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Dossier
Histoire LE CADEAU DU DUC DE BRUNSWICK
En 1873, la Ville de Genève héritait de centaines de millions de francs suite à un concours de circonstances. Cet héritage a notamment permis de doter Genève d’un opéra digne de ce nom. Récit.
L’édification d’un imposant mausolée (Le Monument Brunswick) était la principale condition posée par le défunt Duc en échange de sa fortune. Geneva Tourism
LE CADEAU DU DUC DE BRUNSWICK
Ce n’est pas un hasard si l’argent du Duc a permis l’édification du Grand-Théâtre, en effet ce dernier était un habitué du précédent théâtre. Pierre Broquet
Al’heure des contes de Noël et alors que 2023 sera l’année du 150e anniversaire de la mort du Duc de Brunswick, notre rédaction a souhaité revenir sur ce pan de l’histoire de Genève qui reste méconnu. Avant que Hans Wilsdorf décide de faire de Genève le siège de Rolex et qu’il se décide ensuite à offrir cette société à la Fondation Wilsdorf, Genève n’avait pas de grands mécènes. Certes, il y a eu entre autres Gustave Revilliod (Musée Ariana), William Favre (Parc la Grange) et Daniel Barton (Victoria Hall), mais leur générosité n’est pas comparable à celle de cet Allemand, relativement de l’ombre: Charles II, Duc de Brunswick.
Généreux mais inconnu Quel est donc ce bienfaiteur? L’homme est tombé aux oubliettes mais ne serait-ce pas son mausolée imposant au bord de la rade de Genève? Le duché de Brunswick-Lunebourg remonte à 1235, année où l’ancien duché de Saxe, dont le territoire s’étendait de la côte de la Baltique jusqu’en Westphalie, fut divisé en deux territoires distincts: la branche aînée obtient le duché de BrunswickWolfenbüttel tandis que la branche cadette reçoit celui de Brunswick-Lunebourg (la Basse-Saxe). La Basse-Saxe revient à la famille des Este-Guelfe qui occupe aujourd’hui le trône de Grande-Bretagne. Tandis que Charles II descend de la branche aînée, Georges III d’Angleterre voulant mettre un terme définitif aux litiges ancestraux de la famille, avait donné en mariage sa sœur Augusta au Duc Charles Ier de Brunswick-Wolfenbüttel. A cette occasion, il accorde au Duc et à ses descendants le titre de prince du sang
L'école d'horlogerie DRL'école d'horlogerie DR
L'école L'école enfantine enfantine des Pâquis des Pâquis
d’Angleterre. De là vient Charles II qui d’Angleterre. De là vient Charles II qui aura droit au titre d’Altesse Royale. aura droit au titre d’Altesse Royale. Né le 30 octobre 1804, ce dernier perd Né le 30 octobre 1804, ce dernier perd son grand père Charles Ier, puis sa mère son grand père Charles Ier, puis sa mère et enfin son père, tombé à Waterloo en et enfin son père, tombé à Waterloo en 1815. A partir de ce jour, vont commen-1815. A partir de ce jour, vont commencer les tracas de Charles II. Son tuteur, cer les tracas de Charles II. Son tuteur, son oncle le roi Georges IV, va nommer son oncle le roi Georges IV, va nommer Ernest de Münster à la tête du duché de Ernest de Münster à la tête du duché de Brunswick-Wolfenhüttel. Son enfance se Brunswick-Wolfenhüttel. Son enfance se déroule dans un entourage qui ne lui déroule dans un entourage qui ne lui procure aucune affection. A sa majorité, procure aucune affection. A sa majorité, Charles II aurait dû accéder au trône de Charles II aurait dû accéder au trône de son duché mais il en sera empêché par son duché mais il en sera empêché par Münster. Lorsqu’enfin, il aurait pu exercer