Majorque est la plus grande île d’Espagne et possède une scène artistique dynamique inspirée par des plages idylliques qui rivalisent avec la beauté des villages pittoresques nichés dans les montagnes de la Serra de Tramuntana. C’est ici que Camper a été fondé il y a 50 ans.
The Walking Society Dans le dix-huitième numéro de The Walking Society Magazine, nous célébrons un demi-siècle de fusion entre design innovant et artisanat traditionnel en revenant à Majorque, le lieu de naissance de Camper. Nous revisitons l’île à travers l’objectif du célèbre photographe britannique et membre de l’agence Magnum, Martin Parr, dont les photo-essais anthropologiques et les portraits satiriques de l’Angleterre moderne l’ont établi comme l’un des photographes documentaires les plus éminents de notre époque.
S/S 2025 NUMÉRO 18
María Ángeles, qui a quitté Jerez pour Majorque à l’âge de 18 ans, a été abordée plus d’une fois à la plage pour apparaître dans des vidéos et dans la presse. Elle a l’habitude, dit-elle. « C’est parce que je suis quelqu’un de sociable. »
Biel a étudié le cinéma. Il se rend souvent à la plage pour puiser l’inspiration. Le genre de film qu’il aimerait réaliser ?
Un film d’horreur avec une pointe de comédie, avec la Cathédrale de Palma de Majorque comme décor.
Il y a des siècles, Majorque était une terre de pirates et de vaillants guerriers, réputés pour leur habileté à manier la fronde et redoutés à travers la Méditerranée. Elle abritait des cultures indigènes, telles que les Talayotiques, qui y ont laissé de mystérieuses structures de pierres superposées datant de l’âge du fer. Le territoire de Majorque a également été occupé par les Carthaginois, les Romains, les Musulmans et les Juifs, qui appréciaient ses champs fertiles et son emplacement stratégique, et la considéraient comme une base idéale pour leurs expéditions militaires et commerciales.
Pendant une grande partie du XXe siècle, Majorque était très centrée sur elle-même, mais aujourd’hui, elle est redevenue une terre de métissage, accueillant chaque année de nouveaux habitants venus du monde entier. Près de la moitié de ceux qui vivent ici sont nés en dehors de l’île. Dans ce creuset de cultures, Camper est devenue l’une des marques les plus emblématiques de Majorque ces dernières décennies. 2025 marque le 50e anniversaire de l’entreprise depuis sa fondation en 1975, quand Lorenzo Fluxà Roselló entreprit de moderniser la tradition séculaire de la fabrication de chaussures qu’il avait héritée de sa famille.
Cet héritage trouve son origine avec le grand-père de Lorenzo, Antonio Fluxà. Né à Inca, au cœur de Majorque, où existait une guilde prospère de cordonniers, Antonio se distingua des autres en se rendant en Angleterre en 1877. Là-bas, il apprit à utiliser les modèles anglais de production mécanisée et revint à Inca avec des machines pour ouvrir son propre atelier. C’est ainsi que vit le jour la première usine de chaussures de l’île, et son succès valut à Antonio le surnom de « mestre » ou « maître ».
Camper canalisa cet héritage familial dans une nouvelle entreprise, lui donnant la possibilité d’expérimenter avec des designs conçus pour la vie de tous les jours. L’entreprise, où des professionnels issus de domaines créatifs aussi variés que la photographie, le graphisme ou l’architecture pouvaient mettre librement leur
créativité au service de la marque, vit le jour en 1975, alors qu’une série de réformes et un désir de s’ouvrir au monde s’emparèrent de l’Espagne, prête à embrasser la démocratie après 36 ans de dictature. L’objectif fixé par Camper, qui signifie « paysan » en majorquin, était de refléter la connexion de la marque à ses origines et de préserver son intention de proposer des chaussures pratiques et confortables pour toutes les occasions.
Cette laborieuse mission, menée depuis cinquante ans, fit de la ville d’Inca le centre de la fabrication artisanale de chaussures à Majorque. Un héritage qui continue d’enrichir l’économie de l’île, laquelle repose principalement sur le tourisme.
Plus de sept millions de voyageurs visitent chaque année les côtes de Majorque. Ils traversent la mer en avion, en ferry et en bateau de croisière. Ils parcourent l’île et ses villages pittoresques comme Estellencs, un hameau situé dans l’ouest de la chaîne de montagnes de la Serra de Tramuntana, qui abrite encore des rues pavées et une cuisine traditionnelle.
Ceux qui en ont les moyens arrivent sur des bateaux privés, faisant une halte dans des endroits isolés, tels que Cala Tuent, dont les eaux paisibles et cristallines sont protégées du vent par des montagnes couvertes de pins.
Sur cette île, le temps semble s’écouler plus lentement, et l’innovation progresse main dans la main avec la tradition. Ici, le savoirfaire artisanal et typiquement méditerranéen inspire des artistes et des entreprises comme Camper. Un cadre idyllique que l’écrivaine américaine Gertrude Stein résuma il y a des années dans une phrase énigmatique : « Majorque est le paradis, si vous pouvez le supporter. »
Bea, 43 ans, est originaire de Séville. Mais il y a huit ans, elle a acheté un appartement à Palma de Majorque pour y passer ses vacances et rendre visite à son frère, qui y travaille. « Portixol, le quartier où je vis, est tellement beau ! »
ROSSY DE PALMA
MAJORQUE, UN STUDIO IDYLLIQUE POUR LES JEUNES CRÉATIFS
Six artistes racontent comment l’île les inspire et ce qu’elle a à offrir aux graines de talent comme eux. P. 32
ACHILLES ION GABRIEL
Le directeur de la création de Camper a trouvé à Majorque la paix et la connexion avec la nature qu’il recherchait dans son pays natal, la Finlande. P. 44
LA SIESTA
Une tradition espagnole profondément enracinée et parfois largement incomprise.. P. 54
La fille d’Almodóvar nous parle de son enfance à Majorque et de ce qu’elle attend de sa carrière artistique. P. 20 MALLORQUÍ
Une imprimerie, un restaurant et l’envie de montrer ses compétences : tels sont les ingrédients que cette fondation utilise pour intégrer les personnes en situation de handicap mental sur le marché du travail. P. 63
Parlé par de nombreuses personnes sur l’île, ce dialecte aux caractéristiques uniques a été préservé au fil des siècles. P. 70
LA BARAJA ESPAÑOLA
Le jeu de cartes espagnol est toujours vivant, et les jeunes comme les moins jeunes ont du mal à résister à l’envie d’y jouer. P. 78
AGRICULTURE BIOLOGIQUE APAEMA
Les aliments bio deviennent de plus en plus populaires sur l’île, où les tomates et les amandes font partie des cultures traditionnelles. P. 94
ALI GUTY
L’influenceuse majorquine, qui a brisé les stéréotypes dès son jeune âge, repart à New York pour reprendre sa carrière de mannequin grande taille et se faire une place dans de nouveaux secteurs. P. 100
OBSERVATION DES OISEAUX
Pour les ornithologues amateurs à Majorque, le vautour noir est une espèce rare. Grâce aux efforts de la fondation FVSM, le plus grand oiseau de proie d’Europe peut encore trouver refuge sur cette île de la Méditerranée. P. 114
ELA FIDALGO MARC BIBILONI
L’artiste et son galeriste soulignent la complicité nécessaire entre leurs deux rôles pour que l’art puisse prospérer. P. 126
FORN DES TEATRE
Un couple s’est réinventé pendant une crise économique, ressortant de vieilles recettes pour redonner vie à une boulangerie historique de style Art Nouveau. P. 138
Nele est une Allemande de 26 ans, venue à Majorque pour le travail. Elle apprécie le beau temps et consacre son temps libre à une nouvelle compétence qu’elle a apprise sur l’île : la céramique. Son objectif est de fabriquer un jeu d’échecs.
Alex Sobrón, 24 ans, a grandi dans un foyer créatif. Son grand-père a fondé une maison de haute couture, et sa mère concevait des chaussures. Alex a suivi leurs pas, mais dans le secteur de la bijouterie, dont il a créé une marque.
Blanca, 25 ans, est cuisinière dans un hôtel. Elle explique qu’il est difficile d’être financièrement indépendante à Majorque ; c’est pourquoi elle souhaite déménager à Londres. Ce qui lui manquera le plus de Majorque ? Les paysages nocturnes.
Les gens à Majorque aiment se promener le long du front de mer, avec le bruit des vagues en arrière-plan, et sentir la brise marine.
Ils s’y rendent pour réfléchir, déconnecter ou, comme Elena, promener leurs animaux de compagnie.
Originaire d’Argentine, Matías vit en Espagne depuis 13 ans, et depuis moins d’un an à Palma. Il ne manque jamais une séance de sport et adore écouter de la musique électronique. Il doit encore se faire des amis sur l’île.
Piero est venu à Majorque à l’âge d’un an. Il est l’aîné de quatre frères et sœurs, et le seul né en Équateur. Il rêve de devenir réalisateur audiovisuel ici : « C’est l’endroit que je connais, et qui m’inspire. »
ROSSY DE PALMA
ET SON DÉSIR DE VIVRE L’ART
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Rosa Elena García Echave savait qu’elle ne voulait pas que son vrai nom soit associé à sa vie d’artiste. C’est pourquoi, dès le début de sa carrière, elle est devenue Rossy de Palma, en hommage à sa ville natale, Palma de Majorque. Elle est connue comme l’une des « filles d’Almodóvar », ce groupe d’actrices qui apparaissent à plusieurs reprises dans les œuvres du célèbre réalisateur espagnol. Mais Rossy dit qu’elle est avant tout une artiste, plutôt qu’une actrice. Elle est capable de jouer dans un film nominé aux Oscars un jour, comme Femmes au bord de la crise de nerfs, puis d’être la vedette du Fashion Freak Show du designer français Jean Paul Gautier, qui la considère comme sa muse, le lendemain.
« Je ne suis pas carriériste, ma carrière n’est pas une priorité. » « Pour moi, c’est plus un processus de vie », dit Rossy à propos de son travail. Au-delà du résultat final, c’est l’expérience de création artistique qu’elle recherche. C’est pourquoi elle n’hésite pas à interrompre l’entretien pour prendre une photo du ciel teinté de rose, d’orange et de jaune, qui se déploie devant la Villa Can Pirata, où elle vient de créer l’émoi lors d’une séance photo en formulant des suggestions pour les tenues et les décors. C’est aussi pourquoi, plutôt qu’une liste de réalisateurs avec lesquels elle aimerait travailler, elle a dressé une liste des théâtres où elle aimerait se produire : « Je les coche au fur et à mesure. J’avais vraiment envie de faire le Teatro Real, mais il est réservé à l’opéra. » Un obstacle qu’elle a récemment franchi avec Tres mujeres solas y desesperadas, un spectacle avec deux opéras liés par un monologue dans lequel Rossy enfile une robe de mariée pour réfléchir à la perte de l’amour.
« Désormais, je m’intéresse davantage aux spectacles, qui offrent plus de liberté. On ne sait jamais ce qui va se passer et on interagit avec le public, on crée des situations », explique-t-elle. Un autre domaine qu’elle explore est la danse, un art qu’elle pratiquait enfant, bien qu’on lui ait dit qu’elle était « trop grande » pour être danseuse. « Je suis incapable de me cantonner à une seule chose. J’ai besoin de variété, sinon je m’ennuie et quand je m’ennuie, je deviens vilaine », avoue-t-elle.
VOUS ÊTES NÉE SUR L’ÎLE, MAIS VOS PARENTS VIENNENT
D’AILLEURS, N’EST-CE PAS ?
Mes parents viennent du nord de l’Espagne, des Asturies, donc quand j’ai grandi ici, je ne parlais pas encore catalan, ou plutôt majorquin. Nous étions considérés comme des étrangers, ou des charnegos, comme on les appelle ici de manière péjorative, bien que je revendique en être une. Chaque fois que j’allais à la boulangerie, j’entendais les gens dire "Aquesta és filla de forasters", c’est la fille d’étrangers, parce que nous venions de la péninsule, et nous allions en Asturies tous les étés.
Je viens d’avoir 60 ans et ce que je vous raconte date de quand j’avais six ans, dans les années 70. Ils avaient encore cette mentalité, mais aujourd’hui, le quartier où j’ai grandi est devenu Chinatown. Imaginez ce que dirait ce boulanger, lui qui me considérait comme une étrangère à l’époque. Les choses ont bien changé !
