Kríti
MARCHER signifie voyager : aller d’un endroit à un autre. Avancer, explorer et innover. The Walking Society est une communauté virtuelle ouverte à tous, toutes origines sociales, culturelles, économiques et géographiques confondues. Tant individuellement que collectivement, TWS défend l’imagination et l’énergie, et propose des idées et des solutions utiles pour améliorer le monde. Simplement et en toute honnêteté.
CAMPER signifie « paysan » en majorquin. La simplicité du monde rural se mêle à l’histoire, à la culture et aux paysages de la Méditerranée, et influence notre esthétique et nos valeurs. Notre respect des arts, de la tradition et du savoirfaire ancre notre promesse d’apporter des produits originaux, fonctionnels et de haute qualité, empreints d’une esthétique séduisante et d’un esprit innovant. Nous aspirons à adopter une approche plus humaine de notre activité, avec l’ambition de promouvoir la diversité culturelle, en plus de préserver l’héritage local.
KRÍTI a une âme sauvage et un cœur ancestral. Connue comme la grotte de Zeus au sein de l’archipel grec, l’île est tapissée d’histoires dont on ne sait pas toujours si elles relèvent de la mythologie ou de la réalité.
THE WALKING SOCIETY Le numéro 17 de The Walking Society Magazine nous emmène en voyage dans le berceau de la civilisation moderne. Sur une île où la neige rencontre la mer, où le passé se mêle au présent et où personne ne sort de table sans un verre de raki.
P. 22 DÉFILÉ DE CHAMEAUX Plongée dans l’arrière-pays crétois en compagnie de l’homme derrière l’une des traditions les plus étranges de l’île : le défilé de chameaux, qui était à l’origine un défilé d’ânes. P. 34 ILIANA MALIHIN Récit d’un combat et d’une renaissance : le retour d’Iliana après un incendie dévastateur et l’histoire d’un vin qui a le goût de Kríti. P. 43 LE LABYRINTHE Le célèbre mythe vu à travers les yeux du Minotaure, et d’autres qui considéraient que le mot en luimême était déjà un labyrinthe. P. 50 GRECQUES Les grecques et les méandres comme vous ne les avez jamais vus. Une ode inattendue à la liberté au travers des poils sous les aisselles (et plus). P. 58 TÁLŌS La légende du géant de bronze impénétrable, qui protégeait l’île des envahisseurs en faisant le tour du périmètre trois fois par jour. P. 64 ELAFONĪSI La plage la plus féérique de Kríti, où le sable a la couleur du coucher de soleil, que la mer essaie de lui dérober.
P. 86 LA POSE DU GREC Exploration iconographique d’un peuple qui semble n’exister que de profil, et réinvention de leurs postures les plus courantes, à la fois physiques et intellectuelles. P. 107 SARIKI L’histoire du sariki : tenue crétoise traditionnelle ou décoration de rétroviseurs ? P. 115 LES DÉESSES MINOENNES Ces statuettes votives du XIIIe siècle av. J.-C. aux bras levés invoquant l’au-delà et qui font le lien entre l’humain et le divin. P. 122 NIKOS TSEPETIS À la découverte des multiples facettes de l’univers de Nikos Tsepetis au travers de ses créations : l’établissement Ammos Hotel, la boulangerie Red Jane Bakery et, prochainement, Garten. P. 130 COSTUMES CRÉTOIS Pour la danse folklorique et dans le quotidien, les tenues crétoises traditionnelles sont le reflet d’un dialogue constant entre passé et futur. P. 144 LITTLE JOHNS Cet atelier pour enfants rend hommage à l’artiste britannique John Craxton et à son amour pour Kríti, sous la direction d’une enseignante visionnaire, Eltha Yiakoumaki.his love for Kríti, led by visionary teacher Eltha Yiakoumaki.
Kríti a de nombreuses âmes, et tout autant de superlatifs. En plus d’être la plus grande île grecque, elle se trouve à l’un des points les plus au sud de la Méditerranée. S’étendant sur 260 kilomètres d’est en ouest, elle est traversée par une longue chaîne de montagnes, formant une colonne vertébrale de jusqu’à 60 kilomètres de large ponctuée de sommets inhabituellement enneigés.
Considérée comme le Zeus de l’archipel grec en raison de sa taille, Kríti est aussi le lieu de naissance du père de tous les dieux. La mythologie classique raconte que Zeus serait né dans une grotte sur le mont Ida, la plus haute montagne de Kríti, où il aurait été élevé par des nymphes qui le nourrissaient de miel et de lait de chèvre, deux éléments toujours essentiels à la culture crétoise aujourd’hui. Comme toujours, il existe différentes versions de ce qui s’est passé ensuite. Ce dont nous sommes certains, c’est que l’île est rapidement devenue un symbole de perfection, de prospérité et de faveurs divines, en partie grâce à la protection assurée par Talos, l’inébranlable géant de fer.
Autre enfant célèbre de Kríti né des années plus tard, Nikos Kazantzakis est un écrivain et poète dont le travail capture mieux que quiconque la beauté douloureuse de cette terre. Dans son autobiographie, « Report to Greco », il en parle comme suit :
« Il y a en Crète comme une flamme (appelons là une âme), quelque chose de plus puissant que la vie ou la mort. Il y a la fierté, la détermination, la bravoure et aussi quelque chose d’indicible,
d’inestimable ; quelque chose qui à la fois vous réjouit d’être humain et vous fait frémir. »
Des années plus tôt, Kazantzakis s’est retrouvé à incarner la même « obstination » grecque dans une entreprise à la fois courageuse et imprudente : la réécriture de L’Odyssée. Son objectif était de sauver les quelques mots qui disparaissaient progressivement du dictionnaire grec. Il réussit en interviewant les anciens des villages et en conservant précieusement leur savoir, conscient que, en Crète, chacun mérite qu’on se souvienne de son passé.
Berceau de la civilisation minoenne, l’une des plus anciennes du monde, l’île a longtemps été le carrefour de peuples et de cultures. Après la chute du royaume de Minos, Mycéniens, Doriens, Romains, Byzantins, Arabes, Vénitiens et Ottomans sont tous passés par Kríti, chacun y laissant une trace. Cette mosaïque d’influences historiques est encore visible dans les sites archéologiques et les stratifications architecturales.
Par exemple, la ville de Chanià, au nordouest, est une Venise dont les cartes ont été redistribuées pour changer sa destinée. En comparaison, les autres villages ressemblent à des amas de cubes blancs, abandonnés comme les dés de dieux fatigués.
Mais ce qui attire surtout l’œil, c’est la nature, à la fois sauvage et apprivoisée. Au pied des montagnes qui sillonnent l’île, les collines cèdent à l’appel de la mer, d’où ce petit paradis s’élève timidement.
Les fruits de cette nature ordonnée font de chaque repas un rituel sacré. Dans les maisons ou les tavernes, le lait, le miel, l’huile d’olive et le vin forment la base d’une alimentation aussi divine que méditerranéenne.
