CHAMPIONNES #1

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Porn Séries

enquête sur notre consommation de séries

Charles berberian «L a dissection fait partie du milieu dans lequel je baigne»

Nora bouazzouni l’intime suscite une émotion

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édito La série se consomme dans l’excès : en quantité - d’épisodes, d’histoires - à plusieurs - à travers le monde, vibrant à l’unisson pour un même rebondissement. Cet été, lors d’un rendez-vous champêtre sur le bord du Canal Saint-martin, je demande : qui a terminé la saison 4 de Game Of Thrones ? Mon amie Jen, formidable Jen, répond du tac au tac, exaltée : - C’est bon, on sait, Gotte est mort ! Stupéfaction : Qui est Gotte ? Tu viens de me spoiler un truc là ? Tu confonds pas avec une autre série ? Mais c’est qui ce Gotte ??? - Ben Gotte ! Ça fait plusieurs mois qu’on voit sur les réseaux sociaux que Gotte meurt, encore et toujours... Silence. Puis j’ose, dis moi,t’écris ça hashtag G, O, T ? - Tout à fait. Hilarité générale. Mais Gotte, voyons, c’est l’abréviation de Game Of Thrones !

is the new black, et Claire Danes dîne souvent avec la Modern Family... Que révèle de nous cette consommation effrénée de fictions ? Que raconte de nous les visages que prennent nos choix - éclairés, affectifs, curieux - de série ? Parce qu’il est un peu honteux de ne pas regarder GOT quand tout le monde s’extasie, que le nouveau Walk Of Shame est d’avoir des cernes, non pas à cause d’une soirée alcoolisée mais d’un bingewatching intense; parce que House of Cards, Masters of Sex, Mad Men, questionnent et questionneront longtemps nos propres vies; parce que lutter pour ne pas s’endormir nous éveille un peu plus. Voilà pourquoi le premier numéro de Championnes s’attache à comprendre ce qui nous meut dans ces formes de narration, supplantant peut-être les plaisirs coupables de YouPorn. #GOT est mort ! Vive #GOT ! Jeremy Pradier-jeauneau directeur éditorial

Jen, formidable Jen, ne regarde pas GOT : pour elle l’hiver n’arrivera jamais et les dragons volent à des hauteurs trop lointaines. Dans ma mythologie personnelle, Arya côtoie Claire de Six Feet Under, Jessica Lange chante avec Rachel Berry le générique d’Orange

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Jérémy Pradier-jeauneau Fondateur et Directeur Editorial Nelly Eyraud Co-fondateur et Directrice communication Géraldine guillot Co-fondatrice et Directrice marketing Gauthier joachim Co-fondateur et Directeur artistique Directrice littéraire Claire Beusset - Dossier thématique Pornséries rédacteurs Camille Caldini / Ben Rubinstein

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illustrateurs Loren Ipsum / Varlin Auteurs & Artistes William Briant / Caroline Ellehache Loren Ipsum / Xavier Mitja Sabrina Pedebosqc / Marion Pim’s Pseudo-Mirobolant / Aoi Suzuki Correctrices Nicolle Guichard / Camille Caldini - série mode Coline peyrot / matthieu joffres anne caramagnol / aurélien jeaunneau Barbara Borderie - Championne du mois Contact Infos@wearethechampionnes.com


Barbara la première championne du mois

C’est quoi le synopsis de Barbara ? Il était une fois, à l’aube des années 90, une petite fille répondant au doux nom de Barbara (Natacha de son deuxième prénom). Inutile de préciser que toute affiliation à une quelconque origine russe est à proscrire. Le baccalauréat littéraire en poche, elle atterrit à Paris où elle débuta sa carrière professionnelle dans une agence de communication. Elle ne parle pas toujours d’elle à la troisième personne mais se plaît à imiter Alain Delon quand elle est mal à l’aise.

Si tu devais incarner un homme célèbre au ciné, ça serait qui ? Hum... Le champ des possibles est immense. Ce serait à coup sûr un grand homme qui a marqué notre histoire tel que... Martin Luther King ou dans un tout autre registre Mike Brant.

C’est quoi la dernière oeuvre qui t’as le plus touché ? Ce film date un peu mais j’ai particulièrement été touchée par La Chasse avec Mads Mikkelsen, un homme ô combien charismatique. Je suis ultra conquise par Christine and the Queens, Milky Chance et le groupe californien Edward Sharpe and the Magnetic Zeros. Evidemment, j’écoute régulièrement Jeanne Mas, Amanda Lear et France Gall que j’affectionne tout particulièrement.

C’est quoi pour toi une championne ? Une championne, à mon sens, est plutôt bien dans ses baskets, elle parvient à conjuguer vie professionnelle et vie privée avec plus ou moins de facilité. C’est la femme en général, la trentenaire par excellence, carriériste de préférence qui assume ses choix et ses convictions. 5


N OU S Jérémy PradierJeauneau Fondateur et directeur éditorial Plastique et multiple, Jérémy est comme les Spice Girls : plusieurs championnes en lui réunies. Ce magazine est une manière de réparer le trauma causé par le départ de Gerry.

Géraldine Guillot Co-fondatrice et Directrice Marketing Son école de commerce lui a appris pleins de choses, certes. Mais c’est durant ses voyages, dans les bars ou dans les livres qu’elle a appris qu’elle était une championne.

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Nelly Eyraud Co-fondatrice et Directrice de la communication Ses bulletins de notes porteur de l’appréciation « trop de bavardages » depuis la classe de CP, font d’elle la personne idéale pour mettre en place et coordonner la communication de championnes.

gauthier joachim Co-fondateur et directeur artistique Après une longue période enfermé à photoshopper de la cuisse de championne, gauthier a enfin trouvé un endroit où réveler celle qui sommeillait en lui.


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dysesthésie Un peu de littérature inédite écrite par Caroline Ellehache

nora bouazouni Dans la chauffeuse de Championnes. Interview exclusive

nom d’une troupe Chronique théâtrale

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Dossier thématique

clope #9 balmoral Chronique culturelle

MODE

La championne du mois sous l’objectif

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charles berberian Dans la chauffeuse de Championnes. Interview exclusive

souvenir d’une journée i n f i n i e Roman photo

M u sc l e s # 1 q u a d r i c e ps

Une nouvelle de Pseudo-Mirobolant

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DY S E S TH é s i e Dys : préfixe exprimant l’idée d’une anomalie. «Dys», c’est le grain de sable dans le rouage, la macule sur le chef-d’oeuvre ou le couac dans la symphonie. Dys, c’est aussi un recueil de dix nouvelles disséminées sur dix mois sur Championnes (bientôt disponibles sur disquettes). Texte de Caroline Ellehache Direction littéraire de Claire Beusset

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elle a aussi mal que moi.

Quand j’étais petite, je croyais que c’était vrai. Et non seulement la douleur était vive mais en plus, je me sentais coupable de faire souffrir ma mère. Maintenant je sais bien que c’est une métaphore, une image. Pour montrer qu’elle comprend, qu’elle est une bonne mère, tout ça. Et je la déteste de dire ça. Parce que personne ne sait ce que ça fait. Il n’y a que moi qui sait que quand je m’érafle le doigt avec une feuille de papier, ça me déchire jusqu’à l’épaule. Quand je me cogne le genou, mon nerf endolori m’envoie des décharges pendant toute la journée. Chaque coup, chaque égratignure. Ca fait comme des éclairs blancs dans la tête. Il paraît que quand j’étais plus jeune, je m’évanouissais parfois. Maintenant j’ai 13 ans, et je suis habituée à serrer les dents. Dysesthésie. C’est le mot. « Une anomalie des sensations causée par un dysfonctionnement nerveux ». En gros, mes nerfs sont des abrutis et je souffre le martyre à la moindre pichenette. Les antidouleurs, je peux pas en prendre souvent parce que sinon je vais m’habituer et ils ne marcheront plus. Pour résumer, j’ai mal, tout le temps. Y’a pas de solution. Fin de l’histoire. J’aimerais bien qu’on s’en tienne là quand on parle de moi. On énonce les faits et boum, c’est plié, on parle d’autre chose à mon sujet. Mais ça n’arrive jamais. Demain, c’est la rentrée et je sais très bien comment ça va se passer. Comme tous les ans. Je vais arriver après tout le monde parce qu’il ne faut pas qu’on me bouscule dans les couloirs. Et quand j’entrerai dans la classe, tout le monde me regardera d’un

N o u v e l l e / DYS # 1

air étrange parce qu’on les aura prévenus de mon problème. Peut-être même qu’on les aura menacés de les punir si jamais quelqu’un me donne une trop grande tape dans le dos.Et puis quand viendra l’heure de la récré, je resterai dans la salle. Comme si j’étais collée, sauf que non, c’est pour mon bien. Imaginez que quelqu’un me renverse et que je tombe. Avant, à l’école primaire, je regardais les autres jouer par la fenêtre mais ça fait trop mal. Trop mal en dedans, je veux dire. Alors maintenant je lis, ou je joue sur mon téléphone. Ou je fais mes devoirs en me bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris qui viennent du dehors. Le midi ma mère vient me chercher en voiture pour que je rentre manger à ma maison. Même chose le soir, dix minutes avant la sonnerie. Je vis dans une bulle, où tout le monde est beaucoup trop précautionneux avec moi. — Ne monte pas comme ça violemment dans la voiture, tu pourrais te cogner. — Mais c’est bon, Maman.

Caroline Ellehache a 28 ans. Elle a grandi près de Bordeaux mais habite à Paris depuis suffisamment longtemps pour ne plus dire « chocolatine ». Quand elle ne dessine pas les Brunchs de Championnes, elle regarde trop de téléréalité, lit Truman Capote et Nick Hornby. Claire beusset travaille dans l’édition, où elle fait de tout, de la chasse aux coquilles au calage des hirondelles. Claire aime le Pays Basque et Berlin, les Big Mac et les graines germées, se lever tôt et chiller.

