées de l’expression monumentale, les monuments deviennent beaucoup plus complexes et donc difficilement décodables. En s’éloignant des formes figuratives classiques, l’évolution des monuments postmodernes a rendu leur interprétation moins accessible, ces monuments devenant souvent cibles des critiques du grand public incapable de facilement déchiffrer l’expression matérielle proposée par ceux-ci. En même temps, la fonction traditionnelle des monuments d’être signal et de marquer le tissu urbain s’affaiblit et cesse d’être évidente, ce qui fait ces monuments se fondre dans la masse et souvent devenir invisibles.

54

50. Marina Warner, Monuments and Maidens: The Allegory of the Female Form. Londres: Weidensfeld and Nicholson. 1985, p. 23. 51. Malcom Miles,

Art, Space and the City, Londres: Routledge, 1997, p 53.


2.1. Pratique et poétique d’une antimonumentalité

52. Jacques

Rancière, Dissensus: On Politics and Aesthetics, Londres: Bloomsbury Academic, 2012, p.169, dans Natalia Krzyżanowska, The discourse of countermonuments, Op. Cit, p.470.

53. Umberto

Eco, Anna Cancogni (trad.), The Open Work. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1989.

54. David

Robey, introduction à Umberto Eco, Anna Cancogni (trad.), The Open Work, Op. Cit, p.xxvi.

55. Ibid, p. x.

Tel que le philosophe français Jacques Rancière argumente, «l’art est une vertu de la résistance»52. La résistance est aussi la caractéristique principale des antimonuments qui, en cherchant de nouvelles manières d’expression outre la commémoration monumentale habituelle, visent à rendre possible cette commémoration tout en remettant en cause et en s’opposant aux limitations habituelles de la mémoire monumentale. La différence cruciale entre la forme traditionnelle du monument et celle de l’antimonument est personnifiée par le travail de Umberto Eco sur l’«œuvre ouverte»53.

Dans la conception de l’écrivain italien Umberto Eco, « l’art «traditionnel» ou «classique» [...] pourrait donner lieu à diverses réponses, mais sa nature était telle que ces réponses étaient orientées dans une direction particulière »54. Contrairement à cela, dans une œuvre ouverte, tel que l’antimonument, « un grand nombre de significations coexistent, et aucune peut être considérée comme principale ou dominante »55, l’œuvre présente donc un champ de possibilités au public et le laisse en grande partie décider quelle approche prendre.

55



L’objectif des antimonuments est de résister non seulement à la légitimation du pouvoir central du monument mais aussi à l’image de l’artiste comme créateur et codificateur des significations commémorées. Leur résistance ou proteste est renforcée par le fait que les antimonuments visent à ramener à la lumière du jour et à critiquer ce qui est souvent oublié, omis ou réduit au silence par la société dans les références officielles du passé. De ce fait, les antimonuments donnent voix aux discours de mémoire auparavant rejetés, omis ou simplement réduits au silence par la société et honorent ce qui autrement serait jugé un passé difficile ou incommode, polémique ou sensible.

56.

Peter Carrier, Holocaust Monuments, Op. Cit, p. 46. dans Natalia Krzyżanowska, “The discourse of counter-monuments...”, Op. Cit, p. 472.

Ainsi, les antimonuments ont une forme inhabituelle en s’écartant du code figuratif traditionnel. Ils s’appuient sur la multiplicité des significations en poussant les récepteurs à suivre des modèles d’interprétation absents dans le cas des projets classiques de monument, souvent monointerprétatifs. En balayant une plus large portée interprétative, les antimonuments permettent également à l’élément identitaire de devenir plus ouvert, non seulement aux récits officiels et collectifs mais surtout à son interprétation et assimilation individuelles. Ainsi, les antimonuments ne se contentent non seulement de commémorer ou de rappeler des gens ou des événements passés, mais aussi ils créent un lien d’interprétation qui permet à cette commémoration d’être plus multi-facettée et plus égalitaire. Puisqu’ils tentent notamment de définir un autre type de monument dont les qualités sont mesurées par rapport au modèle classique de celui-ci, les antimonuments sont perçus comme étant « éphémères, sans objet, indésirable »56. C’est pourtant précisément à cause de leur style inhabituel et car ils ne peuvent donc

57



pas s’appuyer sur des modèles d’interprétation ancrés dans la culture locale, que l’action de commémorer à travers les antimonuments devient beaucoup plus difficile qu’autrement. Le sociologue Maurice Halbwachs propose que l’idée d’antimonument implique également une forme de jeu dans laquelle le spectateur est invité à interagir de manière originale avec l’identité du lieu et de son histoire (...) et la mémoire collective, toutes ancrées dans un espace spécifique.57

57. Maurice

Halbwachs, La mémoire collective, Paris: Albin Michel, 1997 (1950), p. 53, dans Elissa Rosenberg, “Walking in the City: Memory and Place”, The Journal of Architecture, 17 (1), Londres: Routdlege, 2012, p. 131.

58. Elissa Rosenberg, “Walking in the City: Memory and Place”, Op. Cit, p. 133.

Surtout lors de leur apparition, les antimonuments ont été considérés comme des créations éphémères, «défiant le désir de permanence inhérent au concept même du monument»58. De ce fait, bien qu’ils n’aient pas été créés pour perdurer dans le tissus urbain, les antimonuments l’ont pourtant souvent fait, parfois même à contrecœur, devenant ainsi des éléments durables de la ville. Ceci est arrivé surtout avec le développement des débats publics autour de leurs auteurs et leurs idées, probablement afin que le pouvoir local puisse s’assurer qu’une œuvre censée être polémique serait acceptée et adoptée au sein de la communauté. Généralement, quelle que soit la manière dont l’antimonument parvient à toucher la conscience et l’imagination collectives, il devient alors souvent un élément constant et même persistant dans la conscience collective de la société locale. Comme s’ils étaient contre leur environnement qui souvent fait taire l’histoire, les antimonuments rappellent aussi le passé, très souvent sous la forme de vérités incommodes. Ils créent de nouvelles significations qui résonnent et fusionnent avec les

59


anciennes, en devenant un catalyseur métaphorique qui forme de nouvelles associations et significations autour des événements passés et de leur commémoration. Ils enrichissent les sphères publiques locales en changeant la logique de leur pensée sur les personnes et les événements commémorés en les intégrant au présent et par la suite au futur urbain collectif.


2.2. La banalité des choses et le territoire antimonumental

59.

Aldo Rossi, L’architecture de la ville, Op. Cit, p. 56.

60.

Ibid, p. 57.

61. Ibid, p. 58.

Comment l’antimonument se positionne dans son territoire et de quelle manière celui-ci l’accueille et le valorise ? Si le monument peut être antimonumental, le territoire peut-il aussi subir une classification de cette sorte ? En s’appuyant sur la théorie de Poëte autour du phénomène des permanences, Aldo Rossi explique que « celles-ci sont constituées par les monuments, qui sont les signes physiques du passé, mais également par la persistance des tracés et du plan »59, car « les villes perdurent sur les mêmes axes de développement, elles maintiennent la position de leur tracés, elles grandissent avec l’orientation et la signification des faits plus anciens que les faits actuels, et souvent oubliés.»60 Mais qu’en est-il des nouveaux territoires urbains, créés d’emblée sans connaître l’orientation d’un tissu urbain historique préexistant ? En commençant tabula rasa, tout est certainement à décider, mais pouvons nous parler de monuments dans ces nouveaux tissus sans passé ? Suivant Rossi, « d’un coté les éléments permanents peuvent être considérés comme des éléments pathologiques, et de l’autre comme des éléments propulseurs »61 - vers quoi se dirigent les villes nouvelles alors sans ces éléments propulseurs ?

61



Reste alors à penser que les monuments possibles dans ces nouveaux territoires seraient, en revenant aux notions de monument proposées par Régis Debray et détaillées dans les pages précédentes, le monumenttrace, marquant une nécessité dans le cadre de l’urbanisation et de la réalité de la société dans laquelle il s’implante, ainsi que le monument-forme qui ne commémore rien d’autre que sa propre existence et qui ne nécessite pas d’appartenir au locus.

62.

Robert Smithson, «A Tour of the Monuments of Passaic», Artforum, vol. VI, no. 4, 1967, New York, p. 48-51.

Pour illustrer la situation de ces nouveaux territoires, prenons le cas de Passaic, suburb de New Jersey et terre natale de Robert Smithson. Le 30 septembre 1967, l’artiste visite les monuments de sa ville natale et documente cette expédition dans un article intitulé A Tour of the Monuments of Passaic, New Jersey62. L’article est une feuille de route, commençant au terminal Port Authority de New York, où l’artiste, muni d’un carnet et de son appareil photo Instamatic 400, achète le dernier New York Times et un livre de Brian W. Aldiss et monte à bord du bus 30 direction Passaic. Il a le temps de lire en diagonale le journal et de feuilleter son livre et il voit déjà le bus passer au dessus du premier monument à Passaic, demande l’arrêt et descend au carrefour de Union Avenue et de River Drive - « Le monument était un pont sur la rivière Passaic, reliant le comté de Bergen à celui de Passaic ». Mais ce monument n’est pas attesté en tant que tel suivant des critères objectifs, c’est Smithson même qui le qualifie de « monument », dans son Guide préalablement esquissé dans son carnet. Il choisit parmi le délabrement urbain une série d’objets industriels sans histoire ni tradition, parsemés sur ce territoire sans mémoire, site en chantier, attendant encore d’évoluer vers un quelconque avenir plus glorieux. Il extrait ces objets et les élève ensuite au

63



rang de monument. L’artiste entame alors sa marche aux bords de la rivière Passaic, où de nombreux autres monuments mineurs se trouvaient le long des rives, comme les appuis en béton d’une nouvelle autoroute en chantier. Si le premier monument, le pont, renvoie encore

63.

64.

Ibid, p. 50.

Robert Smithson, 1970 & Monuments of Passaic 1 st Draft Notebook, Smithson Papers, AAA, unfilmed, Archives of American Art, New York, dans Lynne Cooke, Robert Smithson Spiral Jetty: True fictions, False Realities, New York: University of California Press, 2005, p. 153.

par sa taille à une présence monumentale, le chantier accentue la sensation d’aliénation, de perte identitaire et oubli de tout passé distinguable. Ici les restes des friches industrielles se mêlent aux strates géologiques exposées par un chantier pour une nouvelle infrastructure. Dans son texte, Smithson forge le terme de ruines à l’envers en parlant de ces infrastructures qui « ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais qui plutôt s’élèvent en ruines avant d’être construits.»63 Ce territoire est appréhendé par la marche, cela permettant de mener le rythme de cette exploration en s’arrêtant sur certains détails tout comme en passant plus rapidement à travers des zones sans autant d’intérêt pour Smithson. L’artiste démontre à travers son choix de photographies de ces « monuments » ainsi que grâce à son écriture que pour une telle sorte de terrain il est nécessaire de divaguer, de s’immerger à la fois dans le réel du territoire et à la fois dans son imaginaire. Pour Smithson, Passaic est un endroit propice à la rêverie, ce qui donne l’opportunité à des ruines industrielles de devenir monuments d’un passé économiquement rayonnant même si socialement pas glorieux. Smithson s’intéresse à la géologie du paysage anéanti de Passaic, « Je suis intéressé par les vestiges matériels du monde actuel dont je tire mes motivations, plus que par l’exploration introvertie de fantasmes intériorisés.»64 L’artiste utilise le réel pour imaginer un avenir. Dans ce climat paradoxal de « futur abandonné » il fait

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évoluer ce paysage industriel vers un futur indéfini à travers l’élévation au rang de monument de ces objets ayant perdu leur but initial qui se voient ainsi réanimés. Smithson légende les photographies de ces objets en les renommant et leur sous-entendant une autre utilité. En changeant le nom de ces vestiges, il les extrait de leur passé qui essaie encore de gagner le dessus en insufflant la signification initiale. Isolés en dehors de la ligne naturelle chronologique, ces monuments tentent maintenant de trouver leur place dans une esquisse par Smithson du nouveau monde de Passaic. C’est donc ainsi que le pont est renommé « Monument-pont aux trottoirs de bois », un long tuyau qui relie une des berges à une tour de forage située au milieu de la rivière s’intitule maintenant « Monument aux pontons: tour de forage en train de pomper », encore un tuyau longeant la berge se voit métamorphosé en « Monument aux grands tuyaux », six autres tuyaux déversant de l’eau depuis un petit étang artificiel dans la rivière devient « Monument de la fontaine », et finalement le dernier monument, le bac à sable devient « Monument au bac à sable, aussi appelé Le Désert », que Smithson compare avec un tombeau à métaphores mortes dans lequel les enfants jouent gaiement. Douze autres « monuments non-identifiés » figurent aussi parmi les vingt-quatre photographies sélectionnées par Smithson pour illustrer Une visite aux monuments de Passaic. Tous ces vestiges renommés trouvent ainsi une autre fonction et un but renouvelé. Ceci leur permet d’entamer une nouvelle histoire, non pas au passé car pour le passé ces objets sont insignifiants, mais au futur, un futur imaginé qui réinventerait le territoire de la suburb américaine, lui donnant une chance de créer

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Plan du projet The Road par Hansen, Ã Auschwitz, 1958.


un locus, d’appartenir. Ce territoire non-monumental devient, par la manipulation de Smithson, un territoire antimonumental. Passaic peut maintenant donner voix aux communautés occupant des terrains sans histoire urbaine préalable, auxquelles on n’avait pas accordé la bienveillance d’une urbanisation attentive et prospective mais où l’on a fait plutôt une expérience de zoning fonctionnel, en leur ayant ainsi imposé une activité globale de laquelle elles ne devaient pas s’éloigner. Si cette réflexion « archéologique » repose dans la médiocrité du lieu choisit pour y construire un récit mémorial ainsi que dans la banalité et l’éphémérité des éléments élevés au rang de monuments, de terrains aux caractéristiques drastiquement différentes peuvent aussi être soumis à une telle approche afin de devenir des territoires antimonumentaux.

