Le temps des fragments

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Pauline Gourlet

Le temps des fragments L’éclatement de l’expérience à l’ère de l’ information

Travail de mémoire dirigé par Constance Rubini EnsAD 2012


« La pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter.» Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Éditions Gallimard, 1972


La modernité semble s’achever pour faire place à une nouvelle façon de vivre, tant au niveau individuel que collectif. L’information est devenue la particule élémentaire de cette nouvelle organisation, réseau planétaire qui modifie nos perceptions, et plus particulièrement notre perception temporelle. À chaque société correspond une façon de s’inscrire dans le temps. Élément clé pour comprendre l’histoire des peuples, leur mode de vie et leur expérience du réel, le rapport au temps est souvent placé au second plan des analyses socio-historiques, comme trame sous-jacente, mais rarement comme sujet principal. En philosophie, l’aporie que pose le temps a été un sujet maintes fois étudié, d’Aristote dans l’Antiquité jusqu’à Peter Sloterdijk aujourd’hui, et les différentes approches montrent l’étendue et la difficulté de cette notion, du fait de son lien étroit avec le mouvement, l’espace, la conscience, la spiritualité, et la mort. Au vu des transformations contemporaines, cette question des structures temporelles, – ou régimes d’historicité 1 – notamment dans ses conséquences sociales, a été récemment explorée de manière 1 Expression qui renvoie à l’articulation du passé, du présent et du futur. Le temps historique est produit par la distance qui se crée entre

le champ de l’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la tension entre les deux. C’est cette

tension que le régime d’historicité se propose d’éclairer. Voir François Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

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plus directe. Dans le contexte technico-financier dans lequel nous vivons, mais surtout avec l’instauration de l’information comme nouvelle ressource, il semble que l’accélération ait gagné tous les champs de la vie. Caractéristique de la modernité et de l’industrialisation, l’accélération est pour certains le moteur même de l’histoire moderne atteignant aujourd’hui un point critique 2. Il s’en suit un sentiment d’accumulation d’instants de vie, de durées variables, et une fragmentation des occupations qui ne trouvent plus à s’agencer dans une trame plus large. De fait, se poser la question de l’emploi de son temps revient à se poser la question du sens que l’on veut donner à sa vie ; celui-ci concrétise les systèmes de préférence de l’expérience vécue et organise l’articulation des trois dimensions temporelles : passé, présent et futur. Ces analyses sociologiques constatent une accumulation frénétique des activités dans les emplois du temps et une difficulté d’articulation et de cohérence des expériences. Cela serait le résultat d’un manque de recul du à l’affirmation du présent comme temporalité dominante. 2 Hartmut Rosa, L’Accélération, Paris, Éditions La Découverte, 2010

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Curieux de cette relation entre accélération du temps et expérience vécue, cela nous a amenés à poser les questions suivantes : de quelle façon notre perception temporelle se trouve-t-elle modifiée dans cette nouvelle époque où l’information est l’unité de base ? Et quelles conséquences cette modification entraîne-t-elle sur notre expérience du monde ? Nous avons choisi d’aborder ces questions sous trois angles, qui chacun propose un déplacement du regard que nous avons jugé nécessaire pour les appréhender – à défaut d’exhaustivité sur une interrogation aussi vaste. Tout d’abord, nous aborderons les difficultés liées à l’éclatement et à la multiplication des expériences individuelles. Puis, dans un mouvement de « dézoom », nous expliquerons la dissolution progressive des cadres normatifs et sociaux, qui déterminent la possibilité même d’existence des sociétés. Et enfin, dans une société devenue quasi exclusivement culturelle, nous aborderons la question des outils de lecture du réel. Cet essai tisse une réflexion à partir de fragments de pensées, contemporaines ou non, éclairantes par leur diversité et leur dialogue. 7



Introduction Page 5

Outillage mental

Aperçu historique

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De la ligne au point Page 139

L’échelle individuelle

Paysages sensoriels

Des occupations éclatées

Le montage de la mémoire

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L’activité comme reflet de soi Page 34

L’appauvrissement de l’expérience contemporaine Page 44

Les temps de travail : vers une arythmie sociale Page 56

Le temps de moins en moins libre Page 69

L’échelle systémique

La disparition de la légitimité politique Page 83

Histoire politique du temps Page 87

Le tourbillon infernal Page 95

Exercice du contrôle Page 109

Un projet politique de ralentissement Page 128

Conclusion Page 169

Résister Facetter Pour une méthode de l’intervalle

Bibliographie chronologique et remerciements Page 181

­– Livrets intercalaires

Le lièvre et la tortue La série BREF Publicités Kodak Hétérochronie 1 Hétérochronie 2  – Forme de calendriers Surveillance invisible Matrix

La recherche formelle en architecture The Clock –  Christian Marclay Claude Closky –  8002-9891


Aperçu historique Pour mieux comprendre les réelles implications de ces changements, un tableau du rapport au temps à travers l’histoire des sociétés occidentales sera d’abord esquissé ici, en introduction. On peut distinguer trois formes majeures de rapport au temps : celui des sociétés mythiques, fondé sur la répétition de l’acte créateur, celui reposant sur l’eschatologie chrétienne, et enfin, la vision progressiste moderne. La question est de savoir si nous avons ouvert une nouvelle séquence historique avec l’entrée dans la « postmodernité » ou « modernité tardive » qui dessinerait ainsi les contours d’une nouvelle forme d’être au monde, c’est-à-dire de s’inscrire dans le temps.

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Les sociétés mythiques L’éternel retour Dans les sociétés primitives, l’homme a une double façon d’être dans le temps. Il est tout d’abord fortement soumis au rythme naturel, à la succession des jours, des nuits et des saisons, au climat et aux évènements physiques. Il connaît donc l’inscription dans un rythme naturel et dans une certaine banalité quotidienne qui est le temps concret. Par ailleurs, l’univers mythologique organise et conditionne son temps à l’aide de rituels et de cérémonies qui ont lieu périodiquement. En observant les rythmes biologiques et cosmiques, et en adéquation avec le récit mythique, l’homme archaïque repère des cycles temporels qu’il marque avec des actes rituels. Ces cérémonies sont le moment d’une purification en vue de la régénération de la vie. Elles marquent le passage d’un temps ancien à l’ouverture d’un temps nouveau : elles abolissent le cycle antérieur et imitent ainsi l’acte créateur originel en créant symboliquement un nouveau cycle. C’est donc dans la répétition inchangée de l’acte cosmogonique que se situe ce temps, qui est le temps mythique. « L’homme archaïque, [...] ce qu’il fait a déjà été fait par un autre qui n’était pas un homme. Sa vie est la répétition ininterrompue de gestes inaugurés par d’autres.»1 1 Mircéa Éliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Éditions Gallimard, 1969 (première édition 1949)

Ouroboros, Théodore Pelecanos, traité d’alchimie Synosius, 1478 Ce symbole d’un serpent qui se mord la queue représente le cycle perpétuel de la nature et l’éternel recommencement. Sa première représentation connue date du 13e siècle avant notre ère dans un livre égyptien, Le livre des morts.

La notion de passage est centrale ici et certains rites d’initiation des jeunes ou d’intronisation des vieux en sont l’exemple. La vie de l’homme archaïque est toute entière destinée à s’inscrire dans le récit mythique et à reproduire le passé selon une narration organisée par le mythe. Étymologiquement, le terme mythe vient du grec muthos qui signifie récit. Il est la forme par excellence de cette catégorie du savoir qu’est le savoir narratif. « Le temps cesse d’être un support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial. [...] Une collectivité qui fait du récit la forme-clé de la compétence n’a pas, contrairement à toute attente, besoin de pouvoir se souvenir de son passé. Elle trouve son lien social non pas seulement dans la signification des récits qu’elle raconte mais dans l’acte de leur récitation. C’est l’acte présent qui déploie à chaque fois

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la temporalité éphémère qui s’étend entre le ‹ J’ai entendu dire › et le ‹ Vous allez entendre ›.»2 Le passé est la seule dimension temporelle qui importe : il est le présent et l’avenir de l’homme archaïque, dans son éternelle répétition. Toute nouveauté ou évènement non attendu est regardé en vue de son adaptation au récit. Ainsi l’avenir n’est pas exclu ou nié, il existe des présages et des interprétations qui prédisent l’avenir mais ils sont toujours envisagés dans la finalité de la reproduction cosmogonique. C’est donc une condition passive et peu autonome que celle de l’homme archaïque et on peut ainsi qualifier ces sociétés mythiques d’anhistoriques : elles refusent de faire Histoire et se défendent contre elle en abolissant régulièrement la suite d’évènements du temps concret. L’enregistrement de ces rites grâce à l’apparition de l’écriture marque une rupture dans la nature même de ces actes : de biologiques, ils deviennent historiques. Par exemple chez les Égyptiens ou les Babyloniens, les rituels sont écrits et une mémoire s’installe qui permet petit à petit l’émergence d’une Histoire réflexive de l’homme. C’est dans la civilisation grecque que cette émancipation vis-à-vis du temps mythique devient réellement visible. Avec l’application des règles de mesure au cosmos, une relativisation des forces surnaturelles se développe. La philosophie aristotélicienne définit d’ailleurs

le temps comme le nombre du mouvement et notamment la scansion donnée par le mouvement des corps célestes. D’autres penseurs grecs ont pu être appelés a posteriori « pères de l’histoire » comme Hérodote, pour l’importance qu’il accorde à la mémoire a, ou Xénophane, pour sa remise en cause de l’humanisation des Dieux et sa relativisation des mythes b. Et Jan Patočka de conclure : « La polis, la poésie épique, la tragédie et la philosophie grecques sont divers aspects d’un même coup d’envoi qui signifie un relèvement de l’état de déchéance.»3 a [« Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises.» Hérodote, Enquête ou Histoires] b [« Unique et tout puissant, souverain des plus forts, Dieu ne ressemble à nous ni d’esprit ni de corps. Les humains, en faisant les dieux à leur image, Leur prêtent leurs pensées, leurs voix et leurs visages.» (Clément d’Alexandrie, Stromates, V, p. 601)]

2 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

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3 Jan Patocka, L’Art et le temps, Paris, POL, 1990


La chrétienté Vers le Salut « Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.»4 Avec le christianisme, se développe une vision linéaire et irréversible du temps, tournée désormais vers le futur. La vie n’est plus un cycle qui se répète mais tend vers une fin ultime sur terre, passage avant la résurrection promise par Dieu. Du cercle, on passe à la ligne. Cette ligne appartient à Dieu qui a seul le pouvoir de décider de sa fin, et effectivement, même au Christ il fut refusé le choix de sa mort. Ainsi le présent est dévalorisé au profit du futur et il est désormais vécu sur le mode de l’attente eschatologique, tourné vers l’avènement d’un monde qui rappelle le jardin d’Eden et l’unité parfaite. Ainsi en témoigne ce passage de la Bible tiré de l’Apocalypse : «‹Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. Il essuiera toutes les larmes de leurs yeux : de morts, il n’y en aura plus ; 4 Pascal, Pensées, Fragment 172, Paris, Librairie Générale Française, 2000, avec le classement des Éditions Bordas, 1991

de pleur de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé.› Alors, Celui qui siège sur le trône déclara : ‹ Voici, je fais l’Univers nouveau›.» Le présent est ainsi vécu comme une veille pour ne pas être surpris et dépourvu par la venue de Dieu5, mais pas une veille neutre : le jugement dernier, annoncé tout au long des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, commande aux hommes de vivre dans le respect de la Parole biblique et du message de Jésus. Les actions humaines terrestres seront donc prises en compte et pesées par Dieu pour déterminer si la vie éternelle prendra place en Enfer ou au Paradis. Le Credo, profession de foi chrétienne adoptée en 325 au Concile de Nicée et encore scandée aujourd’hui, reprend les grandes lignes du dogme chrétien et confirme cette mise en tension de la vie terrestre éphémère, tournée vers le futur mais déterminante pour l’éternité.

5 voir par exemple, Évangile selon Saint-Matthieu, 24 :37

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« Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre. Et en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur ; qui a été conçu du Saint Esprit, est né de la Vierge Marie, a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers ; le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts. Je crois en l’Esprit Saint, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. Amen »

Icône Russe, Jugement dernier, 15e, Musée Russe de Saint-Pétersbourg. Les icônes russes du jugement dernier sont toutes construites sur le même schéma : Dieu et Jésus sont assis en haut au centre du tableau l’un en dessous de l’autre et divise ainsi le tableau sur un axe de symétrie autour duquel sont répartis les saints. En dessous d’eux, sur le même axe,

des juges, avec parfois une balance, reçoivent les pécheurs. Un serpent attend les damnés et les digère jusqu’en Enfer où ils subissent tortures et autres châtiments, ici décrit dans le bandeau inférieur du tableau.

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Il est important ici de noter que la récitation collective et le rythme des mots et des phrases font de cette profession un véritable métronome, scansion qui ouvre une brèche temporelle, qui s’abstrait du présent, qui n’est pas sans rappeler le « battement immémorial » dont parle Lyotard. La notion antique de cycle et de temps circulaire ne disparaît d’ailleurs pas complètement de la vision chrétienne du temps mais elle est plutôt appréhendée comme « une roue de la Fortune », comme le symbole de la fragilité des destinées et de l’impénétrabilité du mystère divin. À la manière des cérémonies

rituelles antiques, le calendrier est alors organisé selon la liturgie et répète la vie de Jésus de façon cyclique. Ces cycles prennent en compte à la fois les fêtes religieuses mais aussi les phénomènes astronomiques tels les cycles lunaires et solaires, les saisons et les travaux qui y sont associés. Le temps chrétien est donc dominé par Dieu, tant dans l’avenir lointain que dans l’immédiateté du présent qui n’est pas vécu pour lui mais dans l’attente du jugement dernier. Ce temps humain s’ouvre avec la déchéance d’Adam et Eve, qui marque la fin de l’Unité parfaite sans temporalité, de l’appartenance Fra Angelico, Le Jugement dernier, détail, Couvent San Marco, Florence, 1431 Ce détail du tableau de Fra Angelico représente les supplices des Enfers. Lieu d’éternité pour tous les pécheurs, il est montré ici dans toute sa monstruosité et toute sa cruauté. La figure du serpent est partout présente, enroulée sur les corps torturés. La chair est cuite dans des gros chaudrons et mangée par les damnés eux-mêmes. Le rouge des flammes et du sang est la couleur dominante, contrastant avec le bleu du ciel du Paradis. Des bêtes à cornes armées sont les maîtres des lieux. 6 Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17, Paris, Desclée de Brouwer, 1962.

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de l’homme au Grand Temps stable et immobile, éternel. Est-ce à dire qu’à partir du moment où l’homme a goûté à l’arbre de la connaissance – et donc par là acquis la conscience –, il a, de ce fait, connu le temps ? Cela reviendrait à dire que la conscience est une condition du temps ou même plus, que le temps n’est pas un objet, mais une dimension de l’être. C’est dans ce sens en tout cas que va la philosophie de Saint Augustin, dans son livre XI des Confessions ; philosophie qui a prévalu pendant plus de dix siècles. Selon Saint Augustin, en effet, le temps à travers ses dimensions (passé, présent et futur), est une expérience réflexive de l’âme et il se mesure grâce à l’animus (esprit). À vrai dire, le passé et le futur ne sont pas : il n’y a en réalité qu’un présent du passé, un présent du présent et un présent du futur et les trois notions de mémoire, d’attention et d’attente qui en découlent sont les mouvements de l’âme, ou directions de l’esprit, permettant de mesurer le temps, de le qualifier et de le différencier. On voit que cette approche est sensiblement différente de celle des Antiques, tel Aristote, et réfute la vision cosmologique du temps : « Qu’on ne vienne donc plus me dire ‹ Le temps, c’est le mouvement des corps célestes ›.»6 On verra plus tard que la vision chrétienne du temps a été très normative et a beaucoup compté dans l’organisation de la vie collective, ces traces sont encore largement présentes aujourd’hui.

Expérience de Brunelleschi Découverte de la perspective, Baptistère de Florence, 15e siècle

Une évolution dans cette vision chrétienne du temps linéaire va s’amorcer avec la découverte de la perspective dans la Renaissance humaniste. Avec les théories humanistes et la conception de l’homme au centre de toutes choses, la notion de point de vue émerge. La conception comme dessein, c’est-à-dire visée d’un projet, devient un préalable à la réalisation ; effet qui se constate d’abord en architecture, où l’architecte n’est plus à la tête des corps de métiers mais conçoit en amont un projet cohérent et abstrait de toute matérialité. La raison précède donc l’action. Brunelleschi, architecte florentin du début du 15e, auquel on doit entre autres le Dôme de la cathédrale de Florence, a le premier mis au point la technique de la perspective. Cette-dernière a ensuite été théorisée par Alberti dans son ouvrage

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Masaccio, La Sainte-Trinité, la Vierge, Saint-Jean et les donateurs, vers 1425, Florence église Santa Maria Novella. Un des premiers tableaux perspectifs où la vision chrétienne du temps est narrée dans sa mise en espace et sa composition, avec cette tombe au premier plan du tableau qui rappelle la fatale destinée humaine. Elle est aussi un élément intégrateur architectural qui rattache cette Sainte Trinité à la réalité du lieu.

De Pictura, en 1435, qui définit le tableau comme la projection plane de la pyramide visuelle et décrit les règles mathématiques de son application. La portée de cette découverte est immense : un espace cohérent et infini peut ainsi être investi par l’imagination, espace qui s’affranchit des limites du support et qui ouvre « une fenêtre par laquelle on peut voir l’Historia ».7 Un pont entre le temps et l’espace est créé et les récits, avec leurs caractéristiques narratives et morales, peuvent investir les toiles. Pierro della Francesca parle d’ailleurs de textes narratifs pour décrire cette peinture perspective, ce qui amène le sujet regardant à passer d’une attitude contemplative (spectateur) à une attitude projectrice (acteur).

D’abord manière de faire, la perspective amène la philosophie à repenser la manière d’être au monde. Dans la quête de la recherche du seul bon point de vue, elle est transposée de la peinture à la morale par des auteurs comme Descartes ou Pascal, qui voient leurs pensées comme un projet qui pose la question du lieu d’où on parle et du point de vue à adopter pour l’observation du monde. L’enjeu n’est donc plus de penser les premières causes mais de rechercher des directions, surtout avec les progrès techniques qui permettent de plus en plus à l’homme de se dégager de son environnement naturel.

7 Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Éditions Flammarion, 2002

Planche extraite de De Pictura, Alberti, 1435

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La modernité Vers une société meilleure En fonction des auteurs et du sujet, le terme de modernité ne recouvre pas la même réalité chronologique. Nous n’essaierons pas ici de lui donner une date de début, nous nous contenterons d’en dégager ses structures temporelles et de présenter brièvement les discours des modernes sur le temps. L’érosion de la place de la religion, l’émergence des idées des Lumières et de la démocratie et l’affranchissement de l’homme vis-à-vis de la nature grâce au progrès de la technique et de la science, entraînent une évolution dans le rapport au temps. Le présent n’est plus dévalorisé au profit du Salut et de la vie éternelle, mais il n’est pas totalement réhabilité pour autant. En effet, le projet est devenu une notion prépondérante : l’homme moderne vit dans la projection et donc tend en permanence vers l’avenir, dans l’espérance d’une amélioration des conditions de la vie terrestre. Le maître mot de la modernité est la Raison, vue comme le moyen d’atteindre cette vie meilleure. D’un temps donné publiquement par les églises et rythmé par le travail aux champs, l’homme voit son emploi du temps se privatiser et s’abstraire du temps naturel en se calant sur les rythmes de production et sur le travail ouvrier. La vie s’accélère, les moyens de transport et de communication fleurissent et les villes se développent donnant naissance

Grand Prix de L’automobile Club de France, 1914, photo de Maurice-Louis Branger La vitesse est mise à l’honneur dans tous les champs de la production culturelle fin 19e – début 20e.

