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ÉDITO FREDDIE MERCURY FOR EVER. I’ve paid my dues Time after time I’ve done my sentence But committed no crime And bad mistakes I’ve made a few I’ve had my share of sand Kicked in my face But I’ve come through And we mean to go on and on and on and on Les paroles de cette célèbre chanson de Queen sont éloquentes : j’ai payé mes dettes, maintenant je peux avancer. Je peux être une championne. Notre aventure, la belle, la drôle, la magnifique, commence comme cela. Voici donc le point de départ de notre magazine : assumer qui on est, chercher, se questionner, avancer, s’engager pour ses rêves, pour les autres, pour vivre mieux ou loin. Bref, se lancer à corps perdu dans la vie. La culture est au centre de cette idée. Elle en est le vecteur, le levier, elle nous éduque, nous divertit, nous change. Sans culture pas de Championnes, et sans Championnes plus de relief, plus de saveur. C’est triste. Alors, ton deuxième numéro met logiquement à l’honneur les Queens.
Qu’elles soient Dancing, Drag, ou King ; qu’elles s’appellent Victoria, Cléopâtre ou Beyoncé; que ce soit toi, moi, nous, les Queens sont grandes et universelles. Pourquoi ne pas redessiner l’histoire culturelle à l’aune de ces grandes personnalités qui nous inspirent ou nous révulsent ? Championnes trace donc le début d’un chemin dans lequel il va s’inscrire sans hésiter : la Queen Culture. De Platon à Lady Gaga, en passant par Agnès Sorel et Maupassant, nous cherchons les temps forts d’un mouvement culturel qui existe déjà depuis longtemps, mais que nous nommons fièrement ici, maintenant, pour la première fois. Cette Queen Culture, c’est l’impertinence, le savoir, l’ironie, l’énergie, et puis parfois aussi, l’amour - parce que bon, c’est pas si mal non plus... A vos drapeaux ! Gonflons nos poumons, et crions haut et fort, chères Championnes, notre appartenance à la Queen Culture, en entonnant avec engagement ce refrain comme un hymne : Weeee are the championnes, my friends. And we’ll keep on fighting till the end N’AIES JAMAIS PEUR DES FAUSSES NOTES : ÉCOUTE LES PAROLES ! JEREMY PRADIER-JEAUNEAU D I R E C T E U R D E L A P U B L I C AT I O N
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JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU Directeur de la publication CAMILLE CALDINI Rédactrice en chef GAUTHIER JOACHIM Directeur artistique NELLY EYRAUD Responsable communication GÉRALDINE GUILLOT Directrice marketing GUILLAUME FERREIRA Responsable digital CLAIRE BEUSSET Directrice littéraire
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AUTEURS CAMILLE CALDINI / IGRECO XAVIER MITJA / JPJ / AURÉLIEN JEAUNEAU JULIEN NOUVEAU / LAURE DIDRY ILLUSTRATEURS WILLIAM BRIANT / LAUREN IPSUM MARION PIM´S / VARLIN CAROLINE ELLEHACHE RELECTURE / CORRECTIONS CAMILLE CALDINI / JPJ - SÉRIE MODE STYLISME : COLINE PEYROT PHOTO : MATTHIEU JOFFRES / HAIR : CYRIL LAFORÊT MISE EN BEAUTÉ TIGI / MAKE UP : AWARA GOMIS SET DESIGN : AURELIEN JEAUNEAU RETOUCHE : GAUTHIER JOACHIM KARINE - CHAMPIONNE DU MOIS CONTACT INFOS@WEARETHECHAMPIONNES.COM
KARINE
LA DEUXIÈME CHAMPIONNE DU MOIS
ELLES DESCENDENT JUSQU’OÙ TES «AFRICAN ROOTS» ? Au plus profond de moi… Je suis métisse, de père congolais (Brazza) et de mère turque française, pour faire court. Mes parents se sont séparés quand j’avais 3ans. N’ayant pas grandi auprès de mon papa et donc de mes racines africaines, je me rends compte ces dernières années que j’ai le besoin de rééquilibrer la balance ! Ce qui fait la force et la richesse des enfants métisses est justement cette double culture, ces doubles racines... Il est nécessaire à mon épanouissement que les deux fassent partie intégrante de celle que je suis.
ET QUAND TU LÈVES TES BRAS, C’EST POUR ATTRAPER QUOI ? Hum... En ce moment, pour attraper un pull ! ! ! Ils ont été relégués au dernier étage de mon dressing pendant l’été. Il est temps de les switcher avec l’étage des petits pulls fin. Ça évitera que je me
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ramasse toute la pile chaque matin sur la tête, parce que je n’ai pas le temps de monter sur un tabouret pour les atteindre correctement et n’en choper qu’un seul ! Mais le temps, je n’en ai pas ...explications plus bas !
BEYONCÉ CHANTE «IF I WERE A BOY», ET TOI «IF YOU WERE A BOY», TU FERAIS QUOI ? Je pisserais debout !
LA JOURNÉE TYPE DE KARINE, ELLE RESSEMBLE À QUOI ? Je ne suis pas du tout du matin donc ça commence par : un réveil à l’arrache ! Se préparer à la hâte, ça me connaît (d’où la pile de pull sur la tête) ! Un ride en scooter pour aller au boulot. De vraies rigolades avec mes collègues. Puis chevaucher de nouveau mon bolide pour aller au sport, si la motivation pointe le bout de son nez ... rejoindre des amis pour dîner ou prendre un verre ... voire tout simplement rentrer tranquillement chez moi !
ET LE TRUC QUI POURRAIT FAIRE TOUT DÉRAPER ? Eteindre mon réveil dans l’optique de me lever et commencer ma journée, mais au lieu de cela me rendormir ...
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TU DANSES SUR QUOI EN CE MOMENT ? Je préfère te dire celle qui tourne en boucle dans ma tête en ce moment. Je suis retombée dessus il n’y a pas longtemps : Slakah the Beatchild - Enjoy ya self
eux-mêmes... Incapables de libérer le passage en choisissant, enfin, de traverser ou de regagner le trottoir. Ils sont juste plantés en plein milieu, paniqués !!! Je regarde la scène stupéfaite, mes voisins pareil. Impossible de m’arrêter de rigoler sur le reste du chemin !
ET LE TRUC QUI T’A FAIT LE PLUS MARRER DERNIÈREMENT ?
LE GOSSIP QUE TU AS PRÉFÉRÉ RÉVÉLER, C’EST LEQUEL ?
Fou rire, un soir, en rentrant. Un couple de touristes asiatiques tout juste sortis de leur bus s’engagent tranquillement sur un passage piéton derrière l’Opéra ... Leur groupe est déjà en sécurité sur l’autre rive. Je plante le décor : tous les parisiens savent que « cette zone est dangereuse ». Piétons comme automobilistes, la vigilance est de mise ! Les nombreux cars touristiques stationnés partout bloquent la visibilité, sans parler de la valse des bus parisiens. Bref, il y a beaucoup de variables à prendre en compte avant de tenter une traversée, ce que n’ont pas fait ces gentils touristes ! Résultat, eux si sereins au moment de la lancée, se retrouvent coincés au milieu du passage piéton... Face à eux, des dizaines de voitures et scooters arrivent... Panique générale ! Ils se lâchent, l’un tente la traversée et court vers le groupe, l’autre se retourne vers le bus... puis changement soudain de direction, quand ils se rendent compte qu’ils ne sont pas partis dans le même sens. Chacun fait demi tour et les revoilà au centre du passage piéton, agrippés l’un à l’autre, sautillant sur
Solange qui corrige Jay-Z ... !!! Peu importe la raison ou que cela soit ou non un fake, car en vrai je m’en balance ! J’ai juste adoré la scène, c’était magique ! That’s my girl !
C’EST QUOI UNE CHAMPIONNE ? Facile, sans réfléchir une seule seconde : ma mère ! Affronter la vie avec force et détermination ! Ne jamais se laisser abattre par les épreuves aussi difficiles soient-elles, continuer d’avancer et le faire pleinement en aimant cette vie qui se consume si rapidement. Une championne qui m’a transmis sa force de vaincre !
PORTRAIT DE KARINE
Boucle d’oreille HOUSE OF FLORA / Collier MOLLY BRACKEN / Robe LA HALLE
JÉRÉMY PRADIERJEAUNEAU FONDATEUR ET DIRECTEUR ÉDITORIAL
NELLY EYRAUD CO-FONDATRICE ET DIRECTRICE DE LA COMMUNICATION
Plastique et multiple, Jérémy est comme les Spice Girls : plusieurs championnes en lui réunies. Ce magazine est une manière de réparer le trauma causé par le départ de Gerry.
Ses bulletins de notes porteur de l’appréciation « trop de bavardages » depuis la classe de CP, font d’elle la personne idéale pour mettre en place et coordonner la communication de championnes.
GÉRALDINE GUILLOT CO-FONDATRICE ET DIRECTRICE MARKETING
GAUTHIER JOACHIM CO-FONDATEUR ET DIRECTEUR ARTISTIQUE
Son école de commerce lui a appris pleins de choses, certes. Mais c’est durant ses voyages, dans les bars ou dans les livres qu’elle a appris qu’elle était une championne.
Après une longue période enfermé à photoshopper de la cuisse de championne, gauthier a enfin trouvé un endroit où réveler celle qui sommeillait en lui.
GUILLAUME FERREIRA RESPONSABLE DIGITAL
CAMILLE CALDINI RÉDACTRICE EN CHEF
Joignable dès 17h, ce jeune chevelu se faufile tel un contorsionniste dans les internets. Guillaume vit sans la moindre éthique et il aime bien cela.
Journaliste pour ne pas être prof. Hyperactive sur les internets pour France télévisions. Directrice des trucs écrits de la revue illustrée lyonnaise L’Ogre. Championne débutante.
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DYSPHOTIQUE La deuxième nouvelle du recueil DYS
BRUNCH
Un dessin humoristique de Caroline Ellehache
CHRONOLOGIE Naissance & Vie de la Queen Culture
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Projet de (génération) X
IT MACHINE Dessin de mode
HÉROÏNES Un texte de Camille Caldini
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NOM D’UNE T R O U P E #2 Suite de la chronique théâtrale
QUEEN C U LT U R E
Dossier Thématique
REINE DU CUL REINE DÉCHUE Une chronique de igréco
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ET TOI T’EN PENSES QUOI ? Interview et Playlist de Vincent Brunner
AUDE P I C A U LT
Dans la chauffeuse de Championnes. Interview exclusive
GOUINE C U LT U R E
Photos de JPJ
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QUELLE QUEEN ESTU ? Trouve ta réponse
CLOPE #10 JULIA LOUISDREYFUS Chronique culturelle
MUSCLES #2 RISORIUS
Une nouvelle de Laure Didry
42 66 75 MODE
La championne du mois sous l’objectif
DREAM HOUSE
A quoi ressemble l’intérieur d’une championne
LOVE PHOTOCALL Souvenirs de notre première soirée
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DYSPHOTIQUE Dys : préfixe exprimant l’idée d’une anomalie. «Dys», c’est le grain de sable dans le rouage, la macule sur le chef-d’oeuvre ou le couac dans la symphonie. Dys, c’est aussi un recueil de dix nouvelles disséminées sur dix mois sur Championnes (bientôt disponibles sur disquettes). TEXTE DE JULIEN NOUVEAU DIRECTION LITTÉRAIRE DE CLAIRE BEUSSET
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ELLE A AUSSI MAL QUE MOI.
