PRATIQUES DOCUMENTAIRES / UN PORTRAIT / Productions des étudiants de lʼEMA dans le cadre du cours de Sociologie / Vincent Di Maiolo, Benjamin Grivot, Arthur Grosjean, Lucas Léglise, Valeriya Malinova, Clément Verrier
SOMMAIRE.............................................................................p.3
LUCAS LEGLISE / Gentaro Murakami, peintre.......................p.4
BENJAMIN GRIVOT / La3.....................................................p.10
ARTHUR GROSJEAN / Fractale dʼévènements ruraux .......p.16
CLEMENT VERRIER / Portrait dʼun bar, de sa clientèle.......p.22
VALERIYA MALINOVA / Projet «10 moi»..............................p.26
VINCENT DI MAIOLO / Arteen (Partie I)...............................p.32
DIANE-SOPHIE GIRIN / ANNEXE........................................p.38
LUCAS LEGLISE / Gentaro Murakami, peintre / SĂŠrie de six photographies
"Gentaro Murakami, peintre" est d'abord un portrait de Gentaro, ― que je réalise du point de vue de camarade de travail et d'ami ―. Sur fond blanc, (en grand et en argentique moyen-format) des outils modifiés ou réparés par Gentaro. Sur fond bleu, (en plus petit et en numérique) des outils fabriqués par Koji Murakami et légués à son fils. La série se présente comme une sorte de synecdoque en disant Gentaro par son travail. Le travail n'étant pas ici seulement une fonction sociale mais aussi "une intelligence en action", car les photos décrivent le façonnage des objets présentés autant que leurs existences propres d'objets usuels ― une cafetière, une agrafeuse, un socle de pierres à polir, un trusquin, deux couteaux. Cette "intelligence en action" que l'on voit dans ces photos à évidemment quelque chose a voir avec celle que l'on voit dans "Les Objets de Grèves" de Jean-Luc Moulène. Quand l'objet rompt avec les standards de fabrication il semble révéler de nouveau le mystère de sa production. Par ailleurs et en parallèle à cela, le titre vient rappeler le travail de Gentaro comme fonction. Comme quand Auguste Sander nomme ses portraits par la profession de celui qui pose, il s'agit de dire le travail par la forme ― quand bien même elle pourrait sembler éloignée ― chez Auguste Sander il s'agit de visages et des corps, ici, d'objets d'une production. Globalement il se dégage des photos quelque chose du portrait objectif, techniquement (clarté formelle mais diaphragme fermé pour un rendu d'égale netteté) mais aussi dans l'idée que ce que l'on voit dit ce qu'il est par sa forme. La photo objective ou la photo d'objets. Cependant, tous ces points d'objectivités sont mis en déroute. La clarté (lumineuse) fait écho à des formes peu intelligibles, l'annonce du titre est déçue par le contenu, etc. La photographie en contraignant les objets à leur forme, fige leurs fonctions et les
transforme en peintures. Du reste le travail ― et donc Gentaro ― étant montré par cette action photographique sur les objets, il n'est plus nécessaire de faire figurer la peinture de Gentaro pour qu'elle fasse partie du portrait. • Ici le travail sociologique n'était pas pour moi l'occasion d'une étude ou d'une recherche à proprement parler mais plutôt l'idée d'abord de travailler sur des choses que je connaissais ou que je pouvais connaitre réellement et profondément, mais aussi de dire ceux qui vivent avec nous ― car étonnamment ils semblent que ce sont ceux les moins souvent dit, malgré leur importance. J'espère aussi que les six photos forment un portrait juste de Gentaro. L'importance de son héritage familiale, sa façon de reconstruire sans cesse le monde qu'il habite, son regard en images plutôt qu'en mots. J'espère que les photographies disent plus que ces quelques notes.
Lucas Léglise
BENJAMIN GRIVOT / La3 / Série de neuf photographies
Mercredi 14 Mai, 14h.
