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ÉDITO LA POISSE. J’aurais voulu être un Pro-du-poker, une Championne des échecs, ou le Roi des jeux vidéos... Mais non. Moi, mon truc, c’est le Mille bornes. Lorsque Dieu a choisi mon don, il s’est bien marré : « Lui, il soignera des cancers, elle, sera ministre, et puis lui, ben, et si on lui filait le Mille bornes ? ». Je suis imbattable. Peu importe qui je peux avoir en face, lorsque je pose mon premier feu vert, je sais que je vais gagner. Je peux me faire ruiner au Monopoly en moins d’une minute, ne jamais prouver la culpabilité du Colonel Moutarde, mais quand il s’agit de kilométrages, mon âme s’agite. Pourtant, dans la vraie vie, je n’ai jamais été un conducteur accompli. En 2004, permis en poche, j’enchaîne cinq Renault Cinq en six mois. Accident, panne d’essence, moteur qui lâche, vol de roues... La Poisse, la voici, celle qui ne vous quitte plus, celle qui transforme votre vie en blague, un calembour sans fin, et lorsque j’observe l’ironie de mon parcours, je me dis qu’il faut quand même posséder le goût du running gag pour en apprécier toutes les subtilités. Dans ce numéro de Championnes, on a voulu célébrer la Poisse, la belle Poisse, celle qui nous emmerde, celle qui pimente, parce qu’on ne va pas se mentir : en 2015, elle sera toujours là. En observant les unes de certains magazines, on s’est dit que cela devenait oppressant, cette injonction au
bonheur, au cool, à l’épanouissement. Sérieusement ? Si Saturne vient en gémeaux, alors je vais être riche, et si je vais courir trois fois par semaine, je vais dégager l’odeur d’un gagnant, et si je... Stop. La Poisse déjoue le bonheur, c’est ainsi. Mais si j’ai appris quelque chose, c’est que cette malchance, c’est le grain de sable qui rend la vie si imprévisible. Elle m’a appris à rire, à ne pas croire que tout était tracé, à toujours me battre pour changer. Il y a quelques mois, je suis dans la rue : je vois deux collégiennes qui marchent en riant. L’une d’elles glisse soudain sur une merde de chien. Et tombe dedans. Elle se lève, désespérée. Ça aurait pu être toi, ça aurait pu être moi, c’était clairement l’œuvre de la Poisse. En voyant sa mine contrite, j’avais envie d’aller lui dire : « Ne t’inquiète pas, ça te paraît difficile aujourd’hui, les pigeons s’acharnent à te chier dessus, on raconte ta vie comme une bonne blague, mais toi aussi, un jour, tu trouveras ton Mille bornes. Aie confiance, le meilleur est à venir. » A ce moment précis, quand je m’élance, tel un héros, le mec du premier décide d’arroser ses plantes -m’hydratant abondamment.
JEREMY PRADIER-JEAUNEAU D I R E C T E U R D E L A P U B L I C AT I O N
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JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU Directeur de la publication CAMILLE CALDINI Rédactrice en chef GAUTHIER JOACHIM Directeur artistique NELLY EYRAUD Responsable communication GÉRALDINE GUILLOT Directrice marketing GUILLAUME FERREIRA Responsable digital CLAIRE BESSET Directrice littéraire
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AUTEURS CAMILLE CALDINI / JUUUL IGRECO / D.A.N / XAVIER MITJA PSEUDO-MIROBOLANT / AURÉLIEN JEAUNEAU LONDON CALLING / JPJ ILLUSTRATEURS WILLIAM BRIANT / LAUREN IPSUM MARION PIM´S / VARLIN / ALIZEE DE PIN CAROLINE ELLEHACHE RELECTURE / CORRECTIONS CAMILLE CALDINI / JPJ - SÉRIE MODE FASHION ÉDITOR : COLINE PEYROT PHOTOGRAPHES : MATTHIEU JOFFRES ET JÉRÉMY PRADIER RETOUCHES/DA : GAUTHIER JOACHIM SET DESIGN : AURÉLIEN JEAUNEAU SOPHIE ROMIGUIER ET SOPHIA LAIZEAU - CHAMPIONNES DU MOIS - RETRANSCRIPTION INTERVIEW CHAMPIONNE DU MOIS NICOLLE GUICHARD
ET TOUT ÇA S’EST DÉJÀ MATÉRIALISÉ DANS TES CRÉATIONS ? C’est encore dans ma tête ! J’espère que ce sera une jour une inspiration pour une future collection.
JE SAIS QU’IL EST DIFFICILE DE PARLER DE PROCESSUS CRÉATIF, MAIS PEUX-TU NOUS EXPLIQUER COMMENT TU DIGÈRES CES VOYAGES ET COMMENT ILS ENRICHISSENT TON TRAVAIL ?
SOPHIE
ROMIGUIER LA TROISIÈME CHAMPIONNE DU MOIS
Sophie est créatrice chez & Other Stories. Cela tombe bien, elle va chercher ses inspirations dans ses voyages, des histoires qu’elle coud avec passion. Ce qu’elle porte sur son épaule, c’est un appétit insatiable pour la découverte. C’est pour ça qu’on la suivrait, où elle ira j’irais, fidèle comme un sac à main.
QUEL EST LE DERNIER VOYAGE QUI T’AIT INSPIRÉE ? La Tanzanie ! J’adore voyager en général, mais l’Afrique, c’est dingue !
C’est inconscient. Je ne cherche pas l’inspiration, ça ne marche pas comme ça pour moi. Lorsque je voyage, je me sens libre, je me laisse porter par l’ambiance du pays. La Tanzanie, ce sont des couleurs incroyables, comme c’est une ancienne colonie britannique, ils sont tous habillés en écossais. En au coeur de l’Afrique, c’est à la fois étrange et inspirant.
COMMENT TRAVAILLES-TU SUR TES SACS ? Tout part du concept designer. C’est celui qui pense les prochaines collections, selon la catégorie de produits, et qui décide des thèmes et des grandes directions. Ça peut être le choix d’une matière par exemple. Les sacs, les chaussures, les bijoux constituent les trois plus grosses parties de nos productions, mais il y a aussi les lunettes de soleil, les écharpes, les chapeaux.
QUELLE EST TA FORMATION ? J’ai suivi une filière générale classique au collège, mais j’avais très envie de dessiner, je voulais intégrer une filière artistique. J’ai donc suivi les cours d’une école d’arts appliqués. Ensuite, j’ai fait les Arts Déco de Paris. SUITE P6
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CHEZ TOI, IL Y A UN SENS DE L’ARCHITECTURE DANS L’OBJET. EST-CE QUE TU POURRAIS PARTIR DU SAC POUR ALLER VERS LA SCULPTURE ? Non pas la sculpture ! Si je partais vers l’art, ce serait plutôt vers des éléments graphiques. Je me sens designer, pas styliste. J’aime bien qu’il n’y ait pas la notion du corps. L’objet vit tout seul, il n’a pas besoin du corps pour exister, contrairement au vêtement. Tout le monde peut porter un sac.
AS-TU EU PARFOIS DES DÉCEPTIONS PAR RAPPORT À LA MISE EN SCÈNE CRÉE AUTOUR DE TES OBJETS ? ILLUSTRATIONS DE SOPHIE ROMIGUIER
Pour Championnes
C’ÉTAIT QUOI TON AMBITION ? ET COMMENT A-T-ELLE ÉVOLUÉ ? Je me suis construite petit à petit... A 17 ans, je voulais faire de la décoration d’intérieur. Et puis, progressivement, je me suis tournée vers le textile, pour travailler sur les imprimés et les motifs. J’ai fait ensuite un stage en design d’objet. J’ai tenté les Arts déco, par hasard, puis j’ai intégré l’école en section « accessoires ». J’étais très attirée par la mode et c’était pour moi le lien entre l’objet et la mode ! Je faisais des sacs chez moi depuis l’âge de 12 ans !
C’EST DIFFICILE DE CRÉER DES PIÈCES QUI DURENT ? Oui, aujourd’hui tout va tellement vite... On se lasse très vite des choses. Tout est fait pour que nos envies changent très vite. Alors je crée comme je consomme, énormément... 6
Oui, très souvent, mais à l’inverse j’ai été parfois bluffée.
COMMENT LA MARQUE EST-ELLE STRUCTURÉE ? Le bureau est à Paris. Il y a deux gros ateliers, un à Stockholm, l’autre également à Paris. Les bureaux de production sont à Hong Kong. C’est très chouette de bosser avec des Suédois. Il y a un très grand respect dans le travail. Ils ont compris que tu n’existes pas que pour le travail et que tu as une vie à côté. En fait, ta vie professionnelle est épanouissante si ta vie personnelle l’est aussi. C’est le mélange des deux qui fait que tu peux être bon.
POUR REBONDIR SUR TA VIE PERSONNELLE... TU VIENS DE TERMINER LA DÉCO DE TON NOUVEL APPARTEMENT. IL Y A UNE MISE EN SCÈNE DE L’OBJET RARE, UN PEU SINGULIER... UN PEU COMME DANS TES CRÉATIONS, NON ? En effet, le mélange est très important pour moi, le mélange des inspirations, des matières, des couleurs ... L’objet avec son histoire prend alors toute sa dimension. C’est aussi une création que de mixer les choses !
EST-CE QUE TU N’ES PAS FRUSTRÉE QUE LES PRODUITS SUR LESQUELS TU TRAVAILLES N’AIENT PAS VRAIMENT LE
TEMPS D’EXISTER, CAR ILS SONT TRÈS VITE REMPLACÉS PAR DE NOUVELLES CRÉATIONS ? Non, pas du tout, car on a la chance de pouvoir travailler avec des histoires, des concepts. Il n’y a pas quelqu’un qui ne nous connaît pas qui viendra piocher les sacs au hasard et qui en fera une collection sans cohérence. Et c’est le cas pour de nombreuses marques qui n’ont pas de véritable ligne directrice. Nous, nous avons une histoire à raconter, un fil rouge et ça c’est hyper important. En fait, la plus grosse contrainte n’est pas le temps, mais le prix, car nous devons rester compétitifs.
C’EST QUOI POUR TOI UNE CHAMPIONNE ? Je dirais qu’une championne n’est rien sans son champion. Si tu n’as pas ton âme sœur, tu as tes amis, mais nous ne sommes pas seuls dans la vie : une championne est plurielle !
JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU FONDATEUR ET DIRECTEUR ÉDITORIAL
NELLY EYRAUD CO-FONDATRICE ET DIRECTRICE DE L A COMMUNICATION
Plastique et multiple, Jérémy est comme les Spice Girls : plusieurs championnes en lui réunies. Ce magazine est une manière de réparer le trauma causé par le départ de Geri.
Ses bulletins de notes porteur de l’appréciation « trop de bavardages », depuis la classe de CP, font d’elle la personne idéale pour mettre en place et coordonner la communication de championnes.
GÉRALDINE GUILLOT CO-FONDATRICE ET DIRECTRICE MARKETING Son école de commerce lui a appris pleins de choses, certes. Mais c’est durant ses voyages, dans les bars ou dans les livres qu’elle a appris qu’elle était une championne. GUILLAUME FERREIRA RESPONSABLE DIGITAL Joignable dès 17h, ce jeune chevelu se faufile tel un contorsionniste dans les internets. Guillaume vit sans la moindre éthique et il aime ça.
GAUTHIER JOACHIM CO-FONDATEUR ET DIRECTEUR ARTISTIQUE Après une longue période occupé à photoshopper de la cuisse de championne, Gauthier a enfin trouvé un endroit où réveler celle qui sommeillait en lui. CAMILLE CALDINI RÉDACTRICE EN CHEF Journaliste pour ne pas être prof. Hyperactive sur les internets pour France télévisions. Directrice des trucs écrits de la revue illustrée lyonnaise L’Ogre. Championne débutante .
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DYS #3
La troisième nouvelle du recueil DYS
EVA BESTER
Dans la chauffeuse de Championnes.
CLOPE #11 MODE CHOUPETTE Chronique culturelle
FRANGLAIS Une chronique Lifestyle
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Life with a Championne
LA POISSE Dossier thématique
BRUNCH
Un dessin humoristique de Caroline Ellehache
HOLIDAY A quoi ressemble l’intérieur d’une championne
LE DÉTAIL Texte de Camille Caldini
IT MACHINE Dessin de mode
FOB
Le questionnaire femme-objet.
CONGÉS RAYÉS NO WAY
Chronique de Juuul
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D’UN ARTICLE JAMAIS PUBLIÉ Chronique de D.A.N
QUAND MÊME
Chronique de JPJ
GÉRALDINE DORMOY Dans la chauffeuse de Championnes.
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LOVE ME TINDER Un dialogue d’Igreco.
LIKE A GHOST
Série de photos
NOM D’UNE T R O U P E #3 Suite de la chronique théâtrale
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T’EN PENSES QUOI ?
Avec Eva Bester
IT’S COMING KAST
Musique
MUSCLES #3 PECTORAUX
Une nouvelle de Caroline Ellehache
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DYSFONCTIONNEMENT Dys : préfixe exprimant l’idée d’une anomalie. «Dys», c’est le grain de sable dans le rouage, la macule sur le chef-d’oeuvre ou le couac dans la symphonie. Dys, c’est aussi un recueil de dix nouvelles disséminées sur dix mois sur Championnes (bientôt disponibles sur disquettes). TEXTE DE PSEUDO-MIROBOLANT DIRECTION LITTÉRAIRE DE CLAIRE BESSET
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ELLE A AUSSI MAL QUE MOI.
C’était un samedi matin. La nuit avait été courte et notre discussion, bien longue. Tu avais le visage bouffi et les yeux rouges, mes cheveux avaient blanchi en quelques heures. Nous avions déroulé le fil de notre histoire, disséqué chaque instant de notre vie commune, depuis la première plaisanterie maladroite qui t’avait froissée sans que tu n’oses rompre le charme, à la grande, la terrible dispute qui nous avait menés là. Les mots que je disais en trop, les gestes que j’oubliais de faire… Mais était-ce bien une raison pour rentrer si tard ? Et moi, n’avais-je pas droit à un peu de confiance, après tout ce que nous avions partagé, après tout ce que je t’avais confié ? Du partage, mais quel partage ? Voilà des semaines que chacun comptait les points ! Puis nous avions essayé d’analyser la situation : c’est ceci qui a entraîné cela, alors j’ai réagi ainsi, et toi tu l’as compris autrement… Mais après des heures de reproches mutuels, je dois bien avouer que je ne savais même plus de quoi nous parlions, je n’avais aucune idée de là où la conversation allait. Alors nous avions pris des résolutions, des « promis je ne te dirai plus », des « et moi je ferai toujours », et des réorganisations en tous genres de notre quotidien. Toutes s’étaient perdues dans l’obscurité. Nous avions fini par nous endormir, quelques miettes d’un demi-sommeil. Chacun à l’extrémité d’un lit si longtemps trop petit, soudain immense, retenait sa respiration. J’espionnais ton souffle, guettant le moment où je pourrais savourer ma victoire : « Elle dort, si ça n’est pas la preuve de son indifférence… Je l’aime plus qu’elle, c’est évident. » J’exultais encore lorsque je sombrai.