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à une nouvelle façon d’appréhender le monde et le temps, qui se partage maintenant pour les citadins entre temps de travail et temps libre. On voit par exemple naître le type nouveau du flâneur de Baudelaire, qui se balade sur les Grands Boulevards et regarde les vitrines, en louant l’éphémère, le transitoire, le fugitif. 8 L’économie capitaliste qui émerge regarde elle aussi vers l’avenir : l’investissement a pour but de faire fructifier un capital de départ dans un futur plus ou moins proche. Le juste équilibre entre liberté individuelle et égalité devient le but à atteindre, comme le décrit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique qui analyse le système américain post-révolutionnaire. Plusieurs courants de pensées concourent à cette espérance et à cette mise en tension du présent vers l’avenir. Tout d’abord l’Histoire

a pris une place de plus en plus importante. « Privé de Dieu, l’individu démocratique voit trembler sur ses bases, en cette fin de siècle, la divinité de l’histoire […]. À cette menace de l’incertitude se joint dans son esprit le scandale d’un avenir fermé.» 9 La philosophie de l’Histoire naît, portée notamment par Hegel avec sa conception de la finalité de l’Histoire et de la nécessaire réalisation du projet historique, qui induit l’idée d’une fin. La dimension du passé n’est plus regardée dans une volonté de reconnaissance et d’imitation de l’exemplarité. « L’historia magistra reposait sur l’idée que le futur n’excédait jamais le passé, on se mouvait dans le même cercle avec la même providence, les mêmes lois et la même nature humaine.» 10 Chez les modernes, au contraire, on cherche l’unique, on étudie l’évènement et ses implications. 8 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Paris, Éditions Sandre, 2009 (écrit en 1859)

10 François Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Éditions du Seuil, 2003

9 François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XX e siècle, Paris, Robert Laffont-Calmann-Lévy, 1995

Publicité de Cassandre pour les compagnies de chemin de fer – Arts et Métiers Graphiques Avec ses lignes qui fusent et ses formes géométriques, les publicités de Cassandre illustrent bien la célébration de la vitesse et du progrès.

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Autre courant, le philosophe Franz Brentano développe au 19e siècle la pensée phénoménologique, qui comprend la conscience non comme un état mais comme une direction. Cette pensée de l’intentionnalité, qui place le dessein comme nécessaire à la possibilité d’existence de toute expérience, relie le présent vécu à l’intention visée, ce qui concourt à une projection permanente qui définit l’être même. L’idée d’un développement presque autonome et progressif de la société émerge avec Saint-Simon et Auguste Comte. Appelée positiviste ou organiciste, cette philosophie associe la société à un organisme qui obéit à une loi de développement progressif sur le modèle embryologique. Il en résulte une conception du progrès nécessairement positif et linéaire. De cette ébauche non-exhaustive des divers discours modernes, ressort la conception d’un avenir meilleur qui remplace l’eschatologie dans son rôle temporel : les modernes sont tournés vers l’avenir avec l’espoir d’une vie meilleure et dans une idéologie du projet rattachée à la nature humaine comme moteur. «Ce qui définit l’homme, ce n’est pas tant sa capacité à créer une seconde nature économique culturelle, ou sociale, au-delà de sa nature biologique, c’est plutôt celle de dépasser les structures créées pour en créer d’autres.»11 25

Marinetti, Les mots en Liberté, 1919 Marinetti est l’auteur du Manifeste Futuriste en 1909 qui fait l’éloge de la vitesse : « La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. [...] Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’Absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.» Cette composition typographique s’apparente à une partition folle (de Jazz ?) et rend compte de cette vitesse, frénésie enivrante. Elle utilise des fragments de liste, des morceaux de lettres agrandies, et des chiffres abstraits et sans propos, témoins de l’importance de la présence de la science ; on peut distinguer d’ailleurs des horloges parmi les éléments.

11 Maurice MerleauPonty, L’ Œil et l’Esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1960


de l’une à l’autre. L’idée même d’un dépassement de la condition moderne n’est d’abord pas reconnue par tous, comme le montre Habermas en 1981 avec son texte La modernité Terme d’abord employé en archicomme projet inachevé par exemple, tecture, puis utilisé par certains même si en ce début de 21e siècle, sociologues américains, la notion de postmodernité a été reprise le fait de parler d’un nouveau en France à partir des années 1970. paradigme est communément admis. Ce terme renvoie à l’idée On peut donc en tout cas en déduire d’un dépassement de la modernité, que cette transformation est le résultat d’un au-delà d’elle ou d’un après elle. d’une évolution lente, que Lyotard Il désigne en réalité l’effondrement par exemple date de la fin du 19e siècle. de l’idéologie du progrès et la fin Mais trois types de révolution sont de la raison comme base de toute vérité nettement reconnaissables à la fin et comme totalité transcendantale. Les du 20e siècle : une révolution politique principes cartésiens de cause et d’effet, avec la fin de l’opposition des deux de vérité et de réduction analytique blocs, une révolution numérique sont entièrement remis en cause avec marquée par le réseau mondial l’apparition de la cybernétique, Internet, et une mutation économique de la théorie des systèmes et du chaos. visible dans une financiarisation Jean-François Lyotard a écrit un livre de plus en plus dérégulée. majeur, La condition postmoderne, Les incidences de ces évolutions où il fait état de la condition du savoir, sur le temps sont assez nettes : l’avenir source principale de création de valeur cesse d’être la dimension temporelle dans les pays les plus développés. privilégiée au profit du présent. Il constate la crise des grands récits, C’est le présent dans son caractère tels que l’émancipation individuelle, discontinu, de succession d’instants et le progrès, qui entraînent de plus en plus courts, voire une transformation profonde simultanés, et donc dans dans la conception et l’articulation son éclatement, mais aussi le présent des trois dimensions temporelles. éternel dans son aspect continu Pour certains auteurs, c’est dans et uniforme qui prédomine en effet ces transformations-mêmes aujourd’hui. C’est bien là toute que résident la différence essentielle la difficulté de l’appréhension du temps entre la modernité et ce nouvel état contemporain : ce double visage de la société. paradoxal du présent fragmenté Y a –t-il eu rupture nette entre en instants mais également trame la modernité et la postmodernité ? continue, éternelle et seule A priori non, même si certains auteurs composante temporelle qui rend voient dans la chute du mur de Berlin l’analyse intéressante et complexe. la marque du passage définitif Accélération et immobilisme, voilà

La postmodernité ou capitalisme tardif La prison du présent

Nicolas de Staël, Place au Havre, 1954 La perspective a dominé la représentation pendant plus de cinq siècles si bien qu’on a pu croire à une évidence et oublier le caractère culturel et historique de son conditionnement. Mais sa remise en cause au 20e siècle a permis un renouvellement du regard et une dévalorisation progressive de la projection, de l’idée de projet.

Puis la démocratie s’assoit pour de bon, les rythmes de production continuent de s’accélérer, les découvertes scientifiques et leur application technique fleurissent. Le 20e siècle voit l’émergence dans ce contexte de « la société de consommation » et « de loisir », société partagée entre son travail aliénant et son temps libre, dans laquelle l’émancipation individuelle et la recherche du confort et du plaisir finissent par remplacer

l’horizon d’attente. L’avenir devient alors accessible et se raccourcit en se rapprochant. Il perd d’ailleurs petit à petit sa caractéristique d’horizon, c’est-à-dire de ligne d’objectif qui aide à l’orientation du projet, pour devenir un avenir proche, réalisable, disponible, jusqu’à se confondre avec le présent.

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les deux perceptions contemporaines du présent même si subsiste ou ré-émerge la question de l’avenir dans des valeurs comme celle de l’écologie par exemple. La sensation que le rythme frénétique de la vie contemporaine masque en réalité une absence de renouvellement de la société et une cristallisation des composantes culturelles et structurelles, a amené une certaine mode de « la fin de », comme Francis Fukuyama qui a annoncé la fin de l’Histoire, Hans Belting, la fin

de l’histoire de l’art, Herbert Marcuse, la fin des utopies pour ne citer qu’eux. Ces apparentes contradictions placent l’homme postmoderne dans une situation inconfortable : tiraillé entre la condition de l’homme archaïque et la condition de l’homme perspectif moderne, entre répétition rythmique et construction en quête d’absolu. Mais dans un cas, il n’abolit plus le temps périodiquement et dans l’autre, il n’a plus de finalité supérieure pour le guider.

David Carson, Poster pour la conférence End of Print, San Francisco, 1996 Cette affiche de David Carson rend bien compte de cette mode d e prédiction de la « fin de ». Le graphisme de David Carson est représentatif de la rupture postmoderne en ce qu’il remet en cause les codes établis par les écoles du 20e et joue sur un éclatement complet de la typographie jusqu’à l’illisible. Illisibilité que ce-dernier prône et met en œuvre dans son célèbre magazine Ray Gun. Cette esthétique n’a pas perdurée mais a fortement influencé le design graphique. De même en architecture, où est d’abord né le concept de postmodernité, les principes formels qui y étaient attachés (redécouverte des formes antiques et de l’ornement) se sont transformés.


Échelle individuelle

Des Occupations éclatées

Jean-Paul Goude, Grace revue et corrigée, ekta découpé, New York, 1978.


Le temps individuel peut se réfléchir à 3 niveaux  : le temps contingent, le temps de la vie, et le temps d’une époque.

du temps de la vie, on passe aux épisodes, et du projet directeur d’une vie, on développe des projets à court terme. Ils peuvent être moteurs sur l’instant mais, qu’ils soient atteints ou abandonnés, ils ne s’inscrivent pas dans une construction linéaire et progressive.

Une des caractéristiques de la postmodernité est justement d’écraser ses échelles de temps en les réduisant à presque la même chose.

Fable tirée du livre d’Hartmut Rosa, L’ Accélération, Paris, La Découverte, 2010

Premièrement, le temps d’une époque est devenu intragénérationnelle : c’est au sein d’une même génération qu’interviennent les transformations, souvent engendrées par les évolutions techniques. En effet, les progrès scientifiques et leurs applications techniques croissent à une vitesse exponentielle et modifient la perception temporelle et les modes de vie individuels, si bien que, dans le temps d’une vie, se modifient de manière prodigieuse le rapport à soi et le rapport au monde. « Comme le disait un cadre d’IBM : ‹ Comparés à leurs grands-parents, mes enfants avaient déjà vécu plusieurs vies quand ils sont entrés à l’école.› »1

Et enfin le temps contingent lui aussi s’est accéléré. La sensation de manquer de temps est une des particularités marquée de notre époque. Il nous faut sans arrêt faire des choix et l’impression de sacrifice perpétuel accompagne l’individu à chaque instant. Il est intéressant de constater que l’augmentation de nos capacités techniques aurait dû affranchir l’homme d’un certain nombre de tâches et ainsi libérer des moments d’oisiveté. Au contraire, l’augmentation empiriquement vérifiée, autant en psychanalyse qu’en sociologie, du sentiment que « le temps file de plus en plus vite », dans un rythme effréné, vient contredire cette logique. Alors, qu’est-ce qui contribue à ce que l’homme subisse ce rythme ?

Le deuxième temps, le temps de la vie, ne se pense plus comme un projet avec son horizon d’attente mais devient multiple, se réagence, s’adapte sans avoir une direction d’ensemble déterminée. Il se réduit donc lui-aussi  : 1 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

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« L’oisiveté est la mère de tous les vices »

La faute originelle entraîne donc la soumission de l’homme au travail de la terre et aux lois naturelles. Cette même idée se retrouve dans la mythologie grecque de la création de l’Homme. Pour résumer la croyance grecque, les hommes et les Dieux vivaient en harmonie jusqu’à ce que la connaissance soit donnée à l’homme par Prométhée – connaissance symbolisée par le feu ici, par rapport au fruit biblique – et que Pandore répande tous les maux sur la Terre, contraignant ainsi l’homme au travail des champs et à la chasse pour se nourrir.

Proverbe

l’activité comme reflet de soi

Dans l’éthique protestante, l’activité, nécessaire à la survie, s’est transformée en activité pour elle-même. C’est en effet la fructification des biens, le profit, dans une activité perpétuelle qui est devenue l’éthique à suivre, porteuse de valeur morale en elle-même. Les vertus telles que l’honneur et le sérieux en affaire sont mises en avant, le devoir de s’intéresser à l’augmentation de son capital devient une fin en soi. Le capital ainsi accumulé n’est pas du tout envisagé d’un point de vue hédoniste pour la satisfaction de désirs, mais réinvesti pour le faire augmenter encore de façon honnête et travailleuse. C’est ainsi que Max Weber a pu voir dans cette éthique protestante une culture préparatoire à l’esprit du capitalisme. Il cite d’ailleurs quelques passages des textes de Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des États-Unis à l’origine de la Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776. Ce passage date de 1736, et n’est pas sans rappeler la morale capitaliste :

L’homme s’occupe tout le temps. Il ne s’accorde pas – ou quasiment pas – de moment de repos. Socialement, le repos est considéré comme une chose négative, associé à des comportements déviants, dépressifs, décadents, vicieux, ou autre. L’homme est un animal actif, pourrait-on dire. Mais finalement, quel est le moteur de cette activité ? Sur quels fondements ou quelle croyance s’est-elle établie comme une caractéristique à valeur transcendantale pour l’homme ?

Traces de sacré

Les premiers éléments de réponse peuvent se trouver dans la Bible, et même dans ses premiers versets. Dans la Genèse en effet, Dieu installe dès le début de La Création l’alternance du jour et de la nuit, puis l’alternance des semaines. « [...]Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour. [...] Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu’il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son œuvre.»

Ce texte prescrit bien la normalisation de la répartition de l’activité de l’homme : six jours d’effort et un jour de repos. Puis le texte continue en décrivant la déchéance de l’homme et de la femme, ce qui les contraint à travailler pour survivre. « Il dit à l’homme : [...] C’est à force de peine que tu tireras ta nourriture [du sol] tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.»

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2 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Éditions Pocket, 1989 (édition originale 1964)

« Songe que le temps, c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail, gagner 10 shillings par jour, mais se promener ou paresser dans sa chambre pendant la moitié du jour, celui-là ne doit pas prendre seulement en compte, même si c’est le cas, le fait qu’il ne dépense que 6 pence pour son plaisir : il a en effet aussi dépensé ou plutôt dilapidé 5 shillings.[...] Rien ne contribue autant à la promotion d’un jeune homme dans le monde que la ponctualité et la justice en toutes ses affaires [...]Cela te donne à voir comme un homme honnête autant que consciencieux, ce qui accroît ton crédit.»2

Finalement ce discours sur l’activité comme vertu vient d’une interprétation de la Bible, et notamment de la Parabole des Talents, transcrite dans l’Évangile selon Saint-Matthieu. 35


Dans ce texte, l’activité est envisagée sous l’angle de l’augmentation des richesses, et de la même façon, cette augmentation n’a pas vocation à être utilisée mais est une recherche d’accomplissement, une activité saine et respectable, une conduite de vie. Cette conduite à suivre est ici ordonnée par les textes sacrés. La peur et la promesse d’un au-delà, comme on l’a vu dans l’introduction, sont donc indissociables de l’activité ainsi prescrite. Elle est la voie pour le Salut.

Transpositions postmodernes

La question du fondement de l’activité comme vertu est reposée aujourd’hui, car, comme nous l’avons dit, la postmodernité s’accompagne de l’effondrement de l’idée de progrès. Mais, pour autant, l’occupation de l’homme est toujours valorisée, au détriment du repos. Alors sur quoi repose désormais cette reconnaissance de l’activité ? Et quel est son but, sa finalité ? Pourquoi être aussi actif ? La vie sociale, économique et politique, organisée sur le modèle du réseau tel que c’est le cas aujourd’hui, implique une logique de mouvement incessant, recherche de nouvelles configurations et de nouvelles connexions. Ainsi la peur et la promesse liées au Salut ou au progrès peuvent se retrouver dans la « postmodernité » de façon beaucoup plus pragmatique et réaliste.

En philosophie, la question de l’activité a été posée un peu différemment, sous l’angle de l’impossibilité du repos. On peut par exemple citer Pascal ou Voltaire qui ont une approche semblable de la question. Pascal dans ses fragments de Pensées associe l’activité humaine à l’angoisse de la mort. L’activité devient alors « divertissement » car tout non-repos est assimilé à une distraction de l’esprit pour l’empêcher de penser à notre condition mortelle.

3 Pascal, Pensées, Fragment 178, Paris, Librairie Générale Française, 2000, avec le classement des Éditions Bordas, 1991 4 Voltaire, Candide ou l’optimisme, 1759

« Divertissement. [...] j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place ; on n’achètere une charge à l’armée, si chère, que parce qu’on trouve insupportable de ne bouger de la ville et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne demeure chez soi avec plaisir. Etc. Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.»3

La peur  : rater quelque chose et prendre du retard OBLIGATION DE SUIVRE LE RYTHME

Rôle de position sociale = moins on a de temps, plus on est important.

Voltaire, quant à lui, a aussi conclu que l’activité humaine permettait le détournement de l’esprit des misères du monde avec sa célèbre conclusion : « Il faut cultiver notre jardin.»4 Avec la sécularisation, c’est l’idée de progrès qui prend la relève de la morale religieuse dans la modernité et l’activité de l’homme trouve sa justification dans la participation à l’effort de toute la société pour l’élever et la rendre meilleure. L’activité garde alors sa place centrale et existentielle. Et elle se conforte dans son adéquation avec l’efficience et l’accélération capitaliste.

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EXCLUSION ANACHRONISME OBSOLESCENCE

La Promesse  : la prospérité éternelle par l’argent

POUR MIEUX S’EN ABSTRAIRE

REPOS SÉRÉNITÉ MAÎTRISE DU TEMPS CHOIX

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Mais quelques voix dissonantes se font entendre qui placent le repos comme valeur supérieure. Pour Malevitch, « le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel.»5 Pour lui, l’homme a un projet de développement : la libération de l’homme du travail grâce au progrès technique. Les deux systèmes politiques existants, le capitalisme et le socialisme, embrassent cette même finalité mais diffèrent simplement dans leur répartition de la paresse avant d’être parvenu à la libération totale. On retrouve cette idée dans La Dialectique de la durée de Bachelard qui propose une introduction à une philosophie du repos en posant que « le repos est inscrit au cœur de l’être.»6 Mais « L’intelligence rendue à sa fonction spéculative nous apparaît[ra] comme une fonction qui crée et affermit des loisirs. La conscience pure nous apparaît[ra] comme une puissance d’attente et de guet, comme une liberté et une volonté de ne rien faire.»7 C’est bien sur cette même ligne d’idées que se situe Paul Morand, et il est clair pour lui que le repos est un art et qu’il nécessite un apprentissage, une réelle éducation – rééducation ? – sans quoi nous retournons malgré nous à notre cher affairisme.

L’Apologie de la paresse Clément Pansaers

Le Droit à la paresse Paul Lafargue

Éloge de l’oisiveté Bertrand Russell

La Paresse comme vérité effective de l’homme Kazimir Malevitch

Une Apologie des oisifs Robert Louis Stevenson

Le Paresseux Samuel Johnson

Éloge du Repos Paul Morand

La Terre et les rêveries du repos Gaston Bachelard

L’Art de l’oisiveté Hermann Hesse

Sagesse de la paresse

Ces défenseurs du repos restent cependant minoritaires et l’activité demeure valorisée au détriment de l’oisiveté.