Münster. Lorsqu’enfin, il aurait pu exercer le pouvoir, il doit partir en catastrophe le pouvoir, il doit partir en catastrophe après seulement quatre années, suite à après seulement quatre années, suite à une émeute favorisée par son aristocratie. une émeute favorisée par son aristocratie. Un libéral provoque la colère Un libéral provoque la colère Charles II défend des idées libérales et Charles II défend des idées libérales et réformatrices, comme le résume sa de-réformatrices, comme le résume sa devise: «Pour le peuple, avec le peuple». Ce vise: «Pour le peuple, avec le peuple». Ce que refusent les autres familles nobles de que refusent les autres familles nobles de Brunswick. Ayant dû quitter son duché, il Brunswick. Ayant dû quitter son duché, il va bien tenter de le reconquérir avec l’aide va bien tenter de le reconquérir avec l’aide d’une partie de la population, mais l’échec d’une partie de la population, mais l’échec est inévitable car celle-ci ne dispose pas est inévitable car celle-ci ne dispose pas de l’armement nécessaire. Il s’attire la de l’armement nécessaire. Il s’attire la colère des princes de toute l’Allemagne. colère des princes de toute l’Allemagne. Protégé par La Fayette et par le futur Na-Protégé par La Fayette et par le futur Napoléon III, il part s’établir à Paris où il de-poléon III, il part s’établir à Paris où il devient le plus grand actionnaire du journal vient le plus grand actionnaire du journal républicain Le National. Il dirige aussi la républicain Le National. Il dirige aussi la Deutsche Londoner Zeitung, considérée Deutsche Londoner Zeitung, considérée comme l’organe des démocrates. Doué comme l’organe des démocrates. Doué en affaires, il réussit à multiplier la somme en affaires, il réussit à multiplier la somme qu’il avait pu emporter en 1830. qu’il avait pu emporter en 1830. En juillet 1870, il est surpris par l’éclate-En juillet 1870, il est surpris par l’éclatement de la guerre franco-allemande. Les ment de la guerre franco-allemande. Les événements le forcent à quitter Paris. événements le forcent à quitter Paris. Son chemin le conduit vers Genève où Son chemin le conduit vers Genève où il débarque le 10 août 1870. Agé de 66 il débarque le 10 août 1870. Agé de 66 ans, sa santé n’est pas très bonne. Son ans, sa santé n’est pas très bonne. Son arrivée est passée inaperçue. Isabelle, arrivée est passée inaperçue. Isabelle, ex-reine d’Espagne, loue alors tout l’Hô-ex-reine d’Espagne, loue alors tout l’Hôtel de la Paix à Genève, tandis que le tel de la Paix à Genève, tandis que le prince Napoléon-Jérôme regagne sa villa prince Napoléon-Jérôme regagne sa villa de Prangins... Le prix des terrains aug-de Prangins... Le prix des terrains augmente et la spéculation est florissante. mente et la spéculation est florissante. Le Duc Charles II est descendu à l’Hôtel Le Duc Charles II est descendu à l’Hôtel Métropole. Il y fait des promenades quo-Métropole. Il y fait des promenades quotidiennes, loue une loge au théâtre et lit tidiennes, loue une loge au théâtre et lit beaucoup la presse. Il songe à aller s’éta-beaucoup la presse. Il songe à aller s’établir à Vienne, mais son cousin, le prince blir à Vienne, mais son cousin, le prince Gustave Wasa, l’en dissuade car le frère Gustave Wasa, l’en dissuade car le frère de Charles II y possède une propriété et de Charles II y possède une propriété et y effectue de fréquents séjours. y effectue de fréquents séjours.