Rares sont ceux qui se lèvent de table. Ce n'est qu'un prétexte—un moment pour que les choses reviennent à ce qu'elles étaient et peut-être même à ce qu'elles devraient encore être. Et, si quelqu’un ose quitter la table, il ne peut le faire sans avoir d’abord pris un verre de raki, la boisson crétoise typique. Une façon d’honorer le passé et de représenter l’hospitalité locale.
Ici, personne n’est un étranger, tout le monde est un invité. Dans les petits villages, on raconte des histoires d’un temps révolu, quand la vie s’écoulait lentement et harmonieusement. Un rythme qui survit miraculeusement dans les recoins les plus éloignés de cette terre.
Parmi toutes les îles grecques, Kríti détient le plus grand nombre de records. C’est un lieu où passé et présent se mêlent, et où les gens luttent contre la disparition des mots. Car ici, à Kríti, c’est encore hier, mais c’est aussi déjà demain.
Konstantinos est le fondateur de la société Minoan Pottery, qui fabrique des vases en céramique selon la tradition ancienne de Thrapsano depuis 25 ans. Avant de nous montrer comment ils sont fabriqués, il nous explique : « Les choses les plus importantes sont celles que l’on ne peut pas voir. »
DÉFILÉ DE CHAMEAUX
Dans les profondeurs de l’arrière-pays crétois, parmi les vignobles et les oliviers, se trouve le village de Nívritos. C’est ici que vit Michalis Psomas, âgé de 90 ans, célèbre inventeur de l’une des traditions les plus étranges de l’île. Il ne parle que le grec et insiste pour nous offrir un verre de raki, la boisson de bienvenue crétoise, avant d’entamer la conversation. Il fait 40 degrés dehors, mais cela ne semble pas l’affecter ; la température correspond au taux d’alcool dans le verre.
Jusque dans les années 1950, il n’y avait pas de véritable tradition carnavalesque sur l'île. Chaque village faisait ce qu’il pouvait, célébrant en petits groupes de famille et d’amis. Mais Michalis pensait qu’il était possible de faire mieux. Après des mois de recherches dans le sous-sol de sa maison, il a eu l’idée qui anime encore aujourd’hui le carnaval crétois : un costume d’âne fabriqué à partir d’une couverture, la tête d’un animal (mort) et quelques personnes pour le porter. Le concept était simple mais sophistiqué, avec de l’étoffe tissée à la main selon la tradition minoenne. Pendant le défilé, les motifs s’entrelaçaient et se superposaient, donnant aux animaux une apparence toujours changeante.
Intrigués par l’initiative, les habitants des villages voisins observaient de près, espérant faire de même l’année suivante. Mais un aspect clé leur échappait : l’âne. Ils croyaient à tort assister à un défilé de chameaux, un hommage à l’exotisme de cet animal qui venait tout juste d’entrer dans l’imaginaire crétois. Convaincus que leur interprétation était la bonne, ils perpétuèrent la tradition, sans en connaître le véritable sens. Rapidement, celle-ci est devenue la version officielle, la vérité n’étant connue que de Michalis et de sa famille.
Après une brève interruption dans les années 1980, le défilé de chameaux est un événement incontournable pour les habitants depuis 1995. De l’autre côté de la vallée, dans les villages voisins, certains optent pour d’autres costumes, les chèvres étant un choix courant. Néamoins, les chameaux demeurent une icône des célébrations carnavalesques locales, symbolisant une fascination éternelle pour l’inconnu qui caractérise encore les régions les plus reculées de l’île de Kríti.
Michalis est le créateur du défilé de chameaux traditionnel. Les animaux, qui devaient être des ânes à l’origine, ont été mal interprétés par les voisins. D’abord mécontent, Michalis finit par accepter le succès de cette amusante confusion.
ILIANA MALIHIN
Les environs de Mélampes, dans la région centrale de Réthymnon, présentent un relief montagneux, qui s’adoucit progressivement à mesure qu’on approche de la côte. Vignes et oliviers semblent se disputer le terrain en silence depuis des millénaires. Les plantes sauvages occupent le reste, laissant parfois la place à des zones plus arides, sur lesquelles règne le soleil. Une légère brume tente de dissimuler les choses au loin, mais la mer continue de se montrer derrière les montagnes.
Iliana connaît ces endroits comme la paume de sa main. Mais parmi ses vignobles, certains sont là depuis plus longtemps qu’elle. Les plus anciens ont deux cents ans, les plus jeunes le même âge qu’elle. Son projet est né en 2019, d’un amour inconditionnel pour la terre et d’une envie de faire découvrir les saveurs de Kríti au monde. En 2022, un terrible incendie a ravagé ses vignobles, détruisant la plupart d’entre eux, mais Iliana ne s’est pas découragée. Tel un phénix, elle s’est relevée, plus forte que jamais. Une campagne de financement participatif lui a permis de récolter les fonds dont elle avait besoin pour recommencer. Aujourd’hui, elle se remémore ces vignes robustes avec la fierté que seul quelqu’un qui connaît leur histoire sur le bout des doigts peut ressentir, et elle est enfin prête à envisager l’avenir.
Dites-nous en un peu plus sur vous. Vous êtes jeune, mais vous avez déjà beaucoup d’expérience. Comment êtes-vous entrée dans le monde du vin ?
C’est une histoire assez étrange, car je suis née et j’ai grandi à Athènes, loin de la nature, mais chaque été je venais ici, à Kríti, dans le village de mes grands-parents. Nous avions un petit vignoble et quelques oliviers. Mon huile s’appelle Emmanuel en hommage à mon grand-père, qui m’a transmis son amour de cette terre. Quand j’avais dix-sept ans, j’ai déménagé à Kríti
pour étudier l’agriculture. Je suis revenue à Athènes pour faire un master en œnologie, mais je savais que je voulais être ici. Pendant mes recherches, je me suis concentrée sur le Vidiano, un cépage blanc qui n’existe qu’ici. J’ai rapidement acquis une certaine notoriété dans le monde du vin grec et, en 2018, j’ai décidé de produire mon premier vin. Je l’ai élaboré à partir d’un vieux Vidiano de Kríti et de vignes d’assyrtiko de Santorin. C’est la première fois que quelqu’un réalisait un assemblage de deux îles en Grèce. Tout s’est vendu immédiatement !
Combien de bouteilles avez-vous produites ?
Un peu plus d’un millier.
C’était un très bon début.
Un petit début, mais qui avait son importance. De là, j’ai commencé à chercher d’autres vignobles et j’ai fini par arriver ici, presque par hasard. Je n’avais jamais rien vu de tel et j’ai immédiatement su que j’étais au bon endroit. En 2019, nous avons loué ce bâtiment, nous l’avons rénové et nous y avons installé une cave.
Quel objectif vous étiez-vous fixé en 2019 lorsque vous vous êtes lancée dans ce projet ?