Ma mère, qui était originaire du Nord, m’a toujours dit : « Tu dois comprendre que l’île était un repaire de pirates. Depuis l’époque des Phéniciens, elle a été visitée par toutes sortes de personnes, les habitants devaient garder leurs affaires secrètes. » J’ai donc les deux cultures en moi, et c’est quelque chose qui m’a beaucoup enrichie. J’ai la région du nord avec la mer Cantabrique, qui n’est pas faite pour la baignade mais pour la contemplation, et aussi la Méditerranée. Parce que mes parents sont originaires du Nord mais que je suis née en Méditerranée, je n’ai pas de patrie. Mais ça a quelque chose de génial, vous ne trouvez pas ? J’ai du mal à dire que « j’appartiens à un endroit », mais si je devais choisir, je dirais que je me sens davantage Méditerranéenne.
BEAUCOUP DE MAJORQUINS QUITTENT L’ÎLE QUAND ILS
ATTEIGNENT L’ÂGE ADULTE POUR ALLER VOIR CE QU’IL
Y A AILLEURS. EST-CE VOTRE CAS ?
Je suis partie avec un groupe de musique très connu, qui s’est formé ici : Peor Impossible. Il était composé de personnes originaires d’autres endroits comme l’Andalousie, et de nombreux Majorquins. J’étais batteuse, percussionniste, choriste et danseuse. Nous avons fait un tube de l’été : Susurrando. À l’époque, personne ne pensait à l’argent ou à la célébrité. Nous avions besoin de nous exprimer, nous étions très jeunes, nous avions 17 ou 18 ans. Nous avons fait des vidéos avec… Mark Gómez, je crois que c’était le nom de ce réalisateur américain, et ça ne nous a rien coûté, car c’était les débuts du chroma et il voulait expérimenter. Nous avons donc réalisé quatre vidéos, qui ont rencontré un grand succès à Madrid, et nous avons signé avec une grande maison de disques. À ce moment-là, nous avons déménagé à Madrid. C’étaient les derniers jours de la scène madrilène. Nous avons joué deux fois au légendaire Rock-Ola. C’était l’âge d’or de la musique des années 80 et Pedro Almodóvar venait à nos concerts.
Nous étions nombreux dans le groupe et nous étions très polyvalents : à chaque concert, nous faisions un africanorama ou un medievo. Il y avait une fusion de musiciens et de non-musiciens, et d’autres baptisés Sindicato de Diseñadores, qui étaient dans la Carrer Sant Feliu et faisaient des défilés, sur des échasses et avec des masques. Nous étions tous, inconsciemment, très drôles et créatifs.
VOUS AVEZ RENCONTRÉ LE RÉALISATEUR PEDRO ALMO-
DÓVAR À MADRID, ET C’EST LUI QUI VOUS A ENCOURAGÉ À VOUS LANCER DANS LE CINÉMA ET À PARTICIPER À SON FILM.
On entend toujours cette histoire selon laquelle il m’aurait découverte dans un bar, mais ce n’est pas vrai. Le fait est que nous n’avions pas d’argent, alors je travaillais dans ces bars où tout le monde allait. Comme ça, je pouvais voir tout le monde tout en m’assurant que le lendemain, j’aurais de quoi payer mon logement, m’acheter un sandwich et survivre. Nous étions neuf dans le groupe, et après les concerts, nous partagions l’argent, donc il ne restait pas grand-chose. Pedro venait souvent au King Creole, le bar à l’ambiance rockabilly où je travaillais.
Je voulais aller au casting de Matador, mais je n’avais pas pu, car notre groupe devait donner un concert à Alicante. Puis un jour, Pedro est venu au King Creole avec son costumier, Cossío. Je faisais mes propres vêtements, parce que nous n’en avions pas, nous fabriquions toute notre garde-robe nous-mêmes.
Ce jour-là, je portais une robe très sexy. J'avais 19 ans, un corps superbe, et ils m'ont dit : « Nous cherchons des robes comme ça, sexy », pour le personnage de Carmen Maura dans le film La Loi du désir. Ils m’ont demandé : « Où pouvons-nous trouver une robe comme ça ? »
– Je l’ai faite moi-même.
– Et les boucles d’oreilles ?
– Je les ai faites moi-même.
Carmen porte beaucoup de mes boucles d’oreilles dans le film, d’ailleurs. Ils m’ont alors dit : « Est-ce que tu aimerais avoir un rôle dans le film ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Bien sûr ! »
Pedro était fasciné par le fait que je n’avais pas de chez-moi, mais que j’avais un objectif, car j’étais très mature à 20 ans. J’ai vécu mon adolescence à 30 ans, de 30 à 33 ans. Mais à 20 ans, j’étais la mère de tout le monde, la plus raisonnable. À cette époque, il y avait aussi beaucoup de drogues, le sida… Dans La Loi du désir, Pedro disait : « Ne la maquille pas, ne la coiffe pas, ne l’habille pas. Je veux qu’elle vienne comme elle est. »
C’ÉTAIT VOTRE PREMIER FILM ?
Eh bien, je vais vous donner un scoop : ma première fois devant une caméra n’était pas avec Pedro ; c’était ici, à Majorque. Il y avait un film de série B allemand avec la Miss Allemagne de cette année-là et Manzanita, un chanteur de flamenco très célèbre en Espagne à l’époque. Mes amis et moi nous sommes présentés pour jouer des figurants, mais on m’a dit : « Au lieu de faire partie de la foule, toi et toi », une autre fille qui était là, « vous allez jouer des nonnes. » On nous a donc habillées en nonnes, il y avait un gars qui pissait sur un arbre et on devait dire « Ah ! », avec un air choqué. Ça a été ma première apparition sur un écran, j’ai été un peu mieux payée parce que j’avais un rôle spécial, et pas juste un rôle de figurante dans la foule. Puis à Madrid, j’ai rencontré Pedro, qui était très content de ma performance dans La Loi du désir. Il m’a demandé : « Comment ça s’est passé pour toi ? » Et je lui ai répondu : « Écoute, je portais mes vêtements, je
m’étais occupée de ma coiffure et de mon maquillage, donc je n’ai pas vraiment eu l’impression de jouer un rôle. » Et Pedro m’a dit : « Ne t’inquiète pas, dans mon prochain film, je te donnerai un rôle qui n’aura rien à voir avec toi. » Il parlait de Femmes au bord de la crise de nerfs.
QU’EST-CE QUI VOUS PLAÎT DANS LE FAIT DE TRAVAILLER AVEC PEDRO ?
Je suis connue en tant qu’actrice, mais je me considère davantage comme une artiste que comme une interprète. Je ne suis pas une adepte des méthodes, je suis plutôt du genre à m’oublier et à laisser le personnage prendre sa place. J’ai vraiment aimé commencer avec Pedro, parce qu’il accepte qu’on improvise sur le vif, il n’est pas de ces réalisateurs rigides avec un scénario à respecter. Je dis toujours que je n’aime pas la vanité de ces artistes qui se croient spéciaux : « j’ai inventé ceci » ou « j’ai créé cela ». En tant qu’artistes, nous sommes des conducteurs de l’art, mais nous ne sommes pas l’art. Mon père, par exemple, qui a été maçon et maître d’œuvre, n’a pas fait d’études, mais il est capable de créer quelque chose avec des carreaux dans le style de Gaudí, sans pour autant connaître Gaudí. C’est ce je dis toujours : le câble et la prise ne produisent pas l’électricité, ce ne sont que des conducteurs. Plus vous vous détachez de la vanité, plus vous serez un meilleur conducteur.
ET QU’EST-CE QUI, SELON VOUS, FAIT DIRE À PEDRO : « CE RÔLE EST POUR ROSSY » ? EN AVEZ-VOUS DÉJÀ PARLÉ ? Jamais. Il me dit toujours : « Tiens, il y a un rôle pour toi. » C’est quelque chose qui lui vient spontanément. Et j’aime qu’il en ait envie, je ne suis pas du genre à forcer quoi que ce soit. S’il n’en veut pas, je n’en veux pas non plus. C’est comme pour l’amour. On ne va pas faire l’amour si aucun des deux n’en a envie. Je veux que tu en aies autant envie que moi, sinon à quoi bon ? Je crois
même lui avoir dit non une ou deux fois. Je ne sais plus, mais je crois bien que je lui ai refusé un rôle une fois.
LES SCIENTIFIQUES AFFIRMENT QUE, LORSQUE L’ON EST IMMERGÉ DANS UNE ŒUVRE DE FICTION, EN TANT QU’ARTISTE OU SPECTATEUR, LE CERVEAU EST INCAPABLE DE FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA FICTION ET LA RÉALITÉ. AVEZ-VOUS DÉJÀ EU L’IMPRESSION QUE CERTAINS RÔLES VOUS ONT LAISSÉ UNE TRACE ?
Oui, certains rôles m’ont marquée, mais c’est surtout lié à l’expérience en dehors de la caméra. Je vois un personnage et je me souviens de ce que j’ai vécu pendant le tournage. Bien sûr que je veux que le film soit bon, mais au-delà de l’expérience humaine, le résultat m’importe peu. Parce que personne ne peut m’enlever ce que j’ai vécu pendant le tournage : s’il y a eu un voyage, le groupe humain qui l’a rendu possible, les événements qui se sont déroulés, ou les anecdotes, tout cela fait partie de la vie. Je suis une artiste qui joue à l’actrice, donc ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas fragile comme les actrices, dans le sens où je ne suis pas malheureuse si je ne tourne pas, car il y a beaucoup d’autres choses artistiques qui me passionnent.
C’est une approche différente. Je n’aime pas travailler avec des gens qui sont stressés. Je pense que le stress ne sert à rien. Pas vous ? Mais il y a d’autres types de personnages que je ne jouerais pas, notamment des personnages réels, comme un meurtrier que tout le monde connaît.
VOUS VOYEZ-VOUS RETOURNER À MAJORQUE ?
Oui, et ailleurs aussi. Madrid est un autre endroit qui accueille tout le monde de manière très naturelle et, là-bas, personne ne te demande d’où tu viens. Mais la Méditerranée est toujours dans mon cœur, tout comme cette île.
« PARCE QUE MES PARENTS SONT ORIGINAIRES DU NORD DE L’ESPAGNE MAIS QUE JE SUIS
NÉE EN MÉDITERRANÉE, JE N’AI PAS DE PATRIE. MAIS ÇA A QUELQUE CHOSE DE GÉNIAL, VOUS NE TROUVEZ PAS ? J’AI DU MAL À DIRE QUE
"J’APPARTIENS À UN ENDROIT", MAIS SI JE
DEVAIS CHOISIR, JE DIRAIS QUE JE ME SENS DAVANTAGE MÉDITERRANÉENNE. »
MAJORQUE, UN STUDIO IDYLLIQUE POUR LES JEUNES CRÉATIFS
Les artistes ont besoin d’un endroit stimulant, qui les inspire à créer. Mais cet endroit doit aussi leur fournir tout ce dont ils ont besoin pour donner vie à leurs idées, et chaque artiste a une vision différente de ce à quoi devrait ressembler ce cadre idéal.
L’écrivain irlandais George Bernard Shaw, auteur de Pygmalion, avait une petite
cabane tournante dans son jardin, qui lui permettait d’avoir une vue différente tout au long de la journée. Cela l’aidait également à profiter de chaque minute de soleil pendant qu’il écrivait.
Le peintre espagnol Salvador Dalí, quant à lui, affirmait qu’un véritable peintre pouvait travailler dans un désert ou entouré par le « tumulte de l’histoire ».
De nombreux artistes ont trouvé leur studio idéal à Majorque. Le poète nicaraguayen Rubén Darío n’avait besoin que de quelques courtes visites pour mettre sa créativité en mouvement et produire une abondance d’œuvres. C’est ici qu’il composa son poème La Cartuja, dédié au palais de La Cartuja de Valldemossa. Ses romans Isla de Oro et El Oro de Mallorca, autobiographique et inachevé, ont éga-
MARCELLA BARCELÓ JORDI CLOTET SALÓ MARION DE RAUCOURT JAN HORCIK THOMAS PERROTEAU SARA REGAL
lement été écrits sur l’île.
Un autre artiste qui considérait Majorque comme une source d’inspiration pour son imagination était le peintre et sculpteur catalan Joan Miró, qui s’y réfugia après l’invasion nazie de la France, où il vivait en exil. Miró appréciait la lumière de l’île, dont sa famille maternelle et son épouse, Pilar Juncosa, étaient origi-
naires. Il la décrivait comme « imprégnée de poésie pure ». Au cours de sa vie, il fit appel à trois bâtiments, qu’il utilisait pour créer et exposer ses œuvres. L’un d’eux sert aujourd’hui de siège à la Fundación Miró Mallorca.
C’est ici que nous avons invité six artistes, qui ont fait de cette île leur studio pour expérimenter différentes branches
de l’art, de la transformation des déchets en sculptures à la récupération de polices de caractères sur d’anciennes affiches. Ces six jeunes apprécient le calme et le rythme de vie tranquille qu’offre Majorque, où la communauté artistique accueille les nouveaux arrivants à bras ouverts.
