La MĂŠmoire de la mer
Conception graphique et réalisation : cedricramadier.com Documentation: Marie-Thérèse Caroff © 2011 Albin Michel – 22 rue Huyghens, 75014 Paris – www.albin-michel.fr Dépôt légal : premier semestre 2011 – N° d’édition : 19436 ISBN-13 : 978 2 226 22015 8 – Imprimé en France par Pollina s.a.
Le Quotidien Merveilleux
collection dirigée par Bernadette Bricout
La Mémoire de la mer Lydia Gaborit Documentation : Marie-Thérèse Caroff
ALBIN MICHEL
REMERCIEMENTS Je tiens à remercier chaleureusement Brune Biebuyck, coach dominical, pour sa relecture attentive, Jean-Jacques Fdida pour sa malicieuse participation à l’abécédaire, les habitants de Noirmoutier pour le legs d’une mémoire d’île, les gens de mer pour les croyances et les talents qui sont au cœur de ce livre et l’homme de la bouteille à la mer pour l’instant merveilleux que me procura la lecture de son message.
Ă€ Valentin
«
Les contes sont des bateaux et les conteurs des matelots qui ne peuvent dire les vérités de la mer avec les mots de la terre. » Devinette : – Pourquoi les contes ne sont-ils pas raisonnables ? – Parce que la mer n’est pas une île. J’imagine que les premiers hommes qui s’en furent vers le large sur leurs pirogues furent traités de fous par ceux qui, du rivage, les regardaient partir. Ils revinrent pourtant et dirent qu’il y avait sous les vagues des êtres vivants dont on pouvait se nourrir. Combien de temps fallut-il pour qu’on les croie ? Des êtres vivants sous les vagues ? Impossible. Si un être vivant plonge dans l’eau et n’en ressort pas, il meurt noyé, c’est bien connu. Il y a de la vie au-delà de la raison. On l’appelle mystère, merveilleux, fantastique. On l’appelle impossible. « Impossible est impossible », a crié un enfant, un jour, en marchant contre la bourrasque. La merveille, c’est qu’il ne m’a pas vu, qu’il n’a donc jamais su qu’il me parlait alors que, moi, j’entendais sa parole comme l’une des plus puissantes vérités humaines. Qui était réellement cet enfant ? Ma raison répond : « Un gamin un peu exalté. Quelle importance ? Il n’y a là rien d’autre qu’une rencontre de hasard. » (Je l’agace, ma raison. Elle trouve ma question idiote. Elle a besoin de terre ferme.) Mais la voix de la mer me souffle : « Cet enfant était un poisson volant.
»
Henri Gougaud
Légendes des pictogrammes en marge des textes
ce symbole repère les contes et les légendes.
ce symbole repère les devinettes, les comptines, les proverbes, les coutumes et les croyances.
ce symbole repère les récits de vie, les chansons, les recettes et les observations de l’univers.
Chapitre 1
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Raconte-moi la mer Chapitre 2
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Choisir son horizon Chapitre 3
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Les pieds dans l’eau Chapitre 4
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L’invitation au voyage Chapitre 5
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Les mirages de la mer Chapitre 6
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Terres singulières Chapitre 7
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Vingt mille vies sous les mers Un abécédaire du grand bleu Bibliographie
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Biographies
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Chapitre 1
Raconte-moi la mer
La paresse du pivert
Aux premiers temps du monde, la fin du déluge laissa la terre si sèche qu’il était impossible d’y trouver la moindre source. Dieu ordonna à tous les oiseaux de voler au paradis pour y prendre chacun une simple goutte de rosée sur les arbres de son jardin et pour venir la déposer à l’endroit qu’il leur indiqua. Tous s’empressèrent de lui obéir, à l’exception du pivert ; en quelques minutes, la mer fut créée et le pivert condamné à ne boire désormais que lorsque la pluie tomberait.
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Voilà pourquoi, lorsque la soif le dévore et qu’il implore la pluie de son triple cri, on le voit frapper du bec les troncs d’arbre au creux desquels il espère trouver un peu d’eau.