Cyril Frey

5 Kazimir Malevitch, La paresse comme vérité effective de l’homme, Paris, Allia, 1995 (écrit en 1921)

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Kazimir Malevitch, Carré rouge, 1915

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6 - 7 Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 2006 (première édition 1936)


Le sens de l’activité

Au vue de l’accélération exponentielle de l’activité contemporaine, sa finalité ne peut obéir uniquement à une logique de la peur. Certains sont d’avis que nous sommes entrés dans une ère du présent qui trouve sa finalité en lui-même, dans son vécu immédiat. Il s’agit alors pour l’homme de multiplier les expériences et de vivre toutes les possibilités que le monde peut offrir. Cela n’est pas sans rappeler les paroles de Faust :

8 Cité dans Hartmut Rosa, L’Accélération, Paris, Éditions La Découverte, 2010

11 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Gallimard, 2000 (écrit en 1935, première parution 1955)

« Et ce qui est départi à l’humanité entière, je veux en jouir dans mon moi intime, saisir dans mon esprit les sommets et les abîmes, éteindre en mon cœur ses joies et ses douleurs, élargir ainsi mon moi jusqu’aux limites de son moi, et, comme elle-même, tomber, moi aussi, enfin au gouffre.»8

Le sens de la vie serait alors de « goûter à tout », de profiter de l’occasion, du temps disponible, d’essayer toutes sortes d’expériences. Elle n’est pas le lieu d’une construction, mais plutôt le temps d’inventions éphémères, continuellement. Dans cette optique, le capitalisme devient un instrument au service du développement infini des options offertes par la vie et non le moteur implacable qui oblige l’homme à suivre son rythme propre. L’intentionnalité disparaît au profit d’un vécu qui vient à l’homme par coïncidence, par hasard ou accident. L’individu se voit défini de fait par ses activités, par son vécu, par ce qu’il fait immédiatement. C’est ce qui explique l’importance sociale de l’activité : c’est elle et elle seule, dans sa réalité perceptible et concrète qui informe l’autre de ce que l’on est, c’est-à-dire la somme de ses actions ou expériences vécues. Walter Benjamin sentait déjà cette frénésie dans la société de l’entre-deux guerres et la condamnait : « Au recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité du comportement social.»11

COMBINAISON M O D U L E S standardisés et ainsi AGENCABLES.

Notre vie est une

faite de

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Cedric Price, Generator, White Oak, Florida, Project dans une forme toujours nouvelle. Le visiteur 1978-80. Images : The Changing of the Avant-Garde, du Generator peut ainsi assembler les 150 cubes New-York, The Museum of Modern Art, 2002 dans des combinaisons infinies, renouvellant Projet d’une architecture intelligente flexible, ainsi le regard et parant à l’ennui. composée de modules cubiques de 4 m3. C’est un projet illustrant bien l’idéal de l’activité 41 Chaque élément se meut, à l’aide d’un programme perpétuelle par la multiplication des combinaisons. informatique, de façon à reconfigurer l’ensemble


9 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Éditions Gallimard, 1972 (première édition 1961). Sur ce point Hannah Arendt différencie trois niveaux dans l’activité humaine : le travail, l’œuvre et l’action. Pour elle, l’action, c’est-à-dire l’activité politique est l’activité du dépassement, de l’affirmation de son individualité. Nous reprenons délibérément sa notion d’œuvre, car nous pensons que c’est en agissant sur les conditions d’être dans le monde qu’une transcendance est possible. 10 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Éditions Gallimard, 1943

Faire œuvre 9

Plus positivement, certains indices laissent à penser que l’homme éprouve toujours une nécessité de « faire œuvre », de se dépasser à travers la réalisation d’un projet plus vaste que sa propre échelle, pour mieux habiter le monde. L’homo faber cherche à s’approprier le monde autour de lui et à le transformer, il a un désir de changer la réalité qui lui préexiste pour en façonner une nouvelle, un monde commun nouveau, avec une volonté d’établir des modèles qui s’inscrivent dans la durée et la stabilité. Le courant existentialiste place très clairement l’activité de l’homme à cet endroit : « La réalité humaine existe d’abord comme un manque.»10 Et c’est ce manque que l’homme cherche à combler. Cette recherche l’amène à multplier les expériences dans une tentative de dépassement du réel. Mais cette activité n’a pas perdu son caractère transcendantal. Il ne trouve simplement plus à s’exprimer car l’urgence est devenu le mode de cette activité, empêchant ainsi le recul nécessaire à l’élaboration de cet acte d’ensemble, à cet accomplissement. Les indices auxquels nous faisons allusion sont des alternatives à la réalité proposée aujourd’hui. Le développement de philosophies à l’inverse de l’idéal capitaliste croît, telle la philosophie du libre sur internet, une pratique de la gratuité pour aider à l’avancement général de la communauté, ou le développement d’économies alternatives non fondées sur l’argent par exemple . Cette nécessité de « faire œuvre » prend aujourd’hui place dans un réseau d’inter-relations complexes qui fait s’apparenter l’homme plus à un joueur qu’à un bâtisseur. Mais ce transfert n’a pas forcément un impact négatif sur les œuvres créées, même si l’inscription de l’activité et de la recherche de transcendance dans ce réseau complexe implique il est vrai un risque plus grand pour l’homme de se perdre. D’un autre côté, il semble que l’activité incessante soit contrebalancée par un apprentissage du repos qui émerge et qui se matérialise dans le succès de pratiques telles que le yoga ou la méditation. Ci-dessus et carte Extrait de Blast, Manu Larcenet, Tome 2, L’Apocalypse selon Saint Jacky, Paris, Dargaud, 2011

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L’appauvrissement de l’expérience contemporaine

11 Walter Benjamin, «Expérience et pauvreté», in Œuvres I, Éditions Gallimard, texte publié la première fois en allemand dans Die Welt im Wort, no10 (7 décembre 1933) 12 Idem.

Fragmentée

13 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002)

Simultanée Changeante Brève Réactive Urgente Spécialisée Quantitative Dispersée Pragmatique

Étienne Chambaud, La Danse I-1, 2011. À force de répétitions rapides, avancer est devenu impossible.

Les expériences vécues forment la mémoire des individus et cette mémoire constitue leur identité propre. Aujourd’hui, du fait de l’accélération de la vie, elles se juxtaposent, voire se superposent. Ces transformations des conditions de l’expérience ont amené Walter Benjamin à écrire déjà en 1933, dans une formule pleine d’ironie : « Non, une chose est claire : le cours de l’expérience a chuté ».11 Pour lui, nul doute que cette chute est liée à « cet effroyable développement de la technique »12 qui accélère et dénature toute chose. Elle plonge les hommes dans une pauvreté nouvelle. Pauvreté car les chocs du quotidien ne peuvent plus former une authentique expérience, ils sont condamnés à rester des fragments qui ne se relient pas, ni dans un récit personnel, et encore moins dans un récit collectif, une tradition, une Histoire. Ils deviennent de simples informations. « Lorsque l’information se substitue à l’ancienne relation, lorsqu’elle-même cède la place à la sensation, ce double processus reflète la dégradation flagrante de l’expérience.»13 Cette expérience vécue, c’est-à-dire notre expérience propre du monde, est soumise à une contradiction. D’un côté la multiplication des activités permet une connaissance plus grande de la diversité du monde, mais d’un autre, le raccourcissement de leur durée et leur superposition dans le temps entraînent une connaissance superficielle. Cette appréhension du monde ne peut plus faire l’objet d’une intériorisation. Car l’intériorisation, l’appropriation de l’expérience vécue, suppose en effet du temps, des intervalles, du recul, la constitution d’une « mémoire involontaire » pour reprendre l’expression proustienne. Elle suppose également une trame narrative pour fixer cette mémoire, pour qu’elle accroche et qu’elle trouve prise sur des points saillants, de rupture ou de continuité. Comme on l’a vu précédemment, les sociétés mythiques n’avaient pas d’artefact ou de technique, elles n’avaient pas besoin de médiations pour se remémorer leurs histoires et leur tradition, ce rôle était rempli par le récit.

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La rétention devient donc plus rare avec l’accélération et la multiplication des expériences et sans l’aide des récits directeurs. La vie même a tendance à être réifiée, à exister à côté de soi. Les évènements arrivent et passent, le temps est extériorisé, il ne nous appartient plus, il ne fait que difficilement l’objet de choix. Le sentiment d’être spectateur de sa vie, d’être simplement présent, synchronisé avec l’expérience, est de plus en plus partagé.

14 Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992 (édition originale 1967)

Pour pallier cette impossibilité de qualification de l’expérience, une certaine image de la réalité fait l’objet d’une symbolisation et l’expérience est ainsi remplacée par sa représentation. C’est ce que dénonce Guy Debord avec le spectacle : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. [...] Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. [...] C’est une vision du monde qui s’est objectivée.»14 Ainsi, une certaine idéologie de l’objectivité se développe, c’est-à-dire la croyance que nous vivons dans le monde tel qu’il est. Or, c’est exactement l’illusion de la Caverne de Platon. Nous pensons voir la réalité quand nous ne sommes qu’en face d’ombres projetées, d’une construction culturelle faite de symboles qui servent de médiation, de filtres entre nous et le réel.

Conséquences

1/ La fin de l’ordre séquentiel.

Étant simultanées et reposant sur un jeu de réactions en chaîne, les activités contemporaines ne s’inscrivent plus dans une chronologie linéaire et séquencée. La modernité avait introduit, notamment dans sa répartition du travail sur le modèle des chaînes de montage, une division et une séquentialisation des tâches comme principe régulateur d’organisation de la vie individuelle et sociale. Dans la « postmodernité », avec le développement des nouvelles technologies notamment, les actions ne s’effectuent plus successivement mais simultanément et à l’échelle planétaire. Actions et réactions sont contractées dans le même instant, ou presque. Cette compression du temps donne l’illusion d’un présent éternel

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Eadweard Myubridge, Planche 16, Nude Female Walking, 1885

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15 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

où tout se passe sur la même trame-réseau sans que la temporalité soit encore déterminante. « L’élimination de la sériation crée un temps indéterminé qui renvoie à l’éternité.»15 C’est de là que peut naître un sentiment d’immobilisme mélangé à une vitesse incroyable.

2/ Faux débat : la liberté par le choix.

16 Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Éditions Flammarion, 2002

17 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Éditions Gallimard, 1970 18 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

19 Alvin Toffler, Le choc du futur, Denoël, Paris, 1974, (réédition Gallimard, 1987)

La diversification de l’expérience est permise grâce à la multitude d’options possibles pour passer son temps. Une impression de choix immense est ainsi ressentie et laisse imaginer que son individualité, son soi profond, trouve à s’exprimer à travers eux. Or ces choix ne portent que sur des objets disponibles ou sur des attitudes au présent, ils ne portent sur rien d’autre que ce qui existe déjà. Cela rend difficile la projection et l’imagination, ainsi que le montre Zaki Laïdi : « Le Moi cesse d’être un horizon, il est le noyau dur des conditions de possibilités de l’existence.»16 L’homme a effectivement plus de possibilités immédiates. Mais cela augmente-t-il réellement sa liberté ? La liberté des individus augmenterait si la nature de leurs choix variait. Or comme le déplore Baudrillard, « L’individu est libre en tant que consommateur, mais il n’est libre qu’en tant que tel.»17 C’est-à-dire que ses réelles possibilités d’actions ne peuvent s’exercer que dans un domaine restreint d’activités, dans une limite bien établie. Le cadre, lui, ne peut pas être soumis à son jugement et « la liberté que ce marché offrait déjà aux artistes comme aux imbéciles, était la liberté de mourir de faim »18 tranchent Adorno et Horkheimer. De plus, les options proposées sont déjà tellement nombreuses qu’elles constituent une sorte de filtre opaque qui empêche la question de leurs natures. Leur nombre ne fait que croître dramatiquement du fait de l’accélération permanente du progrès technologique. « Il arrivera un moment où le choix, au lieu de libérer l’individu deviendra si complexe, si difficile et si coûteux, qu’il aura souvent l’effet inverse »19 prédisait le futurologue Alvin Toffler.

3/ Équivalence des choses.

Une des difficultés majeures de l’expérience vécue telle qu’on la connaît aujourd’hui réside dans la reconnaissance des priorités et dans le tri des informations essentielles. La quantité 48

20 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Éditions Christian Bourgois, 1987

d’informations à laquelle nous sommes exposés quotidiennement est telle que leur réorganisation selon un schème personnel relève de l’exploit. Peter Sloterdijk résume très bien la situation en une phrase : « Pour la conscience qui se laisse informer de toutes parts, tout devient problématique et tout devient égal.» 20 À force de saturation, toutes les informations se trouvent homogénéisées, et s’équivalent, ce qui se ressent dans l’expérience qui finit par se ressembler. Les différents moments et activités deviennent interchangeables, superposables et indifférenciés. Cette équivalence des choses est certes due à une augmentation exponentielle de la quantité d’informations mais pas uniquement. L’idée d’égalité contenue dans la démocratie porte en elle le besoin d’homogénéité des personnes et des choses dans un souci d’équité. Cette vision égalitaire contribue au sentiment que tout se vaut, car tout est égal. L’idée même de référence s’est brisée et ne peut être rétablie, car qui aurait la légitimité d’établir une référence ? Et pour qui ? Les médias mettent sous les projecteurs des stars éphémères qui ne peuvent créer l’illusion de références réellement structurantes. C’est donc à chacun de définir sa carte mentale de hiérarchisation des informations et des actions, mais surtout de réussir à différencier les temps quotidiens pour ne pas avoir l’impression d’une immobilisation dans le flux du présent.

4/ Assemblage identitaire.

21 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

À travers cette expérience fragmentée et difficile à intérioriser, à travers cette myriade d’informations et d’options, comment se constitue l’identité ? Et d’abord qu’est-ce que l’identité ? Selon Manuel Castells, on peut définir l’identité comme « le processus selon lequel un acteur social se reconnaît et donne un sens au réel, principalement sur la base d’un symbole ou d’une série de symboles »21, et c’est bien ce travail de symbolisation-là qui est court-circuité et qui correspond à l’appauvrissement de l’expérience que décrit Benjamin. L’identité supposerait le maintien d’une représentation symbolique et un travail de précision de cette représentation à travers le temps. Cette représentation est acquise par le biais de la perception mais aussi par l’intériorisation du milieu culturel.

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22 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

23 Idem.

Or aujourd’hui, ce maintien n’est plus caractéristique de l’identité : l’identité est maintenant réversible, changeante, mobile et plurielle. Mais surtout la symbolisation ne vient plus de l’intérieur mais de l’extérieur. Chaque choix que nous faisons implique une traduction symbolique ad-hoc, que nous en soyons conscients ou non, et nous nous orientons souvent plus en fonction de ces symboles que sur la base de n’importe quel autre critère. Ces traductions sont le fruit des nouveaux prophètes d’aujourd’hui, comme nous le verrons un peu plus loin. L’identité se construit donc de fragments de symboles objectivés, agencés les uns aux autres, de façon non nécessairement consciente. « La particularité du moi est un produit breveté déterminé par la société, et que l’on fait passer pour naturel. [...] C’est uniquement parce que les individus ont cessé d’être eux-mêmes et ne sont plus que les points de rencontre des tendances générales qu’il est possible de les réintégrer tout entier dans la généralité.» 22 Cette vision partagée par toute l’École de Francfort est même renforcée dans ce même ouvrage quelques lignes plus loin : « Les distinctions emphatiques établies entre les films de catégorie A et B, ou entre des histoires publiées dans des magazines à différents prix ne se fondent pas tant sur leur contenu même que sur la classification et l’organisation des consommateurs qu’ils permettent ainsi d’étiqueter.» 23 Les symboles sur lesquels reposent nos choix ne seraient que d’apparat, leur seule finalité serait en réalité statistique pour mieux maîtriser les marchés de production. C’est une vision certes très négative que celle de l’école allemande et comme nous le verrons plus loin, cette thèse a fait l’objet de débats.

5/ Historisation du présent.

Christian Marclay, Body’s Mix, 1991

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La difficulté d’intériorisation du vécu, et l’oubli qui en découle, trouve une parade dans le développement des techniques d’enregistrement du réel. Symptomatique de cette nécessité de mémoire, l’enregistrement peut ainsi faire exister une mémoire artificielle et extérieure à soi. On constate une augmentation de l’utilisation de ces technologies, qui se retrouvent intégrées aux appareils devenus les plus essentiels de la vie quotidienne, tels les téléphones portables équipés d’appareils photo et de caméras vidéo. Le présent acquiert de ce fait immédiatement le statut d’archive, 51


24 Maurice MerleauPonty, L’ Œil et l’Esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1960

avant même toute tentative de transcription intérieure en expérience authentique, et fait ainsi partie de l’histoire au moment même où il existe ; il est un évènement. Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit fait déjà ce constat que la pensée démissionne de son rôle en l’abandonnant à la captation du réel. « La science manipule les choses et renonce à les habiter. [...] Il y a aujourd’hui – non dans la science, mais dans une philosophie des sciences assez répandues – ceci de tout nouveau que la pratique constructive se prend et se donne pour autonome, et que la pensée se réduit délibérément à l’ensemble des techniques de prise ou de captation qu’elle invente.» 24 En abandonnant notre mémoire intérieure à une mémoire extérieure à nous, nous abandonnerions du même coup notre faculté de pensée au-delà du « réel ». Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces techniques d’enregistrement du réel ne peuvent remplacer le travail d’interprétation du réel qu’est supposée accomplir l’expérience authentique lorqu’elle est possible.

6/ La charge de la preuve.

Cette mémoire externe est stockée et classée dans des plus grosses mémoires (internet, ordinateur...) et rejoint ainsi une sorte de mémoire individuello-collective accessible à tous mais qui n’appartient finalement à personne. Le rôle le plus évident de cette mémoire est celui de la preuve. Ces enregistrements sont des preuves tangibles de présence à un endroit donné et à un temps donné. Si l’homme est jugé à ces actes, il peut désormais les prouver et les rendre visible de tous. Ces captations permettent donc la reconstitution a posteriori de récits à partir d’instantanés successifs. Finalement à qui a-t-on besoin de prouver son existence ? Aux autres ? À soi-même ? Est-ce une façon de se convaincre de la réalité de moments qui ne laissent plus de traces en nous ? Estce un automatisme destiné à instaurer de nouveaux instants de partage avec les autres sur la base d’expériences vécues ? Il est intéressant de constater que ces techniques ont la froideur réaliste d’une procédure judiciaire plus que la chaleur d’un souvenir raconté. 52

7/ Réalisme objectif.

