PERSO - Cheese Royal, les Aventuriers du Saint Trou

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Nicolas Esse & Candice Nguyen

CHEESE ROYAL Les aventuriers du Saint Trou


texte intégral © Nicolas Esse, 2011 photographies tous droits réservés © Candice Nguyen, 2011 Lac Léman / École Polytechnique Fédérale de Lausanne / Gruyères City Suisse – février 2011



Il fallut se rendre à l’évidence. Malgré le bleu du ciel et malgré le bleu de l’eau. Derrière le voile posé sur l’horizon, si loin qu’on aurait dit la mer, derrière le voile transparent des montagnes, de l’autre côté des apparences, nous pouvions lire tous les signes en clair. Tous les signes nous indiquaient que nous étions arrivés. Le nez par terre, je suivais les flèches dessinées sur les murs de pierre, quand, devant moi Candice me dit : « Regarde. »

Devant nous, verticale et émergeant de la brume, se dressait une fourchette immense, ses quatre dents plantées dans l’eau, son ombre portée traçant une ligne noire sur les pavés du quai. Une ligne noire, courbe et flottante comme la frontière floue qui délimitait le ciel. Nous nous sommes arrêtés et maintenant j’avais peur. Nous étions venus de si loin, après tant d’années. Candice dut saisir mon hésitation. Elle avança résolument et son pied franchit l’ombre portée sur le sol. Il y eut un léger craquement, une vibration infime, un peu de fumée et une onde de chaleur qui dilua les contours de sa silhouette. Je m’avançai à mon tour. En une seconde, je fus happé.








J’étais couché sous une voûte immense. Une voûte sombre et lisse, traversée par des puits de lumière qui me trouaient les yeux. Je me levai lourdement. Lentement. Les mains étoilées de pointes de gravier. Je tendis la main vers la dalle lisse et ma main en éprouva le grain. Le froid. L’épaisseur. Au contact de ma main, il se passa une chose étrange : la matière grise et froide se transforma, s’éclaira. Le toucher devint tendre, lisse, onctueux et flotta dans l’air un subtil parfum de saumure. J’eus tout à coup très faim. Je retirai ma main et la dalle lisse reprit son aspect minéral. Je gardai le souvenir du parfum.







Devant moi Candice prélevait quelques échantillons de gravier qu’elle rangeait ensuite dans des sachets de plastique transparent. La coupole sombre s’étendait dans toutes les directions, percée de trous de lumière et d’accès aux formes allongées. Des silhouettes noires se détachaient en contre-jour des coulées trop brillantes que le soleil perçait jusqu’au fond de notre obscurité. J’étais ébloui. Je n’arrivais pas à avoir une vue d’ensemble, à embrasser les limites de cet espace trop noir et trop blanc. Je me frottai les yeux. Sur mes mains je sentis une trace légère du parfum qui m’avait rappelé que nous n’avions rien mangé depuis deux jours. Le noir se mélangea au blanc. J’eus un éblouissement. Au réveil, je vis le regard interrogateur de Candice juste au-dessus de moi.









- Alors, t’as des vapeurs ? - Non ! Non. Mais je mangerais bien quelque chose. - Ah, j’y crois pas. Ça fait des jours qu’on crapahute et là on y arrive. On touche au but. Et maintenant, il faudrait que tu bouffes. Les hommes sont des estomacs. - Non. Les hommes ont des estomacs. Je suis un homme et j’ai faim. Tu as touché ce truc ? Si tu laisses ta main quelques secondes sur la surface, la matière se met à chauffer et ça sent le fromage.





Candice me regarda avec dans les yeux toute la fatigue du monde. - Nicolas, tu fais chier. On marche deux kilomètres et c’est la Bérézina. Il fait froid. Il pleut. Tu voudrais une voiture. Si on dort sous la tente, c’est mauvais pour ton dos, ton hernie discale. Il fait trop chaud. Il fait trop froid. Et là, tu as des hallucinations. Alors, parle à ton estomac, dis-lui que ta tête est malade. Qu’il la mette en veilleuse en attendant le remplissage. Et que pour le fromage, il faut d’abord trouver les trous. Tu te souviens ? Les trous ? Tu les vois, les trous ? - Oui. Justement, les trous ! Les trous sont là, c’est vrai. Alors, pourquoi pas tout le reste. Pourquoi pas les parois, les sols et les plafonds. S’ils sont là et si c’est vraiment LE laboratoire, alors ces trous peuvent très bien être entourés de… - …Et moi je m’appelle Marylin Monroe. En attendant suis-moi, on doit bien pouvoir entrer dans le fromage.


Je suivis Candice. J’étais très contrarié. J’avais encore au bout des doigts des bribes de ce parfum corsé. J’avais toute ma tête même si j’avais un estomac. A l’extrémité de la pénombre, nous avons débouché sur une cour ocre et déserte. Devant nous, la structure molle formait un pli, une vague arrondie qui retombait délicatement sur le sol. A travers les baies vitrées on distinguait les silhouettes foncées des luminaires, les squelettes transparents des chaises et des tables alignées pour un banquet où les convives ne viendraient jamais. Nous avons marché jusqu’à l’extrémité de la structure. De l’autre côté, une façade vallonnée aux stores tirés laissait à peine entrer la lumière. Nous avons atteint la première arche dessinée dans le béton. Une nouvelle cour ocre s’est ouverte devant nous, avec, à son extrémité une avancée en demi-cercle et dessous, un porche, un sas transparent.











Candice fit un pas en avant. Deux panneaux de verre glissèrent, latéralement. Sans bruit. Alors, nous sommes entrés.






J’eus un haut-le-cœur et un étourdissement. Devant moi l’espace flou faisait fondre la perspective, inventait des pentes et des courbes, des points de vue gélatineux glissant vers les puits de lumière qui trouaient la pénombre où j’allais bientôt me noyer. Je résistai de toutes mes forces. Devant moi, le sol était traversé par deux courbes sinueuses qui menaient à un pilier. Je fis un pas, puis deux. La pente était raide et le sol mouvant. Je m’appliquai à fixer mon regard sur les deux bandes blanches et j’avançai, mécanique, le cœur au bord de l’estomac.

J’avançais, mécanique, au bord de la nausée.

J’avançais en louvoyant sur le sol instable et flou.