Hanté par la mort Hanté par la mort Comme il était souvent souffrant et que Comme il était souvent souffrant et que l’idée de la mort le hantait, il voulait régler l’idée de la mort le hantait, il voulait régler l’affaire de son héritage. Il souhaitait que le l’affaire de son héritage. Il souhaitait que le roi de Prusse lui restitue sa fortune privée roi de Prusse lui restitue sa fortune privée en demandant à l’Empereur Napoléon en demandant à l’Empereur Napoléon d’intercéder en sa faveur. Sans succès. d’intercéder en sa faveur. Sans succès. Finalement, le 5 mars 1871, il annule son Finalement, le 5 mars 1871, il annule son testament fait en faveur du fils de Na-testament fait en faveur du fils de Napoléon III et en rédige un autre le len-poléon III et en rédige un autre le lendemain avec le notaire Charles Binet et demain avec le notaire Charles Binet et l’avocat Ferdinand Cherbuliez. «Le secret l’avocat Ferdinand Cherbuliez. «Le secret professionnel liant ces deux hommes, professionnel liant ces deux hommes, personne à Genève en dehors d’eux ne personne à Genève en dehors d’eux ne saura que Charles de Brunswick vient saura que Charles de Brunswick vient de léguer toute sa fortune à la Ville de de léguer toute sa fortune à la Ville de
Genève. Deux jours plus tard, Binet, ac-Genève. Deux jours plus tard, Binet, accompagné de Cherbuliez, revient pour compagné de Cherbuliez, revient pour recevoir les dessins du mausolée et les recevoir les dessins du mausolée et les papiers le concernant», peut-on lire dans papiers le concernant», peut-on lire dans une plaquette rédigée en 1973 par Tibor une plaquette rédigée en 1973 par Tibor Dénes pour le compte de la Ville de Ge-Dénes pour le compte de la Ville de Genève. «La vérité est que le Duc ne voulait nève. «La vérité est que le Duc ne voulait pas mourir sans laisser un testament. Il pas mourir sans laisser un testament. Il savait que, sans cela, sa fortune revien-savait que, sans cela, sa fortune reviendrait à son héritier naturel, c’est-à-dire à drait à son héritier naturel, c’est-à-dire à son frère qu’il croyait être à l’origine de son frère qu’il croyait être à l’origine de son destin tragique.» son destin tragique.»
Un testament provisoire Un testament provisoire Ce testament qui devait être provisoire va Ce testament qui devait être provisoire va devenir par un concours de circonstances devenir par un concours de circonstances définitif. Tout d’abord Napoléon III, son ami, définitif. Tout d’abord Napoléon III, son ami, décède. De plus, la Diète de Brunswick l’a décède. De plus, la Diète de Brunswick l’a écarté de son trône. Il va écrire une pro-écarté de son trône. Il va écrire une protestation qui sera reprise dans la presse. testation qui sera reprise dans la presse. Finalement, le lundi 18 août 1873, pris d’un Finalement, le lundi 18 août 1873, pris d’un malaise, Charles perd connaissance et malaise, Charles perd connaissance et meurt six heures plus tard. Le lendemain, meurt six heures plus tard. Le lendemain, lors de l’ouverture du testament au greffe lors de l’ouverture du testament au greffe du tribunal civil, c’est la surprise générale. du tribunal civil, c’est la surprise générale. On peut notamment y lire ce paragraphe: On peut notamment y lire ce paragraphe: «Nous déclarons laisser et léguer notre «Nous déclarons laisser et léguer notre fortune, c’est-à-dire nos châteaux, nos do-fortune, c’est-à-dire nos châteaux, nos domaines, nos forêts, nos terres, nos mines, maines, nos forêts, nos terres, nos mines, nos salines, hôtels, maisons, nos parcs, nos salines, hôtels, maisons, nos parcs, nos bibliothèques, jardins, carrières, dia-nos bibliothèques, jardins, carrières, diamants, joyaux, argenterie, tableaux, che-mants, joyaux, argenterie, tableaux, chevaux, voitures, porcelaines, meubles, vaux, voitures, porcelaines, meubles, argent comptant, obligations-fonds, billets argent comptant, obligations-fonds, billets de banque et particulièrement cette partie de banque et particulièrement cette partie importante de notre fortune qui nous a été importante de notre fortune qui nous a été prise de vive force et retenue depuis 1830, prise de vive force et retenue depuis 1830, avec tous les intérêts de notre Duché avec tous les intérêts de notre Duché de Brunswick, à la Ville de Genève...». de Brunswick, à la Ville de Genève...». Il y demande la construction d’un mauso-Il y demande la construction d’un mausolée d’après le dessin du monument des lée d’après le dessin du monument des Scaglieri à Vérone. Son objectif est de Scaglieri à Vérone. Son objectif est de montrer qu’il est resté un souverain légi-montrer qu’il est resté un souverain légitime et qu’il le restera dans la mémoire de time et qu’il le restera dans la mémoire de Ce plan réalisé voici Ce plan réalisé voici un demi-siècle résume un demi-siècle résume les principales les principales réalisations financées réalisations financées grâce au legs du Duc. DRgrâce au legs du Duc. DR
L'école du Grütli L'école du Grütli
«On dit que «On dit que les princes sont les princes sont heureux, on envie heureux, on envie leurs richesses, leurs richesses, leur pouvoir; leur pouvoir; cependant! cependant! On se trompe On se trompe bien souvent, bien souvent, et s’il fallait une et s’il fallait une preuve, où la preuve, où la trouverions-nous trouverions-nous mieux que mieux que dans l’histoire dans l’histoire et la vie de ce Duc?» et la vie de ce Duc?»