(Qui détourne, retient la lumière. En océanographie, qualifie la zone des profondeurs dans laquelle règne la pénombre, généralement en dessous de cent mètres : entre la couche euphotique et la couche aphotique se trouve une couche « crépusculaire » dite dysphotique ou oligophotique. La lumière y pénètre faiblement mais pas assez pour permettre la photosynthèse. Se dit d’une espèce végétale qui croît en lumière atténuée, mais attention : pas tout à fait en situation cavernicole.) Les chants de l’Onglée racontent que Paul a été le fondateur de la ville. Paul aurait voyagé, à demi conscient, à demi sommeillant, en fond de barque, ballotant, remuant parmi les courants. Des sons attisaient ses pensées, répandaient par ses monts et vallées la dimension de l’espace, le rendu des distances. Au plus près de lui se tenaient les craquements du bois, des grincements, submergés parfois par les brisures de vagues contre les flancs de la barque. Plus loin, des oiseaux perçaient, rayaient parmi le bleu. Traversaient le bleu, ponctuaient ce lieu de dérive où des nuages épais et blancs semblaient posés sur le ciel. Après s’être éveillé pour de bon, Paul brassa de longs gestes sourds pour gagner la grève. Le raclement de la quille sur le fond trahit à lui la terre, qu’il rejoignit. Plus avant, Paul s’enfonça dans l’île ; un chemin la saignait, qu’il suivit. Des arbres d’essences multiples bordaient ses pas. Au fil de son avancée, le sol s’affermit. Des sables souples, poudreux, où se mêlaient légions de débris, morceaux
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d’écorces noirâtres, friables, épines et lourdes fragrances de térébenthine, son pied se prit à fouler une terre plus dure, pétrie d’humus, de feuilles et de bois. La nuit se fit ; dégradée, au ras du ciel. Puis sombre, dense, ramassée sur elle-même parmi la forêt bien que s’étoilant à la voûte claire, laiteuse de vapeurs et de poussières blêmes, ondées faites ciel. Au travers des arbres, Paul discerna une lumière chaude et orangée ; haute, jaillissante – plutôt qu’effritée, s’effilochant. C’était le bal. Paul observa. Une femme dansait. Un homme, assis, tenait à lui un violoncelle, immobile, reposé contre son torse, en compagnon de fortune. Un autre, moins jeune, s’entraînait à marcher sur une corde ; et une femme, que l’on aurait dite assoupie contre une harpe, une femme jeune, aux doigts graciles et au visage de cire. Les danseurs ballaient avec élégance, courbes et nuances en chacun de leurs gestes, sur un air qui semblait celui d’une valse. Pourtant, nulle musique en ce bal. Les danseurs suivaient une mélodie, qui, quoique muette, se pouvaient suivre des yeux. Non loin de là fusait une source blanche, un faisceau blafard et cru. Tour à tour, les noceurs s’avançaient à lui, s’approchaient au plus près. S’en revenaient les yeux lardés de douleur, embués d’eau et de sels en cristaux ; se larmaient, pauvres petits lions que trop de lumière blesse.
JULIEN NOUVEAU Auteur d’Éloge des arborinidés (éd. Intervalles), batteur des Marquises, maître ès point virgule, créateur de mythes et poète naturaliste. CLAIRE BEUSSET travaille dans l’édition, où elle fait de tout, de la chasse aux coquilles au calage des hirondelles. Claire aime le Pays Basque et Berlin, les Big Mac et les graines germées, se lever tôt et chiller.
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« C’est pourquoi les hommes ici, nous enlèvent à MAMAN DIT TOUJOURS nos parents dèsQUE QUANDde JE ME3FAIS MAL,» l’âge ans
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NOUVELLE / DYS #2
Paul resta ainsi, immobile, longtemps. Puis, quand le jour s’annonça, tous se levèrent, se tournèrent vers l’aurore. Tous marchèrent à elle, au soleil ; Paul prit part au cortège, leur emboîtant le pas. Ils atteignirent le sommet d’une butte. Là, le soleil fit irruption au-dessus de la mer, à son fil. Personne ne dit mot. Le soleil s’était levé ; balayant tout. Le bal était fini. On raconte que, lorsque chacun fut redescendu, Paul se rendit au bas de la pente ; qu’un vase, resté caché par ses soins, fut brisé de ses mains en trois morceaux. Le premier, qu’il enterra au sommet de la butte. Le deuxième, qu’il enterra sous nos pieds, là où il aura décidé, en ces temps de l’Essaimage, de fonder notre ville. Le troisième, où nul ne sait. C’est pourquoi les hommes, ici, nous enlèvent à nos parents dès l’âge de trois ans. Ils nous prennent et nous élèvent à seule fin de faire de nous, sinon leurs prophètes, leurs prêtres. Ils nous ordonnent de jouer. Alors nous comptons jusqu’à trois, le dos tourné, et nous figeons le monde du seul geste de nous retourner pour le surprendre. Nous ouvrons des portes, plantées au milieu de la campagne et encore solidaires de leur huisserie. Nous créons des mondes. Ils nous révèrent pour cette foi qui leur paraît puissance suprême et qu’ils estiment d’ordre mystique, ou magique. Aussi pensent-ils que nous saurons – de quelque façon que ce soit et qu’ils ne voudront pas connaître, mais seulement apprendre de nous – le lieu du troisième tesson.
transports. Peu fidèle à l’image d’une coupe de terre stratifiée – comme on en trouve dans les manuels de géologie –, elle est matière fluctuante. Sous notre ciel, elle ne saura rester qu’animale, entre deux eaux ; couche que l’on dit – étale ou froncée – crépusculaire. Ces hommes ne tolèrent pas autant d’imprécisions. Même au plus obscur ils veulent faire jour, ne serait-ce qu’en y apposant des noms – façon de travestir l’opaque, piéger le sourd en le bien-nommant pulsion, désir, forger un inconscient, familier, de préférence sombre, car il est d’usage de croire l’obscurité plus séduisante que la quiétude. Conscience – connivence du vivant et des battements du monde – brasse, remue. Par un relâchement ou un affût, des aguets, elle devrait se faire posture, art de se tenir à portée du monde comme on dit se tenir à fleur de peau. Qu’elle se fasse superficie mouvante, océan, plane ou secoué par la semonce de l’air, et ravagé par la tourmente et la déferle, ou remuant en louvoyant, en ondulant ; sa surface, sans cesse en révolution, immobile jamais, frappée de nuit ou de perçants rayons.
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« Il n’y a là que rites et tabous, sacres et offrandes ; pour cette chose qu’ils cherchent. »
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Ces hommes, à n’en pas douter, sont fous. En leur arrièrefond se tient une couche obscure, siège de l’animal qui, en eux, charrie la force d’un espace-temps propre ; y perce une lueur, elle qui, jusqu’à ces profondeurs, filtre encore, baigne et nourrit le flou de l’être. Cette zone de leur tête en étincelles, ardente parfois, lumineuse, ou sourde. Cette zone de leur tête qui est zone de leur corps, fréquentée de passe-murailles, cette zone de leur tête qui est champ de la conscience, somme de pensées, de perceptions et de réactions, cette zone qui s’atteint par d’infimes recoins, ou en plein. La conscience est ce lieu où la lumière se perd. Mais à travers le front, comme au travers de la peau, une clarté filtre ; somme des sens et des ressorts levés par leurs
Tenus à cette lisière qui nous laisse frôler le monde et les autres êtres, alors, l’expérience, pleine, est permise.
Nous sommes leurs officiants. Il n’y a là que rites et tabous, sacres et offrandes ; pour cette chose qu’ils cherchent. Car ils cherchent une chose, ainsi qu’avec des doigts trop frêles, trop fébriles pour caresser sans peur, comme ceux d’un aveugle qui, pianotent, frémissent à longer le visage d’un monstre fabuleux qu’ils devinent, de mieux en mieux, qu’ils découvrent craintivement. Ils en tremblent. Aussi nous emploient-ils à toucher le monde. Ils nous laissent faire et même parler aux bêtes. Et puisqu’ils nous ont confié cette mission, elle existe, car tout ce qui est dit existe. Nous trouverons le troisième tesson. Alors nous le leur montrerons, et le brandirons au soleil ; peut-être le briserons-nous pour le disperser à nouveau. Et s’il le faut, patiemment et de toute pièce, pour eux, nous le créerons, le façonnerons, le briguerons à dieu sait quel fond. Plus que tout – là sera ce qui importera – nous le raconterons.
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I L L U D E W.B R I A N T
William est un jeune graphiste, qui aime naturellement le lettrage, et Jessica Walsh.
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JULIEN CARREYN, SUBLIMATION THERMIQUE + HAY X 4, IMPRESSIONS À SUBLIMATION THERMIQUE, PANNEAU DE CHÊNE, V I T R I N E S E N PL E X I G L A S, B O I S PE I N T, 45 X 35 X 43 C M COURTESY CRÈVECOEUR (C) AURÉLIEN MOLE
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
Cocorico ! L’Amérique s’intéresse à l’art contemporain français. Les organisateurs d’Art Miami, foire internationale outreAtlantique, ont passé le message aux directeurs de la galerie parisienne Crêvecœur. Un solo show bleu-blanc-rouge, porté par l’artiste Julein Carreyn. PAR AURÉLIEN JEAUNEAU
AURÉLIEN JEAUNEAU: POUR PRÉPARER NOTRE RENCONTRE, JE COMPTAIS SUR INTERNET POUR TROUVER UNE BIOGRAPHIE, UN PARCOURS, DES VUES D’EXPOSITIONS, MAIS JE N’Y AI PAS TROUVÉ GRAND CHOSE À PROPOS DE JULIEN CARREYN. PAS DE SITE, NI DE FACEBOOK NI D’INSTAGRAM ? JULIEN CARREYN : J’attache un soin particulier à de ne rien avoir sur internet. Je fais de l’image fixe et bidimensionnelle, et j’aime mieux le support imprimé pour mes images. J’ai un tumblr mais je l’ai laissé en chantier. Il y a maintenant une espèce de grand drapeau orange sur la page d’entrée ! Et malgré ça, j’ai quand même un nouvel abonné ! (rires) Il faudrait le faire en HTML mais je ne sais pas faire. Quand tu tapes mon nom sur internet, tu tombes donc plus sur ma gueule que sur mon
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JULIEN CARREYN
D A N S PLRAO C J EHTA (UDFEF E U S E DG E ÉCNHÉARM A TP I O N )N X ES
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travail… Après, bien sûr, je fréquente souvent quelques sites comme “Contemporary Art Daily” par exemple, ça m’intéresse beaucoup, c’est assez symptomatique de l’époque.
AJ : CONTEMPORARY ART DAILY COMME VUE DU MONDE ? ? JC: On peut dire ça ! Tu vas avoir des gens qui vont passer leur journée à réactualiser la page du site du Monde, moi ça va être ce site. C’est drôle de voir ce qui s’y passe. Tu sais, je suis de la génération un peu emmerdante, qui arrive pile après 68, et pile avant les gens qui ont grandi avec internet. On est la génération X, à 40 ans, un peu merdique. Si tu regardes dans l’art contemporain, on est assez sacrifié. Quand on avait 20 ans et qu’on rentrait dans une école d’art, on savait que pour exposer dans un Frac, une institution, ou une galerie, il fallait attendre d’avoir 40 ans ! Alors on faisait notre boulot, on prenait un ticket et on attendait notre tour. Mais depuis deux, trois ans, tu as des types de 20, 22 ans, ils ont des coupe-files ! (rires) Quand j’avais cet âge, les mecs de la génération d’avant projetaient un triangle lumineux tous les mois sur une façade, et on se pâmait devant l’expérience métaphysique… Mais aujourd’hui, tu peux rencontrer de jeunes artistes de 25 ans qui sont déjà des pointures.
AJ: AH OUI ? JC: A 26, 27 ans, je rencontré Roy Stuart. Un gourou qui vit hors du monde ! J’allais régulièrement chez lui,et une vraie complicité s’est établie entre lui et moi, dans son environnement curieux. Je retrouvais pas mal Tillmans dans son travail, mais avec de l’érotisme en plus. Stuart m’aimait bien parce que je tenais des propos d’intello sur ses photos qui le dépassaient complètement. Ce que j’aimais n’était pas tant le travail de Stuart, mais la rencontre entre Stuart et Burkhard Riemschneider, le directeur artistique qui a fait que son travail ressemble à du Tillmans. Il a été dans les réserves d’un photographe qui faisait de la photo de cul de commande pour des magazines érotiques américains comme Lake Show, Tite, Over Fifty. Riemschneider a réussi à faire quelque chose
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de fort de son travail : il a cerné ce que Stuart faisait mieux que tout le monde : penser la photo comme du cinéma, au tungstène. Et il savait faire poser les modèles. Il a un talent à la Brian de Palma ! J’allais régulièrement chez lui, et c’est comme cela que j’ai été chargé des volumes 3, 4 et 5 de son travail pour Taschen !
AJ: A QUEL MOMENT AS-TU COMMENCÉ À PHOTOGRAPHIER DES MODÈLES ? JC: J’ai commence à photographier des filles nues à partir de 16 ans. J’ai toujours été fasciné par le geste du modèle, sans doute parce que moi-même je suis très pudique… Il y encore 6 ou 7 ans, je ne montrais pas mes photos !
AJ: TROP ÉROTIQUES ? JC: (rires) Même pas ! L’érotisme, c’est ma pulsion, c’est
de là que tout part. Il y a de l’envie, de la sensualité ! C’est un désir tellement sincère. Je suis quelqu’un d’éparpillé, de pluridisciplinaire, et l’érotisme est un point de repère. Un modèle photographié n’est pas l’aboutissement de la narration, mais un véhicule. Elles deviennent des héroïnes, dans des décors, des situations. Et je crois que le dessin prolonge ces atmosphères...
JPJ: C’EST-À-DIRE ? POUR TOI LE DESSIN ANOBLIT L’OEUVRE ? JC: Tout à fait. Je trouve le climax dans le dessin. Quand tu vois une photo, tu ne penses pas à la feuille blanche, tu t’en fous. Quand tu vois un dessin, tu vois toutes les couches, toutes les strates de travail. On a un rapport à l’image un peu détaché aujourd’hui, on préfère l’image de presse plutôt que la super photo de Cartier-Bresson. L’image volée plutôt qu’une image dingue pleine d’aura.