65. Mariabruna

Fabrizi, « “The Road”(1958): An Antimonument by Oskar Hansen », socks studio, 25 octobre 2016, URL: http://socksstudio.com/, consulté le 6 Janvier 2017.

Prenons pour exemple un projet de taille moindre que Passaic, mais qui reste plus dans le domaine du territoire que dans celui de l’architecture. Il s’agit de la proposition de l’architecte Oskar Nikolai Hansen et de son équipe d’architectes polonais pour une exposition internationale au Musée d’Auschwitz-Birkenau en 1958, The Road65. Le sujet était de concevoir un monument aux victimes de la Shoah sur le site du camp de la mort. La proposition de l’équipe de Hansen refuse une approche sculpturale ainsi que la notion traditionnelle du monument et considère l’ensemble du site comme un mémorial. Son élément central devint une route pavée noire d’environ un kilomètre de long et 70 mètres de large, qui coupe en diagonale le camp tandis que la porte principale de ce dernier resterait verrouillée. Tous les éléments rencontrés par la route seraient préservés, alors que tous les vestiges d’un côté et de l’autre - les casernes, les cheminées, les barbelés, la rampe de

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Maquette du projet The Road par Hansen, montrant la rÊlation entre le site et l’intervention, 1958.


chemin de fer et les crématoires - seraient exposés aux effets du temps, à se délabrer et être engloutis par les plantes. L’architecte imaginait que les gens seraient venus individuellement commémorer les victimes en utilisant la route comme arrière-plan. 66.

Discours de Oskar Hansen dans Auteur anonyme, « Oskar Hansen », monoskop, 18 October 2016, URL: https:// monoskop.org/Oskar_ Hansen, consulté le 6 Janvier 2017.

67. Concept

développé par l’architecte Oskar Hansen et développé par la suite dans le cinéma et la performance artistique par ses étudiants à l’Académie des BeauxArts de Varsovie. La «forme ouverte» a vu le jour dans les années 1950 comme une réponse aux principes de conception ossifiés du modernisme et a été intensément discutée dans le cadre des débats internationaux sur l’architecture du modernisme tardif, comme par exemple dans le cadre de la Team 10.

Le processus qui se déroulerait en dehors de la route jouerait le rôle d’une horloge biologique: les arbres y pousseraient, nous verrions des cerfs passer. Nous voulions préserver les éléments sur la route, préserver cette expérience trop humaine pour les autres, tout comme la lave a préservé Pompé. The Road est une recherche de la continuité. Cela commence par la vie, passe par la mort, puis revient à une autre vie. La vie et la mort se définissent l’un à l’autre au sein du projet.66

Le projet de Hansen n’est pas le monument fermé mais plutôt la « forme ouverte »67, utilisant l’espace et le temps en tant que ses éléments clés. Même si le projet a été favorisé par le jury du concours, il n’a finalement pas obtenu le soutien de la communauté des survivants d’Auschwitz. En conséquence, le jury a proposé à l’équipe un compromis, combinant The Road avec une proposition italienne. Hansen refusa catégoriquement en revanche et retira sa proposition, considérant qu’il était inenvisageable de la combiner avec le dessin figuratif et sculptural des italiens. Hansen voulut créer un antimonument à travers sa démarche de créer une faille temporelle et pétrifier à jamais une tranche aléatoire de ce qui a été le camp de la mort, tout en la confrontant à la réalité du passage du temps dans le reste du site. Cette dualité entre la nature qui reprend ses forces et le dessus sur les reliques du passé, le temps qui guérit et, paradoxalement pour ce projet, qui efface et fait oublier même l’inoubliable, donne une force introspective à ce projet que toute autre intention d’un « monument fermé » ne pourrait pas susciter. Pour revenir au concept de permanences

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de Rossi évoqué antérieurement, à travers ce projet Hansen considère peut être que les éléments nondélimités par sa route sur le terrain du camp d’Auschwitz pourraient dans le temps devenir des tracés historiques à prendre en compte de manière ou autre pour une future urbanisation du territoire. C’est en arrêtant le temps sur une partie du camp seulement que l’on donne une chance au reste du territoire d’entreprendre une nouvelle vie, quand le moment serait arrivé, tout en gardant ce locus muté à jamais. Nous avons pu regarder deux modalités différentes de traiter un territoire possédant des qualités (ou des non-qualités) très particulières. Deux démarches radicalement différentes – l’une basée sur la relation entre le monument et le document, tandis que l’autre concentrée sur la manipulation physique in-situ des éléments présents. Ces deux territoires, bien que disposant de conditions historiques très distinctes les unes aux autres et donc ayant connus des évolutions divergentes entre elles, possèdent tout de même un point commun – la présence et manipulation de l’homme au fil du temps. Qu’en est-il alors du territoire dit sauvage, indompté, que l’être humain emploi pour le modifier en lui laissant une trace afin de faire passer un message au reste de la société ? Il s’agit de projets de land art. Quels types de projets de land art peuvent être identifiés en tant que véritables antimonuments et dans quelles conditions ? Dans le livre éponyme du philosophe français Gilles Tïberghien, l’auteur présente le land art non pas comme un mouvement artistique, mais plutôt comme « un moment de l’histoire artistique contemporaine, moment exemplaire en ce qu’il se situe à la charnière

73



68.

Gilles A. Tiberghien, Land art, Paris : Carré, 1993, p.vii.

69.

Robert Smithson, “A Sedimentation of the Mind: Earth Projects”, Artforum, vol. 7, no. 1,New York, 1968, p. 82-91.

70. Gilles A. Tiberghien, Land art, Op. Cit, p. 26.

du modernisme et de ce qui l’a contesté, combattu, voire remplacé »68. Ce « moment » eut comme lieu de déroulement essentiellement les Etats-Unis, entre la fin des années 60 et le début des années 70, et continua sur autant de voies que d’artistes qui le pratiquent jusqu’à de nos jours. Le land art n’a jamais été un mouvement artistique organisé, des travaux tendent vers un but commun à ses membres et un manifeste, à moins que l’on ne considère l’essai de Robert Smithson, Sedimentation of the mind : earth projects69, écrit en 1968 comme le manifeste d’un mouvement. C’est plus précisément la résultante d’un entrelacement des trajectoires de différents artistes ayant des bases diverses mais appartenant néanmoins à la même génération identitaire et idéologique, et « venant tous du minimalisme américain ou ayant évolué parallèlement à lui. »70 Parmi les figures marquantes de la création de cet art, Walter de Maria, Michael Heizer, Robert Smithson, Robert Morris, Richard Long et finalement Dennis Oppenheim. C’est sur une œuvre de Oppenheim que nous allons nous pencher pour étudier la relation entre l’art et le territoire et comment une œuvre éphémère dans un territoire loin de toute présence humaine peut marquer les esprits d’un pays entier et faire écho à travers le temps et les frontières. Comme la plupart des productions de land art, cet œuvre n’existe plus qu’à travers des documents tels que des photographies, de la cartographie, et des écrits. Le travail de Dennis Oppenheim se distingue par une diversité de pratiques étonnantes, allant du land art à la photographie, la vidéo, l’installation, la sculpture. En 1968, il réalise Annual Rings, œuvre à travers laquelle l’artiste tenta de bouleverser le vocabulaire artistique en utilisant un lieu préexistant pour l’« activer » par la suite.

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Dennis Oppenheim, Annual Rings, 1968 Epreuves gĂŠlatinoargentiques, texte, plan topographique, photographie, dessein, dans la collection du Centre Georges Pompidou.


71. Gilles A. Tiberghien, Land art, Op. Cit, p. 48.

Oppenheim marque dans la neige des cercles concentriques symbolisant les anneaux de croissance annuels sur un tronc d’arbre coupé, gravés à une échelle monumentale. Ces anneaux sont sectionnés par le fleuve Saint-Jean faisant office de frontière canadoaméricaine, à l’endroit précis où il intersecte la limite de deux fuseaux horaires. Ici, la frontière, non marquée et donc invisible, impossible à distinguer sur la surface du territoire, sert d’élément conceptuel dans un dessin abstrait et arbitraire et donne à l’œuvre une résonance politique incontestable. Car à une époque où des jeunes recrues américaines franchissaient régulièrement et illégalement la frontière pour le Canada afin d’échapper à l’appel sous les drapeaux pour servir pendant la guerre du Vietnam, les anneaux de croissance deviennent soudainement le symbole du temps, de l’âge de la jeunesse et de sa potentielle destruction. D’après Tïberghien, le sujet des frontières géopolitiques et du passage frontalier se trouve au cœur de la pensée de la plupart des premiers artistes du land art, bien que leurs œuvres avaient jusqu’à Annual Rings peu de connotations explicites identitaires, de nationalisme ou liées à la migration71. L’artiste utilise les métaphores pour créer une opposition entre le temps lent de la croissance végétale et l’éphémerité du matériel qui donne vie aux formes qu’il dessine. Similairement, le choix remarquable du lieu présente une dichotomie entre le temps conventionnel représenté par les fuseaux horaires et le temps accéléré symbolisé par l’écoulement de l’eau de la rivière. Oppenheim fait allusion à la condition du jeune soldat, pendu entre deux moments identitaires – la banalité insouciante qu’est sa condition de jeune vivant une vie sans histoires et la réalité accélérée de la guerre, dans un

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endroit autre, ou tout son avenir tracé dans ses espoirs peut disparaître d’un moment à l’autre comme les traces des anneaux dans la neige. Grâce à la subtilité de cette série de métaphores que Oppenheim emploie pour dénoncer le drame des jeunes appelés à servir au Vietnam et qui parfois fuyaient leur pays afin de ne pas partir à la guerre, Annual Rings peut être considéré comme un antimonument à la conscription forcée et, ultimement, à la guerre du Vietnam. Cet antimonument éphémère, durant juste le temps que les neiges fondent, retrouve la pérennité à travers la documentation du processus de création, à nouveau le passage du monument au document. Le territoire utilisé pour la mise en œuvre de ce discours, méticuleusement cartographié, permet aux public de garder vif dans son esprit le locus modifié de cet endroit, étant donné que le lieu ne peut présenter aucune trace physique de l’action de l’artiste de par sa démarche qui réside dans l’éphémérité. L’œuvre d’un autre artiste du land art vient automatiquement à l’esprit en parlant de la trace que l’être humain laisse sur le territoire, généralement rural ou même inhabité. Il s’agit de Richard Long, qui en 1967, alors qu’il était encore étudiant à St Martin’s School of Art, à Londres, réalise un travail qui paradoxalement englobera et représentera tout l’ensemble de son œuvre réalisée a posteriori. En juin 1967, Long prend un train depuis la station londonienne de Waterloo vers le sud-est de l’Angleterre. Il descend une trentaine de kilométrés plus loin, à coté de Bristol, où il trouve un champ « sans caractère » qui deviendra le lieu de son premier travail réalisé à pied.

79



Cette œuvre, A Line Made by Walking, une ligne faite en marchant, sera pour Long un concept évolutif ayant pour base le fait que l’art est crée en arpentant le territoire, à travers des marches établies à partir de textes que l’artiste intitule Textworks, et documentées pendant et après réalisation à travers la photographie.