Je me suis rendu chez Thomas Billoux, luthier à Chalon-sur-Saône. Ce choix ne sʼest pas fait par hasard, jʼenvisage en effet un stage en lutherie pendant lʼannée à venir. Jʼai voulu, pendant une heure, partager les activités de ce professionnel, voir ses méthodes de travail et mʼimmerger dans son univers. Lʼatelier du luthier, cʼest aussi son magasin. Il travaille donc au coeur de son espace de vente. Son travail consiste surtout dans de la restauration dʼinstruments de musique à corde, et en particulier de violons ou violoncelles. Parfois des commandes plus originales, demandées par des collectionneurs ou des spécialistes, comme la restauration dʼun luth. Sʼil peut se permettre dʼexercer dans son magasin, cʼest parce que les diverses opérations que le luthier réalise se font à la main avec des instruments fins et précis. Chaque petite pièce est amenée à être affinée, parfois pendant des heures afin dʼobtenir un objet parfait. Ces opérations sont longues et millimétrées car chacune dʼentre elles doit permettre à lʼinstrument de donner le son attendu. Le luthier ne peut donc pas se permettre une erreur, même infime. Lors de mon passage dans son magasin, Thomas Billoux était en train de restaurer un chevalet de violon, petite pièce fine permettant de surélever les cordes de lʼinstrument. Il a ensuite changé les cordes de ce même violon. Il effectuait donc ces opérations à la lumière dʼune lampe de bureau. Pour ces photographies, jʼai donc choisi de me servir de cet aspect de la lumière qui renvoyait à une ambiance proche du clair obscur de la peinture du XVIIème siècle, utilisée notamment pour représenter des personnages . Cette
esthétique est intéressante car elle renvoie à une époque où la lutherie était déjà une activité existante. De plus le violon est un instrument ancien et de nombreux tableaux représentent des violonistes.
Benjamin Grivot
ARTHUR GROSJEAN / Fractale dʼévènements ruraux / Enquête de terrain (photographies et texte)
Ce travail est une pseudo-étude sociologique, illustrée par des photographies en noir et blanc. Elle vise à rendre compte du délaissement de la population en milieu rural de nos jours, et de la façon dont la population arrive à surmonter et parer à celui-ci.
relation avec données sur les résidences secondaires. Elles sont nombreuses en Bresse du Nord. Lʼinstallation de résidences secondaires dans ces zones est le signe dʼune disponibilité de lʼhabitat qui renvoie à un changement économique (vers moins dʼagriculture).
Mon étude porte sur la Bresse, région naturelle et ancienne province de France. Pays essentiellement rural, la société bressane, par le passé, était organisée au rythme de l'activité agricole. L'habitat en Bresse est dispersé, de type bocager, soucieux d'individualisme au sein de la communauté organisée autour de la commune. La structure sociale se définit donc par un mélange de conservatisme, d'attachement aux valeurs ancestrales et de participation démocratique directe à la vie communautaire. Grâce à une situation géographique privilégiée, ses 4 000 entreprises sont dynamiques. Leur activité est principalement centrée sur les domaines suivants : l'agroalimentaire, la métallurgie, la carrosserie industrielle, la mécanique, le transport et la santé. Elle est réputée pour les 1,2 million de volailles de Bresse élevées chaque année en plein air par 330 éleveurs.
La dépression démographique dans la Bresse du Nord et plus particulièrement dans les cantons de Louhans, SaintMartin-en-Bresse et de Saint-Germain-duPlain se manifeste par un fort taux de ménages composés dʼune seule personne. De plus les jeunes y représentent 30% de la population et la part des plus de 60 ans représente plus de 30% de la population.
Jʼai pris mes photographies principalement dans la Bresse du Nord et plus particulièrement louhannaise, dans les cantons de Louhans et de Saint-Germaindu-Plain. Jʼai décidé de débuter cette étude car déjà en 1990 la Bresse apparaît comme une zone moins densément peuplée que les cantons urbains et périurbains qui lʼentourent. La cartographie souligne deux ensembles dans lʼespace bressan, une Bresse du Nord qui est moins densément peuplée (40 hab/km²) et une Bresse du Sud plus densément peuplée (68 hab/ km²). Dans les cantons de la dorsale bressane ces évolutions démographiques sont le résultat dʼun déficit naturel associé au bilan migratoire négatif. Ces mouvements démographiques qui «vident» les villages peuvent être mis en
Arthur Grosjean
Jʼai donc voulu rendre compte de cette dépression démographique, par le délaissement dʼusine ou dʼentreprises ou habitats, et par différents évènements coutumiers ou non, que chaque commune sʼefforce de faire perdurer depuis des années. Ceux-ci peuvent montrer que les habitants de la Bresse du Nord sont soucieux de leur vie communautaire et de leur socialisation.