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« Maman me dit toujours que quand je me fais Mamanelle dit atoujours mal, aussique quand je memoi. fais mal, mal que »

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Nouvelle : DYS #1

— Ca s’est bien passé, ta rentrée ? — Non. Oui. Je sais pas. Comme toutes les rentrées. — Ton emploi du temps est bien ? — Ouais. Tu démarres là ? On y va ? — Faut que je te dise quelque chose ma chérie. Ma collègue Josiane s’est fait très mal au dos pendant les vacances. Elle a voulu porter un matelas toute seule. À 52 ans… Enfin bref, du coup, on a échangé nos permanences à l’accueil de la bibliothèque et je vais travailler le midi. Je ne vais plus pouvoir venir te chercher pour déjeuner et tu vas devoir manger euh… à la cantine. — Hein ? Mais pourquoi ? Je peux rentrer toute seule à la maison ! — Non non enfin, il faudrait prendre le bus et tout… c’est compliqué. Mais j’ai appelé le principal. Tu peux partir de ton dernier cours de la matinée 15 minutes avant les autres et aller directement à la cantine. Ou même prendre ton repas et l’emmener dans une autre pièce. — Une autre pièce ?! — Bon écoute. Y’a pas vraiment le choix. Avec les autres élèves qui courent partout. Les fourchettes, les couteaux. — Y’a jamais vraiment le choix, t’façon.

jour, le prof de techno est entré. Il s’apprêtait à râler mais il m’a reconnue. Seul avantage de mes nerfs pourris, les profs sont anormalement compréhensifs. Il a dit que je pouvais venir autant que je voulais et m’a même donné un double de la clé. Maintenant, dès que je peux, je m’installe là, dans le ronron de la soufflerie des PC, et à la lumière bleutée des écrans, je lis ou je fais des bracelets brésiliens. Il fait chaud, je n’entends pas les autres élèves et je me sens bien. — Oh pardon, j’avais pas vu qu’il y avait quelqu’un. Il porte un bleu de travail et traîne un seau avec une serpillère. Il est entré dans ma salle à midi. — Je viens faire le ménage, je te dérange pas longtemps. Ca m’a énervée qu’il vienne, ce mec du ménage. En plus, il est pas vieux, presque mon âge. Ca m’a mise encore plus mal à l’aise. Il est resté dix minutes. Même pas bien nettoyé le sol. — Encore là ? Il me sourit. Midi pile. Il est revenu. — Oh mais tu regardes quoi ?

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« Les profs se conduisent avec moi comme si j’étais en sucre. »

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Je ne suis pas du tout contente. Quand je rentre le midi, je suis avec maman qui m’agace à me tirer la chaise, à me porter mon sac, mais au moins je n’ai pas à voir les autres vivre. Ca fait deux semaines que j’ai cours. Je m’ennuie. Les profs se conduisent avec moi comme si j’étais en sucre. Les autres élèves ne me parlent pas, sauf deux ou trois filles habillées bizarrement, avec les cheveux gras, qui ont soit pitié, soit se sentent tellement seules qu’elles viennent discuter avec Celle-qu’on-ne-doit-pas-toucher, soit les deux. Elles ne sont pas très intéressantes. Pour la cantine, j’ai trouvé la parade. J’engloutis mon repas-pas-bon en quinze minutes chrono et après, je monte dans la salle informatique du deuxième étage. Celle qui est petite, avec des ordis antiques à écrans cathodiques et avec Windows 1995. Le troisième

J’ai téléchargé toutes les saisons de Game of Thrones en cachette le week-end dernier et les ai mises sur le disque dur externe de papa. J’ai pas le droit de regarder parce que maman a lu que c’était très violent dans Télérama. Ce qu’elle ne sait pas c’est que comme je n’ai pas vraiment d’amis et que donc je passe beaucoup de temps à la maison toute seule, j’ai vu et lu tout un tas de trucs absolument pas de mon âge. De l’intégrale de Sex and the City à L’Amant de Marguerite Duras. Et même des trucs japonais bizarres. Tout ça pour dire que quand il est entré, j’étais bien installée à regarder l’épisode 2 de la saison 1 sur l’ordi qui rame le moins de la salle informatique. Il se glisse derrière moi pour regarder l’écran. Je rougis. — Oh cool, Game of Thones ! C’est la saison 1, non ? — Euh, oui. — Vas-y, te sens pas obligée de faire pause, hein. Je te laisse regarder. J’adore cette série.


i l l u d e w.b r i a n t DysesthĂŠsie 11


Nouvelle : DYS #1

william briant William est un jeune graphiste, qui aime naturellement le lettrage, et Jessica Walsh.

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Je relance et je le sens qui jette des petits coups d’œil à l’écran tout en frottant mollement le sol. Le lendemain, il est encore là. Et cette fois, il ne fait plus vraiment le ménage et reste derrière moi à regarder l’épisode trois appuyé sur le manche de la serpillère. Le jour d’après, il reste un peu plus longtemps. Et au bout d’une semaine, il s’assied à califourchon sur la chaise à côté de moi, et on regarde l’épisode en entier tous les deux. Il sent un peu le détergent et grimace quand il ya trop de sang dans la série. On parle un peu entre deux batailles à l’écran. Il s’appelle Sami, a 18 ans, et travaille ici grâce à son oncle. Il se fait des sous pour partir voyager en Australie. — Pourquoi t’es là, le midi, et pas avec les autres ? — Oh, ben c’est compliqué. — Ah. Ok. Je ne lui ai pas dit parce que c’est la première personne qui ne sait pas. Il fait des mouvements brusques à côté de moi, il s’agite. C’est agréable. Quand dans la série Arya s’est échappée, il m’a tapé dans la main. Un high-five. J’ai eu mal au poignet jusqu’au soir. — Tu veux que je te fasse un bracelet brésilien ? — Ah ben oui, carrément. — Quelles couleurs ? — Gris et noir. — Super gai. Winter is coming. Il se marre. Quand il sourit, il a des petits plis au coin des yeux. Episode 8 de la saison 1. À la fin, je lui offre le bracelet.

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Il veut me faire la bise pour dire merci mais en se penchant il m’écrase le pied droit. Ca me fait tellement mal que ça me coupe le souffle. Je tremble un peu et je dois m’asseoir. — Eh, mais ça va ? Il se passe quoi là ? Du coup je lui ai tout raconté. — Mais attends du coup, tu te cognes un peu et ça te fait super mal ? Genre comme si moi je me prenais un coup de couteau ? — Oui, voila. La dysesthésie. — La dys-machin… C’est pour ça que tu es toute seule ici ? — Ouais… — Merde. Et c’est le genre de maladie qui empire ? — Normalement non. C’est mes nerfs qui marchent

pas bien mais je vais pas mourir plus tôt que n’importe qui d’autre. — Ouais, t’as juste mal, en fait. Mais ça va pas te tuer. — « Juste » mal ?! « Juste » mal. Je l’ai planté là. Je suis super énervée. Quel idiot ce mec. Il croit que c’est facile ? Dans la voiture de maman, ce vendredi soir-là, je me répète les mots « juste mal, juste mal, juste mal » jusqu’à ce que ça devienne comme une chanson dans ma tête. Le lendemain c’est mon anniversaire. On fête ça en famille. Y’a mes grands parents, mon oncle, ma tante, mes cousins. Tous plus vieux ou plus jeunes. Je m’ennuie beaucoup. Le soir, une fois que tout le monde est couché, sans trop savoir pourquoi, je prends l’une des quatorze bougies du gâteau et un briquet et je file dans ma chambre. J’allume la bougie, je regarde la flamme danser dans le noir. Et puis j’approche mon index doucement, de plus en plus près. La douleur me fait trembler mais je continue jusqu’à atteindre la mèche. J’ai le temps de souffler pour éteindre le feu avant de m’écrouler. Ce sont des coups de poignard dans mon doigt, dans mon bras, dans mon torse. Une douleur aiguë, rouge, qui palpite derrière mes yeux. Je perds peut être connaissance. Quand la douleur s’estompe, les premiers mots qui me viennent à l’esprit sont « juste mal ». J’ai juste eu mal. Mais ça m’a pas tuée. J’ai juste eu mal. J’ai toujours mal, de toute façon. J’ai juste eu mal. Juste. Malgré la cloque qui se forme sur mon index et qui me lance toute la nuit, je suis calme. J’ai l’impression d’avoir grandi. Et pas juste parce que c’est mon anniversaire. Le lundi, à la fin de l’épisode 9, je prends la main de Sami qui s’est assis sans rien dire à coté de moi en regardant ses pieds. Il me dit : « T’es plus fâchée ? » et ses yeux plissent. Je ne sais pas si c’est la pression sur ma cloque ou autre chose, mais j’ai la tête qui tourne. Le mardi, à la fin de l’épisode 10, on a parlé de la fin de la saison. On s’est demandés qui est la mère de Jon Snow. Et puis d’un coup, Sami m’a embrassée. C’était bizarre et mouillé et sa chemise sentait le Cillit Bang. J’ai aimé. En fait j’ai tellement aimé que ça m’a fait mal au creux du ventre. Et ça me fait encore mal dès que j’y repense. Mais c’est une douleur nouvelle. Une qui ne s’explique pas avec des mots compliqués comme « dysesthésie ».Et ce que je sais, c’est que dans tous les cas, ça ne me tuera pas. Au pire, j’aurai juste mal.

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dans la chauffeuse de championnes

Nora, c’est Jules, Jim et Jeanne en même temps. Une penseuse multiple, qui refuse de nous laisser réfléchir tranquille - pour mieux nous questionner. Bloggeuse, journaliste, twitteuse, nous allons tenter de tracer les contours de ce qui l’habite en ce moment. Une vraie championne en somme.

Jpj : C’est quoi l’histoire de Nora ? Nora Bouazzouni : Laquelle ? Parce qu’il y a sskizo, Nora, puis norabz. Ce n’est même plus une dualité parce qu’on est trois. On peut dire que mon blog et mon Twitter sont quand même relativement proches. Sskizo est un blog perso que j’ai ouvert après mon bac, en 2003. C’était le début des blogs, sur la défunte plate-forme u-blog. Je tenais déjà un journal intime, j’écrivais plus de l’autobiographie que de la fiction. Et je me suis dit c’est dingue, il y a des gens qui racontent leur vie sur internet ! On est quand même en 2003, internet ça a changé en dix ans. On était une poignée de gens, surtout pas parisiens, certains blogueurs étaient à Toulouse, Marseille, et moi j’étais dans l’Oise. Windows avait un outil d’editing de page web, j’avais créé la mienne mais j’étais incapable de dire si des gens la voyaient ou pas, je ne comprenais pas ! Le blog, c’était ça, puis ensuite un vrai blog, avec des gens qui te lisent. J’ai pris goût à ça, à des gens qui s’intéressent à ma petit vie post-lycéenne. Du coup, c’était sskizo, et j’ai gardé ce surnom ridicule. Les gens rient et je comprends parce qu’il est ridicule, il date du collège ! A l’époque je racontais ma vie perso, mes soirées, mes histoires de cul, et on me demandait souvent si c’était vrai. En dix ans je n’ai jamais menti sur mon blog. Il y a des choses que je ne dis pas, mais je ne mens pas. Il y a une certaine fierté d’avoir acquis une audience qui te suit.

