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Gustave Eiffel, le défi de l’innovation
–Vevey Une fois par mois, nous vous emmenons à travers des bâtisses et des édifices connus ou moins connus de Suisse. Dans ce numéro, place au lac Léman, avec Gustave Eiffel et la villa Claire mais aussi La Walkyrie, le plus ancien bateau à moteur en activité de Suisse.
«La tour Eiffel est vraiment d’une laideur qui déconcerte!» C’est en ces termes que le critique d’art Joris-Karl Huysmans décrit l’emblème de la Ville Lumières. En cette année 1889, il n’est pas le seul. Conçue pour être une «simple» porte d’entrée de la 16e Exposition universelle de Paris, ce pylône quadrangulaire est à ses débuts honni par l’ensemble de l’élite intellectuelle française. Ainsi, Guy de Maupassant exècre tant la Dame de fer qu’il a pris l’habitude d’y déjeuner au premier étage, seul endroit de Paris d’où il ne la voit pas. Pourtant, en cette fin de XIXe siècle, la tour est un véritable chef-d’œuvre de technicité qui cumule tous les records: 300,65 mètres de haut, 12 000 pièces, 2 500 000 rivets, 7 millions de trous percés dans les fers, 1792 marches, 1800 esquisses, 36 000 dessins, 26 mois à peine de construction, et surtout l’utilisation pour la première fois au monde d’un matériau jamais employé pour une telle hauteur: le fer! Derrière ce projet ambitieux, une équipe de techniciens audacieux, pilotée par un ingénieur visionnaire, que le risque et l’incertitude galvanisent: Gustave Eiffel. Mais commençons par le commencement, soit le 15 décembre 1832, jour où Gustave Eiffel (né Bönickhausen), fils d’un officier militaire d’origine rhénane et d’une femme d’affaires bourguignonne, nait à Dijon. Confié à sa grandmère, il ne découvre Paris qu’à l’âge de 12 ans. C’est l’éblouissement. «Paris me fait un effet que je ne peux exprimer, écrit-il, je crois rêver, tout est féérique!». Poussé par son père, il entre au collège Sainte-Barbe afin de préparer le concours de l’École polytechnique. Confiant, il écrit à sa mère après ses dernières épreuves: «Tout est terminé, j’en suis généralement assez satisfait.» Hélas, les examinateurs ne sont pas de cet avis. Eiffel est recalé à Polytechnique mais admis à l’École centrale des arts et manufactures de Paris. Il y obtient un diplôme d’ingénieur chimiste. En 1856, il fait la connaissance de Charles Nepveu, qui dirige une entreprise de construction métallique. Celui-ci le charge de diriger le chantier du pont de Bordeaux, un ouvrage colossal pour l’époque qui, jeté sur la Gironde, doit raccorder le réseau ferré d’Orléans à celui du Midi encore séparés. Le challenge est important et les difficultés nombreuses: un fleuve impétueux qui nécessite un pont de 500 mètres mais aussi l’enfoncement des piles sur une profondeur de vingt-cinq mètres. Eiffel a 26 ans. Il se révèle pourtant «bon psychologue dans les transactions avec les entrepreneurs et bon manager avec les ouvriers, écrit Anne Vermès dans Porter un projet comme Gustave Eiffel. À la date voulue, le pont apparaît!»
Gustave Eiffel a vécu à Vevey à la fin du XIXe siècle dans la villa Claire qui fut démolie lors de la construction du siège de Nestlé. De cette propriété, il reste encore le port et le parc Eiffel.
L’HOMME QUI MURMURAIT À L’OREILLE DU VENT
En 1866, Eiffel fait l’acquisition d’ateliers de constructions métalliques à Levallois-Perret. Très vite, il emporte d’importantes commandes, constructions de viaducs et de bâtiments à structure ou à charpente métalliques: la galerie des machines pour l’Exposition universelle de 1867, la gare de Pest en Hongrie en 1876, la charpente du grand magasin Le Bon Marché en 1876 et, bien sûr, l’ossature de la statue de la Liberté. «Le vent fascine Gustave Eiffel. Tous ses projets de construction répondent à cette obsession: résister à la force du vent, comprendre ses caprices, les anticiper et travailler sans cesse à des innovations pour rendre ses édifices plus stables.» La tour Eiffel est sans doute sa plus grande victoire face au vent. «De quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la Tour? De la résistance au vent, confie-t-il le 14 février 1887 au journal Le Temps. Eh bien! Je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument (…) donneront une grande impression de force et de beauté.» L’avenir lui donne raison. Construite pour une durée initiale de vingt ans, sa tour ne sera jamais démontée et deviendra bien plus que le «clou céleste» de l’Exposition universelle de 1889.
Où retrouve-t-on la trace du génial ingénieur en Suisse? En 1893, Gustave Eiffel acquiert pour lui et ses cinq enfants une luxueuse villa sur la Riviera, entre Vevey et Corseaux. Rachetée par Nestlé en 1978, la villa Claire est rasée en 1989 par la multinationale qui fait construire en lieu et place son restaurant d’entreprise et son centre sportif. Un autre bâtiment, plus atypique, a cependant résisté aux ravages du temps. «Au port – le futur port Eiffel! – devant le GrandHôtel de Vevey, Eiffel a amarré son bateau, La Walkyrie, écrit le journaliste Christophe Boillat. Il a conservé ce yacht à vapeur jusqu’à sa mort, en 1923.» Aujourd’hui, naviguant encore avec sa coque d’origine, on peut apercevoir ce monument historique en action sur le Léman ou ancré à Collonge-Bellerive depuis 2014, date de son rachat par l’ancien banquier genevois Charles Pictet.
Un mot rapide sur «l’architecture» de ce bâtiment qui mesure 19 mètres de long et pèse 28 tonnes. Née à Liverpool en 1882, La Walkyrie a navigué à la vapeur jusqu’en 1925. À cette date, sa machine à vapeur a été remplacée par un moteur à combustion. À la demande de Charles Pictet, boiseries, ferronneries en laiton et hublots ont été intégralement restaurés. «Le moteur est neuf et le bateau est équipé de tout l’appareillage de navigation moderne, liton sur notrehistoire.ch. Sous le pont, on y trouve un salon et une cabine avec un grand lit. La cheminée factice et les deux manches à air ont été reconstruits.» Alors qu’autrefois Gustave Eiffel s’en servait pour chasser le canard sauvage dans les marais du Rhône, Charles Pictet aime y déguster des fondues l’hiver en compagnie de son épouse.
–Amanda Castillo