Alexandre Renaud
Chair à Canon - La simple vie des hommes en guerre Paris: Le Courrier, 1935
I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII.
La Guerre Le Baptême du feu Ypres L'Yser et Arras Septembre 1915 Loos Verdun En Champagne, rien à signaler Paris La Somme Avril-Mai 1917 Prisonnier
1/118
I. LA GUERRE 28 juillet 1914... Il est midi. Dans la partie du camp d'instruction que nous occupons, les grands marabouts blancs, alignés en files régulières, deux files par compagnie, ressemblent à quelque tribu géante de bédouins en prière. Il fait lourd et chaud. Là-bas, dans le ciel, vers Azay-le-Rideau, de gros nuages noirs frangés de rouge, aux énormes têtes de dogues, montent sans cesse à l'assaut du soleil. Sous le marabout n° 3, une belle tente ma foi, une des plus belles de la compagnie, sans une pièce, sans un trou, une de ces bonnes tentes sur lesquelles tous les orages du ciel peuvent se déverser, sans que dans leur ventre on sente seulement une goutte d'eau, les hommes de la 1re escouade de la 4e section de la 9e compagnie se reposent, la plupart étalés sur les lits de camp, pendant que quelques autres, la gamelle entre les cuisses, achèvent de manger la soupe. Il fait lourd et chaud; les digestions commencent et la conversation, réduite d'abord à quelques grognements, est tombée tout à fait. Le grand Bonnet, un paysan des Deux-Sèvres, le cabot manqué, comme on l'appelle, somnole, étendu sur le dos, les genoux fléchis, les mains sous la nuque. Jamais ses grandes jambes, habituées aux longues foulées élastiques dans les guérets, n'ont pu réussir à se mettre au pas cadencé et dans son crâne épais, la théorie n'est toujours entrée que par bribes informes. Il est de la classe. Son rêve de devenir un jour sergent s'est évanoui et il ne pense plus qu'à quitter cet habit militaire qu'il déteste maintenant de toutes ses forces de brute athlétique. En face de lui, couché sur le flanc, Merlet, le malin des anciens de Pescouade, qui a su couper pendant ses deux ans aux corvées embêtantes ou les faire exécuter par d'autres, rêve, les yeux miclos. De sa petite pipe de plâtre de trois sous, la seule bonne, affirme-t-il, pour un vrai fumeur, il tire de temps à autre des ronds de fumée dont il est très fier et qui lui font grogner des jurons d'admiration quand ils sont particulièrement réussis. Quant à Jollivet, depuis dix minutes, il pousse de tels ronflements que Merlet s'est relevé déjà deux fois pour voir s'il ne joue pas la farce. Seul maintenant, le petit Piot frotte encore sa gamelle avec du pain pour la faire briller, avant de la replacer sur son sac. C'est un petit bleu de la classe 13 complaisant et débrouillard. Il m'a rendu déjà des services en allant avec moi barbotter des couvertures à un autre régiment pour pouvoir rendre à l'Intendance notre stock au complet : sale corvée à faire en pleine nuit avec la menace, si l'on est pincé, du Conseil de Guerre pour vol. Sa gamelle à la main, il s'est approché de mon lit. Il m'a vu lire le journal que les camelots vendent dans le camp, et il voudrait savoir si l'on raconte du nouveau sur la « grande chose », l'unique, dont on discute sous toutes les tentes, qui commence à hanter nos nuits et fait attendre avec impatience le rapport du matin : la guerre. « Dites donc, Caporal, va-t-on avoir la guerre ? » Je souris : « Mon vieux, je n'en sais rien, pas plus que toi ; tu sais bien comme moi que les permissionnaires ont été rappelés à la caserne, tu sais bien aussi que le cabot fourrier a annoncé que tous les comptes doivent être arrêtés d'urgence dans les compagnies détachées. Hier soir, le sergent Barbaud, au bureau du Colonel, a appris de l'Adjudant de service, qu'une dépêche était arrivée pour nous faire rentrer du camp en vitesse, puis que cinq minutes après, en était arrivée une seconde annulant la première. « Oui, on raconte tout ça et puis tous les tuyaux de cuisine par-dessus le marché. » « Ça, c'est vrai », dit Piot, « mais il y a tout de même quelque chose de pas ordinaire qui se goupille. » « Pour moi », repris-je, « qui me paraît 1e plus bizarre, c'est de voir de grosses, très grosses légumes comme de Castelnau, s'intéresser à la manœuvre de la 1re escouade de la 4e section. L'astu vu ce matin quand on a fait l'assaut du 135e ? Je l'aurais envoyé au diable avec ses histoires de tranchées ! J'aurais été bien vu de commander à Bonnet ou à Jollivet d'enlever leur outil du sac et de 2/118
creuser devant eux dans les racines de bruyère. Naturellement, il s'en fout le Général, mais, si l'escouade avait perdu deux ou trois pelles comme la semaine dernière en grattant sans savoir pourquoi, c'est encore mon Piot et son cabot qui auraient été obligés d'aller attraper la suée pour en ramasser sous les tentes des autres, au risque de prendre un mauvais coup. » Je pliai mon journal : « Tiens, prends-le », dis-je à Piot; « tu le liras ce soir au tir; d'ailleurs, il n°apprend rien, sauf des tas d'histoires sûrement inventées : le Tsar servirait d'intermédiaire et l'Angleterre aussi. L'Empereur d'Allemagne laisserait François-Joseph se débrouiller avec sa famille. » Piot semble méditer. « Pour moi, » me dit-il, « j'aimerais bien que la guerre éclate maintenant. Je ne suis pas de la classe : on compte encore du 600 et la ch..., et il me semble qu'on serait mieux à faire quelques mois des vraies manœuvres, plutôt que de rester à s'embêter à la caserne. On foutrait la tournée aux Alboches, on verrait du pays et puis on aurait de beaux souvenirs pour plus tard. Ça ne durerait sûrement pas longtemps, et je crois qu'il y a des régiments qui ne verraient seulement pas les Prussiens. Avez-vous vu le tir de la section de mitrailleuses avant-hier ?... J'étais marqueur avec Tesnière, le caporal de la 2e escouade; c'est un ancien pourtant ! Eh bien! il n'en revenait pas : à 400 mètres, en moins d'une minute, toutes les silhouettes à genoux et même couchées étaient garnies de balles. Alors, comment voulez-vous que les Alboches avancent ? » « Moi aussi, » lui répondis-je, « Piot, je suis de ton avis. J'ai pourtant fini mon service, mais tant pis ! je ferai encore bien volontiers quelques mois de rabiot pour faire une bonne promenade à travers l'Allemagne et visiter Berlin. D'ailleurs, de la façon dont on se regarde des deux côtés de la frontières, avec les précautions que l'on prend dans chaque parti, ça. arrivera forcément un jour ou l'autre. » À ce moment, un ronflement plus violent rauque que les autres, nous apprend que Jollivet se réveille. L'homme reprend conscience de son état et de son moi, et le cri instinctif qui, chaque matin, tous les ans à cette époque, secoue les chambrées à leur réveil lui échappe : « 47 demain matin, après le jus et la fuite ! » Alors, suivant la règle établie et obligatoire, le cri se répercuta d'ancien à ancien, religieusement, comme une prière; cri de liberté, d'indépendance, sentiment du jeune homme qui, jusqu'ici est adolescent et dans 47 jours sera l'homme qui entre dans la vie. « 47 demain matin après le jus ! 47 demain matin !... » Sous l'autre tente, des voix, à leur tour, reprirent le refrain, comme au petit jour se répondent les coqs dans les fermes du Bocage. « 47 demain matin !... » Alors, arriva ce qui deux fois sur quatre terminait la prière. Tout à coup, un bras musclé brandit un polochon d'ancien sur la tête d'un pauvre diable, qui jusque-là dormait à poings fermés. L'assommé crie, les coups redoublent. Je hurle au -milieu du vacarme : « Voulez-vous nous ficher la paix, là-dedans ! » Mais le tumulte est déchaîné. Le grand Bonnet a succédé à Merlet, et tout à fait réveillé maintenant, à coups de polochon, il cogne comme un sourd. À chaque décharge, son bras libre tendu, il commande : « Demande pardon, Boulot, à tes anciens ! Ah ! tu as crié « 47 demain matin » ; rétracte à genoux, ou gare tes fesses... Tu veux venir commander à tes anciens parce que tu n'as pas de pain chez toi ! » Le Boulot souffre-douleur, c'est Claudiot, un Tourangeau, typo de son métier et qui vient de s'engager pour trois ans. Il a eu le malheur de crier avec les anciens et ça, c'est une tache... À demi étourdi par les coups, le Boulot se décide enfin. À genoux, il fait des excuses à chaque ancien, et je finis par imposer silence. Les polochons reprennent leur place, le petit engagé refait son lit bousculé, Merlet et Bonnet, étendus à nouveau, le surveillent d'un œil, tandis que Jollivet recommence à pousser ses ronflements. 3/118
* La sieste devant durer jusqu'à deux heures, je viens de m'étendre à mon tour, quand j'ai le sentiment d'un certain branle-bas dans le camp. Je n'ai pas le temps d°analyser la cause du bruit. Le sergent Barbaud écartant la toile de la tente, se penche à l'intérieur. Sa figure est soucieuse. Je me lève. « Ça y est », pensai-je, « le Capiston a entendu le chahut de tout à l'heure, ça va être quatre jours pour moi. » « Faites vos sacs », dit-il, « bien vite ; roulez les couvertures par dix, les polochons aussi, ainsi que les sacs de couchage ; vous, le caporal, vous mettrez une étiquette sur chaque paquet avec le numéro de l'escouade et l'Intendance vérifiera elle-même le compte. Débrouillez-vous ; rassemblement de la compagnie dans vingt minutes sur le front de bandière ; on embarque pour la caserne. » * La Guerre! La Guerre! Toute l'escouade y pense, mais le mot ne se dit pas. On se met à boucler les sacs, à plier les paquetages. On parle à voix presque basse de l'arrimage des couvertures, sacs de couchage, de l'orage qui envahit le ciel. De la grande nouvelle qui fait travailler les cerveaux, pas un mot. Nous sommes entre paysans et il faut d'abord s'habituer à l'idée, la méditer, avant de donner son avis. Bleus et anciens travaillent côte-à-côte, fraternellement. L'idée de la guerre prochaine a ramené la paix dans l'escouade. Sur les rangs seulement, après le dernier commandement des sergents : « Comptez vous quatre », j'entends Claudiot qui souffle en riant à Bonnet : « Dis donc, l'ancien, peut-être qu'avant un mois tu auras tes galons de Sergent ; ça va marcher vite l'avancement ! » Et je vois le grand Bonnet rougir de plaisir; ses yeux brillent : Dans un mois peut-être, il marchera à la tête d'une section! Et tout son grand corps semble crier : Vive la guerre! * Le tonnerre gronde maintenant au-dessus du camp. Dans les nuages, couleur de plomb, des fenêtres lumineuses s'entr'ouvrent. Des éclairs en jaillissent, zigzaguant vers la terre, cherchant la pointe d'un arbre pour s'y poser, et l'on entend le choc des nuées qui se referment. Les premières gouttes de pluie, lourdes comme des balles, claquent sur les feuilles et la toile des tentes. Des soufiles chauds coulent sur la terre comme des frissons. Les branches ondulent et frémissent, les herbes se penchent vers le sol. Feuilles mortes, papiers, grains de sable, qui dansaient, roulaient, voletaient gaiement il y a quelques heures le long des allées du camp, s'enfuient pôle-mêle dans une ronde éperdue. La nature a peur. Nous autres, les hommes qui allons partir en guerre, nous rions de cette petite bataille des éléments, si misérable, à côté de toutes celles auxquelles nous prendrons part. Chacun de nous a mis son mouchoir sur sa nuque, pour se garantir le cou des gouttes d'eau qui tombent du képi. Une à une, les compagnies alignées, l'arme sur l'épaule, défilent, d'un même rythme lourd et puissant, insouciantes des rafales de pluie, devant le Colonel, l'épée à la main. * Vive la guerre ! Après des journées d'attente depuis notre retour, on vient de nous apprendre officiellement que la guerre est déclarée entre la France et l'Allemagne. Nous sommes déjà depuis plusieurs jours habillés de neuf et prêts à partir. Les réservistes sont arrivés; la plupart sont des camarades de l'an dernier : Béneteau, l'ancien cuisinier, Parois, le premier soldat, Ravaud, l'ancien ordonnance du Lieutenant. Le Capitaine vient de nous réunir au réfectoire pour une dernière 4/118
conférence. C'est une vieille culotte de peau, notre Capitaine. Pendant deux ans, il nous a menés durement, à l'allemande. La 9e compagnie, à cause de lui, est considérée comme la sale compagnie du régiment. Il a fait cela honnêtement, parce qu'il s'est imaginé que la guerre serait gagnée par l'armée qui se mettrait le mieux au garde-à-vous, et qui exécuterait le plus savamment l'école de compagnie. Cette dernière théorie n'est d”ailleurs que la répétition de toutes celles entendues depuis deux ans: « L'infanterie est la reine des batailles... L'artillerie prépare l'attaque, mais c'est le fantassin qui bat l'ennemi. » Et puis, la grande idée, qui, je crois, est l'idée dominante de nos états-majors : « L'offensive, toujours 1'offensive. Marcher sur l'ennemi toujours, coûte que coûte et à la baïonnette, car la balle est folle, seule la baïonnette est sage ». « Vous verrez », nous dit encore le Capitaine, « je vous faisais, à la manœuvre, sortir pour l'assaut à deux cents mètres de l'ennemi supposé. Mais dans quelques jours, c'est à 400 et 500 mètres que je vous crierai : « En avant, à la baïonnette ». * À la soupe, nous discutons sur la théorie du capiston Nous avons soupesé nos sacs et nos cartouchières, et nous nous demandons un peu, comment nous pourrons nous lancer au pas gymnastique, à la baïonnette, à une distance pareille, et dans quel état nous parviendrons au but. Aucun ne veut douter cependant qu'avec un peu d'entraînement on y arrive, puisque c'est la seule manière de bousculer l'ennemi. Piot seul, impressionné encore par le tir de la mitrailleuse au camp, se demande « si les Prussiens en ont aussi des comme ça de mitrailleuses », mais Bonnet lui coupe la parole : « Tais toi le bleu, tu n'y connais rien ! » Et la soupe se termine sur la crainte que l'on arrive trop tard là-bas et seulement pour ramasser les derniers casques. * Ce soir, dans les chambrées bien closes, après la journée achevée gaiement à boire dans les cantines et les bistrots de la ville, les rêves de gloire descendent en foule sur les fronts, avec l'odeur étrange de cuir, de suint, de pharmacie qui se dégage des paquetages de guerre. « Des drapeaux flottent : le régiment avance à la bataille, massif, largement déployé en ligne de section ; l'ennemi s'enfuit. Des morts sont étendus dans les champs de blé mûr. Nous passons vite, nous sommes les vivants. Les pavés des villes allemandes résonnent sous nos pas. Le tocsin sonne, nos musiques jouent ». Puis d'autres rêves se superposent aux premiers, visions de ripailles, de beuveries monstres, de pillages. La guerre va être belle, enivrante, variée, voluptueuse comme une femme. Nous avons vingt ans et notre chair frémit dans les petits lits de caserne bien bordés comme des lits d'enfants. Nous sommes heureux. C'est le rêve de toute une génération, vieille maintenant, qui va se réaliser par nous, les jeunes. « 1870 » lit-on à la place d'honneur dans notre réfectoire, « oublier : jamais ». Nous allons venger les vaincus de 1870, nos pères et nos grands-pères. Depuis notre naissance, patiemment, religieusement, ils nous ont façonnés pour la guerre. Les premières complaintes que nous avons entendues sur les places de nos villages narraient les malheurs de nos frères écrasés sous la botte allemande. À 1'école, de l'histoire de notre pays, on ne nous a fait apprendre que les guerres. Au collège, les premières poésies que nous avons sues et aimées étaient des chants de guerre:
5/118
« Nous l'avons eu votre Rhin allemand Il a tenu dans notre verre Le jour où Condé triomphant A déchiré sa robe verte : Où a passé le père, passera bien l'enfant. » Presque chaque année, depuis que nous sommes au monde, nous avons entendu monter de l”Est des cliquetis de sabres à demi tirés des fourreaux; des rumeurs de troupes qui s'avancent sont venues secouer la France, qui allait s'endormir dans son bien-être, d'un frémissement nouveau. La guerre, il nous la faut ; elle est sainte, elle est noble : nous serons la grande génération qui a écrasé l'Allemagne monstrueuse. Dans la nuit chaude, la chambrée dort, dans l'attente impatiente des grands jours qui vont luire. * Les jours se suivent dans l'allégresse. On nous a cantonnés en ville, pour laisser la caserne aux réserves. Un soir, Merlet, Jollivet, deux autres anciens et moi, nous sommes allés passer quelques heures au café. À une petite table, au fond de la salle, tout près l'un de l'autre, un réserviste et sa femme causent à voix basse. Que se disent-ils ? Nous n'en savons rien. On les voit seulement s'embrasser souvent; il essaie de la faire rire, elle sourit et les larmes cependant continuent de perler sur ses joues. Merlet, de loin les interpelle. Il connaît le mari, un ancien de la 10e compagnie. On boit ensemble quelques tournées, puis on discute sur la belle promenade que l'on va faire : « Rien que des casques et des souvenirs d'officiers à ramasser, ma petite dame », dit Merlet. « Quelques mois de campagne seulement ! » « Faut pas vous en faire », ajoute-t-il, parce qu'au fond de lui-même, il a un peu pitié de sa douleur, « il y a des tas de corps d'armée devant le nôtre, et on va arriver là-bas bons derniers. Alors, on se contentera de suivre parce que ça ira très vite, et à Noël on sera tous rentrés. » Et il cligne malicieusement de l'œil en regardant le mari. Le départ de la ville se produit sous les vivats des habitants. On nous jette des fleurs. Des bouquets sont attachés aux quillons des fusils, aux gamelles, piqués sur les képis. Le régiment semble un immense bois en fleurs qui monte vers la gare. Des rires et des plaisanteries fusent à l'adresse des jeunes filles. Elles sont gaies, elles aussi, en voyant partir les hommes, fières comme nous d'être de la génération de la revanche. Seuls, quelques réservistes mariés pensent encore aux adieux de leur femme et à leurs moissons qui ne sont pas rentrées, mais en nous voyant si gais, ils oublient. * Le train qui va nous emporter est garni de fleurs, bariolé d'inscriptions : « À Berlin, Vive le Régiment. À bas les Prussiens. » Sur la machine, tracée à la craie, coiffée du casque à pointe, une immense tête de porc, dont les crocs forment moustache, représente le Kaiser allemand. Nous sommes empilés à quarante par wagon, des wagons à bestiaux, et par les portes et les volets grands ouverts, à cause de la chaleur torride, et de l'odeur infecte qui se dégage des capotes neuves imprégnées de naphtaline et de sueur, on voit d'un bout à l'autre du convoi, des jambes et des bras qui pendent. Tout le long des quais, la foule se presse, bat des mains, nous acclame. Un vieux monsieur nous appelle déjà des héros. On voit encore ici quelques visages angoissés et rouges de larmes, mais ils sont rares, et honteux ils se cachent. Au tableau, même le plus beau, il faut quelques ombres. Soudain, un coup de sifflet retentit, et à une toute petite allure de promenade, cahotant sur les 6/118
vieux essieux, les wagons aménagés, pas encore habitués à porter des hommes dans leurs flancs, partent en grinçant de toute leur ferraille. À toutes les portes, les pantalons rouges continuent à se balancer mollement. « Vous ne trouvez pas », me dit Claudiot en priant, « ça fait tout de même penser aux chars fleuris des bêtes grasses que 1'on mène à la boucherie les soirs de Mi-Carême. » « Comment peux-tu dire ça », lui répondis-je, « toi, le Boulot, qui en a pris pour trois ans ! » * Les rires redoublent. Nous arrivons à une grande gare. Sur le quai, des jeunes filles et des femmes offrent du café et du vin, de ce vin d'Anjou doux et musqué qui fait tourner les têtes et oublier. Les hommes, sans attendre l'arrêt du train, descendent le bidon à la main et, en guise de paiement, embrassent les filles sur les joues, à pleine bouche. Puis, goulûment, ils boivent en courant, distribuent ce qui reste et courent à nouveau vers les femmes.
7/118
II. LE BAPTÊME DU FEU Nous entendons pour la première fois le canon, un simple grondement sourd au loin, en débarquant la nuit près de Nancy. Une heure après, nous recevons le baptême du feu, en allant chercher de la paille pour améliorer notre campement. Des territoriaux en sentinelle sur les voies, hantés de visions d'espions, affolés à l'idée d'être déchiquetés par une mine, nous envoient sans aucune sommation, une douzaine de balles. Deux blessés hurlent dans la nuit 5 chacun se précipite dans le cantonnement avec sa paille et l'on s'endort sans se soucier davantage de ce qui est arrivé. Ensuite, pendant quatre jours, nous errons en avant de Nancy sans trop savoir où nous allons. Nous sommes pourtant bien loin derrière les corps de couverture et cependant, à chaque instant, des bruits circulent que des cavaliers allemands galopent dans les environs. Plusieurs fois par jour nous prenons des formations de combat « en ligne de section par un » et bien souvent on entend le claquement du fusil d'une sentinelle qui, à l'orée des bois de Champenoux ou autour du château de la Trembloye, a cru voir quelque fantôme coiffé du casque à pointe. Brusquement un matin, après une nuit passée à essayer de nous garantir d'une pluie qui ne cessa qu'au petit jour, les compagnies répandues dans la plaine en une multitude de petits vermisseaux de sections se sont réunies le long d'une route inconnue, puis se sont soudées les unes aux autres en formant la colonne de régiment. Nous nous trouvons tout à fait en arrière de cette colonne. D'où nous sommes, cela ressemble sur la route blanche à un long ver noir pointé de rouge. Ce long ver est composé des choses les plus diverses, d'hommes, de chevaux, de voitures légères, de grosses voitures bâchées, et cependant de loin tout cela se confond et chacune de ces choses n'est plus qu'une cellule anonyme de cette bête immense. Des sifflements et des ordres se propagent, venant de tout là-bas, de la tête et le long ver tressaille et se met à onduler â travers crêtes et ravins comme s'il voulait dévorer le ruban de route brûlé de soleil, tel une chenille qui arpente une pousse verte. Le soir seulement, alors que nous tous, les petites cellules, nous nous traînons harassés, le monstre s'arrête puis ses anneaux formés par les compagnies se scindent. Les officiers prennent les consignes. Ma compagnie se détache du bataillon et nous nous installons dans la partie boisée d'une jolie bourgade accrochée au flanc d'un coteau et au pied de laquelle coule une rivière. Deux sections sont envoyées en avant pour couvrir la compagnie et dominer l'agglomération. Sur la colline d'en face, de l'autre côté d'un long ravin profond on aperçoit la fumée des petits postes allemands. Pour la première fois nous sommes en avant-garde, face à l'ennemi. Toute la soirée nous patrouillons dans les houblonnières et les jardins ombragés. Malgré les tiraillements continuels des petits postes, des uhlans se hasardent dans les bas-fonds, en avant de la bourgade et poussent l'audace jusqu'à se glisser entre les deux petits postes. Une vieille femme vient d'être sommée, à cinquante mètres à peine de notre grand'-garde, de donner le numéro de l'unité qui occupe le lieu et la force du détachement. Le lendemain matin, au petit jour, alors que mon escouade est de service à la porte du cantonnement, trois hussards dévalent la grande rue de la ville avec un uhlan entre eux, et pendus à leurs selles des sabres et des casques. Ils s”arrêtent devant nous pour nous montrer leurs trophées. Quelques habitants se sont joints à nous; Merlet rit de la tête malheureuse de l'Alboche et essaie de lui faire comprendre que nous irons bientôt à Berlin ; l'autre qui ne comprend rien fait « Ya ! Ya ! » et rit aussi parce qu'il a peur. Quant à Piot il caresse les casques avec des yeux d'envie comme s'ils étaient en or. * Pendant ce temps, la sonnerie du téléphone installé dans le cantonnement pour nous relier aux 8/118
petits postes, tinte sans cesse. On signale que des colonnes d'infanterie et même de la cavalerie et des trains d'artillerie débouchent sur les crêtes et disparaissent sans cesse dans la vallée boisée. Le Capitaine, inquiet, envoie par un hussard un message au Commandant resté avec le bataillon à deux kilomètres en arrière. La réponse ne se fait pas attendre. Elle signifie au Capitaine de ne pas s'inquiéter, que chaque matin, depuis huit jours au moins la même manœuvre se produit. Ce ne sont que des feintes pour attirer des renforts, utiles ailleurs. En conséquence, il vient d'envoyer le bataillon à l'exercice et il enjoint au Capitaine d'en faire autant pour ses deux sections de réserve. Le Capitaine n'obéit pas. Il nous fait au contraire hâter la popote. Les habitants inquiets accourent et demandent si nous allons nous replier et les abandonner. Une vieille femme arrive avec un énorme compotier plein de confitures de mirabelles, et nous 1'offre en disant : « Mangez vite ! Les Prussiens ne les auront pas ! Je m'étais donné tant de mal à les faire, mes confitures. » Toute l'escouade se met à l'œuvre. Elles sont bonnes les mirabelles de la bonne femme. Nous sommes heureux et sans souci, le ciel est clair, le soleil resplendit déjà. Le grand Bonnet, assis par terre, taille de larges tranches de pain sur lesquelles il étend parcimonieusement la confiture avec son couteau. Même dans l'abondance, .il reste économe. Les autres d'ailleurs font de même. Seul, Claudiot le Boulot, à la mode insouciante des villes, ne ménage pas parce qu'il y a beaucoup, et c”est avec sa cuillère qu'il plonge dans le plat. Quelques instants plus tard, nous partons en patrouille pour visiter les petits postes et leur donner l'ordre du Capitaine de se replier sur la grand'garde en cas d'attaque. À grand'peine, car tous veulent en être, je choisis trois patrouilleurs dans mon escouade : Jollivet, Piot et Béneteau le réserviste. Sans sac, le fusil à la main, nous partons à travers les houblonnières. Les hommes du petit poste N° I sont dans la joie. Ils viennent d'abattre deux cavaliers et leurs chevaux. Trois d'entre eux se disputent l'honneur d'avoir tué un des deux cavaliers qui s'enfuyait. Les cadavres gisent à trois cents mètres environ dans une prairie, petit tapis vert entre deux bois sombres. Maintenant la section surveille sa proie. Il faut attendre la nuit pour aller chercher les casques et les sabres et il faut empêcher jusqu'à ce moment les Allemands de venir enlever leurs camarades. Ce sont les deux premiers morts de la guerre que j'aperçois, ces deux petites silhouettes grises, l'une étendue sur le ventre dans l'herbe, l'autre recroquevillée sur le cou de son cheval.. Sont-ils morts ou dorment-ils ? Ils sont morts parce que toute la section me l'affirme, mais ils ne semblent pas plus effrayants que s'ils dormaient. Avec tous d'ailleurs, je me réjouis de leur mort, puisque j'ai là sous les yeux un peu d'Allemagne anéantie. Au petit poste N° 2 la situation apparaît plus grave. Le Lieutenant qui le commande, malgré notre inexpérience à tous, sent tout de même que l'attaque se prépare. Un sergent me passe sa jumelle. Les Allemands s'avancent obliquement sur nous (en ligne d'escouade par un), les capitaines en avant de leur compagnie, les chefs de sections entre leurs escouades. Nous avons vu une attaque semblable un mois auparavant, au camp : mais c'était un régiment français qui montait à l'assaut et il n'y avait pas de balles dans les fusils. Des civils, debout de chaque côté de la petite tranchée, regardent et émettent des pronostics sur l'endroit de l'attaque qui doit se produire naturellement, d'après eux, de l'autre côté de la colline. Deux réservistes du petit poste, deux Parisiens dont le casier judiciaire ne doit pas être tout à fait vierge, excités déjà par le danger proche, ont mis baïonnette au canon et commencent à tirer. Ils ne parlent que d'aller au-devant des Allemands. Cependant l'ennemi avance. Dans le fond du ravin, à six cents mètres environ, en entend, lancé à tue-tête, un commandement bref, et les petits serpentins d'escouade ondulent et deviennent une ligne de mitrailleurs. Derrière, une autre ligne se forme, puis une troisième, et la marche des Allemands commence par petits bonds. Les fusils appuyés sur le bord de la tranchée, nous attendons chaque mouvement en avant et à chaque fois, pendant les vingt à trente secondes que 9/118
durent les apparitions, c'est di tir à toute vitesse sur les silhouettes mobiles. Le Lieutenant a laissé son revolver et attrapé lui aussi un fusil. « Les salauds », crient les deux gouapes, « on les entend maintenant... Attrape cochon !... Encore un qui fait la culbute! » Il est certain que sous cette fusillade endiablée la première ligne de tirailleurs allemands subit des pertes. Un officier qui marchait en avant a disparu, des intervalles se forment dans la chaîne. Mais à chaque fois, une autre ligne vient en renfort et la nouvelle ligne reformée reprend sa marche. Un instant, on sent un peu de flottement. Les Allemands doivent hésiter à se relever. Alors, un grand diable à la tête pointue, l'épée à la main, se dresse, pousse quelques cris gutturaux et se met des à faire des moulinets avec son sabre. Dans le soleil, on voit l'arme jeter des éclairs. « Ne tirez pas, vous, » crie le Lieutenant, « c'est pour moi, celui-là! ». Comme à la butte de tir il vise : une balle, deux balles, trois balles... l'Allemand fait un bon terrible en avant et s'ap1atit. « Bravo ! mon Lieutenant », crie toute la section. « Ils sont foutus » hurlent les deux Parisiens, « allez, on fout le camp dessus à la fourchette ! » À ce moment, au contraire, nous voyons la ligne allemande repartir, mais en rampant cette fois. Les coups portent mal et ils avancent. Le Lieutenant se tourne vers nous : « Allez bien vite dire au Capitaine qu'on nous attaque et que nous résisterons là ! » « Mais, mon Lieutenant, le Capitaine m'envoyait pour vous dire de vous replier sur la grand'garde. » « filez, je vous dis », me répond-il, « je reste là, vous m'entendez; n'est-ce pas, les gars ? » Un bravo s'élève : « On va leur foutre la pile à ces bandits ». Je suis obligé de menacer Jollivet de ne plus jamais l'emmener en patrouille pour le faire revenir avec moi. En descendant par les jardins, nous entendons encore le Lieutenant qui crie: « Baïonnette au canon ! » ............................................................................ Le combat dut être atroce... Mais aucun ne revint pour raconter ce qui s'était passé. * Comme de gros grêlons, les balles claquent maintenant dans les houblonnières et il faut fuir comme des bandits traqués. Derrière nous, sur les crêtes, nous entendons les mille bruits vagues qui attestent la présence des grandes foules. Nous sommes quatre pauvres hommes qui ne savons où diriger nos pas. Nous suivons en courant un petit sentier qui descend vers la rivière. Au milieu de la pente, s'ouvre une rue transversale bordée de maisons qui débouche dans la rue principale du village. Au moment où nous arrivons à cette petite rue, la fusillade nous accueille : une patrouille allemande couchée à plat ventre derrière des matelas nous prend pour cible. Le centre du village bruit de mille cris rauques. Nous obliquons précipitamment vers les houblonnières. De cet endroit, nous voyons les Allemands jeter des gerbes de blé enflammées sur le seuil des habitations, et une à une, les maisons de France se transforment en torches. Entre deux haies de flammes, qui font briller les casques à pointe, l'ennemi toujours plus nombreux descend le long de la grande rue. Il ne forme plus qu'un long serpent gris-vert aux écailles luisantes qui ondule sous la forêt des baïonnettes. En bas, à l'entrée du pont, des obus s'écrasent avec fracas, broyant la tête du monstre qui se rétracte, puis rampe de nouveau en avant. Cependant il nous faut fuir. Nous descendons droit devant nous vers la rivière. L'eau est claire, calme et profonde. Des libellules bleues dansent sur les nénuphars. De grands peupliers le long de la rive frémissent de leurs milliers de feuilles aux tremblements hystériques. Les balles de plus en plus nombreuses, venant de toutes les directions, claquent sans arrêt sur les troncs. Quand elles atteignent l'eau, elles poussent un long cri rageur et éclaboussent les nénuphars. À plat ventre tous les quatre, nous nous consultons ; notre dos nous paraît immense et il ne 10/118
nous semble pas possible qu'une de ces petites choses méchantes qui trouent l'air ne vienne pas d'un instant à 1'autre s'écraser sur cette large chose que nous sommes. Il faut décider : donner l'assaut au monstre ou franchir la rivière... L'eau profonde nous sembla moins perfide que l'homme déchaîné... * Nous sommes déployés maintenant en tirailleurs de chaque côté d'une route qui conduit à la gare, deux sections à droite, la troisième à gauche, le Capitaine derrière nous à cinquante mètres, protégé par un arbre. Chaque sergent est à genoux en arrière de sa demi-section, les caporaux et les hommes couchés derrière leurs sacs, exactement comme à la manœuvre. Malheureusement ici, il y a des essaims de petites mouches d'acier qui volètent dans l'air chaud et leur vrombissement tantôt très doux quand elles passent haut, tantôt aigu quand elles nous frôlent, nous donne des frissons dans toute l'échine. Parfois, l'une d'elles, furieusement, vient frapper dans la terre devant nos sacs et nous envoie de la poussière. Après son écrasement et pendant quelques secondes on entend son âme métallique qui vibre de même que l'âme des cloches murmure encore après que le marteau a cessé de battre le bronze. De temps à autre, un horrible fracas derrière nous, nous fait courber la tête. C'est un obus allemand qui éclate. Heureusement pour nous, tous tombent trop loin, à une centaine de mètres en arrière sur la lisière d'un grand bois. Des ordres courent le long de la chaîne de tirailleurs : « Cavalerie à droite, méfiez-vous ». Or, nous sommes à l'extrême droite et nous ne voyons rien. Nous avons tous peur cependant, parce que nous sentons que nous ne savons rien de la guerre. Devant nous c'est le désert. Au delà des grands peupliers, la bourgade continue à flamber, toute noire sous le grand soleil. « C'est tout de même des bandits, ces Allemands », dit Merlet, « quel besoin avaient-ils de brûler ce patelin ! » Nous ne voyons pas un Allemand, pas un cavalier. Seul sur la route, debout, les jumelles aux yeux, bien en vue avec son képi et sa culotte rouge, le Commandant inspecte. * Bonnet ne veut pas s'étendre sur le sol. Debout, appuyé sur son fusil, regardant en avant s'il aperçoit un Allemand, il ne bronche même pas quand l'obus projette sa mitraille. De temps en temps, il tourne la tête pour s'assurer que le Capitaine le regarde. Dans sa caboche de paysan borné, il songe probablement que les galons sont pour demain et il prend déjà des airs de commandement. À chaque fois, c'est lui qui court au ravin pour voir si la cavalerie n'apparaît pas. À un moment sa figure s'illumine : « Dites donc, les gars, j'en vois trois de Prussiens qui avancent en rampant... trois, puis... deux autres qui suivent. Tout le monde debout. Feu de salves ! feu ! ». À l'ordre du grand Bonnet tout le monde tire. Je rampe à l'autre bout de la section, puis à genoux j'inspecte toute la ligne pour voir si vraiment les Allemands ne font pas des bonds d'ensemble en avant... Non, vraiment rien ne bouge plus. Tout à coup, nous entendons le crépitement d'une mitrailleuse. Piot me regarde : « Ils en ont aussi, je m'en doutais bien », dit-il. Et peureusement il se cache la tête sous son sac. Ils nous visent en effet. La terre se soulève tout autour de nous comme si elle était fouettée. « Couche-toi » criai-je à Bonnet, « c'est idiot ce que tu fais là. » Merlet furieux insiste : « Grand c.., tu vas nous faire tous tuer! » Il n'a pas le temps d'en dire plus long. Nous voyons Bonnet grimacer, serrer les mains sur son 11/118
fusil, se pencher en avant, basculer de droite à gauche deux ou trois fois pour reprendre son équilibre, puis le grand corps s'effondre, la face en avant sur le fusil. Jollivet, Piot et moi nous nous précipitons : « Qu'as-tu, mon vieux, dis, relève-toi ! » Les balles sifflent, nous n'y prenons pas garde. « Tournons-le » dis-je à Piot, « toi, Merlet, tiens lui la tête. » Bonnet ouvre les yeux : « Je ne sais pas ce que j'ai eu », dit-il, « c'est sans doute la chaleur qui m'a troublé. Mais je n'ai pas de mal du tout. Le Capitaine n'a pas dû me voir! Du sang déjà coule sur la terre sortant de son dos. Je défais la capote, la veste ; il y a du sang partout. Sur la pauvre chemise de grosse toile toute rouge, le matricule à gauche sous le sein, ressort en noir. Je compte quatre sources de sang chaud sur la poitrine; il doit s'en trouver aussi plus bas, car sans rien dire, à chaque instant, Bonnet se tâte le ventre. L'ennemi à terre, les mitrailleuses ont cessé leur tir. « Il ne faut pas le laisser là », dis-je aux camarades, « on va le porter derrière, dans le petit repli de terrain où les balles au moins ne l'atteindront pas. » En rampant, nous hélons le malheureux. Bonnet ne parle pas. Que se passe-t-il dans son âme ? Personne ne saurait le dire. Aucune plainte ne sort de sa bouche; la figure seulement devient jaune et le nez se pince. Doucement, nous le couchons au pied d'un saule devant une petite mare d'eau stagnante. Nous remplissons son bidon de cette eau verte et avant de retourner à la ligne, tous les trois, à plat ventre, sans même écarter de notre bouche les lentilles d'eau et les insectes, nous buvons goulûment, les lèvres dans l'eau, comme les bêtes. * Avec le soleil qui baisse, les balles se font plus rares et maintenant passent très haut. De temps à autre, nous nous mettons debout pour voir. Rien, rien. Pas un Allemand à l'horizon. L'agent de liaison du Capitaine passe le long de la chaîne de tirailleurs, avec l'ordre d'essayer d'avancer par petits bonds pour gagner la crête. La manœuvre se fait, impeccable. Personne devant nous. C'est à ce moment que le Commandant convoque près de lui les officiers du bataillon pour la critique de notre manœuvre probablement, comme en temps de paix. Nous voyons les officiers se présenter, saluer, puis tirer leurs cartes. Et a ce moment précis, la mauvaise petite crécelle reprend son tac-tac. Tout le groupe d'officiers tournoie, comme pris de vertige. Le Commandant et son Adjudant-major s°effondrent comme des masses, la face sur le sol. Notre Capitaine, qui devait pourfendre tous les Allemands, rampe vers des agents de liaison en appelant au secours. Et la crécelle horrible hoquète encore quelques secondes semblant pousser son cri de victoire. * Le soleil disparaît à l'horizon. Des bandes d'éphémères montent de la terre, cherchant encore un rayon pour danser à sa lumière leur dernier ballet. Des bois de Malancourt des compagnies françaises débouchent. Un obus arrivant en plein centre de l'une d'entre elles les fait se déployer. Les hommes accourent l'arme à la main, tenant dans l'autre leur fourreau de baïonnette. Ils s'étendent à côté de nous. Nous sommes relevés et nous n'avons plus qu'à partir. En passant dans le repli de terrain, nous trouvons le malheureux Bonnet que l'on n'a pas encore enlevé. Il nous reconnaît à peine. Depuis trois heures au moins qu'il est là, couché, il s'est presque vidé de son sang. Ses yeux sont fixes et ne voient plus. « Ça va mieux », dit-il seulement, « On doit venir me chercher. » Puis les lèvres murmurent des paroles vagues, sans suite. Il n'existe déjà plus dans le présent, 12/118
il rêve en attendant le grand sommeil. Malgré la chaleur, le froid de l'agonie l'a saisie et il a trouvé encore la vigueur nécessaire pour chercher dans son sac sa chemise de réserve et deux chaussettes qu'il a nouées autour de son cou. Nous jetons pêle-mêle sur lui le linge qui lui reste. « T'en fais pas, l'ancien », lui dit Piot, on va chercher des brancardiers et tu ne seras pas longtemps ici. » La nuit vient, belle nuit d'été douce et parfumée. Dans deux directions, montant des vallons, où se nichent les clochers, on entend tinter l'Angélus du soir. Nous suivons pêle-mêle une route en lacets bordée de mirabelliers. Le brouillard commence à suinter des prairies à notre gauche, cependant qu'au loin en face de nous de gros monts à calotte boisée s'estompent peu à peu dans l'horizon mauve. De temps à autre, de leurs flancs, des éclairs jaillissent. Ce sont les grosses pièces de Sainte-Geneviève qui tirent et les obus passent bien haut au-dessus de nos têtes avec le bruit d'un attelage lointain dévalant au grand trot une pente caillouteuse... C'est un beau soir d'été, mais nous sommes si las, mais nous ne cherchons pas à savoir où nous allons. Devant nous, roule une charrette, une grande charrette à foin conduite par un paysan et dans laquelle on a entassé, dans le fond des morts, puis au-dessus des blessés légers, puis tout en haut des grands blessés. Et à chaque ornière toute la gamme des cris de douleur humaine sort de ce charnier ambulant. Cependant nous le suivons pas à pas, parce que chacun à notre tour nous nous y laissons traîner, agrippés des deux mains. Jollivet surtout ne le lâche pas ; une balle lui a labouré le mollet et sans ce secours il serait incapable de suivre. À un tournant de la route, un cahotement plus fort de la voiture déplace tout le chargement. Du sang coule jusqu'à terre. Les hurlements reprennent plus fort. Je vois soudain Merlet reculer et lâcher la voiture : il me montre la tête d'un mort qui a glissé et pend au-dessus d'une roue. Je ne comprends pas ce qu'il veut me dire. En même temps, il interpelle Jollivet. « Ben quoi ! vous ne reconnaissez pas le copain ? » Jollivet du bout de son fusil fait basculer la tête pour la voir de face. Elle est horrible : un œil est fermé, l'autre grand ouvert ; une joue pend à demi arrachée comme un lambeau de tapisserie ; la bouche ricane et le menton est noir de sang coagulé. « Non, je ne le reconnais pas ››, dit Jollivet. Alors Merlet, tout bas, comme s'il avait peur d'être entendu, se penche vers nous : « C'est le type de la 10e, le mari de la petite femme avec qui on a bu la tournée à Cholet. » Jollivet laisse retomber la tête du mort. Nous sommes trop abrutis pour nous apitoyer. Merlet ajoute seulement : « Je vais être obligé d'écrire à sa femme, vous me ferez bien la lettre, caporal ? » Comme jadis, il s'arrange encore pour couper à la sale corvée ! Les étoiles cherchent maintenant de leurs yeux clignotants à percer les mystères de la terre toute noire. Nous marchons sans pensée. C'est le silence entre nous, silence coupé seulement par le grincement des essieux de la voiture, les gémissements et les râles et le grognement des grosses pièces. Nous avons pris contact avec la guerre.