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Nora bouazzouni

Dans la chauffeuse de championnes

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dans la chauffeuse de championnes

JPJ : Et aujourd’hui, comment tu te définis ? Blogueuse et journaliste ? NB: Je n’étais pas journaliste il y a encore deux ans, car à ce moment là j’étais éditrice pour Slate Afrique. Avant, j’ai fait plein de boulots, assistante de production ou traductrice. Quand je suis arrivé à France Télévision, mon chef lisait mon blog mais j’avais du mal à me sentir journaliste… je me sentais un peu inférieure à mes collègues parce que je n’ai pas fait d’école, j’ai une licence d’anglais, c’est tout. Je me disais que mes blogs ne m’apportaient pas légitimité nécessaire pour être journaliste, parce que j’ai immense respect pour cette profession. C’est un truc un peu de super-héros journaliste, non ? L’espoir que tu caresses c’est de faire réfléchir ceux qui vont te lire. Un jour une collègue partie en reportage dans une petite ville, s’entend dire par une passante qu’elle va voter FN parce que François Hollande va mettre Arabe en première langue ! Donc tu te dis que ton boulot, c’est de prouver aux gens qui pensent ce genre de trucs que c’est faux. Mais pas sur le moment, pas quand t’es en face de cette dame. En tant que journaliste, tu as une obligation de neutralité, mais sur twitter c’est moi, c’est en mon nom. Bosser en rédaction m’a appris cependant à me canaliser, ça t’apprend à fermer un peu ta gueule, même si je n’y arrive jamais assez !

un peu le cirque, ça se donne en spectacle. Ensuite, c’est vrai que j’adore parler, j’adore échanger, et je ne peux pas m’empêcher d’aller vers le débat quand il y a une injustice ou que quelque chose m’agace. Un pote m’a dit “sur twitter je ne te suis pas parce que t’es insupportable” ! Je comprends, parce je râle beaucoup, j’aime bien dire que je n’aime pas. Je n’ai pas d’avis sur tout mais… presque. Je sais que c’est chiant parfois, mais j’assume — de toute manière je ne sais pas faire autrement.

JPJ: Est-ce que l’intime est devenu politique avec les réseaux sociaux ?

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« Je ne vois NB: Je n’ai pas spécialement de pudeur. Je ne vois pas le problème pas le problème de raconter ma dernière pipe quelqu’un rencontré dix de raconter ma dernière à minutes auparavant, sauf si l’intéressé est présent. J’ai pipe à quelqu’un un côté exhibo, j’ai besoin de partager. J’aimerais être une fille rencontré dix minutes discrète, mais je raconte ma vie à tout le monde ! Une fois, j’étais invitée aux Maternelles et je devais auparavant » parler de mes règles. Donc je parle de

JPJ: Tu te considères comme éditiorialiste justement avec cette volonté d’affirmer ton point de vue ? NB: Disons que je n’ai pas un usage assez familier des éditos, je ne les lis pas spécialement. Je trouve que c’est

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mes règles, de mon stérilet, de cul, voilà. Je dis notamment que les hommes sont généralement dégoûtés par l’idée de faire l’amour à une femme pendant ses règles. Je me suis fait insulter dans les commentaires du site de Jean-Marc Morandini. Mais des internautes se sont mis à débattre du sujet. L’intime suscite une émotion manifestement.

JPJ: Aujourd’hui, ce n’est pas compatible d’être fille et de parler de ses règles ? NB: Prends par exemple ce bouquin affreux “La femme parfaite est une connasse”, qui, pour moi, est tout sauf féministe. Ce sont des filles qui semblent dire “je peux


Depuis que j’ai les cheveux courts, il y a des garçons qui m’ont dit “ça te va bien, mais je ne pourrais pas être avec une meuf qui a les cheveux courts”. Elle est horrible cette phrase ! Ça veut dire quoi ? Et il y a des filles qui trouvent que c’est super courageux. Je n’ai pas trouvé ça particulièrement courageux quand je l’ai fait, j’en avais juste envie. Il y a sans doute une part de vérité cependant, on peut se demander s’il n y a pas une certaine détresse chez cette fille pour qui la féminité passe par les cheveux longs. Donc oui, au

illu : Marion pims Marion Pim’s c’est : une inspiration intuitive, une vision haute en couleur, une impulsion soudaine.

JPJ: T’en penses quoi de ceux qui disent : “les féministes je ne peux pas les blairer” ?

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final, ça doit être un acte courageux d’avoir les cheveux courts, tant nous sommes opprimées par cet idéal de la femme au cheveux longs.

NB: Je l’entends et je la lis souvent, malheureusement. Souvent, de la part de gens qui ont une fausse idée du féminisme, qui pensent qu’on déteste les hommes et que notre but, c’est foutre leur sperme dans des congélos pour faire des enfants toutes seules. Ensuite, ça me fait penser à ces conneries de “je ne suis pas raciste, mais”, ou “je ne suis pas homophobe, mais”. Parce que j’entends aussi souvent “je ne suis pas féministe, mais”, qui sous-entend que le féminisme est quelque chose de négatif, de moralement inacceptable. Pour moi le féminisme, ça veut dire vouloir être respectée en tant qu’être humain, vouloir l’égalité. Je ne veux pas qu’on me discrimine à l’embauche, qu’on me mette une main au cul dans la rue parce que je porte une jupe ou gagner moins que le mec qui a le même poste et la même expérience que moi. Je pense qu’il y a encore une ignorance de ce qu’est le féminisme.

JPJ: Il y a une série qui t’a passionnée ces derniers temps ? NB: Fargo, l’adaptation en série du film des frères Coen ; Broadchurch, le genre de drama où tu te dis trois fois “allez, un dernier et je vais me coucher” et puis je suis obsédée pas Transparent, dont je n’ai vu que le pilote, mais qui sort fin septembre. J’en parle à tout le monde comme si c’était moi le showrunner.

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dire chatte et je suis classe” ou “je peux manger des cupakes, me faire les ongles avec mes copines et être astronaute” : j’ai envie de leur répondre “dieu merci je n’ai pas besoin de toi pour le savoir” ! Il y a ce côté “je revendique de pouvoir dire le mot bite”, non ? Moi je ne revendique pas de pouvoir dire “bite”. Pourquoi je le revendiquerais ? Est-ce qu’il y a vraiment des filles qui se retiennent ? Par exemple il y a de plus en plus d’humoristes femmes, je pense notamment à Nora Hamzawi. Elle n’est pas dans la revendication de pouvoir dire “chatte” parce qu’on est en 2014, quand même. Elle dit chatte et elle s’en fout. C’est pareil avec les magazines féminins, qui te disent de te lâcher, d’être “décomplexée” — mais pas trop quand même, faudrait pas faire fuir les hommes. Et t’expliquent comment jouir, ça fait dix ans qu’on te l’explique, avec comme sous-texte “c’est de ta faute et pas de ton mec si tu sais pas jouir”. C’est toujours à nous de devoir pimenter le couple. Il y a des mecs qui achètent des dessous affriolants ?

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JPJ: Et ta meilleure série ? NB: Buffy, pour toujours ! Allez, Six Feet Under et Arrested Development aussi.

JPJ: Et une BD que t’as aimée dernièrement ? NB: Je dirais une BD française qui s’appelle “Les Ombres” (Hippolyte, Vincent Zabus), c’est très beau, ça m’a foutu une grosse claque. Et “L’Arabe du futur”, l’autobio de Riad Sattouf, géniale.

« Une championne c’est quelqu’un qui a plus de remords que de regrets. Quelqu’un qui ose et tant pis ce qu’en disent les autres. » JPJ: Pour toi, ça serait quoi une championne ? NB: Une championne c’est quelqu’un qui a plus de remords que de regrets. Quelqu’un qui ose et tant pis ce qu’en disent les autres. Ce serait Jennifer Lawrence, qui est super naturelle, qui n’a pas sa langue dans sa poche, qui dénonce les travers d’Hollywood quand on est une jeune actrice, ou Ellen Page, qui a fait son coming out. Ces filles, qui sont jeunes, assument ce qu’elles sont même si ça peut mettre en danger leur carrière. Ou Beyoncé : qu’on aime ou pas, c’est quand même la meuf qui affiche le mot “féministe” sur un écran géant en direct aux Video Music Awards, sur MTV. 16


nom d’une troupe Le quotidien d’une pièce de théâtre. Texte de xavier mitja

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illu de caroline hellache

graphisme jeremy pradier

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Logo de nom d’une troupe


Un Mercredi soir, 20h17, une répétition ordinaire pour Nom d’une troupe. Metteur en scène : On va commencer par ton monologue Xavier. Je me dis : Ok mec, c’est ton tour tu t’es préparé toute la semaine t’as pas intérêt à te planter! Moi, je prends une grande respiration : L’o... Metteur en scène : Ça va pas du tout ! Tu confonds vitesse et précipitation ! Moi : Heu... Ok..., Nouvelle grande respiration : L’orgu... Metteur en scène : Toujours pas ! T’as foutu quoi cette semaine ?? Bon on va faire un petit exercice. Moi : Mais attends, je suis prêt, je prépare ce texte depuis un mois, laisse-moi une dernière chance ! Metteur en scène : Chuuuuut, crois-moi, rien de mieux qu’un petit exercice pour t’aider. Sans doute LA phrase qu’un comédien peut redouter d’entendre de la part de son metteur en scène : On va faire un petit exercice. Ces petits exercices permettent, soit-disant, d’aider un comédien à trouver son personnage - afin d’aboutir

Nom d’une troupe

plus facilement au résultat tant espéré, la grâce. Ce que recherche un comédien au-delà du personnage, même ceux qui disent le contraire, c’est de briller sur les planches devant un public venu en masse le soutenir (et l’acclamer). Enfin c’est du moins ce que j’espère. Mégalo ? Je vois pas de quoi tu parles. Cela peut malheureusement amener des choses que personnellement je ne contrôle pas toujours. Ce qui suit en est un exemple frappant. Il y a plusieurs types d’exercices : de projection, de respiration, d’improvisation, etc.... Prenons un exemple : au début de ma longue carrière, on m’a demandé de perfectionner mon articulation, malgré la qualité évidente de cette dernière. Je me suis donc retrouvé à devoir répéter des... comment appeler ça simplement ? On va dire que je devais répéter des sons : - Ba, Be, Bi, Bo, Bu (X2), puis, Ca, Ce, Ci, Co, Cu (X2), puis Da, De.... jusqu’à Za, Ze, Zi, Zo, Zu (X2). C’est très sérieux, tout comédien est passé par là. Même Catherine Deneuve probablement. Il parait même qu’elle en est grande amatrice, qu’elle en raffole. Comme quoi... J’ai conscience cependant de briser une règle importante : ce qui se passe en salle de répétition reste dans la salle de répétition ou un truc de ce genre (à moins que ce ne soit pour Vegas. C’est la même chose). Un principe mis en place par Molière ou Corneille je crois, à vérifier sur wikipedia.