NOUVELLE / DYS #3
C’était un samedi matin ; tu étais déjà levée, une tasse de thé devant toi, tu m’attendais. Tu as levé les yeux vers moi, et tu m’as dit : « Il y a comme un dysfonctionnement, là, non ? » Je n’ai pas voulu comprendre, alors j’ai haussé les épaules, et je suis parti. C’était un samedi midi. Je pensais bien me comporter depuis des semaines, je pensais être mieux que bien, il n’aurait pas été exagéré de dire que j’étais parfait. J’appliquais à la lettre toutes les requêtes que tu avais formulées au cours des précédents mois. Je rangeais chacun de mes livres, je fermais toutes les portes, j’éteignais systématiquement la lumière en sortant, je n’utilisais plus ta brosse à dents, faisais avec toi le ménage, les courses, la vaisselle. Je soutenais la conversation, je m’enquérais de tes journées, je t’écoutais ; et tu ne répondais pas. Depuis des semaines, tu t’obstinais à fermer ton visage, tu avais construit un mur, immense, glacé, imprenable. Tu ne m’approchais plus sauf le matin, où tu claquais indifféremment tes lèvres sur mon épaule, mettant un point d’honneur à ne rien avoir à te reprocher. Tu ne me parlais plus, je ne savais plus rien de toi, mais lorsque je t’interrogeais, tu grognais toujours un semblant de réponse, ne laissant aucune question sans retour. Tu t’étais faite fantôme, une ombre sur mon foyer ; j’attendais l’orage.
PSEUDO MIROBOLANT Fonctionnaire le jour, féministe la nuit, PseudoMirobolant excelle au démineur et dans la cuisson du rôti de porc. Parfois, elle écrit.
CLAIRE BEUSSET travaille dans l’édition, où elle fait de tout, de la chasse aux coquilles au calage des hirondelles. Claire aime le Pays Basque et Berlin, les Big Mac et les graines germées, se lever tôt et chiller.
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« Tu t’étais faite fantôme, une ombre sur mon MAMAN DITj’attendais TOUJOURS QUE foyer ; QUAND JE ME FAIS MAL, l’orage »
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NOUVELLE / DYS #3
J’étais censé faire quoi, je n’en savais rien. Je n’en savais foutrement rien. J’aurais voulu te mettre en bouillie, toi et ton air clos, te réduire à néant ; c’est au milieu d’un repas sans âme que j’ai lâché, sans quitter ma soupe des yeux, Va te faire foutre. C’était un samedi midi, et tu m’as dit : « Je suis malheureuse, bordel ». J’étais en colère ; j’ai quitté la table, et je suis parti. C’était un samedi soir. Chez tes amis, tu avais été si vivante, si présente et si drôle. Je t’avais bue des yeux ; depuis notre arrivée, tu étais animée. Je voyais à nouveau la femme que j’avais rencontrée, la femme vivante, réactive, drôle à en mourir. Je redécouvrais ta vie, et toutes ces anecdotes que tu ne m’avais pas racontées, pourtant je t’avais donné mille occasions de les partager. Cette réunion surréaliste où ton chef était devenu hystérique, la réaction de chacun, Daniel qui se cache derrière son grand nez, et la toute petite Josette qui avait quitté la pièce en claquant la porte… Tu les imitais tous, c’était si vivant ; hier encore je t’avais demandé comment s’était passée ta journée. « Comme d’habitude », une fin de nonrecevoir. Tu racontais si bien, avec cet humour méchant et dévastateur qui m’avait séduit, je me suis souvenu pourquoi. Mais je ne savais toujours pas comment, comment nous allions faire pour continuer. Tu tourbillonnais et eux riaient aux éclats ; moi j’étais seul. Seul quand tu faisais le pitre pour les autres sans m’adresser un regard. Seul parmi tes amis, qui d’entre eux savait quel visage tu pouvais m’opposer dans l’intimité, comme tes yeux s’éteignaient aussitôt qu’ils se posaient sur moi ? C’étaient tes amis, jamais ils n’auraient imaginé. À leurs yeux, nous n’avions pas changé, joli couple amoureux, et puis je te dévorais du regard. Pourtant, imperceptibles pour le reste du monde, je sentais les quelques millimètres qui nous séparaient sur le canapé, le bras que tu tenais sagement contre toi, alors qu’il t’aurait été tellement plus confortable de le laisser pendre contre moi. La soirée a passé, les couples ont filé petit à petit, seule ton amie célibataire avait décidé de rester dormir ; nous aurions dû rentrer aussi.
C’était un samedi soir, tu m’as demandé : « Qu’est-ce qu’on fait, nous deux ? » J’étais tellement triste ; je me suis tu, et je suis parti. C’est samedi. Je me suis réveillé d’excellente humeur, la semaine a été très bonne… Je suis surtout fatigué de notre guerre. C’est ainsi, et j’ai simplement eu envie de profiter. Je voudrais me souvenir de toi qui chantes tellement faux sous la douche, toujours des comptines de ton enfance. Je voudrais que nous prenions une douche ensemble, râler parce que ton eau est trop chaude, puis que tu me mettes rapidement dehors en adoptant un air de chien battu pour me signifier ta peine… Notre rituel amoureux. Tu ne t’es pas lavée. Je voudrais faire une promenade avec toi et t’entendre grommeler parce que tu aurais mal aux yeux, aux jambes, et puis tu ferais bien une petite sieste, ajoutant une plainte à chaque pas, sans crainte aucune du ridicule… Je suis sorti seul, tu n’as pas envie de marcher. Puis j’ai eu beau plaisanter, me démener, tu n’as pas levé les yeux de ton livre. Je suis désormais ton fantôme. C’est le printemps, j’ai ouvert les fenêtres et l’air frais aurait dû nous aider à respirer, enfin. J’ai cuisiné toute la journée, tu as senti mes aubergines farcies, celles que tu adores depuis que je te les ai fait découvrir. Tu n’as pas faim, alors je dîne seul. Je suis à table, toi dans mon dos sur le canapé et je te dis Tu me manques, Sarah. Tu n’as pas voulu comprendre, es-tu triste ou en colère ?
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« Je sentais les quelques millimètres qui nous séparaient sur le canapé, le bras que tu tenais sagement contre toi. »
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C’est samedi, et tu es partie dans la nuit.
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I L L U D E W.B R I A N T
William est un jeune graphiste, qui aime naturellement le lettrage, et Jessica Walsh.
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EVA BESTER
Son urgence de rire nous a contaminés. Mais le mieux encore est d’écouter sa voix pour imaginer la façon délicieuse avec laquelle elle a répondu à nos questions. PAR JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU
JPJ : SI CÉLINE SCIAMMA DEVAIT RÉALISER LE BIOPIC D’EVA BESTER, ÇA RACONTERAIT QUOI ? EB : Je ne sais pas… Mais j’aimerais être jouée par un pancake.
JPJ : (RIRES) POURQUOI ? EB : Parce que ça me fait rire !
JPJ : COMMENT DÉFINIS-TU TON MÉTIER ? EB : Je suis journaliste.
JPJ : POUR MOI, TU ES UNE ANTIQUAIRE, TU « CHINES À L’ŒIL ». LES GRANDS MARCHANDS SONT CAPABLES DE DÉCOUVRIR LA PIÈCE EXTRAORDINAIRE DANS UN DÉPOTOIR. TU N’ES PAS UNE ANTIQUAIRE DE MEUBLES, MAIS DE PÉPITES CULTURELLES.
DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
Interviewer un espoir du journalisme culturel est une expérience en soi : en effet, quoi de mieux pour la première fois que l’on met les pieds à Radio France qu’un incendie ? Arrivé dans le hall de la radio, Eva descend, et me dit “tu n’as pas peur de mourir dans un feu ?” Je réponds non. “Très bien, on monte”. De son propre aveu, Eva Bester a “une urgence de rire”. C’est peut-être pour cela qu’elle anime son émission tous les dimanches, “Remède à la mélancolie”. C’est peut-être pour cela que l’on parie autant sur elle. Parce qu’elle n’a pas peur de se vautrer dans la grande décadence, et surtout parce qu’elle n’a pas peur d’en rire, même froidement.
EB : C’est gentil de dire ça… La bibliothèque est mon amant le plus fidèle. C’est le paradis… Mon lieu idéal c’est n’importe quelle bibliothèque.
JPJ :QUELLE EST PLUS BELLE BIBLIOTHÈQUE QUE TU AIES VU ? EB : Je n’en ai pas vu beaucoup de belles… Il y a des librairies inouïes dans le monde entier que j’aimerais voir, notamment une à Porto, qui a l’air sublime. Mais je m’en fous un peu que les bibliothèques soient belles. Lorsque tu y vas, tu te plonges dans les rayons, tu furètes, tu vois quelque chose et… ça y est ! Il se passe quelque chose. Pour moi c’est viscéral, un plaisir sensoriel.
JPJ : AVEC COMBIEN DE BOUQUINS TU EN SORS, AU MAXIMUM ? Je repars toujours avec le maximum, c’est horrible. J’ai encore des cartons de livres chez des amis, que je n’ai
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
U N E C H A U F F E U S E E S T U N FA U T E U I L B A S Q U E L’ O N P L A C E S O U V E N T P R È S D U F E U, DANS LEQUEL ON S’ASSIED POUR LIRE, R E G A R D E R U N F I L M , U N E S É R I E , O U PA P O T E R . C’EST DANS CE CONTEXTE CHALEUREUX QUE CHAMPIONNES INTERVIEWE DES PERSONNALITÉS QU’ON AIME, QUI NOUS I N S P I R E N T, N O U S Q U E S T I O N N E N T. O N E S T B I E N, L À .
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pas récupérés, je suis en deuil ! Ce qui est super dans les bibliothèques, ce sont ces ouvrages très vieux que tu ne trouverais nul part ailleurs, que tu fais revivre, en parlant… Dans les librairies, hélas, il y a souvent le principe de l’offre et la demande, les dernières nouveautés. Molat, à Bordeaux, est très pertinent, parce que cet endroit a réussi le tour de force d’être une grande librairie et d’être authentique. J’adore les libraires et les éditeurs.
JPJ : POURQUOI TU N’ES PAS PARTIE VERS L’ÉDITION DU COUP, PLUTÔT QUE LA RADIO ? EB : Parce que l’édition c’est encore autre chose. 60% de la planète souhaite sans doute être écrivain, ou mannequin ou chanteur, et les éditeurs reçoivent à longueur de journée des manuscrits très mauvais… Soudain, ils trouvent une petite pépite. Ça me déprimerait je crois… J’ai la chance de pouvoir lire toute la journée de bons ouvrages et mettre de côté ce qui ne m’intéresse pas. Et puis la radio me permet d’être pluridisciplinaire.
JPJ: ÇA PARAÎT PARADOXAL D’AIMER À CE POINT LES BIBLIOTHÈQUES ET DE PRATIQUER UN MÉTIER DE PAROLES, NON ? EB : J’adore bavarder ! Je suis très bavarde, et surtout je m’intéresse à tout le monde. On peut me mettre dans une pièce avec n’importe qui, j’ai envie de lui poser des questions. D’ailleurs, j’espère ne pas être impudique…
JPJ : C’EST QUOI LA “MÉTHODE BESTER” POUR DÉBUSQUER DES OEUVRES ? EB : Je ne peux pas dire « je suis d’une curiosité incroyable » parce que ça paraîtrait ridicule, mais je suis quand même curieuse de tout, c’est presque faustien ! Peut-être pas le tuning... Je ne peux jamais m’arrêter : si j’aime un livre, je vais avoir besoin de lire tout ce qu’a écrit le mec. Je vais voir qu’il s’est acoquiné avec untel, donc je vais me mettre à lire untel. Ou sinon, si on me 16
dit quelque chose qui m’intéresse, je le note, je vais faire la démarche d’aller vers ça, me l’approprier. Je passe vraiment ma vie à me nourrir de bibliothèque et de Coca-cola. Ma vie avec les livres prend plus de place et de temps qu’avec les gens. Je suis très solitaire… J’aime la compagnie, mais je suis très solitaire… Je pense que les livres peuvent sauver les gens de l’existence, de « l’inconvénient d’être né », comme dirait Cioran. Je m’ennuie rarement, je peux passer des heures à découvrir des choses. Il n’y a pas vraiment de méthode : soit on est curieux, soit on ne l’est pas.
JPJ : ON POURRAIT DIRE PEUT-ÊTRE QUE TA MÉTHODE EST LA SÉRENDIPITÉ ? EB : Ça m’arrive très souvent à la bibliothèque. Parfois sur internet aussi, dans une moindre mesure. Je ne suis pas très encline aux réseaux sociaux. C’est l’un des redac chef de Slate, à qui je venais de rendre un article, qui m’a vivement recommandé d’avoir un compte Twitter car mes chroniques étaient un peu éparpillées entre la télé, la radio, la presse, et c’était une bonne façon de tout rassembler. En ce moment, je twitte les invités que je reçois ou les liens pour réécouter le podcast. Je me suis dit que ça ne devait pas intéresser grand monde.... Puis un jour je n’ai pas twitté, des followers m’on dit « ben alors, où est l’émission ? ». Du coup je twitte systématiquement le lien du dernier “Remède à la mélancolie”. Je ne raconte jamais de choses qui me concernent, c’est un contrat que j’ai passé avec moi-même. J’ai peur des réseaux sociaux je pense… Je trouve cela un peu impudique. Un rapport auquel je ne suis pas vraiment habituée, comme si on connaissait les gens alors qu’on ne les connaît pas du tout. Je suis old school ! J’aime rencontrer les gens « en vrai », bavarder pendant mille ans, se dire « ah tiens, tu as lu ce livre ? » C’est exactement ce que je fais dans l’émission. Je recrée ce que j’aime dans la vie.
JPJ : PARADOXALEMENT, TU AURAIS PRÉFÉRÉ FAIRE CETTE INTERVIEW PAR TÉLÉPHONE ? EB : Ce qui me gêne, c’est que tu enregistres tout.
ILLU DE EVA BESTER Pour Championnes
JPJ : TU AURAS VALIDATION DU TEXTE FINAL. EB : Ça c’est gentil, tu n’es pas obligé.
JPJ : CHAMPIONNES N’EST PAS UN MAGAZINE QUI PIÈGE SES INVITÉS. L’IDÉE EST DE PARTAGER DES DISCUSSIONS AVEC LES LECTEURS. SINON… TU ÉTAIS QUELLE TYPE D’ÉLÈVE À L’ÉCOLE ?
Médicis où j’organisais des festivals de films... J’ai appris plein de choses.
JPJ : CULTURELLEMENT, C’ÉTAIT INTENSE ? EB : Disons qu’en terme de beauté, c’était extraordinaire. J’ai eu un coup de foudre pour Rome, et je crois que la Villa Médicis est un des plus beaux endroits du monde.
JPJ : ET LA FAC ENSUITE ?
JPJ : J’AI LU UNE INTERVIEW OÙ TU DIS TE SENTIR APPARTENIR AU XIXÈME SIÈCLE. TU ES PLUTÔT DÉBUT XIXÈME, PRONAPOLÉONIENNE, OU FIN XIXÈME, T’ENCANAILLANT AVEC MAUPASSANT ET LES DEMI-MONDAINES ?