72. William

Wordsworth, Samuel Taylor Coleridge, Lyrical ballads: with a few other poems, Ed. W. J. B. Owen, Londres : Oxford University Press, 1967, (1798).

73. Charlotte

Higgins, «Richard Long: ‘It was the swinging 60s. To be walking lines in fields was a bit different’», The Guardian, 15 juin 2012, URL: https:// www.theguardian.com, consulté le 7 Janvier 2017.

Avec A Line Made by Walking, l’artiste donne à voir l’expérience de la marche qui détermine ainsi l’espace et la durée de son œuvre. La création d’une ligne éphémère dans la nature, durant généralement seulement quelques heures ou jours, faite en marchant des aller retours pendant plusieurs heures dans un champ verdoyant, permet une redéfinition du lieu en lui désignant un point gravitationnel à travers un axe qui, séparant en deux l’espace, entraîne la force géométrique de la perspective. Long photographie son œuvre finalisée à un angle d’éclairage propice pour rendre la ligne particulièrement visible, en choisissant un cadrage à travers lequel il donne une géométrie à un espace qui manquait de caractère. Cette ligne tracé au sol peut être vue comme la ligne de la vie, tendant vers un point à l’infini ou s’arrêtant en chemin. Cette action, en apparence simple et prosaïque, est la force du travail de Long et marque le début du performance art des années 1970. Le poète William Wordsworth écrit dans la préface de son livre Lyrical Ballads, « Poetry is the spontaneous overflow of powerful feelings: it takes its origin from emotion recollected in tranquility. »72 C’est ainsi la force de l’œuvre de Richard Long, où l’émotion se recueille dans la tranquillité. Dans un interview pour le journal britannique The Guardian, l’artiste confesse que le but de la marche est d’apporter à son œuvre le temps et l’espace, signifiant la distance, le recul73. Bien qu’aucun personnage ne figure dans la photographie de l’artiste,

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Walking a line in Peru, 1972, Richard Long.


A Line Made by Walking atteste d’une présence humaine et d’une action corporelle sur le lieu qu’elle présente. En regardant l’image on ne sait pas qui est passé par là, ni dans quel but. Mais le sujet et le cadrage nous influencent à concevoir la photographie du lieu comme preuve d’un moment marquant. L’imaginaire prend le dessus et on envisage l’endroit comme le site où eut lieu un moment important, historique, ayant pour protagoniste une figure illustre de l’histoire.

74.

Ben Tufnell, Richard Long: Selected Statements and Interviews, Londres: Haunch of Venison, 2007, p. 27.

En fin de compte, A Line Made By Walking est un commentaire par rapport à la progression linéaire de la vie de l’être humain. Long lui-même suggéra en 2012 que ce soit un thème central à son travail, en écrivant «Mon travail est devenu une simple métaphore de la vie. Une figure descendant sa route, laissant sa trace. C’est une affirmation de mon échelle humaine et de mes sens. »74 A Line Made By Walking, surtout comme d’autres œuvres de Long empruntant le même procédé peuvent être perçues aussi comme antimonuments en montrant la trace éphémère de l’homme et dénonçant son désir d’être maître de la planète, de détruire à jamais les paysages naturels pour parvenir à des fins économiques. Comme on a pu voir à travers les quatre démarches de ces différents artistes et architectes, la relation entre l’antimonument et son territoire s’appuie sur le fort lien entre l’espace et le temps. Le monument est documenté, photographié, cartographié, pour qu’il parvienne à la pérennité. Le territoire où il prend lieu n’a rien de urbanistiquement mémorable – il s’agit de terres sauvages, des paysages urbanisés banals, sans histoire, ou des lieux que l’être humain a tâché, blessé à jamais avec une urbanisation ayant des fin honteuses pour l’humanité. Le territoire antimonumental représente

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donc soit un exemple négatif de lieu touché par l’esprit humain, soit un lieu que l’homme n’a pas encore transformé avec ses actions en apparence idéalistes, constructives, mais en réalité destructrices. Cependant, l’antimonument en tant qu’objet, à l’échelle de la ville, peut aussi s’implanter dans des lieux représentant un modèle d’urbanisation. Un monument objet, le monument-message de Régis Debray, se réfère généralement à un événement passé ou mythique, mais néanmoins aujourd’hui terminé, et dont il est considéré impératif d’en préserver la mémoire de nos jours. Bien qu’il se veuille solide, éternel et construit en conséquence en employant des matériaux résistants au passage du temps, le monument n’est pourtant pas à l’abri du temps, et de ce fait de sa disparition. Paradoxalement, sans intervention humaine, le monument finit par connaître la mort, la disparition qu’il craint tellement, et ultimement l’oubli, montrant ainsi que même la mémoire peut s’oublier. C’est en utilisant ce paradoxe que certains artistes puisent leur démarches en concevant des (anti) monuments plus adéquates à notre société avide de la vitesse et de la consommation. Ce sont des monuments de la disparition, qui en s’effaçant marquent les esprits des gens par la « performance » de leur suppression, audelà de leur signification.


2.3. Le vide, l’absence et la disparition

Si, comme nous en avons déjà discuté, le monument prend la place d’une absence, que peutil arriver quand le monument s’absente lui-même de manière intentionnée comme propre démarche et non pas par iconoclasme ou vandalisme ?

75.

Platon, Luc Brisson (trad.), Phèdre, Paris : Flammarion, 2004.

De nombreux auteurs regardent la mémoire comme l’acte de laisser une marque sur un support matériel, or le monument serait la personnification de cette trace pour l’imaginaire collectif. Mais est-ce en traçant des signes que nous nous souvenons, ou est-ce que la réalité réside dans le fait qu’en traçant le signe nous nous laissons oublier étant confiants que le signe se rappellera à notre place ? En livrant à la trace ce que l’on envisage conserver, nous nous permettons de l’oublier et par conséquent de libérer la place que cela occupait auparavant dans notre esprit. Dans l’œuvre Phèdre75 de Platon, longuement analysée par l’éminent Jacques Derrida notamment dans La pharmacie de Platon (première version publiée dans Tel Quel en 1968) et à partir de laquelle il développe sa théorie du supplément, l’auteur imagine le dieu égyptien Teuth comme responsable de l’invention de l’écriture, qui y est présentée comme art divin qui donne accès au

85



76.

77.

Ibid, p. 122.

pouvoir de remémoration. Le dialogue entre Teuth et le roi d’Egypte présente la réponse du dernier qui est néanmoins conscient de la réalité de l’écriture – ce « n’est pas une recette de mémoire, elle sert plutôt à se rappeler »76.

Ibid, p. 121-124.

SOCRATE : - Le dieu Teuth, inventeur de l’écriture, dit au roi d’Egypte : “ Voici l’invention qui procurera aux Egyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j’ai trouvé le médicament qu’il faut “ - Et le roi répliqua : “ Dieu très industrieux, autre est l’homme qui se montre capable d’inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d’avantage qu’il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l’écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu’ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d’exercer leur mémoire, c’est l’oubli qu’ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l’écrit, c’est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu’ils se ressouviendront ; ce n’est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c’est l’apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu’en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d’un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants.” […] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l’écrit naîtront évidence et certitude, sont l’un et l’autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu’un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits. PHÈDRE : - C’est très juste. SOCRATE : - Car ce qu’il y a de redoutable dans l’écriture, c’est qu’elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d’êtres vivants, mais qu’on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu’ils s’expriment comme des êtres pensants, mais questionnet-on, dans l’intention de comprendre, l’un de leurs dires, ils n’indiquent qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d’autres dont il n’est nullement l’affaire, sans savoir à qui il doit s’adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même.77

Érigé pour imposer, pour avertir, implanté souvent au centre des place ou en hauteur afin d’être vu par tous de tout autre point de la zone, le monument objet est conçu afin d’être contourné. Il voudrait faire entendre

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sa voix et marquer ainsi les esprits de tous ceux qui le voulant ou pas le remarquent, mais, hélas, généralement son image se perd dans l’indifférence de nos trajectoires journalières, dans le bruit de fond de nos vies, comme une voix qui murmure un message désormais inaudible sous les cris beaucoup plus forts des autres porteurs de messages qui peuplent nos villes – affiches publicitaires, enseignes des commerces, etc. L’antimonument, cependant, témoigne de la négation programmatique du concept même de monumental, ce qui atteste de la mise en cause du langage monumental traditionnel qui semble avoir écoulé tous ses recours et ainsi fait preuve d’une attitude mature et critique de l’architecture en rapport avec ceux-ci. C’est en abandonnant les prétentions traditionnellement associées au monument que l’on imagine lui réattribuer toutes ses fonctions qu’il n’était plus en mesure d’assumer à cause de ses propriétés constitutives, paradoxalement. Par conséquent, l’antimonument, pour représenter l’essence même du monumental, va tendre vers le vide, l’absence et la disparition voulue de soi-même. La disparition, mise en lien avec la mémoire est un principe qui apparaît dans les antimonuments réalisés pas Jochen Gerz, artiste né à Berlin en 1940. Depuis les années 1980 l’artiste concentre son travail sur l’espace public, y intégrant ses œuvres dans des lieux chargés d’une histoire difficile à commémorer, mais qui fait néanmoins partie du locus. A travers ses œuvres l’artiste montre aussi que le changement est possible, donnant à son travail une dimension guérissante. La relation au temps est dès lors bien présente, voulant ainsi montrer l’expérience du changement possible. « L’art est un mécanisme qui joue avec l’oubli. Il ne peut pas y avoir de mémoire là où il n’y a pas d’oubli. La mémoire doit surgir

89


La colonne du Monument contre le fascisme le jour de son dĂŠvoilement, photographie prise par Johen Gerz, 1986.


78.

Jochen Gerz, « Le jour où nous avons inauguré le monument contre le fascisme à Hambourg », Civis Memoria, 3 avril 2008, URL: https:// www.civismemoria. fr, consulté le 7 janvier 2017.

79.

Dans un e-mail envoyé par Esther Shalev-Gerz à Thomas Stubblefield le 6 fevrier 2011, paru dans Thomas Stubblefield « Do Disappearing Monuments Simply Disappear? The Counter-Monument in Revision », Future Anterior: Journal of Historic Preservation, History, Theory, and Criticism, Vol. 8, No. 2, Minneapolis MN : University of Minnesota Press, 2011, p. 1-11.

de l’oubli.»78 C’est ainsi que Gerz tâche à impacter le public afin que ce qu’il a essayé de refouler, d’oublier, soit maintenant transmis à travers du souvenir que chaque personne gardera de ses monuments. Par conséquent, les œuvres de Gerz vont à l’inverse de la logique monumentale. Ils ne s’érigeront pas, mais seront conçus pour s’enfouir dans la terre. Ils ne commémoreront pas les vainqueurs mais seront un symbole pour les vaincus, partis ou toujours vivants qui participeront à son œuvre. Mais comment arrivons-nous à évoquer la mémoire à travers un monument invisible ? Suite à une commande de la ville allemande de Hambourg, Johen Gerz et sa compagne, Esther ShalevGerz (Vilnius, 1948), réalisent en 1986 le Monument contre le fascisme au cœur du quartier ouvrier de Harbourg. Dans les propres mots de Shalev-Gerz, « le monument a été commissionné par la ville de Hambourg dans le contexte d’un soulèvement du mouvement néofasciste et non pas par rapport au passé. »79 L’œuvre ainsi créée était une stèle imposante de douze mètres de haut, plaquée avec du plomb malléable, ayant un air énigmatique puisqu’elle ne présentait aucun ornement qui aiderait à déchiffrer sa signification. Posée à coté, une plaque accompagnant le monument invitait le public à graver leur nom dans la surface de la colonne afin de contribuer à la fois au monument en lui-même ainsi qu’à la dénonciation du fascisme. Quand la surface de la colonne devenait suffisamment remplie d’écriture, la colonne était abaissée dans le sol, sur une hauteur de 1,50 mètres, donnant accès à une nouvelle surface vide, prête à acquérir de nouvelles inscriptions. Entre 1986 et 1993, cela s’est produit huit fois, jusqu’à ce que le monument disparaisse complètement, laissant seulement une plaque sur son lieu de repos, qui détaille

91


Un homme laissant son mĂŠssage sur le Monument contre le fascisme, photographie prise par Johen Gerz, 1986.


la chronologie de sa disparition.

80.

Ibid, p. 3.

81. James

Young, “The CounterMonument: Memory against Itself in Germany Today”, Critical Inquiry, vol. 18, no. 2, 1992, p. 274.

82.

Noam Lupu, “Memory Vanished, Absent, and Confined: The Counter memorial Project in 1980s and 1990s Germany”, History and Memory, vol. 15, no. 2, 2003, p. 136.