T H E I N T E R N E T, 2014, D E S S I N S (S T Y LO E T G R A PH I T E S U R PA PI E R), PLEXIGLAS, 70 X 50 X 50 CM, COURTESY CRÈVECOEUR (C) AURÉLIEN MOLE
Tout le monde peut faire de la photo ! Mon rapport à ces deux pratiques est différent. J’utilise d’ailleurs deux techniques de dessin : la première, au Bic et à l’envers. Le rendu fait que ça n’est presque pas moi qui l’aie réalisé. C’est très expressif, et puis ça marche ou ça ne marche pas. Il y a un côté assez primitif, animal. La seconde technique, au graphite, donne une réalisation très narrative. Des images que je vois dans des films ou quelque part, que j’aurais aimé réaliser. Alors je la reproduis entièrement, et ensuite elle m’appartient, je peux la revendiquer.
AJ: DANS LES DEUX CAS, TU NE VEUX PAS DE TOI DANS TES DESSINS ? C’EST ÉTONNANT, PRESQUE
EN OPPOSITION AVEC CE QU’ON ATTEND D’UN ARTISTE AUJOURD’HUI, NON ? JC: Je ne me photographie pas et je dessine à l’envers, parce qu’à l’endroit je me reconnais trop… Pour moi, tout ça, c’est un peu une vie parallèle. J’essaie de me gommer totalement. Disons qu’en effaçant “mon” style, ça reste tout de même singulier, “mon style” apparaît, malgré moi. Ce qui m’intéresse, ça n’est pas de rendre le style utilitaire, mais de voir où il est. Les personnes qui suivent mon travail pointent la même coloration émotionnelle, le même dosage, que ce soit dans un nu, une image ou une installation. Je n’ai pas besoin de le pratiquer comme un tic ou un truc de marketing. L’art 17
AUTOPORTRAIT DE JULIEN CARREYN
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serait alors une affaire d’intimité, de petits formats, d’initiés, de choses qui ne se livrent pas comme cela…
AJ: COMMENT TA COLLABORATION AVEC LA GALERIE CRÊVECOEUR A-T-ELLE DÉBUTÉ ? JC: Grâce à l’artiste Stéphane Calais ! Il a identifié mon travail. C’est un vrai passeur, ce type... Il a décidé de mettre en avant mes oeuvres lors d’une exposition que la Fondation Ricard lui avait confiée. Il y avait Antoine Marquis, Isabelle Cornaro, Aurélie Salavert et moi. C’était en 2008, 2009. J’ai rencontré mes futurs galeristes à ce moment là. Ils avaient déjà quatre artistes, je devenais le cinquième ! Ils ont été solides et malins, ce qui a permis le développement de leur galerie.
AJ: COMMENT S’ARTICULE LE TRAVAIL DE TOUS LES ARTISTES DE LA GALERIE ? JC: Nous sommes complémentaires. L’esprit Crèvecoeur,
c’est l’addition de ces artistes, et non pas l’identité de la galerie derrière laquelle les artistes se rangent. A un moment donné, ils collaboraient avec Antoine Marquis, mais sa production semblait trop proche de la mienne, ils ne l’ont pas gardé... Crèvecoeur est basée sur l’intuition de son créateur, il vient de chez Anne de Villepoix, passionné de Drouot, et il a un goût assez sûr. Quand il croit à un projet, il fonce. Pour mes deux bouquins par exemple, on s’est fait jeter pour des aides à la subvention, parce qu’il n’y avait pas de textes analytiques ou critiques, et parce que ça ne coûtait pas assez cher ! Aujourd’hui, c’est Crèvecoeur qui édite et finance tout. “L’objet-livre” a été un fantasme pour moi, mais ça ne rapporte pas d’argent manifestement...
AJ: ET AUJOURD’HUI, ON VIT COMMENT EN TANT QU’ARTISTE ?
JC: C’est compliqué ! Je fais des workshops, je
collabore aussi à des fanzines et j’ai des collectionneurs qui soutiennent mon travail… Avant, j’étais directeur artistique pour gagner ma vie. Et il n’y a pas encore si longtemps, je présentais des dessins chez Crêvecoeur, et j’en vendais pas mal. J’étais plus institutionnel parce que je faisais des résidences, et je gagnais mieux ma vie.
AJ: TU COLLECTIONNES BEAUCOUP ? JC: Écoute, j’habitais à Boulogne, et mon territoire était
les Hauts-de-Seine à l’époque. J’allais à Saint-Cloud, et je prenais en photo des plaques de résidences. Je fantasmais sur ces grosses maisons, comme celle du parc des Tourneroches. Je cherchais une résidence, un lieu nickel, bourgeois, où je puisse raconter une histoire. J’ai rencontré la directrice artistique du Guide du Fooding, et s’intéressant à mon projet, elle m’entraîne dans une très belle demeure de 800m2 à Saint-Maur. Entièrement équipée dans le goût des années 70. J’y suis resté un an. J’y étais bien, au milieu des caisses, dans la maison d’un homme qui était mort l’année précédente ! Et je me suis rendu compte que je n’avais rien à moi, et rien ne me manquait, que je ne pensais à aucun de mes objets. Ça m’a fait relativiser sur la possession des choses. J’avais accumulé une belle collection de vinyles, que j’ai fini par revendre. Donc, non, je ne suis pas collectionneur,mais je me définis quand même comme fétichiste.Et puis artiste !
AJ: VENONS EN À MIAMI ! JC: Toute la présentation tourne autour de la sublimation thermique. Pendant longtemps, j’ai sorti mes photos avec une trame visible à l’oeil, pour donner un aspect document. Une grosse trame ! Et j’ai voulu les enrichir, et surtout apporter un contraste dans mes photographies. J’avais envie de me pencher sur la photo souvenir, la photo de vacances. Je me suis équipé d’une imprimante à sublimation thermique qui imprime en rouleau, donc en 10x15, le format carte postale. Pour “Sublimation Thermique”, je défends l’idée que ce serait des extraits d’un film de sciences fiction qui n’existe pas, et avec peu de moyen, avec un filtre rose pour symboliser l’étrangeté.
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
AJ: CE ROSE CARREYN ? JC: (rires)Si tu veux !
AJ: COMMENT T’EST VENU CETTE COULEUR ? JC: A l’époque de l’Orbis Pictus Club, je me suis trompé
dans les couleurs. On faisait des essais en sérigraphie, on est tombé sur ce rose. Et cette couleur, c’est moi. Du moins, je voudrais l’être. C’est la couleur qui correspond exactement à la musique que j’écoute, une couleur douce, chaude, enveloppante, pas agressive du tout. Du coup j’ai commence à faire des photos qui iraient avec la couleur. Et comme mon travail est très technique, que je m’orientais vers un aspect très haut de gamme, je me suis équipé d’un appareil photo, un Fuji X100 en focal fixe. Plus le droit au zoom ! Pour revenir au rose, j’aime bien l‘idée d’un élément complètement anodin, complètement nul, qui transforme la réalité. Tu racontes une histoire banale et chiante, et d’un seul coup tu es contraint d’entrer dans les cases de la science-fiction parce qu’il y a un élément. Le rose, c’est comme si c’était un gaz…
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AJ: TU PARLES DE CASES, TU LES DÉNONCES, ET POUR AUTANT, TU EXPOSES À MIAMI TES PIÈCES DANS DES BOÎTES, AVEC DES SUPERPOSITIONS ET DES PILES…
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JC: Mettre à distance les images et les souvenirs, c’est les superposer, les ensevelir, les écraser. Je travaille énormément sur les problématiques de la mémoire et de l’enfouissement. A l’origine de mes recherches, il y a de la musique et des souvenirs personnels. Il y en a un particulièrement, que j’appelle le village endormi : pendant les vacances, mon père aimait bien rouler de nuit, on rentrait à Angers, vers 5h ou 6h du matin, et on traversait des villages, avec mes frères, à l’arrière de la bagnole.
C’est déjà un souvenir, quelque chose d’ensommeillé, onirique, proche de la substance des rêves. Dans l’art, j’ai trouvé un public réceptif à ces problématiques. Et puis je vais te dire, quand je travaillais au magazine Double, je passais une grosse partie de mon temps à faire des chemins de fer précis qui écrasaient les pages, avec une hiérarchie que je voulais parfaite. Je classais les contenus méticuleusement. Aujourd’hui, je ne suis pas un peintre, j’ai une démarche de scénariste. Quand je fais une image, dessin ou photo, elle tend à intégrer un corpus. Ainsi, je peux revendiquer en tant qu’artiste qu’une série de cinq images sur un mur, c’est un film.
AJ: COMMENT TU VIS LE FAIT D’EXPOSER À MIAMI ? JC: Ce n’est pas fait, tu peux vraiment rater une exposition. Dans ma vie de rêve, je serais à exposé dans une galerie à la Baule ! Les contraintes de ce boulot me font un peu peur, ça ne correspond pas tellement à mon idéal. Mon truc c’est la sérendipité, et Miami est à l’inverse de ce concept, tout doit être calibré ! Néanmoins, le point positif de cette foire est la curiosité : les américains veulent connaître le travail français. En art contemporain, on a un truc à jouer, il faut se montrer digne de cette curiosité, en produisant du français et de l’original. D’ailleurs c’est drôle, dans mon projet initial, j’avais mis une table à l’entrée du stand. J’avais envie d’un socle un peu trop haut, un peu foireux ! Et devant, je voulais un meuble de style Louis-Philippe des années 60, vraiment pourri, ça aurait été “la chance” du meuble. Je me disais “c’est beau parce que c’est un meuble à 60 euros trouvé dans un déballage, exposé à Miami”. Un de mes meilleurs amis m’a dit dans une conversation : “Il y a un bon moyen de savoir si on a raison ou tort, c’est de se demander à quel niveau l’oeuvre est extrême – extrêmement beau, extrêmement petit, etc. Et si l’objet n’est extrême en rien, alors il n’est pas bon”. Et quand je doute, je me pose cette question.
EXHIBITION VIEW JULIEN CARREYN, SUBLIMATION THERMIQUE ART BASEL MIAMI BEACH - DEC 4-DEC 7 COURTESY CRÈVECOEUR (C)
AJ: QU’EST CE QU’ON TE SOUHAITE POUR MIAMI ? JC: (rires) Une super semaine de vacances ! 21
NDLR* PAUL DELVAUX (1897 - 1994) : Peintre belge. Femmes nues et hommes en costume habitent ses toiles surréalistes. MARTIN KIPPENBERGER (1953 - 1997) : Artiste allemand, aussi bosseur que provocateur et patron du légendaire club SO 36, à Berlin. WOLFGANG TILLMANS (1968 - ) : photographe et plasticien allemand. Son travail est à rapprocher de celui de Larry Clark, et parfois de Gehrard Richter. C’est dire.
ROY STUART : photographe et cinéaste américain. Il met en scène surtout des femmes december, très libres. STÉPHANE CALAIS (1967 - ) : artiste français. Il navigue entre dessin, design, paysagisme et bande-dessinée, sur des toiles comme sur des murs. ANNE DE VILLEPOIX : galeriste parisienne en scooter. ORBIS PICTUS CLUB : collectif d’artistes, atelier et sérigraphie et maison d’édition, l’OPC existe depuis 2005 entre Paris et Bordeaux.
EXHIBITION VIEW JULIEN CARREYN, SUBLIMATION THERMIQUE ART BASEL MIAMI BEACH - DEC 4-DEC 7 COURTESY CRÈVECOEUR (C)
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NOM D’UNE #2 TROUPE - LA FAMILLE Le quotidien d’une pièce de théâtre. TEXTE DE XAVIER MITJA
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ILLU DE CAROLINE HELLACHE
GRAPHISME GAUTHIER J
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Logo de nom d’une troupe
Une troupe de théâtre c’est un peu comme une famille : chaque comédien a son propre caractère, et le rôle du metteur en scène, en plus de mettre en scène bien sûr, est de savoir harmoniser l’ensemble des manies, travers, rituels, humeurs, égos, désirs, habitudes, superstitions et surtout caractères de chacun (liste non exhaustive bien entendu). Et il est temps que toi, jeune padawan du théâtre, tu saches comment ça se passe vraiment au sein d’une troupe. D’ailleurs, avant de poursuivre, une petite précision : « Les personnages et les situations de cette rubrique étant presque purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence involontaire de ma part. » Bah oui, on connaît tous l’ego surdimensionné de certains comédiens, et je ne suis absolument pas capable de faire face au(x) procès qui pourrai(en) t survenir à la suite de cette publication. J’ai donc changé tous les noms des personnes que je vais citer, qui n’ont de toute façon jamais existé ! Dans chaque famille, il y a un oncle qui se croit drôle, un petit frère fainéant, une mère jamais contente, une grande sœur qui ne comprend rien, ou un cousin
NOM D’UNE TROUPE
je-sais-tout. Si si, je suis certain que vous voyez très bien de quoi je parle (et surtout, de qui). Dans une troupe de théâtre, c’est exactement la même chose, chacun a son petit « travers », et il n’est pas toujours facile pour le metteur en scène de composer avec. Voici des petits moments de vie d’une troupe de théâtre qui sont peut-être déjà arrivés (mais pas sûr du tout, voir presque pas du tout arrivés même, ok?): METTEUR EN SCÈNE : Reprenons scène 4, page 69. COMÉDIEN 1 : Hummm, ça va devenir chaud, je le
sens... Nous étions en train de monter Le Journal d’Anne Frank. Ou encore : COMÉDIEN 2 : Je me disais hier soir en révisant mon texte, qu’il serait peut être intéressant de jouer pour une fois Cyrano de Bergerac avec un Cyrano muet, pour voir ce que ça donne. Ça serait super innovant, non ?