J’ai commencé par suivre mon instinct. Je savais que je voulais faire quelque chose de différent, même si ce n’était pas encore clair dans mon esprit. En peu de temps, j’ai réalisé que je voulais changer l’histoire de Réthymnon. Je voulais aider les habitants, tout en donnant un nouveau souffle aux vieux vignobles. Ce sont les seules vignes préphylloxériques [le phylloxéra est un parasite, qui a détruit plus de 80 % des vignes du monde au 19e siècle] qui restent à Kríti, et elles ont presque 200 ans. Quelqu’un devait s’en occuper, alors nous avons identifié des villages voisins ayant la même culture du vin, et nous avons commencé à nous associer avec des producteurs locaux. L’objectif est venu plus tard, aujourd’hui il est clair pour moi. J’aimerais aider les gens à rester dans les villages ou à revenir sur leurs terres, qu’ils ne se sentent pas obligés de partir pour avoir un avenir. J’espère ainsi leur offrir une vie meilleure.
À vous écouter, on aurait presque envie de venir s’installer ici.
C’est très difficile, pourtant.
Ça doit l’être, dans un endroit si isolé. Qu’est-ce qui rend cette région si spéciale ?
Mélampes était autrefois un endroit extrêmement charmant, mais au fil des ans, le village a été abandonné. Tout le monde avait un vignoble ici, pour la production familiale : les gens faisaient du vin pour eux et pour le village, pour les célébrations et les rassemblements. Tandis qu’à Irákleio, la capitale de Kríti, le vin était produit à des fins commerciales. Lorsque le phylloxéra est arrivé, il a détruit pratiquement tous les vignobles en Europe. Ils auraient dû être replantés, comme sur le reste de l’île. Mais la culture du raisin était uniquement destinée au plaisir de boire du vin. Il n’y avait pas de pression commerciale, et pas de ressources pour recommencer. De sorte qu’aujourd’hui, nous avons les plus anciens vignobles de Kríti.
En fin de compte, l’authenticité du lieu a été récompensée.
Exactement. Je pense aussi que Réthymnon a un sol particulier. Nous avons des roches, qu’on ne trouve presque nulle part ailleurs dans le monde. Et surtout, nous avons des montagnes, même si nous sommes au bord de la mer.
Qu'est-ce qui rend le cépage Vidiano si unique, sur lequel vous travaillez depuis vos années universitaires ?
C’est un raisin spécial, gros et savoureux. Il évoque les arômes des fruits à noyau, comme les abricots et les pêches, mais il a aussi un goût de camomille. Peu de gens en avaient entendu parler auparavant et, aujourd’hui, c’est le cépage le plus célèbre de Kríti. Il n’existe qu’ici, après tout.
Aujourd’hui, vous avez le sourire et tout semble aller dans la bonne direction. Mais en 2022, un tragique incendie a frappé vos vignobles, détruisant tout sur son passage. Comment cela vous a-t-il affectée ?
Il y a toujours eu beaucoup d’incendies ici, quatorze depuis 1964. C’est un énorme problème, mais personne ne semble vraiment dérangé. L’incendie de 2022 est le premier que j’ai vécu, mais les habitants ont l’habitude. Ils étaient tout de même en colère, après tous les efforts déployés pour donner un nouveau souffle à cette terre. On nous a dit que l’incendie avait été déclenché involontairement par un apiculteur. C’était un accident, mais les pompiers sont arrivés trop tard, malheureusement. Le feu s’est répandu, et c’est tout simplement impardonnable. L’incendie a duré quatre jours et détruit 8 500 hectares de terres. C’est immense. Ça a été un véritable désastre.
Et comment vous êtes-vous sentie ?
C’était terrible. Les vignobles sont ma maison, je m’y sens chez moi. C’est comme quand j’ai perdu mon père, il y a six ans.
Ça a dû être difficile, mais vous avez réagi de manière extraordinaire. En peu de temps, vous avez lancé une campagne de financement participatif, qui vous a permis de récolter plus de cinquante mille euros. Vous l’avez appelée « Rebirth from the Ashes », et c’est exactement ce que vous avez fait : renaître de vos cendres. Comment vous y êtes-vous prise ?
Ça m’a pris environ dix jours. J’étais au lit avec de la fièvre et je ne pouvais pas me lever. Le choc était intense. Mais j’étais entourée d’amis merveilleux, qui m’ont donné l’idée de lancer une campagne de financement participatif et m’ont aidée à la mettre en place. Ça a beaucoup résonné en Grèce, et à l’étranger aussi. Ici, à Kríti, tous les restaurants ont consacré une journée entière à mes vins. Ça m’a donné beaucoup d’assurance. C’est rapidement devenu une cause collective.
Cette union des forces est merveilleuse. Êtes-vous de retour en pleine forme aujourd’hui, ou ressentez-vous encore les effets de l’incendie ?
Nous devons encore faire face aux conséquences de l’incendie, car la production des vignobles n’a pas repris dans sa totalité, ceux qui ont été entièrement brûlés sont à l’arrêt. Puis il y a les problèmes économiques, qu’il ne faut pas sous-estimer. Nous n’avons toujours pas de protection contre les incendies, nous utiliserons l’argent récolté pour cela, mais ce ne sera pas suffisant. Ce n’est que le début et il nous reste
« Lorsque je suis venue ici en vacances quand j’étais jeune, j’ai tout de suite ressenti une attraction magnétique pour cette terre. Une émotion puissante, impossible à ignorer. Je me considère comme une enfant de Kríti. »
encore un long chemin à parcourir.
C’est encore un bon départ, néanmoins. Mais revenons à vous : avant l’incendie, vous produisiez cinq types de vin. Aujourd’hui, vous en avez ajouté trois, pour remplacer les productions qui n’ont pas encore redémarré. Pouvez-vous nous en parler ?
Chaque type de vin provient d’un village particulier ou d’une combinaison spécifique de raisins. Les trois premières bouteilles viennent d’ici [Mélampes]. Nous ne les produisons plus à cause de l’incendie, mais nous les avons remplacées par le Lefkós et le Liatiko Rosé. La quatrième vient de Fourfourás et la dernière de Méronas. Chacune a quelque chose de spécial. Nous différencions la vinification en fonction du village, mais aussi de l’âge des vignes.
Dans le Manifeste du Tiers paysage, Gilles Clément expose l’éthique du jardinier. L’idée principale est de faire le plus possible « avec » et le moins possible « contre ». Cela s’assimile beaucoup à votre « philosophie de faible intervention ». Pouvez-vous nous expliquer en quoi elle consiste ?
Ma « philosophie de faible intervention » exige une grande patience de la part du vigneron, qui doit observer les changements et comprendre ce dont le vignoble a besoin. Nous n’utilisons aucun protocole et nous abordons chaque culture de manière très personnelle. Nous demandons à nos agriculteurs de passer beaucoup de temps dans les vignobles et d’être extrêmement prudents lors de la taille, car une grande partie de la production en dépend. L’idée est de ne pas essayer de gouverner la vigne. Prendre du recul, observer et en faire le moins possible. C’est ce dont la nature a besoin. La philosophie est similaire avec nos vins, car nous ne changeons rien au produit original. C’est pourquoi nous devons être prudents au moment de la récolte. Ce faisant, nous respectons le vin et le terroir dont il est issu, sans ajouter ni retirer quoi que ce soit qui pourrait en altérer le goût.