25 Revue Arts et Métiers Graphiques, n o16 sur la photographie, mars1930, article de Geotrges Waldemar

26 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Gallimard, 2000 (écrit en 1935, première parution 1955))

27 Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Éditions Flammarion, 2002 28 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2003,

La mémoire acquiert ainsi une qualité « réaliste », déshumanisée, avec ces techniques d’enregistrement. Baudelaire, assistant à la naissance de la photographie, en a été un critique virulent, justement car il y voyait le danger du naturalisme. « L’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la Nature serait l’Art absolu » dit-il car « le credo aujourd’hui est ‹ Je crois à la Nature, seulement à la Nature ›.» 25 Mais ce réalisme ne gagne pas uniquement du terrain dans le domaine de la mémoire. C’est une objectivation totale du monde à laquelle nous assistons. Walter Benjamin, encore lui, en avait saisi la portée : « L’alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d’immense portée, tant pour la pensée que pour l’intuition.»26 Cette objectivation est visible à travers cette croyance partagée dans les chiffres, les données, les faits indiscutables, et cette recherche de l’objectivité de l’information, et de la sacro-sainte neutralité. La vie est donc de plus en plus vécue dans sa brutalité factuelle, à travers des chiffres réifiés et une vérité objectivée. Ce manque de recul sur le réel et l’absence de traduction symbolique – ou pseudo-absence – laisse place à l’urgence de toutes les situations. Zaki Laïdi note d’ailleurs ce lien entre le mode de l’urgence tel qu’on le vit aujourd’hui et cette idéologie de l’objectivité : « L’urgence est étrangère à toute représentation symbolique du réel [...]. Trop soucieuse de réduire les brèches du moment pour agrandir la dimension du réel. [...] L’urgence est l’amie des chiffres, des statistiques et des diagrammes. Car ce sont eux qui permettent de voir, de visualiser la réalité « telle qu’elle est » sans fard, sans filtre. Les chiffres eux ne mentent pas. Voir les chiffres, c’est voir les faits immédiatement. C’est donc prétendre observer la réalité au travers de la transparence des faits. Or les faits sont censés s’imposer d’eux-mêmes et non se discuter.» 27 L’urgence s’impose, traduction de la violence du réel, le futur proche devient donc un vide-poche de tous les « quand j’aurai le temps », il est une « excroissance survalorisée » 28 et chargé de toutes les espérances.

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8/ Impossible neutralité.

Or la réalité ne peut pas se passer de médiations symboliques, elle n’existe pas sans ce filtre. Ces données, ces faits sont mis en récit et agencés, et la réalité est ainsi symbolisée par les médias, par les story-tellers, par le marketing, par tous ceux qui ont compris que c’était un biais d’exercice de pouvoir. La mise en place de grilles de lecture sous l’apparence de l’évidence et son imposition aux autres comme nature est le rôle des manipulateurs de symbole, ces prophètes-traducteurs dont nous allons reparler.

Carte de Claude Ptolémée de 1474, Bibliothèque Apostolique du Vatican. Cette carte représente le monde tel qu’on le pensait au 15e siècle. La Terre n’est pas plate mais incurvée, preuve qu’on l’imaginait déjà ronde.

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Les visages reprennent les positions de la Rose des vents. Ils ont chacun un point de vue sur le monde. Celui-ci engendre des lectures différentes en fonction de leur position.


les temps de travail, vers une arythmie sociale

L’occupation humaine, comme nous l’avons vu précédemment était d’abord affaire de survie : labourer la terre, chasser, dormir ; en somme répondre aux besoins primaires vitaux. Après toute une série de transformations aussi bien scientifiques, que politiques et sociales – qui ne font pas ici l’objet d’un développement, mais qui mériteraient d’être étudiées par ailleurs –, le travail s’est organisé autour des processus de plus en plus sophistiqués de production et s’est abstrait des contraintes naturelles, tels la lumière du jour qui s’est vu remplacée par la lumière électrique, l’alternance des saisons, homogénéisée en un temps indifférencié toute l’année, ou le climat par exemple. Ci-contre Thomas Ruff, Machines 0946, extraite du livre Machines, Maschinen, Osfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2003

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De l’usine à l’entreprise

L’œuvre de Michel Foucault est l’une des plus reprises sur l’analyse de la société disciplinaire qui se mit alors en place, imitant les principes organisationnels monastiques pour les appliquer aux autres milieux de formation et de travail, tels les écoles, l’armée ou les usines. Dans cette discipline, la fragmentation des tâches et la place de chacune dans la séquence est le principe clé. Les éléments et les personnes sont donc interchangeables et indifférents, seul compte l’ordre successif. Cette division se retrouve dans l’espace qui est parcellarisé de façon à permettre une surveillance et une détection des défaillances plus efficaces. Le temps, quant à lui, sur l’exemple des modèles monastiques, est abstrait du temps naturel et rationnalisé en emploi du temps rigides et précis. Deux grands principes peuvent être dégagés : l’établissement de scansions avec la prescription de gestes répétitifs liant ainsi le corps et le temps dans un rythme mesuré et l’utilisation exhaustive du temps où le temps mort n’existe pas, où la moindre fraction est pensée dans un processus global et maîtrisé. Cette combinaison a comme conséquence l’optimisation des vitesses de production, des cadences grâce à des corps devenus mécanisés, dociles, dressés. À l’ère moderne, le travail – malgré les différentes réformes politiques – était l’occupation structurante et normalisante de la société. Elle permettait la reconnaissance de classes et l’appréhension de la diversité et de la multitude dans un ensemble. Pour beaucoup, ce temps était celui autour duquel s’organisait le reste de la vie, car par sa fixité, sa répétition et son caractère normatif, il permettait l’établissement d’un pattern linéaire commun. À cette époque disciplinaire, symbolisée par l’usine, a succédé le modèle de l’entreprise, ouvrant l’ère du « contrôle » selon Gilles Deleuze. Pour lui, l’une des grandes transformations qu’apporte l’entreprise dans le travail est le passage du moule à la modulation, c’est-à-dire d’un modèle rigide le même pour tous à une structure souple et mouvante qui s’adapte au cas par cas. Cela entraîne une individualisation des salaires, des conditions de travail, du temps de travail, mais aussi une division de la masse salariale et de ses intérêts. « L’entreprise ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui 58

29 Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Paris, Éditions de Minuit, 1990

30 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle, Paris, Éditions Allia, 2007 (écrit en 1939) 31 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant lui-même » 29 écrit-il. En cela, chacun devient l’agent de surveillance de tout le monde et le système devient d’autant plus pernicieux qu’il n’y a plus d’ennemi commun identifiable. L’un des autres points soulevé dans ce court texte et qui semble pertinent pour notre exposé, est le caractère continu des sociétés de contrôle. Par rapport aux sociétés disciplinaires où « les milieux d’enfermement par lesquels l’individu passe sont des variables indépendantes : on est censé chaque fois recommencer à zéro », « les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable ». Il n’y aurait donc plus de recommencement possible, toute notre vie serait liée immuablement dans un continuum ondulatoire et il n’y aurait donc plus non plus d’aboutissement possible, d’abolition périodique du temps permettant une régénération. Cela représenterait un blocage important pour la nécessité de l’homme de « faire œuvre » et de combler un manque comme finalité – thèse présentée précédemment – et pourrait constituer l’une des frustrations que l’on peut ressentir dans le malaise contemporain du travail. Les transitions, les intervalles, les seuils, sont des éléments essentiels à la constitution identitaire et à la possibilité d’une construction. « Nous sommes devenus très pauvres en expérience de seuils » 30 notait Walter Benjamin et en effet les transitions n’existe plus, nous sommes à l’âge de l’éternel transitoire avec son corollaire d’équivalence/homogénéisation des moments.

L’entreprise en réseaux 31

Aujourd’hui, nous pouvons noter une tendance évidente vers une plus grande flexibilité du travail. Face à cette évolution, les pouvoirs institutionnels tentent d’instaurer des cadres normatifs adaptés. Deux grandes expériences du travail se dessinent et tentent de cohabiter malgré leurs différences : celle dont la pointeuse – c’est-à-dire le temps de travail abstrait de l’action accomplie – reste l’élément déterminant, et celle qui s’organise autour d’une tâche. La réitération d’un acte politique touchant au temps légal du travail en 2000, avec la mise en place des 35 heures, a encore accentué cette dichotomie et désynchronisé complètement la population active en France, dressant même ces deux archétypes de travailleurs l’un contre l’autre. 59


De façon paradoxale, les personnes qui font l’expérience d’un temps de travail à effectuer – 35 heures par semaine pour un temps complet – travaillent moins longtemps que ceux dont le travail se termine avec la tâche qu’ils ont à accomplir, mais ressentent un sentiment d’aliénation plus fort. Cette durée a pourtant été divisée par deux en cent ans, mais l’impression d’inutilité a l’air de s’être accrue. L’organisation du travail autour de tâches est un modèle qui tend d’ailleurs à se développer. Les recrutements se font de plus en plus autour de compétences spécialisées par rapport à des techniques précises et des formations sont suivies tout au long des carrières professionnelles, notamment pour une mise à jour de ces compétences sur les technologies nouvelles.

32 Idem.

Le développement de cette tendance entraîne la nécessité d’une très grande souplesse et mobilité des gens et des compétences. Le temps de travail ne peut donc plus être ce schéma directeur sur lequel s’organise le reste des activités, il est trop mouvant et imprévisible ; il ne représente plus un cadre de développement à long terme où l’on peut projeter une trajectoire ascensionnelle et linéaire. Sujet à de plus en plus de personnalisation et de particularisme, il ne peut plus assurer le rôle de structure qu’il occupait avant, ce qui fait dire à Manuel Castells : « La société tend à l’éclatement en raison du développement non maîtrisé de temporalités contradictoires au sein d’une même structure ».32 Ce dernier projette la fin du modèle des grandes entreprises, remplacées par les entreprises en réseaux. L’une des caractéristiques de ce nouveau système organisationnel est la gestion du temps comme ressource et non plus selon une logique linéaire. Le procédé de production de « stocks juste à temps » s’accompagne de la nécessité d’un « travail juste à temps » et ce pour répondre plus précisément à la demande. Souplesse et disponibilité, modulations, à l’image du réseau, deviennent donc les épithètes du travail. L’un des travers de cette souplesse est bien sûr qu’elle entraîne en pratique une surcharge de travail, ne serait-ce que dans le passage des informations entre collègues, mais aussi dans ce qu’implique tacitement le rapport de force – dû notamment à la rareté du travail : le mot souplesse s’applique en 60

Delphine Reist, Bureau, 2009 Dans cette œuvre, des chaises de bureau sont disposées dans un espace neutre, rappelant les open space de travail. Chacune est animée par un mécanisme, créant ainsi un ballet mécanique, allégorie du travail en entreprise.

sens unique et se passe de consentement. Il implique aussi une plus grande difficulté de séparation du temps professionnel et des activités personnelles, et le travail a une tendance à l’empiètement et à la réduction du temps personnel. D’ailleurs les personnes d’un certain âge font les frais de cette flexibilité imposée. Ils se voient reprocher un manque de réactivité et d’initiatives, et les fins de carrière, qui étaient souvent l’apogée d’une vie de travail, sont aujourd’hui vécues avec appréhension. Une autre évolution notable est l’objectivation du projet de l’entreprise. La fin de la projection d’une carrière « pour la vie » au sein d’une entreprise empêche l’incarnation de celleci par des hommes qui pouvaient ainsi lui donnent un visage humain, la rendre porteuse de valeurs durables dans le temps et générer ainsi du sens autour de cette réalisation commune. Avec la rotation rapide des personnes aux différents postes, et notamment aux postes de direction, il devient difficile de s’identifier aux projets ainsi objectivés et désincarnés, ayant pour seule valeur la performativité. Immanquablement, certaines situations tournent à l’absurde et le sens de l’activité la plus représentative de quelqu’un – en tout cas encore socialement – se perd.

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34 Idem.

« Ils simplifient la réalité en la réduisant à des images abstraites qui peuvent être réarrangées, avec lesquelles ils peuvent jongler, qu’ils peuvent tester, communiquer à d’autres spécialistes, et finalement, transformer à nouveau la réalité. [...] Ils examinent des mots et des nombres, les déplacent, les modifient, essayent d’en sortir de nouveaux mots et de nouveaux nombres, formulent et testent des hypothèses, conçoivent, jouent leur rôle de stratèges.» 34 L’organisation de leur temps de travail leur revient entièrement, et celui-ci s’adapte à l’exécution des tâches qu’ils ont choisi d’accomplir, leur salaire n’étant de toute façon pas lié au temps nécessaire à cette exécution mais à leur réputation. Ils ont des partenaires ou des associés, plutôt que des patrons, ils travaillent en équipe et ont affaire à des clients. Deux critères majeurs pour juger de leurs compétences et qui bâtissent leur réputation sont l’originalité et la vitesse. Comme le souligne Jean-François Lyotard, si l’on pose l’hypothèse que les informations sont disponibles et complètes, la compétence la plus recherchée devient nécessairement l’imagination afin d’inventer de nouveaux assemblages de celles-ci avant les autres.

33 Robert Reich, L’Économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993

Les manipulateurs de symboles 33

La mutation progressive de l’économie, le développement du secteur tertiaire et de l’industrie culturelle ainsi que l’introduction du savoir comme ressource principale a fait émerger une nouvelle « classe » socio-professionnelle, que Robert Reich a appelé « manipulateurs de symboles ». (Elle a été identifiée et désignée autrement par d’autres, telle la « Creative Class » de Richard Florida par exemple.) Cette appellation correspond à une vaste « caste » dont la tâche principale est l’identification de problèmes et leurs résolutions. Ce sont ces manipulateurs – plus haut appelés prophètes ou traducteurs – qui occupent les postes de décision et de direction et on les retrouve particulièrement dans les domaines liés au savoir. Sans volonté d’exhaustivité nous pouvons citer comme rentrant dans cette catégorie les conseillers politiques, économistes, consultants, journalistes, financiers, chercheurs scientifiques, avocats, publicitaires, éditeurs, designers... C’est-à-dire tous ceux qui formalisent les paradigmes du monde et les mettent en récit (mythologie).

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Les formations destinées à la transmission de ces savoirsfaire (savoirs ?) sont beaucoup plus basées sur la pratique et l’acquisition de connaissances à travers l’expérience que sur l’apprentissage théorique. Malgré les aspects positifs que peuvent engendrer une telle formation sur la réactivité, la prise d’initiative et la personnalisation de l’expérience, il semble quand même que cet apprentissage montre des lacunes quant à l’acquisition d’une pensée critique plus large que le champ de l’expérience directement vécue. La capacité de formalisation abstraite, de lecture non nécessairement pragmatique, et de remise en question des paradigmes donnés comme naturels supposent une éducation allant au-delà de la seule pratique. De plus, la normalisation des parcours à travers les mêmes écoles et les mêmes études, empêche un renouvellement du regard porté sur le monde et donc sur sa traduction symbolique.

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35 Walter Benjamin, «Expérience et pauvreté», in Œuvres I, Éditions Gallimard, texte publié la première fois en allemand dans Die Welt im Wort, no10 (7 décembre 1933)

36 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

Il est important de noter ici que les « manipulateurs de symboles » peuvent très bien être la cible de traductions. Il ne s’agit en aucun cas d’une « puissante caste de lucides » qui se joueraient des gens qui n’en font pas partie. Ils sont pour la plupart très sincères et dupés eux-mêmes par leurs propres montages, en oubliant justement que ce sont des montages – ou subjectivations – et non « l’objective » réalité. Ici peut être citée une phrase de Benjamin – qui bien évidemment ne s’appliquait pas à cette catégorie socio-professionnelle, mais plutôt à leurs ancêtres, ceux qui à son époque revendiquaient cet appauvrissement de l’expérience : « Ils se caractérisent à la fois par un manque total d’illusions sur leur époque et par une adhésion sans réserve à celle-ci.» 35 De façon très visible, un fossé se creuse entre ceux qui ont le choix de leur temps et ceux qui le subissent, et la société se fragmente. C’est même un concept – celui de société – que les sociologues eux-mêmes disent avoir du mal à définir aujourd’hui tant la vision d’ensemble se noie dans les singularités et ne forme plus un tout analysable sur les schèmes d’autrefois. « Certaines fonctions et certains individus transcendent le temps, tandis que des activités dévalorisées et des êtres placés en situation de dépendance subissent la vie à mesure que le temps passe.» 36 La prochaine bataille sociale se jouera-t-elle sur ce plan-là ?

Vers la fin d’un modèle ?

On peut imaginer, compte-tenu de l’évolution du rapport au travail, que la structure de l’entreprise est vouée à disparaître. Son modèle et ses règles alourdissent et ralentissent considérablement la mise en place et l’exécution des projets. La tendance à l’externalisation se fait déjà sensiblement norme et le nombre d’indépendants ne cessent d’augmenter. On peut supposer que l’identification et la résolution de problèmes, c’est-à-dire les projets, deviennent les éléments structurants, réunissant autour d’eux des personnes issues de réseaux de compétences différentes. Le seul lien sera donc la tâche à accomplir, la solution à trouver, débarrassé de l’appartenance à une entité plus grande. Cela donne une nouvelle importance à l’espace : en effet, les regroupements locaux facilitent les discussions informelles qui deviennent alors un moment possible de travail, recréant une sorte de réseau physique, additionnel au réseau virtuel. L’impression d’autonomie et de liberté qu’engendrerait une telle organisation du travail ne doit pas masquer une contrainte encore plus forte et une intrusion du travail dans tous les domaines de la vie. Les free-lances font souvent le constat qu’il leur est très difficile de « décrocher » car leurs clients exigent une disponibilité de tous les instants. Une forte compétitivité pour la participation aux équipes de travail pourrait aussi entraîner une dépense énorme en temps passé à alimenter sa visibilité et son réseau. Il faudrait naturellement que tout cela s’accompagne d’un régulation et d’une protection juridique pour éviter tout abus. Pour conclure, nous ne pouvons qu’encourager ce retour progressif à un temps non abstrait, c’est-à-dire non compté à partir de chiffres, mais organisé autour de tâches déterminées. Malheureusement la logique de la « deadline » qui l’accompagne peut empêcher les plans à long terme et favoriser les petites actions successives et potentiellement contradictoires plutôt que les projets d’envergure. Le développement de la recherche peut aussi pâtir de cette urgence du résultat.

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UN temps de moins en moins libre

Répartition du temps libre en 1999 Insee, enquête Emploi du temps, 1999

37 Insee, enquêtes Emploi du temps, 2009-2010.

Temps passé devant un écran selon l’âge et le sexe en 2010 (en moyenne 2h30 par jour, soit 20 minutes de plus qu’en 1999)

Concept né avec la modernité, le temps libre s’est développé avec le mode de production capitaliste et l’organisation du travail qui en a découlé. Il a trouvé son expression la plus visible dans « la société de loisirs ». L’une des stratégies développée par le fordisme a été en effet d’augmenter les salaires et le temps hors de l’usine, et ce pour deux raisons : d’une part, élever le rendement du travail avec un roulement plus important et des ouvriers reconnaissants et investis, d’autre part réinjecter ces salaires dans l’économie grâce à une consommation plus importante et plus régulière. Le temps libre devient ainsi le temps de la consommation, tant de biens matériels que de services, et les industries liées aux loisirs se développent au point de devenir un secteur important de l’économie. Ce temps n’est donc pas un temps de repos, bien au contraire, il est vécu comme un temps d’activité et surtout pas comme un temps mort. Cela s’explique du fait de son statut de libérateur de l’aliénation qui caractérise le travail. La possibilité d’un épanouissement personnel est tout entier concentré dans cet intervalle discontinu de temps, source d’espoir et constitutif de la « vraie vie » de l’individu. On se trouve assez loin de la vision du sabbat ou du dimanche chômé, temps de non-activité nécessaire à la régénération. Aujourd’hui en France, une personne dispose en moyenne de 5 heures de temps libre par jour 37, soustraction faite des transports, de la cuisine, de la toilette, des tâches domestiques, de la garde des enfants et du sommeil et cette moyenne est en progression. Mais pour une partie de la population active, la frontière entre ce temps libre et le temps travaillé a tendance à s’estomper, la superposition de ces deux temporalités contradictoires créent un flou qui demande de contraindre chacune dans leur naturelle propension à demander toujours plus de temps.