Marcella Barceló
Marion de Raucourt
Sara Regal
Jordi Clotet Saló
Thomas Perroteau
Pelotas
Ariel
S/S 2025
Jan Horcik
Marcella Barceló
Marion de Raucourt
Sara Regal
Jordi
Clotet
Saló
Thomas Perroteau
Pelotas Ariel S/S 2025
MARCELLA BARCELÓ
Fille d’un autre artiste, Miquel Barceló, Marcella n’a jamais douté qu’elle pourrait vivre de l’art, c’est pourquoi elle n’a jamais cessé de dessiner. À 32 ans, ses peintures semblent tout droit sorties d’un rêve en raison de leurs couleurs, de leurs formes liquides et de leurs reflets. Elle les a exposées dans plusieurs pays et, en 2015, la jeune artiste a reçu le Prix du dessin contemporain de l’École nationale des beaux-arts de Paris.
Une source inépuisable d’inspiration ?
MB : Observer le reflet du ciel dans l’eau. La fusion de ce qu’il y a en dessous, de la surface, et de ce qui flotte au-dessus, ses reflets. C’est un magnifique résumé de notre monde et de notre conscience humaine.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
MB : Elle facilite l’évasion dans la solitude et le calme, deux éléments clés dans un atelier.
Votre matériel préféré ?
MB : Je dirais l’eau, car elle est incontrôlable.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
MB : J’inclus toujours des éléments d’ici, le paysage magnifique de la pleine lune et des couchers de soleil dramatiques. Mais au-delà des paysages, ces éléments prennent la forme de sentiments : des peurs et des désirs.
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
MB : Je ne pense pas que ce soit quelque chose que l’on décide de faire. C’est comme les possessions, je ne pense pas qu’on puisse choisir d’être possédé par un démon.
JORDI CLOTET SALÓ
Des structures métalliques qui se fondent avec les arbres et les fleurs sont quelques-uns des éléments présents dans le travail de Jordi, un artiste de 30 ans né à El Masnou, en Catalogne. Après avoir étudié le graphisme à Barcelone et obtenu un Master en beaux-arts à Londres, il a déménagé à Majorque en 2021, où il conçoit désormais des décors et crée des sculptures.
Une source inépuisable d’inspiration ?
JCS : La nature, j’ai grandi avec la mer d’un côté et les montagnes de l’autre.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
JCS : Le temps. Ici, tout est plus lent. Et une culture qui n’est pas cachée, mais pas aussi célèbre que la paella. Il faut être ici pour la connaître.
Votre matériel préféré ?
JCS : Le métal, en raison de son poids et parce qu’en le travaillant, on peut voir comment il va évoluer. Tu n’as pas besoin de le cuire, tu n’as pas besoin de moule. Tu commences et tu finis de le travailler toi-même.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
JCS : La rouille ici est spéciale, ou du moins c’est ainsi que je la vois, tout comme la nature. En ce moment, je travaille avec de la résine de pin, un arbre qui abonde sur l’île, et avec des résines chimiques, qui me rappellent la mer, car elles sont très réfléchissantes.
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
JCS : Je ne le sais toujours pas. Sur le plan professionnel, ce n’était pas la meilleure décision, mais sur le plan personnel, oui.
MARION DE RAUCOURT
Lorsque Marion se met au travail, elle a toujours un objet du quotidien en tête : un vase, une assiette, une cuillère. Mais au fil du temps, ses créations perdent leur fonction et se transforment en œuvres d’art. L’artiste française de 36 ans se décrit comme une « céramiste », bien qu’elle ait étudié le design de mode et remporté le Prix Camper au prestigieux Festival de Hyères. Elle vit à Majorque depuis cinq ans avec son partenaire, Thomas Perroteau.
Une source inépuisable d’inspiration ?
MDR : L’art populaire. Majorque m’inspire beaucoup avec ses nombreux festivals et traditions.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
MDR : C’est un bon endroit pour se concentrer, et qui donne envie de créer. Je m’y suis sentie la bienvenue, contrairement à Paris, où un nouvel artiste ne reçoit pas beaucoup d’attention.
Votre matériel préféré ?
MDR : La glaise. J’aime qu’il n’y ait rien entre mes mains et la glaise. Elle est aussi très sensuelle.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
MDR : Majorque est présente partout dans mon travail. La cathédrale est un bon exemple : elle est très ornementée, mais elle est aussi un peu brute. J’adore cette combinaison et je l’inclus dans mon travail.
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
MDR : Pour moi, ça a toujours été très naturel, je ne me vois pas faire autre chose.
Marcella Barceló
Marion de Raucourt
Sara Regal
Jordi
Clotet
Saló Thomas Perroteau
Jan Horcik
Pelotas Ariel S/S 2025
JAN HORCIK
Jan, 38 ans, est né en République tchèque et est arrivé à Majorque en 2016, suivant celle qui est aujourd’hui sa femme. Sa spécialité est la typographie, du graffiti aux polices informatiques. Lui et son partenaire, Filip Matějíček, créent et vendent toutes sortes de polices de caractères à travers leur entreprise, Heavyweight.
Une source inépuisable d’inspiration ?
JH : Les vieilles affiches que je vois, pas seulement à Majorque, mais dans toute l’Espagne.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
JH : Avant tout, du calme et un excellent environnement pour la perception et la concentration. On trouve de nombreuses sources d’inspiration visuelle à chaque coin de rue, notamment grâce à la multitude et à la complexité des cultures et des nationalités de l’île.
Votre matériel préféré ?
JH : Du papier et un crayon, les aérosols, l’ordinateur et l’appareil photo.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
JH : La morphologie de certaines polices de caractères qui ont émergé sur l’île, dont la population est très créative, ce qui transparaît dans ce domaine.
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
JH : Je savais que je voulais être artiste quand j’étais adolescent. La révélation est venue lorsque j’ai commencé à faire du graffiti, ce qui m’a permis de découvrir le spectre étendu de l’art. Cela a éveillé mon intérêt pour la peinture et les lettres.
THOMAS PERROTEAU
Thomas est un peintre français, arrivé à Majorque avec sa conjointe, Marion. Dans leur atelier, ils travaillent chacun sur leurs projets, mais partager cet espace avec elle crée une dynamique et une atmosphère qui influencent inévitablement son travail et le rendent différent. L’artiste de 32 ans a étudié l’architecture avant d’entrer à la célèbre école des beaux-arts La Cambre à Bruxelles.
Une source inépuisable d’inspiration ?
TP : La ville, ses couleurs et son architecture.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
TP : Elle vous fait du bien, et lorsque vous êtes en harmonie avec le paysage, sa nature et son climat, de l’énergie s’en dégage et se transfère à votre travail.
Votre matériel préféré ?
TP : L’acrylique. J’adore ça, parce que ça sèche très vite, ce qui me permet d’avancer.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
TP : Les couleurs et le folklore de l’île, comme les dimonis (démons, personnages typiques de Majorque pendant les Fiestas de Sant Antoni).
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
TP : Chaque fois que je collabore avec un autre artiste.
SARA REGAL
Sara conçoit des espaces et des objets. Cette artiste de 34 ans est originaire de Viveiro, en Galice, mais elle crée de l’art à Majorque depuis plus de six ans. Elle a d’abord étudié le design industriel, mais a rapidement réalisé que cette profession ne correspondait pas à son désir de pratiques durables, alors elle a décidé d’ouvrir son propre atelier pour expérimenter. Elle a fini par s’orienter vers l’art, plutôt que vers le design industriel.
Une source inépuisable d’inspiration ?
SR : Les déchets. Il y en a beaucoup et de toutes sortes.
Qu’est-ce que l’île a à offrir à un artiste qui débute ?
SR : Je trouve fascinant que l’île ait réussi à préserver ses traditions, que ce soit à cause du tourisme ou de l’économie.
Votre matériel préféré ?
SR : J’étais obsédée par le plastique, mais il n’est pas facilement malléable et il faut porter des protections lorsqu’on le manipule. En ce moment, je recycle des tissus, mais dans un mois, ma réponse pourrait être différente.
Que voyez-vous de majorque dans votre travail ?
SR : Les déchets que j’utilise viennent d’ici. Parce que Majorque est une île et qu’il n’est pas facile de transporter les déchets vers la péninsule, les matériaux qu’on y trouve sont très caractéristiques.
Quand avez-vous réalisé que vous aviez fait le bon choix en vous consacrant à l’art ?
SR : Quand je suis à l’atelier et que je peux expérimenter librement, sans avoir à suivre des procédures établies comme dans une institution artistique.
ACHILLES ION GABRIEL
À PROPOS DE LA PAIX ET DU CALME QUE LUI INSPIRE MAJORQUE
Achille, le nom du héros mythologique grec, est peu courant dans les pays scandinaves. Mais peu avant d’accoucher, une sculptrice finlandaise de monuments commémoratifs se dit qu’il serait parfait sur la pierre tombale de son fils à naître. Elle le baptisa donc Achilles Ion Gabriel.
À 37 ans, Achille a déjà imaginé à quoi ressemblera sa pierre tombale : un cube énorme mais « modeste », uniquement revêtu de son prénom et des années de sa naissance et de sa mort. C’est le genre de choses que l’on imagine quand on grandit dans un atelier à regarder sa mère façonner des pierres tombales. Comme elle, Achille a un talent pour le design, mais il l’applique à une industrie différente : la mode. Il est le directeur de la création de Camper depuis 2020 et possède également sa propre marque de mode éponyme.
Après avoir étudié le design de chaussures en Finlande, Achille part tenter sa chance à Paris en 2009. Dans la capitale française animée, il dirige sa propre marque de chaussures tout en travaillant en tant que consultant, avant qu’on lui offre l’opportunité de déménager à Majorque pour diriger CAMPERLAB en 2019. Un an plus tard, il est promu directeur de la création chez Camper. Son secret ? « Faire confiance à son intuition et comprendre le marché », révèle Achille. Il avoue qu’il adore les données et les chiffres, qu’il consulte toujours bien avant les collections qu’il conçoit (il travaille actuellement sur celle de 2026-2027). « Mais il faut être un peu fou pour faire ça, car il n’existe pas de données sur l’avenir. Et parfois j’ai peur, parce que si ça ne marche pas, ce sera de ma faute, explique-t-il, mais je dois dire que les résultats ont été très bons. Mais je ne peux pas toujours réussir, alors j’attends le grand échec », dit-il en riant.
Dans le calme de Majorque, Achille a trouvé l’environnement parfait pour faire ce qu’il aime : travailler. Et il a tellement gagné en confiance qu’il se dit capable de concevoir une chaussure en deux minutes. « Maintenant, ils vont me faire travailler davantage ! », plaisante-t-il avec bonne humeur, une attitude présente tout au long de l’entretien.
VOUS VENEZ DE FINLANDE, UN PAYS CONNU POUR SES SAUNAS, SES PAYSAGES ENNEIGÉS, SES AURORES BORÉALES ET POUR ÊTRE PARMI LES PLUS HEUREUX DU MONDE. QU’EN PENSEZ-VOUS ?
Parfois c’est surprenant, car il fait tellement noir en hiver que tu t’interroges : « Comment est-ce possible d’être aussi heureux ? » Mais là-bas, la société et le gouvernement fonctionnent vraiment, donc je pense que cela aide les gens à ne pas trop s’inquiéter de leur survie. C’est un petit pays, où il est facile de tout contrôler. La Finlande est l’un de ces endroits où il faut vraiment faire des efforts pour être un paria de la société. Il est facile d’avoir une vie normale en Finlande, car l’éducation est gratuite ; si tu n’as pas de travail, les prestations sont bonnes, donc la survie n’est pas un facteur de stress, et je suppose que les gens sont plus heureux lorsqu’ils sont moins stressés (il rit).
Je viens de Rovaniemi, tout au nord de la Laponie, près de là où vit le père Noël. C’est au-dessus du cercle arctique, donc il fait vraiment froid. Je me souviens que nous n’étions pas obligés d’aller à l’école si la température était inférieure à −30 °C.
DONC S’IL FAISAIT −20 °C, VOUS DEVIEZ ALLEZ À L’ÉCOLE ?
Oui, à −20 °C, nous devions quand même y aller. Je me souviens que quand il faisait −40 °C, être dehors était douloureux. Mais je n’avais à m’inquiéter de rien en Finlande. Les besoins de base sont faciles à satisfaire et, même quand tu es étudiant, tu reçois de l’argent du gouvernement. Mais c’est aussi une question d’attitude. Les Finlandais sont très sarcastiques. Rodrigo, mon assistant personnel, sait que je plaisante énormément. Tout est matière à faire des blagues, selon moi (il rit).