Plus que deux mètres. Plus qu’un mètre. Je fis un bond prodigieux. J’attrapai le pilier du bout de mes doigts tendus. Je le pris à pleines mains et me collai à lui. Le contact du béton froid me réconforta et j’osai enfin relever les yeux. J’étais au sommet d’une vallée immense. Devant moi, vertigineux et taillés dans le sol, les méandres d’un chemin escarpé s’enfonçaient à l’infini pour s’arrêter au bord du vide. Je sentis le sol se dérober sous mes pieds. De toutes mes forces, j’enlaçai le pilier. J’allais glisser. J’allais être emporté dans les remous de cette vallée mouvante. Je fermai les yeux.







Une main frappa à toute volée l’arrière de mon crâne et mon front heurta le pilier. La douleur me fit relâcher mon étreinte et je vacillai, flottant dans cet instant figé entre le dernier équilibre et la chute finale. Candice me rattrapa par les épaules au moment où le vide allait m'aspirer. - Là, c’est juste pas possible. Tu as bu ou tu es défoncé. - Mais non ! J’ai le vertige. - Le vertige ? Attends, je suis pas sûre d’avoir bien compris. Le vertige ? Le vertige de quoi ? T’as mis des talons ? - Tiens-moi la main. - Pardon ? - Tiens-moi la main, sinon je vais tomber ! - Dans tes rêves ! J’hallucine ou quoi ? Tu veux pas que je te porte, aussi ? - Tiens-moi la main. J’ai le vertige. - Ah non. D’abord les vapeurs. Ensuite le vertige. Et après ce sera quoi ? L’andropause ? Lève-toi, Nicolas ! Maintenant. Tout de suite ! - D’accord, mais aide-moi au moins à me relever. - DEBOUT ! J’AI DIT DEBOUT ! - Pas besoin de crier. Pas besoin de crier. Je me lève. Voilà.




Candice s’était déjà engagée dans l’escalier. Je saisis la rampe d’une main tremblante et descendis à mon tour. Il n’y avait plus de lignes droites et plus d’horizon. Seulement un grand huit mouvant et parcouru de trous de lumière. Monter. Descendre. Remonter. Redescendre. À droite. À gauche. J’avais perdu tous mes repères. Je passais de l’ombre à l’obscurité. Remonter, redescendre. De l’autre côté des baies vitrées, immuable, le paysage semblait tourner avec nous. Le ciel bleu-gris se confondait avec le tapis ras qui absorbait nos pas. Monter, descendre sur ce sol tiède que je sentais frémir sous mes pas. Une vibration imperceptible, un bouillonnement qui semblait remonter des entrailles de la bête. Je le sentais. Je le savais. J’avais encore dans les mains cette odeur, ce parfum salé de saumure après un long séjour dans le noir d’une cave. Nous avions traversé la croûte. Nous étions maintenant au cœur de la pâte. Nous suivions un chemin sinueux et changeant qui nous ramenait parfois vers un puits de lumière, un trou parfaitement circulaire et bordé de bulles multicolores. Des bulles remplies de gaz carbonique piégé au cœur de la matière. Je le savais. J’avais passé ma vie à étudier le sujet.

Je savais bien que je n’étais pas fou.




IL ÉTAIT IMPOSSIBLE QUE LE GRUYÈRE NE PUISSE PAS AVOIR DES TROUS.



L’air était moite et tiède. Devant moi Candice marchait sans jamais se retourner. J’avais faim. J’avais soif. Mes pieds me faisaient mal. J’aurais voulu poser mon sac. Et surtout, j’avais peur. Peur que le sol ne cède sous nos pieds et qu’une poche de gaz nous engloutisse et se referme sur nous pour nous digérer, en attendant la fin de l’affinage. Candice taillait la route. Moi, je marchais sur la pointe des pieds. Des minutes ou des heures, je ne savais plus. J’avais perdu la notion du temps. J’aurais voulu m’asseoir. J’avais soif et j’avais faim. Devant moi Candice marchait, imperturbablement. Soudain, elle s’arrêta. Je restais deux pas en arrière pendant qu’elle semblait examiner une lueur chaude qui montait du sol. Instinctivement, je reculai. Elle s’accroupit et pencha son visage en avant. Je me retournai, prêt à fuir, prêt à refaire le chemin qui me reconduirait vers l’escalier escarpé, jusqu’aux deux panneaux de verre, jusqu’au soleil planté au milieu du ciel bleu-gris. Ce que je vis me glaça d’effroi. Tout au bout de la pénombre, le paysage se diluait dans les parois d’un long boyau translucide qui se prolongeait jusqu’à nous. Les parois de cet organisme vivant étaient

parcourues d’une pulsation régulière, d’une onde

soyeuse qui progressait lentement vers moi. Je posai la main sur la paroi à ma


droite la première vague fut imperceptible. Le passage de la deuxième vague repoussa ma main. Je ressentis le passage de la troisième vague au niveau du coude. La quatrième vague repoussa mon bras. Je hurlai. - CANDICE !

Candice était entièrement absorbée dans la contemplation du halo de lumière coulé dans le sol. J’étais debout bien au centre du boyau. Symétrique, le frisson de la cinquième vague me caressa les deux épaules. - CANDICE ! CE TRUC VA NOUS ÉTOUFFER !

Elle releva doucement la tête en direction de la sixième vague qui roulait vers nous, ne laissant plus qu’une étroite ouverture au centre du boyau. Je me mis de profil, les bras le long du corps et je fermai les yeux. Pendant une seconde, je fus compressé, mon visage pris dans l’étreinte d’un corps mou et tiède. Une fine membrane laiteuse s’en détacha et resta accrochée à ma peau, sur ma bouche, dans mon nez, se glissa entre mes paupières fermées. Je me frottai les yeux et sentis de longs filaments se suspendre à mes mains. Je frottai encore, de toutes mes forces. Je vis alors arriver la septième vague qui obstruait le boyau. Je m’allongeai sur le sol, les mains sur le dos. Candice me souleva sans ménagement.



- Nicolas, tu fais quoi ? Pas le moment de se coucher. DEBOUT ! On se tire d’ici. VITE ! Je me redressai tant bien que mal, et avançai dans le brouillard. Je sentais dans mon dos le souffle tiède de la septième vague qui s’approchait de nous. - Par ici. VITE !