Insee, enquête Emploi du temps, 2009-2010

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Une industrie

38 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

39 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Le concept d’industrie culturelle – Kulturindustrie, traduit d’abord par « production industrielle de biens culturels » – a été posé au milieu du 20e siècle dans La Dialectique de la Raison par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer et est l’un des thèmes majeurs de toute l’École de Francfort. Adorno a été chargé d’une étude sociologique en 1938 aux USA, sur l’action de la radio sur les auditeurs, et c’est à ce moment qu’il développe une théorie du «caractère fétiche» de la culture, qui reprend l’expression marxiste, et qu’il associe sa production à la production de marchandises. L’industrie culturelle ne se différencie pas des autres industries dans sa logique : art et divertissement se mélangent et constituent une branche du marché avec une finalité capitaliste de profits. La perméabilité entre les différentes branches de l’industrie est d’ailleurs visible et c’est très fréquemment que l’on peut noter des emprunts des industries de production à l’industrie culturelle pour cautionner ses produits. Cela peut créer une grande confusion, recherchée par les techniques marketing, et le destin de toute production artistique semble être sa récupération progressive par le système en vue de le vider de son sens et de l’uniformiser. « Quiconque résiste a le droit de survivre à condition de s’intégrer. Une fois que ce qui constitue sa différence a été enregistré par l’industrie culturelle, il fait déjà partie d’elle » 38 disaient déjà Adorno et Horkheimer. Cette incorporation tentaculaire est aussi liée à un principe simple de fonctionnement du système de production tel qu’il existe : la nécessité de créer de la nouveauté. Comme le note Jean-François Lyotard : « L’espace public aujourd’hui se transforme en un marché de biens culturels, où le « nouveau » est devenu une source additionnelle de plus-value.» 39 Cette nouveauté – ou pseudo-nouveauté parce que bien souvent, ce sont des présentations dif70

40 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

férentes du même contenu – se donne comme réponse à des nouveaux besoins des consommateurs, ce qui a pour effet de créer réellement cette sensation de besoin. « Les standards de la production sont prétendument basés sur les besoins des consommateurs : ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte. Et en effet, le cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en plus les mailles du système » 40, écrivent nos deux philosophes, principe qui n’a pas l’air d’avoir fondamentalement bougé, et ils renchérissent même : « À cela s’ajoute la détermination commune aux autorités exécutives décidées à ne rien produire et à ne rien laisser passer qui ne corresponde à leurs propres critères, à l’idée qu’elles se font des consommateurs et qui surtout leur ressemble à elles.» Ainsi, il n’y aurait pas de réelle différence entre les techniques de propagande et celles de l’industrie. L’industrie s’adapte au vote qu’elle a inspiré elle-même d’où un sentiment non de domination mais de choix collectif. Avec les progrès techniques et l’accélération des mécanismes économiques qui exigent un mouvement accéléré et incessant des capitaux, la création de contenus est tenue elle-aussi de s’accélérer et de créer de nouveaux marchés en déplaçant les repères de segmentations traditionnelles et en en imaginant de nouvelles. De nouveaux secteurs d’activités se développent d’ailleurs, à la frontière du marketing et des nouvelles technologies tel le design de service par exemple, pour tenter de percevoir – d’imaginer en réalité – ces nouveaux besoins et pour créer de nouvelles cibles. Cela entraîne une fragmentation toujours plus importante de la société et une stimulation incessante à l’apparence extrêmement variée qui va jusqu’à fragmenter l’individu lui-même.

Débat sur la culture de masse

41 Idem.

« L’amusement et tous les éléments de l’industrie culturelle ont existé bien avant celle-ci. [...] Mais ce qui est nouveau, c’est que les éléments inconciliables de la culture, l’art et le divertissement, sont subordonnés à une seule fin et réduits ainsi à une formule unique qui est fausse : la totalité de l’industrie culturelle. Celle-ci consiste en répétitions.» 41 L’une des critiques soutenue dans La Dialectique de la Raison porte bien sur l’interchangeabilité des conte71


42 Idem.

43 Umberto Eco, Apocalittici e integrati, comunicazioni di massa e teorie della cultura di massa, Milano, Bompiani 1964

Ci-contre : Publicité des années 1950 pour des téléviseurs portatifs.

nus, obéissant tous au principe de rationalité, et l’uniformisation de la pensée et des modes de vie que cela entraîne. L’art « pur » ne peut plus exister dans une culture de rationalisation totale. Finalement, la culture de masse produite par l’industrie culturelle ne fait que conforter l’idéologie du système : l’homme est ainsi discipliné et préparé pendant son temps libre à affronter son travail. « En subordonnant de la même façon tous les secteurs de la production intellectuelle à cette fin unique : marquer les sens des hommes de leur sortie de l’usine, le soir, jusqu’à leur arrivée à l’horloge de pointage, le lendemain matin, du sceau du travail à la chaîne qu’ils doivent assurer eux-mêmes durant la journée, cette subsomption réalise – oh ironie – le concept de culture unifiée que les philosophes de la personnalité opposèrent à la culture de masse.» 42 Cette thèse de l’existence d’une culture de masse qui résulterait de l’exercice d’un pouvoir de domination sur des individus ainsi indifférenciés a été fortement discutée et remise en question par certains auteurs. Ainsi Umberto Eco a pu dire : « Ce dont nous sommes certains, c’est qu’il n’existe pas de culture de masse au sens qu’imaginent les critiques apocalyptiques des communications de masse, parce que ce modèle est en concurrence avec d’autres (constitués de vestiges historiques, de culture de classe, d’aspects de la haute culture transmis par l’éducation, etc...).»43 Mais de nombreuses théories sur la communication, à commencer par la psychologie des foules posée en 1895 par Gustave Le Bon, penchent en faveur d’une culture de masse capable de contrôler la formation des opinions. Ces théories ont d’ailleurs été appliquées à partir des années 1930 notamment au moment du New Deal mis en place par Roosevelt, encouragées par des chercheurs tels Harold Lasswell ou Paul Lazarfeld. Edward Bernays, neveu de Freud émigré aux États-Unis et considéré comme le père des relations publiques, ainsi que de nombreux psychologues ont ainsi aidé les grandes firmes à comprendre et à inventer des méthodes de manipulation des foules à l’aide des découvertes sur le subconscient.

Et aujourd’hui ?

Co-existence de deux tendances marquées De la même façon que pour le travail, deux expériences du temps libre peuvent être constatées aujourd’hui. Une partie 73


44 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

Ci-contre : Logos de chaînes de télévison mondiales.

de la population, pour qui le travail garde un caractère mécanisé et/ou répétitif, ira plus naturellement pendant son temps libre vers des divertissements qui le place dans une situation passive tels que la télévision en propose par exemple. L’analyse de l’école de Francfort trouve dans cette situation encore à s’appliquer aujourd’hui : « [...] cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la reproduction du processus de travail lui-même. [...] Le plaisir se fige dans l’ennui du fait que, pour rester un plaisir, il ne doit plus demander d’effort et se meut donc strictement dans les ornières usées des associations habituelles.» 44 Mais pour toute une autre partie de la société, le temps libre est désormais vu comme un capital-temps à faire fructifier. Grâce notamment au développement d’Internet, l’ancien spectateur passif est devenu un utilisateur actif qui a maintenant la capacité d’interagir avec le média et de chercher des informations au lieu de les recevoir. Cette transformation responsabilise l’homme par rapport à son temps libre : il a de plus en plus le choix du contenu. Le temps libre n’est donc plus forcément pensé comme un temps de loisir libérateur mais peut devenir un temps possible d’apprentissage en vue d’un élargissement de l’expérience. Il est aussi vécu comme un temps de communication qui permet une reconfiguration et un entretien de ses relations, de son réseau. Diversification En ce début de 21e siècle nous avons assisté à une multiplication immense des biens culturels. Les chaînes de télévision sont passées de trois à plusieurs centaines, les stations de radio se multiplient, les titres de presse sont toujours plus nombreux et diversifiés (malgré leur mort annoncée depuis quelques décennies), les musées poussent dans les villes et bien sûr Internet donne accès à un nombre de contenus qu’un cerveau humain n’est tout simplement pas en mesure de se représenter. Le critère majeur qui différencie Internet des autres médias porte bien sur la nature du producteur : n’importe qui peut diffuser à peu près n’importe quoi sur la toile. La « théorie du complot » ou l’idée d’une manipulation de tous par un petit nombre est difficilement soutenable dans ce nouveau contexte de diversification extrême des sources d’information et de production. Une nuance doit tout de même être ajoutée à ce tableau, l’augmentation des médias dits tra74

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45 Voir à ce sujet le documentaire Les nouveaux chiens de garde, réalisé par Gilles Balbastre, Yannick Kergoat et la satire du « Mercato des journalistes ».

46 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944) 47 Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XXXV, trad. R. Bloch, Paris, Les Belles Lettres, 1981, cité par Georges Didi-Hübermann in : Devant le temps.

ditionnels, presse, télévision, édition et radio, n’est pas nécessairement liée à une diversification des producteurs : beaucoup de ces nouveautés sont des variations ou des déclinaisons des mêmes groupes, qui restent assez peu nombreux. On constate aussi que les « manipulateurs de symboles » – car ce sont bien d’eux qu’il s’agit – s’interchangent continuellement d’un groupe à l’autre, d’un support à l’autre, malgré les positions pseudo-marquées des producteurs et les spécificités techniques de chaque support.45 Cette myriade de possibles cache une deuxième déception : la répétition des contenus. Le sentiment de choix et de diversité est accompagné d’un déjà-vu, d’une impression de similitude et de redite, comme si de toute façon, ce n’était nullement le contenu qui importait. Encore une fois, c’est un sentiment qui était déjà partagé et dénoncé par l’école allemande : « C’est avec raison que l’intérêt de nombreux consommateurs s’attache à la technique et non aux contenus creux répétés opiniâtrement et déjà à moitié discrédités. Le pouvoir social s’affirme davantage dans l’omniprésence du stéréotype imposé par la technologie que dans les idéologies vieillies et rabattues que doivent cautionner les contenus éphémères.»46 Et même pour eux, ça n’était pas un fait nouveau puisqu’on retrouve déjà cette idée dans les écrits de Pline l’Ancien : « Tout le monde préfère attirer les regards sur la matière plutôt que d’offrir une image de soi reconnaissable.»47 Cette idée que le medium est le message, court-circuitant ainsi le contenu, est d’ailleurs l’idée principale des théories de Marshall McLuhan, célèbre sociologue des médias canadien – nous aborderons plus en détails certains points de son analyse dans la troisième partie de ce travail. Dans les sociétés urbaines, il apparaît que la consommation de médias représente la deuxième activité après le travail et incontestablement la première au foyer. Marché important et surtout support d’idées et de mythes, les médias d’information se livrent une course effrénée à la nouvelle la plus actuelle. Ils s’imposent une cadence de plus en plus rapide de production et de diffusion de messages, et l’imposent à la société qui se sent le devoir – et dans certains secteurs c’est une réelle nécessité – d’être le plus à la page possible. Les technologies mobiles permettent des systèmes d’alertes perfectionnés en fonction de la nature de l’actualité, facili76

48 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

49 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2002

50 Itinéraire d’un ciné-fils, entretiens de Serge Daney avec Régis Debray, réalisation Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin, Éditions Montparnasse, 1992

tant ainsi une réaction de tous les instants – et de tous les espaces. « Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres. Même les oppositions politiques dans leurs manifestations esthétiques sont unanimes pour chanter les louanges du rythme d’airain de ce système »48, notaient Adorno et Horkheimer en 1945, et ce rythme n’a fait qu’accélérer. Quelques publications, telles XXI en France, ont tenté cependant l’instauration d’un temps journalistique plus long, avec succès semblerait-il. Ce rythme a notamment pour conséquences l’impossibilité de transformer ces informations en expérience authentique, individuelle ou même collective. Cela participe de cette objectivation du monde dont nous avons déjà parlé. Walter Benjamin en faisait le constat : « Si la presse avait eu pour dessein de permettre au lecteur d’incorporer à sa propre expérience les informations qu’elle lui fournit, elle serait loin de compte. Mais c’est tout le contraire qu’elle veut et qu’elle obtient. [...] Les principes de l’information journalistique (nouveauté, brièveté, clarté et surtout absence de corrélation entre les nouvelles prises une à une) contribuent à cet effet.»49 Il entraîne aussi la saturation de « l’espace de cerveau disponible » et la banalisation de toutes les nouvelles, de toutes les images. Toutes les informations sont ramenées sur le même plan – celui du médium –, l’échelle et le genre, le ton se perdent. Serge Daney a d’ailleurs pu dire des images, lors d’un entretien avec Régis Debray, qu’elles ont été remplacées par le visuel, c’est-à-dire que s’est créé « un marché des images de remplacement »50 afin de ne plus voir la banalité du monde, afin de ne plus voir « l’Autre » : les images choquantes, de famine ou de guerre ont fini par lasser, car les souffrances se ressemblent.

L’activité reprend ses droits

Le statut de l’amateur tend alors à se rapprocher de celui de l’expert. Le divertissement devient une spécialité. Walter Benjamin le notait déjà avec le développement du cinéma mais c’est encore plus vrai à l’heure informatique. « Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent de devenir de moins en moins fondamentale.[...] Les plaisirs du spectacle et de l’expérience s’associent, de façon directe 77


51 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Gallimard, 2000 (écrit en 1935, première parution 1955))

Plus la production augmente et plus le temps de recherche augmente, avec la nécessité du tri, du recoupement, et de la vérification des informations. Cette augmentation du temps de recherche a pour conséquence

de diminuer le temps de production (les contenus étant exigés de plus en plus rapidement). La production se trouve donc de moins bonne qualité, ce qui accroît encore le temps de recherche (cercle vicieux).

et intime, à l’attitude de l’expert.»51 Ce transfert montre bien le changement de nature du temps libre : c’est aujourd’hui un temps d’expérimentations et d’enrichissement. Cela pose la question : quand se relaxe-t-on ou se repose-t-on ? Car le temps libre peut devenir une course, il peut être aussi préoccupant dans rationalisation que le temps travaillé. Les intervalles se réduisent… Un filtre tombe avec l’accès à la diffusion et une meilleure circulation des informations est permise : les décideurs sont le public. Les nouveaux alphabètes d’aujourd’hui rendent ainsi disponibles des contenus qui jusqu’alors étaient cachés. Si on prend l’exemple de Wikileaks, cette nouvelle force de production gratuite (composée des internautes qui ont dépouillé plusieurs centaines de milliers de documents avec un système de vérification sur le modèle de Wikipédia) a pu remettre en cause le cadre général, politique et économique – malheureusement assez peu technique – et sa légitimité. Elle a pu aborder des questions qui sont d’habitude écartées – l’accès à l’information, la nature des informations, le pouvoir politique d’Internet, les pratiques militaires, politiques, diplomatiques, etc. Que ce soit à l’occasion de la révolution tunisienne, avec le mouvement des Indignés, avec les actions des Anonymus ou dans le cas des câbles publiés par Wikileaks, on a pris conscience qu’Internet pouvait être le moyen de regrouper des communautés d’intérêt commun avec un réel pouvoir. Après les fragmentations de plus en plus fines – jusqu’à l’individu – de la masse pour supprimer le risque qu’elle représente, Internet inverse la tendance et permet les réunions.

Détournement

Devant le changement de paradigme médiatique qu’a entraîné l’apparition d’Internet, l’industrie culturelle s’est adaptée et tend aujourd’hui à utiliser l’activité de l’internaute comme force de travail. Des buzz sont créés, des blogs se font le relais de promotions, des commentaires sont postés ici et là, partout, toute cette énergie libérée – à moindre frais ! – à des fins publicitaires, conscientes ou inconscientes. Le temps passé au tri des informations en est accru d’autant et la hiérarchisation personnelle s’en trouve compliquée (la pression sociale qu’implique le blocage de certaines informations peut entraî79


ner jusqu’à l’exclusion). Même dans les médias traditionnels, le travestissement de promotions en informations est banalisé et un titre comme Le Monde ne se cache pas que ses suppléments lui servent de financements et sont intégralement un support publicitaire.

52 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

L’accélération de la production, de la diffusion des biens culturels et surtout leur multiplication ont engendré une compétition dans la captation de l’attention des hommes et donc de leur temps. S’ensuit une logique de la deadline (de même que dans le travail) qui pousse à être plus attentif aux évènements éphémères qu’aux biens culturels pérennes et accessibles « n’importe quand, donc demain aussi ». Quoiqu’il en soit et malgré cette diversification, la boucle de la représentation symbolique est toujours vraie comme le note Manuel Castells : « C’est un système de rétroactions entre miroirs déformants : les médias sont l’expression de notre culture et notre culture fonctionne d’abord avec les matériaux proposés par les médias.»52 Et la question clé, qui demande de rester vigilant est : qui sont les interacteurs et les interagis dans le nouveau système en terme de droits, de langage, de diffusion et d’accès, etc. ?

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Échelle systémique

La diSparition de la légitimité politique


Le temps est vécu de façon individuelle, avec des perceptions propres à chacun, mais l’établissement de normes pour une organisation de la vie collective s’est imposé. Traduction de l’esprit du temps d’une époque et des attentes d’une société, ces normes sont un révélateur puissant. La dissolution du temps collectif dans les temps individuels est entamée et la distinction de réelles structures devient difficile. On tentera ici de dégager les principes de fonctionnement systémique et les rapports au temps qui en découlent. En rappelant dans un premier temps que l’organisation du temps a été sujet à remaniements et que sa configuration aujourd’hui relève bien d’une construction et non d’une réalité, nous montrerons comment politique, économie et technique se répondent dans une accélération permanente sans direction. Serait-on passé du projet moderne au programme postmoderne qui relèguerait l’intentionnalité au rang de conservatisme pour mieux assurer son efficience ? Pages précédentes Photographies de Chris Jordan, Prison Uniforms, 2007. 10x23 pieds en six panneaux verticaux. Représentation de 2,3 millions d’uniformes de prisonniers pliés, équivalents au nombre de prisonniers incarcérés dans la seule année 2005.

« Les individus produisent la société, laquelle produit les individus.»1

(voir http ://www. chrisjordan.com/gallery/ rtn/#prison-uniforms-set)

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1 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998


Histoire politique du temps

2 Collectif, De temps en temps, Histoire de calendriers, sous la direction de Claude Naudin, Paris, Tallandier, 2001

« Le temps n’est pas une donnée naturelle mais un produit culturel, résultat d’un long processus historique. [...] Les rythmes temporels, si bien intégrés aux consciences qu’ils finissent par paraître immuables, résultent de choix politiques divers et parfois contradictoires, de longues luttes religieuses, d’évolutions séculaires des mentalités.» 2 La mesure du temps déterminent les perceptions de son écoulement et installent le rapport à la chronologie. En cela, elle constitue un enjeu majeur de pouvoir. Diffuser et maîtriser le temps permet en effet l’établissement de l’organisation sociale et son bon fonctionnement. Les différents pouvoirs politiques se sont occupés de la question du temps et du calendrier afin d’instaurer le « vivre-ensemble » qu’ils entendaient.