VOUS AVEZ VÉCU DANS UNE GRANDE VILLE, À PARIS, AVANT DE DÉMÉNAGER À MAJORQUE POUR DEVENIR LE DIRECTEUR DE LA CRÉATION CHEZ CAMPER. LA TRANSITION ENTRE PARIS ET L’ÎLE A-T-ELLE ÉTÉ FACILE ?
J’ai vécu à Paris pendant dix ans, ce qui est assez long. J’ai eu plus de mal à m’adapter à Paris qu’à Majorque. Mais il est vrai que je suis arrivé ici pendant la pandémie. J’adore la solitude et être seul. Ici, je vis à la campagne, au milieu de nulle part. Je n’ai jamais vécu à Palma. J’apprécie le calme et la tranquillité. Le plus surprenant peut-être est que je ne connaissais personne quand je suis arrivé ici. Tous mes amis sont encore à Paris ou à Helsinki, en Finlande, ou ailleurs dans le monde. Mais quand je suis ici à Majorque, je me contente souvent de travailler. Je ne vois pas beaucoup de monde. Mais pour moi, la solitude n’est pas quelque chose de triste. Je voyage tellement, je suis en déplacement la moitié du temps, alors quand je viens ici, je me dis : « Du calme ! Enfin ! »
L’ÎLE EST CÉLÈBRE POUR SES JOURNÉES ENSOLEILLÉES,
SES PLAGES IDYLLIQUES ET SES VILLAGES PITTORESQUES.
À QUOI RESSEMBLE VOTRE ROUTINE ?
Je travaille, encore et encore. Je travaille et je dors, puis je travaille, j’oublie de dormir et je travaille encore (il rit).
J’essaie de lever le pied, mais c’est tellement facile de travailler ici, l’ambiance est si paisible. Il n’y a pas de distractions. Je sais que ça a l’air ennuyeux ! Mais en été, je nage beaucoup dans ma piscine. Je nageais encore il n’y a pas si longtemps, mais à partir de novembre, je trouve qu’il fait trop froid. Ma meilleure amie de Finlande est venue me rendre visite, elle nageait dans ma piscine et je lui ai dit : « Il fait vraiment froid dehors, qu’est-ce que tu fabriques ? » Et elle a répondu : « Ça c’est chaud en Finlande. » J’ai répliqué : « Mais je ne suis plus Finlandais. » (Il rit.)
QUELLE A ÉTÉ LA PREMIÈRE CHOSE QUI VOUS EST VENUE À L’ESPRIT LORSQUE VOUS AVEZ REÇU L’OFFRE DE CAMPER ?
Quand on m’a proposé de travailler pour Camper, je me suis dit : « Oh oui, je veux ce job ! » Et bien que la marque ait une histoire fantastique, je sens qu’elle est un peu plus branchée aujourd’hui, qu’elle fait le buzz. Mais ce n’était pas le cas quand je suis arrivé.
Le premier produit que j’ai conçu était la botte Traktori. Je voulais quelque chose de très majorquin, alors j’ai pensé aux agriculteurs, mais dans un style surréaliste, car je ne suis pas Majorquin. Je ne suis même pas Espagnol, alors je ne pouvais pas tenter une approche espagnole.
J’ai opté pour une approche surréaliste des bottes d’agriculteurs majorquins. J’ai imaginé ma version de ce qu’un agriculteur porterait. Mais je sais que les agriculteurs ne vont pas porter ces bottes. Elles existent dans toutes les couleurs et les textures.
VOUS CONNAISSEZ BIEN L’HISTOIRE ET LES ARCHIVES DE LA MARQUE. QUEL MOMENT CLÉ OU QUEL MODÈLE DE CHAUSSURE EST LE PLUS INSPIRANT, SELON VOUS ?
Cela dépend probablement de la saison, car il m’arrive parfois de m’inspirer des archives. Je pense que c’est à cause de la façon dont je perçois Camper, je n’ai aucune envie de changer son ADN. Changer la marque, c’est une autre histoire. J’ai le sentiment d’être le gardien de l’ADN de Camper, que c’est mon travail de protéger son héritage, tout en innovant et en faisant avancer les choses. C’est pourquoi il m’arrive parfois de revenir aux archives et de repenser les modèles. « Comment renouveler ce produit pour 2026-2027 ? » Et je n’ai pas d’ego, donc je n’ai aucun problème à puiser dans le passé. Je n’ai pas besoin de faire des designs 100 % nouveaux, car pour moi, ils sont toujours nouveaux si je puise l’inspiration dans les archives et que je dis : « OK, repensons cela d’une manière complètement nouvelle. »
Est-ce que certains modèles sont significatifs ? Cela dépend de la saison. Bien sûr, certains modèles sont légendaires. Pelotas, par exemple, est un modèle auquel je ne veux presque pas toucher parce qu’il est fantastique. Je veux le protéger et éviter les changements. Parfois, on me suggère de le renouveler, mais je réponds toujours : « Non, non, non. C’est un héritage ! »
«
LE
PREMIER PRODUIT QUE J’AI
CONÇU POUR CAMPER ÉTAIT LA BOTTE
TRAKTORI. JE VOULAIS QUELQUE CHOSE DE TRÈS MAJORQUIN, ALORS J’AI PENSÉ
AUX AGRICULTEURS, MAIS DANS UN STYLE SURRÉALISTE. »
VOUS ÊTES DANS CE SECTEUR DEPUIS PLUS DE DIX ANS…
Tu me traites de vieux ? (il rit) Je rigole, je rigole !
AU MOINS ASSEZ VIEUX POUR VOIR UNE NOUVELLE GÉNÉRATION ÉMERGER ET EXIGER DES CHANGEMENTS DANS TOUT, DE L’APPROVISIONNEMENT PLUS ÉTHIQUE DES MATÉRIAUX À L’ÉRADICATION DES STÉRÉOTYPES DE GENRE DANS LES PRODUITS. MÊME LA LONGUEUR DES CHAUSSETTES PORTÉES PAR LES MILLENIAUX A ÉTÉ REMISE EN QUESTION PAR LA GÉNÉRATION Z. COMMENT RÉPONDEZ-VOUS AUX ATTENTES DES CLIENTS PLUS JEUNES TOUT EN PRÉSERVANT LES CLIENTS FIDÈLES ?
En ce qui concerne la durabilité et les meilleurs matériaux, l’une des premières choses que j’ai faites, et sur laquelle j’ai beaucoup insisté, a été de faire en sorte que nous augmentions le pourcentage de meilleures matières que nous utilisons. Quand je suis arrivé, le chiffre était plus bas, et nous avons fait de grands progrès. Pour moi, c’est très important, car lorsque l’on produit de nouvelles choses dans ce monde, il faut se montrer responsable et répondre de ce que l’on met sur le marché. Bien sûr, certaines choses sont plus difficiles à remplacer, surtout dans les chaussures. Ce n’est pas comme avec les chapeaux ou les T-shirts. Les chaussures sont littéralement sur le sol. Mais nous avons créé des innovations incroyables. J’ai fait travailler l’équipe très dur (il rit). Et je pense que les attentes des différentes générations ne sont pas si différentes au final. Ce que j’ai découvert, c’est que les générations plus âgées sont parfois plus progressistes que ce que nous pensons. Et vice versa. Les générations plus jeunes sont parfois moins progressistes. Mais je ne pense jamais au genre, à l’ethnie, à l’âge ou au contexte quand je crée. Pour moi, un bon design appartient
à tout le monde. Mais d’une manière ou d’une autre, sans y penser, nous avons réussi à conserver nos clients existants tout en en gagnant de nouveaux.
REVENONS À L’ASPECT ENVIRONNEMENTAL. SI VOUS VOULIEZ UTILISER UNIQUEMENT DES MATÉRIAUX
DURABLES, QUELLE PARTIE DE LA CHAUSSURE SERAIT LE PLUS GRAND DÉFI ?
Le plus difficile est de démonter la chaussure. Vous avez du cuir et du caoutchouc, mais ces deux matières ne se recyclent pas de la même façon, alors comment démonter la chaussure ? Ce n’est pas facile et c’est là que nous avons réalisé des innovations comme Tossu et ROKU, deux modèles qui peuvent être démontés. C’est fantastique en termes de recyclage. Mais quand on combine tout cela, l’approche la plus durable consiste parfois à créer des choses résistantes. Vous pouvez porter les mêmes chaussures pendant des années et les comparer à des chaussures durables, mais pas suffisamment résistantes. Au final, le produit durable pourrait avoir un meilleur impact sur l’environnement que si vous deviez en racheter un tous les six mois.
REVENONS À VOTRE VIE À MAJORQUE. L’ÎLE A ÉTÉ LE FOYER DE PERSONNALITÉS TRÈS CRÉATIVES. MAINTENANT QUE VOUS VIVEZ ICI DEPUIS UN CERTAIN TEMPS, POURQUOI PENSEZ-VOUS QUE C’EST LE CAS ?
Vous pouvez aller à Palma ou à la plage et avoir une vie très animée, ou vivre à la campagne et vous détendre, ce que je préfère. Presque tous les autres créatifs que je connais sur l’île vivent à la campagne, dans la solitude. Lorsque vous êtes entouré de toute cette tranquillité, il est plus facile de réfléchir.
Considérée comme une tradition espagnole, la sieste existe dans des endroits aussi divers que la Chine, l’Inde et l’Afrique du Nord. Et bien que seulement 18 % des personnes en Espagne admettent en faire une de temps en temps, la sieste au milieu de la journée occupe une place importante dans l’imaginaire collectif des Espagnols. Le terme, cependant, vient de l’Antiquité romaine. À cette époque, les journées étaient divisées en 12 périodes de lumière, contrairement à nos 24 heures habituelles. Le midi était la hora sexta, la sixième heure, le moment le plus chaud de la journée, quand tout s’arrêtait pour permettre aux gens de manger et de se reposer un peu. Le mot sexta est devenu siesta. Camilo José Cela, l’un des lauréats espagnols du prix Nobel de littérature, préférait parler de « yoga ibérique ». Selon certains scientifiques, les bienfaits des deux pratiques sont très similaires : elles réduisent les niveaux de stress, aident à améliorer la concentration et atténuent les facteurs de risque associés aux maladies chroniques. D’autres chercheurs sont même arrivés à la conclusion que nos corps sont conçus pour faire une sieste. Sa durée idéale est de 26 minutes. Au-delà, elle pourrait avoir l’effet inverse, selon certaines études.
LA SIESTA
Bien qu’elle soit fortement recommandée, la siesta échappe rarement à la controverse. Dans les pays industrialisés au mode de vie rapide, beaucoup y voient un signe de paresse. Plus récemment, les entreprises qui offrent des espaces où les employés peuvent s’allonger un moment ont été soupçonnées d’imposer des horaires de travail trop longs. Des livres entiers ont également été consacrés à son éloge. L’historien espagnol Miguel Ángel Hernández défend cette tradition dans El don de la siesta, la présentant comme « un art de l’interruption » face à l’urgence actuelle de produire sans relâche. Que ce soit à la maison, dans un coin caché au bureau ou, avec un peu de chance, allongé sur le sable d’une plage majorquine, faire une sieste, ou fer l’horeta comme on dit à Majorque, est un plaisir à savourer sans regrets.
Raquel fait la siesta idéale : 26 minutes. De nombreux scientifiques pensent que la sieste permet d’améliorer la vigilance et les performances. Après une sieste plus longue, en revanche, vous risquez de vous sentir fatigué et groggy.
rappelle
le
de l’Angleterre. « Les deux se trouvent au bord de la mer et dégagent une ambiance détendue. On peut y faire les mêmes choses, mais le temps est meilleur ici.
Majorque
à Sami sa ville natale, Whitley Bay, dans
nord
Dans de nombreux pays, l’heure la plus populaire pour faire une sieste est après le déjeuner. Et l’un des endroits les plus prisés pour faire la sieste est la plage, où l’on peut bronzer en même temps, comme le fait Bea.
La siesta est tellement ancrée en Espagne que certaines entreprises locales ajustent leurs horaires en fonction de celle-ci.
Les travailleurs qui ont des horaires découpés profitent souvent de leur pause pour faire une sieste, comme María.
Alex est originaire de Girone, en Catalogne, et il a vécu à Barcelone avant de déménager à Palma il y a quelques mois.
La ville lui manque, mais il adore vivre au milieu de la nature. Il explique qu’ici, le temps « passe différemment ».
Dormir à la belle étoile peut sembler romantique pour beaucoup, mais d’autres préfèrent la siesta au soleil. Des plages comme Portixol, où vit Nele, sont parfaites pour fer l’horeta, comme on dit en majorquin.