EB : J’ai été à Paris-3 et Paris-4 en anglais, en me spécialisant dans la littérature décadente, et j’ai écrit un mémoire sur Oscar Wilde. Puis je suis passé par la Villa
EB : (rires) Je préfère les cocottes ! Ce que j’aime à cette époque, c’est qu’il y avait cette joie de vivre et une vraie décadence dans la fête et la déglingue, en même
EB : Pas terrible… mise à part la rédaction et les langues qui me passionnent, j’étais plutôt au fond de la classe à dormir ou bavarder. Je n’ai pas tellement brillé durant ma scolarité.
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«Ce qui est subversif aujourd’hui, c’est d’être gentil.» temps qu’une grande profondeur. J’adore les relations entre les écrivains à cet époque ! Huysmans était le pote de Zola, mais après « A rebours », Zola lui dit « mais qu’est-ce que tu fous ? Tu trahis tout le naturalisme ! ». Du coup, ils n’étaient plus amis. Ne le mets pas tel quel, je ne suis plus sûre de l’anecdote d’un coup...
JPJ : JE VAIS DIRE UNE BÊTISE POUR QUE L’ON SOIT QUITTE : TU NE TROUVES PAS QU’”A REBOURS” EST LE LIVRE D’UN CHICHITEUX QUI PASSE SON TEMPS À COMMENTER SA DÉCO ? EB : C’est un de mes livres préférés !
JPJ : ET MERDE… EB : Je comprends tout à fait que l’on s’ennuie avec ce livre. J’adore ce côté précieux, décadent, symboliste, j’imagine toujours un homme empoisonneur dans la cave d’un château, très efféminé et qui fait plein d’orgies avec des cernes verdâtres, qui chante, un érudit sur la poésie, et qui danse, qui est lascif…ça me fait rêver (rires).
JPJ : TU AS UN NIJINSKI QUI SOMMEILLE EN TOI ALORS ? EB : Oh mais j’adore Nijinski ! Les dessins des ballets russes d’ailleurs sont très beaux… Ils pourraient illustrer un livre de Wilde. 18
JPJ : DANS TES “GOURMANDISES”, ŒUVRE APRÈS ŒUVRE, IL Y A UNE GRANDE THÉMATIQUE QUI REVIENT : LA MORT ET UN GOÛT POUR LE MACABRE. TU EN PENSES QUOI ?
EB : La représentation du macabre et de la mort, c’est beau, c’est un objet littéraire en soi. Ça me fascine, c’est sans doute mon côté gothique, pas vernis à ongles noirs et piercings, gothique au sens XIXème. Il y a une volupté dans le macabre, quand elle est mise en scène dans l’art fin de siècle. Mais si tu mets un cadavre devant moi, je ne suis pas certaine de rester dans la pièce !
JPJ : TU ES UNE FINE OBSERVATRICE DES AUTEURS QUI SE DÉTRUISENT : PLUS ILS SONT ABÎMÉS, PLUS ILS SONT STYLISÉS, PLUS TU LES APPRÉCIES ? EB : J’ai beaucoup de tendresse pour ce genre de personnages. Pour moi, ce sont des gens qui souffrent, des épaves flamboyantes. Comme Dorian Gray… Tout le long du livre j’ai envie de le gifler. Celui que j’aime dans le livre, c’est Lord Henry, ce dandy très drôle, cynique, même si je pense que c’est un enfoiré. Alors que Dorian Gray, c’est une chochotte qui voudrait rester beau toute sa vie, je le déteste. Je l’aimerais en realité s’il était comme sur son tableau : pleins de vices, de vers de terre qui rampent sur son visage. Et en même temps il a aimé, on a envie de le prendre dans ses bras... Si on enlève les vers de terre bien sûr. Cependant, les gens qui ne se détruisent pas ne sont pas ennuyeux non plus. Peutêtre que ce qui est subversif au final c’est de ne pas boire, ne pas fumer… la clope et l’alcool sont des fuites. C’est terriblement courageux de ne pas se déglinger, d’être là : c’est terrifiant d’être là. En ce moment, j’essaie d’être là. Je ne suis pas si j’y parviens,
JPJ : COMMENT MUSCLES-TU TA MÉMOIRE ? EB : Je ne suis sûre que la mémoire soit un muscle, j’ai toujours eu une bonne mémoire. J’apprends des langues, je lis beaucoup… mais si tu savais tout ce que j’ai lu et que j’ai oublié. J’ai l’impression de tout oublier ! Quand je retombe sur quelque chose, je me dis « c’était génial ! Pourquoi j’ai oublié ?» et je suis furieuse contre moi.
JPJ : QUAND TU ES CHEZ TOI, AVEC TES QUINZE LIVRES SUR TA TABLE DE CHEVET, TU RESSENS CE MOMENT D’ANGOISSE POUR CHOISIR LEQUEL DÉVORER ? EB : Oh oui ! Ça m’est même déjà arrivé d’annuler un dîner pour continuer un livre passionnant...
JPJ : ET LE DERNIER GRAND ÉCART CULTUREL QUE TU AIES FAIT ? EB : J’aime les dessins animés, et ensuite je peux lire un ouvrage de Nietzsche, même si au final je préfère sans doute le dessin animé ! Mon rêve c’est d’écrire un dessin animé. J’ai lu aujourd’hui le livre qu’a sélectionné Jacques Bonnafé pour l’émission, et j’ai enchaîné avec une épisode de South Park.
JPJ : LA CULTURE EST-ELLE TOUJOURS SUBVERSIVE POUR TOI ? EB : Non, pas trop.
JPJ : ET LE “PLUG ANAL” * ? EB : J’ai trouvé ça plutôt triste les réactions autour. C’était moche en effet, mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui on fait un scandale de tout. Alors, est-ce que l’art est toujours subversif, je ne suis pas certaine. Ce qui est subversif aujourd’hui, c’est d’être gentil et d’assumer d’être profond et sensible. J’ai l’impression que c’est cela le tabou ultime. On est toujours dans un semblant
d’indifférence, une injonction du cool très fatigante qui empêche d’être heureux. Ce n’est pas à la mode de dire à quelqu’un qu’on l’aime. *(installation de Paul McCarthy Place Vendôme en octobre 2014, ndlr)
JPJ : LES ADOLESCENTS SE DISENT SANS CESSE QU’ILS S’AIMENT, DE MANIÈRE PRESQUE VIOLENTE, SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX. EB : Ce n’est pas pareil que d’être dans une pièce avec la personne, sans public autour. Je dirais par exemple que c’est la raison pour laquelle je ne souhaite plus inviter de politiques. Déjà, parce que lorsqu’on invite un politique, il faut équilibrer les parties, ce qui fait qu’on est complètement tributaire des personnalités disponibles à ce moment-là, ce ne sont plus des gens que l’on choisit d’inviter. Ensuite, et surtout, les politiques ne se livrent jamais, donc ça ne m’intéresse pas.
JPJ : TU PENSES QUE TON ÉMISSION A LE POTENTIEL DE POUVOIR TOUCHER TOUT TYPE DE PUBLIC ? EB : Je crois que les plus beaux compliments que l’on puisse me faire c’est ceux qui me disent « je ne lis jamais, et la dernière fois vous avez parlé d’un livre, j’ai eu envie de le lire ». Ma mission est accomplie, vulgariser le savoir sans le rendre vulgaire. Ouvrir le savoir, arrêter de le cloisonner, ne plus croire que c’est élitiste. C’est avant tout une question d’outil : est-ce qu’on a eu les outils ou pas ? Il suffit de leur donner une clef pour qu’ils accèdent au savoir. Comme moi au final… Je n’ai pas fait de grandes études, quand je parle par exemple de philosophie dans l’émission, parfois il y a des concepts que je n’ai jamais étudié de ma vie, alors je suis larguée. Si je vais sur des sites d’érudits pour comprendre ce concept, je n’y vois pas plus clair. Je vais sur des sites de vulgarisation, je les compare, et j’obtiens ainsi les outils pour me l’approprier comme je peux, et pouvoir enfin le transmettre aux auditeurs grâce à l’invité. On a eu André Markowicz, qui est génial, illuminé, passionné par son art
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
qui pourrait paraître élitiste. Mais il a réussi à parler de Tarkovski, de Dostoïevski en étant le plus accessible au monde, et ça pourrait donner envie à n’importe qui de découvrir ces auteurs.
JPJ : TU PEUX NOUS CONSEILLER UNE ŒUVRE QU’ON PEUT SE PLAIRE À DÉTESTER ? EB : Je ne sais pas… J’ai du mal avec Tarkovski !
JPJ : ÇA JE PEUX COMPRENDRE ! EB : (Rires) Ou sinon… je pensais à Zola. Je trouve que c’est un sadique. (rires)
JPJ : AU FAIT, J’AI ENVIE DE TE RÉCONCILIER AVEC SHAKESPEARE… EB : Mais j’aime Shakespeare !
JPJ : DANS UNE INTERVIEW TU DIS QU’IL TE FAIT TROP PLEURER, C’EST AUSSI UN IMMENSE AUTEUR COMIQUE ! EB : Je suis d’accord ! Mais le Roi Lear quand même… c’est très triste.
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JPJ : C’EST QUOI POUR TOI UNE CHAMPIONNE ?
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EB : J’admire énormément Frida Kahlo. Pour moi, une championne est fidèle à elle-même et qui va surtout dans les endroits qui lui font peur. Parce que je pense que lorsque quelque chose te fait peur, ce n’est pas anodin. Le courage, c’est d’avoir peur et d’y aller quand même ; c’est sans doute cela qui définit le mieux une championne.
JPJ : ET FRIDA KAHLO A ÉTÉ JUSQUE LÀ D’APRÈS TOI ? EB : Frida Kahlo est géniale ! Elle a dit à tout le monde “je vous emmerde”, elle est arrivée comme une cowboy devant Diego Rivera… Elle était complètement libre et en accord avec elle-même. Une championne est affranchie.
JPJ : DERNIÈRE QUESTION : AURIONS-NOUS PU ÊTRE AMIS DANS LA VRAIE VIE ? EB : Je ne sais pas, peut-être, l’amitié ça prend du temps… c’est la fausse vie, là ?
JPJ : EST-CE QUE CE N’EST PAS ÇA, L’ESSENCE DE LA VRAIE MÉLANCOLIE : QUELQUE CHOSE QUI AURAIT PU ÊTRE, MAIS QUI N’EST PAS ? EB : Si… mais ça me fait de la peine. Pourquoi ne serions nous pas amis ? On ne sait pas. Si la personne le pense, c’est son drame, pourquoi le dire à l’autre si ce n’est pour faire mal ? C’est ce qu’il y a de plus mélancolique, mais c’est ce qu’il y a aussi de plus enfoiré. Pourquoi le dire à quelqu’un ? C’est dégueulasse !
ILLUSTRATION : BRUNCH WEARETHECHAMPIONNES.COM
BRUNCH
TOUS LES DIMANCHES, UN DESSIN DE CAROLINE ELLEHACHE À DÉCOUVRIR SUR WWW.WEARETHECHAMPIONNES.COM 21
IT MACHINE
IT MACHINE Hello est une it girl comme les autres. Les marques et le public en raffolent. Le seul souci, c’est qu’il y a 6 mois, elle s’appelait Elodie, vivait pieds nus dans un village de pêcheur au Sénégal, et se disait altermondialiste. Du haut de ses escarpins qui lui écorchent les pieds, elle ne se souvient pas comme elle a pu passer de l’un à l’autre. ILLUSTRATION : MARION PIM’S TEXTE : JPJ
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MARION PIMS Marion Pim’s c’est : une inspiration intuitive, une vision haute en couleur, une impulsion soudaine.
TOUS LES DIMANCHES, UN DESSIN DE MARION PIM’S À DÉCOUVRIR SUR WWW.WEARETHECHAMPIONNES.COM 22
“Choupette est la Zahia des chatons” : selon sa page Wikipédia, elle serait née le 19 août 2011. Ce qui nous heurte le plus dans cette phrase, ce n’est pas tellement que la spoiled pussy possède une page wiki, mais l’injustice ambiante de la toile : Nabilla se fait supprimer sa page (alors qu’elle capitalise son capital vagin avec ardeur et pulsion meurtrière), tandis que Choupinette est célébrée sur le world wide web. Rude.
CHOUPETTE Texte de Jeremy Pradier-Jeauneau
T’ALLUMES J’ai fait un rêve : j’étais sur les genoux de Karl Lagerfeld. Il passait sa main baguée dans mes poils, me grattait. Il dessinait quelque chose, probablement une invitation, et moi, moi, je ronronnais, j’étais si heureux. Au placard Garfield, Grumpy Cat, Tom ou Jerry (on ne sait plus lequel des deux est le chat), et autres minets, place à la boule de poils la plus hype de la planète : CHOUPETTE. Sa vie son oeuvre. Certes son nom résonne comme une insulte : comment peut-on se nommer comme un caniche et devenir la reine de Sheba ? Pour dire je t’aime. Mais Choupette est l’animal de compagnie de Karl Lagerfeld, patron vénéré de Chanel. Et d’ailleurs du monde de la mode. Dieu presque vivant. Et ce maître illustre te pose tout de suite la prestance d’un chat. Toi ton chat, c’est un plouc. Désolé. Mais sa chatte à lui, c’est la nouvelle Kate Moss. .
À l’origine, selon la même source, Choupette serait la fille de Baptiste Giabiconi. Mais si, le célèbre chanteur, le nouveau Brassens. Lors de fêtes de Noël, notre jeune performeur, abandonne sa progéniture et la lègue à son ami Karl. Et le directeur artistique l’adopte immédiatement, un vrai coup de foudre. Par conséquent, Choupette est rapidement devenue la chatte la mieux entretenue du cosmos.
J’ÉCRASE “Choupette ce n’est pas vraiment la femme Chanel. Elle serait plutôt du genre Jean Harlow”. On me glisse dans l’oreillette une intox de ma part. Nabilla détient toujours une page wiki, et Choupette ne semble pas avoir de page en français. Balle au centre, voilà nos valeurs républicaines d’égalité confortées. Je sais, l’histoire de Choupette était bien nécessaire, et méritait pleinement une bouffée culturelle. L’intégrité de nos choix éditoriaux reste intacte, ne vous en déplaise. Mine de rien, la chatte aurait réussi un coup de force incroyable : par sa mine contrite, un peu hautaine, et son glamour évident, l’animal a fait de Karl le King du Lolcat. Rien que ça. Comme quoi, Lagerfeld absorbe les tendances, les digère, et paf, il recrache la hype. On peut dire avec délectation que les pelotes de réjection de Lagerfeld valent de l’or. Alors que les miennes, ben, bof, elles sont justes dégueulasses. C’est si bon.