13/118
III. YPRES Un petit bois de sapins, chétif et déchiqueté, s'étage à flanc de coteau. À sa lisière, une large allée d'arbres décoratifs conduit tout droit à un ancien château appelé le château Blanc, ruiné par les obus et achevé par les soldats. Les arbres de l'allée ont dû être très beaux avant la guerre. Maintenant, avec leurs branches attachées, déchirées et pendantes, ils semblent une longue théorie de mendigots cagneux, infirmes et loqueteux. La terre, cette terre qui est nôtre, qui nous protège, dans laquelle nous vivons, que nous embrassons de tout notre corps aux heures de danger et qui, marâtre, engloutit chaque jour et pour toujours quelques-uns d'entre nous, est ici dans notre petit bois, douce sous les pas. Des générations de sapins y laissent tomber chaque année leurs milliers d'aiguilles. Peu à peu, la terre les fait siennes,les transforme à son image, s'imprègne de leur odeur de résine ; et tant que le bois vivra, tant que la guerre lui laissera quelque sève, il accomplira sa mission de tisser pour la terre nourricière un manteau épais chaque jour dévoré et chaque jour reformé. La nuit jette partout son ombre grise. Le vent pleure dans les branches et fait flotter dans l'air par moments des effluves de soufre brûlé et de pourriture. De temps à autre, une batterie de 75, placée en arrière du bois, envoie ses obus au hasard sur quelque corvée allemande problématique. Nous apercevons le feu des pièces avant d”entendre les coups. Très haut, dans les airs, passent en gargouillant les gros blocs d'acier qui vont s'écraser sur Hooge ou le Faubourg de Menin. Depuis quelques jours, ces gros écrabouillards se font plus nombreux : des pièces anglaises remplacent paraît-il les nôtres et tirent trois coups pour un des Français. Il pleut, une petite pluie fine et froide de décembre qui transperce. Cela dure depuis deux jours, trois jours, quatre jours peut-être... on ne sait plus ! Ce secteur d'Ypres suinte la tristesse et la déliquescence. Ici, le soleil est comme la paix. On ne le voit plus apparaître a l'horizon depuis que l'hiver a commencé. Ce soir donc, nous sommes arrivés d'Ypres et l'on nous a terrés ici pour trois jours comme d'habitude à l'abri du regard des avions. Les balles perdues, sifflent assez souvent, surtout la nuit, parce que dans l'obscurité le tir en première ligne est moins précis. Deux à trois rafales d'obus s'abattent, faisant résonner le bois comme un tambour. Nous sommes mouillés, sales, glacés, mais cependant bien contents. Là, en effet, sont de bons abris, pour la plupart faits par nous et dans lesquels on aime à revenir comme le lièvre à son ancien gîte. Plusieurs changements se sont produits à la section depuis le mois d'août. J'ai été nommé sergent et Jollivet m'a remplacé comme caporal. Le sergent Barbaud a été nommé adjudant a la 3e section. Quelques anciens sont encore là : Piot, Claudiot et Merlet; Béneteau a, été évacué pour typhoïde. Quelques jeunes de la classe 14 sont arrivés pour remplir les vides : entre autres un comptable, Bourdet, un cordonnier, Prevet, et quatre paysans de Maine-et-Loire. À ma deuxième escouade il n'y a plus que des nouveaux venus. Le caporal est un pauvre malchanceux de sergent rengagé d'active passé adjudant et rétrogradé parce qu'il a abandonné un petit bout de tranchée de dix mètres pris d'enfilade et intenable. Sa femme ne sait pas encore la chose : les lettres portent toujours la mention: « Adjudant Carucci » et sont adressées à son ancienne compagnie. Le vaguemestre cependant les lui remet, et, bon bougre, n'a pas l'air de voir le numéro et le grade. Je l'ai observé plusieurs fois déjà au moment où le courrier arrive et c'est alors qu'il me fait pitié. Tandis que nos lettres nous font tant de joie, tandis que pour faire durer le plaisir nous commençons d'abord par les soupeser, les tourner, regarder la date d'envoi, et chercher lentement un petit coin confortable pour nous isoler, lui, bien vite, il déchire l'enveloppe. Son visage se crispe et les regards courent le long des petites lignes pour savoir si elle n'a rien appris encore. Alors, seulement les traits se détendent, la figure redevient placide, la lecture reprend lentement cette fois, à la première page. Le malheureux a gagné encore un jour ! Carucci, depuis qu'il est à ma demi-section, a presque perdu l'usage de la parole; il travaille 14/118
avec ses hommes, est volontaire pour toutes les corvées et quand il n'y a rien à faire il dort. J'ai choisi comme abri celui de ma première escouade, le meilleur de ma compagnie. C'est un trou de 4 mètres carrés et de 1 mètre de profondeur, appuyé d°un côté à un gros sapin. La terre rejetée sur les bords a augmenté sa profondeur de sorte que nous pouvons presque y tenir debout. Sa couverture est faite de troncs de sapins, de petits sacs remplis de terre, de claies tressées et de terre recouvrant le tout. De la sorte, nous n'avons rien à craindre des obus fusants. Seuls, des percutants, et encore pas des 77, pourraient nous endommager. Une toile de tente ferme l'entrée et l'on accède à l'intérieur par deux marches faites avec des rondins. Pour rendre le gourbi plus clair nous avons encastré d'un côté de la toiture une petite fenêtre à vitrail prise au château. À l'intérieur, l'abri est confortable, beaucoup plus que les autres et même que celui des officiers. On ne nous le laisse que parce que c'est nous qui l'avons construit. Au milieu, un pieu étaie la toiture. Sur ce pieu nous avons cloué des porte-manteaux pris aux maisons voisines pour suspendre nos équipements et nos musettes. Nous avons aménagé également des étagères : étagères pour la chandelle, étagères pour les vivres rapportés d'Ypres, étagères pour les quarts et les gamelles. Enfin pour compléter l'installation, se dresse dans un angle une fort jolie petite table ronde en acajou et marqueterie autour de laquelle nous nous réunissons pour écrire et jouer à la manille. Les lits naturellement n'existent pas. Pour dormir nous nous étendons sur de la vieille paille moisie et brisée. Nous avons donné au sol une légère pente pour que l'eau qui suinte nuit et jour de la toiture et des parois puisse se perdre dans un puisard creusé près de l'entrée. Ce puisard, deux à trois fois par jour, un camarade armé d'une vieille gamelle le vide en jetant l'eau à l'extérieur. En ce moment, un bon feu clair pétille dans la cheminée. Le jour nous ne pouvons pas nous chauffer à cause de la fumée visible pour les avions, mais toute la nuit nous rattrapons le temps perdu. Les bleus de l'escouade ont été chargés de trouver du bois et ils sont revenus avec la moitié d”un sapin abattu par un obus. Elles ont ici un très bon tirage nos cheminées. Nous les avons bordées de chaque côté de tôle ondulée et elles sont surmontées à travers la toiture de long tuyaux de gouttière pris aux communs du château. Ces tuyaux d'ailleurs sont la terreur des corvées qui rentrent tard et ne connaissent pas très bien le terrain. Parfois, dans la nuit, on entend au-dessus de nos têtes des bordées d'injures à notre adresse avec des bruits de marmites et de bouteillons qui s'entrechoquent. Ce sont des camarades qui se sont heurtés aux « canons de gourbi » et s'y brûlent le nez et les doigts. Il est neuf heures du soir et nous commençons à bien nous réchauffer. Nos capotes et nos équipements fument et répandent une vapeur épaisse puant le cuir et le suint. Nous avons été obligés malgré le froid de relever pour un moment la toile de tente de l'entrée. Jollivet et Bourdet qui ont des prétentions de cuisinier ont installé sur le feu un bouteillon dans lequel mijote du chocolat au lait condensé. Nous avons apporté des vivres d'Ypres et comme on ne fait pas ce que demain nous réserve, nous allons faire la fête ce soir. Justement, apparaissent successivement à l'entrée de l'abri une canne, puis deux jambes sur les marches, puis un corps et enfin la bonne grosse tête de Pelletier. Pelletier est notre chef de section, sous-lieutenant depuis un mois. Ancien sergent d'active, raté de Saint-Maixent, intelligent, primesautier, mais incapable d'un effort continu, il ne songe qu'à raconter des rigolades. Au physique, c'est un énorme boudin blanc, muni de pattes courtes, sur lequel on aurait fiché une pomme de terre bien ronde avec deux gros yeux. Depuis longtemps, sa tenue d'officier déchirée, il a revêtu une vieille capote de soldat; son ordonnance presque de force a cousu sur la manche deux minuscules bouts de galon. Comme nous aussi, il a enfilé aux tranchées une peau de mouton. Pour son gros crâne, il n'a rien trouvé de plus joli qu'un képi de pompier de Paris dont on a fait une distribution au mois de novembre à Ypres. La boue est son élément, il s'y vautre avec délices comme un canard. D'une force herculéenne, il descendait à la caserne un escalier d'étage sur les mains, les pieds en l'air en tenue de campagne complète. Un jour, il avait fait le pari de renouveler 15/118
cet exercice sur le rebord d'une fenêtre au troisième étage. La chose lui avait rapporté quinze jours d'arrêts de rigueur. Mais ici,à la guerre, nous suivons partout ce gros hanneton et tout le monde l'appelle « mon Lieutenant » et le respecte parce que toujours il montre l'exemple. « Bonsoir les petits copains », nous dit~il, « ça sent bon là-dedans, je vous amène Babylas qui vient de se réconcilier avec votre chef de section, et on arrive pour fêter avec vous. » Babylas, c'est le sergent-major, de son vrai nom Frioul, étudiant en lettres et mon ami. Pourquoi Pelletier le surnomme-t-il Babylas, personne ne le sait au juste. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que Babylas en veut depuis cinq jours à Pelletier parce qu'il lui a joué un tour pendable. La veille du départ pour Ypres, Frioul vint le trouver en grand secret : « Vous ne savez pas », lui dit-il, « ce qui m'arrive !... Eh bien, j'ai des poux, des gros poux de corps qui me courent entre les jambes et sous les aisselles! J'en ai tué deux, trois, puis dix; mais maintenant je ne puis plus, ils sont trop ! Comme je couche dans le gourbi du lieutenant Dérault, je vais être foutu à la porte dès qu'il s'apercevra de cela. » Frioul, avec ses lorgnons et ses yeux de myope, tout plongé dans la lecture de ses revues et de ses poètes ne s'est pas aperçu que tout le monde à la compagnie se gratte avec des insistances significatives depuis trois semaines au moins !... Une idée machiavélique vient à Pelletier : « C'est sûr, tu sais, que le Lieutenant, chic comme il est, va te reprocher de lui avoir communiqué ta marchandise; mais, attends, j'ai reçu quelque chose ce matin, je cours te le chercher. » Ce quelque chose, c'était de la chandelle parfumée avec une écorce de citron que Pelletier avait coulée dans une boîte à vaseline. Dans un petit abri abandonné, il fait étendre le malheureux Babylas nu comme son ancêtre Adam au jour de son innocence première. Il était velu comme un ours. La boîte de chandelle encore chaude et molle s'étala comme une crème sur les parties poilues de Babylas. Quelques heures après, le suif durci faisait de la plupart des mouvements un supplice intolérable. Un rire homérique accueillait l'arrivée du malheureux Frioul qui fit dans cet état les huit kilomètres de relève qui nous séparaient d'Ypres. Là seulement, et après deux jours, il se rendit compte que c'était une blague. * Le chocolat est cuit à point et vraiment ça sent bon. Pelletier en a un grand quart et Babylas aussi. La glace est rompue et tout est pardonné. La veillée commence. Pelletier, Merlet et Bourdet se sont assis sur des sacs et commencent à jouer aux cartes. Nous causons. Frioul, presque chaque jour, se fait apporter d'Ypres par le cuisinier deux ou trois journaux de Paris, et il s'enthousiasme à la lecture des grands articles ronflants que nous pondent aussi facilement qu'une poule son œuf, un tas de guerriers en pantoufles. Il y a surtout un vieux général, gâteux sûrement et un autre gaillard tout à fait à la mode qui ont le don de nous exaspérer. Frioul est parti sur son « dada »; tout en dégustant son chocolat avec des biscuits de réserve grillés au feu, il discourt : Si on ne fout pas les Boches dehors, c'est uniquement parce qu'il faut donner plus de mordant aux troupes et éduquer la classe 14, et parce que le commandement se rend de plus en plus compte qu'il vaut mieux les grignoter sur place. C'est Joffre lui-même qui a dit cela : « Je les grignote » ; tous les journaux le rapportent. » Babylas se penche vers moi pour me montrer le signataire d'un article. « Tu vois, celui-là est très bien renseigné. Le Commandant à Ypres m'a dit qu'il avait ses petites entrées dans les ministères. Or, il indique que le printemps ne se passera pas sans qu'une grande offensive russe ait lieu. Le rouleau compresseur russe va recommencer dès que le temps le permettra à écraser du Boche et l'offensive se déclenchera probablement dans les Karpathes. » « Pour çà, bravo! », dit Piot, « ils ont bien raison les généraux de nous laisser tranquilles. Les Russes qui sont si nombreux ne peuvent-ils pas écraser les Boches tout seuls. D'ailleurs on les appuiera avec de l'artillerie... Alors vous croyez vraiment, chef, qu'on n'attaquera pas, nous ? » 16/118
Frioul ne semble pas avoir entendu. Il continue à parcourir ses articles ; de temps à autre, il lance ses impressions : « Le moral de l'arrière est excellent et tout le pays est uni pour chasser l'envahisseur... Nos 75 font des merveilles; des groupes entiers d'Allemands sont comme soufflés par les éclatements et meurent sans avoir reçu une seule blessure. Autour d'une meule de blé on en a photographié qui ont été tués ainsi. Deux journaux parlent d'une certaine « turpinite » qui serait formidable ! » « Vous croyez, chef » dit Jollivet, « qu'ils ne charrient pas un peu tout de même ? » On entendait les gouttelettes d'eau qui tombaient sans cesse du toit avec un bruit mat sur nos équipements. Frioul avait enlevé ses lorgnons : il n'y voyait plus à cause de la vapeur d'eau. Dans son coin, Pelletier, accroupi sur son sac, faisait maintenant un écarté avec Merlet et comme par hasard sortait à chaque coup le Roi. Trois nouveaux arrivés, pas encore habitués à passer les nuits, ronflaient la bouche ouverte, engoncés dans 1eur nouvelle tenue bleu horizon. De temps à autre ils entr'ouvraient leur pantalon pour se gratter entre les jambes, le paradis des poux. Quand l'un de nous remuait, on entendait la paille pleine d'eau qui gargouillait. Notre abri ressemblait à la fois à un coin d'étable mal tenue avec des harnais pour bêtes inconnues, et à un autre de bandits armés qui attendent le mauvais coup à faire. Et c'était ici que l'illuminé de Frioul nous parlait des vertus héroïques de l'arrière, des plans grandioses que nous avions vus si souvent déjà avorter à mi-chemin ! J'éclatai : « Dis-moi, Frioul, à mon avis, tu n'y vois pas plus loin que le bout de ton nez en trompette. Tous tes Journaux sont bons pour les feuillées. Le moindre d'entre nous en sait autant qu'eux sur les grandes offensives à venir et beaucoup plus qu'eux sur la façon de faire la guerre. Crois-tu vraiment que Joffre, à moins que ce ne soit pour se foutre d'eux, a dit en parlant des Boches : « Je les grignote ». Si c'était vrai et sérieux, il serait bon à nommer caporal de cuisine ! Tu n'as donc pas remarqué aux attaques d'octobre, lequel des deux a grignoté l'autre. Les Boches, quoi qu'en dise tout l'arrière, sont mieux armés que nous. Ils ont plus de canons et leurs grenades ne sont pas des vieux pétards comme les nôtres qui nous éclatent dans les mains quand la ficelle du détonateur ne s'arrache pas. Nos 75 et leurs 77 c'est du « kif kif bourricot » et cependant ceux qui nous ont pété au derrière il y a quinze jours et de tout près pourtant, ne nous ont pas étouffés ! Le petit Garreau seul, s'en est trouvé mal ; mais il avait une grosse paille d'acier dans le ventre. « Ce que je pense, tu veux le savoir Frioul, eh bien, je dis qu'on devrait attendre bien peinards les Anglais en se ménageant le plus possible sans lâcher de terrain. C'est possible d'ailleurs, je te l'accorde, qu'on fasse encore des attaques de chiqué pour remplir le communiqué, pour soutenir le moral de l'arrière, pour procurer de l'avancement dans les hauts grades. Comme dans ces petites affaires de bataillon ou de compagnie, il n'y a que nous, les tout petits, qui écopons et que nous n'avons pas voix au chapitre, personne ne rouspète. Mais, raconter qu'on fait parfois rentrer dans le néant quatre à cinq cents cerveaux d'hommes pour donner à un bataillon du mordant, le remettre en forme et grignoter les Boches, c'est triste et c'est se foutre de nous ! » Babylas haussait les épaules : « Tu es toujours pessimiste, toi » dit-il. « Merde pour l'arrière ! » appuya Jollivet. Pelletier avait gagné son écarté. Il frappa de son poing de colosse sur la table. « Foutez-nous la paix tous avec votre politique ! tu entends, Babylas, ou je te frictionne à la chandelle ! Ce soir, on rigole! J'ai fini mon chocolat : au rabiot la-dedans ! » Le rabiot circula. Bourdet remonta le feu, puis le bleu Prévet nous montra ses talents. D'un peigne sur lequel il colle une feuille de papier à cigarettes, il fait un instrument de musique très convenable, se rapprochant du violoncelle. Les airs à la mode se succèdent : « Unissons nos deux mains... » - « La sonate de Tozelli ». « Sors-nous du Phi-Phi », crie Pelletier, « c'est plus gai. » Après Phi-Phi, on réclame des chansons drôles et tous nous reprenons les refrains en chœur, sauf les petits bleus qui ronflent toujours, le pantalon ouvert, les jambes écartées... 17/118
* Les heures passent ; il est minuit. Les chandelles se consument peu à peu. Après le chocolat, nous mangeons des biscuits avec du beurre, puis des conserves. Soudain, nous entendons du bruit à l'entrée de la cagna. La toile de tente se soulève. Une bouffée d'air froid nous arrive. Excité par le vent, le feu se remet à pétiller. Une tête apparaît : c'est Marceau, l'agent de liaison de la section près du commandant de compagnie. « Le lieutenant Pelletier est-il ici ? Demande-t-il. La musique a cessé. Pelletier se rapproche : Oui, me voilà, qu'est-ce que tu me veux ? » « Venez tout de suite au gourbi du Lieutenant, il vous demande d'urgence. » Jollivet, Piot et moi nous nous précipitons pour demander à Marceau de quoi il s'agit, mais la toile de tente est retombée. L'agent de liaison est reparti dans la nuít, suivi de Pelletier et de Frioul. Les chants ont cessé maintenant. Prévet a rentré son peigne dans sa poche. Le silence a réveillé les bleus qui ouvrent de grands yeux pour se rappeler où ils se trouvent. Chacun, instinctivement, cherche à rassembler son bagage. Pour un simple agent de liaison qui n'a rien dit, la cagna si chaude tout à l'heure n'a plus l'air que d'un bouge infect. Deux chandelles se sont éteintes, on ne les rallume pas : à quoi bon ? Notre abri n'est plus maintenant qu'un trou de passage. Les gouttes d'eau, nous semble-t-il, claquent beaucoup plus nombreuses sur les sacs. Jollivet a soulevé la toile de tente. « Il flotte », nous dit-il, « ça va être gentil dehors par une nuit pareille. » La troisième chandelle s'éteint. Le bel abri n'est plus qu'un terrier. « C'est possible », dit Piot, « qu'on nous emmène à l'arrière pour un autre secteur. Les Anglais devaient déjà nous relever il y a huit jours. » De malheur on ne veut pas parler; le secteur est calme cette nuit, on ne comprend pas pourquoi on nous ferait monter en ligne. « Ce qui est certain », grogne Merlet, « c'est qu'on fout le camp ; on ne convoque pas les chefs de section en pleine nuit pour leur dire qu'il y a des crottes dans un abri. » Soudain on entend dans le bois quelques bruits. Des hommes passent en causant. Jollivet se précipite à l'entrée : trop tard : ils sont passés. Il n'a pas le temps d'ailleurs de refermer la toile de tente. Pelletier se penche au-dessus de nous. « Allez les gars, dépêchez-vous à vous équiper. Sac au dos, on part! Rendez-vous de la section devant mon abri. » Les malheureux bleus nous interrogent; Piot toujours complaisant leur aide à se harnacher bien vite. Jollivet et moi nous les faisons sortir aussitôt prêts. Merlet rabroue l'un d'eux qui s'obstine à questionner. « Tu nous embêtes », lui dit-il. « Quand chez toi tu attelais ton âne, est-ce que tu lui racontais à quelle corvée tu le conduisais ? » * La compagnie est rassemblée devant l'abri du lieutenant Dérault au milieu de l'allée d'arbres décoratifs. Il fait noir, à ne pas voir un sapin à un mètre. Pelletier fait l'appel de la section. Je cherche à apercevoir le sergent-major pour avoir des tuyaux. L'eau continue à suinter en fines gouttelettes du ciel vers la terre. Le vent souffle en rafales glacées, en faisant grincer les branches blessées. Comme chaque nuit, quelques balles claquent. Pas d'obus ; le secteur est calme. Une lampe électrique brille quelques secondes et s'éteint : c'est le Lieutenant commandant la compagnie qui sort de son gourbi. Il demande : « Première section ? » Et le chef de section répond : « Complet ». 18/118
Il reprend : « Deuxième section ? » Et la voix de son chef lui fait écho : « Complet ». Et ainsi jusqu'à la quatrième section. Ensuite il commande : « Faites passer les sacs à terre ». C'est l'arrêt de mort certain pour plusieurs d'entre nous : on distribue les sacs à terre pour gamitk parapet de la tranchée qu'il faut prendre. Attaque ! Attaque ! On sent un frémissement dans la colonne entière, des chuchotements, des bruits de baïonnette contre la musette... Attaque ! les cœurs battent. Chacun dans une vision, aperçoit devant lui, à demi enlisée dans la boue, une forme de soldat dont les yeux ne voient plus, dont la chair commence à couler sous cette pluie qui ne cesse pas, et au milieu de cette vision, comme un tourbillon, des mots, toujours les mêmes, dansent. « Toi, toi ce soir ! » Puis la résignation a suivi devant la tâche à faire, inévitable, commandée par des forces supérieures auxquelles les petits fantassins ne peuvent résister. Puis, dans chaque cerveau la même pensée s'est ancrée : « La mort pour les autres, pas pour moi, sûrement ! » Je finis par rejoindre Frioul dans la nuit. « Eh bien », dis-je, « de quoi s'agit-il ? » « Attaque de bataillon : deux compagnies en tête, dont la nôtre, deux en soutien. Exécution au petit jour par surprise ; n'en parle pas, c'est confidentiel. Les sacs à terre passent de main en main jusqu'au bout de la colonne, quatre par homme à mettre dans la musette, avec le pain et les vivres. je veille à ce que chacun dans ma demi-section ait bien son compte. Jollivet m'interpelle tout bas au passage : « Attaque, n'est-ce pas ?» « Tu n'es pas un bleu, toi, voyons, tu sais bien qu'on ne nous donne pas des sacs à terre pour y cacher une poule pour la nuit ! » * Avant de partir, Pelletier a dit aux anciens : « Nous allons à la même tranchée que la dernière fois. Vous connaissez le chemin. Veillez à ce que les bleus ne s'égarent pas. » Et il ajoute pour moi: « Vous resterez en arrière pour faire suivre. » Chaque section suit sa route sans s'occuper des autres. L'agent de liaison marche en tête, puis Pelletier, puis les hommes les uns derrière les autres. Nous traversons la belle allée du château, puis un petit bois de sapins. L'eau commence à ruisseler de notre képi dans notre cou. Les arbres cessent; nous sommes dans une sorte de prairie. Personne ne cause. On entend seulement le cliquetis des poignées de baïonnette et le bruit de la chaîne du couvercle de la gamelle quand un homme butte ou court. Des phrases, toujours les mêmes, à toutes les relèves, partent de la tête de la section et se transmettent d'homme à homme. « Attention, obus non éclaté - attention, tranchée - attention, coin dangereux. » De l'arrière, d'autres phrases remontent vers l'avant : Faites passer que ça ne suit pas ! - Pas si vite en tête ! » Autour de nous, des balles sifflent. Tout en haut, dans les airs, les gros chariots d'acier continuent de rouler et parfois on entend tout au loin le bruit de leur éclatement. Devant nous, comme chaque nuit, le feu d'artifice ne cesse pas. Les fusées boches s'élèvent du sol en formant d'abord une traînée rouge, puis elles jettent une lueur éblouissante en décrivant leur parabole vers nous. Pendant quelques secondes, le paysage apparaît en courant comme dans un film, la nappe de brouillard brille et l'on y distingue les milliers de gouttelettes de pluie. Chaque trou d'obus plein d'eau devient un miroir sur lequel passe le globe lumineux, puis les ombres s'allongent, s'étirent. 19/118
C'est à nouveau la nuit, plus opaque. Nos fusées, au contraire, n'éclairent pas tout de suite. Arrivées en haut de leur trajectoire, elles éclatent avec un bruit mat, un parachute se déploie, soutenant le globe brillant. Alors, tout alentour prend une teinte bleutée, comme si la lune brusquement s'était approchée de nous. Cela dure parfois vingt à trente secondes. Quand le vent souffle, toutes les ombres semblent danser. Chaque fois qu'une fusée est lancée, tout le monde se couche à terre dans la boue et l'on attend la nuit protectrice pour repartir. Pelletier seul reste debout ; il prétend qu'ainsi il se rend compte des obstacles de terrain jusqu'à la fusée suivante. En ne remuant pas, même très près des lignes, l'ennemi ne peut pas reconnaître un homme. Tous, nous convenons pourtant que Pelletier a tort parce que des deux côtés on profite de la clarté pour tirer. Quand nous arrivons à la moitié de la petite plaine, un 77 fusant vient éclater en miaulant en arrière de nous, puis un deuxième en avant de la colonne. Je dis à celui qui me précède : « Ça y est, nous sommes encadrés. » C'est un bleu, il ne comprend pas. Nous nous hâtons; on entend les chaînettes des gamelles. Un éclair nous aveugle. Un troisième éclatement se produit à quelques mètres à notre droite. J'e n'ai que le temps de serrer les fesses et d'arrondir l'échine. Les schrapnells fouettent le sol et en même temps des hurlements partent dans la colonne : « Oh! La la --- oh la la! » Deux bleus de la deuxième escouade sont touchés, l'un se sauve à toutes jambes vers l'arrière, l'autre très atteint se tord à terre. - Rien à faire qu'à le laisser là. « Planque toi dans un trou d'obus ! » lui dis-je, et je signale : « Faites passer, deux classe 14 blessés. » Pelletier en vieux routier de la guerre a obliqué du côté de l'éclatement et le quatrième obus de la batterie allemande arrive à cinquante mètres, à notre gauche cette fois. Nous entrons à nouveau dans un petit bois tout déchiqueté et meurtri. Le terrain se hérisse d'obstacles : sapins tombés, trous d'obus, boyaux et tranchées abandonnés. La nuit est si noire que nous ne voyons même pas le sac du camarade qui nous précède. Nous nous tenons par le pan de nos capotes. Pelletier commande deux minutes de halte. Les batteries allemandes reprennent leur tir, un peu sur notre droite; nos canons répondent. Jollivet est furieux : « Salauds de salauds, ils ne pourraient pas se taire, ils vont alerter les Boches, ces andouilles ! » Nous reprenons la marche. Vlouf! Un pauvre pauvre bleu est tombé dans un énorme trou d'écrabouillard plein d'eau. Il patauge et gémit. Le sac gonflé a éclater, surmonté de la couverture, de la toile de tente, de la gamelle pleine de vivres, est trop lourd pour ses pauvres épaules d'adolescent. Je lui tends mon fusil pour qu'i1 s'y accroche. Il court pour rejoindre. Une odeur infecte se dégage : on fait passer : « Attention, cheval crevé. » L'un de nous a dû lui faire éclater le ventre et les gaz fétides s'échappent. Nous entrons dans un petit boyau; on entend le claquement des fusils tout près. Une fusée nous montre, perché sur des sacs à terre, un Saint Jean-Baptiste hirsute, énorme sous sa peau de mouton et qui nous regarde, appuyé à un remblai de sacs à terre. Une crosse de fusil apparaît sortant par le trou d'un créneau. Nos pas sonnent sur des caillebotis émergeant d'une eau infecte. L'endroit nous est connu : c'est la première ligne. *** L'attaque a lieu à six heures, un peu avant le lever du jour. Il s'agit de prendre une tranchée allemande située en contre-pente à soixante mètres en avant de notre ligne. Pour nous alléger, Pelletier nous fait laisser dans la tranchée de départ un tas de choses lourdes. L'artillerie n'a pas envoyé un obus. Nous enlevons des sacs à terre du parapet et tous ensemble nous bondissons. Nos cœurs battent, nos tempes sont chaudes. Nous escaladons des entonnoirs, culbutons dans des trous 20/118
d'eau gluante, nous nous déchirons aux fils de fer. Vite, vite ! encore plus vite ! Il pleut à verse; une fusée monte. La tranchée boche est là, tout près : dix mètres, cinq mètres, deux mètres, nous nous y engouffrons ! Une fusée française éclate, la tranchée s'illumine : six Boches sont assis autour d'un brasero, des toiles de tente sur la tète ; les grosses bottes d'un dormeur émergent d'un trou. Carucci se jette sur l'un d'eux et le serre au cou ; il hurle à des bleus qui ne savent plus que faire : « Tuez-les, ils vont foutre le camp ! » Ahuris, sans bien comprendre encore ce qui se passe, les Allemands lèvent les bras. Ce ne sont plus que des pauvres loques qui implorent. Sous les effluves chaudes de leur brasero, ils évoquaientsans doute ensemble leurs soirées d'hiver dans laferme lointaine, et parce que d'autres hommes arrivent, des paysans comme eux pourtant, dans le cerveau halluciné de chacun d'eux, il n'y a plus qu'une vision d'horreur : « Des Français, tu vas mourir ! » Pelletier s'agite : « Ne les tuez pas, Bon Dieu ! Le Commandant a promis un quart de vin par Boche prisonnier. » Le Corse lâche sa proie en maugréant. * Cependant, à notre gauche, sur l'autre compagnie il y a eu du grabuge. Là, les Allemands veillaient. Une hésitation s'est produite au départ et les mitrailleuses tirent. À chaque illumination du ciel, on voit des ombres qui marchent. Tout autour de nous les fusées allemande montent dans la nuit. L'artillerie commence à envoyer ses colis. Des centaines de balles sifflent, miaulent et claquent sur les pierres, dans les sacs à terre des parapets, sur les troncs des sapins. Nous organisons bien vite la tranchée conquise. Les sacs à terre s'emplissent de boue pour former un parapet. Pourquoi sommes-nous ici ? Ce n'est qu'un mauvais boyau plein d'eau. Nous travaillons ; la sueur et l'eau collent la terre sur notre figure. Nous devenons hideux. Le jour commence à poindre, un jour sale comme nous. Les Boches sont allongés à plat ventre dans un abri. Ils commencent à nous encombrer ; Pelletier leur fait comprendre d'avoir à déguerpir les bras levés. Ils partent en courant ; cinq arrivent à la tranchée de réserve, deux s'abattent : pas de chance ! Deux quarts de vin en moins. Nous obstruons avec des sacs à terre un boyau qui se dirige vers les Boches. Pelletier court de l'un à l'autre ; « Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! » Cependant une mitrailleuse boche s'est mise en batterie dans le boyau entre nous et la tranchée allemande. De sa position ses servants aperçoivent de flanc toute une section de la compagnie. Plusieurs hommes ont été touchés. Le lieutenant Dérault envoie l'ordre à notre section d'essayer de la museler. Une attaque de front sur une mitrailleuse eût été une folie. Pelletier en discute avec nous. « Si on pouvait seulement attendre la nuit prochaine. » Une seule ressource reste pour l'instant : exécuter sur elle des feux de concentration pour l'empêcher de tirer et l'enrayer si possible. Un quart d'heure après les mitrailleurs tirent toujours et se rient de nos balles. La situation de lasection prise d'enfilade devient critique. C'est alors que Carucci vient nous trouver. Ses yeux brillent « J'ai une occasion », dit-il, « pour me venger. Je n'ai pas pu tout à l'heure à cause du pinard. Je veux en tuer un au moins avant de mourir! Ils m'ont volé mes galons, j'aurai leurs peaux. et j'y vais, moi, le déloger leur outil. » Dans sa détresse, le pauvre désemparé ne s'en prenait ni au Conseil de guerre qui l'avait jugé, ni au rapport du Commandant qui l'avait fait condamner, mais aux Boches seuls qui n'y étaient pour rien. Cependant, puisqu'il le voulait, ce fut tout de suite accepté, enchantés au fond de nous-mêmes 21/118
que nous étions, de pouvoir rendre compte que tout le possible avait été fait. Carucci le Corse, habitué aux surprises du maquis, a bien combiné son affaire. Il enjambe le parapet et se laisse tomber dans le boyau abandonné, puis se met à ramper. De la sorte, les mitrailleurs allemands, ne peuvent pas l'apercevoir. De notre trancché, nous ne voyons que sa tête et ses épaules. Arrivé a un tronc de sapin déchiqueté, il ôte son képi et abrité derrière 1'arbre, se relève à demi pour inspecter. Pelletier fait alors tirer quelques coups de feu très haut pour ne pas attirer l'attention des Boches par un silence prolongé. Carucci tourne la tête vers nous. Il comprend et la reptation reprend... Le tac-tac de la mitrailleuse continue. Deux fois encore, le Corse, sans se presser, inspecte la position. Soudain à trois mètres de la mitrailleuse, après avoir attendu patiemment que son tir reprenne, Carucci fait un bond terrible. Un coup de feu part... il disparaît dans le petit poste allemand. Quelques secondes se passent. Quatre Boches s'enfuient les bras levés vers leur tranchée. À leur suite, le Corse enjambe les trous d'obus. Un Allemand fait un faux-pas; un coup de crosse s'abat sur lui et l'assomme. Les trois autres Boches affolés se sont aplatis sur le sol. Le Corse saisit son fusil par la crosse et trois fois il l'enfonce des deux mains de toutes ses forces dans les trois corps étendus comme on enfonce un pieu dans la terre dure. Les coups d'audace extrême peuvent réussir quelquefois. Si l'homme avait été de sang-froid, il aurait peut-être sauvé sa vie en revenant bien vite de trou d'obus en trou d'obus et en se laissant glisser dans le boyau. Les Boches, en effet, ahuris et craignant de blesser leurs camarades ne tirent pas. Mais, excité par le sang, fier de sa vendetta, le Corse reste debout. Tourné vers nous qui lui faisons signe de revenir, sans hâte, il relève son képi et de son bras replié essuie son front. Il rit. Il a encore le temps de revenir au premier Boche abattu qui sans doute a remué et d'enfoncer rageusement sa baïonnette toujours des deux mains, verticalement. Alors, une décharge terrible s'abat sur ce seul homme. De cent mètres au moins, les chargeurs des Mausers se vident. Le malheureux n'a pas le temps d'arracher son arme. Il se redresse, puis les jambes fléchissent et tout le corps se replie et croule comme celui d'un mannequin privé de son support. Le fusil reste la crosse en l'air et il vibre à chaque fois qu'une balle le frappe. Une demi-heure après, les obus allemands tombent autour de notre tranchée. Mal repérés, nous recevons peu de coups. Pour les artilleurs nous sommes maintenant trop près de la tranchée allemande. Deux 77 trop courts tombent à vingt mètres en avant. Les fusées allemandes montent dans l'air. Le tir s'allonge. C'est une aubaine pour nous. Les coups portent plus loin, à soixante mètres en arrière au niveau de notre ancienne ligne. C'est une compagnie du 2e Bataillon en réserve à cet endroit qui encaisse. Tant pis pour elle, elle n'a pas fait l'attaque. Le marmitage dure une demi-heure et nous voyons les Boches qui se hissent par-dessus leur parapet. Ils ont enlevé la pointe de leur casque. Ils accourent vers nous, la baïonnette haute. Je n'ai plus peur du tout. Le système nerveux a été trop ébranlé ce matin. Tous d'ailleurs nous sentons que la partie n'est pas égale. Nous sommes terrés, ils sont à découvert. Ce n'est plus qu'une corvée d'abatage. Notre artillerie, prévenue par les compagnies de soutien tire, mais trop loin en arrière; nous n'en avons pas besoin d'ailleurs. Il n'y a pas de théorie qui tienne, on ne fera jamais avancer des hommes a découvert contre d'autres hommes abrités, calmes et armés de fusils modernes. Les assauts à quatre cents mètres n'étaient qu'une énorme blague bonne pour le temps de paix. Les Allemands semblent atteints de folie : les uns lèvent les bras avant de s'abattre, les autres, les plus sages, se jettent dans les trous d obus et ne bougent plus; d'autres essaient de regagner leur tranchée. Cependant deux vagues encore, successivement, bondissent en avant. Elles essaient 1'avance lente en rampant. Malheureusement pour eux nom sommes trop près et même ainsi la progression est impossible. Tout à coup, derrière notre parapet un coup de feu éclate. Piot porte la main à sa tête. Sa tempe saigne. « Tue-le », crie Merlet. 22/118
Le Boche, un égaré qui a réussi à passer sans être atteint, se dresse le long de nos sacs à terre, le revolver à la main. Piot, le petit Piot complaisant et doux, pousse un hurlement de fauve. « Sale vache ! Cochon ! » Sa baïonnette se faufile entre deux sacs à terre. Il a un « han » en l'enfonçant dans la tunique grise. L'Allemand lâche son revolver. Ses yeux prennent un air étonné, ils s'abaissent pour regarder son ventre et les deux mains commencent à pétrir la baïonnette. « Tire-la, ta baïonnette », dis-je à Piot, « il va te la casser en tombant ». Mais lui, les yeux exorbités avec sa tempe sanglante, regarde ceux du Boche, devenus soudain calmes et doux et qui semblent lui dire : « Qui donc es-tu, toi ? Pourquoi m'as-tu tué ? » L'Allemand maintenant a un soubresaut de tout le corps et son visage se révulse en une grimace horrible. Il se tord comme un ver. Piot lâche son fusil dont le seul poids fait sortir la baïonnette. Le Boche ayant perdu son appui tombe sur le parapet, sa bouche vomit des aliments et du sang. Il hoquète, on entend quelques gargouillements, les mains cherchent à s'agripper à nos sacs à terre, puis il ne bouge plus. L'attaque allemande a échoué. Elle ne pouvait pas réussir. Mais de l'autre côté comme du nôtre on ne pouvait se résigner à laisser avancer l'ennemi sans essayer de le repousser. À une attaque devait succéder une contre-attaque, toute la compagnie d'assaut dût-elle en périr. Il fallait que le commandement pût faire savoir que la tranchée prise n'avait été abandonnée qu'après avoir été transformée en charnier. *** Pelletier fit un rapport élogieux sur Carucci. S'il a abandonné dix mètres de tranchée, il en a protégé cinquante et enlevé une grosse chance de succès à la contre-attaque allemande. Le lieutenant appuya le rapport en demandant pour lui une citation et la remise à titre posthume dans son grade d'adjudant. Le lendemain, la réponse de la brigade arriva. « Comme il ne s'agissait que d'une attaque de détail de bataillon, attaque de peu d'importance, il n'était prévu qu'une seule citation au régiment et cette citation était accordée à un gradé de la 10e compagnie très éprouvée. « D 'autre part, pour la réintégration posthume dans le grade d'adjudant, le règlement ne prévoyait pas le cas. Donc, impossible ». Il fallut s'incliner. Carucci n'était qu'un pauvre fantassin au bas de l'échelle militaire. Il n'avait ni relations ni appui. Pour la brigade, il n'était qu'un adjudant cassé qui venait de se faire tuer dans une attaque. Ce n'était que son devoir strict, rien de plus. On ne s'apitoyait pas plus sur son compte que le charretier sur les talons de ses freins qui hurlent et se meurtrissent pour protéger l'équipage dans les pentes dangereuses. Carucci était mort, c'était une unité de moins pour l'intendance, une unité de plus pour le dépôt au prochain renfort, voilà tout ! Tout seul maintenant, effondré entre les lignes, il allait pourrir et se désagréger. Sa déliquescence, hâtée par les pluies d'hiver, se mêlerait à la pourriture de ceux qu'il avait tués. Aux premières chaleurs, si la guerre n'était pas terminée, les vers trouveraient peut-être encore quelques tendons à dissocier. Et dans deux ou trois dizaines d'années, peut-être, alors que le rapport de Pelletier, seul document relatant la fin sublime de Carucci, aura été depuis longtemps jeté aux ordures et oublié, quelque jeune capitaine, montrant aux recrues la liste des morts de la guerre, arrêtera sa baguette sur le nom de Carucci, pour prouver aux petits bleus que la discipline restait forte dans les combats et que la mort n'épargnait pas les lâches. * Nous allons être relevés cette nuit. Le secteur est redevenu calme. Nous avons eu de la 23/118
chance. L'autre compagnie a subi de grosses pertes, une compagnie de renfort a dû poursuivre l'attaque. Nous sommes dans l'eau jusqu'au mollet. Pas de caillebotis. Notre ancienne tranchée sur la hauteur était bien moins inconfortable. Pourquoi nous a-t-on fait venir dans ce bas-fond ? Nous sommes trop petits pour le savoir. Nous n'avons pas envoyé aux vivres depuis que nous sommes ici : nous vivons sur les colis de la famille et les réserves d'Ypres. Le brasero des Boches flambe et Pelletier a obligé Prévet, assommé de fatigue, à nous jouer de la musique sur peigne. La nuit est venue ; nous attendons la relève vers minuit. Mais voici qu'une ombre apparaît en avant du parapet, face aux Boches; nous sommes sur pied. L'ombre crie : « Français ! Français ! Lieutenant Pelletier, ne tirez pas ! » Elle saute dans la tranchée en éboulant le parapet. La lueur du brasero l'éclaire. Le rire nous gagne tous. C'est Babylas, mais un Babylas déchiré, les mains en sang, sale à n'avoir plus figure humaine. Un de ses verres de lorgnon est perdu et il n'a sauvé l'autre qu'en mettant les lorgnons dans sa poche. Il est planté là, devant le brasero, ses yeux de myope presque clos, et il essuie avec son mouchoir en soufflant dessus par intervalles le seul verre qui lui permet d'avoir encore vue sur le monde qui l'entoure. Pelletier lui passe la main sur l'épaule : « Mon petit Babylas, pense donc qu'une seconde plus tard nous allions te tuer et ç'aurait été dommage, car ce soir tu es le plus beau de toute la compagnie. » Frioul grogne : « Vous avez tous l'air de vous foutre de moi » « Pourrais-tu nous dire », demandai-je, « ce que tu viens ficher ici alors que ta place est au P. C. » Frioul s'excuse : « J'ai voulu voir la première ligne et je me suis égaré ; j'ai dépassé la tranchée entre deux sections probablement. Ce qui m'étonnait le plus, c'était d'apercevoir autour de moi, à chaque fusée, des cadavres d'Allemands. J'allais me tomber dans une tranchée quand j'ai entendu parler le Boche. J'ai filé et en arrivant ici, c'est la musique qui m'a guidé. » Son optimisme ne l'a pas quitté : « Vous en avez fait du bon boulot », ajoute-t-il, « il y a des macchabées partout. À vingt mètres en avant, un Boche n'est pas mort encore : il se plaignait et causait tout seul quand je suis passé. » Nous emmenons Frioul voir celui qui a failli tuer Piot. Nous le retournons, je lui enlève son porte-feuille. Il n'y a qu'une seule lettre, la photographie d'une grosse femme âgée et des marks. Nous jetons la photographie et les marks : « Viens auprès du brasero », dis-je à Frioul, « toi qui connais l'Allemand, tu nous liras la lettre, ça nous amusera de savoir ce qu'ils pensent. » Les mains tendues au-dessus de la flamme, nous écoutons. Frioul a ajusté sur son nez ses lorgnons au verre unique. Penché sur le brasero il traduit : « Mon cher Frantz, « Nous avons reçu ta dernière lettre. Il semble y avoir un peu de repos chez vous. Tout au moins les journaux ne disent rien de votre région. « Oui », fait Merlet, « il y a du repos, et le grand repos pour lui ; qu'en penses-tu, Piot ?» Frioul fait un geste d'impatience. Il continue : « La neige a tombé pendant toute la journée d'hier et la campagne est toute blanche. La cigogne, malgré le froid, est venue apporter une petite fille chez les Mermitzens. Tout serait parfait si Trudchen n'était pas si souffrante. Ils l'ont emmenée samedi à la clinique du docteur Makenrodt. M. Kranse apprend à ramer et à patiner. Annie est fachée avec Lotte, je n'en sais pas la raison, Annie ne veut pas me la dire. J'ai fait dimanche avec Jean et Erika une petite promenade au parc. La musique jouait, mais l'entrée était trop chère et nous nous sommes seulement promenés aux alentours. » « Ils auraient mieux fait », dit en riant Claudiot, « de l'emmener avec eux ; ça lui aurait mieux réussi que de venir chez des gens qui ne lui demandaient rien. » 24/118
La flamme commence à baisser. Nous jetons dessus une poignée de branches de sapin pour permettre à Frioul de continuer sa lecture. « Je t'envoie aujourd'hui une livre de marmelade d'abricots et un peu de lard salé. Je verrai une autre fois si je puis t'expédier des guêtres, je suis très juste ce mois-ci. « Dimanche, nous étions à l'église de Zossen pour le service de remerciements à Dieu. Le Superintendant parla très bien. Il montra que nous sommes toujours protégés et il était si ému qu'il fut obligé de s'arrêter. Plusieurs habitants de Lichterfeld sont morts, entre autres ton camarade Keipfluss. figure-toi que le capitaine Haye et avec lui dix-neuf officiers ont disparus. On présume qu'ils ont été assourdis par des grenades à main et faits prisonniers. » « La turpinite », m'écriai-je. « Envoie la lettre à Paris, Babylas, ça remontera le moral de l'arrière. » Mais Frioul n'arrête pas sa lecture. « Tu écris à cause du remède contre les poux ? Celui que je t'ai envoyé est-il fini ? Si tu en vois d'autres à tes camarades qui font mieux, écris-le moi, je te les enverrai aussitôt. » Un grand rire nous secoue tous : « La chandelle, la chandelle », crie Pelletier. « Il faut que tu ailles leur donner le tuyau aux Boches ! » « Si vous m'interrompez encore », riposte Frioul, « je vais balancer la lettre. » La lecture reprend : « Nous avons reçu ton cousin Bruno. Il est devenu caporal. Nous aurions toujours pensé que tu le serais avant lui. Ton Père surtout en a été un peu vexé. Enfin si tu ne peux pas y arriver, ça ne fait rien. Le principal, c'est que ta santé soit bonne et que tu nous écrives souvent. « Reçois les baisers de ton Père, de tes frères et sœurs et de moi. « Ta Mère fidèle. » Une petite flamme claire courut dans le brasero : c'était la lettre qui flambait. La flamme s'éteignit et une petite chose toute légère comme un crêpe trembla sur les charbons rouges. Comme Bonnet, comme Carucci, 1'Allemand était mort pour un galon peut-être. Dans quelques semaines la mère prendra le deuil : elle ne saura jamais... *** Nous ne sommes pas contents. Après quatre jours de deuxième ligne, on vient, à la veille de Noël, de nous faire remonter à droite de notre ancien secteur au lieu de nous envoyer au repos. Les Anglais, sans doute, ne sont pas prêts à nous remplacer. Notre nouvelle tranchée ressemble à l'autre. En bas, de l'eau bourbeuse et grasse; en avant, le parapet de sacs à terre avec des créneaux à plaques blindées; en arrière, deux ou trois mauvais abris garnis de couvertures pourries et couverts seulement de petites branches de pins étayés de sacs à terre. En face de nous, la tranchée boche fait un saillant à vingt mètres à peine devant notre ligne. À chaque lueur, nous voyons par les créneaux les canons des fusils allemands qui brillent. Nous sommes dans un petit bois de sapins, dont il ne reste d'ailleurs que des troncs déchiquetés, la plupart au ras du sol. Nous prenons les consignes de la section que nous relevons. « Les Allemands ne tirent pas ; de votre côté inutile de les exciter. » Les camarades mettent d'autant plus d'insistance à nous bien persuader de cette chose qu'ils ne tiennent pas du tout à être embêtés pendant leur relève. Nous déposons nos sacs dans les abris ; les guetteurs prennent leur faction. La nuit va s'écouler monotone et froide, et ce sera le seul souvenir de notre Noël 1914. La neige pour la première fois de l'hiver commence à tomber. Tous, nous avons mis sur notre tête la toile de tente et nous sommes là, semblables à de vieilles sorcières d'un autre âge, assis sur des troncs de sapin, jetés 25/118
en travers de la tranchée, somnolant devant les braseros. La conversation traîne : nous sommes fatigués par la relève : « Te souviens-tu », dis-je à Piot, « quand le premier soir de la mobilisation nous causions avec Bonnet au réfectoire de la compagnie. Noë1 devait être la victoire, le retour sous les lauriers. Et cette nuit, que vont-elles annoncer les cloches de chez nous, sinon, que nous continuons à mourir les uns après les autres. Heureusement, ni tes parents, ni les miens ne savent notre misère. Tu ne leur écris pas, n'est-ce pas, ni moi non plus, que nous ne sommes plus que des bêtes fauves, qui tuent, puis crèvent et pourrissent dans les bois et qu'à l'arrière, on leur bourre le crâne avec des grands mots ». « Je pense bien à cela », me répond Piot, « et ça me fout le cafard. Avant-hier encore, j'ai reçu une lettre toute joyeuse d'Ernestine. Elle a eu un rêve et elle nous a vus mariés. Maintenant, elle est sûre que je reviendrai sans aucun mal. Il lui faudrait des souvenirs pour les montrer le dimanche. Comme je suis certain de n'être pas amoché, je n'aurais, d'après elle, qu'à courir à la tranchée boche pour y chercher un mouchoir ou une décoration d'officier. C'est comme la mère du Frantz qui voulait le faire avancer en grade ! Si elle savait maintenant comment il est mort. Il avait pourtant de bons yeux, ce Boche ». « Ne parlons plus de cela, Piot », lui dis-je. « Puisqu'on n'y peut rien changer, écoutons plutôt Merlet et Fauvet qui racontent leurs veillées d'hiver ». Il y avait surtout dans ces récits des scènes de beuverie dans les caves, « au cul du tonneau » et des embrassades de filles « des mômes de chez nous », disait Merlet, » des gosses tout ce qu'il y a de plus girondes et pas bégueules. Elles ont la permission de sortir la nuit de Noël et tous les coqs en profitent. » Un gros rire le secouait ; il se frappait les cuisses. * Le feu diminuait. Bourdet se leva et à grands coups de hachette de campement, il cassa du bois... La neige tombe maintenant à gros flocons pressés. Nous sommes obligés de nous secouer pour qu'elle ne s'accumule pas sur nous. Les corvées de soupe viennent de rentrer. On espérait quelque douceur : rien. Rien que le quart de pinard rouge, la demi-boule de pain, le jus et la goutte de gnôle. Comme mets substantiel, l'éternelle soupe, mélangée de terre, dans laquelle nagent quelques morceaux de bœuf. Ce sera tout l'ordinaire pour vingt-quatre heures. Avec nos quelques sous de solde par jour, si la famille ne venait pas en aide, il y aurait tout juste de quoi ne pas crever de faim. Lorsque personne ne parle, nous entendons les Boches qui eux aussi préparent leur bois, et audessus de leur parapet, nous voyons la lueur rouge de leurs feux qui fait briller dans l'air les flocons de neige. Minuit va bientôt sonner. Prévet, le musicien de la section, frappe en alternant sa cuillère et son couteau sur le fond d'une gamelle pour imiter les cloches; de temps à autre, il s'accompagne de son peigne pour simuler les grandes orgues. Nous avons mis du café à chauffer et je fais la distribution. De la tranchée allemande, une fusée part. Elle vient à peine de s'éteindre qu'une deuxième lui succède, puis une troisième, puis une quatrième. Pelletier, qui somnolait dans une petite niche, se dresse : « Qu'est-ce qui leur prend, à ces idiots ! » Une cinquième fusée est lancée. Et aussitôt, un chant s'élève, en français, un chœur puissant de voix d'hommes : « Minuit, chrétiens, c'est l'heure solennelle, Où l'Homme Dieu descendit jusqu'à nous, 26/118
Pour effacer la tache originelle, Et de son Père apaiser le courroux. » Assis sur nos sapins, le quart à la main, nous restons là, ahuris. Puis, la contagion de ce chant nous empoigne à notre tour et le cantique reprend dans les deux tranchées à la fois : « Le monde enfin, tressaille d'espérance, En cette nuit, qui nous donne un Sauveur. » Prévet a accordé son peigne et accompagne. Beaucoup ne connaissent pas les paroles et ce sont les Boches qui nous entraînent. Pelletier a mis la tête au-dessus du parapet. Il se tourne vers nous : « Bons Dieux, chantez plus fort, on n'entend qu'eux »... Le cantique est fini. Boches et Français applaudissent. Une fusée monte et les Boches reprennent autre chose en allemand. Nous crions « : Bravo. » Un Allemand répond : « À vous maintenant ». Prévet remet sur son peigne une autre feuille de papier à cigarette, et ceux qui le peuvent entonnent à pleins poumons : « Si Jésus revenait au monde, Le doux Sauveur à barbe blonde, Près des bergers graves et doux, Sûrement il reviendrait au monde, Chez nous. You, you, you, sonnez les binious, Car le Divin Maître va renaître... » Quelque chose de lourd tombe avec un bruit sourd derrière nous. C'est un saucisson auquel sont attachés des cigares longs et minces. Un papier entoure le tout, avec ces quelques mots : « Bon Noël. Des Allemands. » À notre tour, nous envoyons du chocolat. Les Boches nous crient : « Bonne nuit ». Nous répondons : « Gute Nacht » les deux seuls mots d'allemand que je connaisse. Notre Fête de Minuit est terminée. Un moment après, on entend encore les Allemands qui chantent en sourdine : « La Valse des Ombres. » La nuit s'annonçait triste et maussade. Maintenant, depuis que, pour quelques heures, les hommes d'en face ne sont plus nos ennemis, un peu de joie flotte dans l'air et la neige semble moins froide. Le Réveillon commence. Toute la section reçoit une tranche de saucisson ; puis nous faisons rôtir, enfilé sur une baïonnette, un lapin de garenne tué en arrière dans les bois. Le chocolat succède au lapin et les cigares sont tirés au sort. La nuit a passé très vite. On commence à distinguer les sacs à terre du parapet de la tranchée allemande. Sur la crête au loin, les têtes des sapins émergent du noir. Tout est blanc autour de nous. Le ciel est gris mais la neige ne tombe plus. Et voici que, de la tranchée allemande, sort une tête coiffée d'un calot rond. Le Boche siffle pour nous appeler. Il demande : « On peut sortir ? » Nous faisons signe que oui. Il apparaît tout entier avec ses grosses bottes. Un autre le suit, puis cinq, puis dix. Nous faisons de même; à notre droite, à notre gauche, des Français, des Allemands sortent de terre comme des lapins. Tout le monde sifflote joyeusement. On fume, on rit : C'est Noël, la trêve de Dieu. Parfois un Allemand, parfois un Français, court à la tranchée en face pour porter aux voisins 27/118
quelques friandises. Nous recevons de l'eau-de-vie, des cigares, des cigarettes à bout doré, un jambon, nous donnons du chocolat et du pain, notre beau pain blanc. Jollivet aidé de Claudiot et de Pelletier qui veut nous montrer sa force, frappe à grands coups de hachette sur un énorme tronc de sapin. Pelletier est en bras de chemise. La sueur dégoutte de son front. Un Allemand, avec une hache bien plus forte que la nôtre, vient nous aider. Il nous explique que son régiment est composé d'un grand nombre de Lorrains qu'on a amalgamés avec des Prussiens. Lui est Prussien, mais avant la guerre, il servait à Paris comme garçon dans un café de la place de la Bastille. Il se met à plaisanter Pelletier en le tutoyant. Notre gros hanneton lui répond par des blagues : « Donne-moi ta hache », lui dit-il, « tu vas voir ce que je vais lui passer à ce bois. » À chaque coup, l'arbre tremble. Claudiot admire : « Il est costaud, le lieutenant, hein ! » L'Allemand part d'un grand rire et hausse les épaules : « Farceur ! » dit-il. Claudiot, piqué au vif, court chercher la capote de Pelletier. Il montre les galons au camarade ébahi. Ils sont tous comme ça chez nous » dit-il très fie, « les officiers qui vivent avec nous ; des vrais copains ! » Jollivet ajoute : « Si un jour dans une attaque, tu te trouves en face de lui, tu feras bien de te faire reconnaître, ou gare tes abatis ! » Dans l'après-midi, le soleil se montre, marbrant la neige fondante de larges plaques noires. Autour des tranchées, sur les fils de fer et les arbres, des capotes, des serviettes, des chemises sèchent. Plusieurs d'entre nous, nus jusqu'à la ceinture, cherchent leurs poux ; d'autres visitent leurs sacs. Les premières lignes sont devenues un campement de nomades. L'air est calme, les fusils abandonnés dans leurs créneaux se taisent. Seuls, pour nous rappeler la guerre, des obus parfois roulent dans l'air au-dessus de nos têtes. C'est alors qu'un ordre porté par Babylas, arriva de la division. Pelletier nous le lut : « Ordre était donné aux troupes de première ligne de tirer sur l'ennemi et de faire prisonniers tous ceux qui étaient tentés de s'approcher. La preuve était faite que les Allemands étaient épuisés et avaient besoin de ce répit que nous n'aurions pas la sottise de leur octroyer. En cas de non-exécution des ordres, le commandement n'hésiterait pas à faire donner l'artillerie. » Pelletier n'ajouta aucun commentaire ; il entraîna Babylas pour lui montrer de près des Boches en liberté. Quant à Bourdet, il expliquait à deux Allemands ce qui venait de se passer : Vous en faites pas les gars, ... Vous barbotter ou tirer sur vous ! Ça non, jamais ! Ça serait trop cochon ! En tous cas, on vous avertirait avant. » Merlet écumait; il allait de l'un à l'autre, en répétant sa phrase qu'il était tout heureux d'avoir trouvée : « La généralité, on l'emmerde; qu'ils y viennent, eux, dans la mistouille et ils verront s'ils sont plus marioles que nous ! Le lieutenant Dérault est venu, il n'a rien dit. Le commandant, un vieux sale grognon pourtant et qui n'aime pas les Boches a bien vite foutu le camp dans son P. C. pour ne pas nous voir. Ils comprennent eux, ils sont sur la ligne ! Mais la généralité, aux bottes vernies et au trou du c... vaseliné, on l'emmerde ! » * Une heure après, de la brigade, arrivait l'ordre de fournir toutes les cartouches tirées pendant la journée. Ce fut un éclat de rire parmi nous. En moins d'une demi-heure, deux sacs à terre étaient remplis. Il n'y avait qu'à arracher les balles, vider la cartouche de sa poudre et percuter l'amorce. « La généralité, on l'emmerde », répétait Merlet. Pourtant, c'était le rôle du commandement d'empêcher ces fraternités qui pouvaient cacher un 28/118
piège et devenir néfastes pour les partisans de la guerre si elles se propageaient. En nous-mêmes, tous nous le comprenions, mais c'était Noël, il faisait froid et nous étions dans la boue. À l'arrière, les cafés, les beuglants, regorgeaient d'officiers pimpants, de petits secrétaires pistonnés qui avaient festoyé toute la nuit. Pourquoi nous aurait-on refusé de prendre ce repos bien modeste à nous dont les poitrines soutenaient tout l'édifice de la guerre, à nous dont le moindre recul, dont la moindre défaillance faisait trembler de peur tout le pays. Maintenant, il fait presque nuit. Les braseros flambent. Trois Boches, assis sur leur parapet, nous tournant le dos, causent entre eux. Claudiot à un créneau les met en joue. « Hein ! Quel beau coup de fusil, sergent ! » Vite d'ailleurs, il abaisse l'arme. « Ce que ce serait salaud, » dit-il, « on me le commanderait, je n'obéirais pas. » Un quatrième Allemand vient les chercher ; ils descendent tranquillement dans leur tranchée en nous faisant de petits signes d'amitié. Ne craignez rien aujourd'hui, nos frères de misère, votre confiance en nous est bien placée. Dans la nuit, on avertit les chefs de section que nous allions être relevés. Habilement, sans esclandre, le commandement prenait le meilleur moyen pour couper court à ce qui aurait pu devenir pour lui une mauvaise histoire. C'était Noël. Quand nous partîmes, les Boches pour éclairer notre relève firent une vraie débauche de fusées. Les étoiles de mort ce soir-là, ne servirent qu'à illuminer notre route. * À Ypres, dans la prison où nous sommes logés, un renfort nous attend. Ce sont presque tous des anciens, blessés ou malades, que le dépôt nous renvoie après guérison. Nous recevons à la section sept hommes, un caporal en remplacement de Carucci et un sergent, de Péraudiais, que l'on affecte en surnombre à ma demi-section. Tous ces nouveaux sont en bleu-horizon avec képi de même couleur. On va nous vêtir prochainement à neuf nous aussi, et ce ne sera pas dommage. Nous avons l'air misérables avec nos vieilles capotes bleu foncé, nos képis de toutes formes, recouverts d'un couvre-kepi qui ne tient qu'avec des épingles et notre pantalon rouge si adapté à la guerre, que dès le deuxième mois, on a dû le recouvrir d'une housse bleue. Nous interrogeons un peu les nouveaux venus. Travers, le remplaçant de Carucci, nous annonce qu'au dépôt, c'est bien changé depuis août. Plus de fleurs, plus de vivats. On fait partir les détachements de nuit et sans avertir les hommes jusqu'au départ. On évite ainsi les récriminations des familles et les saoûleries en ville dans les bistrots. Il règne une jalousie effrénée contre ceux qui ne sont pas encore allés au feu et sur les murs de la sous-préfecture, on a affiche de nuit une liste d'une quinzaine d'embusqués « bons à partir ». Nous flânons dans la journée par les rues d Ypres. Sauf dans le faubourg de Menin, il n'y a pas encore trop de dégâts. Les Halles ont souffert, mais ça nous est égal. Ce qui nous, importe, c'est qu'il y a toujours des gargotes où 1'on peut manger à bon marché et jouer aux cartes, des estaminets pas cher pour ceux qui ont peu d'argent et deux cafés chic « le Sultan » et le « Soleil » avec terrasse et banquettes de velours, où l'on peut en deux jours boire en apéritifs et cafés notre maigre solde. Sur la grande place des Halles, c'est le grouillement perpétuel de soldats de toutes races. Les convois anglais et français se croisent, montant et descendant : trains d'artillerie, d'intendance, camions énormes pour le transport des troupes, autos de luxe des états-majors, autos sanitaires à Croix-Rouge, fermées comme des boîtes, qui descendent vers l'arrière la chair humaine saignante, autos de ravitaillement, qui montent vers l'avant la chair rouge des bêtes. Tout cela se meut sur des pavés boueux et défoncés, tandis que le crachin, nuit et jour, roule en nappes humides à la surface du sol. Dès quatre heures, la nuit tombe, et jusqu'au lendemain c'est l'encombrement de tout ce matériel plongé dans le noir, qui se heurte, grince, souffle, pétarade, tandis que les conducteurs s'injurient au passage. 29/118
* Nous sommes assis, Barbaud, Babylas et moi, sur une banquette du « Sultan ». Tout autour de nous, des militaires d'arrière-front coquets et guindés fument et causent. À côté de nous, un petit type à chiqué lit son journal : Soldat de deuxième classe, mais tenue ultra-chic, petites bottes fines, mains impeccables, ongles polis. Babylas entame la conversation avec lui. C'est le secrétaire d'une « grosse légume ». Il répond du bout des lèvres. Mais Babylas a son idée ; ses petits yeux mobiles brillent derrière ses lorgnons. Il voudrait savoir si à Ypres on peut rigoler. Ce matin a pris un bain et envoyé tous ses poux à la lessive: il se sent très présentable. D'un air d'indifférence superbe, après un quart d'heure de palabre, en soulignant d'ailleurs qu'il ne nous trouve pas débrouillards, le blanc-bec lâche un nom et une adresse. Frioul veut nous y emmener tout de suite. Or, quand il a une envie, il n'est pas possible de résister à Frioul. Nous partons, uniquement pour l'accompagner. C'est à l'autre bout d'Ypres, à côté d'une maison en ruines. On descend deux marches et nous voici dans une petite salle basse, noire et triste. Dans 1'ombre, on distingue quelques soldats attablés; Babylas commande une bouteille de vin, du meilleur. Une vieille sorcière apporte la bouteille, Frioul y va gaillardement. « C'est vrai qu'on peut rigoler ici ? » La vieille ne répond pas. Elle entr'ouvre une porte de l'arrière boutique et appelle : « Marinette ? ». Une tête apparaît, aux cheveux blonds filasse. Dans l'ombre on ne voit pas les traits. La femme fait : « Psst... Psst! .» Babylas se précipite. « Venez avec moi, » dit-il. Je lui réponds ; « Non, mon vieux, nous t'attendons ici, il y a du bon pinard, ça suffit. » Frioul disparaît. Nous buvons à petites gorgées : le vin est exquis. Barbaud se penche vers moi : « Dis donc, combien vont-ils lui faire payer ça ! on est foutu d'être obligé de se cotiser tous les trois ! » Deux minutes à peine se passent et la porte s'ouvre toute grande. Babylas revient; il n'a plus sa mine égrillarde : « Ça n'a pas gazé », lui dis-je, « ce sont des attrape sous ? » Babylas ne nous regarde pas : « Videz vos verres ; non ce n'est pas ça... Tas de cochons de salauds !... combien la bouteille, la mère? » La petite vieille s'approche : « Vous n'allez pas partir si vite, je vais vous apportez une autre bouteille, du meilleur encore. Ne vous inquiétez pas », ajoute-t-elle tout bas, « ces Messieurs vous l'offrent. » Mais Frioul est en colère : « Gottfordom, la vieille, on fout le camp. Combien ta bouteille ? » Alors la vieille joint ses deux mains sur son vieux ventre qui bombe et d'un ton humble elle murmure : « Pour vous, c'est un franc. » Barbaud et moi, nous nous regardons. C'est pas cher tout de même à côté du Sultan et du Soleil. Frioul est déjà sorti. Il grogne : « C'est un antre de salauds... En public, comme ça, c'est pire que des cochons. » Nous questionnons. « Qu'as-tu, Frioul ? » Mais Frioul n'est pas de bonne humeur. « Rentrons à la prison, je vous expliquerai ça plus tard. » 30/118
J'éclate de rire. « Dis donc Frioul, tu as toute l'allure du renard du père La Fontaine qu'une poule aurait pris. » Frioul nous entraîne. Il répond : « Je m'en fous ! Ce sont des cochons ! » * Au cantonnement, la section m'attendait pour la distribution de colis qui venaient d'arriver pour la compagnie, des friandises probablement pour la nouvelle année. En un clin d'œil, tout le contenu en est étalé. Désastre! De ce qui se mange, rien. Il y avait seulement des tricots, des chandails, des chaussettes de laine épaisse, des passe-montagne, des ceintures de flanelle, tout cela fabriqué à la main, moelleux, en bonne laine du pays. Dans un tout petit paquet, à côté des chaussettes, nous dénichons de mignonnes pantoufles fourrées. C'est à fendre le cœur ! ! À l'intérieur de chaque colis les donateurs anonymes ont joint une lettre, un petit billet, une carte postale en couleurs nous souhaitant la bonne année. Une de ces cartes est signée de quatre prénoms écrits de la main tremblante d'enfants. Au-dessus des signatures on lit : « Petits poilus, pendant quatre jours nous n'avons pas mangé de dessert et du pain sec le matin et à quatre heures pour que nos mamans « peut » acheter de la laine pour vous. » Pauvres mignonnes, si vous saviez ce que nous en pensons de vos pauvres colis! Si vous saviez que les poux nous ont obligés depuis plus de quinze jours à jeter dans la boue, malgré le froid, nos passe-montagne, nos tricots, nos cache-nez! Si vous saviez que notre sac est devenu si lourd que lorsque nous montons aux tranchées, nous arrivons à grand peine à le hisser sur nos épaules! Pourquoi ceux qui sont chargés de vous guider ne vous l'ont-ils pas appris ? Mais vous ne saurez pas, petite Jeannine, petite Thérèse, petite Marie, petite Simone que tous vos sacrifices ont été perdus. À la porte du cantonnement, à demi-ivre, un vieux mendigot armé d'un crochet fouille les tas d'ordures. Il a aperçu les colis, il attend sa proie. Je consulte les hommes ; tous nous sommes d'accord. De notre section, il n'aura rien. Si nous allons à l'arrière, nous nous crèverons pour emporter vos jolies choses pendant une étape et nous les donnerons aux gosses le long de la route.