Candice me fit passer devant. Je découvris que le halo de lumière jaune montait d’un escalier en spirale percé à l’extrémité du boyau. L’ouverture était étroite et la pente vertigineuse. Je saisis la rampe en tremblant. - Plus vite, Nicolas, PLUS VITE ! - Mais où on va, là ? - Aux toilettes ! Les toilettes sont toujours au sous-sol, non ? Si ce truc essaie de nous digérer, c’est logique, faut qu’on sorte par les toilettes. J’eus un nouveau haut-le cœur et un hoquet me souleva. Cette fille était folle et moi je n’avais aucune envie d’être expulsé de la sorte par cet organe monstrueux. - Ah non, je préfère mourir là, tout de suite. - Nicolas, tu fais chier. Je préfèrerais aussi que tu meures là, tout de suite, mais on n’a pas le temps. Alors, tu rentres dans cette cabine. Tu fermes la porte. Tu tires la chasse d’eau et on se retrouve après.


La porte était entrebâillée. Du bout des doigts, Candice me poussa à l’intérieur. Elle eut une grimace de dégoût. - Ah putain que tu fouettes. C’est pas vrai ! Tu pues le lait caillé.

Elle arracha un pain de savon suspendu au mur. - Tiens. Prends-ça et frotte-toi un bon coup quand tu passeras dans le tuyau. - Non, ça jamais. Je ne passerai jamais dans aucun tuyau. - Nicolas. Assieds-toi tout de suite et tire la chasse d’eau. - Non, je ne m’assieds pas. Non je ne tire pas la chasse d’eau. - Ah oui ? - Ah oui.

Elle se lança en avant. De toutes ses forces, ses deux mains sur ma poitrine. J’eus un mouvement de recul et mes genoux fléchirent. Au moment où je sentis sous moi le contact froid de la porcelaine, elle tira la chaîne et je fus happé. L’eau était glacée.

J’en profitai pour me savonner énergiquement.







Indiana Jones est une grosse daube. Je vais faire un procès à George Lukas. Faut dire que quelqu’un qui écrit une thèse sur la diversité bactérienne du lait cru et de son impact sur la qualité organoleptique du Gruyère1, j’aurais dû me méfier. Ces types ne sont pas faits pour l’air libre. Il leur faut un laboratoire. Une blouse blanche. Une atmosphère stérile. Et un tableau noir pour les formules. Il faudrait les conserver sous vide. Dans une combinaison blanche, avec une grosse bulle étanche autour de la tête. Faudrait leur apprendre à marcher, aussi. Tu mets ton pied là. Ton autre pied, tu le soulèves et tu le mets juste devant le premier pied, un peu à côté, sinon ton deuxième pied tape dans la cheville du premier pied, tu trébuches et tu tombes. Commencer avec la marche. Et dix ans après, faire une grosse folie, essayer la course, pas oublier de lui rembourrer les coudes et les genoux. Lui mettre un casque aussi. J’en peux plus.

Allongé aux pieds de Candice, humide et pâle, un pain de savon à la main, Nicolas ne bouge pas. Penchée sur lui, elle attend. Elle le dévisage sans se 1« Étude de la diversité bactérienne du lait cru et de son impact sur la qualité organoleptique du Gruyère », Facultés des Sciences, Université de Neuchâtel, http://www.unine.ch/bota/lamun/fr/projets/qualilait-fr.html


soucier des passants qui remontent vers eux, au milieu de la rue pavée. Il est si pâle. Sa peau translucide n’a jamais vu le soleil. Les cheveux plaqués en désordre sur le crâne. Quelques fils laiteux accrochés à ses longs cils. On dirait un veau. Un jeune veau qui vient de naître. Elle le saisit par le coude. Elle secoue. Elle le pousse aux épaules. Aucune réaction. Autour d’elle, elle sent des pas qui s’approchent. Ce n’est pas le moment des explications. Elle le pousse brutalement. Rien. Elle sent les regards sur eux. Elle le menace entre ses dents. Pas le moindre mouvement.

Alors, de guerre lasse, elle lui prend l’avant-bras. Elle place ses ongles acérés dans le creux du poignet et soulève un peu la chair délicate. De l’autre main, elle le bâillonne délicatement. D’un seul coup ses ongles s’enfoncent, féroces. Elle le pince jusqu’au sang. Il se redresse d’un seul coup. Il voudrait hurler mais elle le tient plaqué au sol. Sous sa paume, la bouche se débat. Elle lui parle doucement. Elle dit Nicolas, calme-toi. Les gens nous regardent. Tu vas nous faire remarquer. Si tu ne cries pas, je te lâche. Tu me promets de ne pas crier ? Tu promets, dis ? Ses yeux écarquillés, il bat frénétiquement des paupières. - Ok, Nicolas. On se calme. Je vais retirer ma main. Tu mouftes pas. Tu cries pas. Si jamais tu cries, ça va fumer sur ta tête.





Acquiescements vigoureux. Elle relâche l’étreinte. Il aspire goulûment une grande gorgée d’air et revient à la surface. Les yeux remplis de larmes, il a un sanglot, un cri étouffé au fond de la gorge. Il a un haut-le-cœur à la vue du sang qui perle de son poignet. Elle est déjà debout. - Ok Nicolas. On y va ? - Ah non. On n’y va pas. Tu aurais pu me sectionner un tendon, tu y as pensé à ça. Un tendon ou m’ouvrir les veines. D’ailleurs, il y a du sang et c’est tout bleu. Je ne ferai pas un pas de plus. Et d’abord, où sommes-nous ? - Ça, mon petit père, c’est à toi de me le dire. C’est quand même toi le roi de la diversité bactérienne, la grosse tête chercheuse. - Comment veux-tu que je sache ? Je viens d’échapper à une mort certaine, je suis blessé et j’ai froid. N’importe quelle autre personne comprendrait que mes capacités analytiques puissent être diminuées. N’importe quelle autre personne s’inquiéterait. Prendrait soin de moi. M’offrirait un thé pour me réchauffer. - Eh bien tu as de la chance, je ne suis pas n’importe quelle personne. Alors parle un bon coup à ta tête de chercheur et demande-lui de bien regarder autour de nous. Et de nous dire ce qu’elle voit, ce qu’elle en pense et quel est le programme pour la suite. Allez, debout !