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CLOPE
CLOPE #11
JE FUME
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A LIFE WITH A CHAMPIONNE FASHION ÉDITOR : COLINE PEYROT PHOTOGRAPHES : MATTHIEU JOFFRES ET JÉRÉMY PRADIER RETOUCHES/DA : GAUTHIER JOACHIM SET DESIGN : AURÉLIEN JEAUNEAU
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SAC SOPHIE ROMIGUIER
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POUR & OTHER STORIES
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SAC SOPHIE ROMIGUIER POUR & OTHER STORIES VERNIS & OTHER STORIES 37
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DÉCORATION D’INTÉRIEUR
HOLI
D AY S Un studio à Sao Paulo pour l’amour, avec un collage de 1978 misogyne et une enfilade de Finn Juhl - enfin ! rééditée, et pour les amis, un appartement bourgeois fin XIXe, en plein centre de Rome. De ces vacances presque fantasmées, la championne gardera à l’esprit deux, trois pièces de design, comme la lampe à poser de Michel Buffet qui est tombée quatre fois en trois jours sans jamais casser, le coussin Ferm Living qu’elle préférait au sol pour ses pieds, ou les fauteuils Solo Cinquanta sur lesquels elle a renversé ses trop nombreux verres de Brouilly - mais le tissu, épais et d’excellente facture, a tout bu, ce qui fait que sa caution ne sera pas débitée. Des souvenirs de voyage, certains accessibles, d’autres qui mériteraient mille sacrifices. La championne reste raisonnable, et verrait parfaitement la chaise Voile de i4 Mariani devant son petit secrétaire. Mais si, le secrétaire, celui qui était d’abord dans l’entrée, ensuite dans la cuisine...
TEXTE & DESSIN DE AURÉLIEN JEAUNEAU
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D É C O R AT I O N D ’ I N T É R I E U R
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I N T É R I E U R P. 8 0 1
FAUTEUIL SOLO CINQUANTA DE RODOLPHO DORDONIN, MINOTTI, À PARTIR DE 3110 EUROS.
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SUSPENSION TATOU S1 DE PATRICIA URQUIOL A, FLOS, 290 EUROS.
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CHAISES ROHSSKA, DESIGN KCR, L AQUÉES NOIR, BL ANC OU FRÊNE NATUREL.
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L AMPE DE PARQUET KNOKKE DE BURNO MOINARD, EN LICENCE CHEZ ECART INTERNATIONAL.
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L AMPE À POSER B201 DE MICHEL BUFFET, 1953, RÉÉDITION.
I N T É R I E U R P. 7 8 1
BUFFET F J-16 DE FINN JUHL, GALERIE TRIODE ET DESIGN IKONIK, 6019 EUROS.
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SANS TITRE LINDA SERLING, 1978, COLL AGE.
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CHAISE VOILE, I4 MARIANI, 1187 EUROS.
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COUSSIN LITTLE DEOMETRY DE TRINE ANDERSEN, FERM LIVING, 29,95 EUROS.
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A QUOI SERS-TU ? A rien. OU TE RANGE-T-ON ?
FOB #1 LE PETIT OBJET ROND
FOB est la questionnaire femme-objet de Championnes. Chaque illustration est une réponse à ce test de personnalité qui donne la possibilité de se réapproprier son identité féminine. L’illustratrice ne connaît pas les personnalités qui répondent au questionnaire.. ILLUSTRATION ALIZÉE DE PIN QUESTIONNAIRE DE JPJ
Dans un coin. QUELLE EST TA FORME ? Ronde. DE QUELLE COULEUR ES-TU ? Blanche. COMMENT TE FAIRE FONCTIONNER ? En me sortant du placard. QUI EST TON INVENTEUR ? Un bricoleur comme Gepetto. COMBIEN COÛTES-TU ? Je n’ai pas de prix. OÙ T’ACHETER ? Dans une boutique de souvenirs. COMMENT T’A-T-ON CASSÉ ? En m’échappant des mains. COMMENT TE RÉPARER ? En recollant des morceaux. QUEL EST TON NOM ? Le petit objet rond.
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LE FRANGLAIS AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE CARROT CAKE ÉCRIT PAR LONDON CALLING
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J’ai apporté un carrot cake au boulot, pour l’anniversaire d’un collègue. Evidemment, on se retrouve avec trois carrot cakes et deux Victoria Sponge, as expected. On fait une pause à tea time (15h) autour d’un thé weak (that is un soupçon de thé et beaucoup de lait et de sucre) pour les collègues et un double expresso pour moi. En goûtant mon gâteau, mes collègues lancent des « ooooh, nice ! », des « hmmm », puis des «... it’s interesting » tout en avalant très vite et en évitant mon regard. Certains font même semblant de se lécher les doigts. A ce moment précis, je me rends compte que ces Anglais sont bien trop polis. Parce qu’en vrai, j’ai oublié le sucre et que j’ai mis trop de carottes. Alors tout le monde semble soulagé quand mon collègue grec (le birthday boy en question) recrache sa bouchée dans sa serviette en papier, la jette violemment dans la poubelle et s’exclame « what the fuck is this? ». Nous avons beau être voisins, la distinction culturelle entre l’Anglais et le Français est évidente. Mais subtile. Lorsque je suis arrivée à Londres pour la première fois, il y a quinze ans, je pensais n’y rester qu’une année, le temps de parfaire mon Queen English. Je suis partie à la fin de l’année, comme prévu. Et j’y suis en fait retournée dès que j’ai fini ma licence en France. Je suis vite tombée amoureuse de la culture londonienne, si éclectique et chaleureuse. Je réalise que je ressentais un certain plaisir à être une Française à Londres, même si nous sommes des milliers à vivre dans la capitale anglaise. Être Française à Londres, c’est être « exotique mais pas trop différente ». L’Anglais déteste le Français par devoir mais est fasciné par la Française. Il aime la gastronomie et le vin, mais ne présente aucune curiosité pour la culture. L’accent le fait rire, mais la langue est trop compliquée. La vision du Français chez l’Anglais reste très stéréotypée : on apporte soi-disant une certaine
RUBRIQUE LIFESTYLE
En revanche, l’Anglais est bien connu pour être poli. Il dit merci 3 fois quand on lui rend son change, il dit pardon quand il se fait bousculer (ou taper dessus) et laisse presque toujours les gens entrer avant lui, quitte à manquer l’ascenseur. Cependant, pas de pitié quand il s’agit de prendre le train le matin ! Il bouscule, il pousse et crie « can you move down, PLEASE ??? ». Il faut toujours un please et un thank you, sinon c’est trop choquant. Mais une fois les portes fermées, tout le monde se tait, pour ne pas déranger les autres. Alors on lit, ou on écoute sa musique pas trop fort, comme des enfants sages. Pour en rajouter, l’Anglais est toujours discipliné, il fait la queue pour prendre le bus et pour acheter des pintes au bar. Il aime les brogues et les chemises rayées avec cravates a pois, porte un uniforme dès qu’il en a l’occasion, des Doc Martens pour aller au marché, mange des sandwiches carrés au concombre, et toujours, n’importe où dans le monde, à 17h, c’est beer time. Je suis Française à Londres mais Anglaise à Paris. Je jongle avec les deux cultures avec humour et curiosité, je suis la championne du franglais et j’essaie surtout de comprendre qui je suis. Bienvenue dans mon monde betwixt-and-between. LONDON CALLING Je suis française et je vis à Londres comme comme une vraie franglaise. Keep calm et bois ta bière.
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LONDRES, 26 JANVIER. 15H00.
culture food, et nous sommes naturellement chics (même en jean et t-shirt Zara). Porter une marinière, c’est comme porter le drapeau français et chanter la Marseillaise (en revanche, l’Anglaise qui porte un t-shirt breton, « c’est cute » ). On aime forcement le vin et le roquefort, on mange des escargots chaque semaine. On crie « Sacrebleu ! » à toutes les occasions, on ne dit jamais vraiment « Oh la la » et surtout, SURTOUT, on est nerveux. Si on ne présente pas tous ces caractères, on n’est pas un vrai Frenchie.
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POISSE DOSSIER THÉMATIQUE
CHAT NOIR EMMERDE BL ANCHE COLOMBE Pour son troisième numéro, Championnes a décidé de se montrer positive en questionnant la poisse. Pour lutter contre les injonctions au bonheur que nous hurlent les téléviseurs et les couvertures de magazines, pour s’amuser aussi avec ce qui constitue la vie, la vraie. Et oui, elle est faite de coups durs, de moments de désespoir, de doutes, de larmes, de colère, d’injustice... mais si au final, on allait s’en sortir.
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LE DÉTAIL ÉCRIT PAR CAMILLE CALDINI
La poisse n’existe pas. C’est une sale excuse de loser. Même pas une bonne excuse. Juste un mot pathétique. Eva Bester le dit très bien dans nos pages. J’ai beaucoup parlé guigne pour réussir à terminer cette chronique. Avec des poissards auto proclamés et des philosophes de canapé. Conclusion : pardon, ami du mauvais œil, mais la malchance, la scoumoune, n’existe pas. C’est comme dieu en fait, ça n’existe pas et donc je n’y crois pas. Pourtant, comme DAN, que tu vas lire un peu plus loin dans ce dossier, j’aurais pu me dire que j’avais franchement la poisse, quand le chef m’a donné ce sujet et annoncé la deadline. Et puis une parution le vendredi 13, haha. Déjà que janvier a été bien pourri... Après des vacances trop courtes et arrosées, les attentats, qui nous ont collé un violent crochet à la mâchoire, ont prolongé une gueule de bois paralysante. Plus de cerveau, plus d’envie, plus de force. Que des larmes. Puis j’ai été envoyée en reportage auprès de pseudo néonazillons allemands. Pourtant, je déteste ça, les reportages, presque autant que les néonazis. Trois heures de sommeil par nuit, treize heures de travail par jour, ça tombait vraiment très mal pour sortir cette chronique à temps. Mais je l’avais bien cherché, après tout. Je n’avais qu’à m’y mettre plus tôt.
EN 1978, ELLE ARRIVE À NEW YORK AVEC 35$ EN POCHE.
EN 1984, ELLE VEND 21 MILLIONS D’ALBUMS.
MADONNA GRANDE POISSARDE DE L’HISTOIRE
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ILLU DE LAUREN IPSUM Pour Championnes 48
CAMILLE CALDINI Journaliste pour ne pas être prof. Hyperactive sur les internets pour France télévisions. Directrice des trucs écrits de la revue illustrée lyonnaise L’Ogre. Championne débutante.
DOSSIER THÉMATIQUE : L A POISSE WEARETHECHAMPIONNES.COM
C’est ça qui me gêne. Ce que tu appelles la poisse, toi le petit étourdi qui s’est fait piquer trois vélos, et toi aussi la grande maladroite, qui a perdu dix fois ta carte bancaire l’an dernier, c’est “un concentré de sincérité malhonnête”, pour piquer l’expression de mon pote Ben Mazué. Une façon de dire “c’est pas ma faute”, et d’y croire. Bah non, c’est vrai que tu y es pour rien, si ce pigeon a choisi ton chignon pour se soulager. Mais c’est surtout du Schopenauer, de la dialectique éristique, ta stratégie à toi pour avoir toujours raison. A force de voir de la malchance partout, de trouver des exemples pour illustrer ta scoumoune, tu ne vois la vie qu’à travers ce prisme. Tu t’es convaincu tout seul qu’il était écrit “La Chèvre” sur ton front et que tu pouvais l’invoquer quand tu fais n’importe quoi. Tu as peut-être même convaincu les autres, qui se foutent bien de ta gueule. Mais moi, quand je retrouve mon vélo où je l’avais laissé et ma CB dans mon portefeuille, je ne me dis pas “oh, quelle chance”. Tu vois où je veux en venir ? Alors, à chaque fois que je t’entends dire “j’ai quand même pas de bol, j’ai encore pris un piano sur la tronche”, j’ai juste envie de te répondre “non, là, t’as merdé sérieux, tu t’es quasiment couché dessous” et de me moquer de toi. J’ai même envie de citer Churchill (c’est dire) : “La chance n’existe pas, ce que vous appelez chance, c’est l’attention aux détails”. BIM, une vraie championne ce Winston. Sa logique est imparable : fais attention où tu mets les pieds, tu marcheras moins souvent dans le caca. Les détails, on te dit !
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DOSSIER THÉMATIQUE : L A POISSE
CONGÉS RAYÉS ? NO WAY. ÉCRIT PAR JUUUL
TEL-AVIV : SA PLAGE ENSOLEILLÉE, SES HÔTES RADIEUX, SES ALERTES À LA BOMBE. Nous sommes en juillet 2014 et ô joie céleste, voici venue la sacrosainte coupure vacancière signant l’exode de l’open-space dans un sillage aux fragrances indice 50. Je me décide donc, avec ma dulcinée, à filer voir trois de nos potes parmi les meilleurs. Comble du bonheur, ils ne vivent pas à Dunkerque. L’un d’eux a eu l’excellente inclination de s’éprendre pour une Israélienne, puis de partir vivre là-bas, suivi par son acolyte. Soit une coloc à trois, dont nous venons encore bousculer la géométrie en squattant une chambre ou le salon, ça reste à voir... La veille du départ, Pujadas arbore un sourcil plus sombre que jamais pour nous tendre les réjouissances du jour sur son plateau. Parmi elles, le regain de tensions entre Israël et la Palestine, après l’enlèvement de jeunes Israéliens par le Hamas. Les arrestations se sont multipliées en Cisjordanie et le Hamas a fini par se réveiller. Ça chauffe sévère. Les compagnies aériennes, émues sans doute, commence(raie)nt à déprogrammer des vols. Bordel. On vérifie sur le web, on contacte nos amis sur place. Fausse alerte, les engins helvètes semblent maintenir leur envol. Ok, qu’est-ce qu’on fait ? Désolés les amis, on flippe un peu alors on va rester à Paname en pensant bien fort à vous ? Impossible. On les aime trop. Et puis on a posé nos jours, balancé notre « testament » au boss et largué le greffier chez mes parents. Donc... Cavalcade dès potronminet pour Roissy, descente d’un carré de chocolat suisse à 8 000 pieds et atterrissage à Ben Gurion. Il fait chaud, le taxi trace sans clignoter et hop, on retrouve nos fripons dans leur appart, en plein centre de Tel-Aviv. Passées les ripailles rituelles des retrouvailles mêlant lait cru sur crus bordelais, la question du conflit rejaillit. Oui, il y a des alertes mais ça devrait se calmer. Ouf. Une fois les règles d’urgence évoquées puis
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«Un premier BOOM retentit, comme étouffé.»
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JUUUL Rédacteur polymorphe à la plume mieux taillée que son contour capillaire. Anticlérical et féministe, il prophétise l’intégration des Monty Python au programme scolaire.