31/118
IV. L'YSER ET ARRAS Mars va bientôt finir; ce n'est pas encore le printemps mais ce n'est déjà plus l'hiver. Dans le gris mouillé du ciel, de temps à autre des déchirures bleues apparaissent. Par ces déchirures parfois un rayon de soleil se glisse, teintant d'or ou de mauve les horizons nus et boueux de l'arrière front. Le régiment formé en colonne ondule sur le bord droit de la route qui va d'Ypres à Poperinghe. De plusieurs sections montent des chants appris au cours des marches de temps de paix, transmis d'anciens à bleus, chants sans esprit, presque toujours obscènes, mais dont les refrains sont faciles et entraînants. « Les canes, canes, les canetons, Les canes de mon Père, Sur les marais s'en vont » ...................................... « À ton p'tit pied ma mignonne, Est-ce là que tu souffres ? Plus haut, plus haut, plus haut mon amant, C'est là que je souffre ! Plus haut, plus haut, plus haut mon amant, C'est là que je souffre tant ! » Nous allons vers l'arrière. Où ? Peu nous importe... Pour combien de temps ? Plusieurs semaines, a-t-on dit. Or, plusieurs semaines à ne pas entendre le canon, cela correspond pour le fantassin à de longues années. Un convoi d'artillerie anglaise nous double. Le matériel semble tout neuf. Ce doit être un des éléments de la division qui nous relève. Les cavaliers du convoi se tiennent raides sur leurs grands chevaux maigres, et ils ne répondent qu'à peine à nos plaisanteries. Ils sont froids et secs comme leurs chevaux. Jollivet prétend que sans lever la tête, rien qu'en voyant les grands pieds et les longues jambes sans mollet, des « pattes de coq », dit-il, il reconnaîtrait des Anglais. Un peu plus loin, de vastes hangars faits d'une toiture supportée par des pieux abritent des chevaux. De l'autre côté de la route, d'autres chevaux moins favorisés sont alignés sur plus de cinquante mètres, sans abri, attachés seulement à un câble fixé à chaque extrémité. De notre colonne, on aperçoit les pauvres bêtes qui hennissent, se mordent l'encolure et se frottent désespérément les unes aux autres. De grandes plaques noires dénudées apparaissent sur leur croupe, leur dos et leur cou. La gale les ronge. L'égalité n'existe pas non plus pour les chevaux. Tout autour de ces camps, la nature ne produit plus rien, aucun brin d'herbe ne pousse. Les pas des bêtes ont retourné la boue et l'ont faite plus profonde ; les haies sont rongées jusqu'à la racine, les arbres ne sont plus que des squelettes dont l'écorce a été arrachée. Nous traversons Vlamertynghe, une toute petite bourgade où en novembre et décembre on pouvait manger à satiété pour quelques sous. Des soldats anglais emplissent toutes les maisons, se lavent et cuisinent à chaque coin de rue. Le soir, nous couchons dans les granges d'un hameau, sur de la paille souillée de déchets de nourriture, de boue et de vieux linge et le lendemain, à la pointe du jour, nous repartons. Cette migration vers 1'intérieur dure plusieurs jours. Chaque matin la colonne se reforme, rampe le long des routes, puis le soir venu se disloque un peu plus loin du front. Au cours d'une marche, nous franchissons sans nous en apercevoir, la frontière française. La flandre continue d'ailleurs avec son patois rude, ses maisons de briques propres et bien tenues, ses estaminets coquets. Un soir, nous nous arrêtons dans un petit pays : Drincham. Le paysan chez qui nous logeons nous montre 1'horizon : 32/118
« Là-bas », nous dit-il, « derrière les crêtes, c'est la Picardie et la France. Ici, nous sommes flamands. » Vingt quatre heures plus tard nous sommes à Eperlecques et quand nous parlons de Drincham, en pur français cette fois on nous répond : « Nous ne connaissons pas, c'est la flandre. » Nous sommes tantôt bien, tantôt mal reçus. Le jour de Pâques, on refuse de nous laisser préparer notre feu de section le long d'un mur de briques : aucun danger d'incendie pourtant. Nous discutons. Une mégère vient à coups de pied renverser nos bouteillons. La colère nous gagne, Merlet et Jollivet se saisissent des clefs, enferment les habitants dans leur repaire et toute la journée nous sommes tranquilles. De Péraudiais, parti avec de belles et nobles idées est ébahi : « Des Français », dit-il, « qui peuvent agir ainsi ! Et nous les défendons ! » Je ne peux que lui répondre : « Bah ! ça peut se comprendre. Qui sait ? : des troupes de passage leur ont peut-être joué de mauvais tours et ils se méfient ! » Un après-midi, quand nous arrivons au cantonnement, des camions autos nous attendent, alignés sur les bas côtés de la route. Pendant des kilomètres, nous sommes secoués, cahotés ; chacun dort, appuyé sur l'épaule de son voisin. En pleine nuit, on nous fait descendre. À la lueur des chandelles nous reconnaissons nos cantonnements et le sommeil commencé dans les camions s'achève sur la paille. *** Depuis dix jours nous engraissons. Le menu est copieux. Nous tendons des collets dans les bois environnants. Le gibier améliore notre ordinaire et le boni de la compagnie accumulé pendant les mois de tranchée nous procure maintenant des suppléments variés. L'exercice est réduit à de petites marches de quelques kilomètres, à des jeux, à des manœuvres par compagnie. Ces manœuvres consistent simplement à s'étendre dans les champs sur le sol qui sent le printemps et les fleurs sauvages, sur la bonne terre à la surface de laquelle on voit, sous le grand soleil, courir les petits scarabées dorés et fourmis. Étalés sur le ventre, les bras repliés sous le front, nous nous laissons bercer de la senteur de cette terre de paix. Un jour, le chef de batai1lon,un nouveau venu, brave homme semble-t-il, aussi myope que Babylas, vient nous visiter. On l'appelle Bornibus parce qu'il a déjà montré ses goûts particuliers pour la bonne moutarde. Une sentinelle placée à dessein à la barrière du champ l'a signalé au lieutenant Dérault. Quant il arrive, la compagnie impeccablement déployée en tirailleurs passe à l'attaque d'un ennemi imaginaire. Tout le monde semble y mettre de l'enthousiasme. Le commandant félicite le lieutenant Dérault, puis il s'en va au petit trot de son cheval. De loin, il crie : « N'oubliez pas, lieutenant, de faire faire de longues pauses à vos hommes ! » C'est un bon type, bravo... La sentinelle à l'orée du champ exécute le signal : « Commandant parti ». L'attaque s'arrête. Il n'y a plus d'ennemi. Les cartes, les journaux et les lettres sortent des poches. Pour beaucoup la sieste reprend. Installé au revers d'un talus, un petit groupe dans lequel se trouve Pelletier, le sous-lieutenant de la quatrième section, Barbaud, Jollivet, Bourdet et moi, discute avec animation. Il s'agit de savoir si les calottes de fer que 1'on nous a données ce matin, cent cinquante par compagnie, et que l'on doit mettre à l'intérieur du képi pour protéger la tête, présentent quelques avantages. « De la blague, de l'énorme blague », affirme Barbaud. « Çà ne résisterait pas à un schrappnell de 77. C'est encore un copain pistonné qui s'est débrouillé pour nous faire passer sa camelote. » Bourdet, étendu sur le ventre, le menton dans les mains, réfléchit. « Ça, c'est vrai », dit-il. Et en bon comptable il donne des chiffres. « Supposez que le fabricant gagne seulement deux sous par calotte, et puis multipliez ces 33/118
deux sous par le nombre de fantassins au front ! Vous verrez un peu si chaque jour il peut se payer des truffes !... Pour chacun de nous ensuite, qui sera décalotté pour de bon, ça fera une calotte de plus à fournir au dépôt. » Jollivet appuie : « Il peut crier : « Vive la guerre » celui-là ! Chaque soir en se déculottant, il doit prier son Bon Dieu en or pour que nous crevions longtemps. » Pelletier tient une calotte dans ses gros doigts. Elle est bien légère en effet. Il la met en équilibre sur sa main, sur son menton ; puis en contractant brusquement le cou il la coiffe sur sa tête. Cela lui donne une allure de gros moine. Tout le monde rit. « Moi », affirme-t-il, « si je veux protéger un peu mon mignon petit caillou, il faudra bien que j'en mette au moins trois. » Mais Barbaud tient à son idée, et continue de discuter. Je propose un essai. « Mettons une calotte sur le talus et essayons si elle résistera a une balle de revolver. » L'essai est concluant. La première balle tirée à sept mètres fait un trou ; la deuxième tirée à vingt mètres en fait un autre. Barbaud triomphe. « C'est la gueule de l'embusqué qu'il faudrait mettre dessous. » Cependant un agent de liaison du bataillon vient d'ouvrir la barrière du champ. Il dit quelques mots à l'homme de faction, puis à toutes jambes il court au lieutenant Dérault. L'histoire des calottes est arrêtée et tous nous le suivons des yeux. Un agent de liaison, quand on le voit en dehors des heures habituelles, est toujours un oiseau de mauvais augure. Le lieutenant Dérault, de sa canne fait signe aux officiers ; les chefs de section crient : « Aux faisceaux. » * Les camions nous attendent à la porte des cantonnements. Une demi-heure après, ils ont fait leur plein. Les hommes ne chantent pas, causent peu ; ils sont résignés : le repos ne pouvait pas toujours durer. La plupart dans quelques instants dormiront. Nous ne savons pas où nous allons. Ni Bornibus, ni même le colonel, paraît-il, n'ont aucune idée de la direction que nous allons prendre. Babylas, le nez au vent, sa sacoche de sergent major en bandoulière a eu en vain toutes les audaces pour essayer d'attraper au vol quelques indices. Il est tout honteux de ne rien savoir. « J'ai causé avant-hier », dit-il, « à un sergent d'état-major. On prépare une grande offensive sur Arras. On nous envoie sûrement en réserve de l'armée d'attaque. » Le convoi démarre dans une pétarade de moteurs, chaque camion lâchant en arrière un jet de fumée à odeur rance. Je regarde le paysage qui défile derrière nous. Ce sont de grosses croupes boisées, séparées par des vallons profonds. Sur les pentes s'étagent des petites maisons dont les cheminées soufflent tout droit dans le ciel une longue fumée blanche. C'est l'heure de la soupe du soir pour tous ceux qui ont la paix. La nuit accourt de l'Est, s'infiltre par les vallées. Nos camions roulent vers elle : elle nous submerge. Tout le long du convoi, les phares s'allument. On n'aperçoit plus que des centaines d'yeux dont les plus éloignés, à plusieurs kilomètres, semblent au sommet des crêtes en lacets que l'on ne voit pas, de grosses étoiles jouant à cache-cache avec nous. Et voici qu'à notre droite, une longue théorie d'autres yeux se déplace parallèlement à nous. Un deuxième convoi emmène pour la même destination que nous, un autre régiment qui, lui non plus, ne sait pas ce qu'on attend de lui. À la lueur des phares de la voiture qui nous suit, je m'aperçois que Piot ne dort pas. La petite cicatrice de sa tempe brille. « Il va y avoir de la casse sûrement », me dit-il, « on a bien fait de profiter du repos. » Je regarde ma boussole. « C'est curieux », lui dis-je, « maintenant nous remontons vers le Nord-Ouest. » Nous traversons plusieurs petites bourgades. À des habitants attardés nous demandons le nom 34/118
de leur village, mais nous entendons mal les réponses : ce sont des pays inconnus de nous. * J'ai dormi moi aussi. Nous nous réveillons parce que le convoi s'est arrêté. Tout le monde descend, chacun s'ébroue, fait claquer ses semelles sur la route. Il est deux heures du matin ; la nuit est fraîche et étoilée et nous sommes en pleine campagne. Les chefs de section donnent l'ordre de préparer le café de réserve. Dans plusieurs escouades il a été perdu : on se dispute... Les hommes cherchent du bois mort, et un à un au bord du fossé, les petits feux s'allument. Cependant, il faut que je sache où nous sommes. J'interroge Pelletier : il ne sait rien et il s'en moque. Il baille à s'en fendre la bouche. J'appelle Frioul ; une voix joyeuse me répond, Babylas sort de l'ombre. Il a tous les tuyaux. Où les a-t-il trouvés ? Mystère. Il a un tel toupet quand il s'agit de savoir ! « Mon vieux », me dit-il, « ça ne va pas du tout à Ypres et c'est là que nous allons. Les Boches ont attaqué avec des gaz asphyxiants : des milliers d'Anglais sont morts, les autres reculent. Voici une heure, on disait qu'Ypres venait d'être prise. Toutes les forces massées pour l'offensive d'Arras montent vers la Belgique et le commandement en profiterait pour déclencher une contreattaque monstre. » Évidemment Babylas ne pouvait se défendre de faire le stratège. * Maintenant les petits feux d'escouade flambent et les moteurs en refroidissant se préparent à reprendre leur besogne. « Écoute », dit Frioul, « il me semble que j'entends le roulement du canon. » L'oreille collée sur le sol, on percevait en effet un murmure croissant tout-à-coup, puis diminuant, puis reprenant plus fort. « Ce sont des tirs de barrage », dis-je, « ça nous promet de belles heures à vivre ! » * Le soleil est déjà haut sur l'horizon quand nous traversons Poperinghe. Le canon gronde sans arrêt. Notre convoi n'avance plus qu'avec peine au ras des talus. Une colonne d'infanterie anglaise monte vers le front à gauche de la route tandis qu'au milieu passent à toute vitesse des autos d'étatmajor et des convois de Croix-Rouge. L'arrière des autos est ouvert et on aperçoit à l'intérieur les couchettes vides. D'autres convois de Croix-Rouge descendent vers l'Ouest ; les voitures sont fermées et les conducteurs mènent avec précaution ; on entend des cris à l'intérieur des grandes boîtes. Elles sont pleines de misérables déchets humains inutiles maintenant et que le front vomit. Dans les champs, à droite et à gauche, des cavaliers anglais, hindous, belges et français passent au galop. À la sortie de Poperinghe, au lieu de suivre la route d'Ypres, notre convoi oblique à gauche vers le nord. Une heure après nous descendons à l'entrée d'un petit bois. La canonnade fait rage. Nous formons les faisceaux. Chacun se couche dans l'herbe où apparaissent les premières fleurettes du printemps. Dans le ciel clair, très haut, les avions semblent de petites mouches blanches; des flocons blancs les entourent, disparaissent et d'autres se reforment aussitôt. Merlet couché sur le sol regarde les avions. « Il y en a autant que de poux dans ma chemise », dit-il. Dans l'après-midi, la faim commence à tenailler les estomacs. Le ravitaillement n'a pas suivi. Jollivet vient au nom des deux escouades déclarer que les ceintures sont au dernier cran. J'en parle à Pelletier. Le lieutenant Dérault est prévenu, Bornibus aussi. De tous les échelons, la réponse nous revient : 35/118
« Débrouillez-vous, nous n'avons rien non plus. » Babylas est parti à la découverte; la curiosité et la gourmandise, deux de ses qualités maîtresses sont exaspérées. Il revient : « De l'autre côté du bois », me dit-il, « il y a un dépôt de vivres anglais ». J'emmène Jollivet, Merlet, Métivier fort comme un cheval et Prévet le musicien. Nous arrivons au dépôt. Des centaines de grandes caisses sont empilées soigneusement les unes sur les autres. La partie arrière s'appuie à un petit mur de clôture surmonté de trois rangs de barbelés. En avant et sur les côtés, deux sentinelles se promènent l'arme au bras, veillant sur les vivres. Nous arrêtons notre plan d'attaque. Merlet, Prévet et moi occuperons une sentinelle pendant que Jollivet et Métivier s'empareront des caisses en les faisant basculer par dessus les barbelés. Nous sortons du bois doucement, en riant et nous bousculant, comme des flâneurs désœuvrés. Merlet a allumé sa pipe, Prévet joue de son peigne. Nous passons près de la première sentinelle, en lui adressant des sourires engageants ; elle ne répond pas : un gros bourru sans doute. Nous allons au second soldat. Prévet joue son plus bel air ; nous rions. Le Tommy est vraiment plus sociable que 1'autre, car il rit lui aussi en nous voyant. Nous nous approchons. Je lui dis en montrant les avions : « Look, look, avions and English bullets » « Ah ! ah ! ah ! all right. » Il semble se moquer, de mon accent sans doute ! Je lui fais comprendre que les canons anglais sont épatants et qu'i1s descendent des tas d'avions boches. Merlet tire de sa pipe ses ronds savants et il les montre fièrement à l'Anglais. Celui-ci tend son doigt successivement vers les ronds de fumées de la pipe et les flocons des éclatements là-haut. Ils se ressemblent en effet. « Tu as tout du canon, Merlet, même la gueule !» dit Prévet. Cependant depuis un instant, derrière l'Anglais, on entend des petits bruits, les fils de fer barbelés ont remué. Le Tommy regarde, redevenu sérieux un moment. « They are rats ! » dis-je. « Sacrés maladroits », grogne Merlet, « ils vont nous faire baver pour rien. » Pour couvrir les bruits, il se tape les cuisses avec ardeur, puis chacune des mains pour imiter l'éclatement de ses obus de pipe. Alors Prévet entonne : « It's a long way to Tipperary ». L'Anglais rit à nouveau. « I am not English », s'esclaffe-t-il, « but Irish ! ». Irish, Irish ! : ça mon vieux on s'en fout. De kaki tu es vêtu des pieds jusqu'à la tête. Tu as des pattes de coq, une figure aux joues plissées avec le sang qui affleure et teinte de rose les gros grains de ta peau. Tu es propre, rasé méticuleusement. Tu fumes du tabac qui sent le parfum. Ton expression quand tu ris ne change pas ; tes yeux, pas méchants, ne montrent pas, si, en toi, les états d'âme se succèdent rapides ou lents ; tu n'as pas nos petites gueugueules noiraudes, aux poils durs, au milieu desquels les yeux semblent danser, nos petites bobines comiques sous la grosse capote bleue, qui se déforment, se reforment, se rident, s'étalent, se rétrécissent quand nous rions et quand nous devenons graves ; tu n'as pas cette gymnastique des bras et des jambes pour aider à expliquer ce que tu sens. Quand tu parles, tes lèvres ne remuent pas : une demi-douzaine de schrappnells semblent logés à perpétuité sur ta langue. Pour nous qui ne sommes pas allés dans ton pays, tu es Anglais. Les fils de fer ont vibré à nouveau plus fort. Qu'il est maladroit ce Jollivet ! L'Anglais marmonne quelques mots, il va faire sa ronde, nous sommes foutus. Alors une idée me vient : Je crie : « Rabbit, rabbit ! » Et je montre un trou sous une caisse. Je répète : « I am sure, rabbit... under, under... » Un geste termine la phrase. Si on soulevait la caisse ? 36/118
L'Anglais veut bien, il a un haussement d'épaules incrédule : il doit commencer à nous trouver idiots. La caisse soulevée, rien n'apparaît évidemment. Nous nous proposons pour gagner du temps de tout remettre en place, mais gentiment l'Anglais nous fait signe que ce n'est pas la peine. « All right ! all right ! » répète-t-il et il nous offre des cigarettes. Les bruits ont cessé maintenant. Le travail doit être terminé. « filons », dis-je à Merlet - « Good bye » - Shakehand. « T'as tout du c...» crie Merlet. L'autre prend cela pour un compliment. « T'es tout de même rudement un bon type », ajoute-t-il. Nous arrivons à l'escouade. Le boulot a été bien fait. Ils ont ramené trois caisses. Avec nos couteaux nous les ouvrons. Deux contiennent des biscuits, de bons biscuits anglais feuilletés et croustillants ; la troisième, la plus lourde, de la confiture d'oranges. « Pas de corned beef », dit Merlet désappointé ; « t'es pas débrouillard, Jollivet ». * La nuit a passé en alertes successives. Ce matin les tirs de barrage reprennent plus violents. Nous montons en ligne. Les obus commencent à éclater autour de nous ; les petits s'écrasent à la surface du sol avec le bruit d'un marteau sur l'enclume, tandis que les gros s'enfouissent dans la terre et la soulèvent en hautes gerbes noires, à la façon d'une mine. Deux hommes de la quatrième section viennent d'être tués. Nous courons penchés en avant, épiant le bruit des projectiles. Le clocher d'Elverdinghe vient de s'écrouler avec fracas. Les avions recommencent leur ronde dans l'air, et un officier d'état-major nous donne l'ordre de ne pas suivre la route... Le canal de l'Yser est là, tout proche derrière une voie ferrée. Un haut talus le borde. Ses flancs sont peuplés comme une fourmilière. En haut, des soldats anglais ont creusé des alvéoles; au milieu des coloniaux français sont tassés dans des abris plus vastes ; en bas, d'autres Anglais popotent sous des toiles de tente; en arrière, près de la ligne de chemin de fer, toute une file de canons anglais tire sans arrêt. On nous fait franchir le canal sur quelques mauvaises planches. Nous sommes désormais sur la tête de pont du canal de l'Yser, le « roc de la mort » des Allemands. Toutes les nations alliées se sont donné rendez-vous sur ce coin de terre belge de quelques kilomètres carrés ; des milliers et des milliers d'êtres humains y montent la garde et meurent. Les tranchées se suivent à vingt mètres de distance : Français de France, zouaves, coloniaux, nègres, Anglais, Écossais à la petite jupe féminine, Hindous magnifiques à la tête enturbannée, Canadiens qui ressemblent à des Français revêtus de l'uniforme kaki, se tassent dans les mêmes tranchées côte à côte. Devant nous, en arrière, les cadavres s'entassent, cadavres d'hommes, de chevaux, de vaches, de cochons. Un grand cheval noir galope avec une plaie béante d'où pendent les intestins. Il tombe, puis s'arc-boutant sur les pattes de devant, il se redresse et repart. De temps à autre, tremblant, les pattes écartées, il s'arrête, tourne la tête avec stupeur pour regarder son flanc et son hennissement n'est plus qu'une plainte horrible. Les tirs de barrage se succèdent sans raison apparente. Sur cette petite plaine dénudée, plate, sans obstacle, où les balles sifflent sans arrêt, les sections d'infanterie, montent, descendent, se déplacent en plein jour. Jamais je n'ai encore vu un tel mépris des précautions habituelles pour diminuer les chances de mort. Les balles claquent dans les corps, les obus arrachent la chair humaine, la pétrissent avec la terre. Trois fois dans la journée nous avançons de cent mètres, puis sans que nous sachions pourquoi nous revenons occuper nos anciennes tranchées. Un obus éclate en avant de la section et nous inonde de terre, un deuxième arrive en arrière et fait écrouler un pan de notre tranchée, un troisième lui succède, puis un quatrième. Des cris lugubres montent de la tranchée en arrière de nous et des Hindous affolés s'enfuient. Le barrage est déclanché. Un souffle énorme nous secoue. Il fait tout noir, la terre tremble, 37/118
une fumée jaune et âcre roule autour de nous et nous suffoque; des pierres, de la terre retombent en cascades, puis une autre secousse, du noir encore, des pierres, de la terre. Des cris cette fois dominent le fracas, les uns rauques, les autres aigus, halètements sourds et hurlements plaintifs, toujours les mêmes : « Oh ! la, la. Oh ! la, la !... À moi ! À moi !... » À ma droite, à demi enfoncé sous la terre, Métivier est immobile, la tête en arrière. Je me penche vers lui. Le regard est fixe. Sans trêve, il fait le mouvement d'avaler quelque chose. « As-tu soif », lui dis-je. Il ne répond pas : c'est l'agonie. De sa figure, de ses yeux, de grosses gouttes d'eau gluante coulent. Avec Claudiot nous essayons de le soulever. À la place de ses jambes qui ont disparu, c'est un dos qui apparaît sous la terre. Tous deux nous arrachons ce dos en le tirant de toutes nos forces par le ceinturon. La figure apparaît violette. C'est Prévet, le petit musicien : il est mort. Nous ne nous apitoyons pas ; même de Péraudiais n'a pas un mot de regret ; ils ne sont plus que des macchabées. S'ils n'étaient que blessés nous risquerions notre vie pour eux, mais maintenant ils n'ont besoin de rien, nous nous en détachons ; c'est à nous qu'il faut songer, à nous seuls parce que nous vivons. Cependant Pelletier arrive en courant au-dessus de la tranchée. « Restez la, ne reculez pas, il faut tenir. » Tout a coup de la tranchée allemande, tous les vingt à trente mètres, des petites fumées vertes apparaissent. L'air s'épaissit : les petites fumées se rejoignent, un nuage lourd, épais, vert-jaune, roule sur la terre en grosses volutes. Les balles sifflent plus nombreuses. Un cri s'élève, qui court d'homme à homme, tout le long de notre ligne. « Les gaz, les gaz ! » Puis un billet écrit par le lieutenant Dérault passe de main en main ; chaque groupe doit le lire : « Ordre. Appliquez aussitôt que la nappe de gaz arrivera au niveau de la tranchée, devant le nez et la bouche le paquet de pansements et le mouchoir bien mouillé avec l'eau ou le vin du bidon. Les hommes qui n'auront pas d'eau urineront sur leur mouchoir. Mettre également sur les yeux les lunettes distribuées a Elverdinghe. Essayer de tirer d'une main. » La vague verte approche. Deux hommes de la section qui n'ont pas d'eau dans leur bidon pleurent comme des enfants. Ils implorent : « On vient de pisser », disent-ils, « on ne pourra plus le faire tout à l'heure. » Je leur montre les morts. Ils se jettent dessus comme sur une proie. Un des bidons est vide, l'autre semble à moitie plein. Hargneux, ils vont se battre pour s'en assurer chacun la possession complète. Je suis obligé de les séparer et de faire le partage ; ils me laissent faire, hébétés. * Maintenant les artilleries anglaise et française font un barrage terrible sur la nappe de gaz: La vague verte se marbre de fumées noires, se zèbre d'éclairs rouges. Soudain, à trente mètres de notre tranchée, le voile de mort cesse d'avancer. Il ondule, se replie, monte plus haut, comme si son âme de monstre frémissait. Et voici qu'après quelques hésitations, il reprend son chemin vers la gauche, retournant de biais vers la tranchée allemande : le vent a changé de direction. Nous tirons, nous tirons furieusement sans rien voir. Les fusils brûlent nos doigts. Une immense joie nous envahit : la mort s'éloigne. * Le soir à la tombée de la nuit, des Anglais flegmatiques, l'arme au bras, viennent nous relever. 38/118
Sans hâte, debout sur la plaine, sans daigner même nous demander les consignes, ils attendent que nous ayions mis sac au dos et que la tranchée soit évacuée pour y descendre. Nous revenons sur les bords du canal. Le terrain nous protège des balles et de la plupart des obus. Il nous faut cependant creuser des tranchées: quelques heures suffisent ; le sol est sablonneux jusqu'à un mène de profondeur. Inutile d'aller plus avant, c'est l'argile et l'eau. Jusqu'au matin nous dormons là pêle-mêle, écrasés de fatigue. La canonnade plus violente nous réveille. Les obus allemands passent rasant le sol et vont éclater en bas dans le canal. Une patrouille anglaise de six hommes se promène sur l'autre rive, l'arme sur l'épaule. Des fusants les encadrent. Un gros percutant éclate dans l'eau qui rejaillit sur eux ; les Tommies ne bronchent pas. Le chef de la patrouille les fait seulement obliquer de quelques mètres et ils continuent leur chemin sans hâte derrière un rideau d'arbres. Jollivet les admire : « Ce sont de rudes gars, tout de même ! » Pour nous, nous les trouvons idiots de risquer ainsi leur peau sans raison. Tout au bord de l'eau, un troupeau de vaches erre à l'aventure. L'une d'elles dont tout l'arrièretrain est paralysé se traîne en meuglant. Des soldats anglais et des coloniaux arrivent avec des bidons pour les traire. * Cependant la faim recommence à se faire sentir et le ravitaillement n'arrive pas. Les biscuits anglais sont terminés depuis hier soir. On entend des murmures. « T'en fais pas, les généraux en ont, eux, de la bidoche, et tous les arrières aussi. - C'est salaud de nous laisser crever de faim ! » La menace revient, que l'on entend toujours et qui ne s'exécute jamais: « Tant qu'on n'aura pas le ventre plein, on ne marchera pas. » Puis de section en section, venu on ne sait d'où, un « tuyau » arrive :Ypres est évacuée par les civils et on y trouve à manger et à boire ; les tranchées du premier bataillon sont pleines de bouteilles. Le lieutenant Dérault autorise deux corvées à se rendre à Ypres. L'adjudant Petiteau de la deuxième section est désigné pour en conduire une et je prends le commandement de la deuxième. Ypres n'est pas loin, à deux kilomètres à peine, au bout du canal. Les hommes chargés de musettes et de bidons marchent derrière moi. Des Anglais reviennent de la ville, des bouteilles au col doré attachées autour de leur ceinturon. Ils chantent. Un peu plus loin deux Anglais et un colonial français parlementent avec un civil. « C'est un espion », nous dit le colonial. L'homme, un souffreteux, borgne, boiteux, semble hagard. Les Anglais le bousculent, il ne répond pas. « C'est un espion », répète le colonial ; « on l'a poissé à pêcher à la ligne dans le canal. C'était du fil téléphonique sa ligne... Entends-tu, salaud, tu faisais des signes aux Boches ? » Il a le type classique de l'espion, mal bâti, sournois et c'est un très mauvais point pour lui. Quelle diable d'idée, d'ailleurs, avait-il de pêcher à la ligne un jour pareil ! Un souffle déchirant nous couche à terre. Une marmite énorme destinée à Ypres s'effondre au ras du canal. Une gerbe de terre et d'eau monte dans l'air, des éclats de métal claquent autour de nous. Le civil se met à hurler; il tremble de tous ses membres. « Bandit », crie le colonial, « il va nous faire repérer!. » Alors vite, ils traînent l'espion dans l'entonnoir de l'obus. Un Anglais, de son pied, l'oblige négligemment à se tasser au fond du trou ; on entend un petit bruit sec ; un homme n'est plus. Un espion ? Peut-être ! Ou plus probablement un pauvre d'esprit. * 39/118
Nous franchissons le canal à l'entrée d'Ypres. La ville, du côté Est au moins, n'est plus qu'une ruine. Des maisons flambent. Le vent rejette sur nous dans des spirales de fumée puante des débris calcinés de papier, de tissu et des flammèches rouges. Dans les rues, des trous énormes d'écrabouillards se remplissent d'eau. Sur la grande place des Halles, un écriteau a été posé : « Tout civil trouvé dans la ville, s'exposera à la peine de mort. » Ça et là, gisent des cadavres de soldats, de civils et de chevaux gonflés comme des outres. Une corvée de vivres semblable à la nôtre, a été anéantie toute entière devant le café du « Sultan ». Ce sont des camarades du Ier bataillon de notre régiment. Deux ont été sectionnés comme des vers ; les têtes et une partie des troncs ont été projetés à dix mètres au moins. Au-dessus de nous, sans arrêt, les gros colis allemands passent en gargouillant. D'autres, arrivés au bout de leur course font entendre ce hululement qui nous jette haletants au fond des entonnoirs. Les blocs d'acier entrent par les toitures ; on ne les entend plus pendant une ou deux secondes, puis la décharge se produit, assourdie, faisant trembler la terre. Nous descendons dans une cave. Des bouteilles jonchent la terre. Deux Anglais dorment sur le sol aux relents de vin et d'alcool. Ils sont ivres. Nous buvons du byrrh, un verre chacun, puis quelques gouttes de « Martel trois étoiles », le grand luxe de Babylas. Les hommes comprennent qu'il ne faut pas s'attarder ici. Nous choisissons les meilleures marques de vin. Je ne tolère que deux bouteilles par homme de corvée en plus des bidons et chacun les attache par le goulot à la courroie de la musette. À une devanture de bijouterie à demi-arrachée, s'étalent des montres, de l'argenterie, des bagues ; des pendules et des bronzes traînent sur le trottoir ; nous passons, cela ne nous intéresse pas. Quatre soldats anglais entraînent deux civils, espions ou pillards, qu'ils ont entravés pour qu'ils ne s'enfuient pas. À l'autre bout de la place, toute la partie avant d'une grande épicerie a été soufflée par un obus. Le magasin qui n'a pas encore souffert semble un vaste étalage en plein air. Il faut que je dirige le choix des hommes; l'un d'eux en effet a entassé dans sa musette des flacons de pickles ; il a vu du rouge à l'intérieur et une belle étiquette saumon à lettres dorées dont il ne comprend pas un mot. Cela lui a rappelé les caisses de vivres des anglais et pour lui rien ne semble meilleur. Comme nous n'avons pas de pain, je fais prendre à chaque homme une grosse boîte de fer de biscuits « Lu ». Elle se balance accrochée par une ficelle sur la poitrine à un bouton de la capote. * Nous revenons. Il me semble que je précède des gros pères Noël chargés de friandises. Quand nous courons à cause des marmites boches, tout cela se choque et clinquaille. Les hommes suent, excités par le vin, encombrés par leur chargement. Ils essuient leur figure à grands coups avec leur manche. L'un d'eux tombe dans un trou d'obus, ses deux bouteilles se brisent, le vin ruisselle. Il jure et parle de retourner à Ypres. « Que vont dire les copains ? », se lamente-t-il. En attendant, avec son quart, il recueille ce qui reste et en marchant il boit. Un petit gars du Nord, venu on ne sait pourquoi au dernier renfort dans notre régiment de l'Ouest et qui jargonne dans un patois a peine compréhensible pour nous, porte avec précaution une petite boîte sous son bras. Que peut-il bien cacher dans cette boîte... Je l'interroge: « Qu'as-tu là-dedans, chti'mi ? » Le camarade qui le suit répond pour lui. « C'est pas de la boustifaille, il a barbotté ça dans une boutique de papiers ». « Chti'mi » regarde l'autre, furieux : « Mon sergent », explique-t-il, « c'est un souvenir d'Ypres ». « Fais-le voir », dis-je. 40/118
Il me tend la boîte. Elle contient une cinquantaine d'images de communion, de ces images primitives sur lesquelles se détache, découpé, un enfant au brassard blanc avec un cierge a flamme très rouge et au dessus une colombe qui apporte l'hostie dans son bec. Je lui rends son larcin : « Tu peux garder ça ! » Voilà tout ce que le petit illettré a trouvé de plus beau dans les magasins d'Ypres. * Pelletier nous attend auprès du canal. Il nous fait signe de nous hâter. Il leur se tenir prêts à partir en avant. Nous avons juste le loisir, avant de nous déplacer, de bourrer nos musettes de petits-beurre « Lu » et de boîtes de conserve. Les belles bouteilles de luxe aux cols étincelants sont enfouies au fond de la tranchée. Comme des bêtes de proie nous cachons notre superflu d'aujourd'hui en prévision des disettes de demain. Nous passons toute la nuit en seconde ligne, l'équipement sur le dos, le sac à portée de la main. À deux cents mètres des premières lignes nous ne savons rien de ce qui se passe. De temps à autre, des essaims de balles passent au-dessus de nos têtes, puis les deux artilleries se mettent à aboyer et s'engueulent aux dépens des infanteries. Des blessés français de notre division descendent des premières lignes. L'un d'eux le bras cassé semble ne pas sentir la douleur. Nous lui demandons ce que l'on fait en avant : « C'est ma compagnie, à droite du secteur, qui a lâché un bout de tranchée parce qu'on ne nous relevait pas assez vite. Vous comprenez, les corvées avaient fait plusieurs tours à Ypres dans la journée. On était tous un peu « chlasses ». Alors les Boches sont arrivés tranquillement et quand la compagnie de relève s'est amenée, elle a été reçue comme une sœur. Il y a eu du grabuge. Le commandant est venu nous supplier de lui éviter le Conseil en foutant les Boches dehors. Tout le monde a compris. Si vous aviez vu ça, les gars! Pas besoin d'artillerie... L'artillerie, on l'avait dans le ventre ! En pleine nuit, on a foutu le camp en hurlant La Marseillaise. Tous les Bochetons détalaient, et ceux qui ne détalaient pas assez vite, vous pouvez croire qu'ils n'iront pas le raconter à Berlin ! Vous parlez des andouilles, aussi, de venir 110118 emmerder quand on ne leur demandait rien! » L'homme en était encore à la période d'excitation alcoolique. Il agitait son bras sanglant : « Vive le pinard ! », criait-il. Il fallut encore lui donner à boire pour le faire partir. On nous releva au petit jour. Barbaud venait d'avoir la tête ouverte par un obus. Malgré sa calotte de fer, il s'était fait décalotter ! On nous fit descendre des lignes par un autre chemin plus près d'Ypres et nos bouteilles restèrent sous la terre dans la tranchée. Peu à peu, à mesure que les heures passaient, le bruit de la canonnade diminuait, s'estompait dans le lointain, n'était plus qu'un murmure. Quand, le soir, le soleil disparut à l'Ouest derrière une ligne de peupliers, on ne l'entendait plus tout. Le front s'était évanoui, nous étions à l'arrière et quarante kilomètres nous séparaient du cadavre de Barbaud. * Nous nous réveillons après une nuit passée en camion, dans la bourgade d'où nous sommes partis. Un renfort nous attend. Nous refaisons le plein. Je touche trois hommes pour ma demisection ; de Péraudiais passe à la deuxième demi-section. Pour la première fois depuis cinq jours, nous recevons du ravitaillement.