À qui s’adressent vos vins ?
À tout le monde ! Aux jeunes, qui découvrent le monde du vin pour la première fois et recherchent des produits simples et authentiques, et aux connaisseurs plus expérimentés, qui souhaitent goûter à quelque chose de spécial. Ce sont des vins authentiques qui conviennent à tout le monde. Tout ce
qu’ils contiennent est indiqué sur l’étiquette. L’histoire du vin aussi, ce qui permet à quiconque, où qu’il se trouve, de partir à la découverte de Kríti et de ses saveurs.
Les étiquettes sont élaborées avec un très grand soin. Chacune est une œuvre d’art à part entière. Quelle est leur histoire ?
C’est mon cousin qui les a toutes conçues. Chacune d’elles a une symbolique très précise, liée au vin qu’elle représente. Les images de jeunes filles, par exemple, sont liées aux jeunes cépages, tandis que la dame âgée fait référence aux vieilles vignes. Puis, il y a d’autres références à la morphologie de la terre et à la lune, dans le cas de certains processus de production biodynamiques. L’étiquette qui m’amuse le plus est celle avec les trois mains : s’il s’agissait d’un vin ordinaire, il n’y en aurait que deux, mais comme ce n’est pas le cas, nous en avons mis trois.
Vos vins ont des origines et des arômes différents, mais comment décririez-vous le goût de Kríti ?
Kríti a le goût de la sauge, sans aucun doute. Du sel de mer, de la brise de montagne, de l’huile d’olive et du lait. Elle réunit tellement de saveurs.
Qu’est-ce que Kríti signifie pour vous ? Pourquoi avezvous décidé de vivre ici ?
Tout est parti d’un sentiment. Lorsque je suis venue ici en vacances quand j’étais jeune, j’ai tout de suite ressenti une attraction magnétique pour cette terre. Une émotion puissante, impossible à ignorer. Je me considère comme une enfant de Kríti.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Je voudrais faire découvrir mon vin au monde et répandre la tradition crétoise au-delà des mers. Je trouve que goûter les produits d’un endroit revient un peu à le visiter. Un voyage, limité à quelques sens. En ce moment, nous exportons vers les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et l’Europe, mais j’aimerais faire plus. À l’avenir, j’aimerais être à l’abri des incendies. J’aimerais étendre la production et aider les gens à avoir une meilleure vie. Je rêve d’une vie différente pour les villages et les agriculteurs. Une vie où personne n’aurait plus à fuir.
Après la destruction, vient la renaissance. Iliana connaît le poids de chaque jour et capture chaque instant dans un petit album photo. À l'intérieur, on retrouve toutes les étapes de sa reconstruction : une sorte de miracle, et le fruit d’un immense travail.
Le Labyrinthe abrite de nombreux chemins, mais aucun ne mène à la sortie. Cela peut sembler paradoxal, mais c'est précisément ce dont il s’agit : une tromperie de l'espace, qui prend le temps en otage. Ce n'est que d'en haut qu’il a du sens ; seuls les divinités et les oiseaux y ont accès. Ainsi, le privilège céleste survole la complexité terrestre, cherchant à donner du sens à l'erreur humaine. C’est dans le Labyrinthe qu’il le trouve. Ail-
leurs, des trajectoires tout aussi complexes semblent évoquer des murs invisibles. Selon L'Aleph, écrit par Jorge Luis Borges en 1949, le monde lui-même était un labyrinthe dont il était impossible de s’évader ; il n'était pas nécessaire d'en construire davantage. Mais Minos ne le voyait pas de cette manière.
La légende raconte que le roi de Kríti, fils de Zeus et d’Eu-
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ropa, voulait affirmer son droit au trône par une concession divine. Celle-ci lui vint de Poséidon, qui lui offrit un magnifique taureau blanc. Minos était tellement captivé par la beauté de l'animal qu'il décida de le garder pour lui et ne sacrifia pas le taureau comme promis. Cela provoqua la colère du dieu de la mer, qui se vengea en faisant tomber l'épouse du roi, Pasiphaé, amoureuse de l'animal. Grâce au génie de
l’inventeur Dédale, elle put concrétiser son amour. Cette union donna naissance au Minotaure, un être monstrueux avec un corps d’homme et une tête de taureau. Minos, dégoûté par la créature mais incapable de la tuer, se tourna de nouveau vers Dédale pour obtenir de l’aide. La structure qu'il conçut était si complexe que personne ne pouvait en sortir, y compris le Minotaure, piégé à l'intérieur.
Ni homme ni dieu, le Minotaure avait uniquement conscience de ce qu'il n'était pas. Apercevant d'innombrables êtres comme lui dans les miroirs qui l'entouraient, il ressentit quelque chose de semblable au bonheur pendant un bref instant. Lorsqu'il se rendit compte qu'il était seul au milieu d'une mer de Minotaures reproduisant ses gestes, il entra dans une fureur bestiale. Selon l'écrivain Friedrich
Dürrenmatt, qui consacra une longue série de vers au Minotaure, c’était un être à la fois exclu du monde et enfermé dans ce mécanisme infernal. Le Labyrinthe existait parce que lui existait, et une créature comme lui, songea le Minotaure à la fin de ses jours, n'aurait jamais dû exister.
Pourtant, seul le Minotaure de Dürrenmatt comprit quelque chose à son sujet avant de mourir. Les autres se contentèrent d’accepter la condamnation de leur nature et dévorèrent tous ceux qui pénétraient dans le Labyrinthe. La légende raconte que tous les neuf ans, Athènes devait rendre hommage à Kríti en envoyant sept garçons et sept filles sur l’île pour mourir entre les mâchoires du Minotaure.
Un jour, Thésée, le prince d'Athènes, décida de mettre fin à cette terrible pratique. Il se porta volontaire pour être l'un des tributs et partit pour Kríti afin de vaincre le monstre. Une fois à Knōsós, il rencontra Ariane, la fille de Minos, qui tomba amoureuse de lui. Désireuse d'aider Thésée, elle eut l'idée qui lui permettrait de survivre à son entreprise. 47
Elle lui donna une pelote de fil rouge, que Thésée déroula à mesure qu'il avançait dans le Labyrinthe. Après un combat acharné avec la créature monstrueuse, il n’eut qu'à rembobiner le fil pour retrouver la sortie et conduire les jeunes gens en sécurité. Les oiseaux, témoins du combat, se précipitèrent dans le Labyrinthe, dont ils connaissaient les secrets, pour dévorer les restes du monstre.
Depuis, il ne reste de ce lieu et de son histoire que le mythe.