Henry Alejandro aime partir à l’aventure et courir dans les montagnes. Arrivé à Majorque il y a six ans, il aime vivre sur l’île, qui lui rappelle sa terre natale, le Venezuela : « Là-bas aussi, je vivais au bord de la mer. »
Juan Luis est venu à Majorque pour faire son service militaire, mais il a rencontré une jeune femme dans la file d’attente du cinéma et a décidé de rester… et de se marier ! Maintenant à la retraite, il passe son temps à s’occuper de ses 16 oiseaux.
ESMENT
C’est l’heure du déjeuner et des dizaines de personnes entrent dans une cantine à haut plafond, située dans un hall industriel en périphérie de la ville de Palma de Majorque. Ils plaisantent et se saluent joyeusement en s’installant à table avec leur plateau. Il s’agit d’une scène quotidienne dans des milliers d’entreprises à travers l’Espagne, mais ici, les choses sont différentes, car presque tous les travailleurs, y compris ceux qui servent le café et qui s’occupent de la caisse à la cafétéria, présentent un certain degré de handicap intellectuel. Et ici, dans ce bâtiment géré par la Fondation Esment, ils ont trouvé un emploi qui, plutôt que de se concentrer sur leurs éventuelles limitations, est adapté pour exploiter au maximum leurs capacités.
« La fondation a été créée en 1962 par des parents qui voulaient que leurs enfants aient l’opportunité de profiter de leur temps libre », explique Mercè Marrero, directrice de la communication. « Au départ, c’était une activité de loisirs, jusqu’à ce qu’un des parents, qui possédait une imprimerie, leur fournisse une machine. » De quoi poser les bases d’un établissement,
qui sert aujourd’hui 2 200 personnes et qui, en plus de l’imprimerie, comprend des restaurants, une agence de placement, des résidences avec des appartements pour favoriser l’autonomie, des centres de formation professionnelle pour familiariser ses membres au monde du travail et des écoles pour apprendre à la fois des métiers et des compétences de la vie quotidienne.
L’un des principes clés d’Esment est d’éviter tout concept de charité. Ses employés doivent accomplir des tâches utiles, qui leur permettent de démontrer qu’ils sont capables de créer de la valeur et de participer à l’économie.
Dans l’imprimerie, le plus ancien domaine d’activité d’Esment, les opérateurs collectent les impressions et s’occupent de l’emballage sous la supervision d’un tuteur. Mais de nouveaux rôles sont toujours possibles, comme l’a découvert Gina Barrera. À 26 ans, elle travaille dans divers programmes d’Esment depuis huit ans, dont l es trois dernières années dans l’imprimerie, où elle a récemment pu utiliser ses compétences artistiques pour créer le design
Tout le monde n’est peut-être pas prêt à travailler en arrivant à Esment. Les membres peuvent donc commencer par acquérir des compétences et apprendre à être plus indépendants dans l’un des centres de formation de la fondation en attendant.
Le Café Inca a su fidéliser sa clientèle grâce à ses plats copieux et ses collations savoureuses. Les membres d’Esment travaillent à la fois dans les zones de service et de préparation, prenant les commandes et préparant les repas avec l’aide des superviseurs.
des nappes utilisées à la cantine. « Ma mère a adoré celui que j’ai fait avec une ensaimada », raconte-t-elle fièrement. Elle adore dessiner et a d’ailleurs dépensé ses premiers salaires dans des fournitures de dessin. « Avant, je dépensais beaucoup parce que j’étais anxieuse, mais j’ai appris et je mets maintenant de l’argent de côté pour l’avenir. » Je me sens à l’aise ici, car l’ambiance est bonne et le travail est stable », expliquet-elle.
Gina, qui préfère ne pas révéler son handicap, ne se voit nulle part ailleurs qu’à Esment. « On m’a demandé si je voulais aller dans une autre entreprise, mais j’ai refusé. Dans une entreprise classique, je risquerais d’avoir des problèmes. J’ai été dans un centre de formation professionnelle, j’ai été à l’école et je ne me sentais pas à l’aise. J’ai souffert de harcèlement dans les deux endroits et les superviseurs ne sont jamais intervenus en disant « ça suffit ! ». Ici, en revanche, quand j’ai eu des problèmes, j’ai obtenu de l’aide. Une fondation est différente d’une entreprise, où l’on ne fait que travailler. Dans une fondation, on travaille et on aide les gens. »
À 20 minutes en voiture à l’intérieur des terres, dans la ville d’Inca, Esment possède un autre bâtiment. Il fait trois étages de hauteur et occupe tout le pâté de maisons avec ses grandes fenêtres carrées. Il abrite des studios, où les personnes handicapées peuvent vivre seules et avoir l’esprit tranquille, puisqu’un professionnel se trouve à proximité si elles ont besoin d’aide. Mais la vedette de l’endroit est le restaurant Café Inca. Là-bas, tous les jours, de huit heures et demie du matin à cinq heures de l’après-midi, vous pouvez déguster des plats de riz, des viandes grillées et des desserts difficiles à trouver en dehors de Majorque, comme le gató, un gâteau avec une génoise à l’amande accompagné d’une boule de glace à l’amande.
Les personnes qui suivent les formations d’Esment pour devenir assistant serveur de bar et de restaurant font leur stage ici. S’ils ne se sentent pas à l’aise dans leur travail, les employés et les étudiants se voient proposer un autre rôle, une autre entreprise ou même un autre secteur, plutôt que de perdre leur place dans le programme. Selon Mercè, c’est ce
qui leur a permis de se développer autant : « La réglementation rend difficile la reproduction de notre modèle dans le reste du pays. Nous avons travaillé dur pour établir une relation de confiance, de transparence et de responsabilité avec le gouvernement régional et pour sensibiliser aux besoins des personnes souffrant d’un handicap intellectuel et de leurs familles. L’un d’eux est la stabilité. »
C’est ce que Valentín Almirón, âgé de 21 ans et doué pour la musique, a trouvé chez Esment. Dans le centre de formation professionnelle situé au-dessus du Café Inca, il saute et bouge ses
mains comme s’il jouait du piano lorsqu’il parle. Ce sont ses stéréotypies, des comportements qu’il ne peut pas contrôler et qui surviennent lorsqu’il est nerveux. Actuellement, il plie les paquets de chocolat vendus au restaurant et, avant cela, il était guide au musée de la chaussure et de l’industrie et dans le cloître de Santo Domingo, également avec le soutien d’Esment. Il raconte que, « malgré les obstacles », il aime venir au centre, où il apporte souvent son clavier pour jouer des mélodies à ses collègues. « Si je ne venais pas ici, je ne saurais pas quoi faire de moi-même. »
Tout le monde a besoin de se sentir utile et d’avoir un rôle dans la société, mais c’est particulièrement vrai pour les personnes en situation de handicap intellectuel. La fondation Esment s’efforce de trouver des emplois qui répondent à ce besoin.
Tout au long de l’histoire, en raison de sa taille et de sa position stratégique, Majorque a été habitée par diverses cultures, des Vandales germaniques aux Romains. Plus tard, l’île est restée sous domination musulmane pendant un peu plus de trois siècles jusqu’en 1229, lorsque les troupes de Jacques Ier d’Aragon débarquèrent sur ses côtes pour la conquérir et enlever le refuge qu’elle offrait aux pirates musulmans, qui attaquaient les ports de son royaume.
Un processus de repeuplement s’est ensuite déroulé, laissant une empreinte que les habitants de l’île continuent de porter : le mallorquí ou majorquin.
L’espagnol et le catalan sont les deux langues officielles de
Majorque et du reste des Baléares. En dehors de la Catalogne, les différents dialectes du catalan sont également connus sous des noms régionaux, tels que le valencien à Valence ou le majorquin à Majorque.
Le catalan était parlé par la majorité des colons venus du royaume d’Aragon, qui incluait alors la Catalogne. La langue s’est enracinée profondément sur l’île et est maintenant considérée comme l’un de ses traits distinctifs.
Bien que l’espagnol soit la langue la plus utilisée dans les foyers, entre amis et au travail à Majorque, le catalan ou le majorquin est présent partout sur l’île. Les plages et les destinations touristiques les plus populaires sont souvent appelées par leur
nom catalan, comme Pollença, un village avec des rues étroites et un pont romain dans le nord de l’île, Banyalbufar, avec ses terrasses escarpées et ses vignobles de raisins Malvasia, ou encore Deià, considéré comme l’un des plus beaux villages majorquins avec son ambiance bohème et ses rues pavées.
Vous vous surprendrez à chercher sur la carte comment vous rendre dans des endroits qui commencent par sa, es ou ses, comme les plages de Sa Calobra, Sa Coma, Es Trenc, Es Carbó, Ses Covetes ou Ses Dones. C’est l’un des principaux points où le dialecte majorquin diffère du catalan parlé à Barcelone, où les articles définis sont el et la pour les mots masculins et féminins, respectivement, au singulier, tandis que els et les
sont utilisés pour le pluriel.
À Majorque, en revanche, on utilise sa pour les mots féminins au singulier, es pour les mots masculins de n’importe quel nombre et ses pour le féminin pluriel.
Le majorquin présente de nombreuses autres particularités, comme le a muet à la fin de certains mots ou les différences de conjugaison de certains verbes. Cependant, l’un des aspects les plus remarquables du majorquin est son large vocabulaire, composé à la fois de mots nés sur son territoire et d’archaïsmes devenus obsolètes sur la péninsule depuis longtemps.
Voici quelques-uns des termes qu’il convient de connaître avant de visiter Majorque.
Foraster est un autre terme utile à connaître si vous passez du temps à Majorque. Bien que son sens soit le même que celui de « foreigner » en anglais, les Majorquins l’utilisent souvent pour désigner spécifiquement les personnes qui ne sont pas de l’île.
74 CAPFICO FORASTER
Capfico ou plongeon en anglais. Le mot vient de l’expression ficar el cap dins l’aigua (mettre la tête sous l’eau). Si vous vous faites des amis sur l’île, ils vous demanderont probablement si vous voulez aller fer un capfico ou vous baigner, pour vous rafraîchir dans la mer.
DA-LI CEBES BERENAR
75 CAPFICO FORASTER
CEBES BERENAR
À propos de salades, la salade traditionnelle de Majorque est le trempó , composée de tomates, de poivrons, d’huile, de sel et, bien sûr, d’oignons. Mais ne la commandez pas pour berenar , qui à Majorque signifie petit-déjeuner ou goûter. En Catalogne, ce mot est utilisé uniquement pour parler du goûter.
Da-li cebes ! Ou, en espagnol : « ¡Ánimo! » (Courage !) En réalité, la traduction littérale de cette expression est « Donne-leur des oignons ! » Mais l’expression n’a rien à voir avec la préparation de salades ou d’omelettes, et est utilisée à Majorque pour encourager quelqu’un qui en a besoin.
En parlant de trempó , essayez d’y goûter là où il est préparé avec beaucoup d’ esment , c’est-à-dire avec amour et attention. Il existe plusieurs versions de ce plat, et le secret réside dans l’assaisonnement. En réalité, trempó est un terme qui signifie uniquement assaisonnement en catalan à Majorque.
Après avoir mangé, vous pourriez être envahi par le xubec , cette sensation de somnolence qui s’installe après un bon repas. Si vous y succombez, vous risquez de laisser passer horabaixa (littéralement, l’ heure basse ).
76 XUBEC
TREMPÓ
HORABAIXA DAIXONAR
TREMPÓ
XUBEC HORABAIXA DAIXONAR
Le terme majorquin le plus polyvalent est cependant daixonar , dérivé de d’això ou en français : « cette chose ». Les Majorquins l’utilisent pour remplacer n’importe quel verbe qu’ils ne connaissent pas ou qui leur échappe dans une conversation, un concept impossible à traduire en français. Vous n’aurez plus qu’à essayer de deviner ce qu’on vous dit !
L’expression signifie « crépuscule du soir » dans le reste des régions catalanophones. Mais à Majorque, elle fait référence à tout l’après-midi. Il vaut donc mieux vaincre le xubec et profiter de l’ horabaixa
LA BARAJA ESPAÑOLA
ŒUVRES D’ART DE
BARAJA ESPAÑOLA
MAITE ET MANUEL
L’une des confusions interculturelles les plus curieuses est peutêtre lorsqu’un Espagnol achète des cartes à jouer en dehors de son pays. Il insiste et demande un jeu de cartes « normal », mais le vendeur ne comprend pas ce qu’il y a d’anormal dans celui qu’il lui propose. Et en réalité, alors que dans d’autres endroits du monde, un jeu de cartes ordinaire évoque l’image de 52 cartes avec des cœurs, des carreaux, des piques et des trèfles, en Espagne, le terme fait référence aux cartes locales de deniers, de coupes, d’épées et de bâtons, également connu sous le nom de jeu de cartes espagnol.