41/118
*** Deux jours plus tard, le 9 mai, nous campons au nord d'Arras, derrière Mont Saint-Éloi Dans tous les bois autour du mont, les canons poussent leurs grognements. Il y en a partout. à gauche, à droite, en avant, en arrière. Le barrage dure déjà depuis deux jours. Tous nous sommes à la joie. Elle est enfin venue la fameuse grande offensive que Babylas annonçait quand nous montions à Ypres. C'est Pétain qui commande et il paraît, quoiqu’aucun de nous à la compagnie ne le connaisse, que c'est un grand chef. Nos faisceaux sont formés dans une petite prairie entre un grand bois et la route. Des ordres formels sont venus de ne laisser personne s'éloigner. Nous ne voyons rien de l'avant masqué par les bois et le rempart du mont. Le ciel est clair: c'est une journée splendide de printemps. Assis sur les talus de la route, Pelletier, Babylas, de Péraudiais et presque toute la section, nous attendons les nouvelles Des troupes françaises et coloniales coulent sans arrêt vers Mont Saint-Éloi et disparaissent en haut des crêtes; de l'artillerie passe, puis toute une masse de cavalerie qui oblique à gauche et entre dans les bois. Babylas exulte : « Si on fait approcher la cavalerie, c'est que l'attaque doit marcher. La percée est peut-être déjà faite. » Tous nous sommes de son avis. Pelletier lui-même, pour une fois laisse parler Babylas sans plaisanter. Au début de l'après-midi, une colonne de trois cents Boches encadrés par des hussards, apparaît au tournant de la route, les officiers en tête. Pas de cris hostiles : Nous regardons seulement en curieux les hommes aux grosses bottes. Il y en a des petits, des grands, des blonds, des roux, des bruns aussi : la race ne semble pas homogène comme la nôtre. Un peu plus tard, les premiers blessés légers commencent à passer. On se bouscule pour leur parler. « Avançons-nous ? » crie-t-on de toutes parts. L'un d'eux, blessé à l'épaule, « la fine blessure » nous dit-il, « en séton dans le gras » s'arrête pour nous raconter ce qu'il sait : « Quand j'ai été blessé, nous avions pris leurs premières et leurs deuxièmes lignes et passé la route de Béthune; on marchait tranquillement, l'arme au bras : plus un Boche ! Et puis tout-à-coup on est tombé dans une embuscade. » La guerre de mouvement, les marches, les patrouilles dans les grands bois et les moissons vertes, les combats au grand jour, sous le soleil, l'arrivée dans les villes d'Allemagne, c'est tout cela que nous évoquons ensemble ! Un autre blessé nous crie : « Ça gaze ! Ça gaze ! » D'autres blessés passent encore, puis une colonne de cinq cents feldgrau. Soudain, on nous annonce que plusieurs batteries lourdes se déplacent vers l'avant. C'est du délire ! Nous abandonnons notre observatoire sur le bord de la route et courons vers le bois. En effet, les attelages ont été amenés, et les canons démarrent sous les cris des conducteurs... * La nuit monte peu à peu, les arbres du bois deviennent noirs. Nous sommes revenus sur le bord de la route. Les premières étoiles scintillent au fond du ciel à l'Est, tandis qu'à l'Ouest un peu de clarté persiste encore. Le tir de nos canons semble se ralentir : « Je croyais », dit Bourdet, « qu'on allait les poursuivre sans répit ; si on les laisse se ravitailler et creuser des tranchées, tout sera à recommencer. » Et voici que l'on aperçoit au-dessus du mont, de temps à autre, de vagues lueurs blafardes et dansantes. « Ce sont sûrement les fusées », dit Jollivet, « ils sont terrés ! » Cependant Babylas explique : 42/118
« Il faut que nos canons se déplacent et qu'ils refassent leur plein de munitions. » Longtemps, dans la nuit, nous restons sur notre talus. Les convois de munitions montent sans cesse ; sans cesse aussi, les autos sanitaires descendent. Le long des accotements de la route les blessés s'en vont à petits pas vers l'arrière, les uns seuls, d'autres par petits groupes de camarades qui se soutiennent et s'encouragent. Ici, comme toujours la bataille mange et vomit ses déchets. Les renseignements deviennent plus confus. Certains parlent d'une avance de kilomètres, d'autres de quelques centaines de mètres. Il semble qu'il y a eu de la grosse casse du côté de Souchez et de Neuville-Saint-Waast... L'air nous semble plus lourd ce soir et tout à l'heure sous la couverture et la toile de tente, les rêves joyeux d'hier ne hanteront pas notre nuit. Nous ne savons rien, on ne nous dit rien; nous ne sommes que pauvres petites mécaniques que l'on pousse en avant, à droite, à gauche. Mais cependant, on ne peut pas nous enlever notre cerveau raisonneur d'hommes et notre expérience de la guerre nous a fait sentir dès ce soir que la paix s'éloigne ! * Au lever du jour nous mettons sac au dos. Avec la clarté, avec le soleil, l'espoir nous est revenu. Qui sait ? On va percer aujourd'hui peut-être sur un autre point. La canonnade a repris. Notre bataillon vient de franchir les crêtes à travers les bois à gauche de Saint-Éloi. Alors le champ de bataille, dans la belle lumière pure du matin, nous apparaît tout entier. C'est une vaste plaine avec au centre une petite dépression, quelques arbres rares et un petit bois sur notre gauche vers Carency. Les maisons devant lesquelles nous passons viennent a peine d'être bombardées. Les champs cultivés jusqu'à proximité des lignes prouvent que tout l'hiver le secteur a joui d'un calme parfait. Ici, les travaux de défense ont été poussés beaucoup plus activement qu'en Belgique et nos pauvres tranchées inondées d'Ypres nous semblent des travaux d'enfants auprès des véritables ouvrages fortifiés qui étendent en tous sens leurs ramifications de boyaux et de tranchées de soutien jusqu'à deux kilomètres en arrière. Devant nous, les Boches envoient des rafales de gros fusants à fumée épaisse et jaune. La compagnie se déploie en ligne de section par un. Nous traversons la cour d'une grande ferme. Un poste de secours y est installé dans une cave profonde. Dans la cour les blessés sont alignés les uns à côté des autres sur des couvertures ; plusieurs poussent de véritables hurlements de peur à chaque fois qu'un obus tombe dans le voisinage. * Le long d'un mur, des morts sont empilés presque méticuleusement les uns sur les autres, entre deux pieux, comme des rondins dans un stère de bois. Toutes les têtes ont été placées du côté du mur, de sorte qu'en passant on aperçoit plusieurs centaines de jambes et de semelles aux clous brillants. Plus loin, sous un attelage, à demi enfouies dans la terre émergent des jambes aux lourdes bottes d’artilleurs et deux têtes. Chevaux et conducteurs dorment là leur dernier sommeil. Comme des abeilles, les brancardiers passent avec leurs civières emmenant leur butin. Ils vont le déposer sur les couvertures, puis bien vite ils remontent glaner dans les champs de mort les fleurs de vingt ans auxquelles reste encore un peu de vie. Un aéroplane allemand aux ailes décorées de la Croix noire vient planer au-dessus de nous à faible hauteur. Il nous envoie des balles. Nous courons. Notre ancienne première ligne est franchie ; la zone des macchabées commence. Ce sont des tirailleurs, tous tombés en pleine marche, la face en avant. Quelques-uns sont suspendus dans les fils de fer comme des épouvantails à moineaux et leurs chéchias rouges semblent de gros coquelicots. Puis c'est l'ancienne première ligne allemande, une vraie forteresse avec créneaux blindés, chevalets de pointage pour les fusils, banquettes de tir surélevées et protégées par des murailles de 43/118
sacs à terre. Au-dessous de cette tranchée de tir, une sorte de grande rue s'allonge, d'où partent perpendiculairement vers l'arrière allemand les boyaux de communication avec les tranchées de soutien. Ils sont numérotés et portent des noms différents comme les rues des villes. De 1'autre côté, sous la tranchée de tir, de distance en distance on aperçoit de grands trous noirs. Ce sont les abris profonds, tout boisés d'étayages solides, dans lesquels on descend par des marches de bois. Des sonnettes électriques relient les postes des guetteurs et les abris. Banquettes de tir, tranchées, entrées de boyaux, trous profonds, sont encombrés de cadavres entassés les uns sur les autres, étalés les bras en croix, sur le dos, sur le ventre, les jambes repliées. Tous à peu près, ont reçu le coup de baïonnette ou de couteau au cœur. On nous fait rester là parmi ces cadavres, avec mission de nous creuser dans les parapets des petits trous individuels. Nous cherchons des souvenirs, mais il n'y a plus rien, absolument rien. Les Boches ont été dépouillés par les assaillants, toutes les poches sont retournées : des lettres seulement traînent, souillées de sang. Nous essayons de descendre dans les abris : impossible. Une odeur de gaz irritant nous saisit à la gorge. Dans les escaliers, les Allemands avant de mourir ont eu le temps de mettre leurs masques à gaz perfectionnés. Quelques bombes en verre, sortes de longues bouteilles munies d'un manche, remplies d'un liquide jaune-rouge traînent sur les parapets. Par précaution, nous les mettons toutes dans un trou d'obus et nous les couvrons de terre. * Toute la matinée, nous creusons nos trous taillés dans les parois de la tranchée àl a façon des niches de saints dans les églises. Un grand nègre, le fusil à l'épaule, le doigt sur la détente, à genoux, appuyé sur des sacs à terre semble vivre encore. Si ce n'était sa tête, peu trop penchée sur son épaule, on croirait qu'il va faire feu. Il nous gêne pour faire notre travail. « Passons-le par dessus bord », dit Merlet. Jollivet l'empoigne par la tête, Merlet par les jambes; Piot et Favereau, un nouveau venu soutiennent le corps. Le grand corps bascule de l'autre côte dans un entonnoir. De sa poches sont sorties des chaussettes ; autour de son cou, autour de ses bras, des chaussettes également étaient nouées, et il en avait bourré sa chéchia. Le primitif, qui toute sa jeunesse avait probablement erré nu pieds dans sa brousse natale s'était saisi de ces petites choses douces au toucher, trouvées dans les havresacs allemands, comme d'objets de haut luxe. * À la nuit, nous quittons le charnier. Nous montons le long de boyaux profonds de deux mètres, recouverts par endroits de rondins et de terre. Nous arrivons à la route de Béthune bordée d'arbres ; il pleut, une petite pluie fine et froide. Pelletier fait passer l'ordre de courir: l'endroit est battu par l'artillerie allemande. On n'a pas dû avancer aujourd'hui. Que devient la grande offensive ? Nous n'avons pas à le savoir ; le fantassin n'a qu'à obéir, marcher, se faire tuer quand on le lui commande, et creuser la terre quand il ne marche pas. De l'autre côté de la route de Béthune, nous débouchons dans une plaine légèrement inclinée vers les Allemands. À la lueur des fusées, nous voyons sur l'autre versant une masse sombre : le Bois de la Folie. Toute la plaine est parsemée de grosses meules de blé, toutes rondes, au toit de paille pointu. Au pied de plusieurs meules ont été déposés des grands blessés protégés ainsi de la pluie et des balles. On entend des plaintes. De temps à autre dans la nuit, on amène là une nouvelle épave, et les brancardiers pour l'installer allument pendant quelques instants leurs lampes électriques. Nous hurlons en passant : 44/118
« Tas d'idiots, vous ne savez donc pas ce qu'est le front, vous allez nous faire repérer ! » Nous arrivons en première ligne. On nous passe les consignes. Les Boches sont à cent mètres de nous dans les tranchées. Entre les lignes, d'épais chevaux de frise en fils de fer barbelés ont été jetés. Est-ce la guerre de mouvement cela ? Nous continuons à apercevoir les éclairs des lampes électriques près de la route de Béthune autour des meules. Et voici que tout-à-coup les obus se mettent à tomber : « Ça y est », crie Pelletier, « tant pis pour eux, ça leur donnera de l'esprit. » Une meule de blé s'enflamme comme une torche, puis une autre, puis une autre encore. « Les salauds », dit Piot, « ils envoient des obus incendiaires !... » On entend dans toute la plaine des hurlements de douleur. À la lueur des torches immenses, on voit des ombres qui s'enfuient, d'autres qui se traînent, des globes de feu qui courent et tourbillonnent et les éclats d'acier poursuivent cette chair humaine qui ne veut pas devenir pourriture. « Les Boches doivent bien rire », dit Jollivet. Et nous, dans notre tranchée, qu'avons-nous à faire ? Rien, rien, que de laisser mourir. * La grande offensive est manquée. Nous revenons en réserve dans l'ancienne première ligne allemande. Sur la plaine, les cadavres ont pour la plupart été enterrés sommairement. Des compagnies de territoriaux les ont recouverts de quelques pelletées de terre ou amoncelés dans des trous d'obus, puis sur les tertres, ils ont planté les fusils tout droits, la baïonnette dans la terre, et sur les crosses ils ont posé les képis. À perte de vue maintenant, on aperçoit une forêt de ces crosses qui se dressent, surmontées des petits képis bleus et des grosses chéchias rouges. C'est l'armée des morts qui demande grâce. La tranchée allemande, la belle forteresse, n'est plus qu'une immonde pourriture. Aucun Allemand n'a été enterré encore. Une odeur horrible nous soulève le cœur, les vers grouillent déjà par milliers dans les corps. Parfois, un gros percutant vient fouiller cette chair en décomposition et la projette sur nous mélangée à la terre. La position est intenable et une corvée est commandée pour nous débarrasser de cette horreur. Les hommes choisissent les abris les plus profonds, ils y font tomber les corps : des bras, des jambes, des têtes, se détachent des troncs : il faut les pousser à la pelle. L'un de nous avise un puits que les Allemands avaient creusé. On y jette les cadavres jusqu'à ce qu'il soit plein. * La grande offensive est morte elle aussi. Elle avait pourtant été splendidement préparée, avec des moyens que nous n'avions pas entrevus auparavant. On avait prévu les boyaux montants pour les troupes, les boyaux descendants pour les relèves, un boyau large et profond appelé le boyau des cavaliers, pour faire monter à couvert la cavalerie et passer ensuite les brancards pour les blessés. L'artillerie lourde pour la première fois était considérable. Tout était prévu, sauf qu'en face de nous d'autres fantassins, sacrifiés comme nous, lutteraient jusqu'au bout pour leur vie et fouilleraient la terre sans relâche. Pour une tranchée prise, deux autres se creusaient en quelques heures, n'importe où, le plus près possible de l'autre, sur les pentes, sur les crêtes, dans les bas-fonds, peu importe. Et dans ces trous, il fallait encore aller chercher à découvert l'homme terré, armé du fusil à tir rapide. Les nouvelles tranchées mal repérées recevaient peu de coups. L'artillerie faisait le barrage au hasard et pour un obus qui portait, cinquante se perdaient trop loin ou trop près. Cela devenait à nouveau, en attendant les repérages, la lutte de deux infanteries et la victorieuse redevenait celle qui se trouvait à l'abri. 45/118
*** Les jours passent maintenant mornes et longs. Nous savons que cette fois nous ne percerons pas le front. Nous sentons chaque jour davantage aussi notre déchéance ; nous sommes les pauvres de la guerre, les miséreux qui traînent leur pouillerie, à qui, à l'arrière-front, on refuse sans pitié la location d'un lit, d'un matelas, parce qu'ils sont sales ; les gueux grossiers et malpropres que l'on n'admet pas, en payant, dans les petites salles privées de certaines maisons joyeuses où d'autres, les bien vêtus, chaque soir retrouvent l'illusion d'un foyer, la douceur d'un intérieur et le sourire des femmes. * Pour rire, pour rire quand même, pour rire jusqu'à la mort, nous inventons de grosses blagues, nous nous jouons des tours puérils dont nous nous amusons comme des enfants des jours entiers. Nous allons au repos dans des cantonnements bondés de troupes, sur de la paille hachée, souillée de toutes sortes d'ordures, qui a servi de couche à des milliers d'hommes et dans laquelle on voit grouiller les poux, « la mie de pain mécanique. » Puis des ordres arrivent et c'est à nouveau les lignes et les attaques au petit jour. Avant de partir on distribue des plans. « But de l'attaque : prendre une ferme, une maison, une sucrerie. » Nous nous traînons par les boyaux interminables et le lendemain nous mourons pour cette ferme, pour cette maison, pour cette sucrerie. Chaque jour c'est la froide tuerie ; les parapets de nos tranchées se garnissent de cadavres que l'on n'enterre que lorsqu'ils empestent trop fort. Dans les boyaux abandonnés, dans les anciennes feuillées, on jette des morts et quand c'est plein on recouvre de terre. Chaque trou exhale une odeur d'urine, de poudre et de cadavre. Les grosses mouches bleues bourdonnent sous le chaud soleil d'été ; quand on remue un mort, elles s'échappent de ses chairs par milliers. Vrombissantes, elles se posent sur la terre au fond de la tranchée ; nous regardons: dans cette terre il y a du sang. Des mouches, il y en a sur notre pain, il y en a sur nos vivres. Grasses, repues, bourrées d'œufs, ardentes à se reproduire, elles fouillent les charognes pour se repaître et déposer leurs œufs. Quand au début de mai, nous montions derrière les compagnies d'assaut, nous avions au cœur une grande espérance; nous allions à la tuerie, sinon joyeux, du moins alertes et confiants. Mais maintenant, à quoi sert notre sacrifice ? Pourquoi nous fait-on tuer ? Sommes-nous plus invulnérables en avant de la sucrerie; la guerre finira-t-elle huit jours plus tôt parce que nous aurons pris trois ruines à Carency ou deux caves dans Neuville-Saint-Waast ? Et cependant nous marchons, nous marchons toujours. Est-ce pour obtenir des décorations, des honneurs, de l'argent ? Non : on ne décore que parcimonieusement dans l'infanterie. De temps à autre, après une attaque réussie, on nous jette en pâture quelques croix de guerre. Les honneurs ? : Ce sont les mouches bleues qui nous les rendront, les derniers honneurs, avant la fosse commune. L'argent ? Quelques sous par jour suffisent à payer notre travail. Nous marchons parce que nous ne voulons pas passer pour des froussards, parce que nous avons des camarades qui nous regardent et que nous ferions tuer à notre place si nous reculions. Nous marchons parce que nous sentons que nous sommes pris dans l'engrenage et que le malheureux qui tenterait de s'en évader n'échapperait pas à la mort honteuse. Nous marchons parce qu'au fond du cœur de chacun de nous persiste ce sentiment que la mort prendra le voisin et nous épargnera. Nous marchons pour ne pas salir l'honneur de nos familles, pour que notre petite amie ait son héros ; nous marchons enfin pour que dans notre bourgade de campagne, dans notre ville, nos noms ne soient pas affichés à la porte de notre mairie sur la liste des lâches ! 46/118
V. SEPTEMBRE 1915 Est-ce possible qu'un homard cuit dans le laboratoire d'une cuisine célèbre, prenne un parfum distingué et se sépare nettement de ses frères, les homards préparés dans la casserole d'une ménagère ? De Péraudiais nous l'affirme ; or, de Péraudiais est un fin gourmet et sa parole ne peut être mise en doute. Il faut d'ailleurs que ce homard porte à la pince droite la marque écrite attestant son titre de noblesse, sans quoi rien de fait : il pourrait n'être qu'une imitation roturière. Donc, de Péraudiais, retour de permission, nous a rapporté deux homards et deux bouteilles de vin d'Anjou de célèbre marque. Depuis ce matin, il a pris soin au moins trois fois de nous faire remarquer que tout cela est signé et Babylas, les narines dilatées, a affirmé que de Péraudiais était un type épatant et un grand connaisseur. Dès qu'une de nos montres a marqué midi moins un quart, les homards ont été ouverts noblement et les pinces fendues délicatement à coups de crosse par notre camarade Maisonneuve, brancardier au bataillon, très expert (parce qu'un jour il sera médecin), dans l'art de la dissection animale aussi bien qu'humaine. Babylas pendant ce temps a préparé une mayonnaise, la seule recette que ce brouillon ait jamais pu apprendre en cuisine. Nous mangeons sans parler. Babylas seul, de temps à autre, la bouche pleine, le nez dans son assiette, en noyant dans la crème jaune la chair blanche, pousse des grognements de plaisir : « Fameux ! Fameux ! ». Après chaque bouchée, lentement, comme un dévôt, il suce dans son quart une gorgée de vin d'Anjou, puis délicatement, pour ne rien perdre, il fait glisser sa langue le long de sa grosse moustache. C'est une affaire aujourd'hui! Nous sommes à quatre, les traits fatigués, dans une salle de ferme qui n'a plus de toit, assis sur des fagots, devant une table de bois blanc qui ne tient debout que parce que l'habitude le veut ainsi. Mais sur cette table il y a, dans des assiettes d'aluminium bosselées et dans des quarts de fer blanc, du homard de grand luxe, de la mayonnaise et du vin au parfum merveilleux. Et le cadre disparaît à nos yeux. Nous ne sentons plus que notre faim et nous ne voyons plus que les homards, la mayonnaise et le pinard. * Le premier homard a disparu. De Péraudiais en a presque du regret : « Ne vous pressez pas », dit-il, « on a bien le temps jusqu'à ce soir ». Mais Babylas a encore faim et chez Babylas l'acte suit toujours immédiatement le désir. Il fouille avec son couteau à travers la carapace rouge. On entrevoit la chair blanche et dure gaînée de rose. « Celui-là », dit-il, « a encore l'air plus fameux que l'autre. Tiens, Maisonneuve, passe ton assiette ! » La bête vidée, grattée, est partagée en quatre parties égales. Il ne reste plus dans la boîte de carton qui sert de plat, qu'un peu de carcasse, deux museaux pointus et piquants, les barbes et deux paires de petits yeux noirs en bouton de bottine. Babylas est maintenant tout guilleret : « Sais-tu », me dit-il, « que je viens de toucher à la compagnie un renfort de trente hommes et un sous-lieutenant. Sais-tu aussi que ce sous-lieutenant est le vieux juteux-chef du temps de paix, Pantois, qu'on devait nommer sous-lieutenant au choix avant la guerre. Il a trouvé le moyen de traîner au dépôt pour enseigner ses vertus guerrières aux jeunes recrues. Pelletier va rire : Pantois, te souviens-tu, au camp du Ruchard, voulait le faire casser pour perte d'une couverture ! » Je me souviens très bien de Pantois. Il avait la cote au régiment. C'était un ancien colonial d'Afrique et du Tonkin. À la caserne, il se posait en vieux brave que rien n'étonnait plus, nous regardant tous, même les officiers, comme des blanc-becs. Tout le monde savait par cœur les 47/118
aventures de l'adjudant Pantois avec le tigre, ses marches dans la brousse hostile, sa lutte à l'arme blanche contre une multitude de sauvages qui l'encerclaient. Chaque année, dans les postes de garde et les chambrées, les anciens les apprenaient aux bleus. Il n'était pas méchant d'ailleurs, ce Pantois, mais seulement service. Il avait une grosse tête de bouledogue, roulait les « r », lissait sa barbiche rousse, parlait lentement et prenait un ton protecteur quand il faisait la théorie dans les chambrées. « On va le voir, avec les Boches ! » reprit Frioul. Le lieutenant Dérault a voulu qu'il soit nommé à la deuxième section quoique plus ancien que Pelletier. « Et la nouvelle offensive ? », demande de Péraudiais, « y a-t-il des tuyaux depuis dix jours ? » « Oui », dit Babylas, « la semaine dernière, exactement le 21 août, j'ai su qu'elle aurait lieu en Champagne. » « Et moi », lui dis-je, « j'ai appris autre chose ce matin... Cette offensive qui serait une très grande offensive se ferait en fin septembre sur deux larges secteurs à la fois : en Champagne et devant Arras, Vimy, Souchez, tous nos paradis de cet été où les anges étaient déguisés en mouches... À notre gauche, les Anglais attaqueraient le même jour, en liaison avec nous. » Babylas qui venait de gratter encore dans son écuelle des miettes de homard en resta bouche bée, la fourchette levée. « Où as-tu appris cela, toi ? » me dit-il. Je me contente de rire. « Même si tu veux en savoir plus long, je puis encore te dire officiellement que c'est de Castelnau qui commandera l'attaque de Champagne. » La toiture de la maison se serait replacée soudain sur ses murs que Babylas n'en aurait pas été plus éberlué. « Je vais tout de suite savoir si c'est vrai » dit-il. Mais de Péraudiais et Maisonneuve s'interposent. « Si tu nous fais cette blague de filer », dit de Péraudiais, « jamais plus on ne t'invitera. » « Parfaitement », appuya Maisonneuve, « d'autant plus, qu'après tout, on s'en fout pas mal que Castelnau commande : on. va attaquer encore, nous, c'est sûr, et c'est tout ce qui importe ; le reste, on s'en balance comme d'une tête de homard ! » « Ce que je trouve invraisemblable », repris-je, « c'est que non seulement Frioul, mais toute l'armée française et tous les civils de l'arrière front sachent au moins un mois avant l'offensive, où, quand, et comment elle se fera. Ils doivent rigoler de nous, de 1'autre côté, les Boches qui le savent eux aussi, vous le pensez bien, le secret de Polichinelle. Et alors, le jour où on sortira, ce sera encore la dégelée de mitrailleuses sur nos gueules. » « Enfin », dit de Péraudiais, « faut pas s'en faire, c'est la guerre, comme on dit à l'arrière. On a un mois devant nous et on sera peut-être tous évacués d'ici-là. » * Homards et vin d'Anjou ne sont plus. Je sors de ma poche une bouteille de « Martel trois étoiles » traînée depuis Ypres dans mon sac. « Nous en avons encore de reste pour aujourd'hui », dis-je. Devant le « Martell », Babylas en oublie l'offensive. « Fais voir encore la bouteille », me dit-il..., « oui, c'est bien du vrai « Trois Étoiles » ! À travers une brèche faite dans le mur par un obus, un agent de liaison de la compagnie apparaît. Il apporte chaque jour à cette heure à Babylas le programme de la soirée. Nous allons passer encore la nuit aux environs des premières lignes pour creuser des boyaux et des parallèles de départ devant les premières lignes. Tenue habituelle avec cartouchières et fusil. Désigner deux 48/118
hommes par section pour garder les sacs et les musettes. « Avez-vous bien mangé ce midi ? » demande Babylas. Si Babylas est gourmand, il est toujours heureux de savoir qu'autour de lui on a aussi le ventre plein. « Oui Chef », répond l'agent de liaison, « nous avions ce midi du bœuf aux carottes, des haricots et le café. » L'ordinaire s'est beaucoup amélioré, surtout les déplacements depuis que nous avons les cuisines roulantes. « Pose ton derrière ici », reprend Frioul, « et tu vas prendre avec nous du « Martell » et du « Trois Étoiles » tu m'entends, que t'offre la ville d'Ypres! » L'agent de liaison n'a pas son quart ; on le sert dans une cuillère. * Le soir à la tombée de la nuit, la compagnie déambule dans les boyaux. Nous traversons une cour de ferme, puis le parc d'un château. Une odeur de brûlé flotte dans l'air. Des gros obus ont du mettre le feu quelque part dans les environs. Le boyau devient ensuite sinueux et profond et nous marchons longtemps sans rien voir du paysage. Notre horizon se limite au dos de l'homme qui nous précède et sur les côtés, au parapet formé par la terre rejetée du fond du trou. Des racines et des branches parfois nous fouettent le visage. Les épines déjà ont envahi les talus et essaient de jeter leurs tentacules sur les talus opposés. Soudain, nous descendons presqu'à pic. Des marches avaient été tracées à l'origine, elles ont à peu près disparu ; nous nous laissons glisser en bas de la pente. Le boyau cesse ; c'est un chemin creux, large, propre, profond. Du côté des Boches, il est percé de trous noirs que les troupes du secteur occupent. Des escouades en cercle devant leurs tanières, mangent, fument et discutent en respirant l'air frais du soir comme jadis ils le faisaient à la même heure aux assemblées de leur village. * Tout le bataillon maintenant est aligné en file par un dans le chemin creux. En tête, devant un parc de génie, on distribue les outils. Pour les terres tendres, deux hommes à la suite touchent une pelle, puis le suivant une pioche. Pour les terrains durs, un homme touche une pelle, l'autre une pioche. Ce soir le terrain n'est pas dur, car on entend là-bas le sergent du génie qui appelle dans la nuit « Une pelle, une pelle, une pioche - une pelle, une pelle, une pioche. » Les hommes avancent pas à pas, patiemment, lentement, comme des ouvriers qui le samedi attendent au guichet du patron pour la paie. Je suis placé dans la file le dernier de la première section. Le sous-lieutenant Pantois me suit immédiatement en tête de sa deuxième section. À ses questions je sens qu'il a la frousse. Cela n'a rien d'étonnant d'ailleurs le premier soir. Il s'inquiète de tout : des gros obus gargouillant qui passent très haut, poursuivant leur route au-dessus de nos têtes, vers les carrefours et les grandes routes, des rares balles qui sifflent, miaulent, ou ricochent sur une pierre, de la lueur des cigarettes, des conversations à haute voix qu'on devrait interdire si près des lignes. Je m'efforce de lui faire comprendre qu'aujourd'hui il n'est pas apte à juger de la situation, que le secteur est très calme, qu'il n'y a aucun danger là où nous sommes à parler fort et à fumer. Tout-à-coup, à cinquante mètres de nous, au niveau du parc du génie, au ras du sol, deux lueurs rouges nous font apparaître en noir pendant un intervalle de seconde le talus sombre et les dos des hommes, puis l'oreille vibre sous un double éclatement. Je sens la tête de Pantois dans mon échine. Des cris de douleur s'élèvent. Quelques blessés s'enfuient. La tête de la colonne reflue sur nous, emplit le chemin creux en hurlant : « Brancardiers, brancardiers !... Des morts, il y a des 49/118
morts à la 10e Compagnie. » * Cependant le travail du bataillon ne doit pas s'arrêter pour un accident. Notre compagnie avance pour les outils. Devant l'entrée du parc, des cadavres sont étalés ; ils obstruent le chemin creux et dans la nuit on glisse sur des masses molles. Le lieutenant Dérault appelle en vain le sergent du génie... Il est mort sans doute. Alors lui-même fait la distribution : « Une pelle, une pelle, une pioche. » Le sous-lieutenant Pantois marche tout courbé. « Je sentais le danger venir », dit-il, « c'est triste pour un père de famille d'être ici ! » * Nous débouchons du chemin creux dans une petite bourgade, Agny. La lune énorme et ronde vient de se lever et fait briller les toits d'ardoise. À notre gauche une petite église, toute vieille, dort, accroupie au milieu de son cimetière. Un immense trou noir apparaît au-dessous de l'horloge; elle aussi a été blessée par les Boches. Devant nous, commencent trois rues en patte d'oie, barrées de chevaux de frise. Pas de lumière nulle part : la bourgade a été abandonnée depuis longtemps par ses habitants. Un sergent du génie se présente au lieutenant Dérault. Il nous attendait pour le travail. Les hommes sont répartis par équipe de trois et nous travaillons tous pour finir plus vite. À minuit, la tranchée et le boyau sont terminés, mais l'ordre nous précise de ne repartir qu'à deux heures. On entend maintenant des ronflements et des râles de dormeurs dans la terre fraîchement remuée. La lune brille, haut dans le ciel pur, jetant sur la terre des bandes d'ombre très noires : c'est une douce nuit de plein été. Personne ne cause. Depuis une heure, on perçoit dans le petit cimetière les coups sourds des pioches et le tintement grêle des pelles glissant sur les cailloux. On creuse une fosse commune. Dans la tour du clocher, deux hiboux font entendre leurs rires en cascade et parfois dans un rayon de lune on aperçoit une seconde dans l'air leurs grandes ailes blanches silencieuses. Et voici que les brancardiers passent devant nous apportant les cadavres. On ne voit rien que des paquets de vêtements sur les civières. Ils entrent par une brèche du mur, puis se murmurent l'un à l'autre : « Une, deux, - une, deux » pour se remettre au pas. Un instant après ils reviennent, la civière roulée sur l'épaule pour aller chercher d'autre butin. « Combien ? » demandons-nous. « Toute une section de la dixième : trente trois tués, quinze blessés. » Cela, par deux obus lancés au hasard par un artilleur boche qui ne pensait probablement en les entrant dans le canon qu'à descendre bien vite dormir dans sa cagna ! En haut, la lune jette ses plus beaux rayons. Plus bas, dans le clocher, les deux hiboux continuent à se rire amoureusement! La nature s'en fout du malheur de l'homme. * Chaque soir, le travail recommence. Chaque matin nous rentrons pour manger et dormir. Quand il n'y a pas de lune, nous allons parfois en avant des premières lignes, creuser des tranchées profondes et étroites : les parallèles de départ. Alors il faut parler tout bas et manier doucement les pelles. Deux fois, pour des imprudents, nous sommes pris sous des tirs de mitrailleuses ; deux fois nous voyons les fusées de barrage monter en soufflant, appelant les arrosages d'artillerie. Sur cette bande de terre frontière qui n'appartient à personne, l'herbe continue à croître en 50/118
hautes tiges. Par endroits, à la lueur des fusées, nous apercevons sur le sol des marbrures d'herbe plus haute et plus drue : nous savons ce que cela veut dire : un vieux cadavre a pourri là et la terre autour de lui est devenue grasse et fertile. Souvent, avant de creuser, une équipe est obligée de gratter son secteur pour jeter au loin la première couche de terre imprégnée de l'odeur aigre des anciens macchabées, des lambeaux de vêtements et de larves de vers jaunes et durs. Ces nuits-là sont spécialement pénibles pour le sous-lieutenant Pantois. Couché sur le ventre, en arrière de la section, la capote sur la tête, il attend sans rien dire 1'heure du retour. Pelletier s'est moqué de lui : « Moi », lui a-t-il dit, « j'aime mieux entendre le bon petit sifflotement d'un 77 Boche que le rugissement du tigre. Vous êtes un brave, vous, M. Pantois, qui l'avez entendu sans trembler! » Mais Pantois ne répond pas. Le lieutenant Dérault l'a rabroué parce qu'il n'est qu'un mauvais exemple pour ses hommes. Il se contente de lui dire : « Vous comprenez, j'ai vingt-cinq ans de service et je suis père de famille ; j'étais jugé indispensable au dépôt et ma place n'est pas ici. » Un jour il annonce à Pelletier : « J'ai calculé ce matin qu'en tenant compte de mes années de service j'ai droit à la Légion d'honneur et je vais me débrouiller pour l'avoir. » Ce vieux saligaud, beaucoup plus jeune d'ailleurs que notre commandant et que les capitaines des 11e et 12e Compagnies a toutes les audaces quand il s'agit de lui. « T'en fais pas », a dit Babylas. « Il ne perd pas le nord. » * Cependant l'offensive approche ; on a vu dans les environs des éléments des 20e et 21e Corps. Nous tenons les premières lignes en avant d'Agny; le secteur est calme. Les repérages d'artillerie se succèdent. Deux maréchaux de logis ou parfois deux brigadiers arrivent jusqu'à nous en déroulant le long des boyaux leur fil téléphonique. Ils s'installent dans la tranchée. L'un d'eux prend la communication avec sa batterie. L'autre regarde au périscope la tranchée allemande et le travail commence : « Allô, allô, êtes-vous prêts ? Première pièce, feu !... » La réponse arrive, aussitôt transmise à l'homme au périscope : « Obus parti. » On entend le bolide qui approche avec le bruit d'un petit ruisseau qui cascade sur les cailloux. Crash! Il s'écrase là-bas. Et l'observateur juge le coup. La communication reprend avec la batterie : on parle de dérivations, d'angles, de millièmes, à droite ou à gauche ; nous, les fantassins, nous ne comprenons pas. Un ordre part encore avec la vitesse de la pensée, à trois, quatre, cinq kilomètres en arrière. « Deuxième pièce, feu ! » « Obus parti. » Le petit ruisseau recommence à cascader sur les cailloux. Il s'approche. Crash ! La terre mélangée de débris, dans laquelle chacun de nous croit toujours distinguer quelque jambe ou quelque bras vole au-dessus de la tranchée allemande. L'ordre recommence souvent une troisième fois. * Une nuit de la mi-septembre, des troupes d'un autre régiment sont venues nous relever. Nous descendons vers l'arrière, dans un pays bondé de troupes: Bavincourt. En attendant la reconnaissance des cantonnements par le sergent-major, nous faisons la halte les faisceaux formés sur le bord de la route. Pelletier, le képi relevé tout en haut de son gros front, enlève avec son 51/118
couteau la moelle d'une branche de sureau pour s'en faire un sifflet. Jollivet, Merlet et Claudiot se disputent parce que deux bouteillons ont été perdus pendant la relève. Soudain de l'arrière de la colonne, on fait passer : « Attention, voilà le Général ! » Tout le monde laisse la route libre et se range derrière les faisceaux. Sur son grand cheval de course qu'il a mis au petit pas, le général de division, grand, mince, élégant, aux belles bottes vernies, aux cheveux pommadés et séparés en raie derrière la tête jusqu'au col de sa vareuse, inspecte ses troupes. Tous les hommes saluent, les officiers présentent le sabre. Le sous-lieutenant Pantois est sorti de derrière les faisceaux ; il s'avance au devant du Général. À dix pas, réglementairement, dans un beau geste, il se redresse, fait claquer ses talons et présente l'épée, la poignée à hauteur de sa bouche. Vaillance, dévouement, noblesse, discipline, tout est contenu dans son geste. Le Général arrête son cheval. Que veut Pantois ? Nous n'entendons pas. Nous voyons seulement le général gesticuler, et avant de quitter Pantois, se pencher pour lui serrer la main. * Quelques jours plus tard, un ordre était transmis d'urgence à la compagnie : « Prévenir le lieutenant Pantois que sa proposition pour la Légion d'honneur comportant la Croix de guerre avec palme est acceptée. » Le 21 septembre, devant tout le régiment réuni, le général de Corps d'armée remettait la Croix de guerre au drapeau du régiment et la Légion d'honneur au sous-lieutenant Pantois. Le lieutenant Dérault et Pelletier n'avaient pas encore la Croix de guerre. * À la suite de la prise d'armes, le Colonel nous réunit pour un petit discours : « La grande offensive », nous dit-il, « va avoir lieu dans deux ou trois jours. Il faudra passer à tout prix. Nous avons de l'artillerie de campagne à discrétion et des obus de gros calibre en quantité plus que suffisante. Tout est prêt. Le but n'est pas de prendre une tranchée mais de chasser les Allemands du territoire. » Dans l'après-midi, on nous donne à tous des masques neufs contre les gaz, puis on distribue des casques en acier peints en bleu-clair. Jollivet est content : « Au moins, çà, c'est rudement mieux que les calottes de fer. Pour cette fois on n'est pas volé. » On nous apporte également des carrés de toile blanche que chacun de nous devra fixer à la patelette du sac. Ainsi les aviateurs pourront toujours apercevoir les lignes d'infanterie. De l'intendance également, on a fait parvenir des couteaux de tranchée, sorte de longs poignards aplatis, d'une seule pièce, à la poignée recourbée et incomplètement fermée pour pouvoir la passer facilement au ceinturon. Ces couteaux doivent être confiés aux quatre hommes les plus résolus de chaque section pour le nettoyage des tranchées Mais aucun volontaire ne se présente pour les recevoir et il faut les affecter d'office. Favereau, l'un de ceux qui a été désigné comme nettoyeur de tranchée, clame sa colère : « Vous en faites pas, je 1'aurai pas longtemps le couteau. Je ne suis pas un assassin... Et puis, allez vous faire poisser par les Boches avec cet outil ! » * Cet après-midi, 24 septembre, on a réuni la compagnie en carré pour le rapport. Nous sommes encore allés toute la nuit travailler entre les lignes. Nous avons dû faire le soir vingt kilomètres 52/118
avant le travail et refaire les vingt kilomètres pour revenir au cantonnement. Les traits sont tirés, les yeux rouges de sommeil. Le lieutenant Dérault au centre du carré communique des ordres spéciaux : « Demain, attaque à onze heures après un bombardement formidable. Les assaillants seront masqués à l'adversaire par un nuage de fumée noire projetée par des obus spéciaux. Ordre d'attaque : 135e en tête, 77e ensuite, 3e bataillon à gauche formant liaison avec la 35e brigade. But premier de l'attaque : Enlèvement d'une voie ferrée et d'une route avec fortin dans le secteur Beaurains-Mercatel. » À la suite des ordres, on nous lit une proclamation de Joffre tout à fait calquée sur celle de la bataille de la Marne. Le rapport terminé, le lieutenant Dérault me fait appeler : « Sergent », me dit-il, « à dater d'aujourd'hui vous prendrez le commandement de la 2e section en remplacement du sous-lieutenant Pantois évacué. » Il lit dans mes yeux l'étonnement. Imperceptiblement, ses épaules se lèvent. « Oui », reprend-il, « évacué pour rhumatismes ». Sorti de Saint-Cyr un an avant la guerre, ayant au plus haut point le sentiment de la dignité et de l'honneur de l'officier français, jamais le lieutenant Dérault devant un inférieur, n'aurait abaissé un camarade. Mais moi, je ne sors pas de Saint-Cyr et je ne peux arrêter mon exclamation : « Foutre le camp la veille d'une attaque : c'est un cochon ! » « Ne jugez point », me répond-il, « c'est un débrouillard voilà tout... La guerre, d'ai1leurs, » ajoute-t-il, comme se parlant à lui-même, « est devenue bête et trop meurtrière. Elle tue, elle assomme sans que l'on puisse se défendre. Ce n'est plus l'ancienne école de grandeur d'âme et de valeur physique et morale, mais la vulgaire industrie de matériel et d'obus. Presque tous mes camarades de promotion sont morts, sauf ceux qu'on a bien vite garés dans les états-majors pour en conserver 1'espèce... Et nous ne sommes qu'au début de la guerre ! » « Mais l'offensive mon lieutenant, » dis-je ? Il leva les bras : « Peut-être ? », dit-il. « Allez, sergent, vous demanderez les consignes au sergent-major. Si dans huit jours je vis encore, je vous proposerai comme adjudant ou sous-lieutenant suivant les besoins. » Je saluai. À cause de Pantois, le lieutenant Dérault avait le cafard. * Je me suis retiré dans un petit pré ensoleillé et seul, sous un arbre, j'écris mes dernières volontés. Peut-être demain il faudra mourir. En avant de nous, dans tous les bois, les grosses pièces aboient à la mort et depuis ce matin, sur des dizaines de kilomètres, on tue avec acharnement. Les hommes ont passé leur soirée à vider leur porte-monnaie dans les auberges de Bavincourt. Jollivet voulait m'y entraîner. « Venez », me disait-il, « il y a du pinard pépère dans un petit bistrot, on va s'en payer chacun une bouteille. » J'ai refusé... C'est dégoûtant la guerre ! * À une heure du matin, nous entrons dans les boyaux. Sans cesse, on fait passer de l'arrière de la Compagnie : « Pas si vite en tête, ça ne suit pas. » Les hommes sont fatigués de la corvée d'avant- hier et plusieurs aussi ont trop bu de pinard. On nous assigne comme emplacement nos anciennes premières lignes en arrière des parallèles 53/118
de départ pour attendre l'heure de 1'attaque. Une petite pluie fine et froide commence à composer de la boue. Serrés les uns contre les autres, nous dormons la toile de tente sur la tête. Aux heures de grand danger, quand la mort rôde, le sommeil devient le refuge, la bonne fée qui, de sa main magique, fait couler rapides les heures d'agonie. Lourds de fatigue, les fronts, tels ceux des moines en prière, se penchent, puis brusquement se redressent pour retomber ensuite. De temps à autre, du côté allemand, des fusillades terribles éclatent. Les fusées rouges et vertes montent à l'assaut des nuages bas ; les barrages d'artillerie commencent et pendant cinq à dix minutes, les obus allemands trouent la terre en vomissant leur bave de poudre et d'acier. Vers dix heures, le tir de l'artillerie française pourtant bien intense depuis la veille, s'accentue en un vrai déluge de projectiles de tout calibre. On ne distingue plus ni les départs ni les arrivées. Tout se fond en un immense vacarme. Et sous ce fracas les têtes des petits soldats continuent d'osciller, bercées peut-être de songes heureux. Aux rares intervalles de silence on entend des ronflements profonds. À onze heures moins deux minutes, nous mettons sac au dos. Par un créneau, je vois en avant dans la parallèle de départ des épaules et des têtes casquées. Au-dessus, les baïonnettes frémissent... Onze heures. Des coups de sifflet retentissent, que l'on perçoit malgré les obus. Les fusils se posent sur le parapet ; les corps lourds, énormes avec le sac, la musette, les bidons se hissent péniblement, émergent tout entiers ; les baïonnettes à nouveau tremblent au-dessus des casques. Les hommes descendent de l'autre côté de la parallèle. La première vague est sortie ; la course à la mort commence. * La nuit approche. Une perdrix lance dans le soir ses « Pi-ruit », appelant ses compagnes. Nous la voyons qui passe et repasse au-dessus de nos têtes. La pluie continue à tomber par ondées. De temps à autre, à l'occident, le soleil avant de disparaître laisse filtrer quelques longs rayons jaunes, aigus comme des flèches. Les nuages alors s'irisent, bordés de safran, et projettent sur la terre des teintes livides. Debout à côté de moi, dans la parallèle de départ, un caporal de ma section regarde lui aussi le ciel. « Chez moi, sergent », dit-il, « quand on voit çà au couchant, on raconte que le soleil a des jambes et qu'il court pomper de l'eau pour le lendemain. Il y a aussi des vieilles qui se signent bien vite quand elles voient les nuages et la terre devenir jaunes. » « Mais moi », ajoute-t-il, « il y a longtemps que je ne crois plus à tout cela. Le soleil et les nuages, ils font leur boulot, mais pour s'occuper de nous, çà c'est une vaste blague. » * Les trois vagues d'assaut du 135e sont étendues entre les parallèles de départ et la tranchée allemande. La première vague s'est effondrée dans la forêt des fils de fer boches où les mitrailleuses l'ont arrêtée net. Tout le jour, les Allemands, de leurs tranchées, ont lancé des grenades sur les malheureux survivants des groupes aventurés trop loin. Ceux qui, par bonheur, n'ont pas au début été touchés gravement, ont placé en rempart leur sac devant eux, puis, peu à peu, tels les scarabées sur le sable, en grattant à plat ventre le sol de leur baïonnette, de leur cuillère, de leurs mains, ils se sont enfoncés dans la terre protectrice. Dans l'après-midi, à la suite du 135e, le commandement a voulu à notre tour nous pousser au charnier. Pour nous exciter à la bataille, des communiqués de victoire nous arrivaient de l'arrière. « Faites passer » : disait-on, « les Anglais ont pris Loos, l'avance est considérable en Champagne. De Castelnau lance sa cavalerie. » 54/118
Déjà nos baïonnettes brillent au bout des canons de fusil. Mais Bornibus, bravement, s'oppose à la continuation de la tuerie. Monté sur le parapet de la parallèle de départ, la figure marbrée de boue, exposé aux balles qui sifflent, il agite les bras en disant de sa petite voix grêle : « Non, ce n'est pas possible, leurs réseaux de fils de fer sont intacts, ce n'est pas de l'attaque mais du suicide. » Un ordre part vers l'arrière, impérieux : « Faites rectifier vos tirs d'artillerie, détruisez les fils de fer pour permettre le passage, ou un autre que moi donnera l'ordre d'attaque. » C'était très crâne, car Bornibus pour sauver ses hommes encourait la colère des puissants. Il eut gain de cause. Nous ne sortîmes pas des parallèles. * La nuit, ce bienfait du ciel pour les hommes en guerre, étend maintenant son voile protecteur. Agents de liaison, blessés, corvées, passent et repassent dans les parallèles trop étroites, et à chaque fois nous courbons l'échine et les hommes marchent sur ce sentier vivant. Un malheureux de ma section agonise depuis quatre heures au moins, le ventre percé d'une balle. On entend encore son souffle court, et sa plainte faible et régulière à chaque expiration d'air. Chacun de nous, en se déplaçant fait tomber sur lui un peu de boue de la tranchée. Il a froid et la pluie s'infiltre et pénètre cette chair sans défense. Parfois la voix mourante s'élève un peu et appelle : « Brancardiers, brancardiers ! » Sur la plaine, en avant, d'autres voix hurlent, crient ou murmurent tout bas : « Brancardiers, brancardiers ! » Et soudain, une autre voix très douce a répondu : « Mon fî, mon fî, mon petit, je suis là. » Je me retourne : À genoux devant le blessé, le père Benoît, Saint Benoît comme on l'appelle, doucement, avec des précautions de mère, a soulevé le moribond: « Mon fî, mon fî », répète-t-il, « n'aie plus peur, je t'emmène ! » Caporal brancardier au bataillon, le père Benoît est, dit-on, moine dans le civil. Au repos, souvent Babylas et Maisonneuve l'invitent quand nous avons quelque chose de bon à manger et Babylas lui pose sur sa règle et la religion des questions à faire rougir un damné. Mais le père Benoît ne s'en offense jamais. Il sourit dans sa grande barbe, tient tête à l'orage et ses petits yeux marron pétillent de malice. Le père Benoît est un humble. Il est détesté des aumôniers officiels. Il n'a qu'une vieille capote usagée, et une immense barbe inculte qu'il peigne avec ses mains quand il n'a rien à faire. À l'arrière, pendant les marches, il fume une grosse pipe et boit volontiers au cabaret un coup de pinard avec les hommes. Le père Benoît a déposé son fardeau quelque part dans un abri. Il revient. Il va passer la parallèle. Je l'arrête : « En avant », lui dis-je, « il n'y a personne du sept-sept, ils sont tous du 135 et ils ont leurs brancardiers ! » Les petits yeux brillent : « Oui, je sais », me répond-il, « mais leurs brancardiers sont là à droite, où il y a eu le plus de casse. Je ne suis pas commandé et c'est moi qui ai voulu venir ». Le père Benoît est parti bien vite, tout seul dans la nuit, le long du ravin du Chat-Maigre. * Les blessés s'accumulent en avant de la tranchée. Le père Benoît est venu me demander de lui aménager un énorme trou d'obus le long d'un boyau pour les recevoir. Un à un, il les apporte, les moins blessés sur son dos, les moribonds sur ses deux bras, de la même façon dont il devait porter 55/118
le voile que le prêtre dépose sur le calice à la fin de la messe. Il leur parle à tous. On entend le murmure de sa voix quand il traverse la parallèle. Pour ceux qu'i1 porte dans ses bras, les mots se font plus tendres : « Mon petit, mon petit, je te fais mal ! Mets tes bras autour de mon cou ». Et la grande barbe négligée devient douce : quand Saint Benoît se penche, elle vient caresser les pauvres figures meurtries. Par moments, les mitrailleuses crépitent du côté boche. Si, Saint Benoît allait se faire tuer! Tous à la fusée suivante nous regardons. Non, on l'aperçoit qui marche courbé : sans répit il glane et il emporte. * Nous avons dû chercher un autre trou d'obus pour y entasser les blessés. Les hommes s'étonnent : « Qu'il est fort, Saint Benoît ! » Il passe maintenant en vareuse malgré la pluie. Il a perdu son casque ; une de ses bandes molletières a dû se détacher et l'on voit le bas de son pantalon qui flotte sans bouton sur sa jambe nue. Mais le père Benoît se soucie bien de sa tenue ; il irait en chemise pour sauver un homme ! Le matin approche. Le père Benoît est descendu un instant dans la parallèle. Il m'a demandé de la gnôle. « Jamais », me dit-il, « je ne pourrai tous les enlever, ils sont trop qui ne peuvent pas marcher et pourtant! Il le faut, il le faut. Ce soir, ils seraient tous morts ! » J'esquisse un geste d'impuissance. « Si vous vouliez ? » murmure-t-il. Une fusée allemande jette sa lueur vive sur nous. Et je vois deux larmes qui coulent des yeux sur la longue barbe. « Si vous vouliez » reprend-il, « me donner trois ou quatre hommes pour m'aider. J'irais chercher les blessés et je les leur apporterais à moitié chemin. Au jour nous aurions fini. » J'hésite. Que dirait le lieutenant Dérault s'il y avait une histoire ? Mes hommes sont fatigués : toute la nuit nous avons dû patrouiller à gauche, de l'autre côté du ravin du Chat-Maigre pour chercher une liaison impossible avec le régiment voisin. Cependant je cède : C'est Saint Benoît qui demande. Et puis, quel paysan pourrait refuser de l'aide au moissonneur qui pleure sur sa moisson compromise. * Cinq hommes maintenant errent en avant de nous. Chaque fois que le ciel s'illumine, j'aperçois la silhouette en vareuse bien loin, au niveau des fils de fer boches. Les fusillades se multiplient. Ce sacré père Benoît est fichu de me faire tuer un homme ! À chaque fois que mes soldats reviennent je leur recommande d'être prudents : « Vous savez, on ne va pas loin », répondent-ils, « on dirait qu'il a des ailes, le moine ! À nous quatre, on ne peut arriver à enlever ce qu'il nous apporte. » * Le jour commence à poindre. Le père Benoît m'a renvoyé mes quatre hommes. Seul il passe dans son champ une dernière revue rapide : il s'arrête, il prête l'oreille, il se couche à terre pour écouter si quelque plainte monte encore vers le ciel. Les Boches le voient maintenant comme moi et cependant ils ne tirent pas. Peut-être ont-ils pitié de celui qu'ils croient être un pauvre fou ? Saint-Benoît revient, il descend dans la tranchée : il est sale, boueux, sanglant. Je lui offre 56/118
encore de la gnôle. « Merci », me dit-il, ,« je veux bien, je suis heureux, ma moisson est rentrée. » Assis sur un sac, il passe sa main sur son front pour en enlever la sueur qui perle à grosses gouttes ; lentement, il allonge sa jambe droite pour chercher dans sa poche sa vieille pipe. Le jour descend peu à peu dans la parallèle. Le père Benoît, la pipe à la bouche se repose, les bras croisés sur ses genoux. Parmi les herbes folles, en avant de nous, tout dort. La douleur a cessé. Les capotes bleues sont immobiles. Ce n'est plus qu'un champ de morts.