En déambulant autour du Palais de Knōsós, principal centre de la civilisation minoenne, il est facile d'imaginer l'origine de tout cela. L'architecture était autrefois articulée autour de plusieurs étages superposés, si complexe que quiconque pouvait s'y perdre. Aujourd'hui, il ne reste que quelques
vestiges du palais, mais une promenade au milieu de ses ruines donne l'impression de retracer la voie sans issue qui menait au Labyrinthe. Avec cela en tête, il serait possible d’entrevoir le chemin le long duquel l'existence humaine s'est perdue, et dont Borges est devenu le premier prophète.
GRECQUES
Une grecque, telle que décrit par Karl Kerenyi, est « la figure d'un labyrinthe sous une forme linéaire ». On pourrait penser que les Grecs prenaient plaisir à se perdre dans des trajectoires précises et complexes, comme s'ils reconstruisaient visuellement une ligne de pensée. Tels de petits pièges hypnotiques, les grecques capturent encore le regard de quiconque les rencontre, évoquant l'infini qu'elles symbolisaient autrefois. Également connu sous le nom de méandres, en référence au chemin sinueux du fleuve turc Méandre, le célèbre motif a voyagé bien au-delà de son contexte artistique et architectural d'origine, explorant une vaste gamme de nouvelles applications.
Si la Crète avait encore un protecteur, il n'y aurait probablement plus d'incendies aujourd'hui, les vents seraient plus doux et les vagues de chaleur plus clémentes. Mais le demidieu qui protégeait autrefois l'île a été tué par un humain, aveuglé par l'amour et le désir de dominer.
Selon la mythologie grecque, Tálōs était un géant de bronze inébranlable donné à Minos par Zeus pour protéger l'île de Kríti. Mi-dieu mi-homme, il n’avait qu’une seule veine allant de la tête à la cheville, qui le rendait partiellement vulnérable.
Tálōs faisait le tour de l'île trois fois par jour pour la défendre contre les envahisseurs. Lorsqu’un ennemi s'approchait, il lui lançait d'énormes rochers ou les écrasait dans sa poigne. Il se jetait souvent au feu, atteignant des températures si élevées que son toucher devenait encore plus menaçant.
Le géant semblait invincible, à l'exception de sa veine unique qui lui arrivait à la cheville et que personne n'osait approcher. Un jour, avec l'arrivée du navire Argo, les plans de Tálōs furent déjoués. Médée, qui était amoureuse de Jason, le chef des Argonautes, lui lança un puissant sortilège qui lui fit perdre l'équilibre. En tombant, il heurta une roche et le choc lui fut fatal.
Depuis, l'île rebelle de Zeus est dépourvue de protecteur, exposée à l'assaut des vents et au cours sans fin des événements humains.
ELAFONĪSI
Il existe un endroit à Kríti où le sable a la couleur du coucher du soleil. Il s’agit de la plage rose d'Elafonissi, à l’ouest de l'île. La route qui y mène est une succession de virages qui serpentent à travers des villages oubliés, où tout est resté exactement comme autrefois. Mais une fois sur place, la nature reprend le dessus.
Elafonissi est une île à elle seule, mais c'est aussi la bande de côte qui lui fait face. Pour y parvenir, il faut plonger presque entièrement dans l'eau et suivre un chemin qui évolue au fil des marées. La couleur du sable est due à de vieux coquillages, décomposés par les vagues au fil des années. Avec le temps, les courants les ont déposés sur le rivage dans le but précis de tout teindre en rose.
Aujourd'hui, des hordes de touristes viennent de partout pour admirer ce sable à la couleur anormale. Certains viennent vêtus de manière à se fondre dans le décor, espérant faire ressortir ses teintes. D'autres viennent chargés de bouteilles vides pour commettre un délit et les remplir de sable. L'île située en face observe de loin l'afflux humain, heureuse d’être à l'abri. Un peu plus loin, les habitants attendent impatiemment que le soleil se couche. « Aucun touriste n’y passe la nuit », racontent-ils. « Et le sable devient encore plus rose quand ils partent. »
LA POSE
L'art minoen ancien laisse penser que le peuple crétois n'existait qu'en silhouette, toujours vu de profil. En réalité, c'était un choix stylistique précis, dû à une préférence pour le contenu plutôt que pour la forme, privilégiant la représentation au détriment du réalisme. Les images étaient comprises d'un point de vue symbolique plutôt qu'esthétique. Cette théorie est également soutenue par une absence totale de profondeur, qui donne aux figures l'apparence d'ombres
DU GREC
projetées sur un mur. Des traits distinctifs émergent des contours noirs, définissant une physionomie crétoise particulière : de grands yeux, un regard doux, un nez prononcé. Les mains et les corps sont ensuite placés dans l'espace comme les phonèmes d'une langue inconnue. Aujourd'hui, il ne reste que quelques traces de ce monde, préservées dans des musées lointains climatisés, mais cette posture distinctive, souriante et de profil, existe encore ici.
SARIKI
De nos jours, le sariki est généralement vu sur les rétroviseurs des vieilles voitures ou les hanches des filles sur la plage, mais autrefois, il était bien plus qu’un simple ornement. Fabriqué dans un épais filet tricoté, ce couvre-chef semblable à un turban se termine par une série de franges et de pampilles. Ses origines remontent à la domination turque, après laquelle il devint le symbole de la résistance crétoise.
Mais le véritable secret de la tradition du sariki réside dans sa couleur. Le noir signifie le deuil et est porté à la fois lors des funérailles et durant les mois ou les années qui suivent. Le message implicite, comme l'explique un jeune local, est que la vie a eu lieu, les pampilles encadrant le visage du porteur telles des larmes. Le blanc, en revanche, est réservé aux moments de célébration, principalement les mariages, mais aussi à d'autres moments spéciaux. Les pampilles représentent alors des larmes de joie, symbolisant la pureté d'une existence sans chagrin.
Comme souvent, il n'y a pas de place pour les zones grises de la vie, ce qui peut expliquer pourquoi le sariki est progressivement tombé en désuétude. Il reste néanmoins un emblème de la mentalité crétoise à ce jour. Car à table et au-delà, tout appartient à tout le monde, et rien n'appartient à personne. Joie et tristesse ; salades grecques et saganaki [fromage frit]. Car c'est la seule façon de goûter à tout.
LES DÉESSES MINOENNES
Imaginez traverser un vignoble crétois et tomber sur une statuette en terre cuite, les mains levées comme un signe de reddition. Imaginez maintenant découvrir que cette statuette date du XIIIe siècle avant J.-C. et qu'elle n'est pas la seule enfouie sous les vignes.
Si cela ressemble au début d'un conte populaire, c'est précisément ce qui s'est passé à Gazi, sur la côte nord de Crète, menant à la découverte d'une population entière de petites déesses minoennes. Les vignobles étaient autrefois des sanctuaires communautaires, où leur tâche était d’établir une connexion entre la terre et le ciel, l'humain et le divin.