«Les roquettes ont explosé en l’air, quelques blocs plus loin.» aussitôt oubliées, nous passons cette première journée, peinards et indolents, à papoter, se balader. Nous dormirons dans la chambre du troisième larron qui squattera chez sa copine. Son lit se révèle aussi accueillant que son propriétaire, mais le réveil lointain m’extirpe mollement de l’édredon. Marrant, je ne reconnais pas sa sonnerie plaintive... Notre hôte hirsute s’encadre dans la porte : « Allez grouillez-vous, faut se mettre à l’abri ! ». Ma moitié, elle, roupille plus dur qu’un béton armé, insensible à l’alarme qui hulule à tue-tête. Je l’envie et la secoue. On enfile ce qu’on peut à la va-vite. On s’amuse à comparer nos tenues bigarrées sur le palier de l’immeuble. Déjà, une voisine en robe de chambre nous rejoint, contrariée et pieds nus, puis un jeune couple au poupon purpurin qui beugle sa désapprobation. On se salue, les cornées légèrement encroûtées et la mèche qui décolle. Un premier BOUM retentit, comme étouffé. Mon sourire se fige. Puis un second, plus sonore. Assis sur les marches, agenouillés dos au mur, certains regardent leurs pieds, d’autres le plafond. Aux secondes s’écoulant, répond le silence qui retombe. Le «Dôme de fer» a joué son rôle de parapluie estival. Ils nous expliquent comment fonctionne ce système de défense sol-air qui quadrille l’espace d’Israël. Là, ça devient très concret. Les roquettes ont explosé en l’air, quelques blocs plus loin. A compter de là, chaque sortie s’émaille d’une alerte. On se replie au sous-sol d’une agence de pub avec d’autres quidams. Ou dans un hall d’immeuble lambda. Et dans la remise d’un magasin, où un jeune Anglais nous confie qu’il vient de faire son alyah ; il
n’imaginait pas son arrivée comme ça. Emergeant des vivres, une vieille dame à l’accent russe rigole : elle a connu bien pire, nous confie-telle, repartant cabas en main et poireaux dodelinant. On la suit pour apercevoir au faîte de l’immeuble un petit nuage qui flotte et se déploie lentement, seule trace de l’explosion au-dessus de nos têtes. Les jours passent, le conflit se mue en état de guerre déclarée. Les réservistes sont mobilisés. L’armée a pris position et les bombardements sur Gaza répondent aux roquettes du Hamas. Ou inversement, selon le point de vue. Un immense réseau de tunnels a été mis à jour, desquels sortiraient des combattants en territoire israélien. Les linguistes de la grande muette se prononcent : voici l’opération Bordure Protectrice, subtilement formulée en vue de raser les galeries. Les médias égrènent les morts. Les trêves et autres cessez-le-feu s’enchaînent sans succès. Les Gazaouis se font pilonner. Le Hamas se confond parmi la population et alourdit le bilan désastreux des pertes humaines. Des Israéliens meurent aussi, dans une moindre mesure et ça devient la guerre des comptes. La disproportion des ripostes israéliennes est pointée. Tsahal souligne que tunnels et cibles militaires sont proches des installations civiles : habitations, écoles, mosquées. En face, jihad islamique et Hamas récusent en bloc, arguant que la densité seule de la ville explique le phénomène... Les belligérants se renvoient la balle et ce sont encore et toujours les civils qui en ramassent plein la tronche. Un soir, nous assistons à des manifestations virulentes dans Tel-Aviv en faveur de la paix. Des militants de droite contre-manifestent. Sans heurts mais avec
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DOSSIER THÉMATIQUE : L A POISSE WEARETHECHAMPIONNES.COM
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des discussions animées de part et d’autre. La police affiche sa présence. Mais les médias semblent ne pas en faire écho. Le JT de France 2 n’évoque pas non plus l’Egypte qui ferme ses frontières et pilonne les tunnels. Nous découvrons que le conflit s’exporte jusqu’à l’Hexagone où, à quelques rues de notre chez nous, Barbès s’embrase à son tour. Incrédules, nous voyons la fièvre monter et les chiffres s’additionner pour soustraire de l’humain. Des bédouins israéliens pleurent aussi leurs morts et critiquent ce Dôme de fer qui ne les a pas protégés. Des Israéliens du sud souhaitent à ceux du centre la bienvenue dans «leur» monde - traditionnellement plus exposé aux roquettes palestiniennes. Sur le sable, la sirène retentit et tout le monde court en maillot se mettre à l’abri au bar en bois de la plage. C’en serait presque comique. L’un des nôtres, téméraire autochtone, nous nargue derrière ses lunettes de soleil, hilare et alangui sur sa serviette. Plus tard, nous nous replions vers les salles obscures pour nous rafraîchir le bulbe. Un peu maso, on part sur l’incontournable du moment : World War Z. Mais notre taxi s’arrête. En banlieue industrielle de Tel-Aviv retentit l’alerte parmi les bâtiments cyclopéens et tout ce ciment gris. Nous ouvrons les portières, hésitant à nous allonger sur le bas-côté pour nous plier aux usages, alors qu’un haut-parleur surplombant les barbelés tonitrue soudainement à notre endroit. En hébreu. Nous braquons nos regards sur l’obscur entonnoir : la voix dans le micro hache ses mots nerveusement. Puis plus rien. Notre amie nous tend sa paume en réponse à notre «Tout va bien ?». On n’a rien capté. Elle, nous retransmet : «Ça dit missile-en-approche- sur-zone, rejoignezvite-un-abri !». Le chauffeur s’est éclipsé, laissant son véhicule ouvert face à la base militaire. Rien, personne. On détale claquettes au vent vers une bâtisse blafarde. Première détonation, on se glisse sous un buisson étique qui nous saupoudre de scories piquantes. Le gardien nous ouvre les portes d’une école déserte. Autre salve assourdissante. On patiente, c’est fini. Nous délaissons les distributeurs de boissons endormis en remerciant le factionnaire. Le moteur du taxi tourne, le chauffeur nous attend. Direction ciné. Au milieu du métrage, l’une des scènes d’anthologie se déroule à Jérusalem où les humains qui entonnent des chants d’espoir se muent en sirènes pour une marée de zombies éperdus, fourmillant à l’appel. Ironie de la projection qui se joue du spectateur... Alors, nous décidons de filer dans le désert d’Arava
nous mettre au vert. Façon de parler. Pour nous y rendre, nous faisons halte nuitamment au kibboutz de notre amie, un village agricole, paisible et reculé. Situé aussi à une dizaine de kilomètres seulement de la Bande de Gaza. Nous croisons les véhicules de la police militaire en y pénétrant ; il y aurait eu des incursions depuis les tunnels dans un kibboutz voisin. Ambiance. Les enfants ont la mine grave. Nous discutons avec les parents et prenons l’air dans le salon de jardin. Le pilonnage de Tsahal nous enveloppe. Les détonations sourdes résonnent dans la nuit noire. Les instants de calme ne sont que trompeurs. Parfois, seules les vitres vrombissent le temps d’un spasme lugubre. J’écrase deux ou trois heures, guère plus : comme dans tout bon film d’horreur, l’épouvante se déroule hors champ et le cerveau s’emballe. Le lendemain, nous reprenons la route. Le désert marque une pause, émaillée d’un sursaut quand l’obscurité s’anime : bruits de pas chaotiques, heurts rocailleux... Des camélidés blagueurs sont venus s’abreuver. Ahaha... Hum. Nous rentrons sur TelAviv retrouver notre vol annulé. Puis reporté. Ok, va pour 2 jours de plus en tongs. Enfin nous claquons la bise, puis la porte et rentrons bien au chaud avec quelques degrés de moins. Paris nous reprend. Jusqu’à ce mercredi, premier du mois. Une sirène lancinante monte, monte et sature mon horizon. Je dois tirer la même touche écarquillée que mon chat dans la cour, les cils agrippant les toits. Je le revois ce petit nuage qui flotte. Là, dans un ciel obstinément bleu.
Tu es la meilleure !
Non, je te jure, c’est toi !
COMPÉTITION : L’ENFER DES CHAMPIONNES UNE VRAIE QUEEN DOIT LAISSER GAGNER SES SUBALTERNES ILLU DE VARLIN Pour Championnes 53
BROUILLON D’UN ARTICLE QUI NE SERA JAMAIS PUBLIÉ ÉCRIT PAR DAN
La poisse. Rien qu’en prononçant ce mot, on sait que quelque chose va mal se passer. J’ai surtout l’impression que les mots ayant une terminaison en « sse » sont souvent synonymes de malchance : avoir une « maitresse », la « frousse » ou encore « vieillesse ». La langue française à ce chic d’annoncer la couleur rien qu’à la prononciation des mots. « Guerre », on sent la dureté dans le mot, genre BLAM, le « gu » tu sais qu’on va pas rigoler, « sexe » (faut bien vendre son papier hein?), là il y a un petit amusant au niveau de la bouche, le « x » qui claque, on sait qu’on va bien se fendre la gueule. “Poisse”, lui, est super sournois. Ce « ssssss », quel malheur de le prononcer... A croire que le rédac chef essaie de compenser un mauvais sort dans son magazine. Que voulez-vous ? Écrire sur le mauvais hasard, si ça, ce n’est pas un sujet qui porte malchance. J’aurais dû m’en douter quand il m’a proposé d’écrire cet article. Dans l’échange de textos, il mentionnait tout plein de contraintes sur comment rédiger, et vu mon niveau exécrable d’écriture, il y a des chances qu’il retravaille mon texte et se l’approprie. Et c’est sans doute ainsi que va commencer ma déchéance : voyant que mon article a été publié sous un autre nom, ma copine me quitte me traitant de loser, dans la logique des choses je me fais virer de mon travail. Plus de revenus donc je suis obligé de quitter mon domicile et retourner chez mes parents, mes parents qui me supporte plus me chassent de chez eux, de chez eux je squatte d’ami en ami pour finir à la rue, je finis donc dans une rue anonyme à quémander la rédaction d’articles qui me porteront amour, gloire et beauté. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, je croise le rédac chef accompagné de l’auteur qu’il
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a engagé pour réécrire mon sujet, allant se goinfrer dans un restaurant pour fêter les 300 000 exemplaires vendus et la nomination de MON article pour le prix Pulitzer. Ce même rédac qui une fois son déjeuner arrosé terminé, viendra uriner sur moi en gueulant à son auteur « Quand j’pisse sur les gens, j’appelle ça faire ma Deneuve ». L’auteur le rejoignant en me chiant dessus, dira, lui « Bouge pas, j’vais lui remettre le sujet du prochain numéro ». Les 2 se tirent en prenant un taxi qui se fera percuter violemment dans la seconde par un camion Brinks, un choc si fort qu’il en pleuvra des liasses de billets. Émeute dans le quartier, révolution nationale, le pays sombre dans la guerre civile et moi, moi ? J’essaie toujours de trouver des idées pour terminer cet article, bordel ! D’un coup, j’me tâte à rendre ce papier... Vous savez quoi ? En fait non. Jamais j’lui enverrai cet article. Queen culture, mon cul ! Qu’ils aillent crever. J’vais faire ce que j’fais de mieux : mater du porn et aller au bar, voilà ! Ça, c’est ma poisse quotidienne, et personne ne pourra me l’enlever. DAN Jamais à sa place, mais jamais en trop, 100kg de haine, de foutre et d’angoisse. D.A.N est un anartiste éclectique qui manipule la vidéo, les mots ou la photo comme un sale gosse.
LOVE ME TINDER UN DIALOGUE D’IGRECO
Bonsoir, j’ai une réservation pour deux au nom de Baccart. - Si vous voulez bien me suivre, Monsieur ... Jean suit la serveuse. - Voilà c’est ici. La table vous convient-elle ? Jean n’écoute pas la question. - Qu’est-ce qu’on entend ? - Le dernier LMFAO. Le DJ de ce soir est très éclectique, vous verrez. Il s’assied naturellement sur la chaise face au mur. Un peu de galanterie ce soir ne lui nuira pas. Il regarde l’heure : 20h03. Boum. - Pardon, lui dit le jeune homme qui vient de claquer la porte des toilettes contre sa chaise. Au son, c’est maintenant Blurred Lines qui clinque. La serveuse revient. - Voulez-vous boire quelque chose en attendant la deuxième personne ? - Non, je préfère l’attendre. Je vais plutôt aller fumer
une cigarette. Puis-je laisser mes affaires ici ? - Oui, pas de souci. Jean attrape son manteau et se dirige vers la sortie. - Merci monsieur, bonne fin de soirée, lui lance un serveur. - Non non, je ne pars pas, je voulais juste euh... Enfin, je sors juste fumer... - Ah d’accord, lui sourit le serveur. Il tire le rideau en feutrine épaisse et pousse la lourde porte du restaurant, puis il s’allume une cigarette. Non. Merde. Son briquet est HS. Jean va devoir demander du feu dans la rue. Il déteste ça, putain ! La première dame qui passe n’en a pas, s’excuse. Un autre passant fait carrément un écart dans le caniveau pour ne pas avoir à lui répondre. La troisième personne est une jeune femme, plutôt jolie. Celle-ci s’arrête en voyant que Jean s’apprête à l’aborder. - Bonsoir Mademoiselle. Auriez-vous du feu s’il vous plaît ? - Je ne fume pas. - C’est pas grave, merci.  - C’est pas grave ?! C’est vous qui êtes grave ! Non mais, vous ne pouvez pas vous passer de fumer, juste le temps d’un dîner ? Je parie que vous avez laissé votre copine en face d’une chaise vide, juste pour assouvir votre irrépressible envie de vous jeter sur votre clope de fin de repas ? Jean tourne les talons et continue de fouiller ses poches à la recherche d’un vieux briquet oublié... Il n’en trouve pas. De toute façon il n’a plus très envie de fumer. Cette connasse a ruiné sa pause clope. Il retourne à sa table et regarde l’heure... Merde. Où a-til foutu son portable ? Il le cherche dans la poche de son pantalon, dans son manteau. Rien. Jean commence à paniquer. Il regarde sous la table. Il se lève et regarde sur sa chaise. Il tapote à nouveau ses poches. - Merde, merde, merde, merde, merde.... Finalement, idée de génie. Jean regarde sa montre. 20h04. - 20h04 ??? Jean tapote le cadran de sa montre. L’aiguille des secondes se balance inlassablement d’avant en arrière, au rythme de l’horrible tube de David Guetta qui cogne ses tympans. Jean va devoir demander l’heure à un inconnu, il déteste ça aussi ! Heureusement, la serveuse revient.
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- Auriez-vous l’heure je vous prie ? - 20h13. Vous voulez encore attendre ou je vous sers un apéritif ? - Non merci, je vais patienter encore un peu. - Ok, mais si vous ne commandez rien, je vais bientôt devoir vous demander de libérer la table. On a un peu de monde ce soir. Jean ne sait pas vraiment quoi faire. Soit il l’attend, commande un verre et se retrouve à le siroter tout seul, parce qu’elle ne viendra pas. Soit il continue à l’attendre et elle va arriver. Après tout, elle n’a pour l’instant qu’un quart d’heure de retard... Jean a une décision à prendre et se sent dépossédé. Pas moyen de regarder son portable pour savoir si elle n’a pas envoyé un message. Si ça se trouve, elle l’a prévenu qu’elle ne viendrait pas, un empêchement. Et lui, ce con, va l’attendre jusqu’à se faire virer par une serveuse née dans les années 90. - Bonsoir - Bonsoir ... ? - Jean ? - Oui, euh... C’est moi...tu es Chloé ? - Nathalie. - Oui, Nathalie pardon...tu es sûre ? - Que je suis Nathalie ? - Oui. - Oui je suis sûre, oui. - Ah non mais parce que tu n’es pas vraiment comme sur la photo. - Comment dois-je le prendre ? - Mal. Mais si tu grossis entre la photo et la rencontre, je pense que c’est un peu comme de la pub mensongère et je suis dans ce cas-là, comme un client mécontent. - Euh, pardon mais là tu es à deux doigts de me traiter de pute. Jean secoue la tête et reprend ses esprits. - Pardon, pardon, je suis désolé, je me suis mal exprimé. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. On va reprendre depuis le début, tu veux bien ? Je t’en prie, assieds-toi, lui dit-il en lui tendant la chaise. Nathalie accepte de laisser sa chance à Jean et d’oublier ce début plutôt chaotique. Elle remarque également la délicate attention de l’avoir placée face à la salle. Nathalie est à peine assise, que déjà la serveuse se pointe. - Bonsoir. Je peux vous proposer à boire ? - On va directement prendre les entrées, intervient Jean, je crève la dalle. - Alors ce soir nous pouvons vous proposer... - On va prendre deux crevettes marinées. Tu aimes les crevettes, Nathalie ? Déconcertée, elle préfère acquiescer et garder le sourire. - Et un verre de Bordeaux pour moi, s’il vous plaît.