57/118
VI. LOOS L'année 1915 va s'achever bientôt. La guerre se traîne lamentablement les hommes aussi. D'Arras, on nous fait remonter vers le pays minier. Nous sommes les pions que de mauvais joueurs poussent sans cesse en tous sens sur un échiquier. Nous quittons un charnier pour aller à un autre charnier. Je n'ai pas été nommé adjudant parce qu'un officier du dépôt a pris ma place à la deuxième section et je suis revenu avec Pelletier. Le 9 octobre, nous arrivons à Barlin. Le canon tonne violemment. Les Allemands envoient sur l'arrière des obus asphyxiants et ici, à neuf kilomètres, nous ressentons des picotements dans les yeux et des besoins d'éternuer. Une faible odeur de benzine flotte dans l'air. À la nuit nous partons en alerte. Les Allemands ont attaqué en colonnes serrées sur des fractions de notre corps d'armée. Comme nous, le 25 septembre, ils n'ont pas pu seulement atteindre la tranchée ennemie. Des deux côtés, les mêmes folies se commettent. Sur un seul point cependant, un élément de tranchée a été abandonné. L'honneur commande, il faut le reprendre : les cartes du secteur ne doivent pas être modifiées. Nous sommes d'abord désignés pour le sacrifice, puis on charge de l'opération un bataillon de zouaves. En attendant l'attaque nous creuserons les parallèles de départ. * Depuis trois jours nous n'avons pas dormi : le sol est dur, rocailleux. Les Allemands inquiets, lancent sans cesse des fusées et balaient le terrain de leurs feux de mitrailleuses. Le travail n'avance pas. Heureusement les cadavres allemands tombés à l'attaque et entassés par nous forment un parapet protecteur. Nous avons aujourd'hui travaillé jusqu'au jour, car la contre-attaque ne peut-être retardée, elle doit avoir lieu ce soir à la tombée de la nuit. À quatre heures, l'artillerie commence son tir, quelques obus d'abord, puis des rafales, puis un petit barrage pauvre, tiré à regret ; on économise l'acier qui coûte cher. L'heure suprême est arrivée. Pelletier s'approche de moi. Je ne l'ai jamais vu pareillement en colère : « Qui est-il, cet espèce de c... qui a organisé l'attaque ? Si c'était à nous de marcher, je ne sortirais pas ! » Mais les zouaves, un bataillon nouvellement formé probablement, semblent ne pas se rendre compte de la mauvaise préparation. Les capotes kaki disparaissent en avant de la parallèle. Ils font, eux, leur travail bravement, consciencieusement. Ils vont ; les mitrailleuses allemandes poussent leurs hoquets de mort, ils marchent quand même, ils courent sans la faux des balles, ils chancellent sur les cadavres. La tranchée ennemie est proche. Et voici que soudain devant eux, se dresse le terrible rempart : les réseaux de fils de fer barbelés. Ils hésitent, ils tournoient; ils sont trop loin pour reculer : ils tombent sur le sol ; ils rampent derrière les cadavres pour obtenir d'eux protection. Les fusils allemands se sont tus. La mitrailleuse seule tire coup par coup ; les Boches à l'affût, attendent que le gibier se montre. Un groupe soudain se lève, ce qui reste d'une section: une dizaine d'hommes. Ils bondissent en criant : « En avant... en avant ! » Ils pénètrent dans le réseau de fils de fer par une chicane. On entend le tac-tac-tac du tir rapide de la maxim ; les douze hommes s'effondrent sur les fils de fer, les têtes trop lourdes entraînent les corps. Dans la nuit qui s'infiltre vers nous, ils ressemblent à de pauvres mannequins à demi dégonflés. Pelletier va et vient dans notre tranchée. Il n'a plus son gros rire; il grogne tout bas, pour luimême. Merlet, la tête au dessus du parapet fait de grands gestes d'appel : 58/118
« Revenez donc les gars », hurle-t-il, « faut plus avancer. Revenez par ici, c'est facile à descendre. » Tout le long de la section en effet, pour faciliter le retour des malheureux qui peuvent encore ramper, nous avons fait dans les parapets des marches avec des sacs à terre. * Quatre cents cadavres sur les huit cents hommes du bataillon de zouaves, commencent leur décomposition, mélangés aux cadavres ennemis. Toute la nuit, dans le secteur redevenu calme, c'est l'habituel défilé des blessés sur les civières et les plaintes désespérées entre les lignes, devant les défenses allemandes intactes. Certains, non blessés, glissent avec d'inutiles précautions de cadavres en cadavres, puis descendent dans la tranchée en poussant des « ah ! ah ! ». Prostrés, ils se couchent sur la terre nue et pleurent comme des enfants. D'autres, au contraire, pris d'une soudaine frénésie, se dressent soudain devant les fils de fer boches, et les bras levés, comme pour demander grâce, accourent vers nous, franchissent notre parallèle et s'enfuient vers l'arrière. En temps de paix, tous les journaux auraient parlé pendant huit jours d'un tel cataclysme. Maintenant il n'y a pas de responsable et le fait est sans importance. Ce ne sont que quatre cents soldats d'infanterie tombés pour cinq sous par jour. Demain, le bel officier chargé du communiqué officiel ne recevra même pas de rapport relatant l'incident, et il écrira négligemment : « Dans le secteur... rien à signaler. » Et la guerre continue. * Le 14 octobre, un autre régiment nous relève. Le 16, nous montons aux lignes devant Loos. La nuit est froide, le brouillard épais. Nous croisons constamment sur la route des compagnies anglaises qui descendent des tranchées. Beaucoup d'hommes en reconnaissant des Français poussent à notre adresse un petit gloussement spécial qui signifie « Bonne chance. » À un carrefour, un long convoi d'artillerie anglaise et des cuisines roulantes françaises scindent en deux le bataillon. On entend des appels de l'arrière : « Pas si vite en tête ! On est coupé. » Et l'avant envoie pour toute réponse : « Débrouillez-vous, on n'attend pas, endroit marmité. » Soudain, de l'ombre opaque, surgissent des pans de mur, des maisons sans toiture. La route se coupe de trous d'obus énormes, pleins d'une eau gluante. « Faites passer : planche sur trou d'obus... par un. » C'est une passerelle jetée sur les entonnoirs. On entend des clapotis dans l'eau : des maladroits sont tombés dans les trous. Le brouillard traîne avec lui une épouvantable odeur de cadavre. À la lueur des fusées qui ressemblent cette nuit à de petits astres filants entourés de halo, nous distinguons les maisons de briques aux débris de toits rouges qui se succèdent toutes semblables. Ce sont les corons de Loos. * On nous a tassés dans des caves pour y déposer nos sacs et nos équipements, puis la compagnie a été rassemblée en arrière des corons pour creuser de larges tranchées. Une section anglaise nous apporte une ration d'eau-de-vie. Nous allons passer le reste de la nuit dans le secteur des macchabées pourris. Plusieurs d'entre nous ne peuvent tenir ; le nouveau sous-lieutenant fait des efforts pour vomir. Le lieutenant Dérault l'autorise à retourner aux caves. Le pauvre garçon fait ce 59/118
qu'il peut, mais il n'a pas d'entraînement. Le gros Pelletier au contraire, va de l'un à l'autre en chantonnant : « Çà pue, çà pue, bergère, Fais partir tes moutons Ils vont leur fout' la peste Tous ces macchab' d'Albion. » « Qu'est-ce qui vous prouve que ce sont des Anglais », lui dit Jollivet. « Les chevaux, çà pue encore plus fort que les bonshommes. » « Non, me prends-tu pour un bleu » répond Pelletier. « Alors crois-tu qu'on creuse ces tranchées pour y mettre des betteraves ? » « Mais, d'ailleurs », ajoute-t-il, « si ça peut te faire plaisir, je vais modifier mon couplet. Écoute un peu si çà me sort de la bouche, les vers : « Çà pue, çà pue bergère, Fais filer tes moutons Elle va nous foutre la peste La cavalerie d'Albion. » Un jour hideux monte de l'Orient. Le brouillard devient gris. Alors, autour de nous, apparaissent les morts. Ce sont des Écossais à la petite jupe rayée ; le long des talus ils sont massés en groupes compacts. Pour attaquer, ils ont enlevé leur pantalon ; pendant leur agonie les jupes se sont relevées et la plupart sont nus jusqu'au ventre. Tous sont gonflés comme des outres. Depuis la fin de septembre, ils attendent leur sépulture ; les vers grouillent dans les corps et parfois soulèvent les ventres, les yeux ont disparus, les faces et les mains sont noires. Il y a trois semaines, c'étaient tous de beaux gars... De place en place, parmi les Écossais, d'autres formes humaines sont aussi couchées, des formes aux contours imprécis, sans relief, comme dessinées sur le sol. Ce sont de vieux cadavres tombés là aux attaques du printemps. Ils ne sentent plus mauvais ; la terre déjà a bu leurs corps, elle les a sucés jour et nuit à la manière d'une pieuvre, et elle n'a laissé d'eux que les vêtements, les os et la peau rude des doigts. À leur capote seule, on reconnaît que de leur vivant, ils étaient Français. Quand on essaie de les soulever, on s'aperçoit que le sol les a fait siens, que mille petites racines les ont pénétrés de leurs tentacules, qu'ils font maintenant partie de la vie de la terre, et que la terre ne veut plus s'en séparer. Tout près d'un de ces débris, des papiers sont épars. J'en regarde quelques-uns ; ce sont des lettres d'une maman à son petit, son petit qui est devenu cette chose sans nom... Elle est toute gaie la maman, parce que son enfant lui a raconté qu'il était cuisinier et presque embusqué : « Ne t'inquiète pas, Jean », dit-elle, « Si tes camarades se moquent de toi. Reste aux cuisines, puisque tu y es bien et fais ton possible pour donner toute satisfaction. Ainsi on ne t'enlèvera pas ta place. » Et plus loin, elle ajoute : « Je savais bien, Jean, que tu saurais te débrouiller pour ne pas rester exposé. » Évidemment son enfant à elle était supérieur aux autres, plus malin ; les autres pouvaient mourir, mais pas le sien! Sournoisement, les cuisines machines sont venues remplacer son petit et il a été jeté à l'attaque tandis que la mère restait gaie, confiante, plaignant les mères de ceux qui n'étaient pas intelligents comme son enfant! Elle ne savait pas. *** 60/118
J'ai reçu de ma famille un petit kodak et avant de monter en ligne, Babylas m'a dit : « Il faut que tu prennes bien vite des vues de Loos et je ferai envoyer aussitôt ton rouleau de pellicules au « Miroir ». C'est d'actualité : on publie en ce moment les mémoires d'une jeune fille de Loos, Émi1ienne Moreau. Le « Miroir » nous enverra peut-être pour cela un gros billet et ça servira à payer un supplément pour Noël. » Ce matin, au retour de la corvée des fosses communes, pendant que les camarades dorment à poings fermés dans leurs caves, je suis parti tout seul travailler pour Noël. Les rues sont désertes, le brouillard s'est levé mais le ciel reste gris. Je suis obligé d'appuyer mon appareil sur des pans de mur pour prendre des poses. Je photographie des murs, des misérables rues boueuses et défoncées bordées de ruines blanches et rouges. Babylas m'a expliqué où devait se trouver la cagna de l'héroïne. Deux maisons moins endommagées que les autres ressemblent à la description qui m'a été faite. Je dépense deux pellicules pour chacune, non pas qu'elles soient remarquables, mais parce qu'elles seront peut-être l'unique raison de la récompense. Je passe ensuite à l'église, une pauvre ruine lamentable dont il ne reste plus que deux pans de mur et la moitié du clocher. Au pied de ce lambeau de clocher, émerge un peu de bronze des cloches. Je cherche maintenant autre chose... J'ai trouvé. C'est un petit cimetière anglais installé sur les flancs d'un entonnoir de mine. Des croix de bois ont été disposées sur chaque tertre, et au sommet de chaque croix une casquette se balance. Sur une des tombes, des camarades du mort ont étendu une capote kaki, comme s'ils voulaient encore protéger le malheureux du froid et de la pluie. Afin que la capote ne soit pas soulevée par le vent, ils l'ont fixée à la terre aux quatre coins avec de grosses pierres : et dans un pli, sous une manche, un petit chat jaune abandonné, ronronne, couché en boule. Je m'approche de la mine. Je voudrais bien photographier d'assez près les grands pylônes métalliques. Mais les obus commencent à tomber ; ils semblent me poursuivre, et je n'ai que le temps de m'engloutir dans une cave. Je suis arrivé là, au beau milieu d'Anglais préparant la popote : « Hello, boy ! » disent-ils. Et ils me montrent une petite table faite de caisses de conserves et devant laquelle ils sont installés. Ils ne me connaissent pas, mais pour eux je suis un ami puisque je suis un soldat français. Il faut que je déjeune avec eux d'une côtelette bien grillée sur leur petit réchaud à alcool, un luxe que nous envions, et d'un délicieux thé assaisonné de whisky. C'est une section d'Irish Guards formés à Londres. Après une demi-heure nous sommes de grands copains. Les photos sortent des portefeuilles : les papas, les mamans, les sisters, les sweethearts et les homes. À l'entrée de la cave, éclairés par un système de petites glaces, deux de mes nouveaux ami, se grattent la figure avec leur rasoir mécanique. L'opération est importante; ils ont retroussé leurs manches de chemise jusqu'aux biceps et leur gorge apparaît jusqu'aux tétons. Ils sont sérieux, ils ne causent plus : on n'entend d'eux que le crissement la lame sur leur peau. J'ai un peu honte ma barbe de dix jours, mais je n'ai pas de rasoir et personne à la compagnie n'en possède. Ce sont des outils que nous jugeons bons pour le repos. J'ai quitté les camarades anglais en leur faisant promettre de venir me voir dans ma cave. Je ne sais pas leurs noms. Les reverrai-je un jour ? En ligne, nous sommes si loin les uns des autres dès que quelques centaines de mètres nous séparent ! * Dans la cave de ma section, une bonne cave voûtée, profonde, chaude, tapissée d'un épais matelas de capotes allemandes, personne ne dort. Impossible de fermer l'œil. Les poux, en bataillons serrés montent à l'assaut de ceux qui veulent s'étendre Depuis quelques jours, dans la laine épaisse, ils se sont reproduits par myriades et à tous ces petits organismes, il faut pour accomplir leur destinée le sang chaud des hommes. Un à un, tous nous avons dû déserter la tanière. 61/118
Jollivet, dans la cour arrière de la maison, a enlevé sa chemise et l'a suspendue à un fil de fer par les manches. Armé d'un gros bâton, il frappe dessus à grands coups pour faire tomber les parasites. « Prenez-en un dans le creux de votre main », me dit-il, « ce sont des poux allemands, vous verrez, sur le dos de chacun il y a une croix de fer. » Soudain, on entend un souffle déchirant. Un énorme obus vient d'éclater dans la rue devant la maison et ses éclats ont défoncé le mur de la pièce où nous nous trouvions. Nous avons fui comme des rats vers la cave. Des joueurs de manille à l'enchère, Piot, Bourdet, Perrot et Merlet en se sauvant ont fait tomber leur table ; cartes et piles de sous gisent pêle-mêle sur le sol. * Jollivet, le torse nu, n'ose plus remonter pour chercher sa chemise dans la cour. « Ce serait trop c.. de se faire zigouiller pour une liquette. » Les blagues commencent : « Prends une capote et un casque boche et tu feras signe à l'obus que t'es un frère. » Dans le fond de la cave, un bleu, heureux de se sentir pour un moment supérieur à l'ancien, éteint sa chandelle en appuyant sur la flamme avec le doigt. Puis enhardi par son anonymat, il lance : « Vise-moi ce Jollivet, est-il gras ! Ce n'est pas étonnant, il touche la grosse paie et c'est lui qui fait les parts. » Cependant le cabot, un peu honteux, s'est décidé à sortir. Comme un Peau-Rouge, il monte les degrés de la cave, à quatre pattes, le cou tendu, l'oreille aux aguets. « C'est rare », dit-il, « que les Boches n'envoient qu'une seule marmite. » Il se rue vers la cour. Quelques secondes se passent. Il apparaît à nouveau à l'entrée de la cave, la chemise sur le bras. Comme pour s'excuser, il répète encore : « Me faire tuer, oui, mais pas pour une liquette. » De gros rires l'accueillent, des rires exagérés qui font grimacer les figures et contorsionnent les corps, des rires d'hommes qui veulent rire, pour pouvoir dire ensuite : « C'qu'on a rigolé, tout de même, avec ce Jollivet! » Dans la cave, deux bougies collées sur deux poignées de baïonnette fixées dans les murs de brique achèvent de baver leurs longues stalactites de cire. Sous leurs lueurs vacillantes, la figure des hommes les plus proches semble toute blanche comme celle des morts. Plus loin, dans les coins d'ombre, la nuit se pique des petits points rouges des pipes et des cigarettes ; l'air est épaissi de la moisissure des capotes et des relents vinaigrés des corps. De grosses vagues de fumée ondulent dans les rayons de lumière rouge. C'est une bonne cave voûtée, chaude et confortable. Maintenant les colonnes de poux, grâce à l'obus allemand, montent de nouveau à l'assaut. *** On nous a fait revenir quelques jours dans les grands corons en arrière de Loos, appelés « corons des Brebis ». La vie devait avant la guerre y être très gaie et elle a gardé pour ceux qui y séjournent longtemps, ses petites maisons accueillantes, ses cafés intimes où l'on boit et où l'on popote gaiement. Mais pour nous maintenant, les pauvres, les passants, les pouilleux, c'est triste. Il pleut, il fait froid, le brouillard est épais. On nous loge soit dans des maisons ouvrières abandonnées, soit dans d'anciennes salles de danse ou de cinéma. Nous dormons le plus possible pour oublier, pour que les heures passent. Plusieurs ne peuvent pas sortir parce que leurs souliers n'ont plus de semelles, d'autres n'ont plus en guise de bandes molletières que des guenilles effilochées. L'intendance n'en fournit pas : on ne prévoyait pas la campagne d'hiver. Le soir la 62/118
compagnie se répand dans les estaminets ; ceux à qui la famille vient en aide peuvent y rester au chaud jusqu'à la fermeture; mais les autres, les malheureux qui ne reçoivent que ce que la France daigne leur donner pour pouvoir disposer à son gré de leur vie et de leurs forces, rentrent bien vite, paisibles, passifs, les mains dans les poches, sans se plaindre, et, dans le grenier glacé, la tête sur leur sac, étendus, sans pensée, ils se laissent tomber dans le néant du sommeil. *** Nous remontons en ligne. La pluie tombe fine et pénétrante, épaississant encore la nuit sans étoiles. La compagnie chemine lentement, silencieusement. On n'entend rien que le clapotis des pieds dans l'eau et des jurons au moment des arrêts brusques. À mesure que l'on avance, les corons deviennent plus noirs, les boutiques, les estaminets éclairés disparaissent peu à peu : nous arrivons aux corons du Maroc. On ne voit de chaque côté de la route que des petits filets de lumière rouge filtrant par les soupiraux des caves ou au travers des volets dont on a bouché les trous avec de la paille. Un peu plus loin, des maisons achèvent de brûler. Les Allemands soupçonnant la présence de troupes autour du brasier arrosent les alentours de gros obus et le tonnerre des éclatements se mêle au crépitement des flammes. Du côté de la Fosse Calonne, des incendies s'allument aussi. Nos ombres démesurément grandies dansent un moment sur les murs. Piot les regarde : « Quand j'étais tout petit, à l'asile chez les bonnes sœurs, on nous montrait quelquefois la lanterne magique, c'était tout pareil que ça. » Les ombres disparaissent avec les maisons ; nous arrivons à la chaussée de Loos jetée sur la plaine déserte. * Notre tranchée ? De la boue presque liquide dans laquelle trempent des caillebotis, des blocs de terre qui s'effondrent sous la pluie, deux abris peu profonds où l'eau jaunâtre a trouvé refuge à notre place, et dans ce chaos, des hommes qui jour et nuit travaillent à refaire ce que la nature inconsciente s'obstine à défaire. Le froid est devenu plus vif, le brouillard plus épais, les malheureux plus tristes. Le matin, quand l'aube naît, les jambes se lèvent alternativement pour ne pas être prises dans cette glu qui se durcit. Des pieds sont gonflés, d'autres sont bleus, les doigts de pied deviennent insensibles ; l'homme est encore debout, mais n'est plus tout à fait un vivant : ses pieds sont morts. Une nuit de la fin de novembre, la neige a commencé à tomber; nous avons mis sur notre tête la toile de tente, et assis sur les bords des parapets, nous avons éprouvé une secrète joie à nous laisser silencieusement recouvrir du blanc linceul que la nature nous offre. Dans quel secteur pourrirons-nous ? Serons-nous pulvérisés par un obus, déchiquetés, écartelés ? Nos corps seront-ils la proie des mouches bleues ou des pluies d'hiver ? Mystère qui s'éclairera bientôt pour la plupart d'entre nous. La fumée des pipes et des cigarettes monte en petites volutes grises et bleues entre les parapets tout blancs pendant que les pensées invisibles tourbillonnent dans les cerveaux. Et puis un autre jour naît. Nos visions d'avenir ne vont même pas jusqu'à son déclin. Lequel de nous deux, de cette clarté ou de moi, verra la fin de l'autre ? Les obus tombent rageurs, salissant de boue le beau linceul. Nos têtes casquées tranchent en noir sur le blanc et quand, par hasard, l'une d'elles émerge au dessus des trous, les balles sifflent. À cinquante mètres à notre droite, à l'extrémité du crassier, les grands squelettes métalliques de la mine hurlent et vibrent sous les coups féroces des projectiles qui s'acharnent sur eux. Dans l'après-midi, le soleil, jaune, anémié, perce les nuages et aussitôt il se met à l’œuvre pour détruire avant d'être chassé par la nuit, ce que la précédente nuit avait jeté sur la terre. Un soir, au tournant du boyau des ombres apparaissent. Avant de les voir, nous entendions 63/118
leurs pas sur les caillebotis. Comme nous ils sont vêtus, comme nous ils sont équipés et casqués : ce sont nos frères... Une ombre prend dans la tranchée la place d'une autre ombre; une nouvelle file d'ombres s'en va par le boyau et les ombres qui restent entendent à leur tour, longtemps, nos pas casser le silence de la nuit froide. *** Babylas m'attend à l'entrée du « coron des Brebis » pour m'annoncer la bonne nouvelle. Le « Miroir » a envoyé cent vingt francs pour mon rouleau de pellicules. Notre Noël est assuré. Dans l'après-midi, les autos camions nous embarquent à la sortie des « Brebis ». Nous allons au repos pour huit jours... huit jours d'avenir assuré. * À la nuit, on nous arrête dans un misérable petit hameau en arrière de Bruay. Nous allons coucher dans une grande étable basse. Quand nous entrons, deux gros porcs bien gras, tout roses et luisants, sont vautrés dans la paille et grognent en nous apercevant. Jollivet les pousse à coups de pied dans un coin de l'étable. Bourdet les admire : « Ils en ont de la veine, ceux-là. Il sont gros et bien nourris comme des embusqués. Toute la journée on leur fout la paix et la nuit ils dorment tout leur saoul. Et puis quand on les tuera, au moins ce sera fait proprement. » « Çà c'est vrai », dit Claudiot, « si on tuait des cochons comme on nous tue, en leur ouvrant le ventre, en leur arrachant les pattes, en leur coupant la moitié de la tête, en leur brûlant les poumons avec des gaz, puis en les laissant hurler jusqu'à ce qu'ils en crèvent, ça f'rait du pétard dans le pays ! » « Oui, le copain », rétorque Merlet qui cherchait une bonne place dans la paille et en attendant de la trouver, se grattait aux aisselles avec ardeur, « c'est ce que tu dis, et cependant c'est faux, parce que le cochon çà vaut un gros prix quand c'est mort, tandis que toi, Claudiot, qui es pourtant pas maigre, je ne donnerais pas quarante sous. » Les deux cochons dormaient paisiblement et ils poussaient en dormant de profonds soupirs et de longs ronflements. Piot en était émerveillé. « C'est rigolo », disait-il, « on dirait des hommes quand ils dorment. Dans ma vie, j'en ai pourtant soigné des centaines, jamais je n'avais remarqué çà. » * Huit fois la nuit est revenue ; huit fois les deux cochons ont ronflé à nos côtés et nous avons dû en les enviant les laisser à leur paille fraîche. Nous avons repris le dur chemin. L'hiver nous tient, crispe nos mains, bleuit notre figure, ronge nos pieds. La pluie succède à la neige et la neige à la pluie, la boue gluante durcit soudain pour redevenir plus molle et plus liquide sous le dégel. Toute la nuit de Noël nous avons erré sous le ciel étoilé à la recherche d'un nouveau secteur. Nous montons la garde maintenant devant Bouvigny et Aix-Noulette. Le coin est calme. Un matin cependant deux anciens, Merlet et Claudiot, sont partis, Claudiot seul en clopinant, Merlet sur une civière : « Je ne vaux pas quarante sous » a-t'il-dit. Il pensait à sa discussion sur les cochons. * Maintenant c'est à nouveau la trêve du Nouvel An. Les Boches ne tirent pas. Nous faisons 64/118
comme eux. Parfois ils se montrent, nous font quelques petits signes, se laissent photographier. Un soir glacé de février où la neige tombait à gros flocons serrés, ils ont annoncé que devant Verdun on tuait de l'homme, et que les leurs avaient fait dix mille prisonniers et avancé de quatre à cinq kilomètres. Nous ne voulons pas y croire: une offensive à cette époque, dans la neige, non ! les Boches ne sont pas fous !... Nous causons de cette chose entre nous, tard dans la nuit. Les flocons blancs se jouent dans l'air. Sous les fusées, ils paraissent gris. * Hiver 1915-1916 : les quelques rescapés de la tourmente t'oublieront, car tu n'as été pour eux qu'un long désenchantement. Tes jours se sont traînés sans un rayon d'espoir, même déçu le lendemain, dans le froid du corps et de l'âme, au milieu de la boue noire et friable des crassiers, dans les caves, les greniers grouillant de vermine. La paix !... Depuis le 25 septembre, nous ne voulons pas en parler, ni même y penser. Nous sommes des victimes qui jusqu'au dernier doivent mourir. Hiver 1915-1916, tu as été triste, long et vide comme un jour de Toussaint.
65/118
VII. VERDUN La compagnie est déployée en tirailleurs, chaque homme à trente pas de l'autre dans la grande plaine d'une petite commune en arrière de Berck. Sur chaque flanc de la compagnie, une patrouille est échelonnée en profondeur en avant de la ligne, de sorte que nous formons une pince largement ouverte. La compagnie avance gaiement, l'arme à la main, sous les derniers rayons d'un beau soleil de la fin d'avril. Des perdreaux, le cou tendu, courent dans les guérets, s'arrêtent, lèvent la tête et, sentant que l'homme approche, prennent leur vol lourd et passent au-dessus de nous sans un mouvement d'ailes, en faisant vibrer l'air comme de petits obus. Des alouettes montent tout droit, en petits battements d'ailes précipités, et tout là-haut, dans le ciel, pour se moquer peut-être de ces masses lourdes que nous sommes, commencent à causer entre elles. Nous chassons les lièvres. De plusieurs kilomètres, lentement, méthodiquement, nous les rabattons sur un endroit propice choisi par nous. Cet endroit que nous avons découvert pour l'hallali est une longue haie en bordure d'un bois fermant la plaine. Tout le long de cette haie, nous avons, à chaque passage, disposé des collets de fils téléphoniques et à chaque extrémité de l'obstacle, limitant le secteur, des journaux flottent au vent enfilés sur des branches fichées en terre. * Nous allons par les champs. Devant nous, au loin, les lièvres s'ébattent, nullement inquiets. Ils folâtrent entre eux, disparaissent au creux d'un sillon, se dépassent, reviennent vers nous. À la jumelle, nous les apercevons, broutant au passage quelques brins d'herbe, se lutinant parce que le printemps commence à faire couler dans leurs veines de nouvelles ardeurs, puis s'arrêtant sur leur arrière-train pour nous regarder, les oreilles droites, les pattes de devant tendues. Parfois l'un d'eux, qui s'est oublié à dormir, éveillé brusquement, bondit à nos pieds et file sans savoir où il va, de toute la vitesse de ses longues jambes. Cependant nous approchons. Des perdrix passent encore, décrivant leur longue trajectoire. Nous franchissons une route : le moment de la manœuvre commence. Du milieu de la ligne des ordres partent : « Faites passer : avancez plus vite les patrouilleurs. Ralentissez au centre. Point de direction pour le dernier patrouilleur : le fanion blanc vis-à-vis de lui.» La tenaille se resserre. Les animaux commencent à s'agiter. Les uns, curieux encore se dressent debout; sur leurs corps immobiles, la tête tourne à droite, à gauche. D'autres, lancés à toute vitesse, arrivés à quelques pas de nous, font demi-tour et repartent vers la haie. Aucun n'essaie de la franchir; les collets bien dissimulés pourtant ne le sont pas assez pour leurs sens avertis de bêtes. Leur flair les a prévenus que les passages trop bien préparés n'ont pas été construits par la nature ou par leurs frères mais par la main grossière de l'homme. Ils courent maintenant, affolés, sans but, cherchant une issue. Le cercle de mort s'est resserré. Les hommes ne sont plus qu'à quelques mètres les uns des autres et les patrouilleurs de droite et de gauche ont rejoint le fanion de papier. Leurs corps fauves ramassés, les oreilles couchées sur le dos, les lièvres semblent ne plus toucher terre. Ils tournent, ils tournent, fous de terreur. Parfois, ils arrivent à nous toucher presque et une seule détente de leurs muscles les rejette à trois et quatre mètres. Le dernier acte est arrivé. Au commandement, la charge commence. « En avant, en avant ! » La pince se referme. Plutôt que d'affronter l'homme à la voix d'épouvante, les bêtes ont préféré franchir la haie silencieuse, la haie derrière laquelle ils aperçoivent le bois protecteur. Trompés cette fois par leur 66/118
vieil instinct, ils ont quand même, malgré leur doute, emprunté les passages plutôt que de foncer tout droit au milieu des broussailles. Les lacets se tendent ; la meute humaine arrive en hurlant. Sept bêtes sont prises, sept belles bêtes encore palpitantes. *** De nombreux changements se sont produits pour nous depuis l'hiver. On a formé dans le régiment deux nouvelles compagnies de mitrailleurs et le lieutenant Dérault nommé capitaine a été appelé à commander celle du deuxième bataillon. Il a emmené avec lui Pelletier, Babylas, Jollivet nommé sergent, Piot et moi promu adjudant. Le reste de la compagnie a été formé par un renfort venu du dépôt. Ce sont en partie d'anciens mitrailleurs blessés, et à nouveau mobilisables, et en partie des jeunes des dernières classes qui ont accompli un long stage dans un camp. Nous sommes formés en deux pelotons comprenant chacun deux sections. Le peloton est commandé par un officier et la section par un sous-officier. Pelletier a pris le premier peloton ; je suis affecté avec Jollivet et Piot au deuxième peloton que commande le sous-lieutenant Aubry arrivé du dépôt. * Nous rentrons au cantonnement. Le butin a été partagé sur le terrain, un lièvre pour chaque section, un pour la popote des officiers, un pour le commandant et un pour le colonel. Tous causent de la chasse et en pensant à la guerre aux bêtes, la guerre à l'homme est oubliée. Du front il n'est plus question. Boutet, l'agent de liaison qui porte le lièvre du colon, s'arrête de temps en temps pour le soupeser. « Les gens du patelin », dit-il, « racontent que c'est des lièvres allemands. Y en a pas chez nous d'aussi gros : ça pèse bien dix-huit livres ! » Le lièvre destiné au colonel est le plus beau des sept et personne dans la compagnie n'a récriminé. C'est que l'histoire des démêlés du colonel avec les délégués des propriétaires des chasses gardées que nous exploitons, a fait en quelques jours le tour du régiment : histoire bien entendu déjà revue, augmentée et corrigée. Merlereau, le cycliste du bataillon au colonel me l'a racontée de même qu'à tout le bataillon. « La semaine passée, des Messieurs, des gros Messieurs, tout ce qu'il y a de plus rupin », m'at-il dit, tout fier d'avoir été témoin de l'entrevue, « sont venus au bureau. J'étais justement en train de balayer, alors j'ai tout entendu. Y z'ont dit qu'y venaient de Paris, qu'y connaissaient des ministres et qu'y lui feraient attraper des histoires au colon, si y ne voulait pas empêcher le régiment de chasser sur des terres qui n'étaient pas à lui. Y z'ont encore dit, que les gendarmes nous poisseraient et qu'y se chargeraient eux, de nous faire passer le tourniquet. » Et Merlereau ajoutait en se tenant les côtes à chaque fois : « Le colon y riait de voir les gros civils, y riait comme jamais je ne l'avais vu rire. Et y leur a répondu : « Messieurs, mes bonshommes chasseront ici tant qu'y voudront. Mais dans quelque temps, nous allons partir pour d'autres chasses, sur nos terres à nous ; alors de la part de tout mon régiment, je vous invite. Toutes les armes sont permises et le gibier pèse plus lourd que vos lièvres. Ce qui fait tout l'intérêt de nos battues, c'est que nous sommes des fois des chasseurs et des fois du gibier. » « Et le colon », continue Merlereau, « y s'est redressé, il a salué, j'ai ouvert la porte et je voyais qu'y se t'nait à quatre pour ne pas leur foutre son pied au cul. Il leur a encore crié dans l'escalier en rigolant : « C'est à Verdun la prochaine chasse, et y paraît qu'y a des bêtes rares. » *
67/118
Verdun, ce mot glisse dans mon cerveau de temps à autre. Nous sommes promis à Verdun, à cette région de massacre que nous ne connaissons pas, mais à laquelle nous savons que toute l'armée française est destinée. Notre nouveau commandant, une brute très brave, un casse-gueule, nous ont dit nos nouveaux camarades du bataillon, nous a réunis hier soir pour nous haranguer. « Reposez-vous », a-t-il dit, « prenez des forces, ce sont les vacances, avant d'aller relever ceux qui chaque jour empêchent les Boches de passer. À ce moment, personne ne devra se plaindre. En ligne là-bas, les vivres n'arriveront pas le plus souvent, vous serrerez votre culotte et vous marcherez quand même. Quoiqu'il arrive, vous resterez là où vous serez. Sous aucun prétexte, vous ne reculerez, même si vous êtes seul et sans liaison, avant d'être relevé par d'autres. Vous aurez veillé toute la nuit et cependant on vous demandera de veiller encore pendant le jour, et cela jusqu'à ce que soixante pour cent au moins des hommes du régiment soient tombés. » Pas un homme n'a sourcillé ; chacun s'est dit que Verdun était bien loin, que le printemps était bien beau, que la soupe allait être bonne, le civet de lièvre cuit à point, et que demain on aurait tout le temps de voir ce qui arriverait. * Je suis accoudé à la fenêtre d'une mauvaise petite chambre que j'ai louée avec Babylas pour deux francs par jour. Les hommes de ma section mangent à quelques pas de moi, au coin du mur abrité du vent. Je les connais tous déjà : Le caporal Cormier, un vieux de la classe 1905, haut en couleur qui a eu quatre frères tués depuis le début de la guerre et reste seul maintenant avec son dernier frère, caporal comme lui dans une compagnie d'infanterie. Bossard, un ancien de ma classe, de la 8e Compagnie d'active, plus déluré que les autres parce qu'il a voyagé avant son service comme ouvrier agricole. Sourisse, dit Liche-Quart, un vieux garçon de la classe 1906, journalier agricole dans le civil et poivrot depuis qu'il a atteint l'âge de raison. Jamin, un charron, jeune, débrouillard qui veut jouer à l'ancien. Enfin, Provost, Manceau, Féron, Brochard, Sorin le marchand-ambulant et Rambaud le couvreur qui n'ont encore rien montré de caractéristique dans leur personnalité. Assis sur une pierre, sur un sac ou à terre, les coudes sur les genoux, ils mastiquent lentement, pesamment, sans causer. Leurs yeux sont vagues, leur cerveau au repos. On dirait qu'ils ruminent. Leur main droite tient le couteau ouvert, la pointe en l'air ; leur main gauche est refermée sur le morceau de pain, le pouce en dessus, maintenant le « fricot » protégé de la crasse du doigt par une croûte ; pas de fourchette; le couteau coupe le pain et le fricot en bouchées et les porte a la bouche. De temps à autre, le quart de vin rouge se vide et à chaque fois, on l'égoutte soigneusement avant de le remplir à nouveau. * Peu à peu, les estomacs se remplissent. Le premier, le gros Cormier, après s'être servi de son couteau comme d'un cure-dent en a essuyé la lame sur sa cuisse. Puis il a rangé son pain et son quart vide dans sa musette. Bien appuyé le long du mur il bourre sa pipe, heureux d'être là, tranquille, chauffé par le soleil, le ventre plein. Les autres ont fait de même peu à peu. Le grand acte accompli, des idées peuvent s'échanger. « Avez-vous pas remarqué », commence Bossard, « que dans les compagnies d'infanterie, depuis Arras surtout, il n'y a plus d'ouvriers. Je ne parle pas des ouvriers de petits patelins comme Rambaud et Jamin, mais des vrais ouvriers des grandes usines ! » 68/118
« Çà, c'est vrai, c'que tu dis », opine Cormier. Bossard a ouvert sa grosse main calleuse. Il passe en revue chaque compagnie du bataillon et à chaque compagnie, de force avec son autre main, il replie un de ses gros doigts rétifs. « À la 5e Compagnie », continue-t-il, « le capiston c'est un curé, le lieutenant un clerc de notaire et le sous-lieutenant, un gars comme nous. » À tour de rôle, les compagnies défilent sur les doigts de Bossard, celles du 2e Bataillon d'abord, puis celles du 3e qu'il connaît un peu, et à chaque fois on entend : « Capitaine : d'active ou instituteur ; - lieutenant: instituteur, étudiant, greffier, commerçant, dans un magasin, voyageur - aspirant : curé, étudiant - troufion : employé, paysan. Bossard a relevé trois de ses doigts. « J'en connais trois, tout de même », affirme-t-il, « trois vrais dans tout le régiment. C'est le caporal armurier qui n'a pas voulu partir parce qu'il est embusqué aux trains de combat et rudement tranquille, puis le lieutenant de la Ire Compagnie de mitrailleuses qui travaillait dans la mécanique. Il a dit à ses bonshommes que son patron l'avait demandé plus de cinq fois, mais qu'il n'avait pas pu obtenir son congé parce qu'il était officier d'infanterie. Le troisième c'est le p'tit Vidert de la 8e, un Parisien qu'est volontaire paraît-il. » « Un piqué ! » interrompt Cormier. « Autrement », reprend Bossard, « tous les autres qui avaient eu des gros patrons, ils ont pas été longs à les mettre, dès la fin de 14 ! » « Il paraît », dit Jamin, « que maintenant on les paie jusqu'à douze et quinze francs par jour pour être chez eux avec leur femme. Nous, on touche cinq sous pour nous faire casser la gueule : c'est pas juste, ça. » « Et dire », rétorque Cormier, « que tous ces gars-là, quand on reviendra, se foutront de nous et à la première occasion nous accuseront encore de les affamer. Pourtant, çà payait pas, notre métier de paysan avant la guerre : on vendait le blé dix-huit francs les cent kilogs, et encore quand y baissait, on nous le refusait en nous racontant qu'il était humide. » « Non », reprend-il, « sûr que çà ne payait pas. Mes vieux et nous six, on avait réussi en travaillant tous à mettre deux mille francs en or de côté. Des gens l'avaient appris et à cause de çà, on passait pour riches dans le pays. Maintenant, on nous refuse les allocations. » « Savez-vous », dit Sourisse, « pourquoi on est tous inférieurs aux ouvriers des villes : c'est parce qu'on n'est pas syndiqués. Si on était en syndicat, on n'oserait pas nous toucher. Même pendant la guerre, on pourrait rouspéter et çà ne serait pas long à finir. » Toute la section éclate de rire. « Former un syndicat avec Liche-Quart, çà c'était une idée bath, tout ce qu'il y avait de plus bath. » Liche-Quart riait comme les autres. « Tu ferais mieux », lui crie Jamin, « de former un syndicat de buveurs de pinard. T'en s'rais le patron. » Mais Sourrisse tient à son idée : « Moi, je vous dis, et si je vous le dis c'est que c'est vrai, si les ouvriers y z'étaient à notre place, la guerre serait pas longue. Y feraient un syndicat entre tous ceux qui s'raient aux tranchées et puis y z'enverraient dire aux Gouvernements qu'ils les em.... » Cependant Bossard, la pointe de son couteau entre deux dents a pris du temps pour réfléchir. « Tais-toi, Liche-Quart », dit-il, « tu nous sors des boniments de femme saoule. J'vas te le dire, moi, le moyen qu'il fallait prendre dans tous les pays pour que la guerre ne dure pas trois mois. Il n'y avait qu'à mobiliser tout le monde et à employer chaque bonhomme suivant ce qu'il savait faire. Le boulot aurait été bien mieux fait pour cinq sous par jour et on n'aurait pas eu tous ces salauds qui nous excitent à la guerre parce qu'ils se remplissent les poches. » À moitié jaloux de cette idée, à laquelle il n'a pas songé, Sourisse semble se désintéresser maintenant de la conversation. Une grosse pierre entre les jambes, il cherche à donner à nouveau à 69/118
son quart bosselé une forme seyante. « Tu parles toujours », grogne-t-il, « comme dans les livres. » Cependant Bossard fier de l'effet produit continue : « Si par hasard, ces gars-là avaient pas voulu du truc, il n'y avait qu'à en envoyer quelques-uns dans la biffe pour leur apprendre à obéir, et vous auriez vu les autres péter du feu dix-huit heures par jour si on avait voulu, pour ne pas s'exposer à faire casser leur précieuse gueule. Toute la galette gagnée, le Gouvernement l'aurait employée à faire des obus pour taper sur les Boches. » À cette pensée de se voir relever par tous ces hommes qu'ils ne connaissent pas, mais qu'ils savent pouvoir se payer du lièvre, de la perdrix, du champagne et un bon plumard tous les jours, les bravos montent de toute la section à l'adresse de Bossard. Sourisse n'a plus qu'à se taire, c'est des raisonnements de poivrot qu'il a tenus, à côté de l'idée merveilleuse de l'autre. La conversation dura encore quelques instants, puis quelqu'un rafla le quart à demi-plein de Sourisse et la discussion se termina en rigolades avec quelques bourrades amicales de coups de poing. Avec leur gros bon sens, peut-être avaient-ils raison. Un matin, les camions sont venus. Nous étions encore couchés et chacun à demi engourdi de sommeil a senti sous son corps la terre qui tremblait. Il fallut se hâter. On venait prendre livraison du matériel humain remis à neuf. Au cahotement des camions, traînant en soufflant leur charge le long des routes du Pas-deCalais, de la Somme et de l'Oise, succéda le tressaillement des wagons courant les uns après les autres sur leurs rails luisants. En tête du convoi, comme un commandant de compagnie maussade, la locomotive siffle et crache. Dans les gares, elle se faufile à travers les postes d'aiguillage, le long des quais, sur la terre noire zébrée d'acier. Sûre de sa direction, elle avance avec de longs hurlements coupés de hoquets afin d'éloigner d'elle les importuns. Sa mission est de conduire et de protéger. Et les wagons suivent dociles, sans réflexes, comme des fantassins en marche derrière le colonel. Ce ne sont plus les wagons propres, fleuris et gais de toutes leurs inscriptions. Eux aussi ont subi la guerre. Des portières sont arrachées; les petits bancs qui les garnissaient et faisaient d'eux des wagons aménagés, supérieurs en grade aux wagons à bestiaux ont disparu. Leur peinture s'écaille et leur plancher mal entretenu exhale une odeur de crottin, de paille pourrie et de sueur. Ils courent cependant, malgré leur délabrement, les pauvres wagons bons à tout ; ils suivent leur guide comme nous sans chercher à comprendre, parce que c'est la guerre, parce qu'il faut aller jusqu'à la mort tant qu'elle n'est pas finie. Le convoi s'est arrêté au petit jour devant le quai ruisselant de pluie d'une petite gare au nom célèbre : Valmy. Il y a cent vingt-cinq ans les Prussiens avaient été battus par nos pères à cet endroit comme aujourd'hui par nous devant Verdun et les Anglais du fond de leur île regardaient haineusement les vainqueurs. Le jour suivant nous cantonnons à Jubécourt. Le front de Verdun commence. Dans la rue unique du petit village c'est un défilé interminable d'autos camions, d'artillerie, de voitures d'infanterie. Les hommes sont entassés pêle-mêle avec les chevaux, dans des granges, sous des hangars, sur la terre moisie qui sent le purin. D'heure en heure, des colonnes se forment et montent vers le nord-est. L'ogre tapi là-bas attend sa nourriture et de notre couche pourrie nous entendons dans le lointain ses aboiements de monstre. De l'ouest, d'autres colonnes arrivent aussi nombreuses que celles qui sont parties. Sur les murs des cantonnements, on a inscrit le nombre d'hommes qu'ils peuvent contenir et les régiments se remplacent comme les pions sur un damier. Nous ne voyons pas d'autos sanitaires, pas de débris du front. La route que nous suivons est une route à sens unique. Les déchets dont la mort n'a pas voulu ne doivent pas affaiblir le moral des troupes neuves et sont évacués par une route descendante. Ce matin avant le lever du jour, des avions à la croix noire sont venus traîtreusement survoler Jubécourt et lancer leurs bombes. Une compagnie entière a été anéantie dans l'étable qu'elle occupait. Aussitôt des sapeurs du génie ont été réquisitionnés pour déblayer le terrain, des brancardiers ont enlevé les blessés et les cadavres. Une heure après, toute trace de l'accident avait 70/118
disparu et une autre compagnie sans logement s'installait sur la paille sanglante à l'abri des pans de mur restés debout. *** Nous allons prendre contact avec le front de Verdun. La couverture roulée en bandoulière, prêts à partir, nous nous sommes rassemblés en cercle par compagnie devant les bois de Béthelainville, lieu de campement de nos voitures. Les officiers nous lisent les derniers ordres du haut commandement, répétition d'ailleurs de la harangue du chef de bataillon près de Berck. « Faites-vous tuer sur place -- sous aucun prétexte, ne quittez le poste que l'on vous aura confié -- celui qui sera trouvé errant à l'arrière des lignes sans mission spéciale écrite sera considéré comme déserteur et exécuté comme tel - les Boches sont essoufflés et ils vont lancer sur vous leurs dernières troupes : on les aura. » Quelques farceurs, en retournant à leurs faisceaux, lancent en riant, d'un pauvre rire qui sonne faux : « On les aura... oui... les pieds gelés. » La blague n'a pas d'écho. Un petit bonhomme, mal bâti, à la capote trop longue, gouaille tout seul en traînant ses jambes torves : « Ils peuvent bien faire des belles phrases, quand c'est avec la peau des autres qu'ils font la guerre. » C'est tout. Dans la nuit, on n'entend plus que le bruit des faisceaux qui se rompent et les frémissements métalliques et ouatés d'une troupe d'infanterie qui a mis sac au dos. Avant de partir, Frioul, qui reste aux cuisines, s'est approché de moi : « Il paraît que ce n'est plus Pétain qui commande ici. Il est parti dans l'Oise, préparer une grande offensive en liaison avec les Anglais. Ce serait pour le mois de juillet. » Et j'ai répondu : « Ta gueule, Babylas. Je m'en fous et je m'en contrefous. » * Les compagnies une à une s'engagent en colonnes sur la route boisée qui monte vers Esnes. Notre compagnie de mitrailleuses avec ses voiturettes, suit derrière le bataillon. Un violent tir d'artillerie vient de se déclencher. Les éclairs des canons mêlés aux éclairs des éclatements ouvrent des centaines de lueurs dans la nuit qui résonne comme une énorme cuve de cuivre. La marche est silencieuse : nous nous sentons petits, diminués, semblables à des larves. Chacun se recueille et serre contre lui sa pauvre vie, la soupèse et suppute les chances qui lui restent de la conserver : « L'attaque peut-être sera terminée quand nous arriverons en ligne. Et puis personne n'a affirmé que l'on montait en première ligne ce soir... Si l'on avait seulement un abri, rien que cette nuit pour y dormir : après on verrait ! » De tous petits espoirs, des espoirs qui ne vont qu'à quelques heures nous soutiennent, et sans les confier à son voisin de peur qu'ils ne s'écroulent, chacun de nous s'y accroche comme un naufragé à une bouée. Maintenant il n'y a plus de bois. La route court toute droite entre deux talus, vers le sommet du plateau dont on voit le dos noir à chaque fois que le ciel s'illumine. Nous nous sommes arrêtés pour décharger les voiturettes et laisser le temps aux compagnies de se distancer de quelques centaines de mètres. Deux guides de la compagnie que nous allons relever sont venus nous chercher. Nous repartons ; la marche devient lente : les mitrailleuses Saint-Étienne sont lourdes. À un carrefour nous tournons à gauche ; le capitaine Dérault fait passer : « Marchez par deux, l'endroit devient mauvais. » 71/118
Nous descendons la pente vers Esnes. Et soudain trois gros noirs sifflent lugubrement tout près de nous. Ils arrachent la terre à notre droite. De l'arrière de ma section, des cris emplissent la nuit. Je m'arrête, tandis que les hommes continuent à courir. Sur le bord d'un entonnoir Jamin le charron, le petit bleu dont c'est la première relève hurle sa douleur et surtout sa peur de rester seul abandonné : « Ne me laissez pas, les gars », supplie-t-il, « faut pas me laisser !... Faut pas ! » Il se plaint, il exagère même son mal pour essayer d'apitoyer. En hâte, avec Sorin qui ne sait pas ce qu'est le front et tremble de tous ses membres, nous le traînons derrière un pan de mur. Où est-il blessé ? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. Il doit avoir une jambe brisée puisqu'il ne peut marcher. Bien vite d'ailleurs, nous nous enfuyons pour rejoindre la compagnie. J'emporte les deux caisses de cartouches. Au loin, entre les rafales d'obus, on entend le blessé qui appelle : « Les gars ! Les gars ! Faut pas m'abandonner.» * Nous tournons, nous tournons sans plus savoir où nous allons. Deux fois au moins nous avons traversé les débris d'Esnes. De l'avant on fait passer : « Terrez-vous comme vous pourrez et attendez. Les guides ne reconnaissent plus leur route et le capitaine est parti à la découverte. » Nous ne sommes pas loin de notre point de départ, car on entend distinctement Jamin qui continue de supplier : « Faut pas me laisser ! Oh ! la la. Oh ! la la ! » Nous nous sommes enfouis dans une petite tranchée abandonnée. Les hommes se tassent au fond, serrés les uns contre les autres : un peu de terre les protège, ils sont rassurés : « Si seulement », dit Bossard, « ils pouvaient ne pas retrouver la route, on s'rait peinards làdedans jusqu'à demain soir. » Bientôt on entend des ronflements. Ma section dort sans se soucier des plaintes de Jamin et de la chute des gros noirs qui nous jettent à la face leur haleine de soufre. * Cependant le capitaine Dérault est revenu ; il a retrouvé la direction. « En avant », commande-t-il. « En avant », répètent les chefs de section. Les lourdes mitrailleuses sont rechargées sur les épaules : les ombres s'agitent à nouveau; l'espoir de rester ici s'est évanoui. Des gros noirs tombent pas loin de nous : tout le monde s'effondre sur la terre. À chaque fois on entend des cris : des jeunes qui ont reçu des éclats de pierre se croient blessés. Nous entrons dans un boyau à demi démoli où quatre cadavres aux doigts crochus nous accueillent de leur rictus. La compagnie accélère son allure. Deux blessés se lamentent ; l'un d'eux la tête au fond de la tranchée, les jambes en l'air implore : « Sept-sept, je suis du Sept-sept ! » D'un coup brusque, sans m'arrêter je le tire par le col de sa capote pour l'allonger au fond du trou. La plainte devient un cri horrible : « Laisse-moi, laisse-moi ! » Nous glissons dans un ravin profond. « Vite, vite, dépêchez-vous, c'est une ménagerie à obus. » Des gros éclatent en avant de nous et des 130 aussi et quelques petits fusants qui miaulent en se débouchant. Encore des cris en avant dans le premier peloton et derrière moi. On entrevoit des capotes bleues à demi enfouies sous la terre. Au milieu du ravin un blessé a agrippé au passage la capote de Bossard et avec les mêmes pauvres phrases que Jamin, il essaie d'apitoyer : 72/118