Nicolas se releva sans un mot. Il regarda autour de lui. Le ciel blanc était parcouru de bleu et des éclats de lumière illuminaient les versants enneigés des montagnes. Il regarda les murs de pierre qui l’entouraient et sembla déchiffrer des signes connus de lui seul. Sans un regard pour moi, il s’engagea sans hésiter dans la rue pavée. Je le suivis. Devant nous se dressaient des murailles, à droite un portique, une arche pointue sous les nuages de traîne dans le ciel moutonneux. Une bannière rouge flottait au vent. Le mot « Château » était inscrit en lettres blanches et, au-dessous, trois flèches comme une invitation. Nicolas marchait devant moi. L’intérieur était sombre et je distinguai dans la pénombre les marches d’un nouvel escalier. Arrivée sur le palier, je butai sur Nicolas, figé, le nez en l’air, le regard fixé sur l’extrémité du cylindre formé par la cage d’escalier. Percés dans le toit parfaitement circulaire, cinq trous rectangulaires découpaient cinq rectangles de lumière dans l’obscurité. Il resta ainsi, immobile et minéral, au milieu de l’escalier. J’allais parler mais il m’interrompit d’un geste de la main. - Regarde ! - Regarde quoi ? - Mais les trous ! Tu vois bien, cinq trous rectangulaires découpés dans un cercle nous font remonter au dixième siècle après J.-C. ! Candice, nous y sommes enfin ! La première tentative, le trou originel, c’est incroyable, tu comprends ? La


première tentative de traverser la pâte. Ils utilisaient des outils rudimentaires. Le cercle représente la meule. Ils assemblent quatre fines lames de bois pour en faire un pochoir, tu comprends. Un poinçon qu’ils enfoncent au cœur de la meule. Dans leur croyance, le trou, c’est le soleil, la colonne de lumière qui traverse l’obscurité. Ils pensent que lorsque la lumière traverse la meule, elle illumine la pâte. Elle la fertilise et lui donne son goût. Les cinq trous percés sont une représentation symbolique, ils convoquent les forces lumineuses pour qu’elles traversent le cœur des ténèbres. C’est incroyablement émouvant. Je crois bien que je vais pleurer. - Ah ça non. Faut vraiment que tu verses une larme chaque fois que tu crois découvrir un indice ? - Je crois ! Je crois ? Mais toi, femme de peu de foi, tu vois et tu ne crois pas. Tu es encore plus obtuse que Saint Thomas. - Pour le moment, je vois un puits de lumière au sommet d’une cage d’escalier. - Bien sûr. Mais pour passer de l’autre côté du monde, il faut savoir lire les signes, au-delà du concret. Du brut. Tiens, par exemple, quand tu vois une voiture dans un garage, tu vois un tas de tôle, de plastique et de verre. La voiture ne bouge pas. Pourtant en voyant « voiture » tu penses, essence, mouvement vitesse. Ta lecture de l’objet immobile s’enrichit de ton expérience de sa vélocité. Ici, c’est pareil, il faut juste un peu plus de connaissance, un peu plus de subtilité.






- Mais bien sûr. Tu es l’homme subtil et moi la femme carrée. De toute façon, on n’est pas ici pour dénoyauter les voitures. Et si c’est vraiment ça, pourquoi ils l’ont abandonné le trou carré, hein ? - L’idée du trou carré était bonne, mais ça s’est très mal terminé. Le flux d’air était mauvais. Trop rapide au centre, trop lent dans les angles. La croûte n’arrivait pas à se former. La pâte moisissait de l’intérieur. Alors, ils l’ont repris en menuiserie, pour les portes. Ils ont inventé le Judas qu’on utilise encore aujourd’hui. C’est pratique, pour les portes de prison, tu as une ouverture fermée par un panneau coulissant… - Nicolas ! - Quoi ? Un panneau coulissant, quand tu l’ouvres, tu vois à l’intérieur sans ouvrir la… - ON S’EN FOUT ! Les prisons, c’est pas le sujet, tu comprends ? - Bien sûr. Ne pas s’éloigner du sujet. Rester dans l’objet. Le brut. Le carré. Poursuivons.

Arrivés à l’étage, le passage était fermé par une porte de bois. De l’autre côté du trou rectangulaire que le menuisier avait découpé à la hauteur des yeux, je vis la silhouette d’un homme qui s’avançait vers nous. Nicolas poussa la porte à la volée. Sans rien dire. Sans même se retourner.


Nous marchions en silence, Nicolas devant moi, un pan de chemise encore humide sorti de son pantalon, Nicolas me faisait penser à un chien de chasse. Un chien de chasse exactement. La truffe collée aux effluves rares d’un fromage né à l’aube du deuxième millénaire. Il s’arrêtait en face d’une fenêtre et regardait longuement, sans un mot. Lorsque je l’interrogeais du regard, il détournait les yeux et se replongeait dans la contemplation du paysage. Ou peut-être qu’il regardait la fenêtre. J’aurais bien voulu savoir, mais j’avais une fois de plus fripé les ailes fragiles de ce papillon délicat et le papillon avait regagné sa chrysalide, s’était muré dans un silence obstiné. Alors, il poursuivait ses investigations, suffisant, mystérieux et sans un mot pour le bas-peuple aux instincts bruts et carrés. Ces semaines de cohabitation forcée, m’avaient appris à garder le silence. Il suffisait d’attendre. Attendre le moment où, trop à l’étroit dans sa gangue de silence, le papillon éprouve le besoin irrésistible de ressortir de son cocon. Le nez collé à une paroi de verre, Nicolas laissa échapper une exclamation. - Ah mon Dieu, nous avançons. Derrière la paroi, un pan d’étoffe sombre, on aurait dit une cape, je me gardai bien de l’interroger. Attendre, il fallait attendre que se défroisse le papillon froissé.