CLEMENT VERRIER / Portrait dʼun bar, de sa clientèle / Enquête de terrain (texte)
Intro Pour cette enquête, je parlerai dʼun bar situé à Chalon-sur-Saône, dans le centre-ville. Je tenterai dʼexpliquer les motivations des clients à venir dans cet endroit plutôt quʼun autre mais aussi du fonctionnement du bar, de lʼinfluence de la clientèle et des différents types de clientèles. Le cas particulier dans ce bar est rarissime voire nul. Toutes les personnes qui y viennent font partie dʼun groupe. Commençons par identifier les différents types de clientèles. Le bar est ouvert le jeudi et le vendredi de 18 heures à 1 heure et le samedi de 18 heures à 3 heures. Ce sont les horaires dʼouverture qui nous permettront dʼidentifier les habitués des occasionnels. Couplet 1 : Les habitués Parlons dʼabord des habitués car ce sont eux qui ont le plus de choses à nous livrer. Les habitués connaissent les horaires dʼouverture, ainsi ce sont souvent eux que lʼon croisera dès lʼouverture ou très tôt dans la soirée. Mais surtout ce sont eux qui seront accoudés au bar et qui discuteront avec les deux gérants, une femme et un homme âgés dʼenviron 45 ans. Ils discutent en sʼappelant par leurs prénoms respectifs et abordent des sujets touchant souvent à la politique. Comme je le disais plus haut les habitués arrivent souvent plus tôt car pour eux ce que serre lʼétablissement nʼest pas très important, ils viennent voir les gérants et discuter et pour cela il est plus propice dʼy aller à lʼouverture, le bar étant beaucoup plus calme. Cela peut se voir au fait que même si peu dʼhabitués jouent à des jeux, ceux qui le font, jouent par exemple aux échecs, un jeu calme qui permet la discussion. Le bar contient toutefois un flipper, deux billards ainsi quʼun babyfoot. Je tiens toutefois à mʼattarder sur une personne en particulier. Cʼest un homme qui travaille comme professeur au conservatoire de Chalon. Cʼest un habitué il vient à lʼouverture et part sans horaire fixe. Il reste parfois jusquʼà la fin du service. Cet homme a sans doute un peu plus de 55 ans, il sʼassoit tous les soirs au même endroit, au comptoir, légèrement en retrait et commande toujours des Leffe blondes en demi. Il passe son temps à jouer aux mots-croisés. Cʼest, de ce que jʼai pu voir, la seule exception notable quant à lʼorganisation en groupes des individus qui viennent au bar. Toutefois les groupes ne sont pas imperméables, les échanges sont possibles et se font entre différents groupes et quelquefois cet homme participe aux discussions de comptoir. Il faut cependant préciser que les échanges entre habitués et occasionnels sont rares. En plus de cela le bar se distingue par deux points : lʼambiance musicale est très typée rock/ country et assimilé 70ʼs et il est admis de fumer à lʼintérieur en début et fin de soirée. Les habitués sont donc très souvent des fumeurs qui écoutent (entre autres) du rock et dont la tranche dʼâge se situe entre 20 et 50 ans. Ce sont donc des gens qui ont connu lʼépoque où il était possible de fumer dans des lieux publics et qui peuvent sʼy livrer selon les limites que fixent le barman. En effet vers 7 sept heures et demi - 8 heures, le barman interdit de fumer à lʼintérieur car les occasionnels commencent à arriver. Dʼune certaine manière, cʼest comme une récompense pour les habitués. Il est aussi intéressant de noter que les habitués viennent seuls ou en couple et se réunissent ensuite au bar dans ce que lʼon pourrait appeler le groupe des habitués.