Parmi les jeux les plus populaires, on trouve la brisca, l’escoba et le
chinchón. Mais le mus est peutêtre le plus emblématique de tous, avec des mouvements dont les noms font désormais partie du vocabulaire quotidien des Espagnols. Lancer un órdago (« lancer un défi »), par exemple, est utilisé aujourd’hui pour une offre ou un ultimatum où l’on risque de tout perdre.
Le jeu de cartes est joué à la fois par des jeunes dans une cour d’école et par des moins jeunes à une terrasse de bar. Gardez-le en tête, même si vous n’aimez pas parier, car vous pouvez aussi l’utiliser pour savoir ce que l’avenir vous réserve.
Maribel vient de Palma, et à 74 ans, elle retrouve ses amis chaque matin à la plage de Portixol pour nager dans la mer.
« En été, nous nageons 45 minutes, contre 15 minutes en hiver. L’idée est de bouger. »
Il y a vingt-cinq ans, Mercedes a suivi sa famille et troqué l’Argentine contre Palma. Elle a maintenant cinq petits-enfants et un arrière-petit-enfant. « J’ai l’esprit tranquille, car j’ai la mer et mes proches avec moi. »
APAEMA BIOLOGIQUE AGRICULTURE
Majorque est bien plus que des plages de sable et une mer bleu profond. Les îles Baléares sont connues pour leurs attractions touristiques, mais près de la moitié de la surface de l’île est constituée de terres agricoles. Un trajet dans les terres dévoile un paysage contrasté et parsemé de champs d’orge, de caroubiers et de légumes, tels que des tomates et des oignons. Autre culture traditionnelle, les amandes sont toujours présentes dans la cuisine de l’île, notamment dans des plats et des boissons comme le granité d’amande, populaire en été.
Comment rendre un repas à base de produits frais et locaux encore meilleur ? Pour beaucoup, la réponse est le bio ! Tous les mardis et samedis, les habitants de Majorque se rendent en masse à la Plaza de los Patines à Palma pour faire leurs courses sur l’un des premiers marchés bio d’Espagne, fondé en 2010 par des associations d’agriculteurs, dont Apaema, le consortium de l’agriculture biologique à Majorque.
L’agriculture biologique repose sur l’utilisation de ressources et de processus naturels. L’objectif est d’éviter l’utilisation de pesticides ou d’autres produits chimiques dans les denrées alimentaires tout en réduisant l’impact du secteur agricole sur l’environnement. Apaema a été fondée en 2006 par des agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique, qui cherchaient un endroit pour la promouvoir. Aujourd’hui, elle compte plus de 500 membres.
Les projets de l’association couvrent différents domaines de la production agricole et animale, de la location de machines abordables, telles que des broyeurs biologiques pour les déchets végétaux, à la possibilité d’utiliser des cuisines industrielles comme S’Obrador, où les membres peuvent transformer leurs récoltes en conserves ou en boissons conditionnées et les vendre sous leur propre marque.
Brutus Sandal S/S 2025
Un cinquième des terres agricoles des Baléares sont déjà biologiques, et Majorque est l’île où ce type de terre se développe le plus. Si vous vous trouvez à Palma, ne manquez pas l’occasion de goûter la version bio des produits locaux.
ALI GUTY
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Alicia Gutiérrez, Ali Guty pour ses milliers de followers sur les réseaux sociaux, est assise à une table avec un chapeau sur lequel il est écrit : Gagne ton argent et épouse quelqu’un de drôle. « C’est ma philosophie de vie en ce moment », commente-telle avec un sourire. Elle a accompli le premier objectif dès son jeune âge et, pour le second, elle a encore le temps. À 25 ans, elle s’efforce de consolider sa position dans l’industrie internationale du mannequinat en tant que mannequin curvy ou grande taille, où son image a été utilisée dans des publicités pour des entreprises comme Jean Paul Gaultier ou Fenty, la ligne de maquillage de Rihanna.
Ali a quitté sa Majorque natale pour étudier le journalisme à Madrid, dans l’idée de devenir animatrice de télévision. « Je savais ce que je voulais. J’aimais le monde du divertissement, de la télévision. Interagir avec les gens et être moi-même », se souvient-elle. Mais elle s’est finalement lancée dans le mannequinat et, après avoir obtenu son diplôme, elle est allée travailler à New York, une ville abritant un vaste écosystème d’agences de mannequins avides de profils nouveaux, différents et variés.
Là-bas, elle enchaîne les jobs, et entre deux, elle travaille sur ses propres projets créatifs. « Je prends un photographe, un designer, un maquilleur, un coiffeur, et ensemble, nous donnons vie à une idée. C’est ce que j’aime le plus, car les jobs commerciaux sont plus rigides, moins spontanés », explique-t-elle. Ils sont tous documentés sur son compte Instagram. « J’apprécie les projets où je crée de vrais liens, où l’équipe est talentueuse, où je suis libre de m’exprimer et où je ne suis pas juste un mannequin qui suit des instructions. »
Malgré la distance, Ali s’efforce de préserver son cercle d’amis de l’école et profite de ses visites à Majorque pour les voir et se procurer en même temps des ensaimadas et des Quelitas, les crackers salés traditionnels de Majorque. Elle prévoit de revenir un jour « se détendre » sur l’île, où elle a grandi dans une maison avec une mère travailleuse, un père dans le secteur de la construction et une sœur de 14 ans son aînée, qui a été comme une seconde mère pour elle. En attendant, elle souhaite continuer à profiter de l’incertitude de vivre à l’étranger dans des villes animées et n’écarte pas l’idée de troquer la Grosse Pomme contre Paris ou une autre capitale de la mode.
VOUS CONSIDÉREZ-VOUS COMME UNE AMBASSADRICE DE MAJORQUE ?
Oui, et j’aime ça. Surtout parce que, dernièrement, Majorque est devenue une destination touristique populaire. Il y a deux ou trois ans, chaque fois que je disais que je venais de là-bas, les gens ne savaient pas où c’était. Mais maintenant que je vis à New York, quand je dis que je viens de Majorque, on me répond : « Wow ! J’adore ! C’est une de mes destinations préférées, j’en reviens tout juste. » Je pense que beaucoup de gens croient que personne ne vit dans les destinations touristiques ou que personne ne vient de là, et sont surpris de découvrir le contraire.
DE QUELLE RÉGION DE MAJORQUE VENEZ-VOUS ?
Je suis de Palma. Je suis née et j’ai grandi là-bas, puis j’ai déménagé à Madrid pour mes études quand j’avais 17 ans. J’ai étudié le journalisme, et c’est en deuxième année que j’ai postulé à un casting ouvert pour une marque de lingerie et que j’ai été engagée. C’est à ce moment-là que j’ai su que c’était ce que je voulais faire.
AVIEZ-VOUS PENSÉ À DEVENIR MANNEQUIN AVANT CELA ?
C’est quelque chose que je ressentais au fond de moi. J’avais toujours un appareil photo sur moi, je passais mon temps à prendre des selfies, donc c’est quelque chose que j’ai toujours aimé, mais je ne savais pas ou je ne pensais pas que je serais capable de le faire. Je ne voyais pas ça comme une possibilité. Mais c’était un rêve. Avec le temps, j’ai commencé à voir des mannequins curvy et à m’identifier à elles. Elles m’ont profondément inspirée, et c’est à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point il est important d’avoir des personnes à admirer. À l’âge de 15 ou 16 ans, j’ai commencé à me dire « et si j’y arrivais ? » Et je crois que les événements se sont simplement enchaînés
jusqu’à ce que je passe ce casting. Je me suis dit : « D’accord, c’est ce dont j’avais besoin et je ne vais pas laisser passer cette opportunité. » Et je l’ai saisie, car beaucoup d’autres filles ont participé à la campagne, mais aujourd’hui, aucune d’elles ne fait encore du mannequinat.
APRÈS LA CAMPAGNE, LES OFFRES NE SONT PAS TOMBÉES TOUTES SEULES ?
Non, pas du tout. Au fond de moi, je pensais : « Maintenant, ce sera plus facile. » Mais ça n’a pas été le cas. En plus, je suis petite et ma taille était toujours un problème.
COMBIEN MESUREZ-VOUS ?
1,63 m. J’ai dû bâtir mon image et la manière dont je voulais être perçue dans le monde de la mode pour qu’on me donne une chance. D’ailleurs, la première agence avec laquelle j’ai signé m’a dit : « OK. On va te donner une chance. On va tenter le coup et on verra ce qui se passe. » On ne m’a pas dit : « D’accord. On te veut et on a une vision pour toi. » Dès le départ, j’avais une vision pour moi-même et, grâce à elle, j’ai fait en sorte que tout le monde me voie de la même manière.
EST-CE QUE ÇA A ÉTÉ TRÈS DIFFICILE DE SAUTER LE PAS ET D’ALLER À NEW YORK ?
Avant d’obtenir mon diplôme, je savais déjà que j’allais m’orienter vers le monde de la mode et je savais que je voulais aller à l’étranger, parce que les opportunités en Espagne sont rares. J’avais Londres en tête, parce que c’est moins loin et qu’il était plus facile d’obtenir un visa et de trouver des agences. Puis j’ai envisagé de viser plus haut, avant de redescendre.
Pendant plusieurs années, j’ai contacté des agences à New York, mais je n’obtenais que des refus. Puis j’ai fait de superbes photos pour un éditorial de magazine, et je crois que les gens se sont dit : « Tu es tellement cool qu’on veut te représenter », car c’est à ce moment-là qu’une des agences que je sollicitais depuis longtemps m’a dit oui. Elle s’est occupée de mon visa, et cette année-là, j’ai dû fournir pas mal de documents pour qu’il soit approuvé, car les quelques expériences professionnelles que j’avais à l’époque ne suffisaient pas. J’ai déménagé à New York en janvier 2022.
PENSEZ-VOUS QUE LES OPPORTUNITÉS DE MANNEQUINAT SONT PLUS NOMBREUSES LÀ-BAS ?
Absolument, ça ne fait aucun doute. Parmi les grandes villes de la mode, Londres et New York me semblent les plus inclusives. Les États-Unis, surtout. C’est là que j’ai commencé à voir des mannequins avec des corps moins minces. Ce n’est pas seulement que les marques offrent une plus grande variété de tailles, il y a aussi plus de marques qui se spécialisent dans les grandes tailles ou qui proposent des tailles 5XL ou 6XL.
Le marché là-bas est aussi beaucoup plus vaste, car le pays est beaucoup plus grand, avec une offre plus importante. Mais je pense aussi qu’on se sent plus intégré là-bas. Quand je travaille en Espagne, même aujourd’hui, j’ai encore des problèmes, parce que les vêtements ne me vont pas ou que l’entreprise n’a pas ma taille. Mais l’entreprise me veut pour une campagne à cause de mes travaux précédents, alors même que je ne correspond pas à l’image de la marque. En revanche, aux États-Unis, je n’ai pas eu autant d’expériences où je ne me sens pas à ma place, où je ne correspond pas aux critères. Je me sens plus à l’aise là-bas, car il est plus courant que des personnes de grande taille fassent du mannequinat, contrairement à l’Espagne. Ici, seules une ou deux filles arrivent à trouver du travail.
NOUS SOMMES TOUS PASSÉS PAR DES MOMENTS OÙ
NOUS NE NOUS SOMMES PAS SENTIS À L’AISE AVEC NOTRE CORPS. VOUS ÊTES-VOUS TOUJOURS SENTIE À L’AISE AVEC LE VÔTRE ?
Je crois fermement à l’expression « fake it till you make it », fais semblant jusqu’à ce que ça marche. Les bonnes comme les mauvaises choses que tu crois à propos de toi-même finiront par se concrétiser. Lorsque j’ai commencé avec la marque de lingerie, qui était mon premier travail, j’ai dû changer de mentalité, car je suis littéralement passée à la télévision en sous-vêtements. Il n’y avait pas de retour en arrière possible.
Je ne sais pas si j’ai changé de mentalité, mais j’ai commencé à travailler sur moi, pour m’accepter et m’aimer telle que j’étais. Si j’avais été choisie parmi plein d’autres filles, c’est que j’étais spéciale, et je me sentais ainsi. Jusque-là, j’avais honte de me montrer torse nu devant mes amis, mais là-bas, c’était naturel. « C’est la fin du voile de la honte, allons de l’avant. » Cela m’a beaucoup aidée à prendre confiance en moi.