En revitalisant le passé à travers un échange entre l’œuvre et le spectateur, un dynamisme dans l’expérience du site surgit du fort débat que l’œuvre incite autour d’elle, se moquant ainsi de la certitude historique du monument traditionnel.80 Mais en plus des traces de noms et messages de solidarité laissées par le public, comme signatures d’un contrat d’entente et fraternité, le monument fut également saccagé par un nombre de croix gammés. Cet acte venait renforcer la nécessité d’un tel contrat d’engagement de la société contre le fascisme. Par son enfouissement dans la terre on assiste alors aussi à l’enterrement souhaité de la haine et de l’intolérance. Dès le début, l’emplacement du Monument contre le fascisme a été un point d’importance cruciale pour les artistes qui, insistant sur un «endroit normal, laid»81, rejetèrent l’offre initiale de la ville de placer leur œuvre dans un parc pittoresque à Hambourg et proposèrent en échange une placette du quartier commerçant de Harburg. Cet endroit animé, placé entre «une gare de banlieue et une poissonnerie, un restaurant chinois et une placette, une boulangerie et un lavomatique»82, a été choisit pour réduire la tendance du monument traditionnel de tomber dans l’invisibilité, ainsi que pour donner visibilité à l’aspect performatif de l’œuvre. C’est à travers son caractère participatif, son emplacement au cœur même de la communauté et l’acte de sa disparition graduelle que cette œuvre, en devenant de moins en moins visible assure sa pérennité dans les esprits du public, en l’éduquant, en instaurant un dialogue entre les gens qui s’avère toujours émotionnellement apaisant et en donnant place, même physiquement, à la guérison des esprits.

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Pierre utilisĂŠe pour Monument contre le racisme, photographie prise par Johen Gerz, 1990.

Place du Monument invisible, avant la guerre. Photographe inconnu.


Suivant la même démarche du monument absent, du vide laissé par le monument à sa place, Jochen Gerz crée entre 1990 et 1993 le Monument contre le racisme, également appelé 2167 Pierres, à Sarrebruck, en Allemagne. L’œuvre regroupe les noms des tous les cimetières juifs existant en Allemagne avant 1939 et a pour emplacement l’endroit où se trouvaient anciennement les bureaux de la Gestapo, maintenant la Place du Monument invisible. Le processus créatif de l’œuvre repose sur deux faits de l’histoire – le pillage des tombes juives pour paver les rues des villes dans l’Allemagne fasciste, ainsi que les cris d’effroi et de désespoir des détenus de la Gestapo, comme dans le cas du bâtiment situé sur la place du monument. L’artiste réinterprète et inverse ces deux événements, car Gerz pille les pierres de la place pavée pour les graver une par une avec le nom d’un ancien cimetière juif, comme un cri de désespoir réduit au silence. Il replace les pavés face gravé vers le bas, donnant à lire les écriture à la terre, dans un geste qui imite le principe des moines calligraphes de la Renaissance qui plaçaient leurs textes religieux face au ciel, pour que Dieu puisse les voir. L’artiste pousse ainsi les limites de la représentation pour en créer une mémoire collective, et d’une certaine manière transformer l’image de cette place dans la figure d’une pierre tombale. Le public devient support de l’œuvre, comme lien entre son texte et son image, car sa réflexion est indispensable pour assurer la permanence du monument invisible, en transmettant le sens de celuici. Ce monument devient lui aussi participatif, mais uniquement par le sens que lui attribue chaque individu, participant à la mémoire à travers sa propre vision de l’œuvre. Chaque personne passant par cet espace où

95


Le jour Lenin fut enlevĂŠ sur la Place de la Presse, Ă Bucarest. Auteur inconnu, Agerpres, 1990.


83. Thomas

Stubblefield « Do Disappearing Monuments Simply Disappear? », Future Anterior: Journal of Historic Preservation, Op. Cit, p. 5.

84.

Ibid, p. 7.

85.

Projet 1990 (2010-2014), organisé par Ioana Ciocan, a englobé vingt œuvres d’art, dont sept qui ont utilisé soit une silhouettes de Lénine similaire à l’original de Caragea, construites à partir de différents matériaux. Les treize autres œuvres discutaient le passé communiste en utilisant d’autres symboles, tout en critiquant la société d’aujourd’hui.

86.

Auteur anonyme, « 1990, ANUL 0. Demolarea statuii lui Lenin, sfârşitul comunismului », Digi 24, 27 mars 2015, URL: http://www.digi24.ro, consulté le 8 janvier 2017.

87. Caterina

Preda, « ‘Project 1990’ as an Anti-Monument in Bucharest and the Aestheticisation of Memory », Südosteuropa. Journal of Politics and Society, vol. 64, no. 3, Regensburg : De Gruyter Oldenbourg, 2016, p.316.

la seule explication réside dans le nom même de la place, questionne le lieu et l’œuvre afin de mieux les comprendre, ou dans les mots propres de Jochen Gerz, «il est plus difficile de se soustraire à ce que l’on ne voit qu’à ce qui est visible»83. Sans la présence physique du monument, l’individu devient le support de l’œuvre, car seulement lui peut désormais transmettre la mémoire qui était habituellement personnifiée par le monument. En créant l’absence de l’œuvre physique porteuse de mémoire, il met l’accent sur la mémoire en elle-même, car «c’est de l’oubli que surgit la mémoire»84. C’est aussi l’absence d’un monument qui a engendré la série d’anti-monuments Project 199085, à Bucarest, entre 2010 et 2014. Dans le centre de la ville, sur la Place de la Presse, la statue de Lénine avait surplombé la vie quotidienne des gens pendant trois décennies sous le régime communiste, jusque dans la nuit du 4 mars 1990 quand elle fut enlevée par la propre initiative d’un citoyen révolutionnaire, conducteur de grue86. Sur le socle resté vide de l’ancienne statue de Lénine, vingt interventions artistiques temporaires ont trouvé leur place vingt ans plus tard, pendant ces quatre ans. Étonnamment, après vingt ans durant lesquels ce socle est resté vide, les autorités se sont penchées sur ce fait et ont décidé que le vide, l’absence d’un monument sur ce socle serait trop chargée de symbole politique et ainsi ont commandé un nouveau monument traditionnel permanent à un artiste roumain, Mihai Buculei, qui fut fini et inauguré en 201687. Project 1990 met en question la façon dont le communisme est remémoré en Roumanie et comment la transition vers la démocratie, d’après les différents artistes exposés, a échoué. Les œuvres antimonumentales comprises dans Project 1990 contrastent

97


Ciocan Vs. Ulyanov, 26 janvier 2010, Ioana Ciocan.

The Gaze / Una Mirada, 2013 par José Antonio Vega Macotela et Chantal Peñalosa Navarro, Ioana Ciocan.

Replacing Lenin par Andrei Ciubotaru, 2011. Ioana Ciocan.


avec la stratégie d’oubli officiel propagé dans la sphère publique roumaine après la révolution de 1989, où les initiatives publiques et privées promouvaient une histoire et, par conséquence, une mémoire de la victimisation. Ne visant pas à se centrer sur les victimes du régime communiste et leurs souffrances, l’objectif de Projet 1990 a été plutôt de fournir un rendu décoratif des symboles du passé, avec une attitude anti-nostalgique et satirique du passé et de la manière dont celui-ci a forgé le présent. Ces œuvres opposent aussi l’attitude, assez populaire sur le plan social, de nostalgie envers la vie sous l’ancien régime. Ainsi, l’espace occupé par le Projet 1990, auparavant physiquement vide même si cependant émotionnellement chargé, fournit donc un regard intéressant sur la manière dont le communisme est évoqué en Roumanie contemporaine.

88. Sorin

Solomon, « Lenin, din nou pe soclu, pentru o zi », Radio România Actualităţi, 26 January 2010, URL: http://www. romania-actualitati. ro, consulté le 8 janvier 2017.

La première intervention, Ciocan Vs. Ulyanov, par Ioana Ciocan, a duré seulement un jour, le 26 janvier 2010, anniversaire de Nicolae Ceauşescu, et représentait une reproduction de polystyrène de la statue de Lénine, cependant peinte en rose et décorée des bonbons CIP communistes typiques et des colivă, gâteaux de blé traditionnels roumain préparés pour des célébrations funèbres. L’œuvre a été retirée après vingt-quatre heures suite à la frénésie médiatique et, par conséquent, désapprobation du public toujours ancré dans un passé rigide88. L’intervention de Ciocan visait pourtant à signaler la fin de l’ère pendant laquelle Lénine avait dominé la place à travers un appel emblématique à la même représentation de la statue, qui devait pourtant disparaître étant dévorée par les oiseaux dans un geste métaphorique. Dans The Gaze / Una Mirada, datant de 2013, les artistes José Antonio Vega Macotela et Chantal Peñalosa

99


Monument des combats anticommunistes – ailes, par Mihai Buculei Photographe inconnu, Mediafax, 2016.


89.

James E. Young, Anne Tomiche (trad.), « Écrire le monument : site, mémoire, critique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 48, no. 3, 1993, p. 729-743, p. 742.

90.

Ibid, p.743.

Navarro ont conçu un chemin-passerelle avec des palettes en bois, depuis la rue jusqu’en haut du socle. Une fois en haut de ce piédestal, le visiteur pourrait avoir la même vue que la statue de Lénine avait eu sur la ville pendant trente ans. Le renversement du point de vue et du statut du visiteur était, certes, poétique, mais avant tout justifié dans le sens de la signification donnée par le professeur d’études judaïques James E. Young au rôle de l’antimonument, celui de « savoir provoquer des discussions et d’inciter à la critique »89. Cette démarche rappelle au sens propre l’idée de Young comme quoi le but de l’antimonument serait « un changement de perspective »90. Une autre activation de l’espace du socle, combinant mémoire antimonumentale et performance, a été illustrée par Andrei Ciubotaru à travers l’oeuvre Replacing Lenin (2011), qui transformait le haut du socle en scène de concert pour le Romanian Piano Trio, donnant à plusieurs reprises une interprétation de trente minutes des tangos d’Astor Piazzola sur le piédestal. En substituant Lénine à ce socle, la présence temporaire de musiciens et le choix d’interpréter des tangos symbolisent un pas vers la guérison des blessures du passé, une volonté de tourner la page et donner cette place importante aux nouvelles influences culturelles à travers une approche dynamique qui marquerait les esprits du public. En mai 2016, le socle inaugurait le nouveau Monument des combats anticommunistes – ailes, par Mihai Buculei, monument érigé pour la mémoire de l’anticommunisme. Hautement critiqué, cette sculpture d’échelle monumentale suit les canons esthétiques du bâtiment socialiste réaliste devant lequel il est placé, l’ancien édifice Scânteia, actuellement la Maison de la

101


presse. Si l’ancienne statue de Lénine imposait avec ses six mètres de hauteur en plus du socle, ce nouveaux monument traditionnel mesure 28 mètres de haut. Paradoxalement, des œuvres éphémères, ayant un but éducatif même, qui déconcentraient l’attitude nostalgique de la sphère publique vers le passé communiste et l’ancrage toujours d’actualité à l’esthétique socialiste ont fini par être remplacés par un monument traditionnel permanent démontrant une esthétique socialiste et la logique du symbole visuellement imposant qui règne par la peur. L’antimonument ici a fait son devoir de donner la chance au public d’activement modeler le locus du site selon leurs désirs d’évolution, de changer de perspective et interroger les vieux moeurs ancrés dans la culture locale, mais les puissance politiques n’ont pas fait leur devoir d’écouter la voix et la volonté de changement du peuple et ont restitué à ce socle les mêmes symboles du passé déguisés sous un discours anticommuniste. L’antimonument peut donc signifier un pas vers l’éducation des gens, mais sans la volonté de participation des différentes sphères de pouvoir, publiques, politiques, il ne sera pas effectif dans son rôle d’apporter un réel et durable changement de perspective.


Chapitre III Vers une contemplation renouvelée dans l’architecture

91.

Introduction de Françoise Choay pour Alois Riegl, Daniel Wieczorek (trad.), Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris : Seuil, 1984, p.vi..

92.

Ibid.

Le monument historique, avec le cortège d’institutions et de personnes qu’il célèbre, avec ses rites et son mythe, n’est pas seulement un mode innocent d’autopréservation. Il doit, le titre de Riegl le suggère, être aussi déchiffré comme un symptôme. Symptôme d’une obnubilation narcissique et d’une impuissance. signe à la fois de l’autocontemplation à quoi peut mener l’auto-analyse et de la contamination de la création présente par la mise en perspective historique. A donner aux monuments historiques cette dimension symptomatique, la question surgit, inévitable, de savoir s’il nous demeure possible de commémorer autre chose que le paradigme de notre propre créativité. En d’autres termes, l’activité que nous continuons d’appeler architecture a-t-elle conservé le pouvoir d’édifier des monuments? 91 Françoise Choay, 1984.