De manière générale cʼest le seul lien social que ces personnes ont entre elles, elles ne travaillent ni ne vivent ensemble. Cʼest donc une manière de boire une bière ou un café en fumant une cigarette tout en se racontant les nouvelles du début de semaine. Cʼest ce point qui de mon point de vue différencie profondément les habitués des occasionnels. Refrain 1 : Les habitués Pour résumer les habitués viennent donc au bar pour se réunir. Leur principale activité est la discussion, notamment avec les gérants. Ils profitent du calme ambiant pour fumer ou jouer à des jeux de réflexion comme les échecs. Lʼalcool nʼa pas pour finalité lʼivresse mais bien le lien social. Couplet 2 : Les occasionnels Le bar est ouvert, je le rappelle, trois jours sur sept. Globalement la moyenne dʼâge se situe entre 18 et 40 ans. Ces groupes sont de manière générale des étudiants de lʼIUT ou de jeunes employés du tertiaire. Les occasionnels sont présents surtout le samedi, et ce pour plusieurs raisons. Tout dʼabord le samedi, le bar est ouvert jusquʼà trois heures, cela permet donc de passer une soirée alcoolisée jusquʼà une heure avancée de la nuit. Car contrairement aux habitués, la discussion passe au second plan, non pas que les occasionnels ne viennent juste pour se saouler, mais ce sont des groupes qui se connaissent via le travail ou encore les études. Ce qui compte donc ici, cʼest de voir les personnes de son groupe dans dʼautres circonstances que le travail. Lʼalcool fait donc parti de ces «autres circonstances». En effet les groupes occasionnels viennent dans le bar pour décompresser de leur semaine de travail. Le bar offre un autre cadre de relation où lʼon peut se permettre de passer du temps avec son groupe. Lʼalcool sert de clé pour permettre dʼaccéder à une relation qui nʼest plus rythmée par le travail. La deuxième raison est la musique. De manière régulière le bar organise de petits concerts de groupes très peu connus, cela crée de lʼanimation et, le concert étant gratuit, cʼest un plus pour les occasionnels qui peuvent donc se réunir en payant juste leurs consommations tout en voyant un concert dʼun groupe quʼils ne connaissent sans doute pas. Il est intéressant de noter que si les habitués boivent de manière quasi exclusive de la bière, les occasionnels eux boivent entre autres des cocktails. La troisième raison est la conception de la salle. En périphérie du comptoir se trouvent quelques tables entourées de sièges de bar puis des canapés, des poufs et des fauteuils. Cela permet aux occasionnels de pouvoir sʼinstaller confortablement dans des conditions beaucoup moins formelles quʼau travail. Cette configuration fait que, presque par défaut, les occasionnels se voient éloignés du comptoir et donc des habitués. Les déplacements au comptoir se font exclusivement dans le cadre dʼune commande au bar qui est souvent menée par une seule personne dʼun groupe. De la même manière, le babyfoot, le flipper et les billards sont relativement loin du bar et sont très prisés par les occasionnels. Cʼest lʼoccasion pour eux dʼavoir une relation ludique loin des relations professionnelles. Refrain 2 : Les occasionnels
On peut donc conclure en affirmant que les groupes dʼoccasionnels, par leurs motivations diverses, (voir un concert, jouer au billard avec ses amis, sʼinstaller confortablement dans un coin avec ses amis) sont donc éloignés des habitués. Cela ne pose pour autant pas de problème, puisque les intérêts étant divergents, il nʼy a pas de conflits. Outro Les observations décrites ci-dessus sont le fruit de venues régulières dans ce bar au cours de ces 2 années passées à Chalon-sur-Sâone. La venue dans ce bar nʼétant à lʼorigine pas le but dʼune enquête mais juste dʼun divertissement, il mʼa fallu me rappeler les souvenirs dʼune micro-organisation sociale et les observer avec un recul presque instantané. Jʼai essayé dʼêtre le plus clair et concis possible dans lʼobservation de ce bar en mʼinspirant notamment du système dʼécriture dʼHoward Becker que je trouvais remarquable de simplicité. Le but étant non pas de voir un bar du point de vue dʼun sociologue (mon parcours ne mʼy permet pas) mais dʼune personne qui, ayant pris ses marques dans un lieu, se demande quelles en sont les mécaniques.