Certains disent que les bras levés symbolisent la prière et la bénédiction, tandis que d'autres l'interprètent comme un salut de la déesse lorsqu'elle apparaissait parmi les mortels. Quelle que soit l'interprétation que vous préférez, la récurrence de ce geste, évoquant toujours un ailleurs invisible, est sans aucun doute surprenante.
STATUE DE DÉESSE MINOENNE POSTPALATIALE EN TERRE CUITE
AVEC
LES BRAS
LEVÉS
ET UNE COURONNE DE GRAINES DE PAVOT
STATUE DE DÉESSE MINOENNE POSTPALATIALE EN TERRE CUITE
AVEC LES BRAS LEVÉS ET UNE
COURONNE DE SERPENTS
Même les visages se ressemblent, bien que leur expression soit différente. Certains sourient de manière rassurante, tandis que d'autres hypnotisent celui qui les observe avec leurs traits énigmatiques. Chacune est définie par ces petites nuances, essentielles pour identifier leur nature, comme les diadèmes ornementaux qui couronnent fièrement leur tête.
La déesse la plus puissante porte une couronne de graines de pavot, aux fortes propriétés hallucinogènes. On pense que son rôle était lié au sommeil, à la mort et à la possibilité d'influencer ces états, menant, par exemple, à des guérisons miraculeuses. Elle évoquait également le monde des rêves et la communication directe avec l'au-delà, ce qui la rendait à la fois fascinante et redoutée.
La déesse aux serpents est sans aucun doute une rivale digne de ce nom. Dans sa version la plus courante, la statuette tient deux serpents, les soumettant à son pouvoir. Dans une autre version, des serpents décorent sa couronne, donnant l'impression de faire partie de sa petite armée. Dans les deux cas, la déesse contrôle la nature et détermine ses actions.
Protectrice puissante mais dangereuse, elle est capable d'influencer la fertilité et la régénération, les conditions atmosphériques et les catastrophes naturelles.
Après la terre vient le ciel : la troisième déesse sourit, tandis que des oiseaux nichent dans son diadème. Plus rare que les autres, elle se tient comme une médiatrice entre les mondes terrestre et céleste, re présentant la dimension divine. Les oiseaux sont ses messagers et son travail est lié à la révélation et à la prophétie.
Qui sait combien de diadèmes se cachent encore sous ces couches de poussière ancienne ; combien de déesses, encore sans nom, déterminent de manière impénétrable le destin de cette île ? « En Grèce », affirme Henry Mil ler dans Le Colosse de Maroussi, « les changements sont brusques, presque douloureux. À certains endroits, on peut traverser […] cinquante siècles en l'espace de cinq minutes. Tout est délimité, sculpté, gravé. Même les terrains vagues ont une empreinte éternelle. »
STATUE DE DÉESSE MINOENNE POSTPALATIALE EN TERRE CUITE
AVEC LES BRAS LEVÉS ET UNE COURONNE D’OISEAUX
Toutes les vies de
NIKOS TSEPETIS
Nikos Tsepetis nous accueille devant sa nouvelle boulangerie avec Johnny, son Boston terrier dont il est inséparable. Avant de nous laisser entrer, il décide de nous montrer sa maison, qui se trouve au coin de la rue. Nous nous rendons au septième étage dans un ascenseur entièrement recouvert de miroirs et nous arrivons dans un loft bien entretenu, où tout se passe dans une seule pièce. Le mur principal s’ouvre sur une grande fenêtre, qui encadre la vieille ville de Chanià et le bleu de la mer. L’appartement est blanc, et les détails de couleur sont volontairement placés de façon à attirer l’attention. Une bibliothèque bleue avec des étagères bancales vides (les livres sont partout, surtout sur le plan de travail de la cuisine) ; une chaise Thonet rouge avec un pied noué ; une photo d’un intérieur, qui crée un dialogue avec le loft comme s’il en était une extension – une pièce dans la pièce. La salle de bain est réservée à toutes les choses qu’il n’aime pas suffisamment pour les exposer, dont une pile de magazines et quelques œuvres d’art. À l’autre bout de la pièce, un trou dans le sol est tout ce qu’il reste d’une sculpture de Simone Fattal, autrefois fixée afin d’éviter qu’elle ne tombe.
La maison est magnétique, mais la boulangerie Red Jane Bakery nous attend à quelques minutes de là. Nikos nous parle du projet, de l’histoire du nom à la collaboration avec Michael Anastassiades. Il évoque Ammos Hotel, à la fois une bénédiction et une calamité, qui le lie à Kríti, et nous parle de Garten, son « bébé », où le design ne sera plus au centre de la scène. Sa règle ? Changer sans cesse, car le piège réside dans l’inertie.
Vous avez été journaliste et vous êtes désormais un entrepreneur passionné de design. Racontez-nous votre histoire.
J’ai été journaliste pendant 10 ans. Aujourd’hui, je dirige un hôtel. Mon père a commencé à construire l’hôtel au milieu des années 80, alors que je n’étais encore qu’un enfant. Il s’est arrêté à mi-chemin et j’ai repris le flambeau. J’ai ouvert l’hôtel en 1996. Les premières années, je partageais mon temps entre l’établissement et mon travail de journaliste. Puis au milieu des années 2000, j’ai décidé d’abandonner l’écriture.
Sur quel sujet écriviez-vous ?
La politique, essentiellement. Je prenais des photos et je rédigeais des articles. C’était la belle époque. Tout le monde était payé, et plutôt bien.
Les choses ont changé.
La crise a tout changé. À l’époque, j’écrivais une rubrique qui faisait polémique, et j’avais peur d’être poursuivi en justice. C’est la raison pour laquelle les journalistes en Grèce ne possèdent rien à leur nom, mais moi j’avais l’hôtel. Je ne pouvais pas me permettre de le perdre. Aujourd’hui, mon travail est de prendre soin des gens.
Vous parlez de Ammos Hotel ?
Exactement. Je l’ai baptisé « Ammos », ce qui signifie sable en grec.
Un nom approprié étant donné sa vue sur la mer. Comment est-ce arrivé ? Quelle était la vision derrière Ammos ?
que je fais. J’ai toujours le sentiment de pouvoir faire mieux.
Vous êtes perfectionniste.
Je suis perfectionniste, c’est comme ça. La boulangerie, par exemple. C’est arrivé par hasard. J’ai vu ce bâtiment et j’ai tout de suite voulu l’acheter. Mais j’ai dû trouver quoi faire avec. Je n’avais pas envie de créer une galerie d’art, d’exposer ou de vendre des objets.
Le design dépend du contexte. Il doit avoir du sens.
Oui. J’aime l’idée de créer quelque chose, plutôt que de vendre des objets.
Comme je l’ai dit, c’est arrivé un peu par hasard. Je n’aurais jamais pris la décision de devenir hôtelier si ça n’avait été pour mon père. Il avait déjà construit la moitié de l’hôtel… Je n’avais pas vraiment d’issue. Je devais faire quelque chose avec. J’avais prévu d’aller à l’étranger pour faire des études de cinéma. Mais ça ne sert à rien d’y penser maintenant. Au final, je suis devenu hôtelier. Je voulais réunir les choses que j’aime au sein d’Ammos, à savoir la cuisine et le design, et le faire dans le respect des gens qui paient pour venir ici chaque jour. Je dois admettre que je ne suis jamais vraiment content de ce
C’est exactement ce que vous avez fait avec l’hôtel. Certains trouvent qu’il ressemble à une impro de jazz. Comment avez-vous choisi chaque objet ?