« Sept-sept, sept-sept, je suis de la deuxième mitraille. Me laisse pas là ». Bossard ne s'est pas arrêté ; brutalement, il s'est dégagé de l'étreinte et ceux qui suivent, pour ne pas être saisis, obliquent à droite. Le ravin est franchi. Nous sommes arrivés au pied d'une falaise presqu'à pic s'avançant en promontoire sur le ravin. Ici les obus ne peuvent nous atteindre : les hommes s'étendent sur le dos : « La halte ! La halte ! » crient-ils. * Le capitaine accorde dix minutes et rassemble la gradés. Je fais d'abord l'appel de ma section. Féron et Moreau manquent ; Provost qui marchait en arrière les a entendus appeler à la première rafale de fusants. Le capitaine nous explique que nous sommes dans le ravin de Pommerieu sur le flanc de la côte 304. Au bout du ravin à droite, c'est le Mort-Homme. Il paraît qu'on s'attend à une attaque violente dans le secteur. Pour nous, nous allons aux premières lignes à cinq cents mètres d'ici, à droite du réduit d'Avocourt. « C'est plus calme de ce côté », dit-il, « seulement il faut se débrouiller avant l'attaque parce qu'il est possible que les barrages s'étendent jusqu'à nous ». Avant l'expiration des dix minutes, nous repartons. Cependant Bossard ne peut plus avancer. Nous devons en effet nous hisser en haut de la falaise : « C'est l'cœur qui veut plus », me dit-il; « porter une pièce de vingt-cinq kilos sur une épaule à une allure pareille ! C'est pas possible pour un homme. » Je lui passe mes deux caisses de cartouches, et aidé de Cormier nous partons avec la pièce. Nous marchons encore sur des cadavres, sur des portions de cadavres découpés et jetés aux quatre vents, nous courons dans des boyaux évasés, effondrés, ouverts par les obus ; nous fuyons les éclairs aveuglants et les éclats d'acier, nous nous hâtons vers notre but, notre espoir maintenant : la première ligne. * C'est une banale tranchée sans gourbis, avec de simples alvéoles creusées comme des niches de saints dans les parapets. Trois cadavres obstruent presque le boyau d'accès. Ce sont des hommes du 32e qui viennent d'être tués au moment où la 7e Compagnie de notre régiment les relevait. Les mitrailleurs que nous remplaçons enlèvent leurs caisses et s'enfuient en nous laissant tout un dépôt de cartouches : « Les Boches sont à sept cents mètres », nous disent-ils, « on ne les voit pas.. » Avec Bossard, je vérifie le maniement de la pièce. Il faut la nettoyer à cause de la terre. « Sale outil », grogne Bossard, « ces Saint-Étienne, sale outil, c'est fragile comme une montre. On devrait laisser çà dans les forts et aux buttes de tir. » C'est vrai d'ailleurs ; le capitaine Dérault a fait déjà plusieurs rapports à ce sujet : on ne lui a jamais répondu. Depuis que nous sommes arrivés, le tir d'artillerie semble décroître : « C'est bien çà notre veine ! » dit Liche-Quart, « on a tout pris pendant la relève. » Le jour commence à poindre. On aperçoit maintenant à notre gauche la masse noire des bois d'Avocourt, de Malancourt, de Montfaucon, sentinelles avancées des forêts d'Argonne. Devant nous, tout près, les fils de fer, des réseaux Brun, sortent de l'ombre, puis plus loin le repli de terrain qui nous cache la tranchée boche. À l'arrière-plan, en haut de son piton, Montfaucon, brille comme une pointe de casque allemand sous les premiers rayons du soleil levant. Dans le ciel bleu d'un clair matin, une nuée d'avions ronronnent, les uns très haut qui jouent à cache-cache avec les petits nuages blancs; d'autres plus bas qui se battent à coups de mitrailleuses; d'autres enfin, dont nous 73/118
apercevons nettement les croix noires et qui à quelques centaines de mètres de hauteur seulement volent comme d'immenses oiseaux de proie au-dessus de nos tranchées pour nous repérer et préparer les massacres. La paix des canons est descendue sur le secteur avec le jour. De temps à autre on entend seulement quelques gros monstres qui éclatent à droite vers 304 ou le Mort-Homme. Avec le souslieutenant Aubry, j'étudie le secteur. Notre tranchée d'un côté entre dans les bois d'Avocourt, de l'autre à vingt mètres de nous, elle s'infléchit brusquement et monte en zigzaguant vers un mamelon que nous croyons être la côte des Thermites. Devant nous aucune vie ne se montre : on n'aperçoit que des fils de fer parsemés de débris humains, un sol blanchâtre où rien ne pousse, criblé de trous desquels émergent des casques, des bidons, des bouteillons qui brillent au soleil comme des lampes électriques, des fusils mutilés, des capotes, des cadavres habillés de gris-vert ou de bleu-horizon. Derrière nous, personne non plus : rien que des trous, des capotes, des casques et des débris dont la guerre ne veut plus. Nous semblons être seuls dans ce chaos. Et voici qu'à dix heures, subitement, alors que nous commencions à manger, les obus se mettent à tomber ; d'abord deux gros, puis quelques petits, puis des rafales, puis un ouragan. Chacun de nous, recroquevillé dans son alvéole attend la fin de la tempête. Les tempes se serrent, la langue devient sèche et brûlante. L'odeur des obus éclatés emplit la tranchée. La mort rôde, une mort hideuse et sans gloire, qui écrase nos corps et les disperse comme ceux des maudits. De temps à autre, quand un obus a porté, les cris dominent le tumulte ; on entend des bruits de course éperdue. Des hommes dont les alvéoles se sont effondrées cherchent un refuge. Ils courent le long de la tranchée, puis ne trouvant rien reviennent et se serrent devant nous pour ne pas être seuls. Ils cachent leur tête sous nos bras, entre nos jambes, pour ne plus voir et moins entendre. De quart d'heure en quart d'heure, ceux dont le tour est venu de veiller sortent de leur alvéole, et souvent cette alvéole reste libre parce que les guetteurs qui ont terminé leur faction, devenus cadavres, demeurent à leur poste. Alors les sans-abri s'y précipitent, heureux parce que l'occupant a disparu. On ne cause pas. Les hommes se taisent quand les obus hurlent. De temps en temps seulement, on aperçoit dans la fumée un gradé qui court faisant sa ronde et récitant comme une leçon apprise : « Veillez bien, les gars ! Les Boches vont attaquer ! » Les heures passent. Le pilonnage continue; la tranchée fume et se soulève en gerbes noires. Les nerfs tendus, nous écoutons le sabbat infernal. Rien à faire qu'à attendre là, alors que tous nos instincts nous commandent de fuir. D'autres hommes qui ont droit de mort sur nous ont ordonné : « Vous resterez là où vous serez. » Et nous restons. Nous sommes des esclaves dans une société libre! Je me suis glissé auprès de Cormier : « Quel est le guetteur ? » demandai-je. « C'est Liche-Quart », me répond-il, « qui veille en ce moment. » « J'ai enlevé la mitrailleuse », ajoute-t-il, « la terre l'avait enrayée. J'ai laissé seulement le trépied et je tiens la pièce là, sous ma capote. » J'appelle Liche-Quart. Il s'est jeté en avant de la tranchée, dans un trou d'obus : « J'vois rien », me dit-il, « ils ne bougent pas, les Boches. » Les obus semblent tomber en moins grand nombre et maintenant en arrière de nous. Je crie à Cormier : « Monte la mitrailleuse ! Ils allongent le tir. » Nous sommes prêts. Les rafales se succèdent, mais de moindre durée et soudain le tir cesse. Nous attendons : les Boches sont sortis probablement : « Alerte! ». Tac-tac-tac : notre mitrailleuse envoie des nappes de balles vers le repli de terrain où les Boches sont tapis. Les minutes coulent, longues comme des heures... Pas un Allemand ne s'est montré : ce n'était qu'un bombardement sur le front de Verdun. 74/118
* Depuis six jours, le déluge d'obus recommence à des heures variables, dure deux heures, trois heures, quatre heures, cinq heures même et se termine brusquement. À chaque fois, nous refaisons notre tranchée et nos parapets devenus friables comme si quelque taupe géante les avait fouillés. Nous travaillons à nous préparer au bombardement suivant. Un à un les hommes tombent. Le caporal Cormier est parti avec la main arrachée, Provost a été écrasé comme une punaise dans son alvéole. Chaque jour après l'orage, les blessés défilent se rendant par le boyau d'accès au poste de secours. Chacun, avidement, les compte au passage et s'enquiert du nombre probable des morts. « Les autres bataillons », demandons-nous, « ont-ils trinqué ? » « On va peut-être bientôt arriver au soixante pour cent », murmure Bossard. Chaque mort devient un espoir pour ceux qui restent. *** Le sous-lieutenant Aubry arrive en courant de chez le capitaine. « Mettez vos équipements et chaussez-vous bien vite, » dit-il. Et pour Jollivet et moi, il ajoute: « Le barrage d'artillerie est commencé sur 304 et 1'on craint que les Boches ne gagnent du terrain par les ravins. Dans ce cas, deux compagnies d'infanterie monteraient en renfort appuyées par notre peloton de mitrailleuse. Pelletier resterait en réserve, c'est son tour ». Nous sommes arrivés cette nuit des lignes pour être placés en réserve dans les abris du ravin de Pommerieu. Nous pensions rester là trois jours au moins. « On veut notre peau », dit Bossard. Les autres ne protestent pas. Avec résignation, ils se préparent. Que pourraient-ils faire d'ailleurs ? En avant, c'est la mort probable, mais avec une petite chance cependant de sortir indemnes ou de recevoir la bonne blessure. En arrière, c'est la mort certaine après la prison et le Conseil de guerre : « Celui qui sera trouvé errant à l'arrière des lignes sans mission spéciale écrite sera considéré comme déserteur et exécuté comme tel ! ». Parfois l'un d'eux se plaint de son pied qui lui fait mal, de son bidon qui coule, des poux qui le tourmentent, d'une foule de toutes petites choses d'aucune importance en ce moment, mais dont il s'efforce d'emplir son esprit pour en chasser d'autres pensées. Le lieutenant nous montre l'endroit sur la carte : « C'est là qu'il faudra mettre en batterie, vous voyez, sur le 4 de 304, à l'extrémité nord-est de la crête. » « Votre section s'installerait face au Mort-Homme », me dit-il, « et celle de Jollivet face à Béthincourt, les deux sections tirant en bas dans le ravin vers la route de Béthincourt à Esnes. » * Nous attendons. Les chandelles ont été ramassées dans les musettes. Dans l'abri noir, on ne voit plus rien que les points rouges des cigarettes et parfois la petite flamme d'un briquet qui fait apparaître des coins sombres dans lesquels dansent des faces d'hommes aux yeux brillants. Chacun, au milieu de ses camarades demeure seul, tout seul avec son angoisse. Quand nous nous appuyons aux parois de pierre, nous sentons l'énorme masse de 304 dans les flancs de laquelle nous sommes terrés qui tremble de frissons d'agonie. En avant de nous, dans le ravin, les sons des éclatements nous parviennent multipliés par l'écho qui nous les répète de 310 et 75/118
du Mort- Homme. À l'entrée de l'abri, le lieutenant, nerveux, fait tourner au bout de sa canne un vieux chapeau haut-de-forme qu'il a trouvé près de la cagna du capitaine. « Je suis bon pour la noce », dit-il en riant. Il rit encore quand l'agent de liaison arrive et tend un petit papier plié en quatre nous signifiant l'exécution de l'ordre. « Dehors tout le monde, la mariée nous attend », s'esclaffe-t-il. Il part en tête. Quelques moulinets de sa canne font tournoyer le haut-de-forme qui vient s'abattre comme un corbeau sur l'arrière de ma section. * Nous allons déboucher sur 304. Encore une fois, le lieutenant tient à me montrer sur le terrain la place que nous devons occuper. Il veut peut-être gagner quelques minutes, quelques minutes de vie assurée ! À cent mètres, un rideau de fumée noire, verte, jaune, qui se tord sous un vent violent et se reforme sans cesse, venant de la terre, nous cache toute la crête. « Vous avez bien compris », me demande-t-il, et, sur ma réponse affirmative, il reprend : « Alors, en avant! ». « Vous resterez », ajoute-t-il pour Jollivet, « en arrière de la section pour faire suivre. » En quelques instants la tête de colonne a franchi les cent mètres ; elle entre dans le barrage et aussitôt elle disparaît dans une gerbe énorme de fumée noire dont la base s'est striée de rouge. Le reste de la section s'arrête, puis reflue vers nous. Des gros percutants déchirent l'air à quelques mètres au-dessus de nos têtes : quand nous nous relevons, ma section semble plus courte. L'arrière avance, l'avant recule : « On ne peut pas rester là », dit Jollivet. J'entends des voix aux sons rauques, des voix que je ne reconnais plus qui crient : « On va se faire tous bousiller ; sauve qui peut ; faut revenir à Pommerieu ! ». Revenir à Pommerieu sans avoir accompli sa mission. Si je le pouvais !... Et des mots vibrent dans mon cerveau pêle-mêle avec les hurlements de l'usine de mort déchaînée : « Sous aucun prétexte, ne quitter le poste qu'on vous aura confié. » « Vos gueules, tas de salauds! », hurle Jollivet. « Dirigez », me dit-il, « moi je vais faire suivre. » Piot marche derrière moi. « J'ai la pièce de la section du lieutenant », me dit-il. Il faut prendre une décision. Elle sera bonne parce qu'elle sera rapide. Je commande : Tout le monde derrière moi, et ne lâchez pas le matériel. » À notre gauche, j'ai aperçu à travers des déchirures que le vent venait d'ouvrir dans la fumée une sorte de grande casemate. « En avant », répétai-je, « suivez-moi. » C'est un grand abri d'artillerie. Une compagnie d'infanterie commandée par un sergent y a déjà trouvé refuge. « Qu'est-ce que tu fous là-dedans ? », dis-je au sergent. « J'attends que çà se tasse », me répond-il. Je décide que nous continuerons la marche par petits paquets de quatre hommes avec une autre casemate d'artillerie comme point de direction. Avant de partir je m'adresse au sergent : « Dis donc, je crois que tu ferais bien de ne pas moisir là ; c'est pas ta place et si une marmite boche tombe là-dessus tu n'y couperas pas. » « C'est pas tes oignons », me répond-il, « occupe- toi de ce qui te regarde. » * 76/118
La mission est accomplie. Nous avons bondi de casemate en casemate, puis j'ai avisé à la pointe nord-est de 304 trois petits trous d'un mètre de profondeur recouverts de fascines et de quelques centimètres de terre où nous nous sommes entassés. Au fond du trou, la gueule de son canon tournée vers le ravin où doit passer la route que je ne vois pas, ma pièce est installée. Piot a tiré quelques bandes pour s'assurer que ça fonctionne. Pas un Boche, pas un Français. Rien que les gerbes noires qui montent sans cesse de la terre, les grosses volutes jaunes des fusants qui se forment dans l'air comme d'énormes crachats de pneumoniques et la meute des petits obus qui claquent et miaulent. Ma deuxième pièce ne peut servir : le trépied est perdu, et j'ai envoyé LicheQuart me la chercher dans l'autre trou pour être prête à servir en cas d'enrayage de la mienne. * La nuit a monté des ravins et englouti la crête depuis longtemps déjà. Le tir d'artillerie ralentit. On ravitaille les canons probablement. Avec Piot nous partons à la recherche de notre trépied et des caisses de cartouches. Pas à pas, nous explorons le terrain et les abris d'artillerie. Il y a des morts, des tas de morts que nous n'avons pas aperçus le matin, des morts d'aujourd'hui et aussi des morts des jours et des semaines précédents qui repoussent les vivants de leur odeur infecte. Près de ces derniers nous ne nous arrêtons pas : ils ne sont pas des nôtres. Le premier abri, celui où se trouvait la compagnie d'infanterie est écroulé; on entrevoit malgré la nuit des bras et des jambes qui émergent entre les poutres de la toiture. « Ils sont tous claqués là-dessous », dis-je à Piot « Oui », me répond-il, « ils attendent que çà se tasse. » Plus loin, le lieutenant Aubry est recroquevillé au fond d'un trou d'obus ; ses jambes manquent. Je projette dans l'entonnoir une lueur de ma lampe de poche. La figure est intacte, les lèvres sont ouvertes et les dents brillent ; il semble rire du bon tour qu'i1 a joué à la vie en célébrant ses noces avec la Mort. Sur les bords d'un second trou tout près du premier, nous reconnaissons quatre mitrailleurs de notre compagnie. « C'est une vraie veine », s'exclame Piot en se courbant, « voilà notre trépied. » Nous prenons aussi des caisses de cartouches, tout ce que nous pouvons emporter. * À l'aube, les obus recommencent à tomber avec furie. Jusqu'aux premières clartés, nous avons amassé sur les fascines qui nous recouvrent, de la terre, des sacs et des musettes. Pendant une heure au moins nous discutons pour savoir si un obus de 77 percutant nous atteindrait. Çà ne signifie rien d'ailleurs puisque ce sont surtout des gros qui nous arrivent. Le soleil se lève radieux, dardant ses plus beaux rayons pour essayer de féconder cette terre morte. Une crête d'entonnoir masque la vue derrière nous. En avant, un nuage de fumée qui roule vers Béthincourt et Malancourt nous cache le fond du ravin. Les flancs de la côte nous apparaissent seuls avec quelques troncs d'arbres arrachés et la trace des anciennes pistes de ravitaillement. Plus loin, les pentes du Mort-Homme semblent couvertes de nuées d'orage. « Ils prennent dur aussi, les copains », dit Liche-Quart ; « si ça continue, la division sera pas longue à être relevée. » À trois heures de l'après-midi, notre trou semble danser ; l'air devient infect à respirer. Deux éclats sont venus frapper le canon de la mitrailleuse. Et soudain, débouchant de derrière la crête nous voyons sur la pente une ligne de tirailleurs qui s'avance. En arrière, des lignes d'escouade semblables à des petites chenilles suivent la chaîne de tirailleurs et ondulent sans cesse de Béthincourt. Ce sont bien des Boches : les nôtres ne viendraient pas de ce côté. 77/118
Tac-tac-tac : les silhouettes disparaissent. Elles reparaissent : tac-tac-tac et tac encore. Quelques minutes à peine se passent et l'artillerie française entre en scène. Le ravin n'est plus qu'un cratère zébré d'éclairs rouges. Nous tirons maintenant à mille mètres, au delà de notre barrage, où nous voyons encore ramper les chenilles. Nous tirons longtemps coup par coup pour ménager nos munitions, tantôt dans le ravin, tantôt vers les lointains. Les bas-fonds s'obscurcissent : c'est à nouveau le soir. * Vers minuit, les canons reprennent du souffle. Si nous voulons manger et boire il faut sortir. J'ai envoyé Piot et Liche-Quart se ravitailler sur les musettes et les bidons des morts. Pour moi, je cours d'abord à la pièce de Jollivet : « L'autre abri s'est effondré », me dit-il. « Je viens d'aller voir ; tout a disparu et maintenant c'est un entonnoir. On a manqué d'y passer nous aussi, notre toiture a été soulevée. » « Reste ici pour surveiller », lui dis-je, « il faut que je m'oriente. » Je ne sais pas où sont les tranchées boches, j'ignore même si nous sommes en première ligne. Qui avons-nous à notre droite, à notre gauche : mystère ; aucun ordre de l'arrière ; nous sommes là, jetés en rempart comme du matériel. Dans un trou d'obus à vingt mètres de la pièce de Jollivet, j'aperçois des ombres. Je demande : « Quel régiment ? » Deux Boches lèvent la tête vers moi. D'instinct je me recule. « T'en fais pas », me dit une voix, « on est là, deux Français aussi. » J'avance à nouveau le revolver à la main. Ils sont quatre blessés là-dedans, deux Allemands, deux Français. « Trouve-nous à boire et à manger », supplient- ils, « on n'a plus rien ; tu sais, les deux qui sont là ce sont de bons gars ; ils étaient pas blessés quand ils sont venus il y a trois jours et il nous ont fait nos pansements. Avant-hier, c'est eux qui nous ont donné à becqueter. » * J'ai fait au moins cinq cents mètres. J'ai trouvé dix hommes seulement, de trois régiments différents, vautrés dans des trous par deux ou trois et qui ne savaient rien, absolument rien sur le secteur. Un sergent m'a dit : « Les Boches », nous a-t-on raconté, « sont à trois cents mètres et pourtant je suis certain que là, à vingt mètres devant nous, j'ai vu hier des têtes à calots ronds qui regardaient. » Nous ne sommes que de pauvres mannequins avertisseurs pour l'artillerie. Quelques pièces de plus maintenant et aucune vie humaine ne pourra tenir dans la zone de mort des canons. En repassant près du trou aux Boches j'ai laissé tomber dans l'entonnoir quelques musettes et des bidons, le cadeau des morts à ceux qui souffrent. * Nous parlons maintenant sans trop savoir ce que nous disons. Liche-Quart s'est saoulé deux fois avec de l'eau-de-vie prise dans des bidons allemands. Il ronfle comme une brute et dès qu'il se réveille il pleure. La ligne de tirailleurs et les petites chenilles ont réapparu trois fois et s'ils recommencent à attaquer, je ne sais ce que nous ferons : nous n'avons plus qu'une caisse de cartouches. Piot à giflé Liche-Quart et ils se sont battus à cause d'une bougie que les obus éteignaient trop souvent. Piot avait des hallucinations : il prétendait que Liche-Quart la soufflait en respirant trop fort. Cent fois par jour on entend cette lancinante question : « Quelle heure est-il ? » Ils n'ont pas de montre et pour ne plus entendre cette phrase qui me brûle les oreilles, j'ai 78/118
accroché la mienne à un quillon de baïonnette près de la bougie. Les morts n'ont plus de vin. Nous avons dû remplir nos bidons d'eau bourbeuse qui miroite dans quelques trous d'obus profonds. Sorin pris de coliques a voulu fienter dans sa pelle. Nous nous y sommes opposés à cause de l'odeur. Alors n'y pouvant plus tenir, il a levé ses fesses nues au-dessus du trou pour lâcher çà d'un jet. Il n'a pas eu le temps de se vider. Deux éclats d'obus lui ont troué les fesses ; il hurlait comme un porc. Je lui ai enlevé un des éclats, long comme le doigt, qui l'empêchait de se reculotter. Il est parti pendant la nuit avec une lettre de moi au capitaine pour demander des munitions. Nous restons trois seulement dans notre trou et sept dans celui de Jollivet. * C'est l'agonie :nous avons peur comme des gosses, la nuit surtout. J'ai cru voir des têtes de Boches devant nous à dix mètres, au-dessus d'un trou. Piot m'affirme qu'il y en a aussi derrière nous. Même quand le tir diminue, il faut maintenant faire un effort pour sortir : je frissonne comme s'il y avait des fantômes. Cette nuit, j'ai emmené Bossard avec moi pour voir si le sept-sept était encore en ligne. Nous avons passé devant le trou des Allemands. Il n'y avait plus rien ; le paysage semblait changé. Bossard prétendait que j'avais des visions ; je l'aurais mordu. Deux hommes chantaient à tue-tête au fond d'un entonnoir ; ils nous ont engueulés parce que nous leur disions qu'ils allaient nous faire repérer. Nous sommes revenus en courant avec le sentiment que quelqu'un nous suivait! J'ai trouvé le trou garni de grenades. Piot et Liche-Quart au lieu de vivres avaient ramassé ces grenades pour tuer les Boches qu'ils voyaient... L'avalanche d'obus reprend, la bougie s'éteint. Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ?... Je crois que nous allons nous battre... * Un agent de liaison du capitaine vient de se glisser jusqu'à nous. C'est la première fois que quelqu'un nous vient de l'arrière. Nous étions tous les trois accroupis à boire au bord d'un trou d'obus et il ne nous reconnaissait pas. Il m'a donné un papier : « Vous serez relevés », écrivait le capitaine, « cette nuit ou au plus tard la nuit prochaine par des Joyeux. Dès que vous serez dépassés, vous vous considérerez comme relevés et vous descendrez à Pommerieu. Courage! » Toute la nuit, nous avons attendu. Au petit jour nous n'étions plus bien sûrs de ne pas avoir vu de coloniaux. Piot et Liche-Quart voulaient s'en aller à Pommerieu. Nous ne tiendrons plus longtemps si on ne nous relève pas. Je ne sais plus si le soleil a brillé hier. On ne peut plus respirer dans notre trou. L'eau de cadavres que nous buvons nous déchire les entrailles. Liche-Quart ne se reculotte plus, il lâche ça sous lui sans bouger... Les Boches ont encore attaqué dans le ravin. Nous avons passé deux bandes de cartouches seulement et j'ai dû faire le travail seul. Piot et Liche-Quart jetaient des grenades dans tous les trous pour que les Boches ne nous encerclent pas. Après l'attaque, un Allemand est venu vers nous sans arme. Nous n'avons pas eu peur. Une rafale d'obus l'a couché à nos côtés : il nous a regardés en riant, en riant à se tordre. Nous lui avons montré la direction de Pommerieu et je lui ai donné un papier au cas où il arriverait à l'abri du capitaine. Si les Joyeux étaient passés sans nous faire signe !.. * Nous sommes foutus. Jollivet vient de se précipiter dans notre trou. Il a du sang aux mains et 79/118
à la figure. Qu'y a-t-il ? « Je suis seul maintenant », murmure-t-il, « j'ai senti que çà secouait et la toiture s'est effondrée. J'ai appelé, ils n'ont pas répondu. » Piot a voulu aller voir malgré le barrage violent. « Puisqu'on va crever nous aussi », m'a-t-il dit. Il est revenu seul. « C'est des chameaux », a-t-il grogné; « ils ne veulent pas parler. » * La nuit est venue. « Si on n'est pas relevé », pleure Liche-Quart, « on fout le camp. » Nous n'avons plus de bougie et il nous faut regarder l'heure en craquant des allumettes. Ma nuque me fait mal. Nous ne sortirons pas pour ne pas manquer les coloniaux. Liche-Quart voulait démonter la pièce pour partir plus vite, mais je n'ai pas voulu et il m'a regardé avec de mauvais yeux. Piot et lui se sont menacés d'une grenade. Si nous ne sommes pas relevés, ils vont sûrement partir et je vais rester seul avec Jollivet au milieu de ces trous pleins de Boches... Mieux vaut crever tout de suite. Cependant, il me semble que je viens de voir des ombres au-dessus de nous : les Joyeux ! « T'es marteau », dit Liche-Quart, « c'est des Boches, faut pas bouger ! » On entend des bruits de fourreau de baïonnettes. J'avance la tête. « Français, coloniaux ? » demandai-je. « Vos gueules, bande de c.., on attaque par surprise ». Nous crions maintenant comme des fous dans notre trou : « Les Joyeux, les gars, v'là les Joyeux ! » La pièce est démontée. Liche-Quart veut tout emporter même les chargeurs vides. * À Pommerieu, le capitaine, équipé, jugulaire au menton, nous attend devant sa cagna. « Deuxième peloton ? » demande-t-il, « dépêchez-vous. » « En me voyant les bras pendants, inoccupé, il reprend : « Et les autres, où sont-ils ? Vous n'auriez pas dû laisser traîner votre peloton. » Un sentiment d'orgueil se glisse en moi. « Deuxième peloton : complet mon capitaine. Un adjudant, un sergent, deux hommes. Six tués encore hier soir ! » Le Capitaine a répondu : « Ah ! » et il a commandé: « En avant, venez derrière moi tous les quatre, vous me porterez chance pendant la relève. » Avant d'être sortis du danger la joie a pénétré nos chairs. « Nous sommes vernis ! » * Pendant que nous étions rayés du nombre des vivants, le printemps est né. Les arbres ont maintenant des feuilles. Les grands bois de Béthelainville tout meurtris par les haches et les scies nous semblent des forêts enchantées. J'écoute un merle qui chante tout en haut sur une branche avec autant de ravissement que sa femelle qui couve sans doute dans la touffe de lierre au bas de l'arbre. Un rayon de soleil levant passe entre deux gros troncs et parsème de pierreries des feuilles nouvelles humides de rosée. À côté de moi, Liche-Quart et Piot dorment sous la même couverture tête contre tête, presque enlacés ! Dormir ! Que çà va être bon de dormir tout de suite après le café 80/118
bien chaud. Les cuisiniers travaillent pour nous, Babylas travaille pour nous, tout le monde maintenant travaille pour nous. Nous n'avons plus qu'à dormir et contempler le trésor que nous avons failli perdre : notre vie. C'est si beau de vivre, de voir, d'entendre, de manger, de boire et de dormir, de dormir surtout sans avoir peur de ne pas se réveiller. La joie coule dans mes veines, la plus grande joie peut-être depuis que je suis né : Je suis vivant après Verdun.
81/118
VIII. EN CHAMPAGNE, RIEN À SIGNALER... Piot a le cafard. On ne le voit plus dans la tranchée se chauffer au soleil, fondre dans un creuset de terre les fusées allemandes, tailler et limer inlassablement des bagues d'aluminium et des ronds de serviettes. Piot, était fier déjà de son musée et il se disait qu'il n'avait pas de temps à perdre pour le compléter avant la fin de la guerre. Or, depuis plus de huit jours, Piot, qui n'est pas un paresseux, ne travaille plus. Entre ses heures de veille, il passe ses jours et ses nuits dans la sape, couché sur son lit de grillage, enfoui sous sa couverture. Piot ressemble aux bêtes malades ou blessées qui se cachent au fond de leur terrier pour souffrir sans témoins. J'ai déjà parlé de cette chose à Jollivet, mais Jollivet ne sait rien. Piot n'a rien dit et personne ne l'a interrogé. Ils sont paysans, essentiellement individualistes par conséquent et n'aiment point à clamer leurs joies et leurs misères intimes. Ils sont tous timides aussi. Peu aptes aux discours, ils craignent en provoquant une confidence de ne pas se sentir capables de consoler. Tout en songeant dans ma chambre souterraine, je viens d'ouvrir au hasard un livre que mon co-locataire a dû oublier en allant au repos. Je lis : - Guerre « La famine, la peste et la guerre sont les trois ingrédients les plus fameux de ce monde. » Tiens, c'est curieux ce livre ! Je tourne la page : « C'est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille... » Et plus loin : « Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef, n'a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu, mais lorsqu'il y en a eu dix mille d'exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu et, de plus, toute farcie de barbarismes... » Je tourne encore un feuillet : « Que deviennent et que m'importe l'humanité, la bienfaisance, la modestie, la tempérance, la douceur, la sagesse, la piété, tandis qu'une demi-livre de plomb tirée à six cents pas me fracasse le corps et que je meurs à vingt ans dans des tourments inexprimables, au milieu de cinq à six mille mourants ?... » Il m'a l'air très sensé cet auteur et, ma foi, c'est bien ce que nous pensons tous. C'est étonnant que la censure ait laissé passer son bouquin. Je regarde la couverture : je ris tout seul en lisant : « VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique. » Le vieux défaitiste, que dirait-il s'il revenait après deux cents ans de progrès !... Derrrière moi, j'ai entendu quelqu'un marcher dans le couloir de la sape, puis s'arrêter à hauteur de ma chambre. L'homme, à défaut de porte, a frappé de son doigt sur l'étayage de l'entrée. Je me retourne; c'est Piot : « Entre », lui dis-je, « j'ai justement à te parler. Assieds-toi sur mon lit et prends mon bidon, tu boiras un quart de pinard... Et maintenant pourrais- tu me dire pourquoi tu nous fais une tête de souris qui aurait avalé un rat ? J'en ai parlé à Jollivet, il ne savait rien. » Piot ne se soucie pas de boire : 82/118
« Bien sûr », me répond-il, « que Jollivet ne sait rien; je n'ai parlé à personne pour ne pas les embêter. Vous comprenez, si je leur racontais, ils n'oseraient plus quand je serai là, rigoler entre eux... Mais je suis venu pour vous demander conseil, parce qu'on se connaissait avant la guerre, quand vous étiez caporal. Tenez, » ajoute-t-il en me tendant une lettre soigneusement pliée dans son enveloppe, « lisez-là, vous en saurez autant que moi. » On reconnaissait sur l'enveloppe l'écriture paysanne, lourde et irrégulière. La lettre commençait très haut, juste en dessous de la date, comme si l'auteur avait voulu économiser le papier. Je lus rapidement : « Mon cher Pierre, « Je te remercie pour les fusées que tu m'as envoyée. Ton petit encrier aussi et tes bagues m'ont rudement fait plaisir. Mais je voulais t'écrire déjà pour te dire de ne plus en envoyé, vu que je cause maintenant à Jean Pacaud qui a été blessé au 114 et qu'on a réformé n° 2. Tu comprend, j'avais de l'affection pour toi, Pierre. Mais tu reviens si peu souvent au pays et j'ai trouver une si bonne occasion que toutes mes amies et ma mère m'ont dit que j'aurais grand tort de refuser, surtout qu'il est riche et qu'on pourra tout de suite se monté en ferme. On restera bons amis et je n'oublierai pas les bons moments que j'ai passé avec toi. J'ai porté ce que tu m'avais donné chez ta mère ; elle a fini par se rendre à la raison, ta vieille. Porte-toi bien ; Jean m'a dit qu'il ne manquai pas de femme très bien sur le front, tu en trouveras probablement une mieux que moi. Que veux-tu, Pierre, faut pas s'en faire, c'est la guerre. Bien le bonjour de ma mère qui te fait savoir qu'elle te remercie pour la belle bague que tu lui as envoyé, elle va très bien à son doigt. « Je t'embrasse encore, « Ernestine Parois. » Oui, c'est pour cela qu'il est triste, Piot ! Ernestine l'a plaqué, cette Ernestine pour laquelle il a risqué sa vie en allant entre les lignes et sur la plaine chercher des fusées et des douilles d'obus, cette Ernestine pour laquelle il travaillait chaque jour au seul boulot qu'il pouvait faire pour elle. J'éclatai : « Mon pauvre petit Piot, il faut déchirer cette lettre et ne pas répondre ou lui envoyer une rigolade. C'est une lettre de garce et c'est bon à flanquer aux feuillées. » Piot méditait : « Pensez, mon lieutenant, il y a quinze jours, je suis allé pour elle fouiller les deux patrouilleurs boches que l'on voit de la plate-forme, accrochés dans leurs fils de fer. Çà puait, et en les remuant, j'ai secoué les fils de fer. Une sale mitrailleuse s'est mise à tirer et j'ai été obligé de rester plus d'un quart d'heure couché dans la pourriture. J'étais tout de même bien heureux parce que j'avais trouvé ça. » Il sortit d'un nœud de son mouchoir une chevalière dans laquelle était incrustée une pièce d'or. Il regardait l'anneau dans son mouchoir : « Qu'est-ce que je vais en faire maintenant ? Je voulais lui porter moi-même à ma prochaine permission. » « Allons », lui dis-je « assez parlé de tout ça ; tu vas me faire le plaisir d'envoyer la bague à ta vieille et tu lui diras de te la mettre de côté. Et puis, écoute bien ce que je vais te dire. Tant que la guerre durera, ne recommence pas cette blague de t'attacher sérieusement à une femme. On a voulu, il n'y a pas bien longtemps me lancer dans cette aventure et j'ai refusé. Fais comme moi, Piot. Si je te parle ainsi, c'est que je suis ton vieux camarade de misère et de travail. Comme moi, comme nous tous ici, tu n'es qu'un condamné à mort ou à la mutilation, et tu ne peux pas regarder l'avenir en face. L'avenir pour nous, c'est la soupe du soir, le quart de pinard du lendemain, l'abri confortable dans lequel on pourra « en écraser », le secteur chic, l'espoir quand on attaque d'être vivant la minute qui suit. Plus loin, c'est le noir. 83/118
Dans ces conditions, peux-tu Piot, condamner une femme jeune, assurée d'une vie longue et saine, alors qu'elle a trouvé un vrai vivant, à se vouer à un mourant éloigné d'elle, avec le risque effroyable de devenir veuve avant d'être mariée et de manquer sa vie avant de l'avoir commencée ? Quelques-unes peut-être, des mystiques, seront capables de cette abnégation, mais la plupart, crois-moi, feront comme Ernestine, et elles auront des excuses. Vis comme une bête ; bois, mange, rigole, prends de l'heure présente tout ce qu'elle peut te donner, ménage ta vie. Et si, par hasard, tu existes encore quand sonnera : « Cessez le feu », si tu as passé sans dommage à travers les balles de mitrailleuses, les barrages, les torpilles, les mines, les gaz, alors tu oublieras ce qui s'est passé. Tu referas ta vie et les femmes de ton âge seront plus à plaindre que toi car leur génération sera brisée plus que la tienne. Elles seront vieilles d'avoir tant attendu, elles seront légion pour les rescapés des hommes et leur espoir sera bien petit à côté de ton immense espoir tout neuf ! » Piot me regardait avec de grands yeux ronds. Je m'étais emballé, il semblait ne pas comprendre. « Allons, mon bonhomme », repris-je, « console- toi. Tu sais, les femmes il y en a des milliers, tandis que ta vie tu n'en as qu'une seule. J'aime mieux cette histoire pour toi qu'un éclat de torpille dans l'œil. Dans quelques heures je vais chez le capitaine et je te proposerai comme caporal pour ma deuxième pièce. Tu avertiras Ernestine que tu as reçu sa lettre quand tu auras tes galons. » * Chaque après-midi, je me rends en effet avec Pelletier aux nouvelles chez le capitaine Dérault. Babylas vient aussi deux ou trois fois la semaine des trains de combat restés à l'arrière, faire signer les pièces pour le ravitaillement et apporter les tuyaux des cuisines. C'est l'heure où avec Pelletier nous entreprenons parfois la chasse aux rats. Il y en a des milliers dans le secteur. Avant de descendre à la sape du Capitaine, sur trois ou quatre planches qui traversent le boyau, nous tendons des collets faits de fils téléphoniques. Les rats imprenables ailleurs par ce moyen, sont attrapés sur ces planches étroites à chaque fois qu'ils passent. Quand nous remontons de la sape ils se trémoussent dans le vide au bout du fil. La sape du Capitaine, comme la mienne, est creusée à même le roc calcaire, sans étayage sauf à l'entrée de la chambre. Elle ressemble à la fois à une champignonnière, à une cave à champagne de la région de Reims et à quelque cellier souterrain de la Touraine. Lorsque nous arrivons, Babylas est déjà là. Le Capitaine, sur une table de bois éclairée par une confortable lampe à pétrole, dessine à la plume, en agrandissement, des silhouettes de la « Vie Parisienne » : ça l'amuse, nous dit-il et les heures passent. Babylas raconte que l'intendance a reçu des ordres pour partir vers la Somme. Il est probable que l'on quitterait le secteur d'ici cinq à six jours. Le Capitaine nous offre des cigarettes. « Ce que je regretterai surtout », dit-il, « c'est ma petite chambre ! » Il y a partout en effet, collées sur le bois, des petites femmes à la Hérouard, roses, peintes, cheveux ébouriffés, l'œil fripon. Elles se ressemblent toutes comme des sœurs, elles sont toutes des « poules de luxe » en bas de soie, qui s'habillent, qui se poudrent, qui se fardent, qui se baignent. Et cependant, elles ont beau être irréelles, elles nous plaisent parce qu'elles représentent tout ce que nous n'avons plus : la civilisation. « La « Vie Parisienne », reprend le capitaine Dérault en riant, « devrait être déclarée d'utilité poilue. Elle occupe nos journées, embellit nos tanières et fournit à ceux qui ne savent pas à qui écrire, des marraines pas bégueules, des marraines à colis et des marraines insecticides pour tuer le cafard ! » * 84/118
Cependant à notre sortie de la sape, quatre rats sont pris. Deux sont déjà morts, les deux autres crient et leur queue se contorsionne comme un ver. L'ordonnance du Capitaine, les deux mains dans les poches, les jambes écartées, est là, bouche bée, à les regarder. « On va les faire cuire », nous dit-il ; « il paraît que ça chasse les autres. » Ma foi, nous n'y voyons aucun obstacle. Alors, il prend les rats au bout de leur fil : « Venez voir çà », reprend-il, « il faut les exécuter à leur quartier général. » Le quartier général des rats se trouve en arrière de la tranchée dans un ancien entonnoir de mine, où l'on jette maintenant tous les déchets de vivres du bataillon. C'est curieux, nous sommes en plein été et il n'y a pas de mouches dans ce secteur : les rats les ont remplacées. À la mouche bleue, il faut du cadavre et ici dans ce coin tranquille, les malchanceux tués dans les petits postes ou écrasés malencontreusement par des torpilles ne restent pas sur le sol. Quand nous arrivons à l'entonnoir, c'est une fuite éperdue de petites masses velues, des noires, des fauves, des grises. Elles disparaissent par des sentiers quelles se sont tracés. Chez les rats, comme chez nous, le secteur est organisé avec ses sapes, ses galeries, ses boyaux, ses pistes. Les deux malheureux prisonniers sont attachés solidement à une branche. Ils tirent désespérément sur le nœud coulant. De leurs yeux affolés ils nous regardent, pendant que leur petit museau pointu et leurs pattes agiles comme des mains fouillent le sol. C'est l'heure sombre pour eux et comme nous, ils appellent à leur secours la terre. L'ordonnance a allumé un journal roulé en torche ; la flamme apparaît jaune et claire, elle court, elle s'infiltre dans les plis du papier. Les deux victimes regardent, prêtes à mordre. Dans leur petit cerveau de bête, elles semblent deviner que leur dernier supplice est arrivé. Elles se débattent, les cris deviennent plus aigus. Et le feu se rapproche, il brûle les longues queues qui se tordent. L'homme rit bêtement. Pour faire durer le plaisir il éloigne la flamme, puis quand les cris cessent il la rapproche. Pelletier s'impatiente : « Crois-tu vraiment que tu vas éloigner ainsi les autres rats ? Il me semble plutôt que tu as tout du bandit en ce moment. Laisse-moi ces bêtes. » Le gros talon de Pelletier frappe deux fois la terre. Les deux rats sont morts, délivrés du bourreau. « Dis-moi », reprend-il, « ton grand père n'était-il pas un vieux chouan rôtisseur ? » L'ordonnance ne comprend pas l'allusion ; il répond : « Dame, mon lieutenant, ils m'ont bouffé hier la moitié de ma boule de pain, et puis n'est-ce pas, c'est un moyen pour chasser les autres. » * Babylas, un de ses amis et moi, nous déambulons maintenant dans les boyaux. Cet ami de Babylas était professeur d'histoire et il est par la grâce de la guerre, devenu lieutenant de ravitaillement au corps d'armée. Inoccupé aujourd'hui, il est venu passer l'après-midi avec Frioul pour voir le secteur et prendre des photographies. On peut s'y risquer ici ; c'est de l'amusement et une curiosité. En marchant, je lui montre notre coin de père de famille, un coin où Pantois lui-même se serait trouvé à l'aise. Il sue déjà et traîne la jambe. Nous sommes à la fin de juillet et les boyaux profonds, aux parois lisses et blanches, sont devenus des serres surchauffées. Vers les lignes allemandes, sauf à gauche du côté de la butte dénudée de Souain, on ne voit que des bois épais couvrant une crête qui barre l'horizon. En arrière, au contraire, à perte de vue, s'étend la Champagne pouilleuse, avec ses bois de pins maigres séparés par de petites clairières aux herbes rares, parsemées de fleurs violettes. D'un de ces bois, il ne reste plus que deux ou trois troncs déchiquetés : c'est le « Bois Sabot ». Après bientôt un an qu'on n'y meure plus, il traîne encore là des effluves chaudes et empestées. La 85/118
semaine dernière, alors que nous y passions, un gros obus, par hasard, avait ouvert à nouveau l'entrée d'un abri bloqué pendant les attaques, et sur les premières marches, deux squelettes, appuyés l'un sur l'autre, deux squelettes coiffés du casque, vêtus de la capote bleue, équipés, prêts à sortir, ricanaient. Quelques mouches bleues chantaient dans l'air. Plus près de nous, à deux kilomètres environ, une longue ligne blanche toute droite, coupe le bois : c'est la route de Souain à Tahure. Nos corvées s'y rendent presque toutes les nuits parce qu'elle est bordée d'une fontaine, et un peu plus loin d'un parc du génie. Tout le secteur est formidablement équipé. Jusqu'aux lointains, de tous côtés, les monticules blancs des ouvrages de défense, brillent au soleil. Les lignes de soutien se succèdent, ligne un bis, deux, deux bis, sinueuses avec leurs pare-éclats, leurs sapes de dix, douze, quinze mètres de profondeur, courant sous les tranchées. Les boyaux de trois à quatre kilomètres de longueur, taillés dans la craie sont profonds et solides. De toutes parts, les bois sont devenus des fouillis impénétrables de réseaux de fil de fer barbelés et de chevaux de frise. Sur ces forteresses, chaque jour, quelques obus hululent, quelques torpilles s'écrasent. La nuit, de temps à autre, des balles claquent sur les troncs de sapins. Aux petits postes, sans hâte, parce que c'est la coutume, on envoie deux à trois fois dans la journée quelques grenades à fusil ou des petites torpilles à ailettes. C'est tout. Le secteur est un coin de repos pour troupes fatiguées. Le commandement sait que nous ne sommes plus fatigués : nous ne verrons pas l'automne ici. * Chemin faisant, j'ai invité Babylas et son ami à venir boire du pinard dans ma sape. J'en suis tout fier de ma sape et pour rien au monde je n'aurais omis de la faire visiter. Quand nous sommes arrivés ici au début de juin, on m'avait imposé un petit bout de tranchée en cul-de-sac à peine organisé. Nous avons travaillé et maintenant nous sommes enfouis à une dizaine de mètres sous terre, avec trois ouvertures. Au bas d'un escalier de vingt deux marches, s'allonge un petit couloir de chaque côté duquel s'ouvre une cellule pour moi et un dortoir pour mon peloton. Tous, nous avons notre lit fait de pieux enfoncés dans la craie sur lesquels est tendu un grillage. Comme le Capitaine, j'ai aussi ma table, une lampe et des boiseries tapissées de gravures de « l'Illustration » et de la « Vie Parisienne ». Trois quarts sont pleins de vin blanc que j'ai fait apporter la veille de Suippe. Nous causons de la guerre. J'interroge l'ami de Frioul : un professeur d'histoire, lieutenant au corps d'armée, ça doit savoir un tas de choses que nous, les profanes, nous ignorons. « J'ai voulu », lui dis-je, « discuter de cela avec Frioul, mais Frioul notre ami a l'optimisme du coq qui lance ses « cocoricos » devant la cuisinière armée d'un couteau ». Babylas proteste « Bois ton pinard », lui dis-je, « et écoute ». L'ami, un homme à lorgnons comme Babylas, essuyait ses verres embués par l'humidité de la sape, afin sans doute, d'y voir plus clair dans les origines, les causes et les conséquences de notre époque sombre et tourmentée. Ayant remis devant ses yeux de myope son fragile appendice désormais bien propre, il s'exprima ainsi : « J'ai de par ma profession, souvent médité sur la guerre. J'ai même écrit des notes que je vous montrerai quand vous me ferez le plaisir de venir me voir. Voici d'ailleurs, à peu de choses près, la teneur de ces notes. Vous me direz ce que vous en pensez. À mon avis, nous sommes certainement à un tournant de l'histoire. Toujours il y a eu des guerres, et cependant, je crois que notre guerre sera la dernière grande guerre. L'humanité est ainsi faite qu'il est nécessaire qu'un mal prenne des proportions inquiétantes et devienne une sorte de monstruosité pour qu'elle s'en alarme. Autrefois, les guerres, tout en étant mauvaises en soi ne menaçaient pas l'humanité. Dans un certain sens, elles la servaient même. C'était l'anéantissement des déchets physiques par les forts, la victoire des nations jeunes et vigoureuses sur les vieux 86/118
peuples dégénérés. À chaque invasion, du sang nouveau venait se mêler à l'ancien et le vivifier. Les hommes prisaient leur force comme leur plus grand bien. Les armures étaient massives, les épées étaient lourdes, et il fallait des muscles et de la souplesse pour s'en servir : le vigoureux devenait un chef, le faible un esclave. À cause de la guerre, chacun se gardait de tout ce qui pouvait débiliter le corps. Peu à peu, tout cela a changé, et le mal de la guerre seul est resté. Le soldat avait moins besoin de sa force, la valeur de son arme se substituait à la sienne. La science technique du chef et surtout la perfection du matériel gagnait les batailles. De guerre en guerre, les peuples pour dominer, ont tourné toutes leurs pensées vers l'accroissement de ce matériel qui leur assurerait la victoire. Chaque découverte humaine a servi à accroître la puissance d'anéantissement et il a fallu plus d'hommes à détruire. Les armées sont devenues immenses et immense aussi est devenue la destruction. La guerre dans le monde a pris trop de place, elle est devenue la cellule cancéreuse qui menace d'envahir tout 1'organisme et de le faire mourir. Par contre, elle ne sert plus à l'humanité : elle tue pêle-mêle les forts et les faibles; le colosse au combat n'a pas une chance de plus de survivre que le chétif, le myope, le malingre. La guerre moderne compromet l'avenir humain en ne laissant indemnes dans la génération que les infirmes, les vieillards et les femmes, et c'est pourquoi je crois que bientôt la disparition de la guerre anti-humaine viendra. À chaque fois qu'un mal mortel a menacé l'homme, l'homme s'est défendu : si la peste, la variole, le choléra, la typhoïde s'étaient contentés de faire chaque année, dans chaque peuple, quelques centaines de victimes, il est infiniment probable que les microbes de la peste, de la variole, du choléra, de la typhoïde continueraient de cohabiter parmi nous ; mais ils ont été trop gourmands d'humanité et l'humanité, reine de la terre, s'est mise au travail contre eux, et elle les a exterminés. » Il s'arrêta pour boire. Babylas me regardait. Il était fier de son ami autant que j'étais fier de ma sape ! « Mais », dis-je, « il me semble que vous avez tout l'air d'un défaitiste, vous ! Si ceux qui mènent la guerre vous entendaient ! » « Non », reprit-il, « je ne suis pas un défaitiste. Je cherche seulement à voir plus loin que l'heure présente. Les hommes ne comprennent pas encore. Ils n'ont pas besoin de comprendre, d'ailleurs, en ce moment. Il faut, je vous le répète, que cela se passe ainsi, que la génération soit broyée, anéantie, que le conflit s'étende à la plus grande partie du monde civilisé, que l'humanité entière souffre et se sente diminuée pour qu'elle se rebelle tout entière contre la guerre. Et c'est en cela que notre sacrifice immense ne sera pas inutile. Ce n'est pas quelques pieds carrés de terre, quelque rançon dorée que nous gagnerons, ce serait honteux, si ce n'était que cela ! Vous surtout, vous êtes des victimes expiatrices et votre rançon sera l'extermination de la guerre. » Je ne pus m'empêcher de sourire. Malgré sa myopie, cela ne lui échappa pas. « Vous me prenez sans doute pour un rêveur ? » me dit-il. « Oui, c'est vrai, » lui répondis-je. Ses yeux se firent malicieux ; il rétorqua : « Ce sont les rêveurs et les philosophes qui, bien avant le peuple, ont préparé les révolutions... Les grandes idées ne viennent pas du peuple, elles vont au peuple qui se les assimile et finit par se persuader que c'est en lui-même qu'elles ont germé. » * Babylas et son ami viennent de partir avec les corvées de soupe. Le professeur nous a fait promettre d'aller le voir. J'ai dit « oui » sans conviction. À la guerre, tout change si vite : les paysages disparaissent, les hommes aussi. Il est six heures du soir. Je suis venu sur la plate-forme de ma mitrailleuse me baigner dans un dernier rayon de soleil. Il fait bon attendre la nuit dans les bois de pins. Autour de moi, s'étend une 87/118
petite clairière toute tapissée de ces fleurs violettes de la Pouilleuse. Les projectiles et les pelles des soldats ont fait remonter par places le calcaire du sous-sol en larges déchirures blanches. À cinquante mètres à ma gauche, court la lisière sombre d'un vieux bois à demi-mort. Le printemps y a semé à nouveau quelques jeunes pousses vertes. Sur une branche, une grive chante le soleil couchant et la pluie à venir. Au-dessus de la clairière, une alouette récite en bégaiements pressés sa prière du soir : je la vois soudain s'abattre comme un éclat d'obus; elle court entre les fleurs cherchant son nid; elle disparaît dans une petite touffe et je l'entends de longs moments qui gazouille en dormant. De temps à autre, les 75 envoient des volées d'obus; au-dessus du bois, une grosse torpille grimpe dans l'air en haletant. Arrivée en haut de sa course, elle bascule, puis descend plus vite, plus vite. On entend un grand fracas sur la 1 bis, et tout alentour de grosses mouches d'acier vrombissent et claquent sur la terre et dans les arbres. Tout là-haut, dans la nue, disposés en triangle comme des canards qui reviennent le soir à leur marais, cinq aéroplanes que l'on n'entend pas, glissent entre les nuages blancs. Quelques heures vont passer et dans une ville lointaine il y aura des morts de la guerre. Le silence est maintenant complet. Derrière l'amas de ferraille rougeâtre qui s'étale à quatrevingt mètres en avant de nous, les Boches semblent dormir. Et cependant, en prêtant l'oreille on entend une sorte de bruissement fait d'éclats de voix assourdis par la distance, de pas de chevaux, de roulements de chariots, de rugissements de gros moteurs. Les premiers jours, les nouveaux venus à la guerre sont transis de peur quand la nuit tombe en entendant ces bruits si étranges dans les secteurs calmes ; mais nous, nous sommes bien tranquilles. Tous les jours, c'est quelques heures durant, la même chose. L'infanterie somnole et les canons se taisent pendant que des deux côtés on se ravitaille - C'est la trêve du soir. Le soleil a disparu là-bas derrière Souain, les bois tout près sont noirs ; au loin ils s'estompent et deviennent bleus. L'alouette dort sous les fleurs, insouciante de la guerre. C'est l'heure douce des secteurs de repos. Mes yeux malgré moi s'appesantissent. Les guetteurs sont à leur poste. J'entrevois leurs deux casques... Ce sera la dernière guerre ? Pourvu que la colombe de paix ne descende pas trop tard sur la terre !