Texte de Xavier Mitja

Après s’être égaré dans des études sur la protection de l’environnement, Xavier a tout abandonné pour devenir comédien. Comme tout le monde. Il s’est naturellement spécialisé dans le one man et fait partie depuis deux ans de la compagnie Nom d’une troupe.

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«It might seem crazy what i’m about to say.»

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Nom d’une troupe

Imaginez Fanny Ardant recevant un Molière, qui se met à raconter qu’elle a fait tous les jours la poule pour trouver son personnage? Ou alors Pierre Niney recevant le même prix, pas dans la même catégorie bien entendu, expliquant que tous les jours sous sa douche, il a travaillé la relaxation de son périnée ? Exercice certes très courant, dont on parle peu en public Pierrot ! Je tiens d’ailleurs à souligner que je ne sais pour quelle raison la plupart des exercices se pratiquent sous la douche... Si quelqu’un sait ? Bref, je suis obligé de briser cette règle pour pouvoir vous raconter ma mésaventure. Mon metteur en scène me demande donc de chanter mon nouveau texte sur les paroles d’une chanson que j’écoute tous les jours. Qu’importe la chanson, on s’en fout c’est pour l’exercice. Ma chanson du moment ? Happy, d’un certain Pharrell. On en a parlé récemment à la télé ou à la radio si vous avez été un tant soit peu attentif. Comme quoi, je diffère finalement peu des vrais gens, mon public. Me voilà m’attelant à cette tâche, la respectant à la lettre, religieusement. Plaquer un texte en français là-dessus, un texte qui ne rime pas, qui ne rentre pas non plus dans le rythme, (oui, sinon ça serait trop simple), qui est tellement coupé qu’il ne veut plus rien dire ! Le résultat final ne doit JAMAIS sortir de chez moi. Avec application, je décide de pratiquer cet exercice sous ma douche, tous les jours. Je continue d’écouter la musique dès que je sors de chez moi, que ce soit dans la rue ou dans le métro. Le problème avec cette putain de

chanson, dès que je l’écoute, j’ai envie de chanter et danser comme dans le clip à la con ! Ça n’a pas loupé : l’autre soir, dans la rue, en rentrant du cinéma, me croyant seul, je me mets à danser. Et chanter. Enfin chanter... interpréter mon texte sur le rythme d’Happy, comme convenu. Mais je ne suis pas aussi seul que je le crois. Un groupe de touristes japonais de l’autre côté de la rue. 104% d’entre eux me filmant. Naturellement. (Oui, certains ont deux appareils). J’ai envie de mourir. Que va en penser mon public en devenir, les vrais gens ? Ma carrière peut-elle s’interrompre à l’orée de sa gloire éternelle ? Et mon Molière ? Et les remerciements à mon périnée ? Happy devient soudainement si Sad, que je souhaite un chatîment cruel à mon metteur en scène. Et à Pharrell. Et à Catherine Deneuve aussi ! À tout le monde ! Même toi.

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« Imaginez Fanny Ardant recevant un Molière, qui se met à raconter qu’elle fait tous les jours la poule pour trouver son personnage ? »

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Le mercredi soir suivant, 20h24, une autre répétition ordinaire de Nom d’une troupe. Metteur en scène : Alors cet exercice? Moi : Impecc’. Je me suis senti bien à l’aise. Metteur en scène : Ça t’a aidé ? Tu l’as pratiqué régulièrement ? Moi : 346 729 fois pour être précis. Metteur en scène : Quoi ??? Moi : Regarde le Youtube nippon. D’ailleurs je sais depuis comment on dit périnée en japonais. Juste au cas où.


PorN séries dossier thématique

Ce mois-ci dans Championnes, notre consommation de séries télés nous titille : trop ou pas assez, cette constellation de plus en plus étendue nous aide-t-elle à comprendre le monde, ou nous fait-elle passer à côté de l’essentiel ? Un monde chronophage ou stimulant, à vous de voir.

« 1992 : le porno s’incruste pour la première fois dans les séries télés. »

« ...Pamela Anderson sauve des vies à Malibu. »

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J e z a pp e comme je jouis écrit par camille caldini

Je ne lis plus les conseils cul des magazines féminins. Depuis longtemps. Ils ont pourtant bien essayé de m’aider à pimenter la flamme, raviver la nuit. Cimenter mon couple grâce à une bonne pipe, savoir avec qui baiser vite fait cet été ou comment tromper mon mari sans me faire choper. Mais non, merci. Je me débrouille sans eux. Ce qui se passe sous ma ceinture ne regarde que moi. Ce qui arrive entre mon écran et moi aussi. Que l’on décortique mes petites habitudes, que l’on décompte mes heures télévisées, passe encore. Mais je ne supporte pas qu’on m’explique comment regarder la télé. Pourtant, j’apprends qu’il y a deux écoles et que je ferais bien de choisir. Celle de la consommation à outrance et celle de la patience. Netflix et Popcorn-time contre M6 et Canal. «Le binge-watching est la meilleure façon de mater House of Cards» contre «C’est trop bon d’attendre le prochain Breaking Bad». Je suis fébrile. Et si je faisais erreur en passant mes nuits à engloutir les gags de Parks and Rec, à dévorer des yeux les formidables détenues d’Orange is the New Black ? J’ai tout faux, c’est certain. Je me revois découvrir les “10 trucs qui marchent à tous les coups pour faire jouir votre partenaire”, imaginer les contorsions nécessaires pour y parvenir, avant de jeter le magazine sur la moquette de ma chambre d’ado. Qu’il s’agisse de cul ou de culture, un même sentiment de culpabilité m’accable. Je ne sais pas m’y prendre. Alors j’arrête tout : le sexe et les séries. Bordel. Imaginez le vide.

«Alors j’arrête tout. Le sexe et les séries. Imaginez le vide.» Camille Caldini Journaliste pour ne pas être prof. Hyperactive sur les internets pour France télévisions. Directrice des trucs écrits de la revue illustrée lyonnaise L’Ogre. Championne débutante. 22

Souvent, je goûte un épisode, deux, trois… Distraitement, comme on se laisse voler un baiser au gin tonic. Ainsi, j’ai laissé filer Dexter, les Sopranos, The Wire. J’ai honte d’avoir peut-être raté le grand amour.


illu de lauren ipsum Pour Championnes 23


dossier thématique : porn séries wearethechampionnes.com

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Souvent, affamée, je bouffe cinq épisodes d’Hannibal, comme je mords la peau de cette fille que je n’aime pas, mais qui partage si intensément mes nuits blanches. Le menu est le même d’ailleurs : un plateau de sushis et quelques bières, avant de passer au dessert. Souvent, je me languis une semaine durant de retrouver Jon Snow, Cersei Lannister et Khaleesi. Je les attends, comme je guette mon amoureuse par la fenêtre. Je suis l’amoureux de Roland Barthes, “je suis celui qui attend”. Souvent, je recroise mes amours adolescentes. Ally Mc Beal, Carrie Bradshaw, la bande du Central Perk, mes freaks et mes geeks… Il y a toujours une petite gêne, puis je me souviens qu’on était bien ensemble, que c’est loin tout ça, mais que c’est bon d’avoir de leurs nouvelles. Souvent, je présente mes séries préférées à mes amis, mes amours. Je ne sais pas si ma dernière conquête se sentira aussi bien que moi dans la poisseuse librairie Black Books, à Londres, avec Bernard, Fran et Manny. Je l’emmènerai quand même, au moins une fois. Souvent, je scotche devant des polars de seconde zone, des comédies nulles. Plaisir facile, solitaire, à moitié avouable. Sitôt consommé, sitôt oublié.

Porno & série : un mariage p r i nc i e r ? écrit par D.A.N

Plaisir polymorphe. Je me régale de tous ces délices. Durables, éphémères, intenses, superflus. Peu importe qu’ils fassent de moi une patate de canapé. Je ne me sens pas coupable de mon infidélité à Downton Abbey, trompée sans scrupules avec une New Girl. Je crois à la Big Bang Theory tout en me saoulant dans les tripots enfumés du Boardwalk Empire.

Le problème du porno, n’est-il pas son absence de fil conducteur intéressant ? Alors que depuis l’avènement d’HBO, le cul, les tits, et autres coïts s’épanouissent pleinement au coeur d’intrigues complexes, pensées, construites comme des oeuvres incroyables. HBO serait l’enfant de Clara Morgane et Victor Hugo.

Alors ne me dites pas comment regarder des séries. Elles m’accompagnent depuis l’enfance. Comme moi, elles ont bien changé. L’adorable Docteur Doogie est devenu le séducteur Barney Stinson. Surtout, elles continuent de me surprendre.

Et c’est un problème, car on perd le côté excitant de mater un porno ! J’veux dire par là que c’est devenu branché et banal, qu’il n’y plus le transgressif, le choquant. On te balance de la nudité par-ci par-là, des jouissements pour tous les goûts. Se rincer l’oeil, s’exciter, voire se toucher, ne devient plus du tout honteux. De l’autre côté, le porno se radicalise, devient chirurgical, mécanique, comme si pour se démarquer du trop narratif, les films classés X ne faisaient plus aucun effort pour incarner la pénétration autrement que par un gros plan technique. Pourquoi les chaînes de télé auraient-elles été pomper l’imagerie érotique si ce n’est pour

C’est tout l’enjeu : se laisser happer, lâcher prise, comme dans les bras d’un bel amant.