Il ressemble à du jazz, car tout n’a pas été fait au même moment. Ça a été le résultat d’un processus très long. J’ai évolué au cours des 30 dernières années, et Ammos a changé avec moi. Tout a commencé quand nous avons ouvert. L’hôtel a toujours été à une adresse exceptionnelle. Le service était bon, les gens aimables et les chambres propres, mais rien n’était prévu. La première phase a été très « facile ». Je n’avais pas de budget à l’époque, je n’avais donc aucune décision à prendre. Il m’a fallu des années pour savoir ce que je voulais et trouver le courage de changer. Avec la boulangerie, c’est plus facile, car il y un a projet clair et tout est réalisé correctement. Nous n’avons rien changé à Red Jane depuis son ouverture, et ça fonctionne. Et je ne compte rien y changer. C’est bien plus de travail lorsque vous ne savez pas où vous allez dès le départ, ou lorsque vous n’avez pas le budget.
Mais le résultat est plus intéressant.
Car le processus est plus lent et sans aucun doute plus « douloureux ».
Une curiosité de l’hôtel est votre décision de remplacer toutes les télévisions dans les chambres par un exemplaire de Zorba le Grec, de Nikos Kazantzakis.
Effectivement, mais les gens repartaient toujours avec. J’en ai acheté 300 exemplaires, puis j’ai arrêté. Il n’y a plus de télévisions, et plus de livres. L’idée est là. L’idée est toujours là.
Pourquoi avoir choisi ce livre ? Que signifie-t-il pour vous ?
Il n’est peut-être pas très connu aujourd’hui, mais Zorba le Grec a été un phénomène majeur à une époque. Dans les années 1960, le film a radicalement changé la façon dont le monde voyait la Grèce. Il est devenu iconique, comme cette photo de Jane Fonda, à laquelle la Red Jane Bakery doit son nom. Jamais une personne aussi célèbre ne s’était assise sur un char ennemi pour une photo. Ça a été un tournant, une rupture franche. C’est pareil pour Zorba. C’est devenu le nom qu’on donne à n’importe quel Grec.
Pensez-vous que c’est devenu un stéréotype ?
Peut-être. Mais je trouve intéressant que le livre se passe ici à Kríti. Le film a remporté un Oscar. Michael Cacoyannis était un réalisateur extraordinaire, et le cinématographe aussi était exceptionnel. Walter Lassally. Après avoir fait ce film, il est tombé amoureux de l’île. Il a acheté une maison et y a passé le reste de sa vie. En résumé : je devais choisir un livre et ça ne pouvait être que celui-là.
en Turquie. Mais je ne cherchais pas vraiment un endroit où fonder une boulangerie.
Pourquoi l’avoir acheté, alors ?
Ça s’est juste fait. L’hôtel était célèbre pour son spectaculaire buffet de petit-déjeuner. Puis le Covid est arrivé, et nous avons dû arrêter le format buffet et privilégier le service à table. Je me suis dit que du pain et des croissants faits maison contrebalanceraient ce changement. C’est là qu’est née l’idée de la boulangerie. Comme nous faisions déjà de la pâtisserie, je pensais que deux ou trois personnes supplémentaires suffiraient, je n’avais pas réalisé qu'il en faudrait vingt.
Absolument. Mais Ammos n’est pas votre seul bébé. L’année dernière, vous avez ouvert la Red Jane Bakery, où nous nous trouvons actuellement. Sur internet, on raconte que ça a été « le coup de foudre ».
J’ai vu ce bâtiment il y a des années et je suis immédiatement tombé amoureux. Je voulais l’acheter, mais le propriétaire ne voulait pas me le vendre. Il a changé d’avis quatre ans plus tard. À l’époque, c’était un atelier et je l’ai acheté sans savoir ce que j’allais en faire. Le bâtiment date des années 1930, il a été construit par une famille d’immigrants fuyant la guerre
Nous savons que le nom Red Jane fait référence au scandale qui a entouré Jane Fonda à la suite d'une photo prise au Vietnam pendant la guerre. Pour quoi avoir choisi de l’appeler ainsi ?
C’est un nom que j’avais en tête depuis un certain temps. J’en aimais la sonorité et la signification. J'ai toujours pensé que si j'ouvrais un nouvel endroit, je l'appellerais ainsi, et c’est ce que j'ai fait. Je l'ai principalement choisi pour l'histoire. Jane Fonda se rendant au Vietnam et posant sur un char ennemi… On l’a qualifiée de traîtresse, mais je suis fasciné par le concept de trahison.
Pensez-vous que la Red Jane Bakery est une forme de trahison envers votre pays ?
Oui et non.
Peut-être que le terme de différenciation convient davantage ?
Je ne sais pas. Les choix du menu et la fantaisie de l'architecture sont peut-être influencés par l’extérieur, mais je pense qu'il s'agit plus d'un concept général. Au début, je voulais simplement l'appeler ainsi sans révéler à personne l'histoire derrière ce nom. Puis l'histoire a été rendue publique.
« J'ai mis tout mon être dans ce projet. J'ai voyagé, j’ai rencontré des gens, je me suis formé et j’ai mangé jusqu'à l'épuisement. Si on m’ouvrait, on n’y trouverait que des glucides. Mais ça en valait la peine. »
Une boulangerie avant-gardiste, mais également un temple du design contemporain. Comment la collaboration avec Michael Anastassiades a-t-elle vu le jour ?
Il m'est immédiatement venu à l'esprit, car il semblait être la personne idéale. Je lui ai proposé de venir voir l'endroit et de travailler dessus ensemble. Il s'est immédiatement impliqué dans le projet. Nous avons utilisé un carrelage spécialement conçu pour la boulangerie, en marbre athénien traditionnel, mais rouge. Michael a également réfléchi longuement à l'éclairage, qui est véritablement la vedette de tout son travail. Il voulait laisser le reste aussi similaire que possible au bâtiment d'origine et la façade est restée identique. Mais Michael ne s'est pas contenté de s'occuper du design. Il a été très actif tout au long du processus, dans tous les choix. Nous avons également travaillé ensemble sur les recettes. Nous avons mangé ensemble, voyagé ensemble. Il a même conçu le logo. Il n'y a qu'une seule chose qu'il n'a pas conçue : le banc sur lequel nous sommes assis.
Passons au menu que vous avez créé sur les conseils d'Eyal Schwartz, co-fondateur de l'emblématique e5 Bakehouse à Londres. Comment la tradition culinaire crétoise s’intègre-t-elle dans un menu au style aussi contemporain et international ?
