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RACISME Héritage et combats L’assassinat d’Emmett Till, en 1955, a galvanisé le mouvement pour les droits civiques. John Edgar Wideman a déterré le dossier de son père, exécuté par la justice militaire en 1945.

et pour cela, il a été battu, torturé, poignets et fémurs brisés, yeux arrachés, plusieurs balles de calibre 45 dans la tête, jeté dans une rivière, un cylindre d’égreneuse à coton de 35 kg attaché par un barbelé à son cou. Le 23 septembre, Roy Bryant et son demi-frère, les deux a ­ ssassins, seront acquittés par un grand jury composé de douze hommes blancs. L’affaire Emmet Till fera date et joua un rôle prédominant dans la création du mouvement pour les droits civiques. Faulkner s’en émeut ; Martin Luther King organise des manifestations auxquelles participe Rosa Parks (celle qui refusa, dans un bus, en 1955, de laisser sa place à un Blanc) ; Bob Dylan signe The Death of Emmet Till ; Emmylou Harris, My Name is Emmett Till ; Kanye West, Throug the Wire ; Melody Gardot chante Preachman ; les poètes Aimé Césaire, David Diop, Marilyn Nelson lui consacrent des sonnets ; les auteurs Richard Powers (Le temps où nous chantions) et Harper Lee (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) s’en inspirent ; le grand dessinateur Arnaud Floc’h lui consacre une émouvante Bd (Emmett Till, derniers jours d’une courte vie). Mais le roman qui sonde le plus profondément ce scandale se nomme Écrire pour sauver une vie, de John Edgar Wideman. L’auteur avait lui aussi 14 ans lorsqu’« une photo du visage mutilé d’Emmett Till fit irruption » dans sa vie. Devenu écrivain, il reprend le déroulé des évènements, l’enquête, questionne sans cesse sa propre hantise, défait puis restaure chaque élément du procès. Il décèle le rôle décisif, lors du procès, des antécédents du père d’Emmett, Louis Till, soldat pendu en juillet 1945 pour meurtre et viols pendant la campagne d’Italie. L’histoire n’a retenu que le sort tragique du fils. Le sous-titre du roman est Le Dossier Louis Till, inscrit l’évènement dans un temps long. À partir des trajectoires de Louis et d’Emmett, mais aussi de sa propre épopée familiale, l’auteur livre son éclairage : le racisme au nom du père, une assignation à mort. Écrire pour sauver une vie, faire revivre ? « Emmett Till est mort. Je ne sais pas pourquoi il ne peut pas le rester, répond-il, les mots sont insuffisants, il est bien trop tard pour n’user que des mots. » Un grand roman au service d’une passionnante archéologie collective et individuelle du racisme.

OPTIONS N° 658 / JUIN 2020

Cela fait longtemps que la littérature s’est saisie du racisme américain : peut-être le pionnier reste-t-il le roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellisson. Le narrateur est « un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides »… mais tout simplement invisible. Plus récemment, et sans que cette liste soit exhaustive, citons quelques romans : Graffiti Palace, d’A.G. Lombardo, place les émeutes de Watts en août 1965 dans un écrin mythologique, son héros n’étant rien moins qu’un Ulysse moderne. Six jours, de Ryan Gattis, narre les cent-vingt-et-une heures sans loi à Los Angeles en 1992, suite à l’acquittement des policiers ayant assassiné Rodney King. Ce cadavre n’est pas mon enfant, de Toni Cane Bambara, revient sur la disparition et le meurtre de quarante enfants noirs à Atlanta de 1979 à 1981. Dis-leur que je suis un homme d’Ernest J. Gaines, dans lequel un jeune Noir illettré est condamné pour avoir tué un Blanc. Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, premier tome de l’autobiographie de Maya Angelou qui fut l’amie de Nelson Mandela et de Martin Luther King. La Couleur pourpre, d’Alice Walker, dénonce les discriminations raciales et sexuelles dans le Sud. Jupiter et moi, d’Eddy L. Harris, décrit les dérapages racistes au temps de l’assassinat de Martin Luther King. Une colère noire : lettre à mon fils de Ta-Nehisi Coates expose qu’« en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage ». The Hate U give, d’Angie Thomas, autant pour les plus jeunes que les plus vieux, donne à voir un policier blanc abattre de trois balles dans le dos un jeune Noir. Autobiographie d’un ex-homme de couleur, de James Weldon Johnson, décrit l’absurdité des assignations raciales. Les auteurs de ces derniers romans sont tous héritiers de James Baldwin et de Toni Morrisson. Si Beale Street pouvait parler consacre définitivement James Baldwin comme un des écrivains américains majeurs, avec une écriture bercée par le blues au goût amer de Strange Fruit chanté par Billie Holiday. Dans Jazz, Toni Morrisson tisse les paroles ancestrales des Noirs aux voix du jazz, aux trompettes d’un Armstrong. Mais le meurtre qui symbolise irrémédiablement le racisme banalisé a lieu en 1955. Emmet Till, 14 ans, part de Chicago, fin août, pour visiter sa famille dans le Mississippi. Le 2 septembre, un train le ramène à Chicago, mais il est mort. Il aurait sifflé une femme blanche

Jean-Marie OZANNE BIBLIOGRAPHIE • John Edgar Wideman, Écrire pour sauver une vie (Le dossier Louis Till), Folio, 2017, 7,40 euros. 45


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