AUJOURD’HUI, LES RECHERCHES MONTRENT QUE, CHEZ LES GÉNÉRATIONS PLUS JEUNES, COMME LA VÔTRE, LES OPINIONS DES HOMMES ET DES FEMMES SONT DE PLUS EN PLUS DIFFÉRENTES…
Je crois aussi que cela a beaucoup à voir avec le fait que je ne suis pas quelqu’un qui cherche constamment la validation des hommes, ce qui, à mon avis, nous conditionne beaucoup en tant que femmes : « Vais-je plaire aux garçons ? » Parce qu’il faut souvent être trop parfaite, trop belle ou trop élégante. Et dans ce métier, je m’habille de tant de façons, j’ai tant de looks et tant de maquillage qu’au final, je m’amuse et je ne me soucie pas de ce que les autres pensent.
… NOUS FAISIONS SURTOUT RÉFÉRENCE AUX CRITIQUES QUI REVIENNENT TOUJOURS SUR LES PROFILS DES MANNEQUINS CURVY, GÉNÉRALEMENT DE JEUNES HOMMES QUI LEUR REPROCHENT DE « PROMOUVOIR » L’OBÉSITÉ.
Ce sont toujours les mêmes commentaires ! Qui viennent de personnes qui ne se soucient vraiment pas de ta santé et ne savent rien. Beaucoup de personnes minces ont d’autres problèmes. Je suis en parfaite santé, c’est ma morphologie, et même si ce n’était pas le cas, personne ne sait dans quelle situation quelqu’un peut se trouver. Et j’ai aussi le droit d’exister. En d’autres termes, je ne fais l’apologie de rien, je ne dis à personne de ne pas faire de sport, ce qu’il faut ou ne faut pas manger. J’existe, tout simplement, je fais quelque chose que j’aime et je donne de la visibilité aux personnes qui ont un corps comme le mien et qui se contentent de vivre leur vie. Il y a beaucoup de façons d’aborder ce sujet et beaucoup d’extrêmes, mais je ne fais la promotion ni de l’un ni de l’autre. Je suis simplement moi-même, mais on est souvent amené à se justifier, à expliquer pourquoi on fait ce qu’on fait ou pourquoi on se montre comme on se montre simplement parce qu’on n’a pas le corps de tout le monde.
ET EN CE MOMENT, SUR QUELS PROJETS TRAVAILLEZ-VOUS ?
Cela fait presque un an que je ne travaille pas, car je renouvelais mon visa pour les États-Unis. Je viens tout juste d’y retourner il y a deux mois. Je suis en train de renouer avec des campagnes et des projets. Je m’efforce d’en profiter, de redéfinir mes objectifs et ce que je veux pour l’avenir, car je viens de signer avec une nouvelle agence, donc je me refais une image.
ET EN QUOI AIMERIEZ–VOUS QUE LES CHOSES SOIENT DIFFÉRENTES AVEC CETTE NOUVELLE MARQUE ?
J’aimerais avoir l’impression que ce que je fais a plus de sens, plutôt que de faire pour faire, bien que ce soit nécessaire au début : dire oui à beaucoup de choses pour pouvoir dire non plus tard. Je veux donner du sens et de l’intention à ce que je fais.
VOUS AVEZ DES INTENTIONS EN PARTICULIER ?
Je ne sais pas, mais j’ai commencé à étudier le théâtre.
EN ANGLAIS OU EN ESPAGNOL ?
Je suis un cours à distance à New York, mais il est en espagnol. Je veux poser les bases en espagnol, mais puisque je suis aux États-Unis et que je parle anglais, je finirai probablement par faire quelque chose ici, mais je veux d’abord me former en espagnol. C’est mon nouvel objectif.
OBSERVATION DES OISEAUX
La plupart des visiteurs viennent à Majorque à la recherche de criques idylliques et de plats savoureux comme l’arrós brut, un plat de riz tellement bouilli qu’à première vue, il pourrait passer pour une soupe. Mais il existe un nouveau type de touristes, de plus en plus présents sur l’île. Armés de jumelles et de bottes de randonnée, ils explorent les gorges, les forêts et les sentiers à pied, toujours les yeux tournés vers le ciel : ce sont les ornithologues.
L’ornithologie est un passe-temps qui fait des adeptes dans le monde entier, et Majorque ne fait pas exception. Des endroits comme s’Albufera de Mallorca, la plus grande zone marécageuse de l’île, abritent même des cabanons où se camoufler et observer certaines des plus de 300 espèces d’oiseaux qui s’y arrêtent tout au long de l’année. Mais sur la côte occidentale opposée, se trouve le jackpot de l’ornithologue : le vautour noir, le plus grand oiseau de proie d’Europe. Majorque est la seule île de la Méditerranée où il peut encore être observé, et la Serra de Tramuntana est devenue son dernier refuge insulaire.
« Il y a maintenant 45 couples reproducteurs, et chaque année, ils donnent naissance à environ 30 poussins », explique la biologiste autrichienne Evelyn Tewes, directrice de la fondation pour la faune FVSM. « Mais quand je suis arrivée ici pour la première fois dans les années 1980, il n’en restait qu’un seul. » Elle est arrivée sur l’île après avoir décidé de consacrer sa thèse de doctorat à la conservation du vautour noir. Aujourd’hui, grâce à son travail et à la fondation, l’extinction de cette espèce à Majorque a été évitée. Plus de cent bénévoles aident à surveiller les zones de nidification et à sensibiliser la population à la faune locale.
Il y a des décennies, les vautours noirs étaient persécutés par les agriculteurs locaux, qui craignaient qu’ils ne tuent leurs perdrix et leurs poules. L’héritage de ce passé se reflète dans leurs nids, qui à Majorque sont construits dans les recoins des falaises maritimes, plutôt qu’en haut des arbres, comme sur le reste du continent. C’est là qu’ils ont trouvé refuge et où, aujourd’hui, on peut les voir tournoyer lors de vols de reproduction ou nourrir leurs poussins.
MARC BIBILONI ELA FIDALGO
LA SYMBIOSE ENTRE L’ARTISTE ET SON GALERISTE
Dans la province de Zamora, au nord-ouest de l’Espagne, il y a un petit village appelé Carbajales de Alba, connu pour les jolies broderies colorées des femmes qui y vivent. Armées d’un crayon de tailleur, elles improvisent des paons et des œillets à main levée sur des châles en manille et des capes de torero. Chaque été, une petite fille de Majorque y rend visite à la famille de sa mère, et découvre que les enfants locaux ne veulent pas jouer avec elle. Soledad, sa grand-mère, résout rapidement le problème : « Viens faire de la broderie avec moi. »
C’est ainsi qu’Ela Fidalgo (1993) découvre le monde de la mode, une industrie où elle connaît vite le succès. Lors de sa troisième année d’études à l’école de mode, elle reçoit le prix des jeunes créateurs à la Mercedes Benz Fashion Week à Madrid, le défilé le plus important d’Espagne. Peu de temps après, elle arrive finaliste au Festival international de mode, de photographie et d’accessoires à Hyères, en France, la rampe de lancement des nouveaux talents de la mode en Europe.
Mais loin de renforcer sa vocation, ces réussites finissent par éloigner Ela de la mode et la rapprochent d’une nouvelle passion : l’art.
Aujourd’hui, elle travaille depuis Majorque, où elle crée des pièces qui émergent de son expérience et de sa formation dans la mode, mais qui évoluent librement sans les restrictions imposées par l’industrie textile.
Auprès de Marc Bibiloni (1992), fondateur et directeur de la galerie éponyme à Madrid, Ela a appris à ralentir et à laisser ses réflexions et ses expériences se mêler non seulement au fil et à l’aiguille, mais aussi à des matériaux et des techniques qui lui sont nouveaux. Elle a réalisé des expositions qui ont affiché complet et apprécie de Marc sa loyauté, son empathie et son honnêteté, qui lui permettent d’élever ses créations de vêtements au statut d’œuvre d’art.
Quant à Marc, il a trouvé en Ela une artiste qui ouvre les portes de son univers pour lui faire vivre cette « expérience religieuse » que l’art représente pour lui.
COMMENT VOUS ÊTES-VOUS RENCONTRÉS ?
EF : J’avais entendu parler de lui et nous avions des amis en commun. C’est amusant car, pour des raisons personnelles, j’avais déménagé sur l’île et je travaillais comme femme de chambre dans un hôtel. Puis un jour, je me suis dit : « Avec tout ce que j’ai fait, une collection aussi belle, c’est dommage qu’elle ne puisse pas être vue ici ! » Et je suis tombée sur un palais dans le centre de Palma. Il s’agissait d’une galerie et je me suis dit : « Ce serait incroyable de faire quelque chose ici. » Je suis entrée et j’ai vu Marc…
MB : Soudain, une fille est entrée. Elle portait un énorme chapeau et ressemblait un peu à une œuvre d’art. Le plus drôle, c’est qu’elle m’a proposé un projet alors que je lui avais déjà écrit sur Facebook, mais elle n’avait pas répondu.
EF : Je n’avais pas vu sa demande de message.
MB : Puis, cette fille est apparue, affublée de ce chapeau, et m’a dit : « Hé, en ce moment, je nettoie des toilettes. » Ça a été le coup de foudre. Je savais déjà qui elle était grâce à des amis que nous avions en commun, mais notre rencontre a été un choc, digne d’un film, très Almodóvar, car à l’époque je travaillais dans une galerie du centre-ville qui, comme Ela l’a dit, ressemblait à un palais.
Ce moment a marqué son entrée dans le monde de l’art. Ce que j’adore dans notre histoire, c’est qu’en plus du fait que nous sommes rapidement devenus proches et avons vécu ensemble pendant longtemps, c’est grâce à moi qu’elle a mis pour la première fois les pieds dans une galerie d’art. Et en même temps, c’est grâce à elle que j’ai commencé à comprendre quel genre de galeriste je voulais être.
À PROPOS DE GALERIES, L’INDUSTRIE EST EN PLEIN ESSOR DANS DES LIEUX AUSSI DIFFÉRENTS QUE HONG KONG OU L’OUGANDA. QU’EN EST-IL DE MAJORQUE ?
MB : C’est pareil ici. Le fait que beaucoup d’artistes ouvrent des ateliers ici est un bon indicateur, peut-être parce que ces artistes veulent se réinstaller loin des grandes villes. Et face au nombre croissant d’artistes qui souhaitent créer depuis Majorque, des galeries d’art ouvrent. Nous avons beau être une petite île en plein milieu de la Méditerranée, ce que nous avons à offrir est inégalé. D’autre part, des gens du monde entier vivent à Majorque, ce qui signifie que lorsque nous réalisons des expositions, nous ne les montrons pas seulement aux locaux, ce qui est génial, mais aussi à un public international qui inclut des collectionneurs d’art, ce qui ouvre de nombreuses portes au-delà de l’île.
EF : Sans oublier que Majorque est une île… L’isolement impose aux gens de survivre. Comment ? En faisant preuve de créativité. Cette créativité apparaît dans les traditions de l’île, de la gastronomie aux métiers artisanaux les plus authentiques. Elle a également conduit à la création d’un vaste réseau d’artistes.
MAIS PEUT-ON VIVRE DE L’ART À MAJORQUE ?
EF : La question ne se limite pas à Majorque. C’est difficile aussi à Madrid. Être artiste est un engagement, un mode de vie que
l’on choisit. Moi, par exemple, je n’ai pas besoin de vivre à New York pour travailler sur mon art. Je n’y crois pas. C’était peutêtre le cas dans le passé ; l’Espagne sortait d’une dictature et nous étions plus réprimés. Nous n’avions pas accès à l’information comme aujourd’hui, où l’on peut peindre à Tombouctou et être connecté au monde. D’ailleurs, ce n’est pas mon travail, c’est le travail de la galerie. Plus je suis isolée et concentrée sur mon travail, avec honnêteté et humilité, mieux c’est. La galerie doit prendre mon travail, le protéger, l’utiliser et l’emporter partout.
MB : Il existe différents types d’artistes, et toutes les visions sont valides. Ela est une artiste qui veut figurer dans les livres d’histoire.
EF : Pour l’amour de Dieu, ne dis pas ça ! (Rires) Ciel, quel embarras !
MB : Laisse-moi expliquer. Ce n’est pas une question d’ego. Certains artistes rêvent de marquer l’histoire de l’art. D’autres artistes sont heureux de chercher l’enrichissement personnel à travers leurs propres créations. Je le vois très clairement, et la galerie peut les aider différemment.
VOUS AVEZ TOUS LES DEUX VÉCU HORS DE L’ÎLE ET VOUS AVEZ TOUS LES DEUX DÉCIDÉ DE REVENIR. POURQUOI ?