La Crète n’a pas une grande tradition de pâtisserie ou de boulangerie. Nous avons le paximadi, un pain sec à base d'orge.
S’agit-il du pain utilisé pour le dakos [un plat crétois traditionnel, similaire à la bruschetta, assaisonné de tomate, d'huile, de sel, d'origan et de feta] ?
C’est bien ça. Lorsque j'ai décidé de me lancer dans la boulangerie, je ne voulais pas proposer des produits qui existaient déjà ici, sans possibilité d'amélioration. C'est pourquoi nous avons développé différentes techniques. Nous essayons au maximum d'interpréter quelques ingrédients grecs dans la tradition nordique, afin que les gens puissent les découvrir ici aussi.
Avez-vous déjà envisagé de vivre ailleurs qu'en Crète ?
J'y ai pensé toute ma vie, mais maintenant je suis trop vieux. Finalement, ça a été une question de hasard. Sans l'hôtel, je serais allé étudier à l'étranger et je ferais aujourd'hui quelque chose de différent.
Que vouliez-vous faire ?
Du cinéma. J’en ai fait pendant un temps, mais ça n’a pas fonctionné. Avant ça, j'ai étudié les sciences politiques. Le fait est qu'on ne peut pas tout faire. On ne peut pas vivre plusieurs vies.
Vous avez des projets pour l’avenir ? Êtes-vous déjà en train de réfléchir à votre prochain « bébé » ?
Oui ! J'ouvre un nouvel endroit juste à côté. C'est un autre bâtiment, qui date des années 1950. Nous ouvrirons une cave à vin, où nous vendrons du vin à la bouteille et au verre. J'ai également acheté le terrain voisin pour y aménager un jardin.
Allez-vous suivre la tendance du vin naturel ?
J'aime le vin naturel, mais les options naturelles sont encore un peu limitées en Grèce. Je ne vais pas exclure de bons vins simplement parce qu'ils ne sont pas naturels.
Et le jardin ?
Il sera conçu par Helli Pangalou, qui a récemment supervisé un projet vraiment intéressant pour l'Opéra national de Grèce à Athènes.
Comment s'appellera le lieu ?
Garten, qui signifie « jardin » en allemand et aussi « cour ». Les gens pourront y déguster un verre de vin et y manger quelque chose.
Collaborerez-vous avec des designers de renom comme vous l'avez fait pour Red Jane ?
Non, mon amie Alexia Mylonogianni et moi nous occuperons du design. Je ne veux pas me répéter. Red Jane était déjà un défi. C'était un acte de vanité.
Pensez-vous que les gens sont conscients de tout le travail qui a été nécessaire pour ce projet ?
Je ne pense pas. Pas seulement le design, mais aussi l'atmosphère, qui, je pense, est l'essence du design. Et la qualité de la nourriture. Si le pain est mauvais, peu importe à quoi l’endroit ressemble. C’est bien plus que ça. J'ai mis tout mon être dans ce projet. J'ai voyagé, j’ai rencontré des gens, je me suis formé et j’ai mangé jusqu'à l'épuisement. Si on m’ouvrait, on n’y trouverait que des glucides. Mais ça en valait la peine.
S'il y a une île où les traditions ne se démodent jamais, c'est la Crète. Ici, chaque village a sa propre fête, et chaque fête a sa propre langue. Personne n'admettrait jamais qu'ils se ressemblent tous ; c'est la supposition de supériorité qui galvanise chaque village. Le son de la lyre, les danses folkloriques, l'euphorie enivrante, autant de façons de se souvenir et de célébrer, avec une théâtralité symbolique, la récurrence de quelque chose. Ils servent également à tracer les contours d'un certain monde, ailleurs, sur le point de disparaître. De ces innombrables coutumes différentes, qui sont en quelque sorte toutes semblables, purement byzantines dans leur inspiration, se dégage un code vestimentaire distinctif. Des robes amples avec des manches bouffantes ; des gilets noirs avec des ornements dorés et des ceintures rouges ; des bottes et des tabliers… Chaque tenue raconte une histoire. L'histoire de la personne qui l'a portée ou de celle qui la portera, interrompue par un T-shirt imprimé ou une paire de baskets. Mais la Crète est comme ça : l'obstination du monde d’antan se heurte à l'enthousiasme de la vie moderne. Le résultat ? Une stratification des cultures où chaque existence a sa place.
COSTUMES CRÉTOIS
Little Johns
Eltha Yiakoumaki n’est pas une enseignante ordinaire. Née et élevée à Chanià, elle a étudié pour devenir institutrice en école maternelle à Thessalonique, avant d'ouvrir sa propre crèche en 2006. L'éducation traditionnelle lui a toujours semblé étouffante, alors en 2021, elle a choisi de suivre un chemin plus libre. Après des années d'expérimentation, elle a trouvé le moyen de combiner sa passion pour l'art à une approche éducative non conventionnelle, qui fait ressortir le potentiel unique de chaque enfant. Elle y parvient avec l'aide des grands noms de l'histoire de l'art, en introduisant ses jeunes élèves à ces figures à travers des ateliers thématiques. Une fois par semaine, pendant quelques heures, elle forme des groupes d'enfants de quatre à neuf ans avec lesquels elle explore l’univers de différents artistes. Elle commence par leur montrer les œuvres de l'artiste et leur parler de sa vie. Ensuite, elle sélectionne les images les plus puissantes et en trace les contours. Enfin, elle explique les règles en théorie, puis permet aux enfants de les enfreindre librement.
Si John Craxton et Eltha
Yiakoumaki s'étaient rencontrés, ils se seraient probablement entendus à merveille. C'est pourquoi Eltha a fait de lui le sujet d’un atelier spécial, en hommage à l'île dont ils sont tous deux artistes et gardiens : Kríti. Tandis que son amour pour l'île est un cadeau d'enfance, sa passion Craxton est une découverte tardive, née de l'un de ses nombreux voyages pour échapper à Londres. La carrière artistique de Craxton, né en 1922 dans une famille de musiciens, l'a conduit loin de la vie trépidante des grandes villes, à la
recherche de paysages qui résonnaient avec les siens. Il a choisi Kríti pour ses paysages, qui restituent l'harmonie à ses compositions angulaires. C'est ici qu'il a réalisé que la vie est la plus haute forme d'art et qu'il n'y a souvent pas de différence entre les deux. Grâce à la Crète, Craxton a compris la valeur ultime de l'expérience, qui dépasse largement sa représentation. Aujourd'hui, nombreux sont les petits Johns, guidés par l'audace d'Eltha, qui découvrent que cette expérience peut transcender la réalité lorsqu'elle est vue à travers le prisme de l'art.
Crète, chaque rocher cache une histoire, façonnée par les vents et les exploits des dieux antiques. Sur la plage de Ligres, certains connaissent ces rochers par cœur et vérifient chaque matin qu'aucun n'est manquant à l'appel. La mer, comme nous le savons, enlève souvent des morceaux de terre et les emporte loin.
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Un grand merci à Emmanuelis Angelakis
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