De toute façon, le porno ne peut pas rivaliser avec les shows runners d’exceptions qui n’hésitent pas à envahir les terres foutreuses de Marc Dorcel ou Hot Vidéo. La narration qualitative ringardise ce porno traditionnel qui ne semble par parvenir à concurrencer les scènes de sexe des Lannister. Prenez par exemple les (insérez ici un titre avec les mots Teen ou Naughty) Vol.1, 2, 3, 15, 37 et ainsi de suite jusqu’à un nombre pas possible. Si le point commun de D.A.N ces films en plusieurs volets est Jamais à sa place, de retrouver des adolescentes mais jamais en trop, en train de se faire saloper 100kg de haine, de de tous les côtés, il n’y aura foutre et d’angoisse. D.A.N est un malheureusement pas d’histoire. anartiste éclectique De toute façon, le porno, on qui manipule la vidéo, sait comment ça commence et les mots ou la photo comment ça finit. comme un sale gosse. Le plus drôle c’est lorsqu’une série mainstream devient une parodie porno, les réalisateurs accouchent généralement d’une adaptation de 2h30 de fornication - D’ailleurs qui regarde 2h30 de porn ? Donc oublier les cliffhanger, place au gangbanger. Et je ne sais pas pourquoi, il y a cette volonté d’être mauvais dans le jeu d’acteurs. J’suis sûr que si les gars s’amélioraient un peu, il ferait passer True

dossier thématique : porn séries

Blood pour un nanard imbuvable ! Ce qu’il est en vrai. Le streaming touche aussi le porno, les sites de visionnage ayant déjà ce statut de binge-watching, des Netflix avant l’heure où tu cliques sur la prochaine vidéo, cent fois sans fin. Les uns n’ont rien inventé, les autres sont galvaudés. Lorsque l’on repense aux “Emmanuelle”, on se dit que, merde, on pouvait mélanger art et éros avec doigté et brio. Son fauteuil nous manque, ainsi que cette époque où l’on assumait pleinement regarder un bon film pour s’éveiller les sens. Mais rien n’est perdu ! Il faudrait créer une vraie série porn, qui tiendrait en haleine le spectateur et son rouleau de sopalin. Si j’devais écrire une bible, j’prendrais cette situation de départ: le plombier qui vient réparer la fuite. On aurait de quoi développer de bons rebondissements. Parce qu’en fin de compte, on sait jamais s’il a réparé cette fuite ? Peut-être que la nana a fini noyée ? Peut-être que son mari l’a retrouvée flottante et qu’il a commencé à baiser son cadavre ? Et que des flics l’ont embarqué au poste pour nécrophilie, mais ils se trompent d’endroit et l’emmènent dans une prison pour femmes... et ça fini en partouze générale ! J’sens que j’tiens un truc. Prenez garde HBO, Canal+ et autre voleurs de fantasmes, la révolte siliconée se prépare ! Vous avez sacrifié le porno sur l’autel de la part de marché, je sacrifirais les séries télés sur le bûcher des vanités ! PS: Saison 2. Le mari sort de prison et cherche le plombier mais finit par se le taper.

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attirer plus d’audimat sous couvert de libération des moeurs ? La mode nous avait déjà fait le coup avec le porno chic, la musique avec Madonna et Britney. Regardez où cela nous a conduit : des défilées qui ressemblent à un étalage de raies, Madonna au visage trop tirée et Britney qui tente encore et toujours de montrer que oui, c’est une bitch. Sans être certain du lien de cause à effet, le porno semble cependant toujours bon à prendre quand il s’agit de créer l’évènement. Et les spectateurs se retrouvent déboussolés, n’est-ce pas ?J’dois avouer par ailleurs, que les récentes photos volées de célébrités a relancé cette excitation : elles nous ont tellement fait fantasmer, que de les voir nues a été comme un espèce accomplissement. Officiellement, on s’en dit heurté, comment peuton voler la vie privée de ces femmes, officieusement, on s’en délecte, pour retrouver le goût du dissimulé, du non-politiquement correct.

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T ’ E N P E N S E S QUOI N ORA ? Voir interview page 13

Tu penses pas qu’on se noie un peu dans notre consommation effrénée de séries ?

Le binge watching, c’est nouveau ou l’être humain ne sait de toute façon jamais s’arrêter ?

Je ne crois pas, est-ce qu’on dirait ça à quelqu’un qui lit cinq bouquins par semaine ? Cela dit, s’il y avait moins de séries, peut-être que ma pile de livres à lire diminuerait, ahah.

C’est nouveau depuis qu’internet existe,

Chez toi ou chez moi pour regarder la nouvelle saison de American Horror Story ? Comme tu veux, j’ai tellement hâte ! J’avais lâché la première saison parce que je n’accrochais pas, mais les «freaks» des vieux cirques m’obsèdent, alors je vais m’y remettre.

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avant il fallait attendre la sortie en DVD pour s’enfiler une saison entière d’un seul coup. On en parle beaucoup aujourd’hui simplement parce que Netflix, qui diffuse une saison entière d’un seul coup, a décidé de laisser le choix au public. Mais je connais pas mal de gens qui ne regardent une série qu’une fois la saison terminée (ils se font pas mal spoiler, du coup). Je suis ni pour, ni contre ; je le fais mais je me sens un peu coupable : je trouve ça dommage, pour certaines séries, d’enchaîner les épisodes sans leur laisser le temps d’infuser en nous.


“Je pensais n’avoir rien vu d’aussi laid qu’Osborne jusqu’à ce que je découvre Balmoral”

Texte de Jeremy Pradier-Jeauneau BALMORAL Résidence de la famille royale Britanique depuis 1848 Lors du mariage de Kate et William, un objet atypique nous a enthousiasmé : le sac à vomis frappé à leur effigie. L’irrévérence anglaise n’est que le point de départ d’une réflexion qui ne nous quitte pas : a-ton le droit de parler de mauvais goût à l’échelle des puissants ?

J’ALLUME “Une très belle fortune m’avait inexplicablement été léguée par un certain M. John Camden Neild. Il savait que je ne la gaspillerais pas” En 1840, la Queen Victoria épouse celui qui sera son Jay-Z : Albert. Couple passionné et légendaire, aimé de son peuple, leur union marque le XIXème siècle de son allure : le style victorien. Au même titre que l’on parle du Style Saint-Laurent ou du Style Lagerfeld : une histoire de reines en somme. La famille qu’ils forment avec leurs enfants est très heureuse, et cherche des villégiatures pour accueillir leurs vacances royales et paisibles. D’abord, ils posent malles et domestiques à Osborne House, dans le sud de l’Angleterre, puis tournent rapidement leur regard vers l’Ecosse…

Notre histoire débute à ce moment gracieux où Vicky n’est pas énorme, ni vieille, ou encore Impératrice des Indes. Tout cela viendra après, avec la mort de son époux chéri. Après l’acquisition de leur résidence privée d’Osbourne, donc, le couple royal s’entiche d’un pavillon de chasse qui deviendra la château de Balmoral. C’est au coeur de la campagne écossaise qu’Albert, apprenti décorateur, peut expérimenter ce qui sera la quintessence de sa vision de l’habitat : gothique allemand, mélange de motifs - du tartan au moutarde - accumulation de bibelots, tableaux… Le style Victorien, ce n’est plus faire aucun choix, c’est tout embrasser dans un élan passionné. Tout.

J’ÉCRASE “Nous quittâmes vite Balmoral plus pénétrés que jamais du mauvais goût des Anglais en général et de Queen Victoria en particulier” Ainsi, un couple royal dépasse parfois la limite du raisonnable sans que l’on puisse rien en dire. Cela fait parti de ses gènes. A la manière de Neverland, le ranch de Mickael Jackson, Balmoral semble symptomatique de la magnificence égotique de leur propriétaire : plus je domine, plus j’en tartine. Je sais, c’est dur à voir, pourtant, on souhaite les aimer. Pas de panique ! Reprends-toi, oui, toi, le plouc qui décore son petit appartement avec goût : une solution existe pour continuer avec vivre ta passion pour eux sans souffrir. Que tu sois en goguette au château de Balmoral, ou devant le compte Instagram de Queen Bey, munis-toi d’un sac à vomis et ouvre le. Penchetoi en avant. Puis laisse la bile et ta dernière pizza se glisser vigoureusement dans le récipient. Ce réflexe de survie nous permet simplement de les apprécier encore et toujours tout en acceptant leur dérapage stylistique. Le sac à vomis devient soudain très utile, n’est-ce pas ? C’est si bon.

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C LO P E

clope #1 : balmoral

JE FUME

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charles berberian Autoportrait rĂŠalisĂŠ pour Championnes

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Dessinateur aussi musical que libre, Charles dissèque, se moque, s’enthousiasme dans un même élan qui forme une partition qu’on aime à écouter, encore et encore. S’il croque la vie, les bobos ou Steinbeck, c’est avec sa bande qu’il aime le plus dévorer le monde et les idées. Une vraie championne en somme.

dans la chauffeuse de championnes

Dans la chauffeuse de championnes

Jpj : Première question faussement simple... c’est quoi l’histoire de Charles Berberian ?

JPJ : Ta passion pour le dessin a débuté a ce moment-là ?

charles

CB : Je dessinais déjà, mais la guerre civile a éclaté au Liban en 1975. Je suis donc venu en France, grâce à mes parents toujours. Mon père bossait pour une boîte française, ce qui a rendu la migration envisageable et possible. Depuis, je vis à Paris et … je suis content à Paris !

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Charles berberian : Je suis né en 1959 à Bagdad, en Irak, où j’ai passé dix ans pour ensuite aller à Beyrouth continuer mes études. Mes parents ne voulaient pas que je parle l’arabe. Le Liban, c’était la possibilité d’apprendre sérieusement le français, enfin d’avoir une éducation française quoi. Malheureusement, je me suis retrouvé chez les Jésuites (rires), ce qui au bout du compte est une bonne école, quand on arrive à s’en sortir ! Je me suis retrouvé avec une bande qui nageait dans le sens contraire, alors que moi je n’osais pas le faire, j’avais trop la trouille (rires). Ils m’ont enseigné l’art du maquis, mais vraiment : il y avait une forêt à côté de l’école, et on passait le plus clair de notre temps, pas forcément à fumer des cigarettes, parce que ça ne nous intéressait pas, mais juste à s’échapper de l’univers carcéral des Jésuites, pour parler musique, littérature, et des choses qui nous plaisaient.