Dans la préface signée par Françoise Choay en 1984 du livre d’Alois Riegl Le culte moderne des monuments, l’écrivaine demande « L’activité que nous continuons d’appeler architecture a-t-elle conservé le pouvoir d’édifier des monuments? »92 Nous pouvons interpréter cette question dans le sens où, dans notre société de surmodernité, décrite par Marc Augé, pouvons nous imaginer une valeur de monument contemporaine qui ne soit pas systématiquement associée au passé ? Sommes nous capables de construire des édifices aujourd’hui et de penser leur valeur de monument, qui serait valide immédiatement ? Quelle serait alors la mémoire que ces bâtiments voudront nous transmettre et contre quels dangers voudront-ils nous avertir ?

103


En se raccordant à l’histoire qui est en train de se faire, Marc Augé définit la tendance des systèmes symboliques et institutions qui nous entourent à se spatialiser afin de gagner une consistance plus importante93, or cette surspatialisation engendre de plus en plus d’espaces déshumanisants, ou l’individu reste anonyme, qu’il ne vit pas et ne s’approprie pas, et avec lesquels il entretient une relation de consommation, des non-lieux. La surmodernité est causée par un trop-plein d’informations suite aux avancements technologiques et produit une surabondance événementielle que les annalistes peinent à interpréter. Ceci donne suite à son tour à l’individualisation des références, le souhait de chacun d’interpréter indépendamment les informations qui lui parviennent et non pas de se laisser guider par un certain esprit de groupe. Bien qu’en apparence cela peut indiquer une importance croissante de l’individualité de chacun à l’égard de la société, la réalité et le paradoxe de la surmodernité est que en devenant non-lieu, l’espace déshumanise l’individu et le dépourvoit de son identité et donc de son importance. L’humain devient alors un numéro – de client, de compte bancaire, d’attente,… L’identité de l’individu est de plus en plus ignorée par la société et c’est comme conséquence directe de ce délaissement que l’individu ne se fie plus de l’ensemble de la communauté. Il lui tourne alors le dos à son tour, générant ainsi cette individualisation des références, qui trahit un état en voie de généralisation d’aliénation des gens. Nous consommons trop d’informations, nous vivons trop vite, nous ne nous arrêtons plus pour regarder autour de nous et connecter avec les autres individus se sentant tout aussi délaissés par la société, et ainsi nous sommes rentrés dans le cercle vicieux de l’isolement

104

93. Jean-Paul Colleyn et Jean-Pierre Dozon, « Lieux et non-lieux de Marc Augé », L’Homme, Revue française d’anthropologie[En ligne], no. 185-186, 2008, Paris : Éditions de l’EHESS, p. 29.


et de l’éloignement de ce qui nous rend humain – la connexion aux autres et à notre environnement. C’est une évidence, si l’on n’y prend pas garde, toutes ces facilités technologiques génèrent une paresse de l’esprit et un sommeil des facultés du corps. Les civilisations anciennes accomplissaient des merveilles

94.

Thomas de Konink, Gilbert Larochelle, André Mineau, « Les défis de la culture et de l’éthique aux NTIC », Les technologies de l’information et de la communication et leur avenir en éducation, vol. XXVII, no. 2, 1999, Revue scientifique virtuelle publiée par l’Association canadienne d’éducation de langue française, p. 78-98, p. 85.

techniques avec des moyens techniques frugales mais des aptitudes manuelles exemplaires, comparées aux nôtres actuellement. Nos capacités techniques sont nettement supérieures, mais nous utilisions des instruments que nous avons fabriqués pour remplacer le travail manuel dont nous en avons, pour la plus part, perdu l’habitude. Nous avons perdu également l’entraînement du regard et de l’écoute que nos grandsparents possédaient peut être toujours. Car l’esprit alerte et observateur est cultivé à travers notre capacité à être attentifs à notre environnement, habilité que nous perdons davantage à force d’utiliser des nouvelles technologies. L’agent forestier exercé entend et voit dans la forêt une infinité de détails comparé au citadin lambda, tout comme le marin en mer ou l’alpiniste en montagne94. Il s’aperçoit de ces détails sans même les voir ou entendre car il a entretenu un rapport étroit avec la nature et ainsi développé la capacité de comprendre son entourage, d’enregistrer l’information sans même prêter attention aux processus mis en place pour cela. Quel niveau d’atrophie intellectuelle et spirituelle allons nous atteindre si en lieu des stimuli externes de l’environnement nous donnons place aux écrans de nos produits connectés ? Nous en sommes arrivés à la surmodernité par la nature même de l’être humain, caractérisée notamment par sa curiosité et audace. Mais de cette soif de connaissances et d’évolution technique notre société

105


de surmodernité semble garder surtout la curiosité au sens péjoratif du terme, cette envie d’être attirés seulement par le nouveau, toujours par la découverte suivante, sans s’attarder nulle part. Le philosophe Heidegger95 constate dans son œuvre Être et Temps que cette curiosité « ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de ce nouveau vers du nouveau », car l’individu est maintenant « caractérisé par une incapacité spécifique de séjourner auprès du plus proche »96. C’est donc l’excitation de la nouveauté et le changement perpétuels qui animent l’homme de la surmodernité, la possibilité de la distraction, qui est traître car elle distrait l’individu de ce qui se trouve autour de lui aussi, lui permettant de se soustraire à sa communauté. Il perd ainsi l’habitude de l’observation et la capacité de s’émerveiller «avec la contemplation admirative de l’étant, avec le thaumazein»97. On pourrait ainsi reprendre le mythe de Theuth et l’analyser cette fois-ci à travers le prisme de la curiosité. Theuth pense que l’écriture « rendra les Égyptiens plus savants, et leur donnera plus de mémoire », mais le roi riposte en argumentant qu’elle augmentera l’oubli dans les esprits, précisément par l’inutilisation de la mémoire, «se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera ses souvenirs». L’écrivain José Saramago, expose lui aussi ses réticences quant à la surabondance d’informations : L’information ne nous rend plus savants et plus sages que si elle nous rapproche des hommes. Or, avec la possibilité d’accéder, de loin, à tous les documents dont nous avons besoin, le risque augmente de déshumanisation. Et d’ignorance. (…) On peut ignorer le monde, ne pas savoir dans quel univers social, économique et politique on vit, et disposer de toute l’information possible. La communication cesse ainsi d’être une forme de

106

95.

Martin Heidegger, Emmanuel Martineau (trad.), Être et Temps, Paris: Authentica, 1985 (1927), p. 36.

96.

97. Ibid.

Ibidp,6.8.


98.

José Saramago, «À quoi sert la communication?», Le Monde diplomatique, décembre 1998, Paris, p. 26.

99.

Thomas de Konink, Gilbert Larochelle, André Mineau, « Les défis de la culture », Op. Cit, p. 89.

communion. Comment ne pas regretter la fin de la communication réelle, directe, de personne à personne?98

Comme le soulignent de Konink, Larochelle et Mineau, l’envie de voir et de savoir toujours plus, intrinsèques à la curiosité, est antithétiquement opposée à l’aspiration de voir condensée dans la contemplation du beau. Tout comme la curiosité est opposée à la « theoria (du grec theôrein, regarder, contempler, considérer) au sens de la quête intellectuelle de vérité et de la réflexion proprement dite. (…) Le curieux est irrémédiablement dyslexique. »99 Le regard du curieux est aveuglé – il ne peut pas voir car il a trop a voir et n’y arrive pas a poser son regard sur un seul élément inondé étant d’un bruit visuel incessamment croissant.

100.

L’individu devient ainsi experte en la matière de l’abstrait. Il n’arrive plus à voir le tout, mais seulement des éléments disparates, séparés du total. Il soustrait au concret, intégral, des éléments qui une fois isolés du total ne sont plus que des résidus dépourvus de substance. «Nos yeux à facettes sont adaptés au quantitatif, à ce qui est émietté; nous sommes devenus des analystes du monde, et aussi de l’âme, et ne sommes plus capables de voir une totalité»100

101.

Cette accumulation de fragments d’images qui inonde notre société peut être comparée aux figures de cire ultra descriptives et qui ne laissent rien à l’imagination, dont parle Schopenhauer en disant que «l’œuvre d’art ne doit pas tout livrer directement aux sens, mais juste ce qu’il faut pour mettre l’imagination en bonne voie, l’imagination doit toujours avoir quelque chose à ajouter, c’est elle qui doit même dire le dernier mot»101.

Hans Urs von Balthazar, R. Givord (trad.), La Gloire et la Croix, tome I, Paris: Cerf, 1965, p.22 dans Thomas de Konink, Gilbert Larochelle, André Mineau, « Les défis de la culture », Op. Cit, p. 90.

Arthur Schopenhauer, A. Burdeau (trad.), Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris: Presses Universitaires de France, 1966, p. 1040.

Revenant sur la question de Françoise Choay, si nous pourrions repenser le monument contemporain, ne devrait-il pas nous avertir contre les risques de

107


déshumanisation que nous courons en tant que société ? Le monument devrait alors avoir la capacité de nous réhabiliter l’esprit vers une connexion plus solide avec notre environnement, il devrait nous inspirer à vivre plus soucieusement, en accordant l’attention nécessaire à ce qui nous entoure. Suite à cette culture qui s’est propagée au fil du temps et qui implique qu’un monument soit perçu comme étant fait pour être contourné, suite aussi à la détérioration de nos relations interhumaines au sein d’une société de plus en plus individualiste contrecoup de cette période aliénante de surmodernité, une valeur que tous nos monuments contemporains, trace, forme ou message, nécessitent impérativement est la valeur de contemplation. Nos monuments devraient nous stimuler au point de rétablir notre capacité de regarder l’espace, regarder le paysage, regarder le tissu urbain et l’analyser avec nos sens. Ils devraient être (re)éducatifs, nous inspirant à observer, pour en suite se laisser aller et sombrer dans la rêverie. Laisser explorer nos sens juste ce qu’il faut, suivant l’enseignement de Schopenhauer, pour en suite donner carte blanche à notre imagination afin de songer à comment améliorer nos vies, notre société, nos villes. Nous n’avons pas besoin de créer une nouvelle typologie de monuments, les « monuments contemplatifs ». Surtout dans cette période de surspécialisation des espaces qui finit par les transformer en non-lieux, nous n’avons pas besoin d’en créer encore d’autres, avec un programme toujours plus spécifique. Sinon simplement, la capacité d’un bâtiment à inspirer un état de contemplation, indépendamment du programme ou du manque de programme que cela possède, devrait être considéré comme une valeur contemporaine du monument. Car la contemplation est l’état même qui précède et qui met en scène la mémoire.

108


Oscar Niemeyer photographié par Richard Dumas à Paris, 1988.

109


Le temple Ise-jingū, le plus important sanctuaire au Japon, construit pour la première fois en 690. Il est démoli et reconstruit tous les vingt ans. Ise, Japon. Photographe inconnu.


3.1. Contemplation vers un retour à l’essence

Aristote propose dans le livre X de Éthique à Nicomaque que la contemplation (theoria) est constitutive au bonheur, elle est la plus virtuose activité (energeia) de l’homme, qui permet à l’intellect (noùs), étant ce qu’il y a de plus vertueux dans l’homme, d’accéder à la connaissance. 102.

Aristote, Jules Tricot (trad.), Éthique à Nicomaque, Paris : Vrin, 1990, 1177, b. 259 – 1178, b. 28-34.

103.

« Mais une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous. Et autant cet élément est supérieur au composé humain autant son activité est elle-même supérieure à celle de l’autre sorte de vertu. Par conséquent, si l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine », dans Ibid, 1178, b. 260.

L’activité de contemplation est la plus haute, puisque l’intellect est la meilleure partie de nous-mêmes et qu’aussi les objets sur lesquels porte l’intellect sont les plus hauts de tous les objets connaissables. Ensuite elle est la plus continue, car nous sommes capables de nous livrer à la contemplation d’une manière plus continue qu’en accomplissant n’importe quelle action. […] Le bonheur est donc coextensif à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux, heureux non pas par accident, mais en vertu de la contemplation même […] Il en résulte que le bonheur ne saurait être qu’une forme de contemplation.102

Si la contemplation est atteignable, la vie contemplative, synonyme d’un bonheur perpétuel, n’est qu’un idéal vers lequel l’individu tend mais qui lui est impossible à atteindre103. Le philosophe Pierre-Marie Morel, professeur de philosophie à l’école normale de Lyon parle dans un interview de la différence entre la quête du plaisir comme une finalité en soit et celle du bonheur, résultante directe de la théorie d’Aristote sur la vie contemplative –

111


Construction du nouveau sanctuaire Naikū à côté de l'ancien, 1953. Photographe inconnu.