La datation

Le calendrier Julien fut introduit en -47 avant J.C. par Jules César pour corriger le décalage de l’ancien calendrier avec le soleil à l’aide de jours intercalaires – les jours bissextiles. L’année commençait le 1er janvier, jour où les consuls nouvellement élus prenaient leur fonction. L’usage était de dater les évènements en fonction des consulats, et pour une datation sur une échelle plus vaste, la date de la fondation de Rome était utilisée – ab Urbe condita (AUC). Une anecdote montre bien que le calendrier était une affaire au moins autant politique qu’astrologique : le mois de juillet fut nommé après Jules César (Julius) et le mois d’août après l’empereur Auguste, ce qui explique que ces deux mois successifs comptent tous les deux 31 jours, Auguste ne tolérant pas moins de jours que César. La compensation a été trouvée en enlevant un jour au mois de février. Il est intéressant de constater que ce genre de bataille d’influences – anomalies du calendrier – se retrouve encore aujourd’hui comme survivance des temps antiques.

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Les OUTILS de mesure des durées

Avant la généralisation des horloges au 13e siècle coexistaient deux systèmes de décomptes des heures. Le premier, celui des heures équinoxales ou égales, ne servant en réalité qu’aux astrologues et aux astronomes, découpait le jour et la nuit en 12 heures de même durée. Le deuxième système, communément utilisé cette fois-ci, était celui des heures inégales. Approprié à l’activité économique de l’époque, répartie essentiellement entre agriculture et artisanat, il dépendait de la durée des jours, du lever du soleil à son coucher. En fonction des saisons, le temps d’activité variait avec la longueur du jour, la chute du soleil signifiant la fin du jour ouvrable. Les instruments de mesure des heures inégales étaient, par exemple, les astrolabes, les cadrans solaires, ou les nocturlabes. Ils établissaient des repères pour diviser le jour en sections plus ou moins fines selon les besoins, « prime, tierce, sexte, none » étant le découpage commun. Pour décompter des durées dans ce système d’heures inégales, certaines astuces étaient pratiquées, telles que psalmodier un texte connu ou brûler un cierge, mais d’autres faisaient appel à des outils comme des clepsydres (système hydraulique) ou des sabliers... C’est d’ailleurs la clepsydre qui semble s’être imposé dans les monastères pour scander la nuit en temps de prières. Mais le manque de précision de ces outils, notamment dû à la manipulation humaine qu’ils nécessitaient, a entraîné la découverte de l’horloge, qui semble avoir été le fait d’un moine français au début du 13e siècle. Ci-dessus Anneau équinoxal allemand, 18e siècle.

Ci-dessous Sablier multiple à 4 fioles, indicant respectivement le quart d’heure, la demi-heures, les trois quarts et l’heure entière, 17e siècle.

Cette découverte s’est rapidement répandue dans toute l’Europe, facilitée par la révolution technique et le développement du travail du métal. Des perfectionnements y sont apportés au fur et à mesure, affinant toujours la précision du mécanisme et réduisant son encombrement. Au début, sans aiguille ni cadran, c’est un système d’alarme sonore qui avait été préféré, puis on a vu apparaître une et enfin deux aiguilles pour parvenir aux horloges que l’on connaît maintenant. L’horloge passe ainsi du clocher des églises, horloge publique organisant le travail aux champs et le travail ouvrier naissant, aux cheminées, horloge familiale, pour finir attachée au poignet, l’heure devenant ainsi personnelle, sujette à appropriation individuelle.

Ci-contre Reconstitution de la clepsydre de Ctesibius, qui aurait été imaginée 200 ans avant notre ère.

Ci-contre Curieuse horloge, env. 1660. Longueur 88 cm, largeur 11 cm

À droite Horloge en fer avec indication des phases de la lune, 1638

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Puis les chrétiens décidèrent d’une autre datation : ils utilisèrent l’année du règne de Dioclétien, soit 284, comme repère pour situer Pâques sur leurs tables pascales, qui, instaurant 28 cycles de 19 ans, nécessitaient une grande continuité temporelle. Cette date de 284 était considérée comme un symbole du martyr des Chrétiens, persécutés de façon particulièrement violente sous le règne de cet empereur. Puis Denys le Petit, au 6e siècle, proposa de substituer l’ère de l’Incarnation à l’ère des martyrs. Il calcula l’année de naissance du Christ et l’utilisa comme nouveau repère de datation – calcul qui ne serait pas sans erreur – pour inscrire les tables pascales. Bède le Vénérable, moine du 8e siècle, fut le premier à reprendre la datation de Denys le Petit, lorsqu’il continua ses tables. La diffusion de cette datation et la mise en place de l’ère de l’Incarnation s’étendit sur plusieurs siècles. Il faut attendre le 14e siècle pour que cette référence soit vraiment systématisée. Le calendrier grégorien, que nos utilisons toujours aujourd’hui, fut mis en place en 1582 par le Pape Grégoire 13. Il a été institué à cause d’un trop grand décalage entre le jour où tombait Pâques et les prescriptions du concile de Nicée en 325, lequel décalage était dû à une défaillance du calendrier julien dans la description des rotations de la lune et du soleil. Dix jours ont ainsi été supprimés pendant l’année 1582 et le système des années bissextiles fut corrigé. C’est ainsi, par exemple, que Sainte-Thérèse d’Avila est morte dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582.

Rythmes collectifs : le calendrier « lithurgico-agraire »

Au Moyen-âge, les années se succèdent en redisant la vie de Jésus, au rythme des cloches et des fêtes des saints. La vie quotidienne se trouve dictée par le temps de l’Église et le calendrier ecclésiastique est intégré à la vie économique et sociale : les impôts et les années comptables se repèrent et se prélèvent à certaines fêtes de saints. Même dans les villes naissantes, les corporations de métiers fixent leurs conventions en fonction des fêtes religieuses. À Pâques, le jour le plus solennel de l’année liturgique, on fait correspondre les grands évènements de la vie publique (couronnements, anniversaires,...). Le dimanche est institué jour chômé, point culminant de la semaine, qui marque la fin d’un 90

cycle et le vendredi est officiellement un jour d’abstinence, commémoratif de la Passion du Christ. En plus des origines religieuses, le calendrier prend aussi en compte les activités agraires qui s’y trouvent décrites en fonction des saisons, puis adaptées localement par le clergé. C’est pourquoi il est communément appelé par les historiens « Calendrier agro-liturgique traditionnel ». La diffusion des livres d’heures assortis de calendriers religieux auprès des laïcs, suivie un peu plus tard de celle des almanachs et calendriers, a été un vecteur important de l’harmonisation du temps collectif, d’abord à l’échelle locale puis à l’échelle nationale. Des informations pratiques et sociales, des dates de foires aux conseils pratiques en tout genre, tournant parfois à la propagande politique ou religieuse voire au charlatanisme, trouvent ainsi un support distribué largement. Le développement des colporteurs et facteurs en font un objet commun à tout le territoire. Le développement de l’imprimerie va d’ailleurs contribuer à l’accélération de l’utilisation quotidienne du calendrier par toute la population, jusque dans les campagnes les plus isolées, où ce document était très souvent le seul document imprimé du foyer.

Vers une abstraction rationnelle

À la Révolution, la question de calendrier fut d’une grande importance. Il s’agissait pour la République d’établir un temps laïc et donc un calendrier débarrassé de toutes ses références religieuses. 1792 a ainsi été baptisé l’an 1er de la Liberté, plus tard inscrit dans les actes publics et privés comme l’an 1er de la République française et utilisé comme nouveau repère de datation. Une réforme d’envergure a été mise en place le 5 septembre 1793, instaurant le calendrier républicain, qui fut utilisé jusqu’en 1806. Ce calendrier comprenait douze mois de trente jours, divisé chacun en trois décades avec un jour chômé tous les dix jours. Les jours étaient divisés en dix heures, elles-mêmes subdivisées sur une base décimale. La nomenclature des mois avaient été mise au point par un poète, Fabre d’Églantine qui était chargé de faire correspondre les saisons aux sonorités des mots. Comme on le sait, cela donna : vendémiaire, brumaire, frimaire pour l’automne ; nivôse, pluviôse, ventôse pour l’hiver ; germinal, floréal, prairial pour le printemps ; messidor, thermidor, fructidor pour l’été. 91


Le calendrier grégorien fut rétabli par Napoléon même si certains journaux continuaient d’utiliser la référence républicaine. Le développement industriel vint abstraire encore plus la vie des cycles solaires et naturels. Le gaz puis l’électricité permirent l’éclairage nuit et jour et la production continue, et l’importation de contre-saison détruisit le cycle des fruits et légumes. Les moyens de transport et de communications se développèrent... bref, le temps se devait d’être opératoire et uniforme. On harmonisa nationalement l’heure avec le développement des chemins de fer, puis internationalement en 1884 avec la mise en place du méridien de Greenwich. L’adoption du calendrier grégorien par les pays développés aida au commerce international et il est aujourd’hui reconnu par la grande majorité des pays.

à quelles valeurs ? On peut constater que certaines villes ont pris en compte ce manque d’un temps collectif qui servirait de marqueur au long de l’année et rappellerait à l’homme son inscription dans un cadre plus large, dans une histoire qui dépasse son individualité. Aussi tentent-elles d’instaurer des fêtes collectives, moment de réunion autour de la culture ou du repos. Nous pouvons citer à Paris l’exemple de la Nuit Blanche, de la Nuit des musées, de la Fête de la Musique précédemment évoquée ou encore de Paris-Plage.

Anecdote  russe Le pouvoir s’exprime par un changement d’heures

«J’ai pris la décision d’annuler le passage à l’heure d’hiver à partir de cet automne. J’ai transmis une directive en ce sens au gouvernement», a déclaré Medvedev lors d’une rencontre avec de jeunes scientifiques. Il veut ainsi protéger les Russes «du stress et des maladies» provoquées par le changement de l’heure d’été à l’heure d’hiver. Il a aussi justifié cette mesure par le désagrément que cause le passage à l’heure d’été et d’hiver aux hormones et au bétail : «Nous avons pris l’habitude de bouger les aiguilles de nos montres au printemps et à l’automne et nous avons tous l’habitude de nous en plaindre. Cela déstabilise le rythme biologique de l’homme, cela irrite», a souligné le président russe, «et je ne parle même pas des pauvres vaches –  et des autres animaux –  qui ne comprennent pas les changements d’horaires et ne comprennent pas pourquoi on vient les traire à une heure différente.»4

Par la suite, certains positivistes proposèrent des réformes du calendrier grégorien, celui-ci n’étant pas, selon eux, un modèle de rationalisation. Auguste Compte par exemple exposa un projet de calendrier découpé en treize mois de vingt-huit jours. Chaque mois portait le nom d’un homme illustre dans l’évolution de l’humanité, tels Homère, Aristote ou Moïse, et chaque jour correspondait à celui d’un serviteur de l’humanité. Ni cette réforme, ni d’autres ne furent adoptées même si la question de l’évolution du calendrier grégorien est présente dans les débats actuels, comme le travail le dimanche par exemple. On voit donc à quel point l’organisation du temps collectif et ses répercutions individuelles sont une question politique et résultent d’une histoire complexe, mélange d’Antiquité, de chrétienté et de rationalisation moderniste.

3 Olivier de Solan, Collectif, De temps en temps, Histoire de calendriers, sous la direction de Claude Naudin, Paris, Tallandier, 2001

4 Article du Point.fr, 8 février 2011

Nous avons une façon arithmétique de dater les choses et nous ne pensons au temps qu’avec des chiffres, mais cela n’est une chose ni naturelle, ni évidente, comme le montrent l’histoire ou d’autres civilisations. « En France, et dans toute l’Europe, le calendrier social médiéval, essentiellement chrétien et rural a été bouleversé par le changement des modes de vie. A-t-il été remplacé ? Ou ne subsiste-t-il plus que le calendrier arithmétique, commun à tous et rationnel, mais vide de valeurs collectives, caractéristique du ‹ désenchantement du monde › analysé par Max Weber ?»3 C’est une vraie question posée ici par Olivier de Solan. Est-il nécessaire de redonner du sens au calendrier ? Et si oui, à quelle échelle et par rapport 92

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Le tourbillon infernal

La course à la connaissance qui accroît la technique qui accroît la richesse, Ou La course à la technique qui accroît la richesse qui accroît la connaissance Ou encore La course à la richesse qui accroît la technique qui accroît la connaissance Ou encore La course à la connaissance qui accroît la richesse qui accroît la technique Ou encore La course à la technique qui accroît la connaissance qui accroît la richesse Ou encore La course à la richesse qui accroît la connaissance qui accroît la technique Ou Comment chacune des variables de l’équation entraîne l’autre dans la course.

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Ci-contre : Usine abandonnée, l’économie occidentale étant de plus en plus une économie de services et non de production, les moyens de production sont de plus en plus délaissés.

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En France, la question du temps comme moyen d’action politique a été très sensible pendant l’entre-deux-guerres lorsque le Front Populaire était au pouvoir et a instauré une série de mesures concernant l’emploi du temps et le travail. Ces mesures installèrent une structure d’encadrement forte du temps individuel, en mettant en place les congés payés et la semaine de 40 heures. Cela eut notamment pour conséquences de créer et de garantir une cohésion sociale à l’aide d’un réel temps collectif réalisé grâce à une synchronisation des temps individuels. De plus, en établissant des cadres solides qui temporalisaient tous les aspects de la vie sociale, l’État assurait le rôle de ralentisseur face à l’accélération des systèmes économiques et techniques, et garantissait une certaine stabilité, nécessaire à la planification et à l’établissement de projets à moyen et long termes, qu’ils soient collectifs ou individuels. Le temps politique, qui est par essence long, s’est trouvé en arythmie par rapport à la vie économique et s’est vu taxé d’obstacle dans un système de marché qui exige transparence et fluidité. De plus l’administration est devenue un interlocuteur infernal dans le quotidien des administrés du fait de sa nonchalante lenteur. Dans ce contexte, les structures se trouvent émoussées, les institutions perdent peu à peu leurs pouvoirs au profit des acteurs économiques et il devient très difficile pour les individus de croire à la possibilité d’une régulation – défaitisme entretenu d’ailleurs par les experts en tout genre présentés par les médias.

capitalisme

cognitif

capitalisme informationnel capitalisme avancé capitalisme financier capitalisme intellectuel capitalisme post-industriel économie du économie de la

savoir

connaissance

économie de l’immatériel 97


Aujourd’hui, le travail physique et le capital ne sont plus les deux seules facettes de l’économie. Le savoir est devenu la principale force de production des pays les plus développés.

5 Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Éditions Gallimard, 1992 (édition originale 1967)

Considérant le gain de temps humain que la technique permettait dans le travail, certains se sont posé la question de ses conséquences. Guy Debord, par exemple, attribua l’accroissement du secteur tertiaire à la raréfaction de travail : « Pour que l’automation, ou toute autre forme moins extrême de l’accroissement de la productivité du travail, ne diminue pas effectivement le temps de travail social nécessaire à l’échelle de la société, il est nécessaire de créer de nouveaux emplois. Le secteur tertiaire, les services, sont l’immense étirement des lignes d’étapes de l’armée de la distribution et de l’éloge des marchandises actuelles ; mobilisation de forces supplétives qui rencontre opportunément, dans la facticité même des besoins relatifs à de telles marchandises, la nécessité d’une telle organisation de l’arrière-travail.»5 Cette citation témoigne d’une évolution du marché qui s’est encore accentuée depuis qu’elle a été écrite. Les industries de services se sont développées à tel point qu’elles sont devenues l’un des pôles les plus importants des économies occidentales, certaines se sont même détachées des marchandises pour devenir de réels pôles de production immatériels de savoir, non conditionnés par des biens matériels ou des ressources physiques. L’économie a, de fait, muté et est devenue ce qu’on peut appeler informationnelle. La productivité et la compétitivité de cette économie mettent en jeu la capacité à générer, traiter et appliquer une information efficace fondée sur la connaissance. De plus, elle est globale : les activités de production, de consommation et de distribution sont organisées à l’échelle planétaire, soit directement, soit à travers un réseau complexe entre les agents économiques. La nécessité de production scientifiques et techniques et la maîtrise des informations sont donc les deux enjeux majeurs de la compétitivité aujourd’hui. Daniel Bell, sociologue américain qui fut un des premiers à penser la postmodernité en 1973, détermina les quatre caractéristiques majeures de cette nouvelle ère : une économie quasiment exclusivement de services, la prédominance d’une classe de spécialistes et de techniciens, 98

l’importance d’un savoir théorique comme source d’innovation politique et enfin la possibilité d’une croissance autonome de la technique. Et Manuel Castells ajoute à cela : « Ce qui change, ce ne sont pas les activités dans lesquelles l’humanité est engagée, mais sa capacité technologique à utiliser comme force productive directe ce qui fait la singularité biologique de notre espèce : son aptitude supérieure à manier les symboles.»6 C’est aussi l’un des premiers constats du livre de Jean-François Lyotard sur la postmodernité : toutes les évolutions des sciences et techniques semblent avoir un rapport avec le langage et la communication.

6 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

Il faut donc comprendre qu’il existe un lien indissociable entre économie, saCe sont des données qui ont été organisées voir et technique et qu’il est imposet communiquées (Porat, 1977) sible d’envisager l’un des trois termes de l’équation indépendamment des deux Savoir autres. Posséder et maîtriser le savoir enEnsemble de formulations organisées de faits ou d’idées, présentant un jugement gendre en effet de la richesse dans l’écoraisonné ou un résultat expérimental, nomie contemporaine, car il est l’objet qui est transmis à d’autres par un moyen d’échanges, d’investissements et de spéde communication sous une forme systématique. Je distingue par conséquent culations. Le savoir se situe de fait dans le savoir des nouvelles et du divertissement. une ambiguïté entre efficience et vérité. (Bell, 1973) Mais une autre affirmation est possible : on ne peut pas être riche sans posséder et maîtriser la technique, car la rationalisation et les gains de productivité permis grâce à elle en font une réelle source de richesses. Et cette technique se perfectionne avec les progrès du savoir. Donc un investissement, c’est-à-dire une mobilisation de richesses sera amortie par la bonne performativité du système grâce à la mise en œuvre technique, issue elle, de l’effort scientifique. La science devient alors une force de production, c’est-à-dire un moment dans la circulation du capital. « Cependant tout le profit extrait retourne au métaréseau des flux financiers, où tout le capital est égalisé dans la démocratie faite marchandise de la recherche du profit. Toutes les autres activités (hormis celles qui sont en régression dans le secteur public) servent à produire l’excédent nécessaire à l’investissement dans les flux globaux, ou bien sont le fruit d’investissements réalisés au travers de ces réseaux financiers. Le

Information

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7 Idem.

capital financier a néanmoins besoin, pour être compétitif, de recourir au savoir et à l’information générés par les technologies de l’information. Telle est la signification de l’articulation entre le mode capitaliste de production et le mode informationnel de développement.»7 Et le système s’accélère. Les flux financiers ayant eux aussi besoin d’innovations techniques pour stimuler la compétition des investissements, ils investissent donc dans la connaissance en vue de son application technique rapide et directe. L’accélération de ce système est ainsi due à la combinaison de la nécessité de circulation plus rapide des capitaux, rendue possible grâce a un accroissement de la technique, lui-même résultat d’une augmentation des savoirs. Et ce tourbillon s’auto-alimente, chacun de ces trois systèmes ayant une propension à se développer, la course ne peut s’arrêter.