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« La dissection fait partie du milieu dans lequel je baigne » JPJ : À paris tu es entré aux Beaux-Arts : ça ressemblait à quoi l’enseignement ? CB : Alors, la seule chose qui en reste, c’est dans ma manière de dessiner, grâce à des cours de morphologie, des cours théoriques. J’y étais allé sur les recommandations d’un ami qui m’assurait qu’il ne fallait pas rater ce cours, car le prof était génial ! Donc j’y suis allé. La première chose qu’a dit ce prof, c’est : « L’anatomie c’est l’étude du corps à l’arrêt, mort ; mais nous ce qui nous intéresse, c’est le mouvement, la vie. Donc la morphologie, c’est l’étude du corps en mouvement. Et le mouvement, c’est la façon dont le corps bouge, mais aussi dont un visage s’exprime. » Cette année aux Beaux-Arts a été déterminante, car j’ai rencontré une autre tribu, avec laquelle il y avait une vraie émulation. Malheureusement, j’ai perdu cette bande l’année suivante, car eux sont allés vers les Arts Déco, où je n’ai pas été admis. J’avais sans doute l’esprit très scolaire et puis je m’intéressais trop au dessin..

JPJ : Justement, à quel moment tu décides de ce que tu vas faire de ta vie ? CB : Je dessinais parce que je préférais ça à plein d’autres choses. Et j’aimais ça ! J’ai commencé à pratiquer la musique aussi. Après le bac, j’ai fait année de médecine, pendant laquelle j’ai dessiné de manière plus soutenue, les cadavres, par exemple. Les six mois suivants, je me suis lancé dans un feuilleton en bande-dessinée que je faisais lire à mes copains à la fin de la journée. 40

PJ : L’anatomie, c’est quelque chose de stimulant dans ton travail ? CB: Dans l’histoire de l’art, il y a un côté fascinant dans les études anatomiques de Géricault ou De Vinci par exemple. J’avais 18 ans quand je suis entré à la fac, c’est le moment où tu peux devenir gothique, à la fois romantique et torturé. Ça fonctionnait bien avec mon état d’esprit. Et puis il y a aussi le choc de se retrouver face à des corps, dans lesquels certaines parties sont ouvertes…

JPJ : Avec certains de tes personnages, comme Mr Jean, c’est comme si tu procédais à une dissection, comme si tu prenais ton personnage et te disais que tu allais le faire découvrir de l’intérieur… CB: Je n’ai pas spécialement de pudeur. Je ne vois pas le proA partir du moment où tu veux décrire, un lieu ou un personnage, tu dois commencer par le disséquer de toute façon, pour entrer dans l’essence des choses. Tu sais, dans les années 60-70, c’était la grande période du « singer songwriter », avec des gens comme Bob Dylan, Paul Simon ou Carole King qui se racontaient. C’est une manière de montrer ce qu’il y a à l’intérieur. Au même moment au cinéma, Woody Allen devient de plus en plus intime… La dissection, ou l’anti-behaviorisme, fait partie du milieu dans lequel je baigne.


JPJ : Tu entretiens la même intimité lorsque tu dessines et lorsque tu chantes ? CB: Je pense que la voix est ce qui exprime le plus les sentiments, et la BD, c’est comme la voix, c’est une ligne qui trace vraiment les vibrations intérieures. Mais à l’époque, je ne me posais pas toutes ces questions ! Je voulais juste faire de la BD, raconter des histoires, être publié… La première publication, ça a été dans « Pluies glaciales », en 82 ou 83, notre première publication avec Philippe Dupuy.

JPJ : Tu as connu cette ambition dont Victor Hugo parlait en disant « Je veux être Chateaubriand ou rien ! », l’affirmation d’une volonté artistique ? CB : Oui, mais pas de manière aussi ambitieuse ! C’està-dire que moi aussi j’ai des modèles, comme Gotlib. Mais je n’aime pas la compétition, comme dans le sport, et je fais un rejet ferme de tout ça. C’est ce qu’il y avait de bien dans mon éducation jésuite !

JPJ : Quand tu crées une histoire, qu’est ce qui vient d’abord ? CB : C’est la question que je me pose en ce moment… A partir du dernier Mr Jean, j’ai commencé à produire des BD où scénario et dessin sont élaborés d’un même mouvement, tout arrive en même temps. J’ai l’idée d’un dialogue, d’un texte, et je fais jouer le personnage d’une manière concordante.

JPJ : Les bobos de ta BD (Boboland, ndlr) sont-ils les nouveaux Jésuites ? CB : Ce qu’il y a de plus détestable chez les bobos, c’est la condescendance et l’élitisme, cachés derrière une façade de bons sentiments. Et ce qui m’énerve au plus haut point chez les Jésuites c’est de penser qu’ils vont nous sauver, croyant qu’ils vont expliquer aux musulmans ou aux juifs ce qu’est la vraie religion… Ils se voient en garants d’une certaine morale. C’est un peu la même chose pour les bobos.

« Ce qu’il y a de plus détestable chez les bobos, c’est la condescendance et l’élitisme » JPJ : Comment articules-tu la création entre dessin et texte ? CB : Je n’ai fait qu’une BD avec un scénario proprement dit, c’est « Un peu avant la fortune ». Philippe et moi nous sommes partagés le dessin et Jean-Claude Denis a participé au scénario. Les autres livres que j’ai signés en tant que dessinateur sont plus des livres d’illustration, comme ceux réalisés avec Anna Rozen, ma compagne. Ce sont des livres plus spéciaux. Je passais mon temps à dessiner les gens dans le train. Ceux qui dorment, par exemple. Ma femme notait de temps en temps des conversations entendues dans le métro, le train. On s’est dit que ça pourrait être bien de mélanger les deux, mais sans que mes dessins illustrent ses textes et vice versa... 41


dans la chauffeuse de championnes

JPJ : Et comment ça se déroule quand tu travailles avec un autre artiste ? CB : Il n’y a rien d’exact, c’est une question d’alchimie, un fonctionnement qui est ou n’est pas, comme entre deux musiciens. Il faut qu’il y ait une rencontre. Il n’y avait pas de rôles prédéfinis entre Philippe et moi, même si au départ il devait plutôt se charger des décors et moi des personnages. Au bout d’une semaine, c’était terminé. On était encore étudiants quand on a commencé à publier, et à l’époque il fallait remplir les vides du journal. A l’époque, nous travaillions avec des collaborateurs réguliers et dès qu’il y avait une défaillance, il fallait qu’on fournisse !

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JPJ : Qu’est-ce que vous vous dites, Philippe et toi, quand vous recevez le Grand Prix d’Angoulême ?

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CB : On a été rattrapés par une crise d’égo tardive et qui n’avait pas lieu de se révéler, puisqu’on vendait correctement nos livres, sans être de grandes vedettes. Je réalise avec du recul, que ce prix a marqué la fin d’une époque et de notre collaboration. On a retravaillé ensemble, un peu. On a fait par exemple le volume 2 de Boboland. Mais voilà, ça a révélé le besoin de savoir quelle est la partie la plus intéressante de l’œuvre. J’aime beaucoup les collaborations et j’aime ce qui se passe dans un échange, et voir comment une idée se transforme et évolue. Cette excitation me plaît, le processus, le mouvement, alors que le résultat me rend triste parce que c’est fini.

«J’aime bien me définir en fonction des impôts, et sur ma feuille d’imposition je suis un auteur de BD » JPJ : Dans quelle mesure tu penses que la notion de tribu, de dialogue permanent, est essentielle dans ta création ? CB : C’est juste que c’est plus rigolo pour moi, ça me plaît plus, je trouve ça plus excitant. J’aime « The Wild Bunch », le film de Sam Peckinpah, qui montre cinq vieux qui retournent chercher leur camarade prisonnier des Mexicains et qui savent que c’est du suicide. Cette scène est forte parce qu’ils sont ensemble. S’il y en avait un, cela serait un film de super-héros. J’aime bien les super-héros, mais je trouve ça moins intéressant. C’est la partie la plus dramatique pour moi, les cinq qui débarquent pour tout réveiller, électrifier, exploser. Cette notion de bande ou de tribu, je la lie forcément à l’expérience que j’ai eue chez les Jésuites. C’est le côté bénéfique de la bande : comment on se refile les idées, les bouquins à lire, les choses qui réveillent l’esprit et surtout le pouvoir critique que tu accordes aux autres. C’est un miroir qu’on te tend, une manière de se voir soi-même. Si tu veux connaître où tu en es aujourd’hui, regarde autour de toi. Et ce n’est pas uniquement les gens que tu fréquentes, mais vraiment les gens avec qui tu fonctionnes.


CB : Oui, et je pense que c’est important de se retrouver soi-même. Nous étions arrivés tous les deux à un moment où nous avions besoin de nous recentrer. Peut-être que moi je n’osais pas me l’avouer, mais c’était le cas. Et travailler en solo, ça aide au moins à faire le point et exprimer où l’on en est.

JPJ : T’aimes bien le mot artiste ? Tu en préfères un autre pour te définir ? CB : J’aime bien me définir en fonction des impôts, et sur ma feuille d’imposition je suis un auteur de bandedessinée. Après, si on me demande ce que je suis, disons que… je suis moi !

JPJ : Être Charles c’est déjà un métier ! CB : (Rires) Oui ! Mais ça peut être aussi un projet. Ce qui me frappe surtout chez les Picabia et les Duchamp par exemple, c’est quand ils disent “mon oeuvre d’art, c’est ma vie”. Il y a un homme dans la bande-dessinée qui se définit par rapport à son oeuvre, c’est Yvan Delporte. Lui-même, il ne sait pas trop ce qu’il a fait : il a écrit des scénarios pour Franquin, il a été rédacteur en chef de Spirou, etc… C’est un type qui traînait là, qui motivait les gens, on peut dire que c’est un peu le Marcel Duchamp de la bande-dessinée. J’adore ce genre de personnage.