88/118
IX. PARIS Dansant sur ses essieux habitués aux lourdes charges, la voiture de Compagnie s'en va, délestée, toute guillerette, rebondissant comme une balle de caoutchouc à chaque ornière. Elle roule, serrant dans ses deux longs bras le ventre de Pâquerette, la jument réformée de la cavalerie, devenue humble et douce depuis qu'elle est vieille. Sur son siège, Morin, le conducteur, de temps à autre, pour exciter la bête qui n'y prend pas garde, secoue ses rênes en poussant par une vieille habitude quelques « hi, hi » qui s'étouffent sur ses lèvres à cause de sa pipe. Sous la bâche, dans les flancs de la voiture où il fait presque noir, Pelletier, Babylas et moi, nous sommes installés sur des caisses. Avec l'aide de plusieurs complicités, nous sommes parvenus à décrocher, de façon plus ou moins régulière, trois permissions de vingt-quatre heures pour Paris. Nous venons d'entrer dans Épernay par le pont d'Ay. La ville est calme, mais déjà embellie de la toilette des femmes, de beaux uniformes de fantaisie, de magasins à la devanture desquels s'étalent des calots, des képis et des décorations rouges, vertes, jaunes, bariolées, en quantité suffisante pour en garnir les poitrines d'un corps d'armée d'aviateurs. Dans un café où nous entrons, on nous fait payer cent sous une tasse de chocolat à peine plus grande qu'un dé à coudre. C'est déjà une ville de l'arrière-front où il doit faire bien bon à vivre. Avant de partir, et pour être dignes de Paris, nous sommes allés acheter chacun un beau képi, noir et rouge avec galon d'or, pour Pelletier et moi, et bleu horizon pour Babylas. Le képi de Pelletier est un peu petit pour sa grosse tête, mais c'était la plus grande pointure que nous ayions trouvée. Babylas se venge aujourd'hui des moqueries de Pelletier : « Vous auriez dû demander », lui dit-il, « à la petite môme qui vous l'essayait devant la glace, de vous passer un coup de lime autour du crâne. » Pelletier trouve d'ailleurs que ça lui va très bien et c'est tout fier de sa personne qu'il entre avec nous dans la gare. Nous attendons avec impatience l'arrivée du train en retard d'une heure. Nos cœurs battent d'émotion un peu comme en montant en ligne. Vaguement, nous sommes inquiets, à cause d'un certain cachet que Babylas a imité avec un gros sou au bas de nos feuilles de permission. Ce n'est pas mal du tout, avec un beau paraphe couvrant l'empreinte, mais tout de même il suffirait d'un peu d'attention pour apercevoir la grande barbiche caprine et les moustaches du vaincu de 1870, se profilant sous le nom d'un colonel imaginaire de 1916. Nous avons d'autant plus de raisons d'être méfiants, que plusieurs camarades de notre régiment ont été récemment obligés de réintégrer leur cantonnement sans avoir pu franchir la gare. Paris est fermé aux troupes du front et il faut avoir des motifs sérieux ou de la famille proche pour y pénétrer. Des trains de marchandises, longs parfois comme un bataillon en colonne sur une route passent sans cesse devant nous, chargés de chevaux, de rondins, de planches, de poutrelles de fer, de canons, de mitrailleuses et de tout ce qui est nécessaire à l'entretien de l'immense usine qui consomme, dévore et ne produit rien. Et soudain, sans qu'on ait pu prévoir son arrivée, une énorme machine suivie de ses wagons s'engouffre dans la gare au ras de notre quai. « En voiture pour Paris! » Un employé supérieur, en casquette blanche, s'agite. « filons », dit Pelletier, « voilà l'ennemi. » Un compartiment aux banquettes moelleuses, tout plein d'un air empesté nous reçoit. On entend la grosse machine qui siffle et halète. Puis sur le quai, l'homme à la casquette souffle dans sa petite musique de gamin et la carcasse métallique dans laquelle nous sommes enfermés commence à tressaillir. Les vitres tremblent comme pris subitement d'un frisson de fièvre. À l'extérieur, nous voyons la gare qui se sauve dans une course folle, puis des hangars, puis des arbres, puis des 89/118
champs, des bois, encore des champs et des villages. Nous sommes partis. Les minutes passent, puis les heures. Je somnole sans pensée, à demi-étendu sur la banquette. Pelletier et Babylas jouent aux cartes avec deux camarades inconnus rencontrés dans le couloir, deux camarades que nous ne connaissions pas et que dans quelques heures nous ne connaîtrons plus. Les gares succèdent aux gares. En les franchissant, les vitres sont prises d'un grelottement intense La carcasse des wagons est secouée de soubresauts. « Atout pique ! Atout cœur ! » Quatre jeunes hommes divisés en deux camps mettent tout leur savoir à gagner la petite bataille inventée autrefois pour la distraction d'un insensé. Il fait chaud. L'air s'épaissit. D'autres trains nous croisent avec le bruit d'un obus géant et par glace entr'ouverte projettent leur poussière noire et leurs relents de fumée puante... * Il fait nuit depuis longtemps déjà quand nous débarquons à la gare de l'Est. Comme des serrefiles, les employés canalisent le flot humain vers la sortie. « Par ici, messieurs, par ici! Passez à droite les militaires ». Nous passons à droite docilement. La gare étale sa grosse masse sombre, inélégante qui tient du fort et de l'abri bétonné. Tout de suite c'est Paris. Des sons de trompe martèlent la nuit, tout près de nous et en même temps plus loin et dans les lointains aussi. L'air est agité de murmures, de grincements, de roulements, de bruits musicaux et doux et des cris stridents des freins. Les sons grêles s'entrelacent aux grondements sourds qui font frémir la terre. C'est la grande voix de Paris. Parfois, pendant un intervalle de seconde, tout se tait, comme si la ville géante s'écoutait et reprenait du souffle. Des femmes nous entourent qui dans la pénombre ne se distinguent en rien des autres femmes. Elles murmurent à nos oreilles des mots d'amour : « Viens mon chéri. » Nous continuons à marcher. Les lèvres se font suppliantes. Les mains nerveuses s'accrochent à nos vareuses. Sous les rayons de lumière électrique, on distingue des yeux anxieux et fatigués, des yeux plus éloquents que les lèvres. Ils ne savent pas dissimuler : « Viens », disent-ils, « parce que j'ai faim. Viens et j'essaierai de te payer par un simulacre d'amour. » C'est le ventre de Paris qui s'abaisse à la turpitude pour apaiser son besoin de manger plus impérieux encore que son besoin de plaisir. Nous avons hélé un taxi : il nous entraîne à travers des rues à demi désertes. Un à un les hôtels se referment sur nous. Des voix brèves et parfois brutales, des voix d'hommes dérangés dans leur sommeil nous répondent : « C'est complet. » « C'est à croire », grogne Pelletier, « qu'il va y avoir attaque dans le secteur. » Nous arrivons à un autre quartier et c'est encore complet. Le chauffeur impassible, laisse remonter sa charge et le moteur ronronne à nouveau. Il va le plus loin possible et de nouveau il arrête sa machine le long du trottoir. Pas un mot. Le compteur tourne, c'est de l'argent et du bonheur pour celui qui nous mène. Il ne nous connaît pas ; pourquoi s’inquiéterait-il à notre sujet ? On a enfin consenti et moyennant huit francs pour chacun de nous à nous installer dans le bureau d'un hôtel. Les heures se traînent longues et mornes tandis que nous essayons de dormir sur les fauteuils. Paris, gonflé de métèques, ne nous connaît plus et ne peut plus nous recevoir. * « Nous allons voir », a dit Pelletier, « Bricou, notre camarade de la 7e Compagnie qui est 90/118
soigné à Paris ». Mais Pelletier n'est pas présentable. Il a une vareuse déjà ancienne et qu'il n'a jamais pris soin de faire repasser. En outre, chose plus grave, en dormant dans le fauteuil, son képi d’Épernay tout neuf a glissé sous ses fesses. Pelletier l'a couvé jusqu'au matin, et il s'est transformé peu à peu sous le poids de son maître en une sorte de mauvais chapeau claque à visière. « Venez en acheter un autre », lui a dit Babylas. Mais Pelletier s'est entêté : « Non, et non ; je n'irai pas dépenser vingt francs pour qu'ils se rincent l'œil à me regarder. » Nous avons alors essayé sans succès de lui redonner sa forme première en le moulant sur notre genou replié, mais Pelletier impatient de partir l'a enfoncé au risque de le découdre, sur sa tête jusqu'aux oreilles. En cheminant, j'ai avisé soudain un petit atelier dans lequel des ouvrières promenaient leurs fers à repasser sur du linge blanc. « Viens », dis-je à Pelletier, « elles vont te refaire un képi neuf. » Nous entrons. Une odeur bizarre se dégage, faite de relents d'amidon cuit, de vapeurs de carbone et d'effluves écœurantes de lessive. Babylas essuie ses lorgnons. L'humidité grésille sous les fers et se sauve vers le plafond en petites spirales blanches. « Çà chlingue dur, là-dedans », me souffle Pelletier. Je marche sur son pied pour le faire taire. Nous adressons notre supplique. De beaux sourires nous répondent, des sourires qui sentent bon la jeunesse et la joie. Les gros fers se promènent rapides à l'intérieur du képi. Le couvre-chef regaillardi par ces petites mains habiles de femme semble peu à peu oublier son aventure de la nuit. Un à un ses plis disparaissent et son ventre se lustre. Une ouvrière, la patronne peut-être, a posé le képi sur son poing fermé et le bras à demi tendu, rapidement elle le fait tourner. « C'est bien », dit-elle. Pelletier a sorti son porte-monnaie. Alors, les rires fusent de toutes parts. « Regardez-le, celui qui se croit à la Banque. » Une petite voix pointue et fluette minaude : « Aujourd'hui, le pansement c'est gratis. » Malheureusement, le pansement n'a pas tenu une demi-heure sous le brouillard qui monte de la Seine et le képi peu à peu redevient loque. Pour éviter sa déchéance totale, nous prenons un taxi et en quelques instants nous arrivons au voisinage de la demeure où Bricou a remis à la science sa jambe brisée pour être remise à neuf. Bricou est heureux. « C'est un gourbi de prince qu'ils m'ont trouvé », affirme-t-il. L'hôtel transformé en hôpital est luxueux. Dans le grand vestibule d'entrée, il y a des statues, des glaces, de belles cloisons vitrées qui laissent apercevoir des salons et des sortes de bureaux où des blessés jouent aux cartes et écrivent. Par hygiène on a enlevé les tapis et le marbre de l'escalier apparaît blanc et nu. Quand nous sommes entrés dans la salle de Bricou, une petite vieille toute ridée, en blouse blanche, un mince ruban moiré autour de son cou maigre, est venue au devant de nous, nous a précédés jusqu'au lit de notre camarade, puis modeste s'est retirée en nous adressant un sourire : « C'est ton infirmière », lui a dit Babylas ; « moi, j'aimerais mieux plus jeune. » Mais Bricou n'est pas de cet avis. « C'est tante Eulalie qu'elle se fait appeler, » répond-il, « et elle m'a sauvé ma jambe. Je ne suis pas méchant mais je flanquerais une fameuse tournée quand je serai guéri à celui qui l'insulterait. Le jour où je suis arrivé, le médecin en défaisant mon pansement lui a dit : « Ça sent la gangrène, cette patte-là. » Il a examiné la plaie et il a ajouté : « Il faudra couper au genou. » Alors tante Eulalie, la vieille que vous trouvez moche, lui a demandé : « Vraiment, docteur, il 91/118
n'y a pas moyen de conserver la jambe ? » « Une chance sur cent et avec des soins de jour et de nuit après une grosse opération. Or, vous savez il faut aller vite à cause de l'offensive de la Somme. » Et la Tante a répondu : « Faites l'opération et je me charge du reste. » L'opération a été faite : il paraît que l'os de ma jambe était broyé. La vieille m'a fait déposer dans une petite chambre particulière qu'elle a meublée et elle s'est installée dans un fauteuil au pied de mon lit. Pendant cinq jours et cinq nuits, elle ne m'a pas quitté pendant plus de deux heures. On avait installé des drains dans ma jambe, qui communiquaient par un tube de caoutchouc au bock que vous voyez là. Et toujours du liquide devait couler goutte à goutte par le drain sur ma plaie. J'avais la fièvre et je la frappais sans savoir. Toutes les heures, elle me faisait boire quelque chose, des tisanes et aussi du champagne. La nuit, je l'entendais bredouiller : elle devait se causer à ellemême pour ne pas dormir. » Nous écoutions Bricou, devenu bavard comme tous ceux qui n'ont rien à faire. « Un soir des premiers jours », reprit-il, « une autre infirmière est venue et je l'ai entendue appeler la tante : « Madame la Marquise » et elle répondait : « Mais oui, Baronne, mais non, Baronne. » Ça m'a fait ouvrir les yeux pour voir si je ne rêvais pas. Avant-hier matin, quand elle m'a apporté comme d'habitude mon chocolat, je lui ai dit en riant : « Merci, Madame la Marquise. » Hé bien, vous me croirez si vous voulez, elle a rougi comme une jeune fille. « Mon petit », m'a-t-elle dit, « je suis Tante Eulalie, et rien que tante Eulalie. » « Des camarades d'ici », continua Bricou, « qui sont venus me voir, m'ont raconté que c'était elle qui payait le champagne et notre nourriture. Elle possède, paraît-il, un grand château où tous ceux qui ont perdu un membre vont passer quelque temps. C'est pour cela, les gars, que je trouve ça très chic, ce qu'elle continue à faire après deux ans de guerre et je vous assure qu'avant de partir je lui crierai : « Vive Madame la Marquise ! » Bricou aurait parlé toute la journée, mais la porte s'ouvrit. C'était la vieille qui entrait. « Mes enfants, vite il faut partir. La fièvre va monter et c'est moi qui serai encore grondée. » Elle riait, la tante Eulalie. Comme nous sortions de la chambre, elle glissa dans nos poches quelques petits paquets. « Ce sera pour vous et vos soldats. » dit-elle. En descendant le grand escalier de marbre, Pelletier répétait : « Quelle veine il a ce sacré Bricou. Il n'y a pas de danger qu'une aubaine pareille m'arrive un jour. » * Nous avons quitté à regret le grand hôtel devenu le sanctuaire de la charité, sanctuaire digne de Paris par son luxe et ses dévouements sublimes. Dehors, il fait froid et le vent d'automne s'engouffre sous les arcades de pierre. Des magasins étalent leurs bijoux, leurs parfums, leurs accessoires militaires, leurs colifichets de grand prix. Des officiers de toutes nations passent, échangeant en des langages bizarres leurs propos sur les femmes qui trottinent emmitouflées de fourrures, la tête couverte d'un calot, les jambes gaînées de bottes aux hautes tiges qui apparaissent sous les jupes courtes. * Babylas a faim et pour satisfaire le besoin de Babylas, nous venons de découvrir le restaurant fameux que nous a indiqué Maisonneuve. C'est cher, paraît-il, mais ça n'a aucune importance. Nous sommes en vacances aujourd'hui et il est de toute nécessité de faire « un bon gueuleton. » 92/118
Pelletier pousse la porte vitrée. Un cerbère en grande tenue, ganté de blanc, tout chamarré d'or, quelque général-laquais probablement, apparaît à l'entrée. Dédaigneusement il étend le bras : « On ne reçoit pas les militaires. » Pelletier en reste interdit. Il regarde autour de lui, hésitant. « C'est bien un restaurant », dit-il. « On ne reçoit pas les militaires », répète la voix. Je ris. Le képi de Pelletier fait impression ! Babylas s'avance : « On nous a recommandé votre restaurant parce qu'on y mange bien. » Mais le laquais répète comme une complainte : « On ne reçoit pas les militaires. » Cependant Babylas s'est glissé jusqu'à l'entrée d'une salle. « J'en vois des officiers, et même des soldats sans galon qui déjeunent ; venez par ici », dit-il. Le gardien s'est précipité devant la porte. « C'est impossible, Messieurs, tout est complet. » Pelletier commence à s'impatienter. « Nom de D..., laisse-nous voir au moins si c'est vrai ce que tu racontes. » Un garçon entendant du bruit est venu en renfort. « Messieurs, c'est complet, je vous l'assure et toute les tables sont retenues. Nous avons à déjeuner aujourd'hui un Conseil d'administration de Sociétés et des Officiers supérieurs. » J'entraîne Pelletier et Babylas : « Venez », leur dis-je, « on va déjeuner ailleurs, il n'y a pas que leur boîte à Paris. » Je pensais à nos permissions estampillées par le gros sou à l'effigie de S. M. l'Empereur des Français, qui avait jadis escamoté la République. * Nous nous sommes échoués dans un petit bar hybride qui se transforme en restaurant à certaines heures de la journée. Au moins là, nous serons tranquilles. Il est environ midi, heure de l'apéritif. Autour d'un grand zinc en demi-lune les clients se pressent debout. Pas de paroles inutiles. Ils demandent : un blanc, un rouge, un bordeaux, un quinquina ou un café crème même, pour les paresseux qui sortent du lit. Tous viennent ici pour boire et non pour passer quelques heures au chaud. Les verres se vident rapidement en deux ou trois gorgées, les sous résonnent sur le comptoir et toujours comme une complainte, on entend la porte à ressort qui grince pour se fermer et qui, avant d'être fermée, grince à nouveau pour se rouvrir. Au bout du comptoir, une grosse femme à la poitrine étalée trône à la caisse. Deux garçons en tablier bleu, les manches retroussées, posent en gestes rapides et avec un mouvement circulaire du bras, comme des jongleurs, les verres pleins devant les clients, puis, à peine vides, prestement ils les saisissent à nouveau, les font tourner comme des toupies dans des sortes de petits aquariums en faisant éclabousser l'eau, et tout humides encore les apportent, pleins à nouveau, sur le zinc. Nous avons pris place à une petite table en arrière de la caisse et un garçon a commencé à nous servir. Babylas a demandé des huîtres et comme d'habitude il mange gloutonnement. De sa caisse la patronne nous interpelle : « figurez-vous, Messieurs, que j'ai un neveu à votre régiment. Il est grenadier au Ier bataillon, vous le connaissez sans doute ? Il s'appelle Jean Moreau. » Nous ne connaissons pas, évidemment, puisqu'il n'est pas dans notre compagnie. Pour lui faire plaisir cependant, Pelletier affirme l'avoir rencontré : « Un petit blond, n'est-ce pas ? » « C'est ça », fait la bonne femme, « pas très blond, mais enfin comme moi à peu près. » Et elle ajoute : « Ce Jean, à ses parents et à moi, il n'envoie que des lettres de deux lignes en disant toujours : 93/118
« Tout va bien au régiment, je ne m'en fais pas. » Ça fait que nous sommes pas plus avancés que ceux qui n'ont personne là-bas. » « Pourtant », continue-t-elle, « il paraît qu'elles sont bien perfectionnées vos tranchées et qu'i1 ne fait pas bon vous attaquer ! » « Attendez », nous souffle Pelletier, « je vais lui en ficher plein la vue ! » « Nos tranchées, Madame », dit-il, « c'est un peu comme votre caisse et le zinc. Nous sommes là, assis sur des sacs, avec le fusil devant nous. Au lieu de sous et de pièces, ce sont des balles qu'on envoie jour et nuit dans la tête des Boches. Quand on a assez de ce petit jeu-là, on descend dans des caves si profondes que l'on n'entend aucun bruit et là-dedans on mange, on boit, on dort, et on dort bien, je vous l'assure ! Au bout de quelques semaines de cet exercice, on nous envoie à l'arrière dans des patelins où il y a des bars, des cafés, des petites femmes, et là on se paie du bon temps, et on rigole à s'en crever les boyaux ! » La grosse dame est transportée : « Ce n'est pas étonnant », dit-elle, « si vous avez bonne mine tous les trois ! » « À Paris », reprend-elle avec un soupir, « la vie n'est plus tenable et beaucoup s'en vont en province. Pensez qu'en pleine nuit, on nous fait descendre dans des caves glacées : nous n'avons même pas le temps de nous vêtir. Qu'ils s'attaquent à vous, n'est-ce pas, c'est votre métier; mais venir nous tuer, nous qui ne sommes pas des combattants, c'est honteux ! » Le tiroir de la caisse s'ouvrait et se refermait et à chaque fois les pièces sonnaient joyeusement. « Çà, c'est vrai », lui dis-je, « Madame, c'est abominable ! » Le garçon, un vieux d'ailleurs, non mobilisable, s'était approché. En nous servant un demipoulet que nous avions dû commander spécialement, il demanda : « Est-il vrai que les Boches sentent mauvais ? J'ai lu sur un journal et un grand journal laissé par un client, que des aviateurs, rien qu'à l'odeur, savaient qu'ils volaient au-dessus des lignes allemandes ? » « Oui », dit Pelletier, « ça c'est vrai. Ils savent tout dans ce Paris et il n'y a rien à leur apprendre. Seulement, pour cela, les aviateurs doivent se mettre un pylône au bout du nez. » « Un pylône ? » demanda le garçon. « Oui, un pylône », reprit Pelletier ; « c'est quelque chose pour le nez comme les jumelles pour les yeux, ça grossit les odeurs. Ainsi, avec un pylône, le poussin que tu nous sers sentirait la poularde. » Babylas et moi, nous nous tenions le ventre de rire. Babylas en eut un mouvement de hoquet et envoya brusquement des parcelles de poulet vers l'assiette de Pelletier. « Alors quoi », dit le gros hanneton qui semblait l'homme le plus sérieux du monde, « les mitrailleuses maintenant ! » C'était vraiment énorme! Qu'ils étaient donc loin de nous tous ces gens. À deux cents kilomètres du front on pouvait leur faire croire qu'une nation voisine de la nôtre, peuplée de soixante millions d'individus, peu amalgamée, faite d'une juxtaposition récente de petits royaumes, d'origine, de race, de traditions dissemblables, s'était soudain par la grâce de la guerre unifiée, non seulement par la langue mais par une odeur commune, l'odeur allemande, si nauséabonde qu'elle pouvait empuantir l'air à plusieurs centaines de mètres ! Comme disait Pelletier : « Après cela, il n'y a plus qu'à découper les Boches en rondelles. » Les journaux, les revues, peuvent parler des tranchées balcons fleuris, de grignotage, de turpinite, d'embrochage à la baïonnette de centaines de Boches, d'attaques joyeuses drapeaux déployés, ils seront sûrs d'être compris ! Au début de l'après-midi, j'ai quitté Pelletier et Babylas encore attablés, pour rejoindre une marraine. Elle s'appelait Christiane. Nous avions pris rendez-vous à l'entrée du métro Wagram. « Vous me reconnaîtrez sûrement », m'avait-elle écrit, « et si vous ne me reconnaissiez pas, 94/118
soyez sans crainte, entre mille je saurais que c'est vous. » Et il est certain que sans aucune hésitation, nous sommes allés l'un vers l'autre. « Bonjour », m'a-t-elle dit simplement, « c'est vous n'est-ce pas ? » Elle riait de toutes ses petites dents blanches. Elle portait un manteau de velours sombre cintré très haut, relevé de vison au col et aux manches. Une toque cachait ses cheveux. Le manteau s'évasait aux hanches largement. C'était la mode de guerre pour les femmes et elle leur donnait un air de cantinière des armées napoléoniennes. Ses yeux, noirs, très beaux, très jeunes, sans fausse honte étaient fixés sur moi. « Je ne vous voyais pas ainsi, dans mes rêves, » continua-t-elle. « Je vous croyais petit, blond, avec une figure piquée de quelques taches de rousseur. » Naïvement elle ajouta : « Je vous aime mieux ainsi. » « Et vous », demanda-t-elle, « me connaissiez-vous comme je suis. Je vous avais parlé, vous vous souvenez, dans ma dernière lettre de ce manteau de velours et de ma toque. figurez-vous que ce matin, Maman voulait me faire arborer, parce que c'est la dernière mode, un vilain chapeau tricorne qui me faisait ressembler à un gendarme. J'ai refusé à maman parce que c'était laid et aussi parce que je m'étais décrite autrement à vous. » « Vous êtes très jolie », répondis-je, « mademoiselle Christiane, mais je ne vous croyais pas ainsi. » « Plus jolie sûrement », me dit-elle. « Non », repris-je, « mais surtout autrement, d'une autre beauté. Je vous croyais une petite danseuse effrontée, toute ébouriffée le soir, en haut par ses cheveux, en bas par son tutu, une petite « girl » gentille, câline et qui n'a pas peur des hommes. » « Vous m'auriez préférée ainsi, » fit-elle. « Non, croyez-moi, pour vous surtout, je vous aime mieux telle que vous êtes. » Évidemment je m'étais fourvoyé. Au lieu de la marraine chasse-cafard, j'avais déniché une jeune fille de ce monde qu'on est convenu d'appeler, je ne sais pourquoi « le monde » tout court, comme si le reste de l'univers ne comptait pas. Pour ce monde aussi, c'était la guerre qui énerve les imaginations et l'enfant d'hier, couvée par papa et maman, avait voulu à dix-huit ans vivre son petit roman, sans même se douter des dangers qu'elle pouvait courir. C'était d'ailleurs à un poilu qu'elle avait écrit, à un de ces poilus de revue, héros aux belles manières, vengeurs du droit et de l'humanité. Que pouvait-elle redouter d'un tel homme ? Je l'emmenai prendre le thé. « Il faut aller », me dit-elle « dans un autre quartier parce qu'ici je pourrais être reconnue. » Elle me raconta sa vie, ses espoirs, ses rêves. Elle ne faisait rien, que s'habiller, se parfumer, jouer du piano et courir les magasins. Vaguement elle se sentait inutile. « Le matin », disait-elle, « maman ne veut pas que je me lève avant dix heures parce qu'il paraît que c'est plus chic. Et le soir, deux à trois fois par semaine je suis obligée de danser avec de vieux messieurs qui sentent le tabac. » Il fallut à mon tour que je lui explique d'où je venais. Elle ne semblait pas sotte et cependant elle n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la guerre. J'en inventai une à sa convenance, une petite guerre en dentelles, toute remplie du bruit des mitrailleuses qui ne tuaient pas et du tonnerre des canons au joli son de bronze. De temps en temps, bien sûr, nous sortions des tranchées pour culbuter les Boches, mais c'était fait si prestement que par la suite on ne pouvait s'empêcher d'en rire. D'ailleurs les Boches tiraient toujours trop bas et c'était à croire qu'ils laissaient dans leurs poches la hausse de leur fusil. Je lui décrivis ensuite notre vie au repos, si gaie et si variée, toute remplie de bons tours et notre existence à vingt mètres sous terre dans les sapes aux chambres où l'on ne sent pas le froid, le vent et la pluie, lambrissées, bien éclairées et tapissées de chromos et de jolies femmes en papier. 95/118
Évidemment, parfois, des maladroits se faisaient estropier et tuer même ; mais les journaux exagéraient le danger. D'ailleurs les mitrailleuses étaient déjà de la petite artillerie. Elle riait amusée. « Pour votre anniversaire », dit-elle, « je vous enverrai un appareil photographique. Je suis heureuse, si heureuse de savoir que vous n'êtes pas trop exposé. Il faudra demander à venir dans le groupe de mitrailleurs qui défendent Paris: c'est très honorable et là il n'y a jamais de blessés, tandis que là-bas vous n'êtes jamais tranquilles, les Boches sont si méchants. Tous les soirs, je penserez à vous. Vous resterez mon filleul jusqu'à la fin de la guerre. » Elle rougissait parce qu'elle pensait aussi à l'après-guerre et deux petites fossettes se creusaient sur ses joues. Pauvre petite fille! J'ai été lâche devant toi et je n'ai pas eu le courage d'affronter ton chagrin en te disant la vérité. Nous nous sommes quittés dans un autre salon de thé où elle m'avait entraîné pour demeurer en tête-à-tête le plus longtemps possible. Je l'ai embrassée sur la joue et elle m'a rendu deux gros baisers. « À bientôt, à très bientôt », murmurait-elle. « Écrivez-moi ce soir à la gare pour que l'on me remette votre lettre demain à mon réveil. » Ne pouvant plus parler, elle s'affairait à chercher son sac. Je suis parti le premier et j'ai vu en m'enfuyant des paupières qui luttaient contre deux grosses larmes qui voulaient sortir. Déjà, elle avait du chagrin à cause de moi. Ce sont ces larmes, petite Christiane, qui ont achevé de me décider à vous abandonner. Je n'ai pas pu ce soir vous enlever vos illusions, mais maintenant que j'ai retrouvé mon audace parce que je ne vous vois plus, ma décision est bien prise pauvre chérie : Mon « au revoir » a été un adieu. Dans quelques jours, Babylas retournera vos lettres, vos tendres lettres désespérées, avec ce mot qui une dernière fois vous fera pleurer : « Disparu ». Et ce sera vrai, je serai disparu à tout jamais pour vous. Je me suis trompé. Je venais ici chercher une marraine pour rire et non une fiancée. Nous sommes de pauvres oiseaux de tempêtes, secoués, ballottés sur une mer en furie. Tous les éléments sont conjurés pour nous faire mourir. Nous tombons chaque jour par milliers et nous n'avons pas même le pont d'un navire pour rendre en paix notre dernier souffle. La terre pourrie, la terre qui pue nous engloutit. Le port est loin, aucune vigie ne l'a signalé. Qui d'entre nous songerait en ce moment à préparer le nid ? Nous avons la chance d'être seuls encore, nous les jeunes, et ce serait fou de river une autre vie à notre vie qui ne vaut guère plus que le néant. Adieu, Christiane, soyez heureuse avec un vivant. De cette soirée que vous m'avez fait perdre, vous ne garderez que le doute d'avoir causé avec un mort. * J'ai hélé un taxi. Il est huit heures ; dans quelques instants j'aurai quitté Paris, la ville immense où la bonté, la haine, le dévouement, la cupidité, la luxure et l'abnégation marchent côte à côte. Adieu, Paris, je ne te reverrai peut-être jamais! En toi tout s'amplifie et devient énorme. Tu contiens le meilleur et le pire. Tu es un immense cœur passionné dans lequel tous les sentiments de la France se reflètent multipliés. Quand tu donnes, quand tu es bonne et généreuse, c'est avec munificence. Quand tu ris, en pleine guerre, pendant que tes membres meurent, c'est du délire. Quand tu as peur, parce qu'un taube a tué quelques-uns de tes habitants, tu cries, tu hurles, par les journaux, par toutes tes tribunes publiques et le monde entier est assourdi de tes clameurs. Cependant tes plaisirs, tes machines, tes autos, font mourir chaque jour bien davantage ; mais ces morts sont tes victimes et pour ceux-là tu te tais. Tu n'as pas de mesure, Paris. Tu es la jolie femme nerveuse, aux caprices imprévus et furieux. 96/118
C'est pour cela d'ailleurs que tu tiens tant de place dans l'humanité. Les capitales te jalousent, t'envient et essaient de te copier. Avant la guerre, les peuples les plus reculés aspiraient à te voir et maintenant, te sentant menacée d'extermination ils accourent mettre à tes pieds leurs richesses. Sois coquette, Paris, il faut que tu leur plaises. Il faut que tu connaisses quelquefois la peur. Cela t'excite, te stimule. Mais surtout il faut que tu t'amuses parce que tu as besoin de cela pour être jolie, pour rester toujours Paris. Il faut que dans tes théâtres, dans tes cafés, sur tes boulevards, une armée de fantaisie, lyrique, enthousiaste, luxueusement vêtue, aux bottes vernies, aux éperons sonores, fasse oublier l'autre, la boueuse, pour laquelle tous les soirs se joue sous le feu d'artifice la farandole de mort que tu ne connais pas. Danse Paris, c'est nécessaire à ton existence. Tout autour de ton grand cœur, une ceinture de canons veille sur toi. Au premier signal d'alarme, les avions, en nombre suffisant pour éclairer la marche d'une armée entière, accroupis comme des aigles devant leur nid, se tiennent prêts à bondir pour châtier les malfaisants qui voudraient te troubler. Ce soir, la tempête fait rage et tu n'as rien à craindre : les Taubes ne viendront pas. De tes globes électriques camouflés tombe une lumière blanche qui fait briller sur les trottoirs des ronds lumineux. Le brouillard traîne avec lui des senteurs d'alcôve. Les cinémas t'appellent à la veillée joyeuse ; leurs sonneries grésillent comme des petites mitrailleuses d'enfants. Tu as un air de guerre d'opéra, Paris, et c'est beaucoup plus émouvant que les visions tristes, mornes ou burlesques de la vraie guerre. Les neutres riches, auxquels, comme une jolie femme, tu sais demander du secours peuvent se faire une haute opinion de ta valeur et de ton sang- froid. Comme des médecins au chevet d'un malade, ils t'auscultent et demain, rassurés, ils ouvriront toute grande leur bourse. Nous pouvons prêter, diront-ils, jusqu'au dernier dollar, jusqu'au dernier shilling. Le cœur de la France est calme, joyeux, héroïque. On ne doit pas douter du relèvement d'un tel pays, si beau dans le danger. Tu as le beau rôle, Paris, dans le drame que la France joue. Tu es la grande vedette, heureuse, adulée, et nous ne sommes que les petits machinistes qui crevons sous les planches. Et cependant nous ne devons pas nous plaindre. Cache ceux qui pleurent dans ton sein, les pères et les mères des jeunes hommes qui agonisent. Étale tes griefs : joue bien ton rôle ; tu es aussi nécessaire que nous et comme nous tu gagnes la victoire. La gare de l'Est doit être proche. Le taxi court le long d'un grand boulevard : de belles autos de luxe nous croisent. À l'intérieur, on entrevoit les mantilles et les capes fauves des femmes, les tenues noires des hommes et des képis rouges largement cerclés d'or. Le grelottement plaintif des sonneries électriques appelant au skating, dancing et music-hal1 continue à obséder l'oreille. De vagues musiques tremblent dans l'air. Paris tranquille et parfumé va bien s'amuser ce soir. Les Boches ne passeront pas ; Pétain l'a affirmé et Pétain est un grand chef. Nos poilus, des poilus aux belles bottes, le képi en arrière, la cravache à la main et le sourire aux lèvres, des milliers de poilus comme ceux qui prennent le thé dans les salons sont sortis de leurs tranchées fleuries en chantant la Madelon. Aux Boches épuisés ils ont envoyé devant Verdun un grand coup de leur pied plus agile que celui des petites girls qui, tout à l'heure, vont faire fuser les rires. À moins de deux cents kilomètres, vers l'Est où je m'en vais, l'autre danse, ininterrompue celle-là de jour et de nuit, continue ; danse macabre, échevelée, inesthétique, qui contorsionne les corps, salit la terre et fait des squelettes ; rythmée par la grosse voix de basse des canons, le piano des mitrailleuses et le sifflement de xylophone et de flûte des balles. À cette heure, sûrement, sur quelque point de l'immense front, des hommes aux gros souliers à clous, sales, à la peau blême et gluante de sueur, énormes avec leurs musettes, leurs bidons, leur sac et leur masque à gaz, se hissent péniblement sur les parapets et entrent sur la scène de l'autre spectacle. À cette heure, d'autres hommes sont étendus sur la terre froide. Ils hurlent dans la nuit leur douleur et leur terreur de mourir abandonnés, et leurs dernières pensées vacillent dans leurs cerveaux qui s'éteignent. 97/118
À cette heure, des obus arrachent des vies, en fouillant dans la profondeur des chairs. Dans les postes de secours, dans les hôpitaux, des bras, des jambes tombent sous la scie, des ventres s'ouvrent où l'acier est resté, des yeux qui ne voient plus pleurent des larmes sanglantes. La guerre horrible, à la face de cadavre, regarde son œuvre et son ricanement s'étend de la mer jusqu'aux Vosges. * Demain matin, à l'aube, quand la fête sera terminée, Paris qui s'amuse, se précipitera vers les journaux. Qu'ont-ils fait hier ?... Si le communiqué n'est que de quelques lignes et ne raconte pas complaisamment quelque rencontre sanglante et stérile, une moue plissera les lèvres de ceux qui vont dormir et ils diront entre eux : « Voilà plus de quinze jours qu'ils n'ont rien fait, ont-ils donc perdu leur mordant, nos beaux poilus ? »
98/118
X. LA SOMME Troisième hiver de guerre : il neige. L'offensive de la Somme se traîne comme une agonisante qui ne veut pas mourir. Elle râle dans la boue, les senteurs de gaz asphyxiants qui flottent dans les vallons et les attaques de détail inutiles et parfois meurtrières. Elle a encore un petit souffle cependant et, en haut lieu, on est tout aise de sentir encore quelque vie dans ses vieux membres. Chaque jour, le communiqué lui décerne un bulletin de santé et note soigneusement ses derniers accès de fièvre. Elle avait elle aussi engendré tant d'espoirs, cette grande offensive, que ceux qui l'ont lancée la regrettent maintenant comme une vieille amante autrefois très chère et dont il faudra tout de même se séparer parce qu'elle fait honte. * On nous a fait attaquer hier. Nous avons eu trente tués seulement parce que la moitié au moins du bataillon a refusé de sortir. Les hommes ont mis leur casque au bout de leur fusil et les ont présentés hors de la tranchée « pour voir ». Aussitôt les mitrailleuses allemandes ont commencé à claquer. Englué dans la boue jusqu'au genou, chacun a pensé que le fantassin de 1916 n'était plus un colifichet pour fils de fer barbelés. Le commandement n'a pas insisté. Il devait monter une petite attaque, on lui avait donné sans doute quelques obus supplémentaires pour cela. Il a envoyé les obus et transmis les ordres sans y croire. Ce soir, le spasme passé, une nouvelle léthargie a commencé. On nous a ramenés à cent mètres derrière la première ligne. Les gros flocons blancs tombent épais et se perdent dans la boue qu'ils font apparaître plus visqueuse et plus noire. * Nous mangeons sous une toile de tente que nous avons piquée par les quatre coins aux parapets. En face de nous, derrière la tranchée, dans un trou d'obus, on entend deux voix qui se répondent. Leur accent ne trompe pas : ce ne sont pas des fils du Nord. Dans cette boue froide et sous ce ciel gris, le chaud langage qui évoque le soleil, l'ail, le vin, l'œillet poivré de la côte méditerranéenne et les mille parfums du sol brûlé de la Provence résonne étrangement. Les deux hommes causent de sujets qui n'ont aucun rapport avec la guerre. Il est question d'olives et d'hectos. Ils doivent manger eux aussi, car de temps en temps on entend des bruits de bouteillons que l'on débouche. « Qu'est-ce qu'ils foutent là », interroge Pelletier. Ce doit être quelque déchet d'une corvée de soupe égarée. Le secteur ici est meilleur que celui de droite vers Sailly-Saillisel. Alors, ils attendent patiemment, là, de n'avoir plus de vivres pour retrouver leur route Pelletier, son pain à la main, avance la tête au-dessus de la tranchée. « Quel régiment ? » demande-t-il. « Comme deux cochons, vous allez bouffer les vivres de votre escouade ! Voulez-vous foutre le camp. » La bouche pleine, ils gueulent tous les deux à tue-tête. « Eh! regarde-moi ce c.., de quoi il se mêle. On est fatigué, nous, Bon Diou, et on a tout de même bien le droit de manger un petit peu de pain ! » « Laisse-les, » dis-je à Pelletier, « qu'ils aillent se faire pendre où ils voudront ». * 99/118
Ils causent maintenant de la guerre que nous leur avons remis en mémoire. « Les officiers », affirme l'un, « ils sont froussards, à ne pas sortir de leur abri, même s'il y avait un fût de pinard à prendre à la porte. Ainsi mon lieutenant il lâche tout, le petit et le gros, dans une gamelle, et c'est l'ordonnance qui est obligé de vider la gamelle tous les jours. » « C'est encore pire à mon bataillon », reprend l'autre, « le commandant, il fait ça, tu me croiras si tu voudras... dans une bouteille!. » La blague tout de même est un peu forte et l'autre est pris de doute. « Tu te trompes », dit-il, « parce qu'alors !... mais ton Commandant, il a donc le cul comme une guêpe! » Nous applaudissons à tout rompre. Pelletier rit, d'un gros rire qui lui secoue le ventre et l'empêche de manger. Nous recevons une bordée d'injures, qui roulent sans arrêt en cascades grasses du trou d'obus vers notre tranchée. « Chez nous », crie l'un d'eux, « on vous mettrait tous à la boîte aux lettres. Eh oui, à la boîte aux lettres parce que vous êtes timbrés ! » Pelletier continue à répliquer pour les exciter. Jollivet pris de hoquet à force de rire, tousse debout, la tête appuyée sur son bras posé sur le parapet. Piot et Malinge, le deuxième caporal de mon peloton, ne comprennent pas très bien et voudraient aller les « buter » pour leur montrer un peu à être polis « à ces enfifrés. » Et subitement, un autre bruit fait le silence parmi nous, un déchirement lugubre que nous connaissons trop déjà et qui nous fait courber bien bas la tête. Le grand fauve de la jungle de guerre rugit tout près de nous. De tout son poids énorme il s'est enfoui dans la terre. La boue monte en gerbes et s'étale en étoiles sur nos capotes, sur nos figures, sur les bouteillons. Pelletier pousse une exclamation : « Visez un peu : une main de nègre !. » Sur son pain, bien à plat, les doigts ouverts, s'étale une main sombre, sectionnée au ras du poignet. « Une main de macchabée », reprend-il. Nous l'examinons. Elle est noire en effet, mais avec des plaques blanches irrégulières. C'est une main de blanc, noircie par la poudre. Pelletier la lance avec son pain par dessus le parapet. « C'est sûrement les types du Midi qui ont paûmé », dit Piot. Il n'y a pas de doute en effet ; ils ne causent plus. Nous appelons : ils ne répondent pas. À la nuit tombante je m'avance en rampant. Le trou d'obus où ils déjeunaient n'existe plus. À côté, un entonnoir plus profond s'est formé. Sur le bord de l'ancien trou, un pied apparaît. Piot m'a rejoint, ensemble nous tirons sur le pied. Mais la boue ne lâche pas sa proie, il faudrait un cheval. Les deux hommes d'ailleurs sont bien morts et ce que nous faisons n'a plus d'importance. Une eau huileuse commence à s'infiltrer dans le nouvel entonnoir, la boue glisse peu à peu et va recouvrir les derniers vestiges de ces deux hommes. C'est une belle mort. Ils sont partis sans souffrance, en pensant à leurs vignes, à leurs olives, à leur soleil. À leur régiment, ignorant leur destinée, on les portera « disparus » ou peut être déserteurs, s'ils étaient de mauvais soldats. * Après un repos de quelques jours, nous sommes partis en camion d'Aubigny pour reprendre les lignes. Autos, camions, convois, se disputent le passage sur une pauvre route dégradée et boueuse. À chaque kilomètre, sur une moitié du chemin, un rouleau à vapeur s’époumone à enfoncer 100/118
bien vite dans le sol des pierres que des équipes de territoriaux lancent à la pelle. Pour préserver la lourde machine et la laisser en paix achever son ouvrage, des branches d'arbres réunies en faisceaux indiquent que le passage est interdit. De deux mètres en deux mètres, une rigole d'écoulement part des bas côtés de la route à travers le talus, et un territorial engoncé dans un gros ciré, les bandes molletières gaînées d'une vieille toile ou d'un morceau de peau de mouton, pousse nuit et jour à la rigole la boue qui gicle sous les roues. À chaque croisement, un gendarme ou un sous-officier muni d'un drapeau rouge indique aux convois leur direction. À perte de vue, à droite et à gauche, s'étendent de grands espaces nus et miroitants de terre lavée, coupés de chemins tapissés de caillebotis, de longs baraquements et de vestiges d'arbres rongés par les chevaux. C'est l'arrière-front de la Somme. À Maricourt, nous quittons les camions. Une deuxième zone commence aussi mouvementée et plus sale encore. Les convois automobiles diminuent, les convois de chevaux augmentent. C'est maintenant autour de nous des voies ferrées, des nuées de wagonnets, autour desquels s'agitent des soldats de toutes armes. Deux locomotives tirent sur deux voies ferrées spéciales deux énormes canons, des 400 nous a-t-on dit. Nous avançons encore ; les voies ferrées se font moins nombreuses, les autos rares : c'est la zone des gros canons, mortiers, 270, 150 et 105. Ils sont accroupis sur la terre nue, couverts seulement d'un grillage auquel on a accroché de grandes herbes ou des roseaux pour les rendre invisibles aux avions. Et chacun aboie à son tour ou tous ensemble par fois, d'une voix différente suivant sa race. * Ce soir, 16 novembre, on nous a arrêtés dans cette zone des gros canons au camp de Malzhorn. Les Anglais ont pris la meilleure moitié du camp, couvert de baraques Adrian et nous ont laissé comme logement des vieux marabouts usés et froids. Le camp est installé sur le flanc d'une colline face au sud-est. En avant, un ravin allonge sa raie d'ombre; silencieux et triste maintenant, il s'encombrera dans quelques heures de cuisines roulantes, d'échelons de mitrailleuses et braisillera d'une centaine de points rouges. Au sommet du coteau, en face de nous, bordant la route qui va de Guillemont à Suzanne et à hauteur du Bois des Trônes, tout déchiqueté et lamentable, on aperçoit une gare de campagne en bois d'où fusent de temps à autre les sifflements d'une locomotive asthmatique venue là pour finir ses jours. Pas une herbe, pas un buisson, pas un village. Tout a été détruit, nivelé, retourné sous la terre. Il y a quelques mois, la bataille faisait rage à cet endroit. Seuls les quelques troncs déchiquetés, vulgaires pieux maintenant auxquels on attache les chevaux de caissons, rappellent que cette immense nappe de boue jaunâtre, percée de trous comme un fromage, fut jadis une contrée fertile et heureuse. Quelques flocons de neige tombent lentement. D'étroites bandes de nuages noirs courent dans le ciel clair et font clignoter les premières étoiles comme les yeux d'un nocturne sorti trop tôt de son vieux mur pour aller en chasse. Nous frissonnons sous nos tentes où les courants d'air glacés dansent leur sarabande. Couché près de Pelletier qui ronfle déjà, je songe avant de m'endormir à l'immense travail accompli sur ce front de la Somme, aux prodiges d'organisation qui ont aménagé ce secteur et aux maigres résultats obtenus. L'hiver est venu. La boue va achever de tuer les offensives et les chefs de tous les pays qu'i1 est convenu d'appeler grands, dans le silence de leur bureau, vont une fois de plus essayer de comprendre et de dominer la guerre. Quel plan sortira de leur cerveau ? Sera-t-il génial ou morne 101/118
répétition de ceux des précédentes années ? En tous cas sûrement, il comportera des offensives. Il en faudra encore même si l'on n'est pas prêt, parce que le moloch de l'arrière les réclamera et exigera la disgrâce de ceux qui voudront lui résister. Dix mille prisonniers, deux cents canons, écrira le communiqué et le dieu monstre privé tout l'hiver de son aliment journalier frémira d'aise. Vingt mille, trente mille, cinquante mille familles pleureront, terrées chez elles comme des bêtes blessées, mais cela importera peu, 1'armée aura fait parler d'elle... * La nuit nous a semblé longue. Dès quatre heures nous étions sur pied incapables de rester plus longtemps à trembler au milieu de la bataille des petits vents glacés. Les cuisines roulantes avant l'aurore ont distribué le café et la matinée s'est écoulée lente, dans le désœuvrement, autour de la coopérative anglaise juchée au nord du Bois des Trônes près de la petite gare. Ce midi, le colonel m'a envoyé du camp de Malz-Horn diriger une corvée chargée de remplacer les caillebotis devant l'abri d'un général. Il pleut. Pendant que les hommes travaillent, le général m'a fait descendre dans la sape. « Vous allez », m'a-t-il dit, « rester au téléphone pendant que nous déjeunons. Une petite attaque de bataillon se termine près de Sailly et je suis en communication directe avec le chef du bataillon d'attaque. Vous me redirez les paroles à mesure que vous les entendrez. Capitaine Cozand, passez l'appareil au lieutenant et venez déjeuner. » Un cuisinier apporte les plats. L'écouteur à mon oreille ronronne doucement. J'attends : les minutes passent. Je ne suis pas sûr d'avoir bien placé l'appareil, mais je n'ose pas le dire de peur de passer pour un imbécile. « Vous n'entendez rien? », demande le Général. « Si, mon Général, quelques petits craquements... et puis une voix dans le lointain... Ah ! voilà. Allo, allo, poste 112. » « Oui, ici poste 4 - Je vous disais que le capitaine Durozier est mort. Le lieutenant Auriol vient de succomber au poste de secours ainsi que le capitaine Leprêtre. » On sent que la voix tremble au bout du fil. « Ça a coûté cher », reprend-elle. « Il faudrait, mon général, faire envoyer des brancardiers divisionnaires. » Le général a un geste d'ennui. Quel pauvre homme semble-t-il penser, ce chef de bataillon ! La fourchette en l'air, il s'interrompt de manger : « Capitaine Leprêtre », dit-il, « je connaissais un peu, un Saint-Cyrien, je crois, n'est-ce pas, Cozand ? » Et avec un haussement d'épaules, il ajoute : « Que voulez-vous, on ne peut pas faire d'omelette sans casser d'œufs. » Des craquements interrompent la voix du chef de bataillon qui continuait complaisamment à réciter sa liste mortuaire. Puis des mots sans suite m'arrivent. Et je perçois une voix étranglée qui appelle : « À moi ma liaison, à moi. J'étouffe, au secours ! » « Laissez l'écouteur », me dit le général. « C'est une marmite sûrement qui est tombée sur l'abri du bataillon ; c'est la deuxième fois que j'entends cela au téléphone. » « Cozand », ajoute-t-il, « allez dire aux téléphonistes de reprendre le contact avec le colonel. » * Je suis invité avant de partir à prendre quelques ananas et le café. Le Général m'interroge et semble trouver un gros intérêt aux histoires banales que je lui raconte. Il est gros le Général, déjà vieux; c'est un bon pot à tabac qui vraiment ne paraît pas terrible. Il cause maintenant avec ses 102/118
officiers et il rouspète tout comme nous après ses supérieurs. Comme je monte l'escalier pour aller inspecter ma corvée, j'entends le capitaine Cozand qui s'esclaffe en riant : « Ces sacrés officiers de troupe, sont-ils sales; on dirait qu'ils font exprès de se vautrer dans la boue ! » Après dix jours de première ligne, nous devons être relevés cette nuit par les Anglais. Nous allons paraît-il, au grand repos. Il neige depuis hier. Derrière nous, les quelques poutres qui indiquent seules l'emplacement de Bouchavesnes ont disparu : tranchées et boyaux ne sont plus que des bourrelets de neige plus épais. Des plaques sombres, toutes rondes comme des dartres, indiquent les points de chute des derniers obus. Dans la tranchée de première ligne, nous pataugeons dans une boue que la neige rend plus épaisse. Sur les bords, où les hommes ne piétinent pas, la cristallisation commence. L'horizon est gris uniformément ; Sailly-Saillisel a disparu sous le voile. Au milieu du sombre décor, nous sommes joyeux ; c'est la relève et dans quelques heures nous serons hors de la boue. * Le peloton de Pelletier est parti depuis une heure au moins et nous attendons encore la fraction anglaise qui doit prendre notre place. Je suis descendu dans l'abri où le commandant de compagnie de mitrailleuses anglaises a pris place avec son officier adjoint, un colosse à la grosse peau rouge. Assis sur des caisses, ils commencent à manger. « Venez, camarade », me disent-ils, « vous allez déjeuner avec nous. Vous nous excuserez, nos cantines ne sont pas arrivées et nous n'avons que des conserves et du whisky. » Sur une des caisses servant de table, un petit brûleur à alcool condensé fait trembler l'air au dessus de lui et à tour de rôle les deux officiers y chauffent douillettement leurs mains. L'ordonnance m'a déjà servi en guise d'apéritif un verre de whisky et nous commençons le repas. C'est horrible ! il n'y a que des pickles, puis des sortes d'anchois, puis une mixture qui brûle la gorge. J'ai soif à ne plus oser refermer la bouche. « Un peu de whisky » ? Les gobelets sont pleins. C'est du liquide tout de même, il faut boire. J'en ai assez et je voudrais partir, mais les Anglais ont placé en riant des caisses dans l'entrée de l'abri. Je leur propose de visiter le secteur. « Bah ! » répondent-ils, « nous avons trois jours pour le faire. Pas de danger ici. » Le whisky commence à leur tourner la tête. Je suis devenu un ami, un grand ami pour eux. Ils causent, ils causent et soudain ils ont de grands éclats de rire. Comme jadis leurs soldats à Loos, ils sortent leurs portefeuilles pour exhiber leurs souvenirs photographiés. Et devant mes yeux qui se voilent, dansent des cottages ensoleillés aux massifs ordonnés et symétriques, aux pelouses rasées et décorées de la sweetheart, du father et de la mother. D'une autre poche, le capitaine a sorti un deuxième portefeuille ; il frappe dessus à grands coups du plat de sa main. « Là », dit-il, « petites Françaises aussi... poules, vous dites, n'est-ce pas ? » Il y a au moins une demi-douzaine de petits minois. Au dos de chaque photo, une adresse est écrite au crayon violet par l'Anglais fier de ses conquêtes. « Pas Anglaises », répète-t-il, « Françaises. » Il ne veut pas me vexer, certes, il est seulement tout heureux d'avoir eu en France tant de succès. Ils paient si bien, les Anglais aux grosses soldes ! * 103/118
Jollivet est descendu dans l'abri. « Êtes-vous prisonnier là-dedans ? » me demande- t-il en riant. «Vous savez, les mitrailleurs anglais ne sont pas encore arrivés. » « Hello, boy, officier aussi ; camarade, un verre de whisky ». Jollivet est happé à son tour, il faut qu'il boive. Je profite du déplacement des caisses pour fuir. Le ciel du côté des Boches commence à se teinter de mauve. Le jour va descendre sur la terre. À mes deux sections, tout le monde jure et crie. « Les andouilles, ils vont nous relever en plein jour. Si on est amoché, ce sera de leur faute. » Chaque Anglais qui passe dans la tranchée est violemment pris à partie, mais ne comprenant pas notre langue, il rit de voir ces énergumènes de Français. Au hasard, j'ai arrêté un Anglais. « Tu connais les mitrailleurs de ton bataillon ? », lui dis-je, « viens avec moi, on va les retrouver. » Je lui offre du pinard et il veut bien m'accompagner. Nous gagnons le boyau vers Bouchavesnes. En marchant, je racle la neige avec ma main et je la croque comme un fruit. Que c'est bon quand on a la bouche en feu! Tout près de Bouchavesnes à cinq cents mètres à peine de notre première ligne, Je remarque qu'une troupe a franchi les boyaux. Une large tache noire, boueuse, remplace la neige du parapet. Peut-être les mitrailleurs anglais se sont-ils égarés. Et aussitôt, dressé sur la plaine, j'entends des voix toutes proches, dans un grand trou d'obus... Ce sont mes Anglais. Les mitrailleuses ont été déposées sur le bord de l'entonnoir dans la neige et tranquillement, la cigarette à la main ils prennent le thé. * Nos gros souliers arrachent la boue au fond du boyau qui va de Bouchavesnes à Maurepas. La neige recommence à tomber, ouatant de blanc les capotes et les équipements gaînés de terre. L'horizon se ferme à trente pas. Parfois, à travers les flocons de neige, des ombres se dessinent, grises, imprécises et immenses. Elles glissent vers nous dans le brouillard comme des géants mystérieux d'une terre inconnue. Puis, à mesure qu'elles se rapprochent, elles diminuent et leurs contours deviennent plus nets. Soudain, elles émergent brusquement, comme rejetées par l'horizon gris. C'est une corvée d'hommes kaki qui montent aux lignes. « Good-bye », disent-ils. Ils passent et derrière nous, avant de disparaître, ils reprennent un à un leur forme de fantômes. Nous arrivons au carrefour des pistes qui relient Morval à Sailly-Saillisel et à Maurepas vers l'arrière. Il faut courir ; l'endroit est battu nuit et jour par l'artillerie allemande. Trois cadavres anglais gisent couchés l'un sur l'autre, et la neige se hâte de les recouvrir. Devant le poste de secours, des brancards vides encombrent le sentier tandis que des infirmiers anglais fument devant la sape. Puis, à l'entrée d'une carrière, des canons courts, bariolés de vert et de jaune apparaissent. Les derniers fantassins français ont quitté le secteur.