La rôle de l’argent

8 Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988

Ci-contre : Radar de contrôle de la vitesse de circulation de la monnaire

9 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

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L’adage « le temps, c’est de l’argent », formule héritée de Benjamin Franklin, n’est pas simplement une manière de dire, une expression populaire. Il recouvre la réalité du rôle de la monnaie dans le système capitaliste : rendre commensurable au présent le futur anticipé. C’est la base même de l’échange : un terme A est engagé en vue de réaliser un terme B. B est connu et prétendu réalisé. La durée qui s’écoule entre le présent (A) et ce futur anticipé (B) ne détermine que les intérêts dus à l’immobilisation de A, car plus cette durée est grande et plus les risques que B ne se réalise pas comme prévu, augmentent. C’est cette augmentation du risque qui est convertie en quantité de monnaie. L’argent sert donc à prévenir le futur, à le prévoir et donc à le figer dans cette prévision. Ainsi, comme le montre Jean-François Lyotard, l’essentiel du système réside dans la monnaie non encore engagée, la monnaie libre de prévoir encore le futur. « L’important pour le capital, n’est pas le temps déjà investi en biens et en services, mais le temps encore emmagasiné en stock de monnaie « libre » ou « fraîche », attendu que cette dernière représente le seul temps qui puisse être utilisé en vue d’organiser le futur et de neutraliser l’évènement.» 8 Et le passé ne représente dans ce contexte que du stock d’informations. La vitesse de circulation devient essentielle : la monnaie libérée doit rapidement être réinvestie, à court terme, pour pouvoir être à nouveau disponible. Cette vitesse est aussi un facteur d’enrichissement important qui invite à la spéculation et aux déplacements de fonds intempestifs. L’adage semble bien aujourd’hui s’être retourné : ce n’est plus « le temps, c’est de l’argent » mais plutôt « l’argent, c’est du temps », voire « l’argent, c’est du gain de temps ». Des produits financiers, programmes informatiques développés à partir d’algorithmes complexes, sont de plus en plus commandés à des techniciens spécialisés, afin de gagner des microsecondes dans les procès de transactions. Ces transactions sont ainsi considérées en elles-mêmes et n’ont plus aucun lien avec la réalité matérielle des titres ou des ressources sur lesquelles elles portent ; elles sont des chiffres abstraits de tout contexte. La fragmentation jusqu’à la plus petite unité de temps est la course à laquelle participe les techniciens-financiers, maîtres du « casino global » 9.

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Fibre optique : une nouvelle liaison entre Londres et Tokyo Une opération de taille puisque la liaison actuelle entre les deux villes s’étend sur quelques 21 000 kilomètres. Le raccordement usé par les mouvements des plaques terrestres et offrant un temps de latence de 238 ms n’est plus tellement capable de faire face

10 Samuel Butler, 1872, Erewhon (anagramme de No Where) « « Que ne doit-il pas avoir fait pour la société pour qu’elle en soit venue à lui donner tant d’argent ? disent-ils »[...] « L’argent, disent-ils, est le symbole du devoir, le signe sacré que l’on a fait pour l’humanité ce que l’humanité désirait.» L’humanité n’est peut-être pas très bon juge mais il n’en existe pas de meilleur.» 11 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944) 12 Time Out (In Time) 2011de Andrew Niccol

à la demande. C’est pour désengorger le réseau qu’une nouvelle fibre sera installée, sur une distance plus courte. Le projet consiste à relier Londres et Tokyo via un câble passant par l’Arctique, diminuant ainsi la distance entre les deux villes mais aussi le temps de latence qui tomberait alors sous la barre des 170 ms. Coût s 4,5 milliards $.

Max Weber, dans son Éthique protestante, note la transformation qui s’est opérée dans les affaires à l’heure du capitalisme avancé. Il n’y a plus aucune question morale ou éthique – et encore moins religieuse – dans la façon de mener ses affaires et on assiste à la perte du sens même de cette course au profit. L’ascétisme professé par Benjamin Franklin à travers des tirades tel que « il ne tire rien de sa richesse pour sa personne, hormis ce sentiment irrationnel de bien ‹ accomplir sa profession › » ne trouve plus aucune prise dans le monde capitaliste d’aujourd’hui. La recherche du profit est toujours le but à poursuivre, mais elle s’est débarrassée de la recherche transcendantale qui l’accompagnait. Samuel Butler, célèbre utopiste de la fin du 19e siècle, fait cyniquement remarquer dans un livre aux accents nihilistes, qu’il en est ainsi parce que finalement, c’est ce que souhaite l’humanité 10, car les riches ne sont que l’accomplissement du désir caché des peuples. Et dans un registre bien différent, Adorno et Horkheimer ont pu écrire un avis sensiblement similaire : « De même que les hommes assujettis prirent toujours plus au sérieux que leurs seigneurs la morale qui leur venait de ceux-ci, de même les masses dupées d’aujourd’hui subissent, plus fortement que ceux qui ont réussi, le mythe du succès. Elles désirent ce qu’ils ont et insistent obstinément sur l’idéologie au moyen de laquelle on les asservit.»11 Une caricature de cet adage, « le temps, c’est de l’argent », a été montrée avec le film – mauvais par ailleurs – « Time Out »12, qui a pris le parti de le traduire littéralement. Dans ce scénario, les échanges ne reposent plus sur de l’argent mais sur du temps de vie que l’on vend comme moyen de paiement. Se créent alors deux mondes : celui des immortels (soit 102

des riches) et un ghetto où il est difficile de passer 30 ans (soit le monde des pauvres). La caricature aide à comprendre que le manque de temps peut être un facteur de soumission ou plutôt constituer une incapacité d’agir. Le temps manque aux hommes du ghetto, ainsi chaque jour est un combat pour gagner du temps de vie et s’ils le passent à autre chose, leur temps de vie s’amenuise et ils meurent. L’organisation d’une insurrection contre les immortels qui les maintiennent dans cet état de sursis permanent est donc impossible, car elle suppose une réserve de temps qu’ils n’ont pas. Rapporté à la réalité économique d’aujourd’hui, on comprend que, sans que les masses soient nécessairement dupes, la nécessité et la survie quotidienne peuvent entraîner cette incapacité d’agir.

13Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

On peut émettre l’hypothèse que le savoir, de plus en plus extérieur à l’homme, pourra être l’objet d’acquisitions et d’échanges, ce qui engendrera de nouveaux rapports entre les fournisseurs et les usagers de la connaissance, sur un modèle producteurs-consommateurs. Ainsi sa valeur d’usage sera dévalorisée au profit de sa valeur d’échange. « Au lieu d’être diffusées en vertu de leur valeur « formatrice » ou de leur importance politique, on peut imaginer que les connaissances soient mises en circulation selon les mêmes réseaux que la monnaie, et que le clivage pertinent à leur égard cesse d’être savoir/ignorance pour devenir connaissances de paiement/connaissances d’investissement, c’est-à-dire : connaissances échangées dans le cadre de l’entretien de la vie quotidienne versus crédits de connaissances en vue d’optimiser les performances d’un programme.»13 C’est en tout cas une thèse soutenue par Jean-François Lyotard, et les évolutions des deux dernières décennies ont eu tendance à lui donner raison. Même si la connaissance n’a pas concrètement encore remplacé l’argent dans son rôle de médiation, on constate qu’elle fait déjà moins l’objet d’une transmission de personnes à personnes, mais qu’elle s’acquiert. La question du caractère gratuit et libre d’accès de cette acquisition est l’un des enjeux majeurs aujourd’hui. Elle est, en effet, déterminante quant aux futurs des rapports économiques et sociaux et fait déjà l’objet d’âpres combats entre les défenseurs de la propriété intellectuelle et les partisans du libre. Des lois répressives et restrictives comme Hadopi en France, ou SOPA aux États-Unis – toujours plus efficaces dans la répression 103


que les Français ! – ne laissent pas présager du meilleur... Le maintien de l’ancien système de propriété de la connaissance paraît cependant être une sorte de sursis avant le passage à une logique globale de partage, telles que les licences Creative Commons le proposent, car il paraît vraiment absurde de laisser survivre un système de règles qui n’ont pas été pensées pour ce contexte. Mais dans des cas de plus en plus nombreux, la connaissance constitue déjà l’objet même qui est échangé, et cher (on pense ici à Google, Facebook...). share

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GNU

La philosophie du libre En 1985, Richard Stallman crée la Free Software Foundation et lance le projet GNU, système d’exploitation qui permet l’utilisation de tous les logiciels libres. Les contributeurs de ce projet sont pour la majorité bénévoles, animées par les principes du logiciel libre. Le but de ce projet selon Stallman est de « ramener l’esprit de coopération qui prévalait dans la communauté hacker », où les avancées de chacun se partageaient. Le concept de copyleft et les licences libres apparurent quelques années après.

Elles autorisent de copier, d’utiliser, d’étudier, de modifier et de distribuer une œuvre. « L’idée centrale du copyleft est de donner à quiconque la permission d’exécuter le programme, de le copier, de le modifier, et d’en distribuer des versions modifiées mais pas la permission d’ajouter des restrictions de son cru. C’est ainsi que les libertés cruciales qui définissent le logiciel libre sont garanties pour quiconque en possède une copie ; elles deviennent des droits inaliénables.» Richard Stallman

remix

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domaine public

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Les licences Creative Commons Publiées le 16 décembre 2002 pour créer une alternative aux lois très restrictives sur le copyright, six licences ont été alaborées par Creative Commons qui permettent aux titulaires de droits d’auteur de mettre leurs oeuvres à disposition du public à des conditions définies et plus souples, facilitant la diffusion d’oeuvres sur Internet. 1 Attribution Toutes les licences Creative Commons obligent ceux qui utilisent vos oeuvres à vous créditer de la manière dont vous le demandez, sans pour autant suggérer que vous approuvez leur utilisation ou leur donner votre aval ou votre soutien. 2 Pas d’utilisation commerciale Vous autorisez les autres à reproduire, à diffuser et (à moins que vous choisissiez

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« Pas de Modification ») à modifier votre œuvre, pour toute utilisation autre que commerciale, à moins qu’ils obtiennent votre autorisation au préalable. 3 Partage à l’identique Vous autorisez les autres à reproduire, diffuser et modifier votre œuvre, à condition qu’ils publient toute adaptation de votre œuvre sous les mêmes conditions que votre oeuvre. Toute personne qui souhaiterait publier une adaptation sous d’autres conditions doit obtenir votre autorisation préalable. 4 Pas de modification Vous autorisez la reproduction et la diffusion uniquement de l’original de votre oeuvre. Si quelqu’un veut la modifier, il doit obtenir votre autorisation préalable. Ces licences peuvent faire l’objet de combinaisons. (exemple : 1+ 2 +4)


La question de la légitimation

14 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

15 Entretien réalisé par Constance Rubini, Azimuts n°26, 2006

16 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 1990

Une dernière problématique que pose cette économie du savoir, et pas des moindres, concerne la légitimation du savoir scientifique. Puisque le savoir devient l’enjeu économique majeur ainsi que le lieu d’affrontement des puissances, il est urgent – et essentiel – de déterminer qui décide ce que l’on sait, au nom de quoi et comment. C’est une question qui se retourne – « qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ?»14 – ce qui explique que la réponse soit si difficile et que chacun se renvoie la balle. Certains sociologues des sciences comme Bruno Latour tentent de comprendre comment s’établit la connaissance scientifique, mais il semblerait justement que cela ne fasse pas partie des choses qui se décident, mais plutôt des choses qui « arrivent » après des découvertes parfois hasardeuses et des consensus communautaires… Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes éthiques à l’heure des convergences biotechnologiques, nanotechnologiques et des technologies de l’information. Le prospectiviste Thierry Gaudin confirme l’urgence de la situation en situant la conscience comme question centrale de l’économie cognitive15. Même si l’évolution du savoir se décidait, le problème de la légitimité des « décideurs » se poserait car la réelle classe dirigeante n’est plus la classe politique traditionnelle. Elle est composée de chefs d’entreprises, de hauts fonctionnaires, de dirigeants d’organismes professionnels, syndicaux ou confessionnels. Les États ont un rôle de plus en plus minimisé, de simple régulation et cette tâche tend à être confiée non plus à des administrateurs mais à des machines, qui doivent disposer de l’information la plus complète afin de prendre des bonnes décisions. « Nous approchons d’une mutation inouïe dans la connaissance : celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes » nous dit Edgar Morin, pensée partagée d’ailleurs par une large partie des sciences humaines. Et il ajoute « au premier chef [desquelles] les États »16 ce qui est loin d’être sûr au vue de l’amenuisement des pouvoirs publics face aux grandes firmes et à la finance. La question de l’accès aux informations risque donc d’être la prochaine source de tension entre les acteurs de systèmes différents et les différents pays. 106

Ci-contre : Photographie de containers dans le port du Havre, Pauline Gourlet, 2009 Leur aspect peut rappeler des serveurs informatiques ou des tours d’ordinateurs géantes.

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Exercice du pouvoir

17 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

Ci-contre : Dessin de couverture de L’Archiviste, de Peeters et Schuitten, Casterman, 2000

18 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

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« Le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement.»17 La performativité semble être la solution à ce problème de légitimation : si le système fonctionne bien, c’est qu’il est juste, CQFD. Il s’agit donc d’une légitimation par le fait. Comme nous l’avons déjà remarqué, il règne aujourd’hui une sorte d’idéologie de la transparence du monde, la croyance que nous vivons dans « la réalité » et la recherche de l’objectivité totale. Or il est impossible d’appréhender une réalité, il existe une multitude de filtres entre le monde et nous et les choses ne sont en aucun cas figées dans une réalité vraie et finie, définitive. Tout évolue constamment. Aussi peut-on envisager que le pouvoir réside effectivement dans la manipulation de cette réalité mais surtout dans le maintien de tous les hommes dans l’idée que le monde, dans son actuel fonctionnement constitue la « réalité », c’est-à-dire quelque chose qu’on ne peut remettre en question. Jean-François Lyotard explique très bien comment le maintien de cette illusion et donc l’exercice de ce pouvoir est possible : « [...] la « réalité » étant ce qui fournit les preuves pour l’argumentation scientifique et les résultats pour les prescriptions et les promesses d’ordre juridique, éthique et politique, on se rend maître des unes et des autres en se rendant maître de la réalité, ce que permettent les techniques. En renforçant celles-ci, on « renforce » la réalité, donc les chances d’être juste et d’avoir raison. Et, réciproquement, on renforce d’autant mieux les techniques que l’on peut disposer du savoir scientifique et de l’autorité décisionnelle. Ainsi prend la forme de la légitimation par le pouvoir. Celle-ci n’est pas seulement la bonne performativité, mais aussi la bonne vérification et le bon verdict.»18 Jacques Ellul, sociologue connu comme penseur de la technique, tient le même discours et considère qu’un pouvoir s’exerce sur les individus en ce qu’ils ne décident pas des choses qui pourraient agir sur leur propre réalité : « Les choix dans la société technicienne s’exercent à côté de la réalité de celui qui choisit. Le consommateur peut choisir entre des 109


19 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Éditions du Cherche-Midi, 1977

quantités d’objets divers. Mais il ne choisit jamais au sujet des investissements, or ce sont ceux-là qui dictent et décident de la consommation.»19 La question du choix n’est en effet jamais posée avec ses conséquences ; les populations se voient parfois demandées si leur fournisseur d’électricité les satisfont, mais en aucun elles ne seront sondées sur la consommation électrique versus les diminutions du risque nucléaire. L’existence même d’un « versus » n’est pas vraiment intégrée. (Heureusement les mentalités évoluent sur ce point et la conscience écologique se développe). La « réalité » reposant sur sa légitimité inhérente, serait donc le fait de quelques uns, maîtres de la technique – et donc de la richesse et donc du savoir puisque ces termes sont interchangeables ?

Ci-contre : Une salle de classe de l’École nationale professionnelle de Vierzon, 1887, fonds J. Charraud

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Le conditionnement

20 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Éditions du Cherche-Midi, 1977

« Très vite l’homme pense conformément à ce milieu. Il est formé pour le confort et l’efficacité. [...] Assurément, il ne voit pas clairement de quoi il s’agit, il ne discerne pas le système technicien, les lois de la Technique. [...] Être situé dans cet univers technicien, et en même temps ne pas discerner le système est la meilleure condition pour y être intégré, en faire partie de toute évidence, sans même s’en rendre compte.» 20

22 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Ci-contre : Une salle de classe au lycée français du Caire, 2009 L’homogénéisation du matériel scolaire (chaise, tableau, tables en plastiques...) et même des sols et faux plafonds font se ressembler toutes les salles de classe. Celle-ci est au Caire mais elle pourrait tout aussi bien se trouver en région parisienne.

21 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

23 Antoine Prost, « la place de l’école dans la société. L’Éducation Nationale depuis la Libération », Les Cahiers français(285), La Documentation français, 1998

son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d’assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin » 22. Lyotard dénonce ici la doctrine de l’activisme instrumental, dont les vertus ont été vantées par Parsons notamment au milieu du 20e siècle. Finalement, plus de cinquante ans après, l’activisme rationnel semble avoir fait son chemin et la question éducative a été le lieu d’un affrontement entre les « réalistes » et les « utopistes » – quand ils ne sont pas taxés de « profiteurs » – et a immobilisé l’université pendant une année entière, il y a tout juste deux ans. Cette grève a révélé la profondeur de la division sociale. Il devient honteux, soi-disant irresponsable et égoïste, de rêver un sens à l’éducation autre que celui de trouver du travail. Il devient donc difficile de maintenir des formations de l’esprit non-rentables immédiatement. « Le message implicite de l’école – plus fort que tous les discours magistraux – est qu’une seule chose compte dans la vie : avoir un emploi et un bon salaire. Or ce message est inacceptable : on ne peut fonder le système scolaire sur un tel principe » 23 s’indignent encore quelques uns. Il est amusant de constater que la difficulté de « réinvention du monde » et de ses valeurs – terme médiatique par excellence – est aujourd’hui dénoncée par ceux-là même qui la rendent impossible et que cette « crise » de l’imagination coïncide avec l’épanouissement de cette mentalité fonctionnaliste.

L’homme naît dans ce système, dans cette évidence que la performativité et la rationalisation sont les clés à appliquer à tous les problèmes. D’autant que, comme le fait remarquer Marshall McLuhan, « tous les médias ont ce pouvoir d’imposer à quiconque n’est pas sur ses gardes les postulats sur lesquels ils reposent » 21, donc il n’y a pas de raison de remettre en cause ce système, intégré comme nature, à moins d’y être amené par quelque chose d’extérieur. Mais l’éducation et l’instruction conditionnent l’homme à cet univers. Elles ont perdu la gratuité qui reposait sur la transmission et le partage des connaissances pour elles-mêmes, elles poursuivent aujourd’hui un but : produire une main d’œuvre compétente pour faire perdurer « la réalité » et non éduquer des hommes capables d’un travail réflexif sur le monde pour y tenter un dessein. « La transmission des savoirs n’apparaît plus comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans 112

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L’intériorisation du contrôle

Il n’est plus aujourd’hui possible, en France et plus globalement en Occident, de parler de pouvoir centralisé exercé sur les masses ou de transmission unilatérale des informations. Le développement des moyens de communication, comme nous l’avons évoqué, a provoqué un éclatement des sources qui permet à chacun l’accès à une tribune – encore faut-il connaître le langage informatique. Mais il y a bien pouvoir et il y a bien contrôle : le pouvoir de la « réalité » et le contrôle du respect de son idéologie. Ici l’adage « diviser pour mieux régner » a été la première méthode appliquée. Avec l’accroissement de la technique, l’hyperspécialisation est, en effet, devenue normale et vue comme solution nécessaire. Ainsi, les hommes sont rendus sourds et muets, incapables de se comprendre d’un domaine d’activités à l’autre, répétant par là l’histoire de Babel. Gilles Deleuze en donne un très bon exemple au tout début de sa conférence à la Fémis : « Ce serait, heu…, ce serait du genre : qu’est-ce que vous faites au juste, vous qui faîtes du cinéma ? Et moi, qu’est-ce que je fais au juste quand je fais, ou quand j’espère faire de la philosophie ? Eh ! Est-ce que l’on a quelque chose à se dire, en fonction de cela ? Alors bien sûr, cela va mal chez vous, mais ça va très mal aussi chez moi [rires].» 24

24 Gilles Deleuze Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis 17/05/1987

L’union de nos forces et de nos compétences en vue de dépasser ce qui existe, n’est alors plus possible. Cette découpe du réel en champ d’études disjoints finit par donner l’impression que cette séparation arbitraire est le réel lui-même et la vision parcellaire qui en résulte empêche toute mise en récit globale et toute pensée critique ambitieuse : aux timides tentatives, il sera opposé leur incompétence et leur manque d’expertise dans telle ou telle spécialité. De plus, tous les secteurs, soussystèmes qui s’influencent les uns les autres, tendent chacun, avec leur logique propre, à croître, à se développer, complexifiant les techniques et participant à l’accélération générale, qui s’apparente désormais à une course folle. Un ralentissement ou un remaniement de cette organisation fragmentée ne peut intervenir que si la coordination de tous ces soussystèmes est rendue possible, c’est-à-dire si une autorité se voit reconnaître cette légitimité. Tant que ça n’est pas le cas, chaque domaine d’activités se voit contraint de participer à cette course, sous peine de se voir exclure ou remplacer.