CB : Ce qui s’est passé en réalité, c’est un concours de circonstances. Je ne me suis pas assis pour me demander comment me renouveler. Depuis quelques années, j’observais des gens comme Blutch, Ludovic Debeurme, et je voyais comment ils dessinaient. Parallèlement, je pratiquais la musique et je sentais que cette relation au dessin ressemblait à celui d’un musicien avec la musique. Ce que tu produis en musique n’existe véritablement qu’au moment où tu joues. Dans ma conception antérieure du dessin, pour croquer une chaise, soit je la visualisais, soit je me documentais sur cette chaise. De Crécy par exemple, si la chaise qu’il dessine devient un éléphant en cours de route, alors il aura réalisé un éléphant. Et l’éléphant va peut-être ressembler à une chaise, comme il pourrait ressembler à un nuage ! Ça se fait dans l’instant. Je n’avais jamais fait cette connexion avant, et j’ai décidé d’essayer de dessiner ainsi et de voir ce qui se passait. “Sacha” est une BD improvisée selon cette méthode, comme un musicien et trois accords. J’ai eu l’impression de vraiment devenir dessinateur comme ça. A force de remplir des carnets, avec des dessins de voyage ou autre chose, mon activité de dessinateur semble être devenue de plus en plus quotidienne, souple, libre. J’aime beaucoup l’activité quotidienne qu’à Joann Sfar avec le dessin. Son trait est comme un bon fruit, ça te donne envie de manger. Je trouve que les dessins qu’il fait tous les jours sont remplis de jus. J’adore aussi ses bouquins sur Gainsbourg, Brassens. Moebius était aussi un dessinateur compulsif, comme Sfar. La partie la plus intéressante de son oeuvre est cachée, elle se trouve dans des carnets, c’est magnifique.

dans la chauffeuse de championnes

JPJ : Comment on fait pour ne pas figer sa création après l’obtention du Grand Prix ?

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JPJ : Est-ce que tu crois que dans ce qu’il s’est passé après la remise du Grand Prix, ce n’est pas la recherche de l’individu et le besoin de se retrouver soi qui a explosé ?

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dans la chauffeuse de championnes

JPJ : Et l’expérimentation ? CB : L’expérimentation vient des rencontres. Croiser quelqu’un comme Rodolphe Burger te stimule forcément, parce que c’est quelqu’un qui va dans plein de directions, qui s’entoure lui-même de gens qui vont dans plein de directions.

JPJ : Et t’aimerais par exemple écrire pour une série télé, expérimenter la fiction qui se déploie sur plusieurs années?

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CB : Oui, bien sûr. Ce qui est intéressant avec les séries télé c’est qu’elles dissèquent les comportements. Dans Les Sopranos, ou Seinfeld, on va vraiment jusqu’au fond de ce qu’est l’essence du personnage. The Wire, c’est le portrait d’une ville à travers toutes ses couches sociales, c’est très riche. Je me vois plus comme un acteur de l’écriture, car on ne peut pas écrire ce genre d’oeuvre seul.

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JPJ : En ce moment, je te vois dessiner avec tes écouteurs sur les oreilles : t’écoutes quoi ? CB : J’ai écouté pas mal “Where can we go but nowhere” d’Elysian Fields, un groupe new-yorkais. J’ai aussi acheté la bande-originale d’”Inside Llewyn Davis” des frères Coen, un concert qui a été donné à l’occasion de la sortie du film, du revival folk, grâce notamment à Jack White.

JPJ : C’est quoi pour toi une Championne ? CB : C’est marrant parce que j’ai participé une table ronde au Salon du livre, en présence de Lola Lafon, qui venait d’écrire “La petite communiste qui ne souriait jamais”, à propos de Nadia Comaneci. Cette jeune gymnaste roumaine était devenue championne du monde en ayant dix sur dix. Quoiqu’on fasse, on se lance toujours en espérant avoir dix sur dix. La perfection est quelque chose de fascinant. J’aime beaucoup l’idée d’élévation, de transcendance, d’aller vers quelque chose qui nous dépasse, qui nous semble inatteignable. On ne peut que s’améliorer, tendre vers ça, mais on peut aussi se perdre dans l’idée de ne pas y parvenir. Tu disais la dernière fois qu’il faut parfois lâcher prise et passer à autre chose, et j’ai tendance à faire plusieurs choses en même temps afin de ne pas me laisser piéger par ce désir de l’inatteignable. Mais au final, une championne tente toujours d’atteindre son objectif, non ?


Personne n’a jamais fait les soldes sans avoir mal aux pieds. C’est pareil pour le s projets de vie. Il va falloir souffr ir un peu.» «

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souvenir d’une journée infinie Ca y est, les rooftops parisiens et les vernissages de mes potes pubards me sont désormais accessibles, car ça y est, putain, je reviens de New York ! (à prononcer avec l’accent amerloque). Photos et dialogues : igrecO

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Tu n’en reviendras jamais. (Au pied de l’immeuble, elles sont derrière 31 personnes, rangées en file indienne, elles parlent plus fort que le bruit de la ville) - Tu vas voir, ce rooftop est magnifique …pour Paris ! Les parisiens essaient de se la jouer new yorkais, mais là bas, tout est tellement mieux, tu verrais. C’est incroyable ! J’ai failli ne pas rentrer. - Pourquoi t’es rentrée, alors ?

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#

2

Tu n’en dormiras jamais.

(Apres 40 minutes de queue, elles ignorent le vigile, direction l’ascenseur qui les envoie fissa au 8ème étage) - Ouais, alors tu vois, quand on dit que New York est la ville qui ne dort jamais, ben c’est genre totalement vrai, tu vois ? C’est ouf ! - Ah ben hop ! Point commun, moi aussi je suis insomniaque !

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#

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Tu ne t’en selfiseras jamais assez !

(Elles font la queue au bar depuis 27 minutes, et se font doubler par de plus hauts talons) - En tout cas, je t’ai suivi sur Facebook, t’as eu l’air de t’éclater ! J’ai vu que tu avais été sur le mémorial du World Trade Center ! Best Selfie ever ! 49


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4

Tu ne t’en souviendras jamais. (Elles tiennent un verre de piquette à 8€ dans la main et prennent une pose lascive) - C’était quand ? - Je ne sais plus. - Tu me donneras l’adresse ? - Je ne m’en souviens plus. Tu sais tout va tellement plus vite là bas !

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5

Tu ne seras jamais aussi libre ! (Elles picorent un canapé aux crevettes gratos depuis bientôt une heure. Le volume de leur discussion augmente, pendant qu’elles font semblant d’admirer la croûte d’un ami facebook) - On se sent vachement plus libre qu’à Paris ! Bon ok, t’as le droit de fumer nul part, tu peux te prendre 143 ans de prison pour vol à l’étalage, et ton visage peut se retrouver sur les devantures de tous les magasins de Manhattan, mais bon, les New Yorkais sont tellement plus ouverts ! - C’est vrai qu’ils ont un président noir ! 51


#

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Bref, New York n’est pas un cheval, New York est une licorne sans corne ! (Elles reprennent l’ascenseur et ignorent le vigile en sortant) - Et dire que tout ça se passe en même temps à New York ! C’est dans ces moments là qu’on se rend compte qu’on est peu de chose .

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M ù sc l e s # 1 q u a d r i c e ps

UN MÙSCLE est une FICTION CONTRACTILE qui permet le mouvement. MÙSCLES est un receuil de nouvelles insolentes : les histoires ont toutes pour titre le nom d’un muscle. Texte de pseudo-mirobolant

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« Il connaît un endroit, pas très loin d’ici, sur un chantier, près d’un parking » Clara, Gaëlle et Dalila ont quinze ans. Quinze ans, c’est l’âge de toutes les folies, l’âge de dire non aux parents et de sortir avec les copains. Depuis quelques mois, Gaëlle s’est mise à fumer, et Dalila ne rentre plus tous les soirs. Mais Clara n’a jamais trop su dire non, aujourd’hui comme hier, et pas plus à quinze ans qu’à dix. Alors en guise de rébellion, pour dire non et sortir avec les copains, Clara manifeste. L’occasion est idéale : le ministre a dit le mot de trop, les lycéens sont dans la rue, la jeunesse manifeste. Clara, Gaëlle et Dalila défilent presque tous les jours. Elles chantent, scandent des slogans et portent des drapeaux. A coups d’autocollants sur leurs manteaux, elles découvrent le militantisme, elles apprennent. Et Clara grandit. Aujourd’hui, après la manif, Clara s’éloigne un moment de ses amies. Gaëlle et Dalila vont profiter d’être en ville pour faire les boutiques, mais Clara a envie de respirer un peu plus longtemps cet air frais, cet air encore plein d’espoir et de chants qui préparent demain. Elle rejoindra plus tard ses amies à l’arrêt de bus, elle se promène tranquillement. Clara n’est pas pressée, des bus il y en a tous les quarts d’heure. Pleine d’idéaux égalitaires, de tolérance et d’envie de changer le monde, elle déambule en rêvant. Le vent s’enroule dans ses cheveux, elle lève la tête vers les nuages, elle a la vie devant elle. 54

C’est le sourire aux lèvres et l’esprit vagabond qu’elle se surprend en pleine conversation avec un handicapé. Qui est allé rencontrer l’autre et comment le dialogue s’est engagé, elle serait bien en peine de le dire, et qu’importe ? Elle se promène avec Adrien qui lui raconte son quotidien : les difficultés techniques, la bêtise des autres, la méchanceté aussi parfois ; comment les quadriceps ont cessé de fonctionner, quand les bus sont devenus accessibles, et la vieille dame qui refuse de le laisser passer à la caisse… Clara écoute, heureuse d’apprendre, de découvrir cet « autre » dont on prône si souvent le respect. Elle répond, elle questionne, elle est horrifiée aussi parfois, comment les gens peuvent-ils être aussi mauvais ? Elle grandit. Adrien voudrait aller aux toilettes, mais comme d’habitude, comment faire, les toilettes publiques sont rarement accessibles aux handicapés, il habite loin et là c’est vraiment urgent. Clara n’a que quinze ans mais elle sait déjà que les ennuis commencent. Il évoque à peine son besoin : elle sait. Mais que dire ? Il connaît un endroit, pas très loin d’ici, sur un chantier près d’un parking public, où il peut, elle voudrait bien venir avec lui ? Non, évidemment non, elle ne veut pas. Mais elle dit Oui, si vous voulez. Tu, dis-moi tu, voyons. Si tu veux. Ils y vont. En chemin, il évoque la difficulté qu’il rencontre, à faire cela tout seul. Il aura besoin d’aide. Clara se concentre pour être ailleurs, pour revenir en arrière et effacer ce moment où il l’a abordée, car c’est sûr, c’est lui qui l’a abordée, même si elle ne sait plus bien comment.

texte de pseudo-mirobolant Fonctionnaire le jour, féministe la nuit, Pseudo-Mirobolant excelle au démineur et dans la cuisson du rôti de porc. Parfois, elle écrit.