- C’est ça ! C’est tout à fait ça. La forme y est, aucun doute. D’après mes recherches, nous sommes en mille trois cents, mille trois cents vingt. Ils avaient développé toute une série d’objets transitionnels. Je ne disais toujours rien. - Transitionnels. Tu vois bien de quoi je veux parler, non ? - Justement non. Je ne vois pas de quoi tu veux parler. - Ah. Je me disais aussi. Ils avaient un sens aigu du sacré, EUX. De la transcendance. Des forces supérieures. Tu comprends ? Ces gens-là savaient déjà lire les signes, de l’autre côté du monde. Alors, ils se sont rassemblés pour convoquer ces forces invisibles. Ce culte s’est développé et, autour de ce culte, une collection d’objets transitionnels, justement. Des objets symboliques. Comme cette chasuble. PAR EXEMPLE. Cette chasuble, regarde la forme de cette chasuble, tu ne vois rien ? -… - Cette chasuble est taillée exactement comme un quartier de fromage. C’est évident. Toi, avec ton sens pratique, je me demande comment tu n’as pas vu ça. Un quartier de fromage, c’est facile. Et même un sixième de fromage, si tu as le sens du calcul, tu as le sens des fractions. Un sixième de fromage, parce que six était leur nombre sacré. Un sixième de fromage pointé vers le ciel, pour communiquer avec le grand fromage, la meule mère, tu comprends ?


-… - Tu ne comprends pas. Tu vois quoi dans la surface de ce tissu ? - Je vois des larves qui ressemblent à des spermatozoïdes. - C’est consternant. Des spermatozoïdes ! Des larves ! Dans ce tissu qui est la représentation d’un quartier de fromage, ils ont dessiné des trous qui ondulent et s’étirent vers la forme centrale, tu vois bien, ce rond au milieu, on dirait un soleil. Eh bien, ce rond, c’est le symbole du grand fromage, de la meule mère. - Ah. Je vois. - Non. Tu ne vois rien. Après l’échec des trous carrés, ils ont travaillé sur de nouvelles figures, sur de nouveaux motifs. Et là, ils présentent le résultat de leurs recherches, ils l’offrent au grand fromage en le priant d’exaucer leur prières, que le trou fasse pénétrer le parfum de la saumure jusqu’au cœur de la matière. - Ah. Je vois. - Non tu ne vois pas. Et là, tu vois quoi ? Il me désignait un panneau de bois ajouré qui découpait sur le sol une ombre compliquée. - On dirait… On dirait une sorte de paravent. - Un paravent. UN PARAVENT ! Apprends qu’il s’agit d’un prie-Dieu. Un autre objet transitionnel utilisé pour les cérémonies à partir du quatorzième siècle. C’est facile ! Observe la forme des trous ! On est passé du « spermatozoïde » à



une découpe plus délicate, plus ouvragée. Un peu comme de la dentelle. Je suis tellement ému. ON VOIT APPARAÎTRE LE THÈME DU ROND. Regarde sur l’ombre portée, on voit clairement les lignes de force. LE CERCLE QUI ENTOURE LE TOUT. Le cercle qui entoure le trou. C’est ça. C’EST ÇA !

Il s’agenouilla. S’accroupit. Son nez collé à la surface du parquet semblait suivre le parcours des arabesques dessinées sur le sol. Je l’entendais murmurer, six, six, ellipse, rond... Brusquement il se releva et se mit à courir à travers les salles du château. Je voyais des trous partout. Grands. Petits. Des trous simples ou compliqués. Ouvragés. Ciselés. Des trous frustes ou raffinés. Il s’arrêta encore devant une fenêtre et me désigna sans un mot un jardin en contrebas. Un jardin parcouru

d’un

labyrinthe

de

haies

parfaitement

taillées.

Parfaitement

symétriques. Avec au centre, à la croisée des chemins, un cercle parfait. Il se remit à courir. Dehors, l’air était vif. Un peu de soleil faisait briller le jardin. Il s’avança dans l’allée qui menait vers le centre et fit six fois le tour de la haie circulaire. À la fin du sixième tour, il s’assit, ferma les yeux et se remit à murmurer. Je commençais à ressentir un sentiment étrange, le ciel se dégageait peu à peu et le soleil faisait apparaitre des ombres nouvelles sur les murs du château. Parfaitement immobile, Nicolas s’adressa à moi d’une voix venue d’ailleurs, une voix aigüe que je ne reconnus pas.


- Tu monteras au premier et tu verras l’ombre perdue du cadran solaire et au fond de l’escalier, le halo de lumière. Alors, tu m’appelleras. - Oui, bien sûr. Et mon œil, c’est un chou de Bruxelles ?

Pas de réponse. Je m’approchai. - Nicolas, c’est quoi ce nouveau délire ?

Je le pris aux épaules. Je le secouai énergiquement. Je le pinçai cruellement. Je hurlai. Il restait assis, la bouche entrouverte et le regard flou. À un moment, sa main s’avança et son index traça une flèche dans le gravier. Je crus que j’allais le frapper. Je le secouai encore. Rien à faire. Il n’y avait plus d’abonné au numéro demandé. Tracée dans le sol, la flèche était là qui indiquait l’escalier. De guerre lasse, je décidai de monter. Il avait dit « premier étage », un escalier paraissait tout indiqué.







Ensuite, je ne sais plus. J’ai marché longtemps. Traversé des couloirs sombres qui n’avaient pas de fin. Gravées sur les murs et sur les vitraux, je voyais des dates, 1597, 1652, 1812… J’avais l’impression de remonter le temps. J’avançais sans faiblir dans un couloir sans fin. Il n’y avait plus de lumière, juste une lueur faible pour diluer l’obscurité. L’endroit idéal pour un cadran solaire.