Petit oiseau Qui viens des mers, Dis-moi si l’eau Est bien amère. Imaginer un espace s’étendant à perte de vue qui n’aurait que le ciel comme proche parent et borderait les côtes de lointains continents, une amplitude insaisissable pour un seul regard, comme un désert de sable proposant des dunes rondes, successives et animées d’un rythme tantôt doux, tantôt violent. Imaginer alors que cette immensité soit liquide et mouvante comme si en elle se rejoignaient des fleuves impétueux et des torrents sauvages. Imaginer encore que ces flots soient salés et de couleurs changeantes, habités dans leurs fonds d’une vie insoupçonnée. Le moulin magique
Au bon temps où vivaient les fées et les génies, un paysan de Penmarc’h avait deux fils, Yann et Yvonnik ; ce dernier eut la chance d’avoir pour parrain et marraine un génie et une fée. Quand Yvonnik fut en âge de naviguer, sa marraine lui fit cadeau d’un moulin à café qui avait le pouvoir d’exaucer
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tous les vœux, dès l’instant où on le tournait. Mais Yann, en voyant ce cadeau, fut jaloux de son frère et un jour il le lui vola. Il formula le souhait d’avoir du bouillon. Il tourna le moulin et aussitôt le liquide souhaité arriva en si grande abondance que Yann se serait noyé s’il n’avait été un excellent nageur. Peu de temps après, alors que Yann le voleur était en mer et qu’il se trouvait sans argent, il tourna le moulin pour obtenir du sel qu’il comptait vendre très cher à son arrivée au port. Le sel forma d’abord sur le pont un petit tas qui devint un mulon qui ne cessa de grossir jusqu’à occuper tout l’espace du navire. Tant et si bien que le bateau, alourdi par cette incroyable charge, s’enfonça puis coula à pic. Aujourd’hui, échoué au fond de l’océan, repose le navire avec à son bord le moulin qui tourne toujours. Et voilà pourquoi la mer est salée. La soupe du paradis
C’était un matin de Pâques. Dieu dit à l’ange Gabriel : « Grande fête aujourd’hui. Si nous mettions le pot au feu ? – Excellente idée, Seigneur. Tous les élus seront ravis. Je vais transmettre vos ordres, Seigneur. » Immédiatement, une gigantesque marmite fut installée sur un fourneau. Aussitôt, les marmitons y plongèrent des légumes plus parfumés que les violettes et les roses, des mets au suc plus déli-
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cat que l’arôme des fleurs aimées des papillons et des abeilles. Des anges aux joues rosées, aux ailes blanches, soulevèrent de leurs mains mignonnes le couvercle de la marmite, pour humer avec délice les émanations du pot-au-feu. Mais, caché dans un coin et exclu du festin, Satan se prit à rêver d’une malice infernale ; il saisit la salière et la vida entièrement dans la marmite : en tout, plus de cent livres de sel ! Et, là-dessus, il s’esquiva en ricanant. Le dîner fut enfin servi. Du haut de son trône, Dieu le présidait, heureux de lire sur les visages la joie de ses convives. Mais, brusquement, à la première cuillerée de potage, il se leva avec un froncement de sourcils terrible tandis que, d’un bout à l’autre de la table, les saints et les saintes, les anges et les archanges, les chérubins se mirent à grimacer de façon très inhabituelle. Rien de plus immangeable que cette soupe du paradis ! Furieux, le Seigneur saisit la marmite et la précipita dans le vide ! Celle-ci traversa l’espace, plongea vers la terre et tomba juste en plein océan. Et c’est depuis ce temps-là que la mer est salée.
D’aussi loin que l’humanité se souvienne, la mer l’a nourrie, l’a bercée. Tout à la fois nourricière et rebelle, elle nous comble de ses richesses. La mer se contemple, s’entend, se respire et se rêve chaque fois qu’on la perd.
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Raconte- moi la mer
Devinez une chose qui toujours Va et vient, Jamais ne se repose, Nulle part ne se pose ? – La mer. Qu’est-ce qui mouille, fait vivre et mourir, prend, rend, vient et s’en va ? – La mer grande. Blanc comme lait, vert comme chou, profond comme puits Qui suis-je ? – Le grand pré. C’est au regard d’abord que se donne la mer. Nos prunelles embrassent le large, tentant de contenir la palpitation, le frémissement d’une matière tendue et lisse comme un tissu de soie. Notre vue s’accroche au plus lointain, à une ligne sagement posée sur l’horizon. Est-ce là la fin des océans ? La ligne d’horizon nous rassure, sans doute parce qu’elle cherche à départager l’immensité des flots et le ciel infini et à séparer ainsi les bleus des profondeurs des bleus célestes, parsemés de nuages qui peuplent sa dérive. La mer moutonne aussi de blancheurs fugitives, sur les crêtes de quelques vaguelettes qui jamais ne viendront mourir sur le rivage. La mer est qualifiée d’épithètes gracieuses : mer jolie, mer blanche ou de lait ; une mer
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sans rides est une mer de rose. On la dit d’huile aussi et sa surface plane devient un miroir dans lequel elle se mire ou qui nous renvoie la course des nuages, celle des voiles gonflées. Sa tranquillité et son immobilité évoquent un enfant qui dort. Quand l’écume en empanache le sommet, que les vagues moussent et blanchissent sa surface mais sans être trop fortes, on parle d’une mer fleurie. On raconte que deux paysannes venues pour la première fois sur ses rivages s’écrièrent : « Oh le beau champ de lin ! » Il est vrai que les ondulations du lin en fleur, souple et bleu comme la mer, invitent à cette comparaison.