Aoi Suzuki Née en France de parents japonais, Aoï s’intéresse à la culture du Soleil-Levant mais se sent étrangère dans les deux pays qui nourrissent son imagination et sa perception de l’art

illu de Aoï Suzuki Quadriceps 55


nouvelle muscle #1: quadriceps

Elle se demande si c’est vrai, si vraiment il ne peut pas faire tout seul. Comment ferait-il, au quotidien ? Mais elle ne dit rien, ça n’est pas poli, et puis ça ne se fait pas de parler pas de ces choses-là. Elle ne répond presque plus, à quoi bon. Adrien parle pour deux, Adrien parle tout seul, il parle pour l’empêcher de réfléchir, il parle pour qu’elle ne parte pas, il parle sans poser la question. Il dit qu’il aura besoin d’aide. Lorsqu’ils arrivent à destination, Adrien s’étonne : le chantier a pris fin apparemment, donc les toilettes ne sont plus là. Il ne comprend pas, vraiment, voilà qui ne l’arrange pas, comment va-t-il bien pouvoir… Clara ne lutte même pas, elle se demande simplement quelle sera la suite de ce petit scénario bien huilé. Elle attend, baisse la tête, elle plie déjà sous le poids de l’épreuve à venir. Elle ne voit plus l’handicapé depuis longtemps, c’est l’homme qui a pris le dessus.

pouvoir descendre. Mais avec horreur, elle le voit s’extirper de son fauteuil et marcher avec elle. Il s’agrippe à la rampe, boite … Finalement ses quadriceps ne sont pas si paralysés… Et si tout cela n’était qu’un manège ? S’il n’était pas du tout handicapé ? Clara ne dit plus rien depuis un moment. Elle se tient à distance, elle observe Adrien qui, après quelques marches, ouvre son pantalon, et elle voit ce qu’elle ne sait soudain plus nommer. Plaisantant avec ses amies, elle dirait une bite, une queue. Ses parents eux parlent de sexe, ou de pénis. Mais ici, maintenant, personne ne plaisante, elle est seule, et c’est tout à coup innommable. Pointé sur elle, il l’agresse de sa seule présence. Le. La. Elle ne peut pas penser le mot.

« elle observe Adrien qui, après quelques marches, ouvre son pantalon, et elle voit ce qu’elle ne sait soudain plus nommer. »

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Alors elle se souvient leur rencontre. Il est passé à côté d’elle, dans un passage étroit, où elle ne pouvait que lui venir en aide ; mais comment aurait-elle pu le laisser coincé ? Une seconde elle a senti son alarme résonner au creux du ventre : « pourquoi vientil, avec un fauteuil, s’embourber dans une si petite rue ? ». Mais aussitôt allumée, aussitôt étouffée : la voix de la tolérance et de l’égalité l’avait fait taire, et elle avait fait son devoir.

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Adrien dit que Bon, tant pis, ils vont aller dans le parking, il y a un escalier où personne ne passe. Personne ? Clara prend peur, mais comment le lui dire, comment lui dire qu’elle ne veut pas, qu’elle ne lui fait pas confiance, à lui, pauvre handicapé qui ne demande qu’un peu d’aide ? Pourrait-elle lui dire « Désolée jusqu’ici vous m’avez bien eue mais là je ne vous fais plus confiance et j’ai même un petit peu peur donc je vous laisse ; Et sans rancune ! » ? Clara voudrait sourire, le sarcasme c’est son truc, sa force, mais sa bouche reste immobile. Ils sont en haut de l’escalier maintenant. Clara attend, anxieuse. Il ne peut pas descendre. Il ne devrait pas

Adrien dit ne pas y arriver, qu’il lui faut du temps. Clara essaie de toutes ses forces de s’échapper, mais elle reste clouée. Elle voudrait plaisanter, elle est tellement ridicule. Allez, après tout, c’est la première fois qu’elle en voit, toute expérience est bonne à prendre, non ? Mais elle sent ses lèvres trembler légèrement, le seul mot qu’elle parvient à penser, c’est érection. Il fait froid, soudain. Sa gorge est sèche et ses jambes bien lourdes. Elle voudrait fermer les yeux très fort, s’asseoir dans un coin et oublier qu’elle est là. Disparaître. Adrien reste immobile, il dit Je ne comprends pas, il s’étonne de ne pas y arriver. Clara voudrait hurler, qu’elle sait très bien pourquoi, qu’elle sait très bien comment, et qu’il arrête de la prendre pour une idiote !, mais elle reste immobile, les mots désespérément bloqués au fond de la gorge. Si Clara savait dire non… Et puis elle entend un bruit : c’est un homme qui descend et ne tarde pas à apparaître dans les escaliers. Arrivé à leur hauteur, il s’arrête et les regarde : Clara qui voudrait n’avoir jamais eu quinze ans, Clara qui scrute le bout de ses pieds en espérant s’envoler ; et lui, Adrien, qui lui sourit, le pantalon ouvert, dans


Clara est avec lui depuis un moment, maintenant, elle va finir par rentrer trop tard, il faudra alors s’expliquer, mais dire quoi ? Elle ne saurait affronter cela, elle sent bien que les mots quisont noués autour de sa gorge vont y rester toujours, de toute façon pourra-t-elle seulement desserrer ses mâchoires ? C’est ainsi qu’elle trouve enfin son bon de sortie : Je dois y aller, mon bus va arriver. Elle essaie de filer sans Adrien, mais n’ose pas non plus l’abandonner : Clara est bien élevée, on ne quitte pas quelqu’un sans l’avoir salué, ni sans un motif valable. Elle fait demi-tour, Adrien se dépêche et la suit. Elle accélère pour le semer, culpabilise et ralentit, accélère à nouveau. Il est toujours à ses côtés, il parle, sans respirer, explique qu’en réalité il sait pourquoi il n’a pas réussi, c’est parce qu’il bandait, il aurait dû lui dire, elle est si jolie, et s’il avait osé, il aurait suffi qu’elle le masturbe, elle est vraiment gentille, il est désolé, il ne savait pas mais là tout à coup il aurait voulu, il aurait suffi… Sans lui laisser le temps de répondre, Adrien frappe de mots qui tombent dans son ventre et Clara se plie de plus en plus, les mains croisées sur son estomac. Elle ralentit, ses jambes si faibles ne la soutiennent plus. Elle a beau être à l’air libre, pouvoir respirer, être protégée, il fait toujours trop froid, le monde tourne autour d’eux et personne ne les voit, personne ne vient la sauver, et elle entend ses mots, Je peux te prendre la main ? Clara n’a pas grandi tant que ça, finalement, elle ne sait toujours pas dire non et sa main se fait happer par celle qui tenait il y a quelques minutes le… De son bras encore libre, elle soutient son ventre qui menace de céder ; ses doigts se crispent et ses ongles s’enfoncent dans sa chair, mais Clara ne dit rien. Adrien se tait aussi à présent, ils sont tous les deux dans la rue et marchent en silence, ils marchent main dans la main. C’est ainsi qu’ils aperçoivent Gaëlle et Dalila à l’arrêt de bus : moqueuses comme on

Il faudra près de dix ans à Clara pour raconter, raconter en riant. Aujourd’hui Clara a 23 ans, elle est toujours entourée de ses amies, et ce soir, l’alcool aidant, les trois filles se remémorent leur jeunesse, les manifs. Un peu ivre, Clara rit quand elle introduit sa bonne blague : Mais vous n’avez jamais su ce qui m’était arrivé ce jour-là !

nouvelle muscle #1: quadriceps

Il fait vraiment très froid, et cette boule au fond du ventre, qui n’en finit pas de grossir. Elle entend comme un brouillard les mots d’Adrien qui continue de s’étonner, Je ne comprends pas, je n’y arrive pas, j’avais pourtant envie…

l’est à quinze ans, ses amies lui lancent clins d’œil et sourires complices. Clara sait qu’elles l’interrogeront, et qu’elle devra parler. Mais que va-t-elle leur dire ? Que pourrait-elle bien leur dire ? Il ne s’est rien passé, il ne lui a rien fait. Il ne l’a pas touchée. Elle n’a rien refusé. Que pourrait-elle bien dire ? Alors, plus tard, quand ses amies plaisanteront d’elle, dans le bus qui les ramènera, Clara figera un sourire, et personne ne soupçonnera qu’au fond, elle ne rit pas, du tout.

Alors elle raconte, ou plutôt elle ne raconte pas, car qu’y a-t-il à raconter, il ne s’est rien passé, elle sourit, hausse les épaules et lève les yeux au ciel, c’est vraiment ridicule vous savez ; mais les mots se bousculent, et elle surprend sa voix qui tremble, elle surprend ses larmes qui coulent, et elle s’étonne que ses amies ne rient plus, soudain. Pourtant elle ne raconte rien, il n’y a rien à raconter, il ne l’a pas touchée, elle n’a rien refusé, c’est vraiment ridicule, non ? Il aura fallu près de dix ans à Clara pour raconter ce qui s’est passé. Alors Gaëlle aussi racontera. Six ans plus tard, enfin, le soir où un homme lui a attrapé les seins, dans la rue, un matin. Dalila aussi racontera. Cinq ans, pour dire le jour où elle a couru plus vite que jamais pour échapper à ce groupe de garçons qui riaient derrière elle. Chacune raconte, cet épisode qui s’est à peine passé, ce moment ridicule dont elle n’avait jamais parlé, mais pourquoi en parler, il ne s’est rien passé. Ce soir, près de dix ans plus tard, Clara comprend que d’une façon ou d’une autre, ce rien qui lui est arrivé, cette anecdote, ce rien du tout, elles l’ont toutes vécu, toutes, toutes les filles du monde ; et que pas une n’en parle sans que son regard ne fuie, sans que sa voix ne bascule, sans que le nœud, au fond du ventre, ne revienne, intact. Clara a fini par apprendre, elle a grandi.

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sa main le... L’homme les regarde, elle, puis lui ; il poursuit son chemin.

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ils ont fait le premier numĂŠro de championnes

Berberian / Beusset / Bonnet / Borderie / Bouazzouni / Briant / Caldini / caramagnol / Dartiailh / Eyraud / Guillot / Guichard / Jeauneau / Joachim / Joffres / Lacroix / Mitja / Pedeboscq / Peyrot / PradierJeauneau / Rubinstein / Suzuki / Tonnès wearethechampionnes.com

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we are the

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