104/118
XI. AVRIL-MAI 1917 L'offensive du 16 avril 1917 n'a pas abouti. Notre régiment en réserve d'attaque dans les bois de Beaumarais, derrière le plateau de Craonne n'est pas même intervenu. L'énorme roc dont nous apercevions l'échine blanche est resté presque entier aux mains des Boches. Dans la nuit du 28 on nous a fait rétrograder dans d'autres bois. Nous reculions à l'heure où, d'après des plans qui pendant des mois nous avaient semblé grandioses et maintenant apparaissent grotesques, nous devions dépasser Laon, but premier d'attaque de notre corps d'armée. Notre désespoir et notre abattement sont immenses. Dans notre nuit nous apercevions une lueur, une petite étoile brillante qui nous appelait de l'Est et que nous allions suivre et brusquement le 16 avril au soir cette petite étoile s'est retirée de nous. Nous restons seuls dans la nuit noire, seuls avec notre pauvre vie qui s'en va. La guerre féroce ricane à nouveau par tous ses éclairs, rugit de tous ses canons : elle nous a vaincus encore une fois. Cependant des bruits vagues, heureux et prometteurs pour nous, montent de l'Ouest. Cette nuit, du ravitaillement, les hommes de corvée sont revenus l'œil brillant, la parole sonore. Dans le noir profond des sous-bois on entend les voix qui bruissent comme des feuilles sous le vent, tantôt toutes proches, tantôt lointaines. Des allumettes enflammées font entrevoir l'espace d'un instant des coins de rêve dans lesquels s'ébattent des ombres noires dont les gestes semblent immenses sous les lueurs falotes. La brise fait crier les branches qui se penchent vers nous dans un frémissement. Du sol, sur lequel nous sommes étendus monte, avec les dernières effluves des feuilles pourries par l'hiver, un parfum enivrant de sève nouvelle. Notre vie, notre seul bien, nous semble plus précieux au sein de cette nature qui était morte et va revivre. Le 16 avril il neigeait. L'hiver victorieux voulait montrer à la terre qu'il était encore son maître. Aujourd'hui la nuit est tiède et la nature, menant l'offensive par tous ses bourgeons, par toutes ses herbes, se prépare à chasser l'hiver et à monter à l'assaut du printemps. * Les voix courent dans les compagnies, les sections, les escouades. Elles se mélangent au bruit des bidons, des quarts, des gamelles et des baïonnettes. On les entend aussi venir de l'autre bataillon à peine distinctes du vent dans les branches. Toutes elles racontent les mêmes nouvelles. Des régiments marchent sur Paris pour demander la paix ; d'autres régiments refusent de monter à la boucherie. On nous a trompés, disent-elles, en 1915 à Arras et le 25 septembre en nous promettant la percée du front allemand. On nous a trompés en 1916 dans la Somme; on vient encore de nous tromper plus lourdement. Ceux qui nous conduisent ont menti en nous promettant la victoire, ou alors ils ne savent rien. Et s'ils ne savent rien après trois ans bientôt d'études et d'expérience, c'est qu'il n'y a pas de solution possible. Pourquoi alors continuer à nous faire mourir ? J'entends le caporal Manage, le meilleur soldat de mon peloton qui enfle la voix : « Il y en a marre ! » gronde-t-i1 « ce sont des bandits ceux qui ont fait tuer deux cent mille copains pour essayer d'épater le monde. Nous, on est pauvre, on n'a rien à défendre que notre peau et on s'en balance de toutes leurs histoires. Qu'ils s'arrangent entre eux pour venir nous relever, on fout le camp chez nous. » D'autres, des humbles qui ont traîné depuis près de trois ans dans tous les secteurs de mort font écho à sa voix : « On en a marre! » Presque tous ont été déchirés, lacérés, meurtris dans leur pauvre corps. Ils ont vingt-cinq ans et on les appelle les vieux parce que leur âme est devenue frustre, insensible, racornie, parce que leur carcasse s'est durcie à cette vie de bêtes errantes. Maintenant, il leur prend un hoquet de dégoût et ils veulent redevenir ce qu'ils étaient. L'étoile qu'ils apercevaient à l'Est brille maintenant à l'Occident et sauvagement sans savoir ce qu'ils font, ils se jettent vers elle. Demain, quand le jour 105/118
viendra, ils se mettront en marche. Leur foyer, au fond de l'Ouest français, leur semble si proche. Pour eux qui ont tant erré, elle sera courte cette dernière étape vers le retour. Dans la nuit, des fractions d'un autre régiment qui a quitté les lignes entrent dans les bois. Ils passent en excitant les autres : « On fout le camp, on fout le camp ! C'est toujours les mêmes qui se font tuer et toujours les mêmes qui rigolent. » Au loin le plateau de Craonne semble vomir des flammes. Il s'allume de centaines de lueurs rougeâtres comme une rampe électrique géante. Bientôt, par leurs espions, par les patrouilles, les Boches vont apprendre que le rempart a cédé. Les avions aux premiers rayons de soleil vont planer au-dessus des colonnes en fuite et jeter leurs bombes et des milliers de balles le long des routes de France. Ivre de joie, excitée par le sentiment de la paix victorieuse prochaine, toute l'immense armée grise va s'élancer. Harcelés, écrasés sous le feu des canons allemands qui tonneront seuls, dans les campagnes de France pillées, les fantassins français devront malgré eux faire face encore et mourir. Il ne faut pas que cela soit. Le capitaine Dérault a rassemblé la compagnie. Il s'est assis sur le tronc d'un arbre abattu. Les sous-officiers et les hommes, pèle-mêle, sont étendus sur la mousse ou à califourchon sur des branches de l'arbre mort. À travers le ciel gris, la lune maintenant laisse tomber sur la terre des ébauches de clarté. Chacun de nous semble une ombre venue là à quelque sabbat mystérieux pendant qu'au loin les volcans éructent. Le Capitaine est calme, résigné, comme toujours. À force de vivre près de la terre, il a fini par prendre, lui l'intellectuel, le langage des hommes de la terre. « Qu'allez-vous faire, les gars ? » leur dit-il. « Vous voulez foutre le camp, c'est idiot. J'en ai marre de la guerre, aussi marre que vous, et je fais notre métier de chien sans arrêt depuis plus longtemps que la plupart d'entre vous. J'aspire à la paix, moi aussi et je donnerais bien une de mes jambes ou un de mes bras pour l'obtenir. Mais se débiner sans crier gare, et laisser écraser les copains qui tiennent les tranchées dans les autres secteurs, je vous dis, moi, que ce serait salaud de votre part. Demain matin, vous partirez si vous voulez, mais moi je resterai avec ceux qui ne sont pas des lâches et nous irons encore tenir les lignes en face, sur le plateau. Réfléchissez bien, vous surtout les anciens, mes vieux camarades ; nous avons connu ensemble au début de la guerre, à Ypres, à Arras, des attaques plus meurtrières que celles d'aujourd'hui! ». Le Capitaine parla longtemps, de sa voix blanche, un peu terne. Il parla sans geste, sans grandes phrases, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur la paume des mains. Les hommes écoutaient respectueux. Quand il leur demandait leur avis, ils répondaient invariablement : « Pour sûr, mon capitaine. » Ils semblaient heureux maintenant de sentir une volonté faire obstacle à la leur. Après de si longs mois d'obéissance passive et de discipline, ils ne pouvaient plus se décider à agir seuls et d'instinct ils redevenaient soumis et domestiqués. * À l'aube, par une piste des sous-bois, au petit galop de son cheval, seul, sans arme, le général de corps d'armée passe devant le régiment. Prévenu par les colonels, il a chevauché toute la nuit pour haranguer ceux qui ne veulent plus mourir. De quelques compagnies, des cris hostiles partent à son adresse : « À bas les généraux, à mort, à mort ! » Le général arrête son cheval. Il sourit et salue ; les chefs de bataillon se présentent. Dans une clairière, il donne l'ordre de faire avancer les caporaux et dix hommes par compagnie et pour la cinquième ou sixième fois il refait son discours. La magie de sa parole est puissante. Il parle et les cris hostiles diminuent. Il parle et peu à peu comme le vent d'orage fait taire les petits oiseaux, sa voix sèche, vibrante, cassante comme un obus 106/118
fait taire les soldats. Brutalement, il montre à ces hommes qu'ils ne sont rien, qu'ils ne peuvent rien. Ses yeux perçants s'adressent à quelqu'un pris au hasard : « Tu crois sauver ta peau en fuyant, mon petit, tu te trompes. Sais-tu ce qu'on a fait des régiments qui ont essayé de marcher sur Paris : on les a décimés à coups de mitrailleuses. Nuit et jour les Conseils de guerre ont fonctionné. On a supprimé les recours en grâce pour aller plus vite et des soldats français sont morts au poteau d'infamie. Les autres, affolés, ont crié grâce. Pour l'exemple, on en a sacrifié, pris au hasard dans les sections. » Il a cravaché l'orgueil des hommes, il leur a montré qu'ils ne sont que de pauvres mécaniques que l'on peut broyer, et qui seront détruites impitoyablement le jour où elles ne voudront plus servir. Maintenant il s'applique à remonter les courages. « Il ne faut pas », dit-il, « que votre beau régiment disparaisse dans la honte. En ce moment nous ne pouvons pas faire la paix : les Boches sont chez nous et ne veulent pas en sortir. Mais le plus dur de votre travail est accompli. Notre puissance en matériel se multiplie chaque jour, celle des Allemands diminue. Un jour viendra, qui n'est pas si éloigné que vous le croyez, où notre supériorité technique sur l'ennemi sera tellement énorme que toutes ses lignes de défense s'écrouleront. Bientôt je le sais, nous pourrons sur un front immense marteler, et cela pendant des jours et des semaines, ses tranchées et ses abris d'artillerie et rendre tout déplacement impossible sous notre feu. En attendant ce jour, je vous donne ma parole que l'armée française n'entreprendra plus d'offensives inutiles et stériles. Vous pensez que l'on vous a trompés : soit. On ne vous trompera plus. Patiemment, sur la défensive, nous attendrons d'être prêts. » Le général à ce moment semble hésiter. Il s'arrête, caresse l'encolure de son cheval. « Cependant », reprit-il, « à vous qui êtes le meilleur régiment de mon corps d'armée, à vous le régiment à fourragère jaune j'ai un effort à demander. il va falloir attaquer. L'attaque est raisonnable, parce que l'ennemi, sur un saillant, prend nos tranchées d'enfilade et nous tue des hommes chaque jour. Vous allez donc attaquer, mais je vous affirme que l'attaque sera préparée. Ayez confiance en moi ; je veillerai moi-même en personne à ce que les artilleurs fassent tout leur devoir. Vous avez fait presque toujours des attaques meurtrières ? Je vais vous montrer ce que seront les attaques de demain. Je donnerai l'ordre à vos chefs de bataillon de vous faire partir à l'heure H, l'arme à la bretelle. Vous entrerez dans la tranchée sans pertes, et le lendemain soir vous serez relevés et envoyés au grand repos. Je doublerai les permissions. Dans quelques heures vous allez partir à l'arrière pour quelques jours et j'assisterai moi-même à la répétition de votre attaque. Au revoir, mes amis, répétez bien à vos camarades ce que je viens de vous dire. Vous avez été choisis par vos officiers parce que vous êtes les plus intelligents ; guidez vos camarades et montrezleur que c'est le bon chemin que je vous indique, le seul chemin que vous puissiez suivre. » Le général salua, enleva son cheval au galop et disparut au fond de la clairière. Il venait de gagner une bataille. La révolte était vaincue. Le régiment acceptait tout, même l'attaque. C'était le destin. L'énorme machine de guerre avait grincé un moment mais les maillons de ses chaînes étaient rivés trop solidement pour pouvoir se séparer. À l'heure où la rosée matinale jetait des perles sur l'herbe des sentiers, le régiment en longues troupes dociles s'en allait vers l'arrière pour préparer l'assaut. *** « Viens avec moi », me dit Pelletier, « je vais te montrer quelque chose. » C'est à quatre cents mètres de notre cantonnement, à l'entrée d'un camp d'évolutions d'avant107/118
guerre. Entourée de tonnelles sur lesquelles s'entrelacent les glycines, les vignes-vierges et les chèvrefeuilles, abritée par deux gros hêtres séculaires, une petite villa coquette aux murs bien blancs, faite pour la douce retraite, dort toutes fenêtres closes sous le grand soleil de mai. La grille du jardin est ouverte et des soldats, des Français et surtout des Russes alignés comme pour une distribution de pinard attendent debout devant la porte. Les visages sont sérieux, les paroles rares. On entend seulement des grognements lorsqu'un nouvel arrivant veut usurper la place des autres. « Tu sais ce qu'on vend là-dedans ! » me demande Pelletier. « Oui, je m'en doute : on reçoit à pied, à cheval et autrement. » Soudain comme un long ver on voit la ligne d'hommes onduler et frémir. La porte s'est entrebaillée et une mégère à peine vêtue, mal peignée, a montré sous la lumière crue du soleil un coin de son visage blafard au regard louche. Elle minaude d'une voix de crécelle qu'elle s'efforce de rendre douce : « À qui le tour de ces messieurs ? » Les hommes tendent le cou et l'on voit leurs veines qui se gonflent. Les poitrines s'écrasent contre les dos ; la porte va céder. « Bande de brutes », glapit la sorcière. « Si vous continuez, je vais fermer la porte et vous reviendrez demain. » Tous ces hommes, ces Russes énormes aux pommettes saillantes, aux yeux bridés d'asiatiques, descendant des Huns sauvages, soumis maintenant et civilisés, placidement, reculent sans un mot devant cette femme. « Trois seulement », crie-t-elle encore. Trois hommes, deux grands Russes et un Français, sont happés comme par une gueule et la porte claque comme une mâchoire de reptile en se refermant. Toutes les cinq minutes, la manœuvre recommence avec les mêmes cris, les mêmes poussées furieuses, les mêmes injures et la même docilité. « Viens maintenant de l'autre côté », me dit Pelletier, « tu vas voir l'envers du tableau. » Par une petite porte basse, une porte de sous-sol, par trois également, les hommes sont évacués. Les Français s'enfuient rapidement. Des Russes causent entre eux en haussant les épaules et avant de quitter la villa, ils s'alignent quelques instants le long du mur de clôture, le temps de vider leur vessie. À l'intérieur, se déroule rapide et triste, le pauvre film. L'homme, autorisé après s'être privé de ses quelques sous, à satisfaire son instinct exaspéré par la solitude morale, l'absence du foyer et la vision constante de la mort prochaine, jette de toute sa puissance sa semence à 1'égout, et aussitôt, diminué, blasé, la bouche amère, bien vite on le lance à la rue comme une bête inutile. Nous reconnaissons un soldat de notre bataillon que son désir a conduit dans ce bouge. Pelletier l'interroge en riant. Dégrisé maintenant, assouvi, ses sens dorment et sa raison voit. Honteux, il n'a qu'un seul mot qu'il nous crache du fond de la gorge comme du vomi : « Dégueulasse ! » Les premières fleurs mauves des glycines regardent le ciel bleu. On entend la voix de la femelle qui grince comme un gond rouillé : « À qui le tour ? » La distribution d'amour pour troupes de passage continue. *** Avec des sifflements aigus de flèche et des déchirements brefs, les obus semblent se poursuivre dans l'air au-dessus de nos têtes. À deux cents mètres de la nôtre, la tranchée boche a disparu dans un nuage. de poussière et de fumée. On nous a ramenés cette nuit du repos. Nous avons à nouveau franchi les bois de Beaumarais 108/118
et atteint la première ligne par le boyau des tanks. On lui a donné ce nom parce que le 16 avril six tanks se sont échoués en file à cet endroit. Ils ont été abandonnés là comme des macchabées monstres et cette nuit, des lignes, on entendait les obus qui faisaient de la musique sur leur carcasse sonore. Nous attendons l'heure H. Le chef de bataillon vient de faire passer sa montre, une banale petite montre en argent pour que toutes les nôtres soient exactes, à une seconde près, avec celle du colonel et de l'artillerie. Les Allemands ne tirent que quelques rares coups et tous, la tête au-dessus du parapet nous regardons avidement nos artilleurs travailler pour nous. « Tu vois », dit Pelletier, « ils sont en train de garnir la table. Pourvu que cette fois ce soit cuit à point. » « Les vaches », grogne Liche-Quart, « y reçoivent tout ce qu'i1s nous donnaient à Verdun. » « T'étais saoul », rétorque Piot, «comment peux-tu te rappeler ! » Des exclamations fusent de tous côtés. « Qu'est-ce qui prennent sur leur cerise ! » « Route de Paris : suivez les obus, s'il vous plaît. » Parfois le tir s'allonge ou s'arrête brusquement une minute. Au début les Boches croyant que l'heure de l'assaut était arrivée envoyaient des rafales de mitrailleuses et des fusées. Maintenant aux instants d'accalmie la tranchée allemande reste silencieuse. À d'autres moments, le barrage se déplace sur la droite ou sur la gauche et nous avons l'impression que ce sont les voisins qui vont sortir. Le caporal Malinge est d'avis que les Boches d'en face sont tous claqués. Le général que l'on sifflait naguère est devenu un « rude type. » * L'heure H a sonné. Nous franchissons les parapets, les compagnies d'infanterie l'arme à la bretelle comme c'est l'ordre. Nous marchons au petit pas sur deux lignes de tirailleurs, mon peloton à gauche du secteur d'attaque, le peloton de Pelletier tout à fait à droite. Quelques rares balles sifflent, venant des secteurs voisins. Pas une fusée d'alarme. La tranchée allemande est toujours cachée sous la fumée et les obus y tombent encore. À droite et à gauche le feu de l'artillerie s'est étendu pour nous protéger. « Ça c'est_ de la belle manœuvre », me souffle Piot. Nous arrivons à la zone des réseaux de fils de fer. Aucun n'est intact. On aperçoit seulement quelques tronçons de pieux embroussaillés de fils. Devant nous les obus semblent fuir, et leurs points de chute s'éloignent à la cadence de notre marche. La tranchée allemande est devant nous; nous apercevons un instant dans la fumée qui se déchire ses gros parapets blancs et ses murailles de sacs à terre. « En avant ! » crie-t-on sur toute la ligne. Les hommes se laissent glisser sur le dos dans les ouvrages allemands. Devant les créneaux il y a des cadavres, devant les abris il y a des cadavres, sur le sol de la tranchée il y a des cadavres. De la viande humaine habillée de gris-vert traîne partout. L'infanterie commence à regarder dans les abris pendant que nous installons nos mitrailleuses. En passant devant la sape située derrière notre pièce, le caporal Malinge a entendu quelques balles siffler. L'une d'elles a troué sa capote au coude. « Bandits », hurle-t-il, « ils tirent de l'abri. Deux caisses de grenades allemandes sont à proximité. Avec deux hommes il les jette à l'entrée de la sape ; puis tous les trois ils amènent la mitrailleuse. « Qu'allez-vous faire? », leur dis-je. La mitrailleuse est braquée sur le trou noir. Elle crache des balles ; parmi les crépitements, on 109/118
perçoit des plaintes au fond de l'abri et tout à coup la déflagration des caisses de grenades nous projette un souffle d'air chaud à la figure. L'étayage de l'entrée s'est effondré. L'abri est devenu une fosse commune. « Bandes de vaches !», hurle encore Malinge, ça leur apprendra à nous tirer dans le dos. » « Remets ta pièce où elle doit être » dis-je au caporal, « c'est fini maintenant. » Inutile de raisonner un homme dont l'instinct de meurtre et de vengeance est déchaîné. C'est la guerre, la guerre que les vieux contes représentaient comme l'éducatrice sublime de l'homme. * Il fait nuit ; les Boches n'ont pas contre-attaqué. Ils commencent à comprendre eux aussi que certains points d'honneur militaire coûtent trop cher. Piot, Liche-Quart et moi, nous sommes partis à la recherche de Jollivet. Pendant l'assaut plusieurs l'ont aperçu se baisser comme s'il voulait ramasser quelque chose. La ligne de tirailleurs l'a dépassé et il n'a plus reparu. Nous regardons les morts les uns après les autres ; ils sont peu nombreux d'ailleurs, c'est une belle attaque. « Les généraux », affirme Liche-Quart, « ont voulu nous montrer que quand y veulent, y ne sont pas tout à fait des c... » * Nous venons de trouver Jollivet. Il a été atteint en pleine tête d'une balle tirée sûrement de très loin; le projectile est resté dans le crâne. Il est allongé dans l'herbe sur le ventre, les bras repliés sous sa poitrine comme s'il avait voulu se défendre en se sentant aspiré par la terre. Pauvre bougre ! Nous ne restons plus que trois maintenant des « vernis » de Verdun. « À qui le tour » ? La mégère de mort appelle chaque jour comme la mégère d'amour du camp d'instruction et l'obéissance plus puissante que tous nos instincts nous fait attendre docilement notre tour qui viendra. J'ai envoyé Piot et Liche-Quart porter Jollivet au poste de secours pour qu'il soit enterré et ne reste pas à pourrir avec les macchabées inconnus. La nuit me semble plus triste. J'ai pourtant vu mourir, mais cette fois c"est du souvenir de trois ans qui se réveille avec la mort. Je vois des ombres qui passent, le grand Bonnet, le type de la 10°, Barbaud, tous ceux qui sont partis joyeux pour la guerre vengeresse et ne sont plus que des fantômes vagues dans la pensée de quelques vivants. Trois ans, voici trois ans que nous errons sans entrevoir l'heure du repos. Il me semble qu'il y a trente ans que nous avons quitté le camp du Ruchard: nous sommes des vieux. Une fusée monte tout près de moi en soufflant comme un énorme chat. Le spectacle de nuit aux premières lignes est commencé. Deux hommes de corvée passent dans la tranchée, alourdis de musettes et de bidons : « C'est de la belle attaque », disent-ils. « Le Général est content. Aux cuisines on nous a dit qu'on a fait cinq cents prisonniers.»
110/118
XII. PRISONNIER Pelletier est mort. La corvée de soupe de la compagnie l'a trouvé au fond d'un boyau, écrasé par un obus. Il avait agonisé là pendant quelques heures peut-être, tout seul, obscurément. Un essaim de grosses mouches bleues était sorti de sa bouche quand les hommes l'avaient soulevé pour voir s'il respirait encore. Le pression de l'obus sur le casque avait aplati son crâne : « Il avait une tête de rat toute pointue », me dit Sourisse. « Péquinot et Moricet ne voulaient pas croire que c'était lui. Alors on a fouillé dans ses poches et on a bien trouvé ses affaires. » « Les copains et moi », continue-t-il, « nous l'avons hissé par-dessus le boyau ; on l'a planqué dans un trou d'obus avec un sac sous la tête, et puis le caporal Malinge a épinglé un grand papier dessus pour dire que personne n'y touche et qu'on viendra le chercher à la relève. » Mon pauvre camarade !... J'ai le cafard ce soir à cause de lui. * Nous sommes en première ligne sur les flancs du plateau de Craonne, dans une sape profonde à une seule ouverture. On étouffe là-dedans ! Ce doit être un peu comme ça dans le tombeau. Une bougie fait vaciller des ombres autour de nous. Elle doit manquer d'air aussi cette bougie ; à chaque fois que 1'abri tremble sous les obus, on est obligé de la rallumer. Où allons-nous ? Que deviendrons-nous ? Quand finira la guerre ? Nous n'essayons plus de le savoir. De plus en plus il faut vivre comme des bêtes. Un à un, nous disparaissons. Hier, c'était Jollivet, aujourd'hui Pelletier, demain ce sera moi peut-être : en tout cas, sûrement un jour où l'autre ça m'arrivera. Un soir d'été, les mouches bleues viendront autour de moi susurrer leur refrain : « C'est ton tour », diront-elles ; « donne-nous ta bouche, ton sang, ta chair, ton cerveau ; donne-nous tout cela pour que nous y déposions nos œufs et que nous fassions de toi des myriades de vies inférieures. » J'étouffe! Bon Dieu, qu'il fait chaud dans cet horrible trou. Je voudrais pleurer, mais je ne puis pas : nous avons vu trop de crimes, trop de saletés, trop d'horreurs autour de nous pour savoir pleurer encore. Nous sommes, nous surtout les classes parties au début de la guerre, une génération foutue... Mon pauvre gros hanneton ! Nous étions ensemble depuis 1914. J'avais toujours espéré qu'i1 aurait fait la nique à la mort. Elle était trop triste la camarde, pour lui qui était si gai. L'humanité n'est pas belle en ce moment. Se peut-il que pour gagner de l'or ou de la terre, des hommes de tous les pays hurlent à la guerre comme les chiens hurlent à la mort et pendant que nous crevons, s'enrichissent de notre pourriture. Je voudrais qu'ils viennent ici, qu'ils vivent notre vie. Je leur courberais la tête jusqu'à ce qu'ils soient à genoux devant ces faces grimaçantes, devant ces troncs sans tête, devant ces masses de chair molle et sanglante qui empuantissent l'air. Hier, leur dirais-je, tout cela était des hommes, de beaux jeunes hommes sans tare, heureux de vivre. Ils appellent ça de la guerre économique ! qu'ils la regardent donc de près cette guerre économique qui traîne derrière elle des relents de charogne. Je rêve... Je suis fou à mon tour. Mon pauvre Pelletier, pourquoi es-tu mort ? Tu étais avec Babylas le dernier de mes camarades de trois années de guerre. Des manilleurs autour de moi poussent leurs cris idiots. Brutalement je les envoie aux cinq cents diables, et dociles comme de bons chiens, ils s'en vont reprendre leur partie à l'autre bout de la sape. J'ai tort ; ce sont de bons gars, eux, et ce n'est pas de leur faute ce qui est arrivé. Il faut que je sorte ; la nuit est tout à fait tombée : les étoiles brillent, les Boches sont tranquilles. Mon ordonnance vient de m'apporter mon repas de chez le Capitaine : je n'ai pas faim. « Descends dans la sape », lui dis-je, « vous vous partagerez ça. » Je me promène, j'inspecte mes mitrailleuses, je fume. Dans le marais, au pied du plateau, les grenouilles croassent sans arrêt. Les mâles chantent leurs dernières nuits d'amour. De l'autre côté, on entend des bruits vagues : les Fritz se ravitaillent. 111/118
C'est la guerre encore cette nuit, la guerre dont nous avons rêvé dans nos petits lits de caserne. Nous y pensions comme à une belle femme, et la guerre n'a été qu'une bête immonde. Il faudra que je revoie le professeur d'histoire ami de Babylas pour qu'il me lise ses dernières méditations. Je me suis moqué l'année dernière de ses paroles et cependant elles sont restées dans ma mémoire. « Vous êtes des victimes expiatrices et votre sacrifice ne sera pas vain. » Il ne faut pas qu'il soit vain notre sacrifice, il est trop immense. Pour que nous soyons payés de nos souffrances, à la haine du voisin devra se substituer la haine de la guerre. Il n'importe plus à un peuple d'agrandir son territoire : les petits pays sont souvent plus heureux que les grands. Guerre économique dit-on ? Mais que sera notre victoire, si toute la jeunesse du pays est devenue pourriture, si tout notre or est passé aux mains des neutres qui nous regardent, jugent les coups et nous font payer cher pour nous entre-tuer. Peut-on mettre les profits de la guerre en balance avec le chagrin de millions de mères ? Elles ont passé vingt ans de leur existence à faire de leur petit un homme. Elles l'ont bercé, dorloté. Elles l'ont veillé en larmes pendant des nuits entières quand il était malade. Elles ont été fières de sa première dent, de son premier sourire, de sa première culotte. Elles se sont sacrifiées, privées de douceurs pour qu'il devienne plus robuste, plus instruit, plus beau. À force de patience, elles sont enfin arrivées à parfaire ce chef-d'œuvre de la nature. Et soudain, parce qu'un mouvement de folie collective a secoué quelques peuples de soubresauts hystériques, parce que de sournoises rivalités d'intérêt et des désirs de gain ont excité les masses ignorantes, elles l'ont laissé partir et devenir une chose immonde sans sépulture. Mais jusqu'ici, comme nous, les mères ne savaient pas ; elles aussi sont des victimes et elles ont droit à la paix du monde. * Un agent de liaison vient d'arriver du bataillon. Il me tend un billet. Je me penche à l'entrée de la sape et à la lueur de ma lampe électrique je lis : « Le capitaine Dérault vient d'être tué en allant reconnaître le secteur. Le bataillon doit se déplacer cette nuit vers la gauche sur le plateau de Californie. Comme vous êtes le seul officier de la compagnie, vous prendrez le commandement du peloton de Pelletier, le premier à monter en ligne. Votre peloton restera à ma disposition au P. C. du bataillon. Exécution immédiate. Je vous donnerai des ordres supplémentaires de vive voix. » Je ne peux plus m'émouvoir, c'est fini. L'agent de liaison complète le papier : « Oui, mon lieutenant, le capitaine a été écrasé par une énorme torpille. Bouvet, son ordonnance, qui le suivait à vingt mètres, a fouillé pendant plus d'une demi-heure tout le coin sans rien pouvoir retrouver de lui. » Aujourd'hui Pelletier et le Capitaine. Qui demain ? Jamais deux sans trois ! Après tout il vaut peut-être mieux aujourd'hui que dans six mois. Je fais sortir tout le monde. « Le sergent Corbin », dis-je, « emmènera le peloton. » « Je te suis », ajoutai-je pour l'agent de liaison... « Mais pourquoi nous fait-on changer de secteur ; ça ne s'est jamais fait de première ligne à première ligne ? » « Mon lieutenant, le premier bataillon qui est sur le plateau a été très amoché aujourd'hui pendant l'attaque ; alors le commandant Desfosses a réclamé au colonel pour que le nôtre qui a moins de pertes vienne le remplacer. » Nous grimpons le long d'un boyau fraîchement creusé, tout droit, presqu'à pic au flanc du côteau ; nous suivons une large tranchée, à demi-éboulée, dans laquelle se trouvent des cadavres ; un tunnel s'ouvre devant nous, un immense tunnel sous le plateau de Craonne avec des chambres, des files de couchettes, des rues secondaires transversales portant des noms allemands. 112/118
Le P. C. du bataillon est installé ici. * Je viens d'arriver sur le plateau avec le premier peloton. La tranchée a été bouleversée ; un soldat me montre les deux emplacements de mitrailleuses. Je lui demande : « Où sont les Boches ; à quelle distance ? » Il ne sait pas et se contente de me faire un geste vague de la main. « En avant, par là », me dit-il. Évidemment il n'a qu'une pensée : filer au plus vite. Je me hasarde encore à lui demander : « Pourrais-tu me montrer comment étaient disposées les mitrailleuses. Dans quelle direction tiraient-elles ? « Mon lieutenant », me répond-il, « nous les avons installées là cette nuit ; tout a été démoli hier. Vous verrez quand ça dégringolera : il y en a pour deux minutes à enterrer vos outils. » Le secteur est d'un calme impressionnant. Pas un obus. La nuit est claire, une de ces belles nuits de plein été, pendant lesquelles flotte toujours sur la terre un peu de clarté. Les Allemands ne lancent pas une seule fusée. Il fait chaud ; j'ai laissé ma capote dans 1'abri et j'erre en vareuse avec mon ceinturon, mon revolver et mes jumelles. J'installe la mitrailleuse de ma première section, en avant de l'abri, battant dans deux directions. Je me hisse sur le parapet pour voir en avant : pas de trace de tranchées, le plateau est tourné, labouré, meurtri. Je ne vois que des trous d'obus énormes et de courts parapets de craie blanche indiquant des boyaux sans issue. Ça sent l'odeur habituelle des premières lignes, odeur de paille pourrie, de cuir brûlé et de macchabée. Je fais installer remblai de sacs à terre pour protéger la pièce. Mon ordonnance est resté à ma première section. J'y reviendrai dès que j'aurai vérifié mon autre pièce. Je marche maintenant seul le long de la ligne. Dans quelques jours en descendant au repos, on va me nommer lieutenant. Je commanderai la compagnie ; un renfort viendra pour combler les vides, nous boirons, nous mangerons, on nous engraissera au fond de quelque campagne tranquille, puis nous irons à de nouveaux charniers... à moins que cette nuit, aujourd'hui il ne m'arrive malheur. Je suis si las ! Quand mon tour viendra-t-il ? « Jamais deux sans trois ! » Cela tourbillonne dans ma tête, confusément avec ces petits mots que j'ai vus quelque part sur un mur de cimetière : « Hodie mihi, cras tibi. » Je suis si las ! Je compte sur mes doigts en marchant : nous ne sommes plus que cinq ou six dans le régiment qui n'avons pas encore été évacués. J'arrive à ma deuxième section. Le sergent semble tout joyeux : « Le secteur a l'air tout à fait pépère », me dit-i1. Je fais là aussi protéger ma mitrailleuse par des sacs à terre. Les tirs convergent légèrement avec ceux de ma première section : c'est bien ainsi, nous protégeons la compagnie qui est dans l'intervalle des deux sections. Il me semble soudain apercevoir deux allemands à quarante mètres en avant qui bondissent dans les trous d'obus. Ils nous tournent le dos. Ce qui me semble bizarre, c'est que j'ai cru entrevoir sur leurs épaules une large boîte métallique. Une sentinelle à côté de moi m'affirme que je ne me suis pas trompé. Je prends un fusil ; j'attends un quart d'heure au moins : rien. J'ai dû rêver. Je questionne un sergent du deuxième bataillon : « J'ai vu », me dit-il, « un peu sur la gauche, une douzaine de Boches le fusil à la main : ma section a tiré. » Il n'est pas inquiet du tout d'ailleurs : « C'est leur relève », me dit-il. Je lui demande : « Avec qui êtes-vous en liaison à gauche. » 113/118
Il prend un air étonné. « Avec personne », me répond-il. « Au bout de ma section, la tranchée cesse. Après, il y a deux grands entonnoirs de mine et je reviens de m'y promener. Pas un Boche, pas un Français. De l'autre côté seulement, je suis tombé sur un bataillon de chasseurs. » Si les Boches savaient cela ! C'est tout de même drôle que les chasseurs ou le Ier Bataillon n'aient pas cherché à boucher la brèche. Je vais avertir le commandant de la compagnie d'infanterie. Je reviens à ma section. Il faut tout de même déplacer ma mitrailleuse pour qu'elle puisse battre cette zone des trous de mine. Les hommes se mettent à l'œuvre en rouspétant contre les chasseurs. Je descends dans l'abri, un petit trou de trois mètres. On m'invite à manger du fromage de chèvre, de ces petits fromages durs qu'on appelle « chabi » et que l'on prépare dans les villages des Deux-Sèvres. Je n'ai rien avalé hier soir et ça me fait plaisir : « J'accepte, les gars », dis-je, « mais en vitesse, il est quatre heures bientôt, il faut que nous soyons installés avant le jour. » Soudain la terre tremble ; la chandelle s'éteint. « C'est une torpille », dit le caporal, « il paraît qu'ils en lancent de temps en temps. » Un autre tremblement suit, plus violent, puis un troisième. On entend des cris à l'extérieur : « Sortez tous », dis-je, « vite, vite. » On ne distingue plus les coups. L'ouragan est déchaîné ; la fumée et la poussière nous cachent ce qui nous entoure. J'appelle : ma voix ne porte pas dans le vacarme ; personne ne répond. Où sont les hommes ? Je ne sais plus. Je bondis vers ma mitrailleuse ; le canon est tordu, la culasse arrachée. Je butte dans un corps : mes mains entrent dans une bouillie tiède, s'enfoncent dans une poitrine. Je reviens à ma pièce ; elle est retournée maintenant les pieds en l'air et deux cadavres sont couchés dessus en travers ; le ventre de l'un d'eux est entré dans un pied de la machine. J'appelle, j'appelle toujours. L'horreur augmente; on ne distingue plus les éclatements : obus, torpilles, grenades, je ne sais pas. Rien qu'une fumée noire et de la poussière et de la terre qui vole. J'arrache les deux cadavres. Qui sont-ils ? Je n'ai pas le temps de le savoir. Je retourne la mitrailleuse ; j'avais bien vu clair, elle est foutue. Je suis seul, tout seul... Où sont les hommes ?... S'ils étaient restés dans l'abri ? Je me penche: non, personne là-dedans. Je sors mon revolver en piétinant des cadavres. Et voici que l'entrée de l'abri devant lequel je me trouve s'effondre dans la tranchée. Je suffoque ; mon pied est écrasé sous une poutre ; l'étayage de la sape m'a coincé contre le parapet et ma tête seule dépasse. Je me débats : j'essaie de retirer un bras ; impossible, me voilà pris comme un rat : je ne suis plus qu'un macchabée vivant. « Jamais deux sans trois ». La phrase revient dans mon cerveau, elle l'emplit, je ne pense à rien d'autre ; j'étouffe, j'ai mal au cœur, je vomis à pleine bouche... J'ai encore un sursaut de défense. Mes hommes, où sont-ils ? J'appelle, je les appelle par leurs noms !... * C'est fini, je vais mourir. Un entonnoir se forme devant moi. Je reçois des pierres et de la terre dans la figure. J'ai peur, j'appelle encore, je me débats. Si seulement je pouvais sortir un bras ! Brusquement les torpilles cessent de tomber. On entend le tac-tac d'une mitrailleuse vers Craonne. C'est ma section de droite qui tire : cela m'excite ; je cherche à remonter mes épaules en m'appuyant avec les genoux. J'appelle, je hurle. Un cri de douleur se fait entendre à gauche. Pourquoi celui qui vient d'être touché n'est-il pas venu me délivrer tout à l'heure ? « À moi, à moi ! deuxième bataillon ! » Des claquements secs, métalliques me répondent : les grenades. À ma gauche, sur la crête d'un entonnoir, trois Boches apparaissent debout. Je les vois en une seconde comme si je les 114/118
regardais depuis une heure. Je vois la jugulaire de leurs gros casques qu'ils ont passée sous leur menton. Ils sont très jeunes tous les trois. Celui du milieu porte sur son dos le lance-flamme et chacun des deux autres tient à la main une grenade au long manche. Ils crient en me voyant : « Frankreich ! Frankreich ! » Ils me menacent de leurs engins. Je remue la tête et je ferme les yeux. C'est fini pour moi. Demain je ne serai plus qu'une pourriture. Mes oreilles bourdonnent. J'entends maintenant partout des cris : « Frankreich ! Frankreich ! » .............................................................................................................................................. Je ne suis pas mort encore. J'entr'ouvre les yeux. Un des trois boches a posé sa grenade sur le parapet ; il parle aux deux autres. Vigoureusement il arc-boute sur la poutre. Puis le deuxième pose aussi sa grenade à terre. Il m'empoigne la tête, il tire de toute sa force. Je ne sens pas la douleur. L'étau se desserre. Je les aide tant que je peux. Je suis sorti. Violemment ils me poussent. D'autres Allemands sont là : ils m'empoignent, ils me montrent la route, ils me poussent eux aussi. * Je vis. L'agonie est terminée. Pourquoi ont-ils agi comme probablement je n'aurais pas agi à leur place ? Pitié ? Peut-être... Au début d'une attaque pourtant, alors que toute seconde perdue accroît les chances de mort, on ne doit pas être pitoyable. Il leur était si facile à ces trois hommes que je ne connaîtrai jamais et à qui je dois la vie de me supprimer d'un seul jet de leur lanceflamme, d'une seule de leurs grenades. Promesse de récompense pour tout officier français cueilli pendant l'attaque ? C'est probable... Peu m'importe d'ailleurs maintenant. Deux soldats boches des tranchées de réserve m'ont emmené avec le capitaine Prunier. Ils nous ont fait entrer dans une tranchée sur le revers du plateau. Nos canons tirent furieusement et nous sentons très bien que nos gardiens ne sont pas pressés du tout de nous lâcher pour remonter en ligne. Prunier et moi nous causons. Il vient d'être pris dans sa sape de réserve qu'il était à nettoyer avec son ordonnance. Les torpilles ne tombaient à peu près que sur la première ligne et il ne se méfiait nullement de l'attaque. Les Boches ont sûrement passé par les entonnoirs inoccupés. Cependant un sous-officier allemand s'est penché au-dessus de la tranchée. Il interpelle les deux soldats. Il semble irrité. Les hommes haussent les épaules, ils nous regardent en riant et nous font sortir. Nous descendons le long du plateau, les Allemands nous font signe de courir; l'endroit est mauvais. Des cadavres jonchent un petit sentier tapissé de caillebotis qui entre sous bois. Une sape montre à droite sa gueule béante ; on nous y fait descendre : c'est le P. C. du commandant boche. * La sape est profonde, vaste, composée de plusieurs pièces, éclairée à l'électricité. Elle ressemble à toutes celles que nous avons occupées dans les secteurs pris aux Allemands. Le commandant, grand, brun, la tête rasée se lève pour nous recevoir et salue en faisant une bizarre courbette. Il parle un français presque pur. Une cicatrice lui barre la joue droite, blessure de guerre ou souvenir d'étudiant. En me voyant défait, les mains gonflées, la vareuse tachée du sang du malheureux sur qui je suis tombé, il me demande si je suis blessé. Je réponds négativement. « Tant mieux », me dit-il, « j'en suis heureux. La guerre est finie honorablement pour vous ; vous verrez, on ne vous maltraitera pas en Allemagne. On veut nous faire passer pour des pourceaux ; nous ne sommes pas des pourceaux... Vous ne mangerez pas comme chez vous, mais cela n'est pas de notre faute, nous avons faim nous-mêmes. » En allemand, il s'adresse à son ordonnance. Celui-ci salue, s'incline et disparaît. Deux minutes après il apporte sur un plateau du café chaud servi dans des tasses. Le commandant s'excuse : 115/118
« Depuis longtemps nous ne recevons plus de café ; notre industrie l'a remplacé par ceci. Ce n'est pas trop mauvais. » Le capitaine Prunier et moi nous ne voulons pas accepter. Le commandant ne comprend pas notre gêne : « Pourquoi ne voulez vous pas ? Vous n'avez pas démérité. C'est le sort de la guerre : aujourd'hui vous, moi demain. » * Ce à quoi je pensais le moins est donc arrivé. J'envisageais la mort, la blessure, la mutilation horrible, mais la prison en Allemagne, jamais je n'y avais songé. Nous avons eu tout de même de la veine d'être pris par de bons Boches. Les soldats m'ont arraché à la mort, pour quelques saucisses supplémentaires peut-être; nous n'avons pas été brutalisés, et nous voilà dans un P. C. à prendre le café avec un officier allemand !... Je commence à voir trouble. La figure de mon camarade, celle du Boche s'éloignent, deviennent flous... J'entends des mots sans suite que je ne comprends plus ; je sens mes tempes qui se serrent comme si on appuyait dessus avec le pouce, une sueur froide me court le long des membres. Je dois rêver. Sûrement je vais me réveiller au milieu de mes sections de mitrailleuses ! J'étouffe encore ici comme dans notre sape... * Je me suis réveillé dans le poste allemand. Le capitaine Prunier me verse de l'eau froide sur la tête. Je me redresse : Bon Dieu! Je vais avoir l'air d'un collégien près de ce Boche, je ris : « Dépêchez-vous », me dit-il, « votre café va refroidir. » Je bois : ce n'est pas mauvais, çà brûle surtout ; ils ont dû y mettre beaucoup d'eau-de-vie... Je suis tout à fait bien maintenant. L'Allemand nous demande si nous avons quelques renseignements à communiquer. « Je le fais par devoir », dit-il, « jamais je n'ai rien appris d'officiers français. » Il n'insiste pas d'ailleurs. Quelqu'un descend à la sape : c'est un lieutenant allemand. Il parle un bon français lui aussi ; tous évidemment se sont perfectionnés depuis le début de la guerre dans notre pays. Architecte à Berlin avant la guerre, il est devenu lieutenant de Stosstruppen dans la Garde prussienne, régiment de la Kronprincessin Cecilie. Son rôle maintenant est terminé : il est content de son travail et surtout de ce qu'on lui a promis trois semaines de repos. Il rend compte de son attaque au commandant : leurs traits deviennent graves. Le commandant nous explique qu'ils viennent de perdre des amis communs. On entend du bruit dans l'escalier. Le petit coin de ciel bleu que l'on apercevait se voile. L'escalier est plein d'hommes qui causent. Le commandant allemand appelle son ordonnance. Nous comprenons qu'il lui demande quels sont ces hommes. Il se tourne vers nous : « Les obus tombent devant l'abri », nous dit-il ; « ce sont vos soldats prisonniers qui se sont réfugiés ici. J'ai donné l'ordre qu'on les laisse ici pendant le barrage : inutile qu'ils se fassent tuer maintenant. » *** Je me suis réfugié dans un petit abri individuel. Dans d'autres abris, j'entends des Boches qui parlent sans s'occuper de moi. Le lieutenant allemand nous a emmenés par le sentier à travers le 116/118
bois. Il allait très vite; je n'ai pas pu suivre. Alors il m'a fait entrer dans cet abri : « Vous rejoindrez », m'a-t-il dit, « la colonne de prisonniers à Sissonne comme vous pourrez. Un de nos postes de secours se trouve en arrière à moins d'un kilomètre : au besoin on vous ferait transporter. » Il me semble que je fais la relève derrière nos lignes. C'est étrange comme des deux côtés c'est tout pareil. Ceux qui nous ont pris ne sont pas des brutes, il faut que j'ose l'écrire parce que c'est la vérité. J'avais cependant toujours cru que les Prussiens et surtout les régiments de la Garde étaient les plus cruels. Je me souviens pourtant que c'étaient des Bavarois qui, au début de la guerre, avaient sauvagement brûlé nos maisons et achevé nos blessés à Nomény. Dans ce pays que je ne connais pas, il doit y avoir comme chez nous des bons et des mauvais. * Je ne suis plus combattant, je suis prisonnier. J'ai donné mes jumelles, de belles jumelles à prisme à un soldat boche qui me les a d'ailleurs demandées poliment en me répétant avec un gros rire : « Souvenir, souvenir. » Je viens de brûler mes lettres, des plans de secteur et quelques photos d'avions. Je ne crois pas que ça leur servirait à grand-chose, à ceux qui m'ont pris ; ils connaissent aussi bien le secteur que nous. Mais ça m'a fait plaisir de voir se tordre et noircir toute cette paperasse. Il y a quelques années, après les examens, j'éprouvais la même sorte de bonheur à détruire notes et cahiers, une sorte d'allégement de tout mon être, un vertige de joie parce que la bonne petite flamme marquait la fin de l'effort et l'aurore des vacances : « Elles seront magnifiques tes vacances », me contait-elle, « tu verras !... Tu verras comme il fait bon au bord de la mer et comme c'est doux le soir quand la nuit allume des myriades de petites lueurs phosphorescentes qui, de chaque vague, font une conque translucide et nacrée ; quand on n'entend plus que le choc régulier de la lame sur le sable et au loin, la crécelle des hirondelles de mer. » Et maintenant la petite flamme brille encore, et ses dernières lueurs dansent une sarabande audessus des cendres noires, et joyeusement elles grésillent pour me dire : « Vacances, grandes vacances. La guerre, l'horreur est finie pour toi et pour toujours. C'est ta dernière relève ! Dans quelques heures tu n'entendras plus le canon. Tu peux être malheureux, mais cela finira ; tu as la vie et pour toi la paix viendra ! » * Le tir semble se ralentir... Dix heures déjà, il fait très chaud et j'ai soif. Depuis quatre heures ce matin, attaques et contre-attaques se succèdent. Que font-ils les pauvres camarades aux premières ? Pelletier, mon ami, que va-t-il devenir dans son trou d'obus ? Vont-ils penser à lui, ceux qui resteront, en descendant des lignes ? Les premiers vers doivent commencer à onduler dans ses chairs. Si on l'oublie, dans quelques jours il ne sera plus transportable et le régiment qui montera ne le connaîtra pas. Il sentira mauvais, et d'un geste de dégoût, bien vite, on jettera quelques pelletées de terre sur ce macchabée qui empeste ceux qui passent. Une compagnie boche passe devant mon trou. Je ne vois de mon terrier que le bas des grosses bottes qui martèlent les caillebotis : ils vont vers l'avant... Trois paires de bottes de luxe suivent : des officiers probablement. Je crois qu'il serait bon de gagner encore quelques centaines de mètres vers l'arrière avant que les Fritz qui viennent de passer ne fassent déclencher nos barrages. Il faut qu'à tout prix je franchisse la petite crête en face de moi, en faisant un détour pour éviter la corne de bois que nos 210 arrosent d'obus. Cela va allonger mon chemin de cinq cents mètres, mais tant pis, c'est le moment d'être prudent. Bon Dieu l Cette maudite poutre m'a tout de même fait du mal mon pied saigne et j'ai dû 117/118
couper ma chaussure. Il faut me dépêcher pendant que c'est tiède encore, sans quoi je ne pourrais plus marcher. Ce qui m'inquiète aussi c'est la douleur que j'éprouve dans la poitrine. Ça me brûle quand je respire; je viens de cracher un peu de sang, c'est chaud et âcre dans la bouche. Je dois avoir quelques côtes fêlées... Allons, un peu de courage, il est temps de déguerpir si je veux faire partie du même convoi que les camarades. Guerre finie, guerre finie ! J'ai vingt-six ans, je ne suis plus la chair à canon, ça chante en moi, malgré moi. Je m'en vais chez les Boches, mais que sera-ce à côté de l'enfer d'où je sors. D'ailleurs depuis que je les ai vus en liberté dans leurs tranchées et leurs sapes, je m'aperçois qu'ils sont tout pareils à nous. Onze heures. Finies mes notes. Je vais les enfermer dans la doublure de mon pantalon pour qu'ils ne me les chipent pas ; et en avant pour le dernier effort qui me sortira de la zone de mort. Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir !
118/118