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- Je sais que je suis un peu en retard, mais tu es pressé ? - Non, tu as raison. Parle-moi de toi. Tu es sur Tinder depuis longtemps ? - Deux ou trois semaines, c’est une copine qui m’a inscrite. - Je suis désolé pour tout à l’heure. En plus tu n’es pas moche, enfin tu es même plutôt pas mal, c’est juste que... ta photo est différente, j’ai été perturbé. - N’en parlons plus, Jean. C’est sympa ici. Tu es déjà venu ? Jean roule des yeux. Nathalie sent qu’elle a dit une bêtise. Heureusement, les entrées arrivent. Sauvée par les crevettes. - Au moins le service est rapide, dit-elle. Jean ne prend même pas le temps de lui répondre. Il engloutit ses crevettes. Nathalie préfère s’attarder sur son verre. Quelques secondes après avoir fini son assiette, Jean s’excuse, se lève et se précipite aux toilettes. Nathalie peut alors jouir de tous les bruits nauséabonds que lui apporte la place privilégiée que Jean lui a généreusement attribuée. Gênée, elle regarde tout autour d’elle et finalement, elle s’esclaffe. Quand Jean sort enfin des toilettes, Nathalie s’est barrée. Évidemment. Jean cherche alors son portefeuille pour régler la courte addition, mais on lui a piqué aussi. Évidemment. Il jure à la jeune serveuse qu’il va revenir demain et laisse sa montre en gage de bonne foi. Une montre qui vaut bien 80 crevettes marinées. Épuisé par son atroce soirée, Jean se dirige vers sa voiture. Il ouvre le coffre, y dépose son manteau, et attrape un sac en cuir. Il ébouriffe un peu ses cheveux pour leur donner une forme beaucoup plus actuelle. Il ouvre la portière et s’installe au volant. Nathalie est là, côté passager. Elle lui tend son portable et son portefeuille. Il les attrape et les range dans son sac en cuir. Il lui tend 500 euros dans une enveloppe qu’elle range immédiatement dans son sac à main sans recompter. - C’était le plus bizarre de mes rendez-vous Tinder ! - Ça s’est plutôt pas mal passé pour une première fois, je suis content de toi, Jessica. Ca te dit qu’on remette ça demain ? - Pourquoi pas, mais... - Demain, au Yellow Cachaça, même heure, dit-il. - Yellow Cachaça ? - Yes, apparemement le pire tartare de l’est parisien ! Je sais déjà ce que je vais manger. - On va jusqu’au plat alors ? Faudra que t’y ailles moins fort dès le début, si on doit tenir tout ce temps. - J’essaierai. Mais n’hésite pas à me baffer si tu en ressens l’envie, hein ?
DOSSIER THÉMATIQUE : L A POISEE
- Euh, ah bon ? - Oui, on verra demain, mais réagis comme tu le sens. - Tu ne voudrais pas aller dans un endroit que tu aimes, et passer une soirée où on va jusqu’au dessert, et même un peu plus ? - Écoute Jessica, tu sais pourquoi tu es là. Si tu n’es plus d’accord, on peut arrêter. Je peux trouver un tas d’autre filles sur Tinder pour te remplacer. - Non, ça me va, mais j’aimerais comprendre... - Tu ne peux pas comprendre Jess. Je n’ai absolument pas de quoi me plaindre. J’ai un super boulot et je me fais plein de thunes. Je suis plutôt beau garçon, je suis doué dans tout ce que j’entreprends, j’ai une femme magnifique, que j’aime et qui m’aime. J’ai tellement de chance qu’elle est même au courant de ce que je fais sur Tinder, et elle me laisse continuer. « Je n’ai absolument pas de quoi me plaindre. » Tu sais, quand les gens disent ça ? Et bien, moi, je le vois comme le plus grand malheur de ma vie. Je veux avoir de quoi me plaindre ! Et demain, grâce à toi Jessica, je vais avoir des choses à raconter. Tu comprends ? C’est la poisse que je me créé qui me rend intéressant. Allez, maintenant, va prendre un taxi, parce qu’avec un peu de chance, j’aurais un accident.
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IGRECO Auteure à bouclettes multi-casquettes née sous la grisaille parisienne, devenue avec les ans : Apprentie nouvelliste, guide de voyages et éditrice.
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ET TOI, T’EN PENSES Q U O I E VA ? V O I R I N T E R V I E W P. X X
EST-CE QUE TU AS LA POISSE TOI ? Ben je suis née, donc on peut dire que oui.
RACONTE NOUS TON PIRE SOUVENIR DE POISSE, TA JOURNÉE DE LA MARMOTTE : Je pense que ma mémoire, par solidarité pour moi, a effacé ce type de journée de mon esprit, mais rassure-toi, elles sont nombreuses.
ET TON REMÈDE ANTI-POISSE, TON PARATONNERRE, UNE SUPERSTITION ? Je ne suis pas superstitieuse, mais je pense que manger des scones peut s’avérer utile dans toutes les situations. Si on vous ampute trois membres par exemple, avec celui qui reste, il faut absolument manger des scones à ce moment-là. Sinon, la conscience de l’absurdité des choses est trop forte, et l’on peut en mourir. Les scones vous donnent confiance en votre prochain.
MAIS EST-CE QUE TU CROIS VRAIMENT À LA POISSE OU EST CE QUE C’EST UNE BONNE EXCUSE ? Non, je n’y crois pas vraiment mais j’adore le fait que tu me demandes si c’est « une bonne excuse » parce que c’est vraiment la pire excuse du monde je trouve. Si par exemple quelqu’un perd sa perruque dans le metro, ce qui est quand même la poisse, n’ayons pas peur de parler de sujets graves, et bien si cette personne dit: « J’ai perdu ma perruque parce que j’ai été trop étourdi » ou «j ’ai perdu ma perruque parce que je voulais changer de vie : c’était un acte inconscient libératoire », ou encore : « je l’ai perdue à cause d’un inconnu qui m’en voulait, mais je le comprends, je m’en voudrais aussi à sa place », on admire le courage de cette personne, c’est un sage, un philosophe, un combattant. Mais s’il perd sa perruque, et le crâne mortifié, dit : « j’ai eu la poisse », il perd tout panache et frôle le pathétique. Et comme on s’identifie à ce type, on a envie de le gifler, parce qu’on ne sait pas comment l’aimer, parce qu’on est tous ce type qui a perdu sa perruque sans raison, juste parce qu’il avait la poisse, et qui a une urgence d’amour. Bref, il vaut mieux être le premier type et trouver de meilleures excuses. Ne serait-ce que pour vexer la poisse qui se croit tout permis. 58
, H C T A M N O T U D R «TU AS PE ? U E J S R O H E L T S E ’ U Q E C S I R P M O C N I F N E S A U T S . I E A S M O H C E U Q L E U Q S I R P P A S A U T , S I O » TU V . E T I A F É D E N U ’ D S I A F U T E U Q E C T L’ÉCHEC ? C’ES
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QUAND-MÊME PHOTO & TEXTE DE JPJ
BELLE-ÎLE-EN-MER. 2 JANVIER 2015. Nous nous moquons allégrement de la devise de Sarah Bernardt. “Quand même”, ça ne veut pas dire grand chose. Ça ne raconte pas grand chose. Et puis ça sonne mal, quand même... Jugement de valeurs arrogant lors d’une marche autour de sa maison de vacances, ce fort massif enraciné à la pointe des Poulains, rien de plus, rien de bien spirituel. Juste une bande de copains qui fait fi du passé glorieux de la Grande Comédienne qui a conquis le monde alors que l’on peine à maîtriser le flux de nos vies. Une photo qui montre une silhouette face à la mer agitée, au ciel qui pose, amusé, un voile blanchâtre sur l’objectif. Puis le retour à Paris. Pour un début d’année douloureux. PL ACE DE L A RÉPUBLIQUE. 07 JANVIER 2015. Je suis… je suis… je peine à trouver les mots pour exprimer mon désarroi, ma colère, ma détresse. Juste une bande de copains, presque silencieuse, tentant de conjurer le mauvais sort. Puis je murmure, comme une incantation, “l’année sera bonne, on n’a pas le choix, l’année sera bonne…” #Quand même Plus jamais je ne rirai de Sarah Bernardt.
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LIKE A
GHOST MANNEQUIN : SOPHIA LAIZEAU PHOTOGRAPHE : JÉRÉMY PRADIER-JEAUNNEAU STYLISME : COLINE PEYROT RETOUCHE/DA : GAUTHIER JOACHIM
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H E Y H E Y, B R OT H E R , C AN YOU S H OW M E T H E R I GH T WAY ? C AN YOU T E L L ME T H E S EC R E TS ? S IL EN C E GI V ES T H E SA M E A N S W E R . I T RY TO FI N D A R E A L S E N S .
MANTEAU, & OTHER STORIES
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I WOUL D N E V E R FI N D T H E WORDS. I T ’S BY M Y S E L F, I T UR N A R OUN D A N D I F E LL DOWN T H E T R UT H I S S OM E T I M ES C LOSE TO ME . L I K E A GH OST I C A N N OT SE E
BOUCLE D’OREILLE, & OTHER STORIES / CHEMISE, CARVEN / MANTEAU, MM6
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HE Y HE Y, SISTER, C AN YOU S HOW M E T H E RIG H T WAY ? I T ’S TIME TO L E AV E B U T I DO N ’ T K N OW W H E R E S O MANY YE A RS IN T H E SAM E H O US E
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M A N T E A U, & O T H E R S T O R I E S / J U P E , T S U M O R I C H I S AT O / TO P, H E R V É L É G E R
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I WO U L D N E V E R FI N D T H E WOR D S . IT ’ S B Y M Y S E L F, I T UR N A R OUN D A N D I FE L L D OW N TH E T RUT H I S S OM E T I M ES C LOS E TO ME . L IK E A GH OST I C A N N OT S E E
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M A N T E A U, & O T H E R S T O R I E S / TO P, H E R V É L É G E R BAGUES, EMMANUELLE ZYSMAN / BAGUES, LOVINGSTONE
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PARO L ES D E L I K E A GH OST ÉC RIT PAR DA M I E N FL E AU
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M A N T E A U, & O T H E R S T O R I E S / TO P, H E R V É L É G E R BAGUES, EMMANUELLE ZYSMAN / BAGUES, LOVINGSTONE JUPE, TSUMORI CHISATO
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MANTEAU, & OTHER STORIES / JUPE, TSUMORI CHISATO / BOOTS, & OTHER STORIES
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IT’S COMING KAST - MUSIQUE
Ai-je le droit de parler d’un groupe que je connais intimement ? Non, je n’ai pas couché avec eux, mais c’est tout comme, tant je partage avec Kast ma couche artistique et des soupirs extasiés. TEXTE DE JPJ
Jeudi 18 décembre. Je suis avec Coline, fashion editor de Championnes, et Camille, rédactrice en chef de notre bien aimé magazine. Nous évoquons, un verre de vin blanc à la main, notre numéro 4, qui s’intitulera “Cochonnes”. Les idées fusent, imaginez. Nous avons peu le temps de palabrer finalement, puis que nous courons, presque en retard, assister au premier concert de Kast, jeune groupe d’électro-pop parisien. Le concert débute dans l’antre du Paris-Paris, qui a fait peau neuve il y a peu de temps, et les tintes électroniques résonnent dans la salle. Ce qui sonne suavement à nos oreilles, c’est également la voix de Sophia. Chanteuse aux lèvres rouges, aussi envoûtante que talentueuse, cependant... suis-je objectif ? 74
EXTRAIT DU CLIP LIKE A GHOST / KAST
Non. Je dois avouer que je connais bien ce groupe, parce que j’ai réalisé leur premier clip, leur deuxième clip aussi d’ailleurs, que je les aime et les chéris, et les soutiens du mieux que je peux. Damien Fleau compose comme il aurait pu filmer. Ce qui le fait vibrer, ce sont les longs plans séquences, se raconter des histoires d’amour sensuelles et compliquées. Sophia Laizeau chante comme elle frissonne, avec un lâcher-prise tout à fait fascinant. Ces deux-là, ensemble, dessinent un univers qui emprunte peut-être à New Order, Blondie, et the XX. Et puis, parfois un brin de Cindy Lauper, mais ça, c’est moi qui le dit. Si vous n’êtes pas convaincu, téléchargez leur premier EP, en attendant le deuxième évidemment, et marchez, juste marchez, partout, dans la rue, surtout dans Paris, sur le bord du canal, de la Seine, ou dans le 6ème, vous verrez, vous aussi, vous imaginerez des scénarios de films, des films tendres, urbains, qui décrivent la rencontre d’une fille et d’un garçon et... Un échange de regard avec Camille et Coline. Une blague qu’on jette, une tête qui marque le rythme, qu’est-ce qu’elle sonne bien cette musique en live ! Je ne suis pas journaliste, car ma pratique du journalisme est trop engagée, investie, mes papiers sont mouillés comme ma chemise lorsque je m’emballe pour quelque chose que j’aime. L’essence de Championnes, est de défendre les jeunes artistes, auteurs, musiciens, et définitivement, Kast fait parti des groupes à suivre avec foi. Laissez-vous aller aux mélodies, de “Like a ghost” à “Paradize”, parce que vous pourrez dire un jour, je les ai découvert dans Championnes. Et vous aussi, vous pourrez lever les yeux au ciel, l’air hautain, expliquer que ça fait trooop longtemps que vous les connaissez en fait, vous étiez précurseur quoi. Personnellement, en toute humilité, je me la pète déjà d’avoir réalisé leurs clips. 75
DORMOY GÉRALDINE
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Blogueuse mode n’est pas une insulte, ni un synonyme de porte-manteau. C’est la vie de Géraldine Dormoy, qui est aussi rédactrice en chef du site de L’Express Styles. Depuis dix ans, elle tient à jour cet espace intime dans lequel elle se questionne sur la mode, n’hésitant pas à élargir aux sujets qui la touche cependant. Ce qui nous a séduit chez elle, c’est la franchise avec laquelle elle répond à nos questions. Il n’y a pas de tabous, pas de questions bêtes, juste une discussion sur la façon dont on parle de la mode aujourd’hui, notamment à travers les blogs - le reflet d’une époque ? PAR JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU,
JPJ : DANS LE DOCUMENTAIRE IN AND OUT OF FASHION DE WILIAM KLEIN, JEANPAUL GAULTIER EXPLIQUE À UN MANNEQUIN RÉCALCITRANT “QU’UN REGARD, ÇA S’ÉDUQUE”. TU ES D’ACCORD AVEC ÇA ? GD : La raison d’être de mon travail, c’est d’aller contre les idées reçues sur la mode. Prendre par la main des gens qui ont été blessés par la mode et leur montrer qu’ils peuvent retrouver du plaisir avec l’habillement. En fait... La mode touche quand elle va dans la même sens que la personne. La mode qui me fait rêver c’est le “nous en mieux”.