TEXTE DE XAVIER MITJA
Après s’être égaré dans des études sur la protection de l’environnement, Xavier a tout abandonné pour devenir comédien. Comme tout le monde. Il s’est naturellement spécialisé dans le one man et fait partie depuis deux ans de la compagnie Nom d’une troupe. WEARETHECHAMPIONNES.COM
« une troupe de théâtre, c’est un peu comme une famille...»
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NOM D’UNE TROUPE
Ou bien : METTEUR EN SCÈNE : Voici la distribution des rôles : Pierre : Dom Juan, Sandra : Elv... PIER... PARDON : COMÉDIEN 3 : J’en étais sur encore un petit rôle !! C’est sûr, on veut pas me voir triompher !!! Ou celle que personnellement je préfère : METTEUR EN SCÈNE : Nous allons commencer par la scène 2 de l’acte III. COMÉDIENNE 4 : Heu... j’ai pas compris... Bref, vous avez compris, chacun a son petit caractère. Le metteur en scène aussi. D’ailleurs, chose étrange, les metteurs en scène ont tous le même : ils savent tout mieux que tout le monde et ont tout le temps raison. Tous sauf ceux avec lesquels j’ai travaillé. Eux ils étaient tous super, sans exception. Je vous aime. Appelez-moi. Bisous. Imaginez tout ce petit monde réuni dans une salle de répétition :
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Un mardi soir, 20h46, dans une certaine église américaine qui sert de lieu de répétition à notre joyeuse bande :
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METTEUR EN SCÈNE : Bonjour à tous ! COMÉDIENNE 4 : Heu... j’ai pas compris... COMÉDIEN 3 : Tu trouves que c’est un bon jour toi ? METTEUR EN SCÈNE : Bon ! On va faire un pe.... COMÉDIEN 2 : Un petit temps calme? Bonne idée, je suis claqué perso ! COMÉDIENNE 4 : C’est dans quel acte le temps calme ? METTEUR EN SCÈNE : Non non, on va faire un petit exercice de groupe pour... Hé, pourquoi tu te dessapes, toi ? COMÉDIEN 1 : Bah tu as dit qu’on allait faire un exercice de groupe alors... METTEUR EN SCÈNE : …........... Je réagis ou pas là ? COMÉDIENNE 4 : On reste habillés ou pas alors ? METTEUR EN SCÈNE : On oublie l’exercice. On va commencer la première scène de la pièce. COMÉDIENNE 4 : C’est quelle page ? COMÉDIEN 3 : Comme c’est bizarre, direct on commence par la seule scène dans laquelle je ne joue pas ! COMÉDIEN 2 : Alors justement, pour mon monologue du début, j’ai une idée. On ne pourrait pas l’enregistrer et on passe la bande comme si c’était mes pensées que je partage avec les spectateurs ?
METTEUR EN SCÈNE : Non. COMÉDIEN 2 : Pourquoi donc ? METTEUR EN SCÈNE : C’est moi qui décide et j’ai dit non. COMÉDIEN 2 : Je savais pas qu’ici se jouait une dictature. COMÉDIENNE 4 : On joue plus Hamlet ? METTEUR EN SCÈNE : Vous m’avez fatigué, j’ai plus envie de passer la soirée avec vous ! Un dimanche midi, 13h34, au cœur d’un petit village du sud de la France lors d’un repas familial : Avant de continuer : « Les personnages et les situations de la fin de cette rubrique étant presque purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes, des situations ou des familles existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence involontaire de ma part. » LA MÈRE : Petit repas léger aujourd’hui, purée mousseline/jambon ! XAVIER : Sympa le repas de Noël... LA MÈRE : Si tu n’es pas content, tu vas chez le voisin ! LE PÈRE : Je préfère la voisine perso... avec son joli p’tit... LA MÈRE : Mais j’ten prie, fais toi plaisir ! Tu te gênes pas d’habitude ! LA SŒUR : Heu... Il se gène pas de quoi ? Et son joli p’tit quoi ?? Finis tes phrases papa sinon on comprend rien ! XAVIER : Ok... et toi être en boxer le jour du noël ca te gêne pas ? LE FRÈRE : J’avais la flemme... XAVIER : Tu avais aussi la flemme de prendre une douche ? LE FRÈRE : Toi seul me comprend finalement ici. XAVIER : Bon on va passer sur le grand festin de maman. Passons aux cadeaux ! LA SŒUR : Heu... On passe quoi alors ? LE FRÈRE : Perso, j’ai rien acheté, trop la flemme... LA MÈRE : Avec le repas et tous les préparatifs j’ai pas eu le temps... on verra ça l’année prochaine, non? XAVIER : Vous m’avez fatigué, j’ai plus envie de passer la journée avec vous ! Comme a dit un grand penseur : « La famille c’est comme une troupe de théâtre, on se sait jamais sur quoi on va tomber » (ou un truc dans le genre).
ILLUSTRATION : BRUNCH WEARETHECHAMPIONNES.COM
BRUNCH
TOUS LES DIMANCHES, UN DESSIN DE CAROLINE ELLEHACHE À DÉCOUVRIR SUR WWW.WEARETHECHAMPIONNES.COM 27
IT MACHINE L’esprit s’échauffe Le vêtement brûle La silhouette est ardente D’après Comme des garçons printemps-été 2015 ILLUSTRATION : MARION PIM’S TEXTE : JPJ
MARION PIMS Marion Pim’s c’est : une inspiration intuitive, une vision haute en couleur, une impulsion soudaine.
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ueen C U LT U R E
DOSSIER THÉMATIQUE
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DOSSIER THÉMATIQUE : QUEEN CULTURE WEARETHECHAMPIONNES.COM
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CHRONOLOGIE ÉCRIT PAR JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU
La Queen Culture est postmoderne et puissante. Si elle plante ses racines dans la pop culture et l’art classique, c’est entre le digital et l’organique qu’elle déploie sa fantaisie. Basée sur la sérendipité, la Queen Culture construit son corpus avec engagement et irrévérence. Faisant fi des poses et des canons, la Queen Culture ne cherche pas à être lisible immédiatement à travers le maillage de son intertextualité ; elle souhaite offrir frontalement une oeuvre qui questionne ta réalité. Pas féminine, mais féministe. Pas pop, mais populaire. Pas mode mais stylée. Pas superficielle mais impertinente. Voici une chronologie évolutive et non-exhaustive des grands temps forts de cette Queen Culture que l’on dessine ensemble. À suivre.
48 A V - J C CLÉOPÂTRE VII S’ENROULE ET SE DÉROULE AUX PIEDS DE JULES CÉSAR EN S’INFILTRANT DANS LA CHAMBRE DU ROMAIN, CACHÉE DANS UN TAPIS. TOUJOURS SOIGNER SES ENTRÉES.
5 AV-JC
ÈME SIÈCLE
PLATON ÉCRIT DES DIALOGUES OÙ SOCRATE PARLE, PARLE, ET CHANGE LE MONDE. C’EST LA MAÏEUTIQUE QUI NAÎT : LITTÉRALEMENT, “ACCOUCHER DE SOI-MÊME”.
1684 V E R S L’ A N
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MADAME DE MAINTENON OUVRE UNE ÉCOLE POUR JEUNES FILLES QUI MODERNISE LEUR ÉDUCATION. EN EFFET, LA MAISON ROYALE DE SAINTLOUIS TEND À ENSEIGNER UNE CULTURE LARGE À CES DEMOISELLES DE BONNE FAMILLE, QUI ALORS N’ACCÉDAIT QU’À UN SAVOIR RELIGIEUX.
AP-JC
1813
JANE AUSTEN ÉCRIT PRIDE AND PREJUDICE. LIZ BENNETT ET DARCY BOULEVERSENT LES HISTOIRES D’AMOUR.
PREMIÈRE PUBLICATION DU MANUEL D’EPICTÈTE. CE PETIT LIVRE QUI NOUS APPREND À FAIRE LA DIFFÉRENCE ENTRE CE QUI DÉPEND DE NOUS ET CE QUI NE DÉPEND PAS DE NOUS. UNE PHILOSOPHIE EXIGEANTE.
SEPTEMBRE
1791
PUBLICATION DE “LA DÉCLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA CITOYENNE” ÉCRITE PAR OLYMPE DE GOUGES.
ENTRE
1883
& 1885
PUBLICATION DU LIVRE “AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA”. NIETZSCHE Y PROCLAME LA MORT DE DIEU ET LE DÉBUT D’UNE NOUVELLE ÈRE. 31
DOSSIER THÉMATIQUE : QUEEN CULTURE
1949 AUTOMNE
PUBLICATION DU “DEUXIÈME SEXE”, ESSAI PHILOSOPHIQUE DE SIMONE DE BEAUVOIR. L’ÉMANCIPATION DES FEMMES EST EN MARCHE.
1912
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«TROP DE COMTESSES, CE N’EST PAS POUR NOUS”. ANDRÉ GIDE, LECTEUR POUR GALLIMARD, LÈVE LES YEUX AU CIEL EN LISANT LE MANUSCRIT D’UN CERTAIN MARCEL PROUST ET LE REFUSE. UN AN PLUS TARD, LA MAISON D’ÉDITION SE REND COMPTE DE SON ERREUR ET DÉCIDE DE PUBLIER “LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU”. UNE DES PLUS “BEAUTIFUL MISTAKES” DE LA LITTÉRATURE.
01 DÉCEMBRE
1955
ROSA PARKS REFUSE DE CÉDER SA PLACE À UN BLANC DANS LE BUS. DIRE NON, LE DÉBUT D’UNE RÉVOLUTION.
1950
SORTIE DU FILM “ALL ABOUT EVE”. BETTE DAVIS INCARNE LA COMÉDIENNE MARGOT CHANNING, DIVA DONT ON DIT QU’ELLE EST CHIANTE PARCE QU’ELLE CHERCHE MAGISTRALEMENT À TROUVER QUI ELLE EST - SURTOUT LORSQU’ON LUI PRÉFÈRE UNE JEUNE ACTRICE MANIPULATRICE POUR LE PREMIER RÔLE. QUAND VIEILLIR EST MAGNIFIQUE.
4 SEPTEMBRE
1981
NAISSANCE DE BEYONCÉ. 32
24 NOVEMBRE
1991
MORT DE FREDDIE MERCURY. IL AVAIT SU EMMENER L’OPÉRA DANS LA POP, LA VIRILITÉ À L’ÉPREUVE DU FÉMININ.
TU AS UNE DATE À PROPOSER ? ENVOIE UN MAIL À À PARTIR DE
1997
HARRY POTTER NOUS PROUVE QU’ON PEUT AVOIR UNE VIE DE MERDE ET S’EN SORTIR.
INFOS@ WEARETHECHAMPIONNES.COM
EN PRÉCISANT EN OBJET “QUEEN CULTURE”. 33
DOSSIER THÉMATIQUE : QUEEN CULTURE
HÉROÏNES ÉCRIT PAR CAMILLE CALDINI
I woke up like this. Des yeux de panda, le cheveu anarchiste, la joue barrée d’un pli d’oreiller. Et puis l’envie de soulever le couvercle de ma boîte crânienne pour y verser un grand mug de café chaud. Sale gueule, vilaine humeur. Non, je ne me sens pas flawless au réveil, comme Queen B. Mais ce soir, je me coucherai en Queen C. J’allume la radio. “Shine bright like a diamond, shine bright like a diamond” Moi, si je shine ce matin, c’est plus comme un croissant au beurre que comme un caillou précieux. Ma radio me parle de Bande de filles, de Céline Sciamma. Je ne l’ai pas encore vu. Uniquement cette scène, où quatre adolescentes dansent, chantent et gloussent dans une chambre baignée de bleu boîte-de-nuit. Elles sont belles, heureuses, même si ce n’est que le temps d’une chanson. Elles ont le même sourire collectif que ma propre bande de filles. Elles maîtrisent l’art de la joie. Je pense : “Cette Céline Sciamma va peutêtre enfin secouer le cinéma français.” Pour mille raisons, mais surtout parce qu’elle est une femme jeune dans un milieu dominé par des quinquagénaires masculins. L’idée provoque un sursaut, défroisse mon visage.
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«Non, je ne me sens pas Flawless au réveil comme Queen B.»