J’avais toujours sur moi mon couteau suisse équipé d’un réveil et d’une lampe de poche que je décidai de sortir de son étui. Au moment où j’appuyai sur l’interrupteur, un cercle jaune bordé de deux lignes rouges s’inscrit sur le mur dans le halo de lumière blanche. Je regardai la figure dessinée sur le crépi grossier. Un nouveau cercle. Probablement la figure transitionnelle d’un trou du dix-neuvième siècle comme aurait dit l’autre abruti changé en statue de sel. Le cercle parfait. Le grand fromage et la meule mère. Je m’apprêtai à reprendre mon chemin lorsque l’ombre mouvante dessinée par ma lampe révéla un vrai trou percé au centre du cercle jaune. Un trou véritable et noir. Je pensais tout d’abord à un outil, à la marque laissée par un compas. Difficile de tracer un cercle parfait


à main levée. Alors forcément, avec tous leurs cercles à tracer partout, ils avaient dû inventer un instrument, Mais ce cercle jaune et bordé de rouge. J’avais déjà vu ça quelque part. Je pensais « jaune » et la lumière se fit. Jaune = soleil = cadran solaire et ce trou recevait cette tige dont je j’avais oublié le nom. Cette tige dont l’ombre portée indiquait l’heure avec plus ou moins de précision. Un long frisson me parcourut le dos. J’étais terrorisée. S’il y avait un début de vérité dans les délires de l’autre halluciné, il fallait que je parte de là. Tout de suite. Machinalement, j’abaissai ma lampe au niveau du sol. Gisant là dans la poussière, à la verticale du trou percé dans le mur, une tige de métal noir se mit lentement à tourner sur elle-même. Après six tours, elle s’arrêta et un filet de vent aigre me glaça le visage. Devant moi, une fente se dessinait dans le mur. Il y eut un craquement et quelques pierres tombèrent. Devant moi s’ouvrit un boyau étroit et sombre.

La peur au ventre, je m’y engageai.

Le temps parut se rétrécir. 1903, 1922, 1926 ou 52. Je marchais sans jamais me retourner. Je vis encore 1960, 1962. 1980. Enfin, inscrit à l’encre noire sur un carton blanc, je lus « 1999, la Nef des Fous ». C’est alors que je les entendis rire.





J’entendis leurs pas se rapprocher de moi. Je courus. Je sentis leur haleine tiède sur ma nuque. Je courus encore. Je sentis la chaleur de leurs mains se poser sur mes hanches. De toutes mes forces, je me libérai. Je sentis leurs mains me tirer les cheveux. Je tirai plus fort qu’eux. Ils rirent. Loin, très loin devant moi, je vis apparaître une lueur orange. Je courus encore. Plus vite. L’un d’eux cria : « NON ! Elle ne doit pas nous échapper ! Maintenant ! » Sans réfléchir, je retirai mon sac de mes épaules et le jetai derrière moi dans le noir. Il y eut une série de chocs mous suivis de cris et d’injures. Je continuai à courir sans me retourner. J’arrivai enfin à la hauteur de cette lueur orange. À cet endroit le boyau étroit se refermait pour former une plateforme surélevée et recouverte de planches grossières. Une porte s’ouvrait sur une ouverture juste assez grande pour que je puisse m’y glisser à plat-ventre. Une fois à l’intérieur, je refermai en toute hâte et hurlai de toutes mes forces.




- NICOLAS !








Dans la même seconde, la porte s’ouvrit. Le groupe de zombies avait disparu. Nicolas était assis sur le sol. Il leva sur moi un regard noir. - Peux-tu m’expliquer ce que nous faisons ici ? - Nicolas, je crois que je vais t’étrangler. - Ça ne me dit pas ce que nous faisons ici. - Je vais résumer. La dernière fois qu’on s’est vus, tu étais assis dehors, dans le jardin. Complètement à l’ouest. Enfin, encore plus à l’ouest que d’habitude. Là tu t’es mis à parler en code et ta voix, on aurait dit la voix d’un robot tu vois ? Un robot émasculé sans anesthésie. Bref tu chevrotes un truc du genre qu’il faut que je monte au premier voir l’ombre du cadran solaire et le halo de lumière. Après, il faut que je t’appelle. Ensuite tu traces une flèche par terre et fin des programmes. Léthargie. Hibernation. Alors, moi je grimpe au premier, je trouve un cadran solaire. Manque de bol, le cadran est cassé : cette espèce de tige en métal qu’on plante dans le cadran est tombée par terre. - Cette espèce de tige en métal, ça a un nom, ça s’appelle le style, - Je crois vraiment que je vais t’étrangler. Donc, le machin métallique par terre se met à tourner. En face de moi le mur s’ouvre. Je m’avance et j’entends des voix derrière moi. Je me mets à courir, je sens les voix qui se rapprochent, je sens des mains qui essaient de me retenir. Je me dégage, je leur balance mon sac dans la


figure et je réussis à m’enfermer dans cette sorte de four à pain juste avant qu’ils me prennent. Ensuite, je t’appelle. Les zombies disparaissent et tu es là à me demander de te faire un topo de notre petite situation. Moi j’ai juste failli mourir. Pendant que tu faisais ta sieste tranquille au soleil. Alors, tu me demandes ce que nous faisons là. Toi, je sais pas, mais moi j’hésite. Je pourrais t’étrangler. Ou te noyer. - Pousse-toi ! - Je te demande pardon ? - Pousse-toi Candice, il faut que je regarde. - Je vais te noyer, c’est sûr.

C’est à peine s’il m’entendit. Sans me voir, il se glissa dans l’ouverture étroite en avançant sur les coudes et sur les genoux. On aurait dit un verre de terre. Je me retrouvai bloquée, le dos contre la paroi pendant que l’autre forcené passait sa tête par l’ouverture circulaire pratiquée dans le mur. Il poussa un cri. Se retourna et dit : « Regarde ! » Je répondis que j’aurais bien voulu, mais que lorsque deux personnes se retrouvent dans un four à pizza, c’est difficile de prendre du recul pour avoir une vue d’ensemble. Il dit que c’était trop facile de l’accabler, que sans lui la diversité bactérienne nous aurait transformés en caillé de fromage frais. Que sans lui on n’aurait pas trouvé l’entrée du château, et



qu’on aurait vu des spermatozoïdes à la place des trous. Que la possibilité d’un four à pizza dans une bâtisse médiévale relevait du plus pur anachronisme. Je poussai un hurlement sauvage. TU VAS LA FERMER, DIS ?