JPJ : POUR CERTAINES BLOGUEUSES MODE, C’EST PLUS QUE LE “MOI EN MIEUX”, ELLES SEMBLENT DANS LA MISE EN SCÈNE
DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
D’ELLES-MÊMES AVANT TOUT, NON ? EB : Bien sûr, elles sont dans la consommation, elles sont dans le rêve. Il ne faut pas oublier que la mode est très visuelle, donc je comprends très bien que la plupart des blogs soient de la photo...
JPJ : C’EST LE RÊVE D’ELLESMÊMES ? GD : Non, c’est l’immatériel, ce n’est pas grand chose ensoi la mode. C’est tout ce qu’on imagine autour, et ces blogueuses-là le font très bien. Elles construisent un univers et donnent des idées de comment porter les choses. Je respecte complètement ce travail, je passe d’ailleurs des heures sur Pinterest à suivre notamment ce genre d’images. En revanche, ce n’est pas ce que je suis.
JPJ : C’EST VRAI : J’AI LA SENSATION QUE CES FILLES UTILISENT LA MODE POUR SERVIR LEUR IMAGE, À TRAVERS UN FILTRE TRÈS NARCISSISANT. TOI, TU POSES DES QUESTIONS. GD : Il y a quand même quelque chose de très narcissique dans ce que je fais. Tu as vu mon compte instagram ? Je montre ma vie, j’assume ma part narcissique. Le blog reste un égotrip. Le fait de se dire qu’on est lu par plein de gens, c’est exaltant. J’ai ça en commun avec les autres blogueuses. Pour ce qui concerne la mise en scène, tout dépend des moyens que tu as à bord. Je ne suis pas photogénique, je ne fais pas un 36, si j’avais le physique de Gisèle Bündchen, mon blog serait différent ! Il n’empêche que ça reste une démarche flatteuse pour soi-même.
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
U N E C H A U F F E U S E E S T U N FA U T E U I L B A S Q U E L’ O N P L A C E S O U V E N T P R È S D U F E U, DANS LEQUEL ON S’ASSOIT POUR LIRE, R E G A R D E R U N F I L M , U N E S É R I E , O U PA P O T E R . C’EST DANS CE CONTEXTE CHALEUREUX QUE CHAMPIONNES INTERVIEWE DES PERSONNALITÉS QU’ON AIME, QUI NOUS I N S P I R E N T, N O U S Q U E S T I O N N E N T. O N E S T B I E N, L À .
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JPJ : SUR TON BLOG TU AS D’AILLEURS RACONTÉ DES MOMENTS TRÈS PERSONNELS DE TA VIE. GD : Oui, et je montre mon fils. Je dois avoir un côté exhibitionniste. À un moment, il faut l’assumer ! Je ne me balade pas toute nue devant mes fenêtres, mais j’ai un côté exhibitionniste... Qui s’est manifesté avec le blog, je n’en avais pas conscience avant. Je suis dans un rapport de confiance avec l’internaute.... il y a des fous partout, mais pour l’instant les lecteurs sont tellement bienveillants. On passe un contrat de confiance tacite. Si on veut que ça se passe bien, il faut montrer certaines choses.
JPJ : TU VOIS ÇA COMME UNE OBLIGATION ? GD : Ce n’est pas une obligation, mais un plaisir. Pour mon mariage, j’avais parlé de la préparation, ça aurait été étrange de ne rien montrer du jour J. Et puis c’était un moment heureux, j’adorais ma robe, et cette photo que j’ai publiée, prise par Garance Doré, est belle. Même s’il y a une proximité, je fais la part des choses. Depuis que j’ai un blog, la frontière est devenue très floue entre vie personnelle et vie professionnelle. Mais je fais très bien la distinction entre l’intime et le public.
JPJ : D’AILLEURS, AVEC TON BLOG TU ES TOUJOURS EN PREMIÈRE LIGNE, ALORS QUE POUR L’EXPRESS STYLES TU TE FONDS DANS L’ÉQUIPE. GD : Oui, c’est ce que je veux. Cela s’explique aussi par la différence fondamentale entre le print et le web : sur le web, la sanction de l’internaute se fait sentir immédiatement, parce qu’il me rappelle la façon dont il consomme la mode, et ce qu’il attend d’un site de mode.
JPJ : OU CE QU’IL ATTEND DE TOI SUR TON BLOG ? GD : Oui, ça se rejoint. Le blog s’appelle “Café Mode”, c’est donc difficile parfois de parler d’autre chose. Je privilégie les personnes qui sont plus intéressées à ma personne qu’à la mode, parce que je me détache de la mode en ce moment, même si je sais que l’envie va revenir. 78
J’essaie de coller à mes envies, je fais ce qu’il me plaît et personne ne me dit quoi que ce soit. Parfois, les lecteurs ont du mal à suivre, parce que je peux parler trois fois de bouffe et moins de mode. Je ne vais pas me forcer à en parler... L’envie va forcément revenir. Ce qui me plaît ces derniers mois, c’est rencontrer des personnes qui m’inspirent, que je trouve passionnantes, connues ou pas d’ailleurs. D’un côté, certains internautes souhaitaient des articles plus longs, et de l’autre, mon mec pensait que ça devait être plus court. J’ai conservé ce format long parce que c’est comme ça que je le voulais. Il ne faut pas servir aux gens ce qu’on croit qu’ils veulent.
JPJ : IL Y A UNE TENDANCE DES ARTICLES “LONGREAD” QUI APPARAÎT SUR INTERNET. A L’INVERSE, SUR LE SITE DE L’EXPRESS STYLES, VOUS PRIVILÉGIEZ LE FORMAT COURT ? GD : Le journalisme, c’est informer. Et le journalisme web c’est informer en continu, en ne perdant jamais de vue l’utilisateur. De manière générale, sur la tendance du long et la question du payant, je pense que tout le monde se cherche encore sur le web, il n’y a pas vraiment de modèle économique flagrant. Certains groupes se demandent si on ne doit pas revenir au payant... Pour le print, la diffusion baisse, mais les tarifs de pub restent plus importants. Je crois à la gratuité du web, et cela s’accompagne de l’immédiateté, qui appelle du court, et il y a beaucoup d’expérimentation.
JPJ : TU DIRAIS QUE C’EST PAR DE L’EXPÉRIMENTATION QUE “CAFÉ MODE” EST NÉ ? GD : Je rêvais d’un blog avant que ça n’existe ! J’avais envie de parler de mode d’une manière ou d’une autre, et à ce moment de ma vie, je n’étais pas bien, j’étais dans une impasse... C’est à partir de l’instant où les blogs sont devenus accessibles, que c’était facile de créer une page perso, que “Café Mode” a pu naître. C’est la technologie qui a permis ça.
JPJ : TU AVAIS QUEL ÂGE LORSQUE TU AS LANCÉ “CAFÉ MODE” ?
GD : J’avais 29 ans. Les choses vraiment intéressantes me sont arrivées à ce moment-là...
JPJ : TU ÉTAIS DANS QUEL ÉTAT D’ESPRIT ? GD : Disons que je n’en pouvais plus du boulot dans lequel j’étais. Je faisais déjà partie du groupe L’Express, mais je n’étais pas du tout journaliste, j’étais chargée d’études marketing. J’ai mis très longtemps à m’avouer cette passion pour la mode, je me disais que ce n’était pas possible de trouver du boulot dans ce milieu. Je ne connaissais personne dans le secteur, et c’était peut-être trop superficiel pour moi. J’ai fait l’Institut français de la mode, parce que j’avais une bonne image de cette école et je pensais que ça passait par là. Ça m’a apporté une culture professionnelle, le reste je me suis rendu compte que je l’avais déjà en partie par mes lectures. Et parallèlement à ça, j’ai rencontré mon futur mari qui m’a beaucoup soutenu. Il est journaliste, il a plus d’expérience. C’est lui qui m’a formée et m’a fait prendre un pli journalistique sur le blog, bien avant d’arriver à L’Express. Toutes nos discussions me nourrissaient. Faire du journalisme a été une vocation tardive.
JPJ : TU AS FINANCÉ COMMENT L’INSTITUT ? GD : C’était un fongecif (congé individuel de formation), ça a duré quinze mois. Après je n’avais rien d’autre... Pendant mon chômage, j’ai pu m’investir dans mon blog. Je faisais des piges pour gagner aussi de l’argent. Je ne me suis pas mise à écrire mon blog pour pouvoir en vivre, c’était d’abord un hobby. Ensuite L’Express a repéré “Café Mode”, puis en 2009 je suis devenue journaliste mode pour eux. J’ai été repérée avant d’avoir à m’occuper des pubs. C’est un luxe inouï d’avoir un groupe qui s’occupe des publicités... Avec ce blog, j’ai eu de la chance depuis le début puisque je suis arrivée au bon endroit, au bon moment. Les médias parlaient beaucoup de l’émergence des blogs il y a dix ans, il y en avait moins, alors qu’aujourd’hui...
JPJ : AUJOURD’HUI TU SERAIS YOUTUBEUSE ? GD : Non ! (rires)
JPJ : DES BLOGUEUSES QUI ONT COMMENCÉ EN MÊME TEMPS QUE TOI, PAR EXEMPLE GARANCE
DORÉ, SONT DEVENUES DES MARQUES : POURQUOI TU N’AS PAS EMPRUNTÉ CE CHEMIN LÀ ? GD : Il y a des marques qui sortent plus ou moins. J’estime que “Café Mode” est une marque, pas une marque comme “Garance Doré”. J’étais très amie avec Garance, on a beaucoup réfléchi à ce qu’on voulait à l’époque, et je sentais bien que je ne jouais pas dans la même cour, que ce n’était pas grave en soi. Je pense que les blogs sont devenus des petites entreprises. Comme Garance, ce sont des filles qui ont des profils d’entrepreneuses. Je me sens beaucoup mieux au sein d’une grande entreprise en tant que chef d’équipe. J’ai une passion pour le management. J’ai envie de mettre mon énergie dans “L’Express Styles” : c’est un site qui grandit bien, à qui on donne des moyens, avec une bonne énergie. Je me sens soutenue par mes boss, par l’équipe, j’apprends énormément de choses. Plus tu grandis, moins tu es libre, et j’ai envie que mon blog reste un espace de liberté. C’est très fragile, et ce n’est pas une fin en soi de parler à énormément de monde. Avec “Café Mode”, je voulais m’adresser à une communauté, et je voulais que cette communauté, qui ne grandit plus tellement, se renouvelle. Ça n’a rien à voir avec l’audience de Betty par exemple, parce que mon but est d’échanger avec ceux qui me lisent, ceux qui vont nourrir ma réflexion. J’adore mes internautes, et je n’ai pas besoin d’en avoir dix fois plus. Je suis complètement accro à l’interactivité !
JPJ : TU PRENDS D’AILLEURS VRAIMENT LE TEMPS DE RÉPONDRE AUX COMMENTAIRES... GD : Je ne réponds pas à tout le monde !
JPJ : MAIS TU ESSAIES ? GD : J’essaie, mais parfois des commentaires appellent moins de réponses...
JPJ : OU T’INSPIRENT MOINS ? GD : Oui, ou les internautes parlent aussi entre eux. Ça prend beaucoup de temps de répondre, et pendant ce temps, tu n’écris pas de nouveaux posts. C’est très important, je prends tout en compte. Sur internet, tu es le réceptacle des contradictions des gens. Et il faut être
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capable de faire la part des choses. Je peux recevoir des commentaires agressifs. Parfois c’est gratuit, souvent ça ne l’est pas. Donc je reçois ça et je trie. Les commentaires me font beaucoup, beaucoup réfléchir.
JPJ : QUEL EST TON RYTHME DE POSTS PAR SEMAINE ? GD : Je poste entre une et deux fois par semaine, ce n’est que du temps de sommeil.
JPJ : C’EST UN DEAL AVEC L’EXPRESS STYLES ? GD : Non, pas du tout. L’Express me laisse faire ce que je veux. Je dois être dans un certain état d’esprit pour écrire, je me pose, j’ai besoin de réflexion. Et ça, ce n’est pas possible au bureau. L’argument “je n’ai pas de blog, parce que je n’ai le temps” n’est pas recevable, puisque j’ai toujours fait ça. Ce n’est pas une question de temps, parce que le temps je ne l’ai jamais eu.
JPJ : TON RAPPORT AUX COMMENTAIRES A ÉVOLUÉ ? GD : Je suis beaucoup plus sûre de moi. J’ai remarqué qu’à leurs débuts, les blogueuses ont souvent un problème de confiance en elles. C’est d’ailleurs drôle lorsqu’on rencontre une blogueuse connue, on réalise qu’elle manque d’assurance par rapport à ce qu’elle dégage sur son blog. Les lectrices, les blogueuses, sont bienveillantes. Elles m’ont donné envie de continuer. J’ai pris de l’assurance avec les années, et heureusement, parce que quelqu’un qui est mal assuré à 38 ans, ça pourrait paraître compliqué.
JPJ : L’ANNÉE PROCHAINE, TU VAS CÉLÉBRER LES DIX ANS DE “CAFÉ MODE”, COMMENT TU LE VIS ? GD : J’y pense beaucoup ! (rires) Je me mets la pression, j’ai envie que ce soit moi. Ce soir je vais à l’anniversaire de “Ma récréation”, le blog de Lili Barbery-Coulon , c’est une journaliste de M le Monde. Elle va le faire à sa manière, et ça me renvoie à la façon dont je vais fêter mon blog.
JPJ : TU VEUX ORGANISER UNE GRANDE FÊTE ? GD : Une fête, oui, mais pas que. Je ne place pas mon 80
égo là-dedans. Je veux d’abord que ce soit “Café Mode”, quelque chose que je sois la seule à pouvoir faire. J’ai trouvé mon idée, c’est ambitieux... on verra.
JPJ : QU’EST-CE QUE TOI, TU ES LA SEULE À POUVOIR FAIRE ? GD : Je ne suis pas “dans le shopping”, je n’aime pas faire les magasins, et puis il y a une question de physique. Je ne suis pas mannequin, je ne peux pas m’exposer. Je pense que ma valeur ajoutée est ailleurs. Ce que j’ai d’unique est peut-être ma capacité à poser des questions sur la mode, sans avoir forcément de réponses. Pour moi, la mode est un problème. Je passe mon temps à essayer de faire que ce soit moins un problème.
JPJ : QUEL EST LE PROBLÈME ? GD : M’habiller !
JPJ : IL Y A UNE VRAIE HUMILITÉ DANS CE CONSTAT. GD : Disons que je n’ai pas la solution. Ce qui est passionnant, c’est le processus en entier.
JPJ : “BLOGUEUSE MODE”, LE TERME EST DEVENU UN GROS MOT DANS LE MILIEU DE LA MODE ? GD : C’est souvent perçu comme un outil de débutant. On débute avec un blog, et on part vers autre chose... à tort ou à raison. Il y a tellement de blogueuses mode, chacune avec une éthique différente, dire “les blogueuses modes”, c’est comparer des personnalités qui n’ont rien à voir.