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CAMILLE CALDINI Journaliste pour ne pas être prof. Hyperactive sur les internets pour France télévisions. Directrice des trucs écrits de la revue illustrée lyonnaise L’Ogre. Championne débutante.
Une fois verticale, je file. Une autre femme m’attend. Sur la façade du Grand Palais, immense, l’oeil malicieux et menaçant, elle braque son fusil sur moi. Plus Nikita que Catherine-Marie-Agnès Fal de Saint Phalle. Niki, donc. Je ne voudrais pas la fâcher, j’entre dans son monde bricolé et bariolé. En réalité, je n’aime pas tellement ses mariées déprimantes, ses mères dévorantes, ses Nanas dansantes. Mais je découvre “Hon”, la “plus grande putain du monde”, dit-elle. Sacrément belle, cette géante aux cuisses écartées, cette femme-cathédrale dont le vagin est une porte dans laquelle on ignore combien de milliers de personnes se sont faufilées. J’en frissonne. Plus loin, ses peintures au fusil, assassinats sans victime, me saisissent. Prendre les armes pour créer, pas pour tuer, en voilà une idée révolutionnaire. Putain, MERCI !
ILLU DE LAUREN IPSUM Pour Championnes 35
DOSSIER THÉMATIQUE : QUEEN CULTURE
A la sortie, je rallume mon portable. Alerte : le prix Goncourt 2014 remis à Lydie Salvayre pour Pas pleurer. Dans son roman, elle raconte la guerre d’Espagne du point de vue de sa mère. Bizarrement, j’ai envie de verser une petite larme. Elle n’est que la onzième femme à recevoir le Graal des écrivains français. Onze. Sur 101 Goncourt décernés. Son roman trouvera sa place chez moi entre Françoise Sagan et Goliarda Sapienza. Ces femmes devraient remplir vos bibliothèques, avec Virginia Woolf, Violette Leduc, Marguerite Duras... Elles seront vos modèles d’audace. Je regagne mon appartement, jette un oeil sur Twitter, découvre le #gamergate, débat autour du sexisme dans les jeux vidéo : une bande de joueurs misogynes menacent des développeuses et chroniqueuses féministes. Elles veulent changer leur monde, que les personnages féminins de jeux vidéo ne soient plus uniquement des princesses en détresse ou des guerrières à gros seins. Ils ne comprennent pas de quoi se plaignent ces harpies castratrices de geeks.
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Quelque chose me chiffonne. Cet automne, le féminisme est absolument partout. Plus encore que les cuissardes et les manteaux oversize. Comme si un mouvement révolutionnaire pouvait être une mode. Cela me donne envie de faire bouffer à Karl Lagerfeld son catogan et son cynisme, pour sa mascarade de défilé féministe lors de la présentation de sa dernière collection. Parce que si la pensée féministe est une mode, vous l’aurez oubliée avant la prochaine Fashion Week. Il n’en restera plus qu’un mot, nu et vide. Pas même de quoi recoudre un souvenir.
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Je me couche agacée, mais rassurée. Entre les mains de ces femmes, les lettres, la musique, le cinéma, regagnent de leur sens. Elles ne se regardent pas seulement le nombril. Elles mènent une lutte sans violence, une révolution créative. Niki de Saint Phalle le résume parfaitement : “J’ai décidé très tôt d’être une héroïne. L’important était que ce fut difficile, grand, excitant !” A moi, Championne, d’en faire autant.
REINE DU CUL: REINE DÉCHUE DIALOGUES DE IGRÉCO
- Oh baby ! You’re a queen ! Il fait retomber lourdement sa tête sur l’oreiller. Elle allume une cigarette. - Euh, je t’avoue qu’en ce moment je me sens plus Queen Latifah que Marie-Antoinette ! Et puis tu me gonfles à parler anglais ! - Oh dis donc, t’es de bonne humeur toi, à chaque fois, après l’amour ! - Non mais vous me gonflez, les British, avec vos airs de pas y toucher, et vos God Save the Queen dans tous les sens ! Une Reine, mon pauvre, tu ne sais pas ce que c’est ! - Mais qu’est-ce que tu me fais, là ? C’était gentil ! C’était un compliment ! Il lui prend la cigarette des doigts et la met à sa bouche. Il tire à peine une petite bouffée. Elle la lui reprend. Tire une bonne grosse taffe. - Un compliment ? Tu penses que tu fais de moi une Reine mais tu fais de moi une pizza au champignon ! Moi je suis une Margherita ! Si tu me prépares au pilon, c’est pour me déguster à la paille ! - Pfff… t’es grave !
- Mais bonhomme, ici, je gouvernais avant que les Anglais débarquent ! Prince au lit oui, c’est bien lui ! Pfff…Tu sais, j’en ai bouffé du pion, du fou, du chevalier et des kilomètres de tours, parfois à plusieurs dans l’arène ! - Mais enfin, qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne t’ai pas demandé de m’être fidèle ! Tu peux continuer à jouer aux échecs, si tu veux. - J’en suis devenue incapable. C’est à peine si je sais jouer aux dames ! J’ai voulu être Lady Di, celle qui pense accéder au pouvoir en fermant les yeux et en serrant les poings, puis j’ai compris comment être Reine avant elle, et j’ai voulu être Lady de Nantes, celle qui redonne des droits aux femmes. A cause de toi je suis mi-lady, mi-mauviette et complètement gaga. - Tu sais très bien que pour moi, tu es Catherine de Medicis ! La Reine de tous les rois et de toutes les autres Reines ! La Reine-mère ! - Je me doutais qu’il y en avait d’autres, mais te l’entendre dire, ça me fait chier. Faut croire que le Jeu des Trônes c’est les chaises musicales, avec toi.
Il se lève énervé, se rhabille aussi vite qu’elle. - Je ne pensais pas que tu cherchais le prince charmant ! Il se dirige vers la porte qu’elle lui tend. - Mais je n’attendais personne moi ! King Kong m’a détenue entre ses grosses mains trop longtemps, c’est tout. Ni plus ni moins qu’un syndrome de Stockholm. - J’attends la blague sur le roi de Suède… Sur le palier, il s’aperçoit que la braguette de son pantalon est restée ouverte. Il la remonte de ses deux mains. Elle pose le regard sur son paquet, sans s’en rendre compte. - Pendant que le roi Lear partage son royaume, Amanda Lear dépérit, finit vieille et toute défaite. C’est pour ça qu’aujourd’hui, j’abdique ! Je ne veux pas finir comme ça. Je préfère être une femme plutôt que la Reine du cul. Elle lui claque la porte au nez, et allume les Reines du Shopping à la télé.
Elle se lève, enfile un pantalon en deux temps, trois mouvements. - Keep Calm baby, you’re my First lady ! La première dans le temps, et dans mon cœur. - Oui je sais, justement, je suis « ta Reine » depuis l’âge de pierre et à chaque fois je suis là, à espérer que sa majesté reste une nuit de plus. Mais en fait, j’en ai ras le bol, j’abdique ! Elle attrape son soutien-gorge sous le lit. - Attends, attends… je pige rien… tu veux qu’on arrête ? - Ecoute, j’en ai marre de faire mumuse avec le roi des cons. Retourne auprès de ta femme, ta dynastie t’attend à la maison. - Je pensais qu’on était clairs dès le départ sur la nature de la relation.
DOSSIER THÉMATIQUE : QUEEN CULTURE
IGRÉCO igrecO est à la photo ce que Miro est à la peinture : une imposture. Elle est aussi le Miro de la cuisine, de la danse acrobatique et de la pose de carrelage, mais ça, vous ne le verrez pas ici.
1974 : STEPHEN KING LIBÈRE LA QUEEN BITCH CARRIE A SES PREMIÈRE RÈGLES ET DEVIENT PROM QUEEN
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- Avec toi, je suis surtout la première dame du roi ! C’est ça pour toi, la définition de Reine ?! La reine de Saba, c’est pas la pute à qui Khaled offre des bijoux Agatha, hein ! C’est une régente qui domine son peuple ! - Mais enfin, je sais tout ça ! Je suis à moitié anglais ! Chez nous, c’est la Reine qui gouverne ! Elle écrase sa cigarette. Le cendrier déborde sur la table de nuit.
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ET TOI, T’EN PENSES QUOI VINCENT ? UNE INTERVIEW DE JPJ
EN QUELQUES MOTS, C’EST QUOI POUR TOI LA POP CULTURE ? Vincent Brunner est un auteur éclectique, un journaliste passionné. On aime son regard pointu sans jamais être sectaire. C’est aussi lui, la championne. Dans son premier roman, une jeune fille fait connaissance avec son père mort en navigant de vinyle en vinyle. Apprivoiser la mort à travers une “Platine”, c’est déjà le début de la vie. “PLATINE” AUX ÉDITIONS FLAMMARION, COLLECTION TRIBAL.
La pop culture, c’est la revanche de tout ce que, en France, on a longtemps méprisé. Les arts populaires, que ce soit la musique, la BD, la science-fiction, le polar, sont sortis de leurs ghettos. C’est maintenant la culture dominante, avec tous les dommages collatéraux que cela provoque. N’importe quelle merde des 70’s ou 80’s devient « culte ».
LA POP A-T-ELLE MANGÉ À TOUS LES RÂTELIERS ? Mais c’est son rôle, c’est par le métissage que la pop, en se renouvelant, continue d’exister ! «She Loves You» des Beatles, «Didi» de Khaled, «One More Time» des Daft ou «Get Ur Freak On» de Missy Elliott ont, chacun, des racines très différentes, mais ils se retrouvent autour d’une idée de communion, de partage. La pop est un métamorphe insatiable, elle se nourrit de n’importe quoi, qu’elle régurgite sous une forme prédigérée et accessible à tous.
VINCENT A SÉLECTIONNÉ CINQ MORCEAUX DE LA QUEEN CULTURE : À ÉCOUTER ET RÉÉCOUTER, FORCÉMENT. LOU REED & JOHN CALE HELLO IT’S ME
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LCD SOUNDSYSTEM LOSING MY EDGE
LA POP A-T-ELLE TUÉ LES MOUVEMENTS INDÉS ? Pas sûr. Les mouvements esthétiques qui proposent des alternatives se positionnent souvent par rapport à la pop. Dans certains cas, ils se montrent tellement radicaux qu’ils nient son évidence mais la plupart du temps, les courants indie, tout en prenant leurs distances avec elle, la matent ostensiblement. Il arrive souvent que des groupes, après avoir expérimenté, se retrouvent avec un tube. O.M.D avec «Electricity” par exemple. insatiable, elle se nourrit de n’importe quoi, qu’elle régurgite sous une forme prédigérée et accessible à tous.
ON N’A PAS L’IMPRESSION QU’ELLE TOURNE À VIDE MAINTENANT, CETTE POP ? Le problème de la pop contemporaine c’est que les faiseurs ont pris de plus en plus de pouvoirs. Pour moi, il y a une différence entre «All The People», morceau super catchy de Panama Wedding composé par un mec dans sa chambre, et tous les tubes impersonnels composés à la chaîne par le fameux Dr Luke, pour des clients tels que Keisha, Jessie J ou Katy Perry. Cette pop usinée et sans âme constitue vraiment une plaie. Ces machines à hits tournent, elles, totalement à vide.
L’HÉROÏNE DE TON ROMAN EST UNE ADO : TU CONSEILLERAIS QUOI COMME MUSIQUE À UNE PERSONNE NÉE APRÈS 2000 ? LCD Soundsystem, Radiohead, Matthew Dear, Madvillain, Sarh... Entre autres.
TON PLUS GRAND SOUVENIR POP ? Rencontrer un des plus grands compositeurs de pop, Brian Wilson, le cerveau malade des Beach Boys. Il est fou. L’entendre se présenter APRES l’interview reste mémorable.
LE MEILLEUR ET LE PIRE DE LA POP ? “Tommorrow Knows” des Beatles et “Gangnam style” de Psy.
GANG OF FOUR «TO HELL WITH POVERTY
ROXY MUSIC RE-MAKE RE-MODEL
DJ SHADOW IN/FLUX
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Q U E L L E Queen ES-TU ? LA VOODOO QUEEN Sans tabou, la Voodoo Queen n’est pas matérialiste mais narrative. Le corps est une sculpture qui choisit son décor avec réflexion. La Voodoo Queen est théâtrale par philosophie.
POP-Q Écouter Beyoncé en lisant Beauvoir, Pop-Q aime les grands écarts espace de tension incroyable dans lequel elle puise l’inspiration. Pop-Q se fout du regard des autres.
L’IMPÉRATRICE Gouverner n’est pas dominer. La lutte des classes, la lutte des sexes, la lutte des nations, l’impératrice est née pour lutter. Sa principale guerre ? Contre ses démons et pour ses convictions. L’Impératrice fait preuve d’autorité sans être autoritaire.