La mer décline toute une palette de couleurs irisées au soleil. Par beau temps, sous un vent frais et doux, une petite brise ride à peine la surface de l’eau en mille friselis, la mer étale prend des nuances limpides tout près des fonds rocheux, entre marine et émeraude, elle nous offre ses transparences d’un vert jade ou d’un bleu turquoise. Par mauvais temps, au large, l’anthracite, l’ardoise vont supplanter les bleus et contre les rivages, la mer déchaînée imposera des beiges laiteux, des sépias surannés. La mer brasse comme une laveuse d’antan l’eau salée, le sable blond ou noir et toutes les formes animales ou végétales collectées par les vagues. Quand la mer est mauvaise, les rouleaux nous emportent dans leur tumulte rond ; ils nous atti-
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rent au fond et nous plaquent violemment au sol, parfois ils nous assomment. Dans ses colères soudaines que l’on nomme tempêtes, lorsque les grosses vagues se font appeler lames tant elles sont violentes et redoutables, la mer attaque les rochers qui affleurent de ses fonds et ceux-ci deviennent des écueils pour les bateaux en détresse qui s’éperonnent sur leur crête. Elle frappe les phares postés en sentinelles, rompt les digues, recouvre les dunes, ronge rageusement les falaises crayeuses, gifle les plages douces, malmène avec ses tourbillons les galets polis par le ressac.
La vague semble prendre son élan, déjà crénelée d’une dentelle immaculée, puis elle s’abat dans un grondement sourd et meurt sur le rivage, dans une pluie d’écume volatile et mousseuse. L’habillage des bords de mer varie selon les climats et les reliefs. Blanches ou ocre, plantées de pins, les calanques brodent le littoral méditerranéen de savants décrochements où alternent les caps et les criques, aussi protégés que limpides. Les plages de galets proposent un sol curieusement dur et instable : sontils le signe de notre propre précarité ? Les falaises crayeuses et abruptes, hautes parois dressées, coiffées de landes folles, de taillis épineux frissonnant sous le vent, offrent un point de vue semblable à celui que scrute la vigie juchée sur la hune d’un navire qui trace son sillage éphémère sur l’océan.
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Dès qu’on pénètre en elle, la mer est silencieuse. Mais, dès qu’on lui échappe, elle murmure sans cesse. Souffles, éclats, clapotis, tumultes, chuintements. Qui dira la rumeur de la mer ? Elle nous rend sourds à ce qui n’est pas elle, elle amortit le monde. De la même manière que le mouvement des flots a chaviré notre regard, la trajectoire du vent, sa musicalité nous étourdissent aussi. L’air caresse nos visages ou les gifle, il siffle à nos oreilles. Lutter contre le vent debout, celui qui s’est levé, est un combat. Quand le vent devient brise, il porte nos pensées vers un ailleurs de songes, il rafraîchit nos peaux soumises à la morsure du soleil et transporte bien loin, au creux des terres brunes, les effluves marins. L’inondation
L’eau ayant débordé sur le disque terrestre, on s’épouvanta, car le vent emportait et faisait disparaître les demeures des hommes. Les Esquimaux lièrent ensemble plusieurs barques de manière à construire un grand radeau. L’eau montait toujours et ses vagues finirent par dépasser les montagnes Rocheuses. Un grand vent les poussait vers la terre, et ce vent ne s’arrêtait pas. Les hommes purent d’abord se sécher au soleil ; mais ils vinrent à périr sous l’affreuse chaleur ou furent engloutis par les flots ; avec eux, l’univers disparut bientôt.