Je voulais bien regarder mais il fallait d’abord qu’il ressorte. Qu’il dégage. Que je puisse regarder, justement. Il ressortit en maugréant. Se cogna la tête au passage. Cria. Grogna. Murmura. Je pus enfin m’approcher de l’ouverture et je compris que le trou circulaire donnait sur une autre ouverture, carrée, pratiquée dans une deuxième paroi. Des barreaux de fonte empêchaient toute tentative de sortie vers une cour intérieure grise et mal éclairée. Érigée au milieu de la cour, une structure métallique soutenait plusieurs panneaux de bois. Sur l’un des panneaux orienté à contre-jour, je distinguai une série de perforations qui formaient une suite de motifs géométriques. Machinalement je refermai mes mains sur la grille de métal qui se releva aussitôt. En avançant la tête dans le vide, je découvris des barreaux de fer plantés comme une échelle au-dessous de moi. À peine dix mètres à descendre, un détail. Sauf que j’avais balancé mon sac dans ma fuite. Dans mon sac, les cordes et tout le matériel pour protéger les os fragiles du squelette délicat et sujet au vertige qui m’accompagnait. L’heure n’était plus à la négociation. Je me retournai. Glissant en arrière sur le ventre, je fis passer mes jambes par l’ouverture étroite et posai


le pied sur le premier échelon. J’appelai Nicolas. Il arriva en rampant. Je descendis d’un cran et plaçai ma tête à la hauteur de la sienne, moi debout dehors, lui couché dedans. Les yeux dans les yeux.

- Voilà. C’est par ici. Je descendrai la première et je t’attendrai en bas. JE SAIS. Tu as le vertige. Tu n’auras qu’à bien regarder tes mains. Et tes pieds. Et pense à ta thèse ou à Guillaumet dans les Andes. Pense à un spermatozoïde. Je t’attends en bas.

Je fus tour à tour une traînée. Une moins que rien. Une brute aveugle. Une absence de cerveau. Une absence de cœur. Je fus un muscle, exclusivement. Un abîme d’inconscience. Un sommet d’égoïsme. Non. L’allégorie de l’égoïsme. J’étais fatiguée et je m’assis sur les pavés de la cour en attendant la fin du jugement dernier. Je ne me rendais pas compte. Absolument pas. Il aurait pu glisser. S’écraser sur le sol froid. Se démembrer. Se disloquer. Se déchiqueter. Mourir, en quelque sorte.

Pour un mort en puissance, Nicolas était encore beaucoup trop vivant.




- Candice, tu m’écoutes ? - Non. J’attends. - Comment ça, tu attends ? - Écoute Nicolas… Bien sûr, tu aurais pu tomber, te faire mal, te casser en deux ou en quatre. Bien sûr, ça aurait pu arriver. Mais ça n’est PAS arrivé. Tu n’es PAS tombé. Recompte avec moi. Deux jambes. Deux bras. Une grosse tête entre les deux oreilles. Une féérie anatomique. Pour le reste je ne dis pas. Pour le reste, c’est pas un psy qu’il te faudrait, c’est un bon garagiste. Maintenant, faut que ça cesse. Tes états d’âme : on s’en fout. Tes migraines : on s’en fout. Tes vapeurs : on s’en fout. J’ai assez vu ta petite tête de fleur de navet. Maintenant, on termine le travail. Après tu pourras mourir quand tu veux et dans d’atroces souffrances. Alors, tu vois là-bas, ces panneaux, ils sont remplis de trous. Tu vas rebrancher toutes les connections de ton cerveau. Fissa. Tu vas nous faire péter du neurone. Observer. Analyser. Tirer les conclusions qui s’imposent. Ensuite je rentre en France. Tu rentres en Suisse et on se revoit pour ton enterrement. Nicolas se dirigea sans un mot vers la structure posée au centre de la cour intérieure. Il toucha légèrement un panneau du plat de la main et le panneau se mit à tourner sur un axe vertical. Une face claire. Une face sombre. Pile. Face. Jour. Nuit. Blanc. Noir. Après plusieurs révolutions, le panneau s’immobilisa lentement et nous présenta sa face claire où une main d’enfant avait dessiné un


arc de cercle tremblant et multicolore. L’espace défini par cet arc était rempli de trous que Nicolas examinait intensément. Il récita. - Alors, voici ce que disent mes neurones. L’arc, c’est la figure symbolique de la demi-meule de fromage. Et les trous… Les trous sont les trous. Tu vois ici la carte mère, le plan exact, l’emplacement déterminé pour le forage des trous dans une meule type de Gruyère. Tu peux effectuer tes prélèvements. Tu trouveras des traces de fromage sur le rebord de chaque trou, là où le foret a été au contact du pochoir quand il est ressorti de la meule. Je te laisse procéder à tes petites manipulations. Moi, j’ai prouvé l’existence des trous dans le Gruyère et je remettrai mes conclusions à la Guilde des Artisans Fromagers Français. Avec tes prélèvements, ils n’auront aucune peine à revendiquer une Appellation d’Origine Contrôlée. Pour le reste, mon mandat est terminé et mes états d’âme, tu l’as dit, on s’en fout. Je t’attends au restaurant devant l’entrée du Château.

Assis du bout des fesses à l’extrémité de sa chaise, Nicolas était seul en face d’un chocolat. Il avait posé les mains en coque autour de la tasse. Il gardait la tête penchée sur le liquide fumant qu’il refroidissait par à-coups, en soufflant doucement.

Dehors c’était le printemps, mais lui semblait ne jamais être sorti de l’hiver.




J’avais mes échantillons dans une petite poche près du corps qui ne me quittait jamais et ce type frileux y était quand même pour quelque chose. Il y avait de la douceur dans ce visage. Des cheveux sombres et brillants. Nettoyé, aéré, brossé et bronzé, il aurait même pu être agréable à regarder. Je m’approchai en essayant de sourire. - Voilà. Nous avons terminé. Je t’ai un peu secoué, je crois. - Pas du tout. Tout était parfait. - Non, je sais bien. Ce n’est pas ton métier. Ton métier c’est la recherche… - Oui, la recherche, les neurones, toutes ces petites choses inutiles. - Je n’ai jamais dit que les neurones étaient inutiles… - Bien sûr que tu l’as dit. Et si tu ne l’as pas dit, tu l’as pensé tellement fort que je l’ai entendu à peu près cent fois par jour. - OK. J’ai peut-être été un peu directe. - Un peu directe. Un peu directe ! - Écoute, Nicolas, je te présente mes excuses. Toutes mes excuses. Pour tous les désagréments. Les escalades. Le vertige. Je sais, je manque de doigté. Mais bon. On est là. Le travail est terminé. On pourrait peut-être se calmer. Se détendre. D’ailleurs j’ai faim. Je t’invite. Ce sera l’occasion de découvrir pour la première fois les trous du Gruyère suisse. - Ah non ! Surtout pas ! Je suis allergique au lactose.