THE RAGTIME KING Imprévisible comme le jazz, il choisit son style selon ses envies, ni masculin, ni féminin, ni bohème, ni urbain, ni figue, ni raisin. C’est une marche musicale singulière, son énergie fait danser sa cour contre la dépression. The Ragtime King est multiple et entraînant.
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LE PROBLÈME N’EST P AS DE CHANTER FAUX MAIS DE NE PAS CHAN TER TOUT COURT. AU PIRE, INSPIRE BIEN FORT ET CRIE, ÇA MARCHE AUSSI.»
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PICAULT
Autoportrait réalisé pour Championnes
AUDE
PAR JÉRÉMY PRADIER-JEAUNEAU,
JPJ : TU AS FAIT LES ARTS DÉCO. QU’EN AS-TU RETENU ? AP : Une émulation, une façon d’être ensemble, d’échanger. Quand on est gamin, on ne cloisonne pas, on découvre tout, ensemble… C’est de l’expérimentation. J’ai des souvenirs généreux, de partage de connaissances. Ensuite, j’ai choisi une section pour apprendre un «vrai métier» : le graphisme. Mais j’étais très inhibée et très scolaire, je n’avais pas d’ambition artistique particulière. J’étais très angoissée et je pleurais beaucoup, à chaque rendu ! Les Arts Déco recherchent des personnalités et moi… je voulais faire plaisir aux profs ! Je les ennuyais comme la pluie, donc ils essayaient de me pousser dans mes retranchements, mais je n’étais pas prête, je voulais juste apprendre. Ce qui me frappais, c’est que les autres étudiants, à 20 ans, me semblaient déjà avoir une vraie culture visuelle. En comparaison j’avais l’impression de ne rien connaître. Alors je passais des heures dans les librairies, ouvrant au hasard des livres parce que je ne savais pas ce que j’aimais. Et c’était terrible.
JPJ : ÊTRE SCOLAIRE, C’EST UNE PERFORMANCE EN SOI ?
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Avant le début de l’interview, Aude Picault confie que l’exercice de l’interview lui apprend des choses sur ellemême, par ricochet aux questions posées. C’est sans doute dans ce questionnement intense qui la meut depuis au moins le début de son travail que cette auteur de bd trouve, si ce n’est l’inspiration, la force d’inventer. Interroger l’intime pour dévoiler l’universel, ou en tout cas notre quotidien, est un jeu heureux qu’Aude Picault instaure avec son lecteur depuis quelques années. Qu’elles soient le fruit du hasard, ou pleinement pensées, on se délecte page après page, strip après strip, des situations qu’elle dessine.
AP : Être scolaire, c’était la seule façon que j’avais de répondre au stress que les enseignants provoquaient en moi. Je ne comprenais tellement pas quels étaient les enjeux, que je m’efforçais de me mettre dans la tête de ces gens, en me disant que j’allais leur donner ce qu’ils attendaient de moi, pour avoir la paix ! Tu passes un temps fou à répondre aux désirs des autres, alors que tu ne réponds pas au tien. Ça prend du temps de trouver le chemin de son désir…
JPJ : ET QUAND ON EST EXIGEANT AVEC SOIMÊME, ON ESSAIE DE RÉPONDRE À QUEL DÉSIR ? AP : Je ne sais pas… C’est une vraie bagarre : en même temps je veux dire le vrai, et en même je m’autocensure énormément !
JPJ : AH ? AP : A l’école, si tu es hors sujet, tu es puni. Il faut répondre correctement à la consigne. J’avais envie de traiter des sujets qui me préoccupaient, sans comprendre pourquoi ils me préoccupaient. Aujourd’hui, j’ai gagné en confiance, je garde l’exigence, mais je suis plus douce envers mon travail. Parfois, j’ai encore peur de ne pas être juste… Un dessin,
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U N E C H A U F F E U S E E S T U N FA U T E U I L B A S Q U E L’ O N P L A C E S O U V E N T P R È S D U F E U, DANS LEQUEL ON S’ASSOIT POUR LIRE, R E G A R D E R U N F I L M , U N E S É R I E , O U PA P O T E R . C’EST DANS CE CONTEXTE CHALEUREUX QUE CHAMPIONNES INTERVIEWE DES PERSONNALITÉS QU’ON AIME, QUI NOUS I N S P I R E N T, N O U S Q U E S T I O N N E N T. O N E S T B I E N, L À .
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DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
s’il n’est pas juste, il est raté. C’est une intuition, je sens que ce n’est pas juste. Cependant, l’exigence ne m’a jamais empêché de créer, alors que certaines personnes souffrent du trop plein de pression qu’ils se mettent, ça les paralyse. Si on est trop dur avec soimême, on ne peut pas sortir quelque chose de soi.
JPJ : TU ES TRÈS EXIGEANTE AVEC TON TRAVAIL ? AP : Oui, je suis en train de changer en ce moment. Mais il y a quand même un climat d’autocritique très fort dans notre société, non ? Entre le système scolaire, avec les punitions, les zéros… J’ai l’impression qu’on se met tous un peu la pression.
JPJ : JE SITUERAIS LE BASCULEMENT DE TA CARRIÈRE AVEC L’AUTOPUBLICATION DE “MOI JE”. AP :Le basculement ? Mais il n’y avait rien avant (rires) !
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JPJ : IL N’Y AVAIT PAS RIEN ! IL Y AVAIT DÉJÀ, AUX ARTS DÉCO, CETTE RECHERCHE…
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AP : J’étais en formation, je me projetais vaguement graphiste pour Marie-Claire. Je tenais des carnets de croquis, et petit-à-petit, ces carnets ont évolué vers des moyens d’expression personnelle. J’avais beaucoup de mal à m’exprimer verbalement, alors je dessinais, je mettais en scène les situations dans lesquelles je me sentais mal. Un jour, quelqu’un feuillette mon carnet et… rigole. Ce qui m’a vexé, parce que je racontais toutes mes peines. Une deuxième fois, une autre personne rit. Je me dis ‘c’est bizarre’… et d’autres personnes rient aussi en lisant mon carnet plus tard. En fait, tout le monde semblait
EXTRAIT DE «MOI,JE» Ed. WARUM Col. Decadadance
se retrouver dans mes petites situations. Depuis que j’étais môme, j’écrivais des histoires, je pliais les feuilles en deux, et je cousais, ça faisait un petit livre. Du coup, j’ai fait la même chose avec ces carnets, en me disant que j’allais les donner ou les vendre. On m’a mis à ce moment-là en contact avec un mec de ma promo, qui faisait déjà ça avec les photocopieuses des Arts Déco. Donc on a fait ça. Figure toi que j’ai ensuite été financée par la grand-mère d’une copine qui m’a commandé cinquante exemplaires pour les offrir à ses petits enfants. Et ces cinquante exemplaires m’ont permis d’en financer deux cent-cinquante. C’est de cette façon qu’est né le premier de tome de “Moi, je”.
JPJ : EST-CE QUE CE N’EST PAS ÇA LE DÉBUT DE LA VIE DE JEUNE ADULTE, S’AFFIRMER EN CRIANT HAUT ET FORT DE MANIÈRE ABSOLUE : “MOI, JE” ?
JPJ : EST-CE QUE CE SERAIT ÇA, LE “CONCEPT DU NOMBRIL” DE COURBET ? SE REGARDER LE NOMBRIL POUR TOUCHER LE GÉNÉRAL ? AP : Disons que si tu veux bosser et apprendre, tu prends le premier sujet que tu as sous la main, et c’est toi-même. C’est pas forcément par nombrilisme… Il y a tellement de façon de s’utiliser comme matière première, de parler de soi. Le piège est la complaisance et je ne supporte pas la complaisance. Pour moi, ça, c’est du nombrilisme.
JPJ : IL Y A QUELQUE CHOSE DE TRÈS COURAGEUX À “FAIRE FACE”, NON ? AP : J’essaie de faire face à ce que je suis, ce que je veux, ce que je désire. Ce n’est pas me regarder comme je suis, c’est plutôt me dire comme je me sens. Je ne me vois pas… En dessinant, je prends du recul, je “vois” la situation que j’ai vécue. Donc je peux m’en détacher quelque part…
AP : Je ne sais pas, je ne maîtrise pas ça… Je me sens comme une éponge, préoccupée par des sujets ordinaires partagés par beaucoup. Mes questionnement n’ont rien d’originaux, ils ont déjà traités mille fois, mais ce n’est pas grave. J’essaie d’être le plus juste dans les situations que j’évoque : pourquoi on est mal ? Qu’est-ce qui se passe au fond de nous ? Comment faire pour s’apaiser ? Tu me mettrais dans un autre pays, d’une autre classe socioprofessionnelle, et je parlerais sans doute d’autre chose. Mes sujets sont très liés à ce que je vis ici et maintenant, c’est tout le temps en mouvement. Par exemple, dans “Carnets Patagons”, c’était frustrant, parce que je n’ai pu que traiter la surface du sujet, je ne suis pas restée assez longtemps. Je devais donc parler de ce manque aussi, de tout ce que je ne pouvais pas aborder, du «hors champ». Finalement c’était très long à faire ; je pensais être capable de dessiner un carnet sur le vif, mais j’ai eu besoin de prendre mon temps, de reconstituer mes images après le voyage.
JPJ : TU AS UNE CULTURE DES CROQUIS : TU DESSINES ÉNORMÉMENT ET TU GARDES UN CARNET PRÈS DE TOI. C’EST TOUJOURS TON POINT DE DÉPART ? AP : Disons que mes carnets sont la matière première dont j’extrais mes livre. Je note beaucoup, et je peux reprendre pour un livre des séquences entières déjà
DANS LA CHAUFFEUSE DE CHAMPIONNES
JPJ : TU CAPTES QUELQUE CHOSE DE L’ÉPOQUE À TRAVERS TOI, TU ES D’ACCORD AVEC ÇA ?
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AP : Le titre me semblait évident, parce qu’on était était jeune, on parlait mal parfois, c’était terrible, et on débutait nos conversations par “moi, je”. “Moi je” tout le temps, c’était un tic. Spontanément, j’ai utilisé cette expression parce que je parlais de moi. Paradoxalement, tout monde s’y retrouvait. Il ne s’agissait plus de moi, mais de tout le monde. Le “je” devenant complètement banal : un balancement drôle entre le “je suis exceptionnelle” et la banalité. On est unique et en même temps, il y a des ponts inattendus dans l’intime entre les gens, alors que l’intime est sensé être la chose la plus cachée.
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dessinées/dialoguées. Quand je bossais sur “Transat”, je savais que je voulais faire un livre sur l’idée du voyage, alors j’avais mon carnet dédié au sujet, dans lequel je croquais tout ce que je vivais, ou entendait, se rapportant à mon projet de voyage. Il m’est arrivé d’avoir trois carnets différents selon les thèmes que j’avais en tête. La bd sur laquelle je travaille depuis 4 ans, pareil, j’avais un carnet. Mais je l’ai rempli beaucoup plus avec des mots, des idées, des extraits de livres, que des dessins. Du coup, l’étape du découpage a été très longue, puisqu’il m’a fallu créer tous mes personnages et mes scènes.
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JPJ : ON PEUT DIRE QUE CONSTRUIRE UNE HISTOIRE, C’EST D’ABORD DÉCOUPER ET TRIER ?
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m’ennuyer. Ces souvenirs sont revenus dans le projet “Comtesse”. Et puis le XVIIIe siècle a une imagerie très sensuelle, très douce, avec Chardin, Fragonard, et ça me parlait. L’idée était de montrer une comtesse dans son château immense, errant toute seule, de confronter ce décor très droit, presque froid, au désir d’une femme toute en courbes, en rondeurs.
JPJ : TU TENTES D’AILLEURS UN TRAIT PLUS NATURALISTE, IL Y A UN EFFET DE MATIÈRE, ON A PRESQUE ENVIE DE TOUCHER LA ROBE ?
AP : Il faut accumuler beaucoup de matière première d’abord. Souvent, j’ai des scènes fortes, je suis certaine qu’il faut qu’elles y soient. Et tout le récit s’articule autour de ces temps forts. Il faut y venir à ces scènes, que le lecteur soit préparé, qu’il comprenne. Donc entre ces moments, il doit y avoir des ponts. Ensuite, une fois que j’ai tout ça, je peux enlever, découper. Tu te rends compte que certaines scènes ne sont pas si indispensables.
AP : Après le blog, ils m’ont demandé de réaliser le premier tome de leur collection papier. C’était assez difficile, parce que je voulais un dessin plus académique, pas le même que j’utilise pour mes autres livres, qui est plus schématique. J’ai dû me dépasser ! Les vêtements sont intéressants à travailler, parce qu’ils me semblaient être une barrière au désir, comme une étape à traverser.
JPJ : COMMENT ASTU CONSTRUIT TON LIVRE “COMTESSE” PAR EXEMPLE ?
JPJ : EST-CE QUE L’ERRANCE EST QUELQUE CHOSE DE NÉCESSAIRE POUR SE TROUVER ?