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Ceux qui survivaient se lamentaient, et les arbres déracinés flottaient au gré des vagues. Ceux qui avaient lié plusieurs barques ensemble grelottaient de froid tandis qu’ils flottaient sur les eaux, se tenant tous ensemble, recroquevillés sous une grande tente. Alors, un jongleur nommé Fils-du-Hibou jeta son arc dans la mer en s’écriant : « Vent, c’est assez ; calme-toi ! » Puis il y jeta ses boucles d’oreilles. C’en fut assez pour faire cesser l’inondation. Conte esquimau
Aux rêveurs, la mer offre le ciel, son allié de toujours ; changeant, comme elle, il demeure le fidèle miroir de ses humeurs. Face au ciel, le champ visuel du nageur immobile est traversé par le vol serpentin des oiseaux de passage. Il reconnaît, parmi ces habitants des espaces maritimes, silencieux ou poussant leurs petits cris stridents, le goéland qui pleure et la mouette qui rit. Rêver la mer et marcher sous la pluie en se sentant heureux, se souvenir d’une tempête lorsque gronde un orage en regrettant de ne pas être plus près du véritable pouvoir des éléments. Penser à l’océan, en tentant de retrouver la tonalité de son roulement grave qui se termine en crépitant et approcher de son oreille le coquillage secret qui nous permet de retrouver le bruit des vagues, de regarder avec espoir le ciel et les nuages pour y trouver son reflet.
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En rêvant de la mer, nous retrouvons nos sens et, sans le savoir vraiment, nous recherchons la vie, le souffle tonifiant, la plénitude qui amortit la douleur d’exister et nous projette avec élan dans le simple bonheur d’être au monde.
Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. C’est la mer allée Avec le soleil. Arthur Rimbaud, « L’Éternité », Derniers vers
Chapitre 2
Choisir son horizon
Un jeune homme se promenait sur les bords de la mer, lorsqu’une baleine apparut à la surface des eaux. « Gros poisson, avale-moi ! » s’écria le jeune homme. Aussitôt il se jeta dans les flots et fut englouti par la baleine qui le garda trois jours dans ses flancs. Cependant la sœur du jeune homme se lamentait sans cesse sur le rivage. Elle pleurait le sort cruel de son frère cadet, lorsque tout à coup la baleine reparut et se montra à la surface de la mer.
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LA MÉMO I RE DE LA MER
Alors, du fond de ses entrailles, une voix se fit entendre qui criait : « Oh ! Ma sœur, ma sœur, combien je suis malheureux dans le ventre du gros poisson ! Ses viscères me brûlent. Ah ! Je t’en supplie, jette au gros poisson un de tes souliers, en en retenant les cordons dans tes mains, et tire-moi d’ici. » Alors la jeune fille détacha un de ses souliers et le jeta au monstre en en retenant dans ses mains les longs cordons. La baleine ouvrit sa gueule toute grande et avala le soulier. Mais le jeune homme s’en saisit aussitôt et sa sœur, tirant sur les cordons, contraignit le monstre à libérer son frère. Voilà le garçon sain et sauf. Alors le monstre, courroucé de voir sa proie lui échapper, donna sur la mer un coup de queue si vigoureux qu’il fit naître des vagues immenses. Elles s’élevèrent comme des montagnes et, retombant sur la terre, elles l’engloutirent. La terre disparut sous les eaux. Seuls, les deux jeunes gens furent sauvés. Conte canadien
Le rivage serait-il seulement la fin du royaume solide ou la première terre échappant à l’élément liquide ? Le littoral tantôt recouvert, tantôt libéré par les flots, offre un lieu de partage, une alternance, un compromis réussi. Les deux matrices s’ourlent et se bordent mutuellement et dessinent des grèves sans cesse différentes.
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Choisir son horiz on
Deux voies, routes maritimes ou sentiers terrestres, y conduisent et chacune d’elles offre son point de vue. On choisit ainsi son horizon pour voir naître une côte et découvrir de nouvelles perspectives, celles qui rendent le lointain si petit et le contour si net ; celles aussi qui s’ouvrent sur un désir.
Quel est le comble de la tendresse ? – Embrasser l’horizon. « La mer. Il faut l’imaginer, la voir avec le regard d’un homme de jadis, comme une barrière étendue jusqu’à l’horizon comme une immensité obsédante, omniprésente, merveilleuse, énigmatique. À elle seule, elle est un univers, une planète. » Fernand Braudel, La Méditerranée, l’espace et l’histoire
Du large, le rivage apparaît d’abord comme une ligne pâle, une barre imprécise à l’attrait différé. De près, il dévoile d’autres panoramas – criques, plages, falaises. Les bords de mer sont embellis lorsque le regard les embrasse de la haute mer : côtes douces ou abruptes qui semblent s’allonger avec volupté ou lutter âprement contre l’océan pour préserver un maigre cordon de terre, un banc de sable gagné sur la mer, un alignement incertain ou tortueux fait de rochers savonneux et coupants.
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LA MÉMO I RE DE LA MER
La couleur de certaines falaises a été attribuée à des interventions surnaturelles ; celle du cap Fréhel, grise autrefois, est devenue rouge depuis qu’un saint l’a marquée de son sang ; les falaises blanches de la côte d’Angleterre doivent leur teinte au savon blanc dont le capitaine du gigantesque navire, Le Mannitol, graissa sa carène pour pouvoir passer le détroit du Pas-de-calais.