VALERIYA MALINOVA / Projet «10 moi» / Vidéo, Russe sous-titré, 10 min
Après avoir entendu l'intitulé du sujet de notre deuxième rendu pour le cours de sociologie - portrait sociologique - j'ai tout de suite pensé à ma prof de littérature russe. Pourquoi elle? C'est une personne qui m'a beaucoup influencé depuis mes 13 ans, la première fois que je l'ai rencontré. Chaque fois que l'on passe du temps ensemble on discute de livres, de films, d'événements, de la vie tout simplement. Nos discussions sont toujours pleines de questions et de réponses: nous allons au théâtre, au cinéma, je passe souvent du temps chez elle et son fils, Jainichka, qui a 12 ans. Cette personne tient une grande place dans ma vie, tous les grands événements de ma vie sont liées à elle: elle m'inspire, je l'écoute, je réfléchis, je me pose des questions. Dans la vidéo je voulais montrer un extrait de notre conversation; comme si cette conversation avait lieu dans notre vie quotidienne (et ça arrive), comme si vous étiez entré dans une pièce avec nous et que vous seriez restés là, pendant 10 minutes, à écouter tout ce qui se passe. Je ne voulais pas qu'elle raconte l'histoire de sa vie, on la connaît déjà en quelque sorte... tout le monde a déjà vu une prof de 40 ans, qui travaille au lycée, qui a un fils et vit tranquillement sa vie. En fait je voulais montrer cette magie qui est dans ses yeux, qu'elle est vraiment cette baie dont elle parle au début. Je voudrais en découvrir plus sur elle mais j'ai compris que c'est un peu inutile de poser des questions, c'est mieux de la laisser parler. Du coup, je pense que la forme de la discussion est vraiment adaptée. Deux semaines avant le tournage je lui ai proposé de trouver les mots, les objets, les personnages etc. qui sont liés à elle, pour qu'elle fasse des associations. Je ne peux pas dire que j'ai obtenu quelque chose qui m'étonne par rapport à nos conversations habituelles, mais j'ai eu la possibilité de voir ses yeux, ses émotions, ses gestes. La plupart du temps je ne fais pas attention à tous les détails qui accompagnent ma prof pendant qu'elle
parle. Cette petite recherche m'a permis de regarder plus attentivement toutes ces choses-là. J'ai écouté son histoire, et en même temps, c'est une histoire intime pour moi aussi. J'ai reçu une clef pour entrer dans sa vie. J'ai compris la manière dont ses mots sont magiques et pleins de sens: elle remplit tout avec les mots. Ce petit morceau de notre vie - cette vidéo – ne peut montrer qu'une très petite partie de tout ce qu'il est possible de découvrir sur Sveta. Je suis déjà très contente qu'elle ait accepté cette idée de "10 moi", de la filmer, de la traduire; parce que ce n'était pas facile pour elle: elle a ouvert une porte vers quelque chose de très personnel. Une autre chose à laquelle je pensais, est l'hypothèse suivante: est-il possible de deviner qui est la personne que tu regardes en connaissant seulement quelques détails d'elle? C'est la question qui se pose au spectateur. Dans l'ensemble je peux dire que je suis plutôt contente, parce que j'ai réussi à découvrir encore un peu plus en détail une personne importante de ma vie. Enquêtrice: Valeriya Malinova Enquêtée: Sveta Savina Mai 2014
Valeriya Malinova
VINCENT DI MAIOLO / Arteen (Partie I) / Vidéo, 21 min
Arteen est un ami, irakien et catholique, qui a quitté son pays natal en tant réfugié politique à la suite de la guerre en Irak menée par G.W. Bush Jr.. Quand nous nous sommes rencontrés au lycée, il ne parlait pas un mot de français. Je lʼai aidé à apprendre et en retour jʼai appris à le connaître. Nous avons pris pour habitude dʼavoir de longues discussions dans la voiture, il sʼest très vite mis à me raconter son histoire, à me parler de lʼIrak et de son arrivée en France. Jʼai toujours aimé ces moments de conversations qui sont le moteur de ce film. Arteen se raconte, dans un portrait vidéo où sʼentremêlent des moments de vie avec ces moments où il prend la parole et nous conduit à travers son histoire. Je voulais que ce fi lm soit un peu comme une rencontre où ce serait Arteen qui tiendrait le volant de la vidéo, dont nous serions de simples passagers. Cʼest dans cette optique que jʼai choisi de commencer et de finir ma vidéo par une scène en voiture filmée par Arteen. Comme le laisse deviner le titre, «Arteen (Partie I)» est le premier épisode dʼune série de petits films que je compte poursuivre sur un an. Dans cette partie Arteen nous parle des différents lieux où il a été ballotté, des problèmes de langue, et de ses premiers contacts avec les gens à son arrivée en France.