104.

Pierre-Marie Morel, « L’Ethique à Nicomaque d’Aristote (2/4) : Bonheur et vie contemplative », Les chemins de la philosophie, Radio France Culture, 23 octobre 2012, en ligne sur URL :https:// www.franceculture.fr, consulté le 13 janvier 2017.

105.

Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris: Gallimard, 1965 (1957).

Le plaisir est mesurable et toujours couplé à la souffrance. (…) Le plaisir concerne le corps, c’est un bien-être, or le bonheur est un état difficile à atteindre. Le bonheur s’acquiert et le bonheur se gère, c’est quelque chose qui devrait être un état permanent de l’être et que l’on peut considérer comme une réussite de l’être, alors que le plaisir – c’est les cyniques, c’est les hédonistes, ce qui en veulent toujours plus, d’où la société de consommation, d’où la dépendance, d’où les addictions.104

Peut être alors que notre mentalité d’hédonistes devrait être réorientée vers la poursuite de la contemplation. Mais quelles seraient les traits d’une architecture qui embrasse la contemplation ? Quelles géométries et quels matériaux pourraient insinuer en nous un état contemplatif ? Quelles relations entre l’objet architectural et son environnement dégageraient le sentiment de contemplation dans les esprits des usagers ? Nous pouvons argumenter que la contemplation liée à l’architecture se traduit, entre autres, par le rituel de la construction cyclique. Pour les japonais la pérennité d’un bâtiment ne réside pas dans sa matérialité physique. Le fait de périodiquement détruire pour ensuite à nouveau reconstruire un bâtiment fait partie intégrante de leur conception de préservation architecturale, car ce qui prime et qui perdure est l’imaginaire de l’espace, le dessin du lieu, qui doit à chaque fois et avec chaque reconstruction être retrouvé. On retrouve ces pratiques dans l’architecture japonaise vernaculaire mais aussi dans celle de culte, notamment dans le cas des temples Shintoïstes qui sont des constructions cycliques. Un parallèle se fait naturellement avec le discours de l’érudite Mircea Eliade, exposé dans son livre Le sacré et le profane105. Le temps sacré pour Eliade a besoin de certaines réalités structurelles afin d’être vécu par l’homme moderne. Il devient pertinent dans un rituel.

113


Lobby de l’hotel Imperial à Tokyo, par Frank Lloyd Wright. Photographe inconnu, Leonard A. Lauder Collection, Museum of Fine Arts, Boston


Grâce à des rituels religieux, par exemple, la réalité actuelle devient confirmée avec celle des «débuts du monde». La périodicité de la répétition et le présent éternel sont les différences entre la non-uniformité du temps sacré et l’homogénéité du temps profane. Cette périodicité introduit dans le moment présent le temps mythique, à travers le rituel de la répétition. Le temps sacré est en fait une représentation de l’éternité, car il est toujours récupérable et toujours présent par son caractère répétitif.

106.

Gaston Bachelard, L’Air et les Songes — Essai sur l’imagination du mouvement, Paris : Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1992 (1943), p. 235.

107.

Juhani Pallasmaa, Mathilde Bellaigue (trad.), Le regard des sens, Paris : Linteau, 2010 (1996), p. 26.

La contemplation à travers l’architecture, « passive » en tant qu’émerveillement ou méditation ou « active » en tant que rituel, serait alors un moyen pour que l’homme vivant le temps profane puisse accéder momentanément au temps sacré. « Dans la contemplation, l’être rêvant apprend à s’animer de l’intérieur, il apprend à vivre le temps régulier, le temps sans élan et sans heurt. » 106 Même si l’individu enregistre constamment des différents stimuli de son environnement – des sons, des sensations haptiques, des changements de température, et observe visuellement ce qui est autour de lui, la conscience spatiale de chacun passe toujours par un prisme personnel. Nous nous mettons toujours au centre du monde afin de le comprendre. Je confronte la ville avec mon corps; Mes jambes mesurent la longueur de l’arcade et la largeur du carré; Mon regard projette inconsciemment mon corps sur la façade de la cathédrale, où il erre sur les moulures et les contours, en mesurant la taille des renfoncements et des saillies; Mon poids corporel rencontre la masse de la porte de la cathédrale, et ma main saisit la traction de la porte en entrant dans le vide sombre derrière. Je me sens dans la ville, et la ville existe grâce à mon expérience incarnée. La ville et mon corps se complètent et se définissent. J’habite dans la ville et la ville habite en moi.107

L’architecte finlandais Juhani Pallasmaa se plaint de la façon dont les échos sont absorbés et censurés à

115



108.

Ibid.

109.

Ibid, p. 39.

110.

Ibid, p. 38.

Atmosphère interieure au Thermes de Vals.

l’intérieur des bâtiments d’aujourd’hui - «nos oreilles ont été aveuglées»108. Les intérieurs fonctionnent comme de grands instruments qui peuvent collecter le son, l’amplifier et le transmettre ailleurs. Ceci grâce à leur forme, la surface des matériaux dont ils sont constitués, et la façon dont ces matériaux ont été assemblés. Dans La dimension cachée, l’anthropologue américain Edward T. Hall explique qu’une grande partie du succès de Frank Lloyd Wright en tant qu’architecte est dû à sa compréhension et discernement des nombreuses manières différentes dont les gens vivent l’espace. Il explique que l’Hôtel Impérial de Tokyo, démoli en 1968, rappelait pour chacun de ses niveaux à un univers visuel, kinesthésique et tactile différent. Hall raconte que Wright employait une grande variété de textures pour les superficies du bâtiment pour impliquer personnellement l’utilisateur dans l’expérience de cet environnement. Il a utilisé la plus rugueuse des briques, puis les a séparées par le mortier lisse, doré. Hélas, actuellement, nous pouvons généralement observer un manque de profondeur dans le choix de matériaux et de textures des bâtiments. Alors que les matériaux naturels sont expressifs par rapport à leur âge, leur origine et vécu et que la patine du temps ne fait qu’accroître l’expérience d’un espace, Pallasmaa théorise que nos bâtiments contemporains, crées avec des «matériaux faits à la machine»109, présentent leurs surfaces inflexibles sans transmettre leur essence matérielle ou leur âge. L’auteur croit que les constructions de cette époque visent une perfection sans âge, défiant la dimension du temps ou le processus inéluctable et enrichissant du vieillissement, car «cette peur des traces d’usure et de l’âge est liée à notre peur de la mort»110. Ainsi, l’architecture contemporaine fait preuve d’un appauvrissement d’émotions suscitées

117



par ses moyens tectoniques et par conséquence elle peine à stimuler les esprits de ses usagers. Peter Zumthor examine aussi le sujet des matériaux que l’on emploi. Dans une conférence éditée ultérieurement dans le livre Atmosphères, l’architecte expose les neuf points qui créent une atmosphère. En parcourant son texte on s’aperçoit que Zumthor utilise le mot « atmosphère » pour parler des processus qui constituent la contemplation. Nous pouvons alors imaginer que pour Zumthor, la conception d’une atmosphère est le dernier pas vers la contemplation.

111.

Peter Zumthor, Iain Galbraith (trad.), Atmospheres, Architectural Environments, Surrounding Objects, Berlin : Birkhauser, 2006, p. 13.

J’entre dans un bâtiment, je vois une pièce, et - dans la fraction de seconde - j’ai ce sentiment. Nous percevons l’atmosphère à travers notre sensibilité émotionnelle une forme de perception qui fonctionne incroyablement rapidement, et dont nous, les humains, avons évidemment besoin pour nous aider à survivre.111

L’architecte propose son point de vue sur les neuf composantes d’une atmosphère dans son architecture, sous la forme d’une auto-analyse de ses intuitions et réflexes dans le processus créatif – le corps de l’architecture, la compatibilité des matériaux, le son et la température d’un espace, les objets environnants, l’entre calme et séduction, la tension entre intérieur et extérieur, les degrés d’intimité et la manière dont la lumière tombe. De ce fait, la poétique de l’architecture de Zumthor surgit de l’attention qu’il accorde à ces différents éléments et à leur manipulation et assemblage, à travers lesquels il arrive à influencer l’esprit de l’usager pour lui induire un état d’émerveillement en découvrant les espaces qu’il conçoit. Sans nous lancer dans une critique exhaustive des œuvres de Zumthor, nous pouvons tout de même admettre que certains de ses bâtiments, comme les très connus Thermes de Vals en Suisse, possèdent inéluctablement des qualités spatiales,

119



112.

Ibid, p. 63

bien que ponctuelles, qui propulsent le bâtiment dans la catégorie des grandes œuvres architecturales contemporaines. Mais ce qui nous intéresse ici est la capacité de ces œuvres, comme dans le cas des thermes, de susciter aux public un état autre – cet émerveillement auquel on a déjà fait référence, un état presque méditatif à travers lequel l’usager ressent une connexion avec l’immensité de son environnement. Cette immensité Zumthor nous la donne de manière franche, claire, par la vision du paysage que l’œuvre encadre, tout comme (et c’est sans doute ici la plus importante réussite de l’architecte) par l’allusion à ce monde infini dans lequel l’œuvre s’inscrit et avec lequel elle communique. L’architecte utilise les neuf «outils » décrits auparavant pour insinuer que les espaces qu’il crée sont comme une continuité de l’existant – «créer un bâtiment ou un grand complexe de bâtiments, ou même un petit, et qu’il fasse partie intégrante de son environnement. »112 Ainsi l’usager perçoit non seulement l’architecture de l’œuvre mais ressent aussi le locus du lieu, que l’œuvre ne cesse d’insinuer.

113.

Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris : Quadrige, 2015 (1957), p. 168.

Le voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1820

Cette immensité à laquelle l’architecture peut faire allusion est dans l’opinion du philosophe Gaston Bachelard « une catégorie philosophique de la rêverie », qui « contemple la grandeur. Et la contemplation de la grandeur détermine une attitude si spéciale, un état d’âme si particulier que la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d’un infini. »113 Il semble presque paradoxale que pour s’ancrer à nouveau dans ce « monde prochain » et renverser les tendances de notre société de surmodernité qui poussent à l’isolement, l’individu doit se mettre « en dehors » de celui-ci. L’architecture ayant cette capacité de pousser à la contemplation détourne l’attention déjà

121


détournée auparavant par le superficiel et le superflu, vers l’essentiel de notre environnement. « L’immensité est en nous », nous dit Bachelard. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille.114

Cette immensité de laquelle parle le philosophe ne serait-elle pas aussi synonyme du désir ancestral qui réside en nous, de connexion à l’autre, au lieu, à la communauté et à l’environnement ? C’est surtout une preuve d’audace ainsi qu’un effort considérable que de rompre avec les canons du présent en produisant une telle architecture qui guide l’attention de ses usagers vers ce qui compte vraiment – son essence, son idée, son locus. Cependant cette négation des valeurs et principes, cette dénonciation du discours officiel accepté en masse, est précisément ce que l’antimonument a représenté dès sa création. Nous revoici en quête d’une révolution conceptuelle de ce qu’un monument contemporain devrait défendre et ce qu’il devrait dénoncer. Nous revoici en quête d’un moyen de nous retourner vers autrui et relier nos relations interhumaines pour reconstruire nos sociétés. Si nos sociétés évoluent (et involuent aussi, parfois), si nos villes se réinventent, le monument devrait alors lui aussi être remis en cause, comme il l’a déjà été, et recalculer sa position face à ces sociétés perpetuum mobile. Il est temps que l’on reconnaisse l’importance de l’architecture qui présente une valeur de contemplation car cette architecture cache une symbolique de monument – le

114.

Ibid, p. 169.


monument du temps « régulier, (…) sans élan et sans heurt », le monument humain, qui nous rappelle notre propre place dans l’entièreté du système englobant nos terres et nos communautés. Et c’est précisément de certaines œuvres qui possèdent cette capacité de nous pousser vers la contemplation, comme valeur de monument, que nous allons parler par la suite. Ces œuvres définissent en quelque sorte la notion évolutive de monument dans la réalité sociale et culturelle que nous sommes en train de vivre.

123


Espace commun et lumière dissipée. Koji Taki.