Les promenades du Parc des Bastions, ainsi que sa grille avec ses aigles, ont été payées avec la fortune léguée par Charles II. Alexey M. Wikicommons
Il y avait foule en 1873 pour rendre hommage à ce généreux Duc lors de ses funérailles. DR
la postérité. Lors de son enterrement, le président du Conseil administratif, Alfred Le Royer, dira ceci: «On dit que les princes sont heureux, on envie leurs richesses, leur pouvoir; cependant on se trompe bien souvent, et s’il fallait une preuve pour montrer que ni la grandeur, ni la richesse, ni la haute naissance ne suffisent à rendre un homme heureux, où la trouverions-nous mieux que dans l’histoire et la vie de ce Duc, issu d’une maison royale et venant mourir dans notre Genève?». Il va de soi que la validité du testament sera remise en cause, notamment par Guillaume de Brunswick, son frère. Mais grâce à leur habileté, les négociateurs aboutissent à une convention en mars 1874. La Ville de Genève renonce aux biens héréditaires de Charles, mais en contrepartie, le duc Guillaume se sépare en faveur de Genève de tous les biens de son frère défunt que celui-ci possédait exclusivement sur sa fortune privée.
Une richesse considérable La fortune léguée par le Duc de Brunswick est considérable. Après la liquidation définitive de l’hoirie, celle-ci représentera la somme fabuleuse de plus de 24,5 millions de francs-or. Le franc-or a circulé de 1803 à 1928. Cela représente en gros trois fois ce qu’a coûté la construction de la Tour Eiffel à peu près à la même époque. Autre chiffre: cela représente environ 24 fois les recettes ordinaires de la Ville de Genève à l’époque! Il faut noter que Genève ne compte alors qu’environ 30’000 habitants. Rappelons brièvement les constructions qui ont été financées grâce à ce legs fantastique. Tout d’abord, le premier souci du gouvernement d’alors fut de rembourser tous les emprunts. Après avoir réalisé le monument Brunswick (qui aura coûté environ 1,9 million de francs), il y a eu la construction et l’ouverture du Grand Théâtre (en octobre 1879, pour 3,5 millions), les travaux de la grille du parc des Bastions, l’arrangement de cette promenade; le nouveau bâtiment de l’Ecole d’Horlogerie (rue Necker); l’Ecole du Grütli; les écoles primaires des Pâquis et des Cropettes; l’élargissement du réseau des promenades publiques, avec l’achat de la campagne des Cropettes; l’agrandissement et l’aménagement du Bois de la Bâtie, la promenade de SaintJean; un nouvel Abattoir; l’acquisition de quelques tableaux pour le Musée d’art et d’histoire; l’acquisition de la maison de Mme Butinide La Rive, soit le 4, rue de l’Hôtel-de-Ville, dans le but d’y installer l’administration municipale; et enfin les travaux d’urbanisation avec l’élargissement des rues (telles la Madeleine, la Navigation, Montbrillant, Céard, du Commerce, la Voie-Creuse, etc. «Faut-il parler de la prospérité dans la vie économique due aux achats des immeubles à démolir en vue du percement de rues? Pensons aussi à l’effet bénéfique que tous ces travaux exerçaient sur la situation matérielle de la classe ouvrière. Ce fut comme si l’on avait voulu exaucer le désir de Charles, «cet ami du peuple», écrivait Tibor Dénes, dans la plaquette déjà nommée. Serge Guertchakoff