Vincent Di Maiolo
ANNEXE
La commande passée aux étudiants en cette fin de deuxième semestre était de réaliser un portrait de manière documentaire. Cela pouvait être le portrait dʼune personne, dʼune situation, dʼun lieu, dʼun objet, dʼune relation, etc. Nous avons défini le documentaire dans le cadre du cours comme une situation où «les hommes sont des acteurs, leur rôle est dʼêtre eux-mêmes»; définition donnée par Walker Evans à la vue dʼune photographie dʼEugène Smith*. Le documentaire nous a semblé être le lieu où se croisent les sciences sociales et les pratiques artistiques. Si notre point de départ pour le cours était que les sociologues nʼont pas le monopole des discours sur la société, les travaux rassemblés ici illustrent bien cette idée. Lʼapprenti sociologue que je suis a fait un pas vers les étudiants, puis nous avons cheminé ensemble durant ces deux années, entre art et sciences sociales, portés par le courant documentaire. Ce texte ne vise pas à chapeauter les six projets présentés mais plutôt à donner quelques éléments de lectures, de compréhension, pour mieux saisir comment ces travaux font sens dans le cadre du cours. Ce que nous donnent à voir ces différents projets se sont autant de discours sur une réalité observée par chacun des étudiants. Lʼexercice devait être une excuse plus quʼautre chose pour aller à la rencontre de "lʼautre". Après tout, les armes principales du sociologue sont sa curiosité et sa capacité à engager la discussion.
Le travail de Lucas sur les outils de Gentaro Murakami nous renvoie aux photographies de Sander sur les outils humains et non-humains du travail; mais aussi aux questions de base de la sociologie de lʼart, telles quʼelles ont pu être traitées par Howard Becker dans Les mondes de lʼart. Dans le chapitre sur la différence entre art et artisanat on peut lire: "Rien n'interdit de trouver beau un objet utile dont la réalisation a exigé de la virtuosité technique. Certaines traditions artisanales sécrètent un sentiment du beau, qui va de pair avec des principes esthétiques et des normes de goût. Les fabricants comme les utilisateurs font une différence entre les meubles simplement utiles et ceux qui sont beaux de surcroît. Peu de gens s'attachent à faire ces distinctions subtiles pour les objets domestiques. Ceux qui leur accordent de l'importance (les Japonais par exemple) font de la beauté un troisième critère de jugement, avec l'utilité et la virtuosité, qui intervient constamment dans leurs activités quotidiennes. La beauté devient une exigence supplémentaire des connaisseurs, que certains artisans s'efforcent de satisfaire."** Benjamin semble également sʼêtre intéressé à cette question des rapports entre art et artisanat lors dʼune après-midi dʼobservation chez un artisan luthier. Il nous montre le corps de lʼartisan, cet «arbre à gestes» pour reprendre la formule de Michel de Certeau, se plaçant en observateur plutôt quʼen imitateur. La manière dont il photographie les mains du luthier nous ramène directement aux recherches en chirognomonie des années 1929-1930 chez Renger-Patzsch, Sander ou Abbott. Son travail nous rappelle également celui de Claire Chevrier ou dʼOlivia Gay quand elle photographie les dentelières dʼAlençon dont la technique a
* Walker Evans, 1969 à la vue de «Three generations of welsh miners» dʼEugene Smith, cité dans Olivier Lugon, Le style documentaire, 2002 ** Howard Becker, Les mondes de lʼart, 1982
été classée au patrimoine immatériel de lʼUNESCO. Lʼenquête que mène Arthur en HauteBresse sur les manières de faire et de vivre dans les communes louhannaises nous rappelle singulièrement la recherche de Nicolas Renahy sur la jeunesse en milieu rural postindustriel***. Le récit de Renahy nous emmène à la rencontre des jeunes de Foulange, dans la banlieue dijonnaise, alors que les usines délaissent les unes après les autres la commune et que le patronat paternaliste (on appelait littéralement le patron «papa») a laissé place à une gestion des ressources humaines délocalisée et rationalisée. Lʼéquipe de football de