JPJ : LA “BLOGUEUSE MODE” EST DEVENUE UNE CIBLE IDENTIFIÉE POUR LES HATERS DU NET. GD : Parce qu’il y a un mystère sur la façon dont elles gagnent leur vie. C’est sans doute parce qu’en France on a un problème avec l’argent, avec le succès entreprenarial. Il se trouve qu’il y a une poignée de blogueuses qui gagnent de l’argent, et ça paraît suspect. Je pense qu’elles mériteraient plus de bienveillance, c’est avant tout des filles qui bossent. C’est chronophage un blog, c’est du boulot.
JPJ : OU CERTAINES SONT JUSTE AGAÇANTES ? GD : Oui, certaines ont un côté “tête à claque”. Mais ce n’est pas très grave, elles ont quand même leurs communautés qui grossissent. En même temps, ça tempère “l’idolâtrie”. C’est normal que le prix a payer soit celui-ci.
JPJ : TA COMMUNAUTÉ EST PLUS TENDRE QUE D’AUTRES ? GD : On a les internautes qu’on mérite ! C’est à dire, que je ne rentre pas dans les querelles entre blogueuses, je ne me justifie pas trop. Je dialogue, mais je me permets de ne pas aller sur certains terrains. “Never explain, never complain” a parfois du bon. Je n’offre pas trop de prise à la critique, je lui laisse de l’espace, je filtre très peu.
JPJ : C’EST UN VRAI MONDE PARALLÈLE LES BLOGUEUSES (RIRES)... IL Y A DONC DES QUERELLES ENTRE ELLES ? GD : Disons que plus tu prêtes le flanc à la critique, plus ça s’envenime...
JPJ : LES BLOGS MODE, C’EST FORCÉMENT FÉMININ ? GD : Il y a un côté salon de thé quand même, lorsque des filles parlent ensemble de mode. De manière factuelle, sur les blogs mode féminins, on est plus sur du coup de coeur, et sur les blogs masculins, il y a une manière plus raisonnée de consommer la mode.
peut paraître choquant ce que je dis, mais je suis honnête avec ça, la mode doit être vendue.
JPJ : ET TOI, OÙ TU TE SITUES, ENTRE LA CONCEPTION ET LA CAISSE ENREGISTREUSE ? GD : Je suis du côté de la stratégie. Ce qui m’intéresse, c’est par exemple un styliste qui fait pousser sa marque. Je ne vibre pas tellement pour la création pure, même si je suis la première à chavirer complètement pour une robe hautecouture ! Je reste sensible à la beauté d’un vêtement, d’un tissu.
JPJ : C’EST QUOI POUR TOI UNE CHAMPIONNE ? GD : C’est quelqu’un qui surpasse sa catégorie. Kate Middleton est la championne absolue des princesses, parce qu’elle dépasse le genre. Elle est fascinante de “sans faute”, elle ne dérape jamais. Soumise à cette pression, elle ne flanche pas... Je la surveille de près à cause de mon boulot, on a une rubrique “Famille Royale” qui fonctionne très bien avec Point de vue. Dans championne, il y a aussi l’idée de compétition. Une championne est une fille qui dépasse toutes les autres, tu es quand même championne par rapport aux autres. Il y a la reconnaissance du regard extérieur dans cette idée. Tu n’as pas besoin d’être champion par rapport à toi-même. Pour moi la compétition n’est pas un gros mot, j’ai forcément une logique compétitive avec les autres sites parce que le marché est fait comme ça... Mais la compétition pour la compétition ce n’est pas forcément constructif. Il faut aller au-delà.
JPJ : J’AI L’IMPRESSION QUE C’EST LA PROPOSITION QUI DIFFÈRE, PAS LA CONSOMMATION. GD : Je n’attends pas les communiqués de presse pour parler de quelque chose, la proposition, c’est moi qui la fait. Malheureusement je pense que la question de la taille du marché est primordiale. Je ne suis pas certaine qu’un blog mode masculin à la manière d’un blog féminin trouverait vite son public. Tu sais, la mode est faite pour être vendue : s’il y a une dimension artistique tant mieux, mais si ça ne se vend pas... ce n’est pas de la mode. Si ça reste sur un cintre, ça veut dire que ce n’est pas parti... et au bout, c’est à la caisse enregistreuse que ça se passe. Ça 81
NOM D’UNE #3 TROUPE Le quotidien d’une compagnie de théâtre. TEXTE DE XAVIER MITJA
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Avant d’avoir la joie d’intégrer une grande et belle troupe de théâtre comme la mienne, chaque comédien doit se plier à l’exercice si merveilleux du casting. Alors pour ceux qui n’en n’ont jamais passé, comment résumer ça... Je dirais qu’un casting a l’incroyable pouvoir de te faire passer en moins de deux minutes de jeune homme normal en grosse merde intersidérale. J’exagère ? J’aurais pu dire aussi que le casting détruit en moins d’une minute l’ensemble de tes aspirations en tant que comédien, ainsi que l’ensemble de ton estime personnelle, te fait passer pour le dernier des couillons, te donne envie de te jeter sous un train ou te faire dévorer par une meute de loups, et finit par te faire sentir tellement merdique que tu restes enfermé à jamais chez toi pour ne plus jamais voir un autre être humain. Alors non, je ne pense pas que j’exagère. Généralement, avant le casting, on nous envoie un texte à apprendre et des renseignements sur le rôle à pourvoir. Sache une chose, tout cela ne sert strictement à rien. Neuf fois sur dix tu n’as pas le temps de dire une ligne de texte, et on te fait jouer des trucs qui n’ont rien à voir.
NOM D’UNE TROUPE
Tu as beau te préparer la veille et toute la nuit (car oui généralement pour bien te préparer tu ne reçois ces infos que la veille du casting, voire le jour J) absolument rien ne te prépare à ce qu’on va pouvoir te demander. Bien entendu, je parle des castings pour le théâtre et pas pour le cinéma qui ne se passent absolument pas de la même manière. Je reste toujours disponible pour tous les castings ciné possible, que je passerai avec grand plaisir (à bon entendeur). Nous savons tous, nous les acteurs, que le cinéma est bien plus respectueux de la personne humaine, il suffit de demander à tous ceux qui ont joué pour Lars Von Trier ce qu’ils pensent de lui. Rentrons dans le vif du sujet, voici des anecdotes survenues lors de castings à des collègues acteurs (moi tous les miens se sont toujours bien passés, d’ailleurs Freddy, Éric, Josiane etc... quand vous voulez vous m’appelez hein !) : CASTEUR : Suivant !!!!!!!!!!!! ACTRICE : Bonjour, je suis là pour le... CASTEUR : Oui, oui, allez mettez vous à poil. ACTRICE : Pardon... heu je suis là pour la pub des yaourts et... CASTEUR : Haaaa, alors pardon, je reprends : mettez vous à poil, s’il vous plaît. Actrice : Mais... Je.... CASTEUR : Suivant !!
TEXTE DE XAVIER MITJA
Après s’être égaré dans des études sur la protection de l’environnement, Xavier a tout abandonné pour devenir comédien. Comme tout le monde. Il s’est naturellement spécialisé dans le one man et fait partie depuis deux ans de la compagnie Nom d’une troupe.
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« Faites la guêpe en rut, qui se demande pourquoi elle est en rut ...»
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NOM D’UNE TROUPE
Ou bien : (L’acteur va exécuter sans broncher les demandes du casteur) CASTEUR : Suivant ! Bonjour. Alors faites l’ours. Non. Une fleur. Non plus. Une rivière. Toujours pas... Vous avez pris des cours où monsieur ? Ça ne m’étonne pas... Faites la pierre malade. No comment.... Faites la guêpe en rut qui se demande pourquoi elle est en rut. Bon, dégagez vous me faites perdre mon temps là, monsieur !! Faut venir que si vous êtes capable de jouer voyons ! Suivant !!! Ou encore : CASTEUR : Suivant ! ACTRICE : bonj... CASTEUR : Suivant !! Cependant, il arrive que ce soit pas la faute du casteur : ACTEUR : Bonjour ! CASTEUR : Bonjour, bon vous êtes là pour le rôle de Harpagon. Vous pouvez me parler un peu de la pièce? ACTEUR : Heu... Oui bien sur... Bah, c’est un film de Shakespeare, du milieu des années 50. Ça parle d’un mec amoureux d’une fille qui... Pourquoi vous faites cette tête ? C’est pas le mec qui est amoureux ? Ou ils sont peut-être pas amoureux alors... Je sais... CASTEUR : La pièce c’est l’Avare ! ACTEUR : Ah oui, moi je parlais de l’autre pièce là, la suite quoi... L’avare bah c’est quand le mec il est riche est veux pas dépenser de la tune alors ses potes bah ils sont pas content quoi.
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CASTEUR : Merci, on vous rappellera. Bon bien sûr, moi, j’ai jamais vécu ça, car j’ai réussi dès mon premier casting. Comment ca, comment j’ai fait ? Bah, j’ai impressionné les mecs par mon talent. Comment ça... Tu sais... Avec... et aussi.... Heu.... Oui, oui, mais ce n’est pas grâce à ça, tu sais dans ce milieu on est plus libre, et puis c’est courant quoi ! Bref, ce que je voulais dire c’est que, quoiqu’il arrive, il ne faut pas se décourager, parce qu’au final, il n’y a que le talent qui paye, non ? 84
ILLU DE CAROLINE HELLACHE
GRAPHISME GAUTHIER J
Logo de nom d’une troupe
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MÙSCLES #3 PECTORAUX
UN MÙSCLE est une FICTION CONTRACTILE qui permet le mouvement. MÙSCLES est un receuil de nouvelles insolentes : les histoires ont toutes pour titre le nom d’un muscle. TEXTE & ILLUSTRATION DE CAROLINE ELLEHACHE
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Notre break vient de passer devant le panneau de la ville de Delano. Plus qu’une centaine de kilomètres avant Fresno. Pour passer le temps, j’essaie de me visualiser quand je serai sur la scène, dans mon minuscule bikini doré, la peau couverte d’une épaisse couche de fond de teint couleur brique, les muscles brûlants d’être tendus, les veines saillantes. Le soleil qui naît dans l’aube rose de la Californie clignote entre les arbres et caresse mon visage, comme une annonce de la lumière crue des projecteurs qui accentuera tout à l’heure les reliefs de mon corps en fusion. Même s’il essaie de paraître détendu en sifflotant les refrains de country qui passent à la radio, Jim a les mains crispées sur le volant, et je vois au relief de sa mâchoire qu’il serre les dents. J’ai l’habitude. Quand il m’emmène à un concours, Jim est encore plus en colère après moi qu’à l’accoutumée. Il aurait sans doute voulu que mon périmètre ne dépasse pas les haies bien droites de notre petit pavillon de Bakersfield. Il aurait sans doute voulu que je me cantonne à mon rôle d’épouse de banlieue. C’est vrai que ce quotidien gris pâle entre courses au WalMart et réunions de copropriétaires m’a longtemps suffi. Mais j’ai perdu le bébé et Jim a déserté la maison. Je m’ennuyais, alors je suis allée à la salle de sport la plus proche. Seulement deux ans plus tard, je pouvais soulever le canapé d’une seule main pour passer l’aspirateur dessous, et je sentais le regard interloqué
MUSCLES #3 PECTORAUX
Au niveau de la bretelle vers Porterville, Jim s’arrête en bord de route pour aller faire pipi contre un arbre. Quand je le vois s’éloigner, je le trouve tellement pathétique que cela me met mal à l’aise. Au fur et à mesure que mes épaules se sont élargies et que ma poitrine s’est transformée en pectoraux, j’ai l’impression que Jim, à l’inverse, s’est ratatiné. Le grand gaillard sportif que j’ai rencontré est devenu un petit bonhomme voûté, un peu chauve et aux cernes creusées. Je ne crois pas qu’il m’aime encore. Moi non plus, pour tout vous dire, même si parfois, quand je le regarde, je le trouve si fragile que j’ai envie de le prendre dans mes bras, de loger sa tête dégarnie dans le creux de mon coude et de le bercer doucement comme un petit enfant. J’y arriverais facilement, notez bien, je soulève bien plus lourd à la salle. Il détesterait ça, évidemment et me dirait doucement d’un air offensé « Jenny, pose-moi ». La route 99 contourne la ville de Tulare. Je ne me sens pas très bien. Il faut dire qu’en préparation du concours, je n’ai pas bu pendant trois jours pour assécher mon corps, et j’ai ingéré 5000 calories par jours. Uniquement des protéines. Poulet, bœuf, et surtout des œufs. Crus. Je voudrais dire à Jim de s’arrêter à la prochaine aire de stationnement. Je pourrais faire des étirements, me changer. Mais je ne vais pas le faire. Jim a arrêté de siffloter. Pour me calmer, je fixe les lignes jaunes de la chaussée. Du bout des doigts, sous mon twin-set taille XXL, je suis l’écheveau de veines rebondies qui s’étend sur mon bras gauche. Cela me calme instantanément. Je tends mes muscles et je les sens durs comme du bois. C’est une telle satisfaction, comme si de l’adrénaline pure coulait dans mes veines. Plus que 20 kilomètres avant Fresno. J’éteins la radio.
CAROLINE ELLEHACHE Auteure à bouclettes multi-casquettes née sous la grisaille parisienne, devenue avec les ans apprentie nouvelliste, guide de voyages et éditrice.
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« ... je n’ai pas bu pendant trois jours pour assécher mon corps »
des collègues comptables de mon mari qui venaient dîner.
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MUSCLES #3 PECTORAUX WEARETHECHAMPIONNES.COM
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« Peu importe les stéroïdes que j’avale comme des bonbons et que je cache dans les paquets de céréales. » Nous sommes arrivés. Je suis prête. Rien que pour la plénitude que je ressens en cet instant, je sais que peu importe le prix exorbitant de ces boissons ultra-vitaminées bleues ou vertes. Peu importent les six heures d’exercice quotidiennes. Peu importe la douleur. Peu importe la fatigue. Peu importent les sacrifices. Peu importent les heures de voiture pour se rendre à des compétitions de culturisme dans des zones industrielles minables. Peu importent les stéroïdes que j’avale comme des bonbons et que je cache dans les paquets de céréales. Peu importe, car à chaque seconde, je me rapproche du moment où je deviendrai tellement musclée, que je craquerai mes vêtements crème et les murs de crépi saumon de ma maison, où mon corps immense émergera de ma banlieue résidentielle immonde et écrasera le monde tout entier.
PHOTOS MATHIEU JOFFRES
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MUSCLES #3 PECTORAUX
ILS ONT FAIT LE TROISIÈME NUMÉRO DE CHAMPIONNES
BESSET / BESTER / BONNET / BRIANT / CALDINI / CERDEIRA / DARTIAILH / DE PIN / DORMOY / EYRAUD / FERREIRA / FREY / GUICHARD / JEAUNEAU / JOACHIM / JOFFRES / LACROIX / LAIZEAU / MITJA / PEDEBOSCQ /PEYROT/PRADIER-JEAUNEAU / ROMIGUIER / RUBINSTEIN / TONNES WEARETHECHAMPIONNES.COM
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