3.2. Petites architectures à grandes capacités i. La maison U, Toyo Ito, 1976

En 1976 Toyo Ito construit une maison à Nakano, quartier de Tokyo, pour sa grande sœur et ses filles, suite au décès du mari de celle-ci. Cette maison qui s’inscrit dans le corpus de l’œuvre architecturale minimaliste de l’architecte, fut conçue comme un véritable univers en elle même mais fut tout de même démolie en 1997, une fois que l’ensemble de la famille se sentit prêt à tourner la page du deuil. Ito décrit la motivation qui l’a poussé à projeter cette maison :

115.

Nobuhiro Tsukada, Blurring Architecture 1971-2005, Milan : Charta, 1999, p. 25.

Elle voulait une lumière pour laver son âme propre, dans le milieu de l’obscurité. Une douce lumière entourée par les ténèbres. Cette image du mélange de la lumière et l’obscurité a été mis en œuvre dans la maison U, le blanc fermé, l’espace tubulaire est né, dans lequel la lumière tombe. Le sol noir frais du jardin intérieur représente les ténèbres du naufrage de la famille dans le désespoir. L’obscurité d’un noir profond répand devant les yeux de la famille a été en même temps aussi la «nature» dont la famille avait rêvé et qui a été la raison pour laquelle la famille a cessé de vivre haute dans l’air dans un appartement de gratte-ciel. L’état émotionnel difficile de la famille, le désir introverti pour la vie - les murs en béton étaient là comme pour mettre une clôture autour de ces choses.115

Le but de cette œuvre étant de renforcer les liens entre les membres d’une famille frappée par le drame et de leur permettre de retrouver un nouvel équilibre familial, ainsi que de se reconstruire individuellement à travers le deuil, l’architecte a conçu la forme, tectonique

125


Jeu de spectres, lumière et matière. Photographe inconnu.


et éclairage du bâtiment comme métaphore d’un cheminement vers l’apaisement. De ce fait, l’éclairage est résultant de la fluidité avec laquelle les espaces se succèdent. L’organisation spatiale, établie en forme de U, illustre deux grands gestes – l’un menant aux chambres des filles et l’autre, à travers la cuisine et la salle de bain, à la chambre de la mère. Ces circulations, délibérément très sombres, mènent vers un espace commun polyvalent lumineux, utilisé pour jouer, manger et méditer. Il est idéalisé en quelque sorte par la manière dont la lumière rentre en contact avec les matériaux dont il est constitué. Ses parois en béton recouvert de plâtre et son sol vêtu d’un tapis sont d’un blanc immaculé. Les ouvertures vers l’extérieur de cet espace sont négligeables, car l’univers que l’architecte crée pour et à travers ce lieu ne nécessite pas une vue sur le monde extérieur, sinon juste le ressenti de ce monde extérieur sublimé par la lumière qu’il dissipe dans ces lieux de vie devenus ainsi un seul espace, fluide. Le reste de la maison est éclairée par des fentes dans le plafond laissant entrer la lumière dans à la diagonale. Cet éclairage sensible et dirigé donne à l’espace une texture lisse, enrichie par la blancheur de l’intérieur, transformant l’ensemble dans un monde en apparence unidimensionnel, comme un écran où les images et les ombres des gens et des objets sont projetées. A travers ces jeux de lumières subtils sur les parois courbes et réflexives, l’espace devient abstrait. Il devient presque métaphysique, comme une idée qui parle de spectres, de leur présences et absences, du cheminement de l’obscurité vers la lumière. La lumière crée aussi des limites ambiguës et changeantes de l’espace qui se dilate et contracte au fil des différents moments de la journée.

127


Jardin de terre et relation interieur exterieur. Photographe inconnu.


L’architecte utilise le béton brute pour des raisons au delà des dogmes constructifs ou d’idéologie architecturale – il crée à travers la matérialité une métaphore de la coquille lisse renfermée sur elle même pour souligner l’image statique de l’édifice. Le patio central, « jardin de lumière », est un autre symbole que Ito emploi pour amener cette famille vers sa reconstruction émotionnelle pendant le deuil. Le contacte avec la terre pure, sans végétation ou intervention paysagère, pousse à la contemplation de l’essence même de la matière dont nous sommes faits et à laquelle nous retournons. La dualité entre cette terre sans artifices et les parois construites avec un matériel artificiel crée un parallèle entre le temps sacré, cyclique, et le profane, éphémère à l’échelle d’un homme mais aussi à l’échelle de l’humanité. Ce patio n’est pas un foyer de lumière et célébration de la vie, mais plutôt un lieu mélancolique, de pénombre où l’on contemple, accepte et en suite célébre l’éternel retour aux sources et la continuité naturelle de la vie avec la mort. Toyo Ito est parti de l’image intérieure d’un univers contenu dans cette maison pour en suite concevoir dans la continuité de son raisonnement son extérieur. En analysant les effets de son architecture, comme l’abstraction de l’espace et les ambiances lumineuses, nous nous apercevons que le réel jardin de lumière se trouve à l’intérieur de la maison même plutôt que dans son patio. En imaginant cet espace dynamique et évolutif par le biais de la lumière et minimal de part du traitement des formes et matériaux, Ito arrive à tisser un lien entre le monde extérieur, qu’il cache mais qu’il sous-entend, et l’univers intérieur qu’il sublime en l’abstrayant, en

129


RĂŠlation entre le pavillon Carlon Ramos et son jardin environnant. Hisao Suzuki, El Croquis,68/6


utilisant la mise en scène des éléments naturels telle que la lumière et la terre. Revenant au mythe de Phèdre, nous pouvons conclure que ce bâtiment est un réel pharmakos, car s’il arrive à pousser à la contemplation saine et « guérissante » pour l’esprit du soufrant, démontrant son coté médicament, vivre dans cet univers pourrait sans doute devenir oppressant et même sinistre par moments pour l’individu arrivé à la fin de son chemin du deuil, se transformant ainsi en poison. Néanmoins, il n’y a guère de doute que cet œuvre architecturale, en plus de pousser à la contemplation, éduque l’esprit, enseignant avec délicatesse des leçons difficiles sur le passage de l’homme à travers ce monde, mais aussi sur la cyclicité de la vie, et l’habilité de la vie de renaître, transformée.

131


Les images suivantes du pavillon Carlos Ramos ont été prises par Nelson Garrido.

L’entrée, située à l’entre-sol, au coin du bâtiment?

La montée, au sein d’un espace protecteur?


ii. Le pavillon Carlos Ramos, Alvaro Siza Vieira, 1987

Le pavillon Carlos Ramos, le premier des bâtiments de l’école d’architecture de Porto (FAUP), au Portugal, a été conçu par l’architecte Álvaro Siza. Construit entre 1985 et 1987 dans le jardin de la villa Quinta da Povoa, résidence typique portugaise datant du siècle dernier. Appartenant également à l’école, il a été réhabilité en 2011. Ce pavillon, situé en hauteur par rapport à la rivière Douro, est dédié aux ateliers des élèves de première année en architecture. Le bâtiment rend hommage à Carlos Ramos, architecte directeur de l’école aux années 50s et 60s. Perssonage très influent à l’époque, il créa un véritable contexte idéologique, prônant une grande ouverture et apportant un profond renouvellement de l’enseignement de l’architecture à l’école de Porto. Ce bâtiment en forme de U, situé au milieu des arbres, se matérialise à travers une série de contradictions. Respectant, tout en réinterprétant, le jardin existant, le bâtiment a été conçu pour s’intégrer naturellement à l’échelle des constructions existantes, au sein des arbres séculaires. Ainsi, la présence de camélias, de rhododendrons et d’eucalyptus détermine les points d’inflexion dans la géométrie de l’édifice et la retraite de sa base et fondation d’une manière à éviter toute incidence sur la racine des arbres. Il s’ouvre sur un patio intérieur trapézoïdale et se ferme vers l’extérieur à travers une paroi et toiture continues qui forment un tout protecteur. Les façades tournées à l’intérieur

133


Vue sur l’entrée depuis l’atrium.


du patio sont entièrement vitrées, permettant des vues entre les usagers du bâtiment, chacun travaillant dans son atelier, séparés par la cour. Tandis que les façades du pourtour sont presque totalement fermées et opaques, toutes les ouvertures se concentrent de manière subtile autour d’un portique dans un coin du bâtiment - l’entrée avec l’escalier principal. En expérimentant l’espace, le visiteur ressent une série de sensations contradictoires. La toiture creuse et pointue et l’escalier principal suscitent un ensemble d’incertitudes qui sont décodifiées seulement en arrivant au atrium de l’étage. L’atrium de plein pied qui se réduit suite à l’emplacement de l’escalier triparti déconcerte par la surprise de se retrouver dès l’entrée à un palier intermédiaire entre le rez-de-chaussée et l’étage. Cet escalier conique mène ensuite sur un balcon incurvé avec un banc en bois intégré, où le visiteur est accueilli par le buste de Carlos Ramos, posé sur une colonne solitaire de marbre marquant l’espace autrement vide de l’atrium. Les saillies et les chanfreins du bâtiment suivent un contour linéaire qui est marqué sur le périmètre de la pelouse et se termine, comme toutes les lignes de Siza, avec un bloc de granit, en face du bureau du directeur. Cette manière subtile de conjugaison des lignes et espaces révèle la forte sensibilité de Siza Vieira qui avec un simple trait crée un paradoxe. A l’intérieur du bâtiment les étudiants ressentent le confort et la protection du monde externe, dont Carlos Ramos été défendeur pendant ses années de direction, en s’efforçant pour maintenir une liberté créative au sein de l’école et protégeant celle-ci des dogmes politiques de l’architecture à l’époque. Le bâtiment possède cinq ateliers mais sans de réelles divisions entre eux, devenant ainsi un open space sur chaque étage. Ces espaces se

135



continuent visuellement et physiquement, permettant ainsi un contact et collaboration permanentes entre ces cinq ateliers. Les fenêtres entaillées dans la coquille protectrice que représente ce bâtiment se tournent vers la rivière, permettant toujours des vues diagonales depuis toutes les salles établissant des liens avec les environs et guidant toujours le regard des étudiants vers le mouvement continu de l’eau vers la mer, qui, pendant de moments de turbulences politiques et socio-économique se révèle rassurante, rappelant que indépendamment de tout ceci, la vie, la nature et l’environnant continuent leurs cours naturels. Siza Vieira réussit une architecture à la fois protagoniste et à la fois figurante dans le scenario créée par la nature qui entoure ce bâtiment, grâce au respect vers le genius loci et à l’attention égale qu’il apporte à chaque composante de son œuvre. Cette attention aux détails de ferronnerie, du mobilier, des luminaires est tout à fait appropriée à un espace calme de travail, tout en donnant aussi aux utilisateurs un sens de la discipline formelle et de l’inspiration. Le choix de couleur, le blanc immaculé pour tous les murs, reprend la couleur traditionnelle des maisons portugaises du XVIIIe siècle, tout en annonçant l’acte contemporain.

La «coquille» formée par la toiture et façade continues abrite un patio ouvert et intime?

Abritant un programme éducationnel, cet édifice est une leçon d’architecture et de sociologie en lui même. L’apaisement atteint par l’union entre la fluidité de l’espace, le jeu de proportions parfaitement à l’échelle humaine et les formes et volumétries d’une pureté presque sublime, produit un environnement propice à l’état contemplatif envers la relation avec le site – la nature qu’il encadre et qui l’encadre et sa relation avec la rivière, tout comme envers la puissance d’un espace de

137



créer une cohésion entre ces usagers. Car la force ultime de ce bâtiment est qu’il influence ses usagers à se sentir pièce intégrante d’un système qui ne fonctionnerait pas de la même manière sans leur présence. Les barrières entre bâtiment comme cadre de vie et la vie qui s’y passe à l’intérieur sont discrètement franchies ici, l’usager arrivant sans savoir comment à ressentir qu’il fait partie du locus.

139


La cité d’Orion, photographies prises par l’artiste.


iii. La cité d’Orion, Hannsjörg Voth, 2003

Entre 1997 à 2003, l’artiste allemand Hannsjörg Voth a vécu dans le désert du sud du Maroc où il a conçu plusieurs œuvres situés à la limite entre le land art, la sculpture et l’architecture. La plus remarquable est la Cité d’Orion, pièce monumentale de part de sa taille et ampleur, synthétisant le désir de l’artiste à parler, à travers des symboles, de son œuvre d’une dimension mythique. Cet œuvre évoque le désir ancestral de l’homme pour construire un lien physique entre la Terre et le Ciel – le mythe de la tour Babel. Dédiée à la constellation Orion, visible et facilement reconnaissable à travers le monde et composée par sept étoiles, l’œuvre se compose à son tour également de sept tours d’observation en argile estampillée une pour chacune des étoiles d’Orion. Leur composition en plan suit l’emplacement céleste et leur hauteur s’élève jusqu’à vingt mètres de haut. Les largeurs et profondeurs de chaque tour varient en fonction de la luminosité et de l’étendue de l’étoile qu’elle représente. Chaque tour est un observatoire céleste, présentant des escaliers extérieurs menant à une alcôve à l’intérieur de chacun d’eux. Les tours sont reliées entre elles par un long mur qui encercle ainsi l’ensemble. L’œuvre est positionné aux coordonnées 31 degrés Nord et 5 degrés Ouest, emplacement choisi suite à un calcul astronomique pour l’orientation des tours d’observation qui sont alignés aux astres.

