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qui trouva l’inspiration en Valais

Rilke, le poète aux yeux améthyste qui trouva l’inspiration en Valais

R.M. Rilke à Sierre, vers 1924

–Rainer Maria Rilke Une fois par

mois, nous vous emmenons à travers des bâtisses et des édifices connus ou moins connus de Suisse. Dans ce numéro, place aux vignes valaisannes avec Rainer Maria Rilke et le château de Muzot.

Rainer Maria Rilke est l’un des derniers grands poètes lyriques européens. «Il a mieux que de la grâce: une mélancolie, une musique, une douleur à fleur de peau», écrit à son sujet la journaliste française Françoise Giroud. Rien ne prédestinait pourtant cet enfant de Prague à surgir sur la scène littéraire berlinoise et munichoise, où il a fait sensation. Né René Maria Rilke le 4 décembre 1875, ses parents le destinaient à la carrière des armes. Il a ainsi été pensionnaire dans une école militaire avant d’être renvoyé pour inaptitude physique. Sitôt libéré, il reviendra à Prague avec la ferme intention de vivre de sa plume. En 1894, âgé seulement de 19 ans, il publiera son premier recueil de poèmes, Leben und Lieder (La vie et les chansons). D’où lui venait son génie si précoce? «Derrière chaque grand homme se cache une femme», entend-on souvent. Deux femmes se cachent derrière Rainer Maria Rilke. Grâce à ses biographes, on sait qu’il exécrait la première autant qu’il vénérait la deuxième. Comme beaucoup d’artistes, Rilke est d’abord le produit d’une enfance malheureuse, hantée de terreurs et d’angoisses qu’il évoquera souvent dans son œuvre. «Il hait sa mère, nous dit Françoise Giroud. Elle est (pourtant) quelconque, cette mère, elle n’a rien fait de vraiment épouvantable, elle l’a habillé en fille parce qu’elle avait perdu une fillette et ne s’en consolait pas; elle est partie avec un amant; mais personne, après tout, n’a besoin d’autant de prétextes pour haïr sa mère…» Marqué au fer rouge, Rilke dira un jour: «Je ne suis pas un amoureux, personne ne m’a jamais tout à fait ébranlé, peut-être parce que je n’aime pas ma mère.» Personne, jusqu’à l’arrivée de Lou Andréas-Salomé, présente à chaque page de son Journal. Cette intellectuelle russe a été l’une des plus célèbres séductrices de son temps, agissant sur les hommes comme une drogue dont, à peine goûtée, ils ne pouvaient plus se passer. En la voyant pour la première fois, Nietzsche se serait exclamé: «De quelles étoiles sommes-nous tombés pour nous rencontrer?». Lorsqu’elle croise le chemin de Rilke, il n’a

que 21 ans. Elle en a 36. Elle est aussi mariée à Friedrich Carl Andreas depuis dix ans, un philologue allemand qui s’est planté un couteau en pleine poitrine pour la contraindre de l’épouser. Lou Andréas-Salomé acceptera, à condition que le mariage ne soit jamais consommé. Mariée pendant quarantetrois ans, elle n’aura jamais de relations sexuelles avec son mari. Ébloui par son originalité et sa force de caractère, Rilke va en tomber instantanément amoureux. «Il devine en elle une incroyable liberté qui lui semble comme une folle alternative à ses propres choix d’existence, écrit Catherine Sauvat dans la biographie qu’elle a consacré au poète. C’est avec Rilke que cette femme qui a résisté à tant de désirs masculins et n’a connu jusque-là qu’un seul amant, un médecin d’origine polonaise, va se laisser aller pour la première fois à des sentiments plus exaltés.» En plus de l’aimer, Lou Andréas-Salomé va aussi le façonner. «Elle l’engage à se vêtir de manière moins recherchée, à la manière d’un paysan russe. (…) Elle l’encourage à marcher pieds nus, à l’écoute de ses sensations. De même, elle l’incite à suivre un régime végétarien dont il ne dérogera plus toute sa vie. Ses réflexions portent ensuite sur la méthode de travail du poète qu’elle s’efforce de changer et de structurer», poursuit Catherine Sauvat. C’est à celle qu’il nomme «ma source limpide» que le poète doit également son nom d’auteur. Lou Andréas-Salomé le pousse en effet à s’affirmer en tant qu’homme, à prendre la place que sa propre mère ne lui a jamais donnée. Pour y parvenir, elle lui fait don d’une nouvelle identité: elle le baptise Rainer, un prénom germanique viril, et l’invite à se débarrasser de ce «René» aux consonances trop féminines pour la langue allemande. Cette passion, qui durera trois ans, sera suivie par des années d’une amitié indéfectible. En 1926, sur son lit de mort, Rilke suppliera ses médecins: «Demandez à Lou ce qui ne va pas chez moi. Elle est la seule à le savoir.»

Sagement installé au milieu des vignes et des vergers alentours, le Château de Muzot date du XIIIe siècle.

LA GRANDE SOLITUDE INTÉRIEURE

De façon intéressante, c’est en Valais que Rilke a écrit ses plus grands chefs d’œuvre. «Une chose est nécessaire, aimait-il dire au sujet du processus créatif. La solitude. La grande solitude intérieure.» Dès 1921, il la trouvera dans la tour de Muzot, dont il se revêtira «comme d’une armure» faite de silence et d’isolement. «Il y passera les cinq dernières années de sa vie, cinq courtes années, mais qui seront celles de la renaissance artistique et d’une inspiration nouvelle, détaille Martine Desarzens, fille du chef d’orchestre suisse Victor Desarzens, à qui le château fut régulièrement prêté dès 1954. C’est à Muzot qu’il achèvera les Élégies de Duino et qu’il rédigera les Sonnets à Orphée, ainsi que les recueils de poèmes Vergers et les Quatrains valaisans.» Ce manoir fortifié datant du XIIIe siècle est à l’image de son illustre hôte: symbolique et mystérieux (elle n’est pas ouverte au public). Situé au-dessus d’une pente assez raide, sagement installé au milieu des vignes et des vergers alentours, il tutoie le ciel, «exact point d’équilibre entre les douces lignes du coteau et la dureté vertigineuse des montagnes.» Rilke nouera avec ces vieilles pierres un lien d’amitié, comme en témoigne une lettre adressée à Lou dans laquelle il dit être sorti pour «caresser le petit Muzot, qui le protège (…) comme un grand vieil animal.» C’est aussi dans cette vieille bâtisse qu’il parviendra enfin à panser ses plaies. N’écoutant que le frémissement des feuilles du peuplier devant sa fenêtre, il concèdera enfin: «Être ici-bas est magnifique» (Septième Elégie).

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