Je posai un regard affolé sur la tasse encore fumante entre ses mains. Il abaissa les yeux et ajouta d’une voix neutre - Non. Je ne suis pas en train de mourir. Ils avaient du lait de soja. - Bon. Tu peux commander autre chose. Mais moi je veux enfin savoir à quoi ressemble le Saint Graal. Le Gruyère du château de Gruyères. - Moi, je prendrai une salade. Et peut-être qu’ils ont du pain sans gluten. Je suis allergique au gluten. - Tu devrais te soigner, Nicolas. Sortir. Essayer un peu d’oxygène pour changer. Tu vas avoir du temps. La Guilde des Artisans Fromagers Français a promis une très, très grosse récompense à la personne qui réussira à démontrer l’existence des trous dans le Gruyère. Une très grosse somme que nous allons partager. Tu vas pouvoir prendre des vacances, des grandes vacances.

À l’écoute du mot « vacances » il leva sur moi un regard tellement triste que je laissai ma phrase suspendue au-dessus de la nappe à carreaux rouges et blancs. Le silence se fit. L’ongle de mon index droit était cassé. Je pensai à mon sac, à tout son contenu qu’il faudrait remplacer. Je pensai à mer, au soleil, à l’odeur de l’ambre solaire. Des vacances. De très grandes vacances. L’eau fraîche qui se trouble à la vue du Pastis. Rentrer à Paris. Remettre en mains propres les échantillons et les preuves et puis, PARTIR. N’importe où. Au soleil.




La serveuse déposa deux assiettes sur la table. De la verdure à brouter pour monsieur. Du fromage pour madame. Il y avait aussi quelques échantillons de charcuterie locale. Alors, dégustons ce Gruyère des hauts-plateaux, garanti grand cru. Ah mais ça non. Non. Non. NON ! Pas du tout. Mademoiselle, s’il vous plait, MADEMOISELLE ! - Oui. Madame. Un problème ? - Ah ça oui. Un problème. J’ai commandé une assiette de Gruyère et vous me servez ça ! - Ça s’appelle du Gruyère. Nous sommes ici au château de Gruyères. C’est un peu le centre, pour le Gruyère, vous voyez ? - Je vois très bien. Vous débutez ? - C’est ma troisième saison ici, madame. - Alors, vous devriez faire la différence entre un bout de fromage jaune massif et un morceau de Gruyère rempli de trous authentiques et faits à la main. - Excusez-moi de vous poser la question, mais vous êtes Française, n’est-ce pas ?


- Absolument. C’est un problème ? - Pas du tout. L’année dernière une autre jeune femme, Française elle aussi m’a fait exactement la même remarque. Elle avait passé plusieurs jours ici à la recherche d’un passage secret, qu’elle n’a jamais trouvé. - Le passage secret existe. Nous l’avons emprunté il y a quelques heures.

La serveuse nous considéra avec la plus grande attention, Nicolas et moi. Elle parut réfléchir à la manière la plus neutre de poursuivre la conversation. - Si ce que vous dites est vrai, comment vous avez fait pour leur échapper ? - J’ai couru. Je leur ai balancé mon sac à dos dans la tête. Vous connaissez ces types ? - Non, mais je connais l’histoire. La porte qui se ferme et les barreaux plantés dans le mur. Vous avez vu les panneaux ? Les grands panneaux perforés. ? - Bien sûr qu’on les a vus. - Et vous me parlez quand même de trous dans le Gruyère. - Oui. Je vous l’ai dit. Nous venons de démontrer l’existence des trous dans le Gruyère. - Vous me faites rire. Tous ces gens qui viennent avec des cordes, des boussoles, des instruments de mesure. Y A PAS DE TROUS DANS LE GRUYERE. JAMAIS. Forcément, quand vous voyez « Gruyère » vous pensez «fromage ». Forcément.


C’est le même nom. Tous les Français qui cherchent les trous dans le Gruyère se mettent le doigt dans l’œil. - Oui, eh bien, je vous signale que monsieur est Suisse. Tout ce qu’il y a de plus Suisse. Alors ? - Si votre ami est Suisse, ça veut juste dire que la connerie est internationale et que monsieur est notre champion national.

Nicolas allait parler. Elle leva une main menaçante et continua en le fixant durement. - Vous devriez avoir honte. Vous êtes pourtant allé à l’école, non. Fribourg. La Gruyère. Broc. Broc, ça doit bien vous dire quelque chose non ? Il secoua la tête, l’air accablé. - Jamais entendu parler de Broc ? Et Cailler, ça vous dit quelque chose quand même ? Pas « lait caillé » mais « Cailler » avec une majuscule et « er » à la fin. - Cailler, je connais ! J’ai visité la fabrique et à la fin j’ai vomi. - M’étonne pas. Rien que l’air pur, ça a l’air déjà trop fort pour vous. Bon. Alors, je résume. Vous avez bien trouvé les trous et là je dis bravo. Personne n’est jamais ressorti vivant du passage secret. Mais en Gruyère, il y a le fromage et aussi, il y a le CHOCOLAT. Vous auriez dû y penser, vous, avec votre tête de chien mouillé ?


- Écoutez mademoiselle, mon ami est un peu fatigué et moi, je ne savais pas qu’on fabriquait du chocolat ici. C’est intéressant. Mais moi, avant de rentrer en France, j’aimerais juste manger un bout de vrai Gruyère. Du Gruyère avec des trous. - Ah mais c’est pas vrai ! Vous êtes bouchée ou quoi ? Je viens de vous parler de la chocolaterie. Et qu’est-ce qu’on fabrique dans une chocolaterie ? Du CHOCOLAT ! Vous avez bien vu la plaque mère ? La plaque perforée ? - Mais oui, il y avait neuf panneaux. - C’est ça. Vous avez tout bien vu. Tout bien noté. Tout sauf le début. Le plus important. La matière ! Les pochoirs, la plaque mère, tout ça... Ça n’a jamais été pour le fromage ! C’EST POUR FAIRE LES TROUS DANS LE CHOCOLAT ! Sinon, on ferait comment pour mettre les noisettes ?



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