141



116.

Oskar Wladisław de Lubicz Miłosz, L’Amoureuse Initiation, André Silvaire (ed.), Paris : Broché, 2003 (1910), p.64.

Dans L’Amoureuse Initiation, le poète lituanien Milosz écrit « Je contemplais le jardin des merveilles de l’espace avec le sentiment de regarder au plus profond, au plus secret de moi-même; et je souriais, car je ne m’étais jamais rêvé si grand, si beau! Dans mon cœur éclata le chant de grâce de l’univers »116. Par l’observation des astres, l’individu contemple le ciel, en questionnant ainsi sa propre existence, d’un point de vue philosophique mais surtout beaucoup plus pragmatique par rapport à la condition présente de chacun au sein de la société. C’est donc à travers un objectif artistique mais aussi scientifique, d’observation astronomique, que l’artiste arrive de façon voilée à toucher l’esprit du publique sur des questions de l’instant présent qui regardent l’ impacte et l’implication de chacun sur et dans la société.

143



Conclusion

Après avoir exploré, bien que sommairement, le thème du monument, de ses raisons et manières d’être, ainsi que de son évolution dans le temps, nous pouvons pour le moins admettre que même si son intention est de garder la mémoire ainsi que d’avertir, ses valeurs pragmatiques et d’application directes sont changeantes en fonction de l’époque et de la société dans lesquelles il s’inscrit. Si les débuts du monument le liaient à la mort, les premiers monuments étant funéraires, il devient par la suite un signal dans les communautés. Avec le XVIIIème siècle on commence a se poser la question du patrimoine et à développer une école de pensée par rapport à ceci, le monument aussi commence a gagner d’autres connotations et a développer d’autres valeurs, théorisées ensuite par Riegl. Mais, comme nous l’avons pu voir, suite aux avancements technologiques de notre sociétés, celle-ci a connu une évolution fulgurante ces deux derniers siècles, ce qui a aussi pu conduire à une constante remise en question du monument par les artistes et les grands penseurs du temps. Si le monument a pu connaître une évolution relativement linéaire au fil du temps, son « grand schisme » s’est pourtant produit aux années 60s avec la création du principe artistique

145


de l’antimonument, œuvre adoptant des stratégies contraires aux principes du monument traditionnel. Le monument prend alors la responsabilité de d’interroger et de critiquer la société, remettant en cause les canons de celle-ci et s’opposant aux limitations de la mémoire monumentale habituelle. Revenant à la question de Françoise Choay, « l’activité que nous continuons d’appeler architecture a-t-elle conservé le pouvoir d’édifier des monuments? » et ayant médité sur la situation présente de notre société de surmodernité, tel que Marc Augé l’a décrite, nous proposons donc une réponse affirmative, sans prétendre à manquer de naïveté et d’un certain optimisme romantique. Nous déduisons alors que sans même le savoir nous construisions déjà des monuments de l’époque « surmoderne », des œuvres architecturale ou artistiques qui répondent aux problèmes sociétaux entraînes par celle-ci, comme notamment le risque de déshumanisation que nous courons en tant que société. Ces œuvres possèdent la capacité de nous réhabiliter l’esprit vers une connexion plus solide avec notre environnement, elles nous obligent en quelque sorte de prendre le temps de prêter attention à ce qui nous entoure, de regarder l’espace, et non pas seulement le voir. En vivant l’expérience des espaces comme ceuxci, nous pouvons même proposer que nous participons en fait à un exercice social de rééducation cognitive et émotionnelle. Cette caractéristique commune à ce type d’œuvres, que l’on peut proposer comme valeur du monument contemporain, est la capacité d’un bâtiment à inspirer un état de contemplation, indépendamment du programme que celui-ci possède. Car la contemplation

146


est l’état même qui précède et qui met en scène la mémoire. Sans vouloir prétendre qu’une architecture « consciente » qui pousse à la contemplation serait le panaceum universalis de tous les soucis du XXIème siècle, elle est néanmoins une première clé pour combattre les maux de notre société, comme la tendance actuelle de vivre et consommer trop rapidement en devenant de plus en plus aliénés. Mais la mise en place d’une architecture possédant ces hautes qualités idéologiques et spatiales ne va de manière réaliste jamais pouvoir se généraliser, faute aux différends entre les écoles de pensée de l’architecture et non seulement, mais aussi et surtout à l’hyper normatisation, aux contraintes matérielles et aux intérêts et enjeux politiques et financiers des communautés. Jusqu’à quel point et de quelle manière l’avenir du monument est influencé alors, même de façon indirecte, par la réglementation dans l’architecture ? Et quelle serait la direction à prendre pour le monument dans ce contexte d’oppression législative des libertés créatives ? Une chose reste certaine - quels que soient les changements connus par la société et la direction de son évolution, nous pouvons tout de même rester assurer de la perdurance du concept de monument en tant que gardien de la mémoire.

147



Annexes

117.

Tableau inclus dans l’ouvrage de Patrick Fraysse, Gerard Regimbeau, « Le patrimoine architectural entre monuments phares et documents monumentaires », 3e colloque international du CIDEF (Centre international de documentation et d’echanges de la francophonie - Quebec) AFI (Agora francophone internationale - Paris), Alexandrie (Egypte), Bibliotheque d’Alexandrie, 12-15 mars 2006, Alexandrie, Egypte. CIDEF-AFI, 2006, p. 7.

Tableau 1 : Caractéristiques des monuments d’après Aloïs Riegl.117

MONUMENT Intentionnel (voulu)

MONUMENT historique (non voulu)

MONUMENT ancien (non voulu)

Statut

Public

Singulier

Durable et périssable

Conception

Objective

Subjective

Subjective

Valeur de mémoire…

Commémorative

Historique

Temporelle (ancienneté)

…attribuée par L’auteur

L’observateur

L’observateur

Valeur d’actualité

Utilitaire

Artistique, esthétique

Contemplative

Décidé par

L’élu, le responsable

Le spécialiste

Les masses

Etat matériel

Intact

Intact

Ruines

Catégories selon les critères de Debray

Monument -Message, discours officiel

Monument -Forme, modèle

Monument -Trace, souvenir

Mario Botta, Housing complex à Novazzano, Suisse. Photographe inconnu.

149


Tableau 2 : Caractéristiques des monuments d’après Regis Debray.118

MONUMENT -TRACE

MONUMENT MONUMENT -MESSAGE -FORME

Registre

la mémoire (tradition et patrimoine)

l’Histoire (mythe et projet)

l’espace (urbanisme et perspective)

À valeur…

de culture (empêcher une déshérence)

de culte (affirmer une sacralité)

d’exposition (présenter une oeuvre)

«Lieu de mémoire» entendu comme…

lieu d’identité (ethnologique et généalogique)

lieu de fidélité (religieuse ou civique)

lieu de pouvoir (politique, économique ou médiatique)

Fonction première

témoigner (cela a été)

transmettre (cela doit rester)

communiquer (dans le moment même)

Cadre de prédilection

le terroir (girondin) (mémoires vernaculaires)

la nation (jacobine ou monarchique) (mémoire axiale)

le supranational (global village) (mémoire cosmopolite)

Flèche temporelle

rétroactive présent, passé

prospective passé, avenir

contemporaine présent, avenir

Se regarde…

à l’imparfait de l’indicatif (il était une fois)

à l’optatif ou à l’impératif (souviens-toi)

au présent de l’indicatif (je suis ainsi)

Usage recommandé

la visite prêter attention

la cérémonie se recueillir

le coup d’œil sans s’installer

Culmine en emblème…

d’une époque (hôtel du Nord = cinéma d’avantguerre)

d’une permad’une exception nence (tour Eiffel = (Arc de triomphe Paris) = Nation)

Milieu porteur

société civile

officialité

entreprise

L’objet doit être…

constitutif (d’une physionomie)

démonstratif (d’une morale)

superlatif (d’un savoir faire)

Fonctionne…

au savoir au croire (il faut connaître) (il faut avoir la foi)

au voir (il faut bien regarder)

Paradigme historique

moderne (romantisme)

Égyptien (la pyramide)

romain (colonne de Trajan)

118.

Régis Debray, « Trace, forme ou message ? », Op. Cit, p. 32.


Comment y aller

en car (de tourisme)

en corps (constitué)

en promeneur (solitaire)

Statut du signe (à l’origine)

«indiciel», la présence (partie de la chose même)

«iconique», la représentation (figure ou allégorie)

«symbolique», l’arbitraire (code architectural)

faire sens le ton juste

faire de l’effet le geste et le chic

Ce qu’il lui faut faire vrai la bonne information Principal responsable

le fonctionnaire le politique (qui classe ou (qui passe commande) inscrit)

l’architecte (qui remporte le concours)

Qualificatif de «émouvant» reconnaissance

«édifiant»

«impressionnant»

Court le risque de

l’emphase

la démesure

Régime de pro- public - privé priété = privata aedificia

public = publica aedificia

privé/public = publica opera

Réplication ou contrefaçon

permise (échantillon)

tolérable (support de rituel)

Illégale (droits d’auteur)

Suspendu à un jugement

d’expertise historique (est-ce bien authentique ?)

de convenance éthique (est-ce bien nécessaire ?)

de goût esthétique (est-ce plaisant ou satisfaisant ?)

Double emploi oui de l’édifice? (symbolique/ utilitaire)

non (seulement symbolique)

Oui (utilitaire/ symbolique)

Caractère «his- accidentel torique» (à la réception, après coup)

intentionnel (dès l’émission et par projet)

Hasardeux (durée incertaine)

Marque distinctive

l’épigraphie (l’édifice comme texte)

la signature (l’édifice comme oeuvre)

Si tout lui res- un grenier de semblait, la cité grand-mère serait… ou une banque de données

une salle de classe ou un lieu de culte

un décor d’opéra ou une superproduction

Apparenentre artisan tement du d’art et maître d’œuvre ethnographe

entre prêtre et prof

entre ingénieur et sculpteur

Promotion touristique

impie (ou mal venue)

souhaitable (attraction)

la banalité

le démodé (l’édifice comme document)

impérative (visite guidée)

151



Bibliographie

Livres

- Aristote, Jules Tricot (trad.), Éthique à Nicomaque, Paris: Vrin, 1990. - Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 1992. - Gaston Bachelard, L’Air et les Songes — Essai sur l’imagination du mouvement, Paris : Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1992 (1943). - Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris: Quadrige, 2015 (1957). - Hans Urs von Balthazar, R. Givord (trad.), La Gloire et la Croix, tome I, Paris: Cerf, 1965. - Peter Carrier, Holocaust Monuments and National Memory in France and Germany Since 1989, Oxford: Berghahn Books, 2005. - Régis Debray (sous la présidence de), L’abus monumental. Actes des Entretiens du Patrimoine, Paris : Fayard, 1999.

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Remerciements

J’adresse mes remerciements aux personnes qui m’ont aidée dans la réalisation de ce mémoire.

Tout d’abord, je remercie Manola Antonioli et Vincent Jacques pour m’avoir guidée et encouragée dans mon travail. Je tiens à remercier mes amis qui sont ma famille française, notamment Hélène Battini, Clara Pailler et Gaëlle Pilon pour m’avoir apporté leur précieux conseils et corrections et bien plus encore. Un grand merci à Zélie Denis qui a été la première à m’aider, avec ses intuitions et conseils, poser les bases de ce présent ouvrage. Je remercie aussi la famille Blanco Vilachá pour leur compréhension, soutien et chaleureux accueil durant mes semaines d’écriture. Finalement, mulțumesc din toată inima à mes aimés parents, Gheorghe et Gherghinica Petre, ainsi qu’à mes chères sœur et nièce, Corina et Bianca Bondi, qui veillent sur moi et m’apportent tout le soutien et l’amour nécessaires pour toujours réussir.

En gardant pour la fin le début de toutes mes pensées, merci à Pablo, sans qui rien ne serait jamais possible.

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En image de couverture, Annual Rings; Denis Oppenheim, photographie de l’auteur, exposée à MOMA, New York.


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