Découvrir un rivage pour le navigateur, c’est atteindre, pour le retrouver, un espace, celui que l’on a quitté pour « partir en mer ». Mais, sitôt la côte aperçue, la fin du voyage est proche et l’appel du rivage succède désormais à l’appel de la mer. Terre en vue ! Double chance Le retour à bon port mettait le cœur en liesse et chaque marin aiguisait son regard afin d’être le premier à entrevoir la terre. Le premier qui l’apercevait était doublement récompensé, d’abord reconnu comme chanceux – son avenir était préservé dans la marine – et le capitaine ajoutait à cette reconnaissance une prime en lui remettant la toile à voiles nécessaire pour qu’il puisse s’y faire tailler un pantalon. À terre, et une fois le pantalon taillé et cousu, souvent par le marin lui-même, un surnom s’attachait à suivre le bénéficiaire du cadeau : « Culotte verte », s’il avait hérité à cette occasion d’une toile verte.
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Choisir son horiz on
L’espoir qui s’accroche aux rivages semble tout entier contenu dans les ports, protégés des aléas d’une nature hostile. Car mer et terre se frottent l’une à l’autre pour dessiner et redessiner les contours des rivages, fragiles frontières soumises à l’érosion et quelquefois mangées par l’appétit des vagues.
Dis-moi quel est ton nom Tout bateau qui n’est pas baptisé, Est conduit par le diable, Et jeté sur les rochers. Les cérémonies de baptême avaient lieu généralement trois jours après l’arrivée des bateaux au port et très souvent, elles se déroulaient le dimanche. Les bateaux étaient alors richement pavoisés et illuminés avant d’être bénis par le prêtre. Si les femmes n’étaient pas les bienvenues à bord, elles marquaient de leur présence la coque des navires et rappelaient au capitaine sa famille. Combien de Marie, d’Alice, de Louise ou de Gabrielle ont parcouru les mers rencontrant d’autres voiles portant d’affectueux surnoms rappelant un être cher, une Bonne Tante, par exemple ? Parfois, il s’agissait d’un qualificatif, vantant certains mérites : L’Audacieuse , La Gaillarde, La Ravissante, ou plus prosaïquement La Travailleuse. Le nom choisi lors des baptêmes rappelait aussi que les
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LA MÉMO I RE DE LA MER
bateaux à voiles appartenaient autrefois au genre féminin, comme c’est encore le cas dans la langue de Shakespeare.
Ports d’attache Postés aux carrefours des routes maritimes, les ports nous accueillent comme des bras ouverts qui retiennent un peu de mer ou d’océan. Situés à l’entrée des estuaires, ils ont été et ils demeurent l’ultime rempart face aux invasions maritimes. Points de départ des campagnes de pêche, des transactions commerciales, des promenades en mer et des expéditions les plus aventureuses, ils concrétisent le désir de voyage et favorisent la rencontre et l’échange. Certains imaginent le port comme un vaste portail qui s’écarte pour donner libre cours à leurs imaginaires. Enfant du voyage Enfant du voyage, Ton lit, c’est la mer, Ton toit les nuages, Été comme hiver. Ta maison, c’est l’océan, Tes amies sont les étoiles, Tu n’as qu’une fleur au cœur Et c’est la rose des vents. Ton amour est un bateau Qui te berce dans ses voiles
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Choisir son horiz on
Mais n’oublie pas pour autant Que l’on t’attend. Enfant du voyage, Ton cœur s’est offert Aux vents, aux nuages, Là-bas sur la mer, Mais tu sais que dans un port Tremblant à chaque sirène Une fille aux cheveux d’or Perdue dans le vent du Nord, Une fille aux cheveux d’or Compte les jours, les semaines Et te garde son amour Pour ton retour. Chanson de marin
Il n’y a guère que le ciel et ses oiseaux de passage qui ouvrent plus d’espace que les ports aux voyageurs. Dans ces lieux de l’entre-deux, c’est la vie qui palpite. On y respirera un mélange de fuel et de flétan ; on y cueillera quelques mots étranges ou incongrus. Êtes-vous certain d’avoir compris ? Bien avant le lever du soleil, non loin du quai commence la criée*. Ceux du métier* vendent aux enchères descendantes ou montantes le tout vivant*, le petit bateau* aussi frais qu’odorant. Les mareyeurs* sont à la voix, repérant les caisses de poissons qui défilent sur le convoyeur*. Quand cagettes et caisses ont définitivement changé de main, la criée se vide, le brouhaha fait place à de vagues murmures
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