AP : La question du dessin érotico-porno m’intéressait, mais je ne savais pas comment l’aborder. Et puis on m’a proposé de participer au blog BDCul, le prétexte parfait. Comme je n’avais pas le temps, j’ai fait ça en une nuit, quelques scènes de fantasmes d’une femme en plein désir, et l’imagerie XVIIIe s’est imposée : ma mère a grandi dans un château XVIIIe où j’ai passé beaucoup de temps, adolescente. A cet âge où tu es censé t’éveiller à pleins de choses, j’étais dans ce décor grandiose, avec ses escaliers immenses, ses cheminée en marbre, figé dans le temps, à
AP : Oh oui… tu penses que c’est de l’errance, puis tu t’aperçois que ce n’était pas du tout un hasard ce que tu as traversé… l’errance a un sens. Comme un bateau sur l’océan, il n’est pas en train d’errer, mais d’être porté par le courant. Comme un lien avec le général.
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JPJ : C’EST UN MOTIF, NARRATIF ET ESTHÉTIQUE, QUI REVIENT DANS TON OEUVRE : À LA FOIS DANS “FANFARE”, L’HÉROÏNE VA DE BAR EN BAR, ET DANS “TRANSAT”, CETTE TRAVERSÉE EN BATEAU...
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EXTRAIT DE COMTESSE Ed. les requins marteaux COL. bd cul
AP : C’est étrange parce que pour moi le mot errer semble assez négatif. Dans l’errance, il y a une idée de perte, de dépression… “Errer comme une âme en peine”, comme s’il n’y avait pas de but. En même temps, j’aime bien ce mot. Tu peux quand même choisir une destination ou choisir de marcher sans savoir où tu vas. 61
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JPJ : BRETON PARLE DES “PAS PERDUS”, ET FINALEMENT TON HÉROÏNE DANS “FANFARE”, CHERCHE CE GARÇON DANS LA FERIA, LES PAS VONTSE PERDRE… AP : Ce n’est pas tellement se perdre, si ?
JPJ : DANS L’IVRESSE ON PERD NOS REPÈRES... COMME DANS LE MAL DE MER, NON ? C’EST UN ÉTAT COMMUN ? AP : Effectivement, dans le mal de mer il y a une sorte d’inquiétude. Je me demande dans quelle mesure le stress d’être en mer provoque ce déséquilibre. C’est déstabilisant. J’ai été deux fois malade en mer, et c’est parce qu’il y avait un inconnu. A partir du moment où j’ai repris confiance en moi, c’est parti. Le mal de mer c’est très désagréable, alors que l’ivresse, sur le moment c’est agréable. C’est le lendemain, durant la gueule de bois que ça devient difficile. Et lorsque tu bois trop, c’est parce qu’il y a de l’angoisse.
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JPJ : LA PEUR EST UN STIMULANT ?
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AP : Ma réaction face à la peur, c’est de faire face, plutôt que de me barrer. Oui, la peur est un stimulant, que ce soit pour partir en courant, qu’affronter la chose. Il faut pas se faire broyer par quelque chose qui te dépasse.
JPJ : SUR TON SITE, TU METS DES ILLUSTRATIONS DE
QUENTIN BLAKE : C’EST UNE RÉFÉRENCE POUR TOI ? AP : Je lisais les Roald Dahl enfant, son dessin a une vraie tendresse. Je me rappelle du “Bon gros géant”, qui est très mystérieux, qui fait même peur. C’est un petit garçon qui n’arrive pas à dormir, qui voit les géants et se fait kidnapper par l’un deux. C’est très angoissant ! Blake dessine des personnages drôles, attendrissants malgré leur mocheté, voire leur méchanceté.
JPJ : D’AILLEURS BLAKE ET DAHL ONT EN COMMUN DE CAPTER L’EFFROI DE L’ENFANCE. AP : C’est vrai, les enfants ont des frayeurs et des angoisses : ce sont des émotions brutes.
JPJ : TU INFUSES DANS TON TRAVAIL ÉNORMÉMENT D’HUMOUR, AVEC BEAUCOUP DE NUANCES. COMMENT TU CONÇOIS ÇA ? AP : Déjà, tu me fais énormément plaisir, parce que l’humour, c’est très important pour moi… Mais je ne peux pas tellement dire d’où ça vient, ça sort comme ça. Disons que je n’ai jamais fait exprès de faire rire. Mon entourage a beaucoup d’humour, mon père en avait, ma mère en a, mon frère est très drôle… Les “Moi Je” faisaient rire malgré moi, mais ensuite j’ai appris à comprendre ce qui faisait rire, et à développer cet espace là dans mon écriture. J’en comprends mieux les mécanismes. Mais peut-être qu’on développe l’humour comme une défense ?
JPJ : ON DIT PARFOIS QUE LES PLUS GRANDS DRAMES FONT LES PLUS GRANDES BLAGUES... AP : Pas forcément, une blague peut être juste joyeuse. Mais mettre un peu d’humour dans le
JPJ : D’AILLEURS, TU DESSINES UN STRIP DANS LIBÉ UNE FOIS PAR SEMAINE : COMMENT TIENT-ON LE RYTHME ? AP : Ce rythme, c’est une idée par semaine. Comme je travaille sur mon prochain livre en parallèle, il y a certaines idées que je peux utiliser, c’est une base. C’est une mécanique à trouver. Ça va faire un an que je fais ça. En général dès le vendredi, je me dis “faut que je trouve une idée, faut que je trouve une idée !”, le dimanche j’ai toujours pas d’idée… c’est le lundi que je dois rendre mon strip, donc je consacre la journée à ça. Là, j’en ai trouvé une jeudi en revanche ! J’ai noté un mot-clef, c’est un début de quelque chose. A partir de ça, je scénarise. Je faisais déjà à peu près le même exercice pour Voici, il y a quelques années. Mais ce format aussi court pour Libé, c’est assez nouveau, il faut le roder. De toute façon tu cherches une efficacité, à parvenir à un résultat. Dans un livre, il y a des scènes… finalement, c’est aussi une question de rythme à trouver.
JPJ : TRAVAILLER POUR LIBÉ, C’EST PLUS COOL QUE VOICI ? drame ça permet de relativiser, c’est sûr. Dans Libé, ce qui est difficile, c’est que je tente de raconter quelque chose qui me fait rire, et une fois dessiné ça ne marche pas tout le temps. Je ne suis pas dans une sorte de blague premier degré, et parfois les gens ne comprennent pas… ce qui est assez gênant ! Je suis toute seule à me comprendre et c’est très embêtant. Alors j’apprends à devenir plus efficace, je progresse. J’aime bien le subtil, la deuxième lecture. Dans une situation difficile, quand tu la vis sur le moment, tu te sens mal, humilié. Quand tu y repenses, tu peux en rire. Je ne me retiens jamais de rire de toute façon.
AP : Évidemment qu’il y a un snobisme hyper fort ! Bosser pour Voici ce n’était pas toujours très facile à assumer... il y a quelque chose de plus “politiquement correct” à travailler pour Libé. C’est sûr que c’est moins la honte (rires) ! Mais dans l’efficacité d’écriture, dans l’exigence, c’est la même chose. Pour Voici, j’étais plus dépassée, moins expérimentée, c’était un de mes premiers boulots.
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JPJ : DANS “TRANSAT”, TON HÉROÏNE EN A UN PEU MARRE DE LA TYRANNIE DU COOL… AP : Quand on sort des Arts Déco, on est beaucoup dans l’esthétisme, dans la mode, une espèce de course à l’air du temps. On se concentre surtout sur l’image, un flux du visuel qui s’oublie au bout de dix secondes… Tout allait dans ce sens à ce moment là, une énergie perdue qui englobe tout : du travail que tu fais sur l’ordi, à la coupe de cheveux, à la marque de tes chaussures. C’était l’enfer ! Je fréquentais peutêtre des gens qui était là-dedans et maintenant ça ne me convient plus cette “tyrannie”...
JPJ : D’AILLEURS BLAKE ET DAHL ONT EN COMMUN DE CAPTER L’EFFROI DE L’ENFANCE. AP : C’est vrai, les enfants ont des frayeurs et des angoisses : ce sont des émotions brutes.
JPJ : ET DU COUP, ÇA NE TE FAIT PAS UN PEU MARRER D’ÊTRE ESTAMPILLÉE “COOL” ALORS QUE TU NE L’AS JAMAIS CHERCHÉ ? AP : Mais qui est-ce qui m’estampille cool ? C’est toi ? (rires)
JPJ : (RIRES) C’EST LE FAIT D’ÊTRE PUBLIÉ DANS LIBÉ, NON ? 64
AP : Tu veux dire qu’être publiée dans Libé valide le fait que je sois “cool” ? Je n’ai jamais cherché à dessiner «cool» … Disons, qu’au début de ta carrière, ton travail n’existe pas encore, même moi je ne savais pas de quoi j’avais envie de parler, tout ce que je faisais était spontané, chaque page était un exploit !Puis au bout de quelques années, tu commences à savoir qui tu es, à cerner ta personnalité d’auteur. Tu la découvres avec le recul. Pour Libé, ils voulaient «une chronique sociétale tenue par une femme». J’ai proposé des extraits du livre sur lequel je travaille, et j’ai été sélectionnée sur cette base. Je dois être consensuelle s’ils m’ont prise, non ? Est-ce que c’est bien, est-ce que c’est pas bien... je ne sais pas (rires).
JPJ : JE NE SUIS PAS CERTAIN QUE TU SOIS SI CONSENSUELLE JUSTEMENT. AP : Je suis hyper sévère sur mon travail !
JPJ : SI TU DEVAIS ILLUSTRER UN LIVRE, ÇA SERAIT QUOI ? AP : Peut-être les cahiers de Cioran, des petites phrases… il se plaint tout le temps et je le soupçonne d’être un peu complaisant avec lui-même (rires). Mais il est très drôle, très râleur, très malheureux, il déteste tout le monde ! Il est furieux d’être là. Il ne triche pas, mais il y a une pointe d’humour quand même, tiens écoute (elle lit un extrait) “la bombe atomique est l’espoir inconscient du siècle” ! C’est horrible et c’est ça qui est drôle.
JPJ : ET ÇA SERAIT QUOI POUR TOI UNE CHAMPIONNE ? AP : Un aliment bien sûr ! Un aliment super bon qui rend heureux.
CLOPE #10
accouché ces dernières années de Kirsten Wiig. Fort potentiel de reine aussi, depuis “Bridesmaids”. Le scato en moins, s’il vous plaît. .
JE FUME
Texte de Jeremy Pradier-Jeauneau JULIA LOUIS-DREYFUS Queen de la comédie américaine > En mai 2014, je fais quelques recherches sur Julia Louis-Dreyfus, dont je vénère la performance dans la série “Veep”. Et je tombe sur des clichés du magazine GQ, dans lesquels l’actrice vit une idylle intense avec un clown. Une question me frappe soudain : faut-il coucher avec un clown pour être heureux ? Non, mais je veux dire : si je suis tristounet, j’en mange un, mais si je suis vraiment désespéré, j’en baise un ? Je me demande donc, l’humour, on en a besoin en période de crise (toutes crises confondues, arrêtez avec votre fixette sur la crise bancaire) : où débute l’humour ? Ou s’arrête-t-il ? Un jour, quelqu’un m’a reproché de ne pas rire à sa blague. Il venait de me traiter de connard. Il m’a expliqué qu’on ne pouvait pas rire de tout avec n’importe qui. J’étais n’importe qui et j’étais vierge de clown.
J’ALLUME Selon mon analyse tout à fait objective, c’est à dire fondée sur ce qui me fait rire, trois Queen se partagent aujourd’hui la couronne comique aux Etats-Unis : Tina Fey, Amy Poehler et Julia Louis-Dreyfus. Et forcément, les trois ont en commun d’être passées par le SNL (Saturday Night Live, philistin !). Ce vivier d’humoristes qui existe depuis 1975, a notamment
J’ÉCRASE Née en 1961, Julia LD s’est vraiment fait remarquer dans la série Seinfeld. Série culte. Un peu plus aux Amériques qu’en France peut-être. Et c’est quelques années plus tard, qu’on la retrouve sur HBO, jouant une vice-présidente des Etats-Unis aussi impitoyable que drôle. La comédienne est comme une vieille copine de lycée : sympa, marrante, mais bon, on perd le contact sans problème. Puis quelques années plus tard, on la revoit, flamboyante, et on se dit, mais comment ai-je pu ne pas prendre conscience de tout ce potentiel ? Le potentiel de Julia LD est encore énorme. Je me souviens avoir répondu à cette personne qui lançait la boutade, ce “connard” si amusant, que si l’on pouvait rire de tout, encore fallait-il en avoir le talent. Il n’en n’avait pas. Et voyez-vous, je reste d’accord avec cette phrase de jeune homme. Parce qu’entre temps, j’ai vécu mon “clown coït”, et laissez-moi vous dire que j’y pense encore. C’est si bon.