MB : J’ai passé cinq merveilleuses années à étudier à Barcelone. Puis je suis allé à Londres, et plus tard, j’ai fait une pause de quelques mois pour passer l’été à Majorque, car j’étais beaucoup sous pression. Ma vie à Londres tournait autour du travail. J’ai été dans la meilleure université au monde, mais parfois, les villes agitées vous font oublier qui vous êtes. Alors je suis revenu un été et j’ai décidé de rester. J’ai commencé à parcourir les galeries locales et j’ai réalisé qu’ici, j’avais la possibilité de faire quelque chose que j’avais toujours écarté auparavant : je pensais que Majorque était trop petite pour moi et que je n’aurais jamais l’opportunité de réaliser mes rêves ici. Mais je me suis rendu compte que c’était possible. Les choses se sont faites naturellement, comme si j’avais fait une pause dans ma carrière : revenir à Majorque un été, parcourir les galeries, découvrir le monde de l’art ici, puis quelques mois plus tard, appeler pour annoncer que je ne repartirais pas. (Rires)
EF : De mon côté, j’ai terminé mes études de design de mode et j’allais commencer à travailler pour une entreprise à Paris quand ma mère a été diagnostiquée d’un cancer, alors j’ai décidé de revenir, car ma famille passe en premier.
Mais mon retour avait un goût d’échec. Ça a été une période très difficile. Je venais de gagner mon premier prix, j’avais créé des collections, je vivais à Paris, au centre de tout, mon rêve était devenu réalité, et je travaillais avec des marques comme Margiela. Quand soudain, je me retrouvais de nouveau sur l’île.
En arrivant à Majorque, je n’ai trouvé qu’une seule offre d’emploi, comme femme de chambre dans un hôtel. Je suis tombée en dépression ; j’étais de retour chez mes parents, ce qui était super, car je les aime, mais… Et je n’avais aucun problème à nettoyer des toilettes, mais je me disais : « wow, tout ça pour ça ! ». Je n’ai jamais terminé le lycée et je n’ai jamais passé les examens pour aller à l’université. Quand je suis arrivée à Madrid, je me suis installée dans un squat et j’ai commencé à travailler dans des
« JE PENSAIS QUE MAJORQUE ÉTAIT TROP
PETITE POUR MOI ET QUE JE N’AURAIS JAMAIS
L’OPPORTUNITÉ DE RÉALISER MES RÊVES ICI.
MAIS JE ME SUIS RENDU COMPTE QUE C’ÉTAIT
POSSIBLE. LES CHOSES SE SONT FAITES NATU-
RELLEMENT : REVENIR À MAJORQUE UN ÉTÉ, PARCOURIR LES GALERIES, PUIS QUELQUES
MOIS PLUS TARD, APPELER POUR ANNONCER
QUE JE NE REPARTIRAIS PAS. »
MARC BIBILONI
clubs. Ce sont les professeurs de l’université qui m’ont vue et m’ont demandé : « Voudrais-tu étudier le design de mode ? » Ce à quoi j’ai répondu : « Bien sûr, mais je n’ai pas les moyens ! » Puis j’ai obtenu une bourse. C’était comme un rêve, car je viens d’une famille modeste et travailleuse. Je n’ai jamais manqué de rien, mais quand j’étais petite, je regardais des vidéos sur YouTube d’écoles comme la Central Saint Martins de Londres ou l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers et je pleurais. Mon père me disait que je n’aurais jamais la chance d’y aller, même pas à l’IED de Madrid, où j’ai fini par étudier.
VOUS AVEZ OBTENU UNE BOURSE POUR ÉTUDIER LE DESIGN DE MODE ET VOUS AVEZ RÉUSSI PRESQUE DU JOUR AU LENDEMAIN. COMMENT C’ÉTAIT À L’ÉPOQUE ?
EF : Le prix Mercedes Benz n’était pas si génial. Peut-être que quand j’étais jeune, je vivais les choses de manière trop dramatique. Le jour du défilé de mode était génial, mais le lendemain, qui était là pour me soutenir ? J’ai fini par déprimer. J’ai grandi en voyant John Galliano, Alexander McQueen, Marc Jacobs, toutes ces personnes qui venaient de nulle part et devenaient des dieux. C’est ainsi que je les voyais, en tout cas. Quand tu ne viens pas d’une famille aisée et que tu as toujours dû travailler dur pour t’en sortir, tu penses qu’un prix aussi grand va changer
ta vie, mais ce n’est pas le cas ! Tu as des illusions et des fantasmes, mais c’est toi qui les as créés. Je pense que j’ai placé mes attentes trop hautes : j’ai cru que ma vie allait changer, que je n’aurais plus à traverser autant de difficultés économiques. Et quand j’ai réalisé que ça ne se passerait pas comme ça, je me suis dit : « Ça ne suffit pas, que dois-je faire de plus ? Comment me démarquer ? » J’étais très dure avec moi-même et je suis tombée dans une dépression dont je ne voyais pas la sortie. J’ai réussi à m’en sortir grâce à Isabel Berz, ma directrice à l’université, qui m’a permis d’obtenir une bourse. Il n’y avait pas de bourses disponibles à l’IED, alors ils en ont créé une pour que je puisse étudier. Isabel est venue me chercher chez moi et a été l’un de mes nombreux anges gardiens. Marc en a été un autre. Hyères, par contre, j’ai vraiment apprécié parce que Marc était là. Je me suis bien amusée, même si c’était très difficile, car je travaillais toute la journée. Il y avait des moments à la maison où je pleurais sur son épaule…
MB : Nous vivions déjà ensemble.
QUAND VOUS AVEZ COMMENCÉ À TRAVAILLER AVEC MARC, VOUS ÉTIEZ ENCORE UNE DESIGNER DE MODE, PAS UNE ARTISTE ?
« L’ISOLEMENT IMPOSE AUX GENS DE SURVIVRE. COMMENT ? EN FAISANT PREUVE DE CRÉATIVITÉ. CETTE CRÉATIVITÉ APPARAÎT DANS LES TRADITIONS DE L’ÎLE, DE LA GASTRONOMIE AUX MÉTIERS ARTISANAUX LES PLUS AUTHENTIQUES. ELLE A ÉGALEMENT CONDUIT
À LA CRÉATION D’UN VASTE RÉSEAU
D’ARTISTES. » ELA FIDALGO
EF : Non, j’étais aussi une artiste.
MB : Elle a présenté les designs de sa collection gagnante à la galerie où je travaillais, puis elle en a fait une petite impression très simple, qui s’est vendue. J’avais toujours cette réaction, chargée d’émotion : « Ces vêtements sont des sculptures. » Nous lui avons demandé de créer ses premières œuvres d’art textile sur toile. Elle a ensuite fait une exposition, qui a été un succès total : tout s’est vendu dès le premier vernissage. Puis il y a eu Hyères, ce qui a été un défi car le propriétaire de la galerie ne voulait pas qu’elle le fasse. Il voulait qu’elle se concentre sur son travail artistique.
EF : J’ai dit au propriétaire : « S’il vous plaît, j’ai besoin de le faire ! C’est l’un de mes rêves. » J’étais à Majorque et j’avais le temps de le développer. Et il a dit : « Non, une personne sur mille y parvient. » En pleurs, j’ai insisté : « Je suis cette personne. » Ce à quoi il a répondu : « Non, vous n’êtes pas cette personne. » Ça a été un véritable tournant : « Oh, pas cette galerie… » Marc, par exemple, me donne son avis, mais il ne m’a jamais limitée ni fait de commentaire dévalorisant. Il me dit toujours des choses constructives, jamais rien qui me rabaisse.
Pour résumer, j’ai eu une mauvaise expérience lors d’un concours à Madrid, mais j’ai beaucoup appris sur moi-même. Et à Hyères, où j’étais finaliste, je me suis bien amusée, bien que ce soit là que j’ai réalisé que je n’appartenais pas au monde de la mode.
MB : À Hyères, on lui a dit quelque chose qui lui a donné matière à réflexion : « On ne peut pas produire ça. » Vous avez vu ses robes, elles ont tellement de couches, en faire une production rentable sur le marché est impossible. Quel monde permet de continuer à créer ce genre d’œuvres ? Le monde de l’art.
ET SUR QUOI TRAVAILLEZ-VOUS EN CE MOMENT ?
EF : Dans ma dernière exposition, je parle d’Ela, mais aussi de Manuela, moi quand j’étais petite. Mon vrai prénom est Manuela. Ela est en charge des ateliers de médiation, où les gens viennent collaborer sur des projets et où nous travaillons sur la guérison, car les gens adorent Ela. Et quand nous commençons à creuser plus profondément, c’est là que Manuela apparaît. L’exposition aborde le discours entre les deux.
Ça ne me dérange pas d’être Ela, mais par moments, il faut la mettre au placard et la laisser se calmer.
La vie du psychothérapeute Tomeu Arbona et de l’enseignante María José Orero a complètement changé après la crise financière de 2008 : « Nous avons fait faillite. » Ce qu’il leur restait, ils l’ont investi dans un secteur qui leur était inconnu : les pâtisseries. Mais pas n’importe quelle pâtisserie : une pâtisserie radicalement traditionnelle.
« Nous nous sommes plongés dans les livres de cuisine historiques, des livres qui n’étaient plus imprimés, nous avons interrogé des cuisiniers plus âgés et des religieuses cloîtrées », raconte María José. En bout de course, ils ont créé un catalogue, qui redonne vie à d’anciennes recettes majorquines, comme la morue ou l’ensaimada d’agneau avec une sorte de confiture de courge locale.
Le succès les a conduits à déménager en 2018 vers la Plaza Weyler centrale, dans un endroit qui n’est pas non plus n’importe quel endroit : l’ancien Forn des Teatre, le « four du théâtre », comme l’indique une enseigne en bois de style Art nouveau de 1916, verte et jaune, avec des lettres rouges.
« Notre pâtisserie s’appelle le Fornet de la Socà, mais la façade est protégée et ne peut pas être modifiée », dit Tomeu, en admirant ce bâtiment historique. « Et nous ne voudrions la changer pour rien au monde. »
FORN DES TEATRE
Le ciel de Majorque, tel une toile d’artiste, se teinte de nombreuses nuances d’orange et de rose à la fin de la journée. La plus grande île d’Espagne est un paradis pour les amoureux de la plage en été, mais elle garde aussi son charme pendant les hivers doux, lorsque le soleil ne se couche pas avant 17h30.
Chaque fin d’année, la neige tombe sur les sommets de la Serra de Tramuntana, couvrant le Puig Mayor, la plus haute montagne des îles Baléares. Les chèvres sauvages paissent sur les pentes, suivies de près par les vautours noirs qui débarquent dans la région depuis leurs nids sur les falaises côtières à la recherche de nourriture. À l’intérieur de l’île, les agriculteurs, ou campers, travaillent des terres irriguées avec de l’eau extraite par des moulins à vent. Environ 2 300 moulins à vent en pierre et en fer se dressent dans le paysage rural de Majorque.
Les tomates, les oliviers et les amandes sont le fruit de ce travail et au cœur de la gastronomie majorquine, qui a réussi à se limiter à l’île malgré la mondialisation actuelle, ravissant les visiteurs avec ses saveurs vibrantes.
Tout cela fait de Majorque un paradis que tout le monde n’est pas en mesure de supporter, comme disait autrefois l’Américaine
Gertrude Stein. Mais ceux qui en sont capables finissent par y trouver un refuge, loin de la vie frénétique qui prévaut de l’autre côté de la mer. Pour eux, la définition de l’île donnée par un autre grand écrivain, l’Argentin Jorge Luis Borges, est peut-être plus juste : « Majorque est un lieu qui ressemble au bonheur. »
Pere-Josep a croisé Antonia dans un bar des années après son dernier passage dans sa boutique. « Je veux être ton ami », a-t-il écrit sur une carte. « Jusque-là, je ne pensais à lui que professionnellement », dit-elle, « c’était un bon client. »
Muminu, 28 ans, souhaite jouer dans des films et au théâtre. Elle est actrice et responsable de l’inclusion sociale ; elle adore la nature et rester active. C’est pourquoi elle aime Majorque, où la nature est facilement accessible.
La mère d’Adam est majorquine et son père vient de Côte d’Ivoire. Il a 18 ans et entraîne une équipe de jeunes, mais il envisage de troquer le sport pour la mécanique navale afin d’avoir des options de travail « décentes ».
Maj, 30 ans, est italo-marocaine et vit à Majorque depuis cinq ans. Elle commence ses journées par une séance de yoga sur la plage. Elle aime recharger ses batteries près de la mer et grâce au multiculturalisme de l’île.
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Eduardo Vizcaíno a vécu à Madrid, en Allemagne et, plus récemment, à Majorque. Il fait du kayak presque tous les jours avec d’autres membres du Royal Nautical Club de Palma. « Une heure et demie en mer, ça fait toujours du bien. »