Foulange, dernier vestige dʼune vie de la communauté ouvrière, est un lieu dʼobservation important pour le sociologue. Il y subsiste un entre-soi masculin, où l'on se transmet de père en fils du symbolique (notamment dans les vestiaires et lors des douches en groupes). Les vieilles rivalités entre communes (et donc entre usines) y subsistent encore, bien que l'affaiblissement du tissu industriel pousse les équipes à la disparition. Arthur est allé spontanément vers le terrain de foot, y voyant le lieu de rassemblement d'une classe ouvrière qui n'est plus. Ces photos du terrain font écho à celles qu'il a prises des usines désaffectées, désertées, vidées de leurs travailleurs. Le travail d'écriture de Clément repose avant tout sur de l'observation participante, dans un terrain qu'il connaît bien, pour l'avoir fréquenté régulièrement sur les deux dernières années. L'influence de Becker est sensible, à la fois dans le choix du sujet et dans la manière de le traiter. Dans Outsiders****, Howie (je pense qu'après ces deux années vous êtes tous plus ou moins ses intimes…) s'attache à dépeindre l'univers où il passe ses nuits et ceux avec lesquels il les passe: les
*** Nicolas Renahy, Les gars du coin, 2010 **** Howard Becker, Outsiders, 1985
musiciens de Jazz de Chicago. Ici, Clément nous dresse un portrait de ceux qui entrent au bar, de manière régulière ou plus ponctuelle et nous donne à voir ce qu'ils font. Leurs postures, leurs consommations, leurs discussions sont autant d'indicateurs pour Clément sur leur rapport à l'objet (le bar). La finesse de son analyse nous donne l'impression d'être assis là, quelque part, entre les canapés et le comptoir. Les vidéos de Valeriya et de Vincent nous donnent à voir le portrait de deux de leurs proches, Sveta et Arteen. Les dispositifs choisis sont différents mais le principe reste le même: les discussions du quotidien auront, pour une fois, une trace matérielle. De ces discussions on retient les ruses, les stratégies de résistance mises en place par des acteurs dont la situation est parfois complexe. Sveta est prof et comme le souligne Valeriya, on a tous rencontré une prof de 40 ans qui vit seule avec son fils, dont on connait seulement deux ou trois choses. Ce que donne à voir Sveta, ce qu'elle met en mots, c'est toute la poésie qu'elle développe pour ne pas se laisser happer par un quotidien. Ce que Valeriya voit dans les images qu'elle a tournées ce sont des postures, une hexis corporelle et un langage non verbal qu'elle avait fini par ne plus voir et qu'en chaussant les "lunettes du sociologue" elle remarque à nouveau. Ce que donne à voir Arteen, dans l'obscurité de l'habitacle de sa voiture, ce sont des images que l'on nʼa pas, ni dans les médias ni en tête. Tout d'abord celles de guerres que "nous" sommes allés mener contre "eux", des guerres sans images et qui n'ont peut être même pas existé, comme dirait Baudrillard. C'est aussi l'image manquante de ces réfugiés irakiens chrétiens, et non pas musulmans, ce qui étonne en premier lieu "les arabes"
qui croisent la route d'Arteen. Enfin, des images des conditions de vie des immigrés réfugiés en France, qu'on préférerait ne pas voir dans le pays des droits de l'Homme; Arteen tue un rat avec sa chaussure dans la chambre du foyer où sa famille est placée, en attendant… Parti de Bagdad et se croyant revenu à Bagdad en arrivant en banlieue parisienne, Arteen nous montre ce que nous ne voyons plus: les dysfonctionnements d'un système scolaire qui peine à le caser ou encore l'absence de vie sociale dans les lieux publics lorsqu'il plonge dans une fontaine et s'en fait sortir manu militari. Vincent nous donne à voir le quotidien d'Arteen, la culture qu'il s'est forgé, une manière de parler qu'il a développée en quelques années et tout ce qui fait d'Arteen non pas une victime (de la guerre, de l'immigration, du racisme, etc.) mais un acteur, en résistance, déployant des ruses et des stratégies, pour avancer.
Diane-Sophie Girin
EMA FRUCTIDOR / 2014 / Diane-Sophie Girin avec l始aide de Bruno Voidey et Kevin Berny