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CLOPE
Qu’on se le dise tout de suite, Julia LD est milliardaire. Ce qui permet sans doute de pouvoir se lancer plus facilement dans une carrière de comédienne. Brad Pitt, lui, se dandinait en homme sandwich, en attendant son premier cachet. C’est donc riche comme Crésus, que Julia LD s’élance royalement vers sa vocation… Pardon ? Comment ça ? Brad Pitt n’est pas “comique” ? As-tu fait attention à son tic facial (jeu de contraction de la mâchoire), son botox, ses mèches blondes ? Son épouse ? Ses mauvais accents ? Sérieusement ?
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DÉCORATION D’INTÉRIEUR
DREAM DÉCORATION D’INTÉRIEUR Championne reçoit chez elle, avant les fêtes. Une salle de séjour avec quatre pièces exceptionnelles, dont deux d’un des meilleurs décorateurs de tous les temps – et vivant ! Jonathan Adler. Au fond à gauche, en enfilade, le petit salon et le dressing transformé en bureau. Une chaise sublime et pas très chère, et un canapé de chez Ikea. Un vélo d’enfant ? Championne l’a acheté sur un coup de tête, pour plus tard.
ARMOIRE-BAR NEVER FULL, NOYER AMÉRICAIN, 130 X 56 CM – HAUT. 161 CM. DESIGN ROBERTO L AZZERONI, ÉD. CECCOTTI.
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BIBLIOTHÈQUE ALBERTO, EN NOYER, RÉÉDITION DE 1950, DESIGN GIANFRANCO FRATTINI, ED. POLTRONA FRAU.
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FAUTEUIL INGMAR, DESIGN JONATHAN ADLER.
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LUSTRE MEURICE, DESIGN JONATHAN ADLER.
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TEXTE & DESSIN DE AURÉLIEN JEAUNEAU
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CABAS CAMEL RICKY, EN CUIR, DESIGN RALPH L AUREN
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HORLOGE POLYGON CLOCK, DESIGN GEORGE NELSON, ED. VITRA.
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CHAISE GUSTAV EN HÊTRE, DESIGN GERBRUDER THONET VIENNA, ED. THONET.
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RANGE BÛCHE, DESIGN IVANA LOSA, EDITION LIMITÉE.
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BRIDGE EN CHÊNE TEINTÉ, ST YLE SCANDINAVE, ED. ROCHE BOBOIS.
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FAUTEUIL EN VELOURS ITALIEN ROUGE BRIQUE, VINTAGE.
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N TEXTE & PHOTOS DE JÉRÉMY PRADIERJEAUNNEAU
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En 2007, dans le cadre des Assises de la Mémoire Gay et Lesbienne à Lyon, je participe à une exposition qui interroge cette mémoire là : celle des pédés, des gouines, des folles, des femmes à barbe, et autres personnages fantasmés par une société hétéronormée. Leurs souvenirs communs, sont ceux de la différence, de la discrimination, du désir, de l’affirmation. Les gays, les lesbiennes, les trans, les bis, ont tous vécu leur coming-out, ou la question s’est forcément posée : les prochaines générations devront-elles encore devoir sortir du placard pour exister, ou pourront-elles exister sans avoir à entrer dans une catégorie ? Armé de mon vieil argentique, je réalise une série de portraits : des femmes, que je connais bien ou peu, qui défilent devant l’objectif, devenant un sujet de recherche. Je cherche à travers elle les traces de leur préférence amoureuse : estce que cela se voit, l’homosexualité ? Certaines le sont, d’autres non, certaines sont bisexuelles, d’autres des mangeuses d’homme, ou encore des grandes amoureuses.
E En préparant ce numéro «Queen Culture», la série de photographies me revient. Et si au final, je cherchais déjà en 2007 les preuves de ma propre homosexualité dans leur visage ? Estce que cela se voit dans mes yeux, dans ma façon de bouger, de parler ? Peut-être. Les clichés passent devant mes yeux, j’examine, j’étudie, je débusque un début de réponse. Ce que je cherchais ardemment dans les traits de ces personnes, c’était la Queen. La Queen en elles, et surtout, la Queen en moi. Une reine, ni homme, ni femme, une reine qui s’engage ardemment dans la vie, pour ses combats, ses valeurs. Non, l’homosexualité n’a pas de visage, pas plus que la gentillesse ou la haine, la machisme ou le féminisme. C’est le visage de championnes que l’on peut voir dans cette série : parce qu’elles renvoient le reflet de la championne en moi par la simple présence frontale de leur humanité. J’existe à travers les championnes. Tu es une championnes, donc tu es. Quand l’acte artistique devient l’acte fondateur de son propre questionnement, l’espoir de changer le monde est plus vivant que jamais. 71
MÙSCLES #2 RISORIUS
UN MÙSCLE est une FICTION CONTRACTILE qui permet le mouvement. MÙSCLES est un receuil de nouvelles insolentes : les histoires ont toutes pour titre le nom d’un muscle. TEXTE DE LAURE DIDRY
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Tu t’es réveillée et étirée comme un chat. « D’abord allongée sur le dos, puis à quatre pattes, les genoux bien écartés, sentez l’espace entre vos vertèbres. Faîtes de longues respirations régulières puis relâchez tous vos muscles », avait recommandé le docteur Zolmat. Un sacré toubib, ce type ! Depuis que tu le consultes, ta vie s’est transformée. Tu te souviens comme si c’était hier de ta première visite, un lundi pluvieux de décembre. Tu avais attendu très longtemps dans sa salle d’attente bondée, observant à la dérobée les autres patients. Surtout des femmes. De très jeunes femmes. Tu détournais les yeux pour ne pas croiser leur regard. « Vous ne souffrez pas de timidité maladive, avait affirmé le docteur Zolmat. Vous êtes simplement déprimée. » Il t’avait prescrit des cachets et des séances de trampoline. Au bout de trois semaines, tu te sentais déjà beaucoup mieux. « Et vous n’avez pas noté d’effets secondaires ? » avait demandé le bon docteur. Tu avais secoué la tête et souri de toutes tes dents. Entre ton premier et ton second rendez-vous, tu t’étais offert ; un détartrage, une coupe de cheveux, une épilation du maillot et un magazine féminin. Dans le miroir, tu te trouvais presque jolie. Cela ne t’était jamais arrivé. Tu allais mieux. Encore mieux que tu ne l’espérais. A cause des comprimés blancs, pensais-tu. Alors tu avais passé sous silence les pertes de mémoire, somme toute légères, les contractions involontaires de ta mâchoire, les picotements à la commissure de
LAURE DIDRY Auteure à bouclettes multi-casquettes née sous la grisaille parisienne, devenue avec les ans : Apprentie nouvelliste, guide de voyages et éditrice.
MUSCLES #2 RISORIUS
Fatiguée d’attendre dans l’antichambre du docteur, tu avais pris l’initiative d’augmenter les doses sans lui demander son avis. Tu ne t’en portais pas plus mal. En vérité, tu ne te souvenais même plus pourquoi tu t’étais un jour sentie triste ou abattue. La vie te souriait. Ce matin, tu souries à la vie. Face au miroir de la salle de bain, tu regardes sans comprendre ce visage barré d’un sourire crispé. Ton visage. Sauf que tu n’as jamais souri ainsi – les lèvres retroussées au dessus des canines, les joues gonflées comme celles d’un hamster. Deux boules se sont formées à la commissure de tes lèvres, comme si tes risorius avaient triplé de volume. On dirait que tu t’apprêtes à mordre quelqu’un. Tu tentes de détendre les muscles de ton visage. Inspiration, expiration – comme tu as appris à le faire au yoga –, massage des principaux point d’acupuncture – enseigné par une danseuse chinoise reconvertie en prof de gymnastique –, ablutions d’eau chaude – tu es frileuse –, d’eau froide – les yeux fermés, comme à la messe –, pétrissage de la peau de tes joues – pâle imitation de ta grand-mère façonnant son pain. Rien n’y fait. Ta figure reste de marbre, tes lèvres plus tendues que le fil d’un arc. Malgré les cachets, tu sens quelque chose remuer en toi. Une émotion oubliée. Quelque chose comme de la panique. Trois sonneries dans le vide. Au bout du fil, tu reconnais la voix de sa secrétaire, une petite blonde sympathique. « Cabinet du docteur Zolmat, j’écoute ? » Aucun mot ne franchit le seuil de tes lèvres. Ta langue se meut en vain dans la cavité de ta bouche. « Je ne vous comprends pas. Pourriez-vous articuler ? » Quelques secondes de silence.
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« ... tu regardes sans comprendre ce visage barré d’un sourire crispé »
tes lèvres, au niveau des risorius — un nom fort savant pour un si petit muscle. Le docteur Zolmat avait augmenté les doses. Il voulait te prescrire d’autres séances de trampoline. Tu avais fait la moue. « Je préfère les sports plus doux. Je ne suis pas très souple. » Stretching, yoga, barre au sol. Un comprimé matin et soir. Puis deux. Puis trois.
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« Tu as la gueule de ces femmes trop souvent passées sur le billard, botoxées jusqu’à l’os. » Tu tentes à nouveau de t’expliquer. Des bruits rauques de petit animal en colère résonnent aux oreilles de la secrétaire. Un peu de bave coule sur ton menton. Tu te mords la langue. Un goût de sang envahit ta bouche quand tu surprends ton reflet dans le miroir en pied. Tu as la gueule de ces femmes passées trop souvent sur le billard, botoxées jusqu’à l’os. Tu te dégoûtes. Tu détournes les yeux et raccroches le téléphone. Le combiné est à peine reposé que tu fonds en larmes. De gros sanglots te secouent de haut en bas. Tes dents s’entrechoquent. Ca fait mal. Un mal de chien.
Cette fois-ci, le docteur Zolmat ne te fait pas attendre. Tu t’écroules dans le fauteuil en cuir blanc face à son bureau. Tes larmes coulent sur tes joues souriantes. Il te regarde et ses yeux expriment toute la compassion du monde. « Vous n’êtes pas la première, murmure-t-il dans un soupir. Vous avez augmenté les doses, n’est-ce pas ? » Tu hoches la tête. Tu voudrais te cacher sous le tapis en fausse fourrure. « Combien de comprimés par jour ? Trois ? Quatre ? Davantage ? » Il n’attend pas ta réponse. Il contemple un instant le paysage par la fenêtre. Tu n’avais jamais remarqué à quel point il était beau. Surtout ainsi, de profil, perdu dans ses pensées. Sa main droite pianote sur la couverture d’un vieux Vidal. Tu guettes l’instant où il l’ouvrira. Il le feuillettera lentement, laissant à ses yeux le temps de parcourir les notices, puis, enfin, son doigt s’abattra sur la page, caressera le nom ronflant du remède capable de te guérir. « Je n’ai pas de solution miracle à vous offrir. » Il se lève de son fauteuil, s’approche. Ses pas ne font aucun bruit sur l’épais tapis. Il pose sa main fraîche sur ta joue. Tu te laisses aller contre sa paume. Tes yeux implorants croisent les siens. « Il va falloir prendre votre mal en patience, poursuit-il. Je ne sais pas combien de temps vous allez rester ainsi. Des heures, des jours, peutêtre même des semaines. Ce type d’effets secondaires n’est pas très fréquent. » Le sang te monte aux joues. Sa compassion et la douceur de ses manières t’insupportent tout à coup. Il ne semble pas saisir la gravité de ta situation. « On ne les observe que chez les sujets compulsifs. Des femmes, surtout des femmes, qui ne peuvent s’empêcher de consommer plus que les doses prescrites. » A l’intérieur de toi, ça remue de plus en plus fort. Les émotions se bousculent, s’échappent de leur boîte et explosent dans ton ventre, ta gorge, ton cerveau. Tu as mal au cœur. Tu étouffes de rage, de tristesse. Tout s’entrechoque, se contredit, se roule en boule. Ton âme reprend vie. Tu pourrais vomir sur le bureau du docteur Zolmat. Tu te retiens. Ton visage continue de sourire. Tes risorius ont encore enflés. Aucun son ne peut plus franchir le seuil de ta gueule béante. « Allons, ne faîtes pas cette tête. Ca pourrait être pire. Vous, au moins, vous ne faîtes pas la tronche. » Le midi ma mère vient me chercher en voiture pour que je
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MERCI À JUSTINE
D’avoir hébergé notre soirée dans son merveilleux bar CHEZ ROSETTE
40, rue d’Enghien XXe PARIS
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ILS ONT FAIT LE DEUXIÈME NUMÉRO DE CHAMPIONNES
BEUSSET / BONNET / BRIANT / CALDINI / CARREYN / DARTIAILH / DIDRY / EYRAUD / FERREIRA / GOMIS / GUILLOT / JEAUNEAU / JOACHIM / JOFFRES / LAFORET / MABOUNDOU / MITJA / NOUVEAU / PEDEBOSCQ / PEYROT / PICAULT / PRADIER-JEAUNEAU WEARETHECHAMPIONNES.COM
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