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25 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

25 Alain Touraine, Un Nouveau paradigme, Paris, Fayard, 2005

27 Gilles Deleuze Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis 17/05/1987

Mais une constante se retrouve quelque soit le domaine : le processus de rationalisation. La pensée rationalisante fonde toute sa réflexion sur une logique disjonctive, qui sépare et hiérarchise les données. Elle n’envisage pas d’autres modalités logiques, telles par exemple celles de la pensée complexe, qui utilise, elle, une logique conjonctive : distinguer pour unir. Comme le fait remarquer très justement Lyotard, « la pensée aujourd’hui paraît requise de prendre part au procès de rationalisation. Toute autre manière de penser est condamnée, isolée, et rejetée, comme irrationnelle.»25 Ainsi, toute autre façon d’associer les informations entraîne une labellisation de son auteur : il est reconnu par la société soit comme fou, soit comme artiste  ; dans les deux cas, il est marginalisé. Le contrôle de l’adaptation de chacun à cette réalité ne s’effectue pas de manière visible dans un rapport de force évident. Alain Touraine, sociologue français, lorsqu’il tente de définir le nouveau paradigme social parle d’une domination intériorisée et non plus extérieure : « La domination s’infiltre dans toutes les parties de la société, et surtout à l’intérieur des acteurs eux-mêmes, comme Michel Foucault l’a montré avec tant de force » 25. Le déplacement de son origine, mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, n’enlève rien à la violence de cette domination. C’est Gilles Deleuze qui a le plus développé les demi-mots du texte foucaldien et écrit sur les « sociétés de contrôle ». Dans ce modèle, chacun est agent de contrôle de tout le monde et ce à l’aide de l’information. « Informer c’est faire circuler un mot d’ordre.»27 Et à la question de savoir si le maintien du système tient au contrôle de la masse par quelques uns, comme nous l’avons posée plus haut, la réponse est non. À partir du moment où la production de n’importe quelle information est accessible librement, ce sont les mots d’ordre de tous qui tissent la toile de contrôle de chacun. Le maintien de « la réalité » par l’accroissement des techniques relève donc de tous les secteurs combinés, et à l’intérieur de ses secteurs, de l’action de chacun, et non d’une oligarchie conservatrice de ses intérêts. Walter Benjamin remarquait déjà ce phénomène de contrôle de tous par chacun, lors de l’apparition du cinéma : « L’élément décisif est ici que, [au cinéma] plus que nulle part ailleurs, les réactions individuelles, dont l’ensemble constitue la réaction massive du public, prennent en compte, dès le départ, leur transformation imminente en un phénomène de masse, et 115


28 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Gallimard, 2000 (écrit en 1935, première parution 1955))

29 Gilles Deleuze Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis 17/05/1987

Charles Ensor, Ensor aux masques, 1899. Huile sur toile. 120 x 80cm. Komaki, Japon, Menard Art Museum. Ce tableau est une superbe représentation de ce double mouvement intérieur-extérieur. D’un côté la foule oppressante

ne montre pas son visage mais se cache avec des masques monstrueux. De l’autre, l’artiste, à visage découvert, nous regarde droit dans les yeux, du fond de son âme, hésitant à céder à la conformité...

que, au moment même où elles se manifestent, ces réactions se contrôlent mutuellement.» 28 On assiste donc à un mouvement croisé : d’un côté, une extériorisation de la réalité (voir la partie 1), et de l’autre une intériorisation du contrôle. Mais ce deuxième mouvement n’est en fait que la conséquence du premier. Plus le réel est codifié et signifiant, plus il incombe à chacun d’en vérifier les conventions. Bien sûr, la richesse joue un rôle et donne plus de pouvoir quant aux décisions techniques, mais on ne peut cependant parler de réelle domination, tant elle est partagée et assimilée en chacun. Il est plus approprié de parler d’idéologie. « On nous dit ce que nous sommes censés être en état de croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou même pas de croire, mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions. C’est ça l’information, la communication, et, indépendamment de ces mots d’ordre, et de la transmission de ces mots d’ordre, il n’y a pas de communication, il n’y a pas d’information. Ce qui revient à dire : que l’information, c’est exactement le système du contrôle.» 29 L’enjeu autour de la production, de l’accès et du stockage des informations a donc une double portée : la constitution d’une réalité autolégitimante et l’accroissement de la puissance, c’est-à-dire du moyen d’action sur cette réalité.

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La technique : un système autonome ? « Il n’y a pas d’exagération à dire que l’avenir des sociétés modernes et la stabilité de leur vie intérieure dépend en grande partie du maintien d’un équilibre entre la force des techniques

et la capacité de réaction personnelle de chaque individu.» Discours de Pie XII, 17 février 1950 reporté dans Osservatore Romano, le 24 février 1950

Avec le développement exponentiel de la technique, la question du rapport de l’homme avec celle-ci se pose avec acuité. Certains des auteurs dont nous avons déjà présenté les points de vue ont proposé des grilles d’analyses qui valent la peine ici d’être évoquées. (Cette présentation suit un ordre chronologique.)

École de Francfort  Critique politique de la technique Les philosophes de l’école de Francfort se sont appuyés sur Marx et sur la critique de l’appropriation des moyens de production comme système de domination de la classe prolétarienne. Mais en ce qui concerne la technique, ils sont allés plus loin que la théorie marxiste en critiquant le caractère politique de la technique elle-même, et non simplement celui de son utilisation. Benjamin a par exemple parlé de la modification de l’attitude de la masse dans sa réception de l’art du fait de l’évolution technique en évoquant un contrôle mutuel des réactions – ce qui fait écho au contrôle de Deleuze. Adorno et Horkheimer ont pu dire : « Le progrès sépare littéralement les hommes.» 30 Mais celui qui a fondé le cœur de sa théorie sur cette question de la place de la technique est Herbert Marcuse, dans son ouvrage le plus célèbre paru en 1964, L’Homme unidimensionnel. Pour Marcuse, la technique cache – ou révèle si l’on y prête attention – un Projekt, c’est-àdire qu’elle est la manifestation du projet de l’homme pour l’homme. « En elle se projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses.»31 Mais elle est aussi source de domination car elle se Ci-contre : Détail de l’affiche du film 2001 : l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick, sorti en 1968. Dans ce film, HAL, l’ordinateur du vaisseau prend le contrôle sur l’homme.

30 Theodor W. Adorno et Max Horkeimer, La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974 (écrit en 1944)

31 Herbert Marcuse L’homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, Paris, 1968


32 Idem.

33 Idem.

34 Jürgen Habermas, La Science et la technique comme « idéologie », Paris, Éditions Gallimard, 1968

donne pour indispensable et convainc les individus de leur dépendance vis-à-vis d’elle. Une émancipation de l’humanité n’est alors envisageable que si la science et la technique elles-mêmes se voient révolutionnées, sans quoi « l’horizon instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnellement totalitaire.» 32 Il est donc impensable pour Marcuse de ne pas penser la technique sur un plan politique, car « quand la technique devient la forme universelle de la production matérielle, elle définit toute une culture, elle projette une totalité historique – un ‹ monde › » 33. Malgré l’indifférence de l’univers technologique aux desseins politiques, elle n’en constitue pas moins un système qui détermine l’expérience vécue et les perceptions humaines, recréant ainsi une nature pour l’homme, mais une nature sur laquelle, de fait, il est possible d’agir d’une action politique. Quatre ans après ce texte, Jürgen Habermas, l’un des plus jeunes membres de l’école de Francfort, y répond dans l’intention d’y apporter quelques nuances, ce qui donnera La Technique et la science comme « idéologie » 34. Habermas identifie deux tendances : l’accroissement de l’activité interventionniste de l’État et l’interdépendance grandissante de la recherche et de la technique. Selon lui dans ce contexte, la technique et la science jouent en réalité le rôle d’arguments d’autorité : l’évolution sociale paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique, variable autonome, produisant des contraintes « objectives » auxquelles doit se conformer une politique fonctionnelle. Il constate donc un mouvement de dépolitisation des masses, au moment même de l’augmentation de l’activité de l’État, légitimé par une technicisation des tâches politiques. L’intervention étatique doit en effet correspondre à une prise en compte des données en vue d’une solution « objectivement » souhaitable, c’est-à-dire en vue de la bonne performativité du système qui assure ainsi sa propre légitimité. Aussi est-il nécessaire que cette intervention ne soit plus politique. L’idéologie technocratique sert alors de légitimation à cet abandon de pouvoir. Les postulats à la base de cette thèse paraissent aujourd’hui avoir été démentis : non seulement il n’y a pas accroissement mais plutôt réduction de l’activité étatique, mais l’hypothèse d’une dépolitisation ne s’est absolument pas confirmée, trouvant même d’autres modalités d’expression que les 120

35 Philippe Breton, L’utopie de la communication, Paris, Édions La Découverte, 1992

36 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Éditions du Cherche-Midi, 1977

urnes (associations, ONG, blogs politiques...). Mais replacé dans une perspective chronologique, ce genre de pensées s’inscrit peu de temps après les découvertes cybernétiques et les propositions d’administrations robotiques des sociétés, telles que Norbert Wiener a pu les imaginer. Plus traumatisé par la guerre et la folie humaine que désireux d’asservir l’homme par la machine, Norbert Wiener, célèbre pour ses découvertes sur le feed-back, a en effet rêvé dans les années cinquante « l’utopie de la communication » 35 : lutter contre l’entropie par la communication et autoréguler les affaires sociales grâce à des automates. Même si elle n’est plus incarnée par des représentants identifiables, cette vision semble être la direction tacite de l’humanité : l’impossible légitimation de l’État, l’omniprésence de la communication et l’accroissement de la technique dans tous les domaines du langage en témoignent.

Jacques Ellul  Le système technicien « L’Utopie est dans la société technicienne, l’horizon de la technique. Rien de plus.» 36 Une autre vision de la technique est développée par Jacques Ellul à la fin du siècle dernier. Se revendiquant à la fois marxiste et théologien protestant, Ellul soumet une réflexion qui joue autour d’une ligne aux accents apocalyptiques : l’exclusion de l’homme du système technicien. Pour lui, les caractéristiques de la technique sont l’autonomie, l’unité, l’universalité et la totalisation. Elle forme alors un système qui se développe selon sa propre logique et ses propres règles : elle pose l’homme à côté d’elle et lui impose son emprise en constituant pour lui l’illusion d’une réalité. Ses principes de progression sont l’auto accroissement, c’est-à-dire une extension selon une logique interne et sans intervention intentionnelle de l’homme, l’automatisme, elle décide seule de la direction de son progrès, l’absence de finalité, c’est-à-dire qu’elle détermine son accroissement en fonction des possibilités de croissance déjà existantes et non selon des fins préétablies, et l’accélération, phénomène de croissance à courbe exponentielle et non régulière.

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37 Idem.

38 Idem.

39 Idem.

40 Idem.

Ces principes posés, Ellul nuance son propos en redonnant une place relative à l’homme : « C’est qu’en réalité, il ne faut pas confondre système technicien et société technicienne. Le système existe dans sa rigueur, mais il existe dans la société, vivant à la fois en elle, et greffé sur elle. [...] Et c’est dans ce complexe que vient se situer comme un corps étranger, envahissant et irremplaçable, le système technicien. Il ne fait pas de la société une machine. Il modèle la société en fonction de ses nécessités, il l’utilise comme support, il en transforme certaines structures, mais il y a toujours une part imprévisible incohérente, irréductible dans le corps social.» 37 Mais on sent dans toute son œuvre une hésitation quant à la marge de manœuvre laissée à l’humain dans ce système. L’action humaine est parfois réduite à néant dans cet univers technique, parfois porteuse de conséquences ; on sent que l’espoir – chrétien ? – ne veut pas céder la place à une facilité désabusée. Du point de vue de l’organisation sociale, il partage l’idée que chaque homme a été promu agent de contrôle de tous et que le progrès technique engendre des réglementations plus strictes, des interdictions plus nombreuses, des surveillances plus étroites, des numérations incessantes, toutes ces caractéristiques mises en avant dans le texte déjà cité de Gilles Deleuze sur les sociétés de contrôle... L’espoir réside néanmoins dans la constitution d’une résistance, credo qu’il a d’ailleurs mis en avant dans toute son œuvre. « Exister, c’est résister » 38. Ici, résister signifie tenter de « réinsérer dans le système technicien des informations qualitatives externes susceptibles de modifier le processus à son origine – là se situe le conflit et non pas selon une stupide imagerie, dans une concurrence entre l’ordinateur robot et l’homme dépossédé de son cerveau !» 39 Mais ce qui rend la résistance difficile, c’est que « l’homme de notre société n’a aucun point de référence intellectuel, moral, spirituel, à partir de quoi il pourrait juger et critiquer la technique.» 40 Après Ellul, de nombreux chercheurs ont continué ses travaux, on peut par exemple citer Raymond Kurzweil, théoricien américain à l’origine des thèses sur la singularité technologique et le transhumanisme. Ces théories franchissent la ligne avec laquelle Ellul jouait et prédisent l’avènement d’une société maîtrisée par les intelligences artificielles.

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Lyotard  La Monade en expansion

41 Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988

42 Idem.

La pensée de Jean-François Lyotard sur le sujet de la technique ne suit pas une ligne régulière, loin de là. Dans son fameux essai sur la postmodernité, l’accroissement technologique n’est pas mis en avant comme réel sujet, il est abordé rapidement dans sa relation au savoir et la recherche de sa légitimité, ainsi qu’au travers de son aspect performatif dans une économie devenue économie de la connaissance. La recherche de Lyotard n’inscrit donc pas la technique dans cet ouvrage fondateur comme élément autonome et déterminant. C’est dix ans plus tard en 1988, dans L’Inhumain, que Lyotard parlera d’une sorte de métaprojet historique dépassant l’homme et impliquant un nécessaire développement de la technique. Ce texte très beau, à la frontière de la sciencefiction, est fascinant et effrayant à la fois et il ne cesse de surprendre. Il reprend dans cet essai l’image de la monade, concept philosophique développé par Leibniz. Le monde tendrait en réalité à devenir une monade complète – ce que Leibniz appelle Dieu – en étendant son savoir à l’infini. Et de même que Dieu sait toute chose simultanément, qu’elle soit passée, présente ou à venir, le futur ne serait plus inconnu. Il serait prévu grâce à la multiplication des informations qui permettent une prédiction des évènements : si l’on sait tout, alors on peut savoir le futur, car tout le champ des possibles sera couvert et leur logique d’agencement comprise. « La croissance des systèmes technico-scientifiques paraît aimantée par cet idéal de Mathesis Universalis ou, pour user de la métaphore borgésienne, de Bibliothèque de Babel. Saturer l’information consiste à neutraliser plus d’évènements.» 41 Pour Lyotard, les points de convergences de la recherche scientifique autour du corps humain et du langage en sont un indice : « [...] l’un des objectifs essentiels de la recherche aujourd’hui [est] de parvenir à briser l’obstacle que le corps oppose au développement des technologies communicationnelles, soit à la nouvelle mémoire en expansion. [...] Toutes paraissent converger vers le même but : rendre le corps adaptable à des conditions de survie non terrestres, ou lui substituer un autre corps.» 42

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La technique trouverait donc son moteur de développement dans des principes complètement étranger de l’homme, relayé au rang de serviteur docile d’un projet qui le dépasse. Une histoire plus vaste lui préexiste et il n’en a pas conscience, il ne fait que l’accomplir...

Extrait « Si la nouvelle culture peut produire des effets si divergents, de généralisation et de destruction, c’est qu’elle ne paraît relever du domaine humain ni par ses buts, ni par ses origines. Comme le développement du système technico-scientifique le montre à l’évidence, la technologie et la culture qui lui est associée sont nécessitées à poursuivre leur essor, et cette nécessité doit être rapportée au procès de complexification (de nég-entropie) qui a eu lieu dans l’aire cosmique habitée par l’humanité. L’espèce humaine est pour ainsi dire ‹ tirée en avant › par ce processus sans avoir la moindre capacité de le maîtriser. [...] L’espèce humaine est déjà saisie par la nécessité d’avoir à évacuer le système solaire dans 4,5 milliards d’années. Elle aura été le véhicule transitoire d’un procès très improbable de complexification. L’exode se programme d’ores et déjà. La seule chance qu’il ait de réussir, c’est que l’espèce s’adapte à la complexité qui la défie.»

Ci-contre : Forme générée par programmation. Projet de Fractal Lab, 2011

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Manuel Castells La négation de la mort Pour Manuel Castells, l’accroissement technologique est dû au mode de développement nouvellement constitué qu’est « l’informationnalisme » – succédant à l’ère industrielle. La production, l’accès et le traitement des informations supposent des technologies de plus en plus sophistiquées et fines. Il n’y a pas dans l’analyse de Castells sur les sociétés en réseaux, la crainte d’une intelligence artificielle qui viendrait se substituer à l’homme ou qui imposerait sa logique de développement déshumanisant la planète... Il remarque cependant que les transformations technologiques qui ont le plus d’impact dans nos rapports au monde sont celles qui touchent à la vie. Une dissolution des fondements biologiques de l’existence humaine est frappante, ne serait-ce que dans ses conséquences sociales : la prise en charge des personnes âgées, la fin des rites de deuil, la promotion de la vie saine,... Comme le notaient d’ailleurs Lyotard et Merleau-Ponty (cf note 38), une progressive « décorporalisation » de la vie est au centre des recherches scientifiques et la mort est de plus en plus gérée « à côté » de la société, dans un temps qui s’arrête, qui s’extrait du rythme de la vie (dans des hôpitaux ou des maisons de retraite par exemple).

43 Matrix, Larry et Andy Wachowski, 1999

tème autonome ? Quels sont les moyens de résistance face à la technologie ? Qu’est ce qui relève de l’humain ? L’origine de cette domination n’est pas connue, mais il est intéressant de l’imaginer. Y a t-il eu un combat opposant des armées d’hommes contre des armées de ferraille ? Ou l’homme a-t-il progressivement préféré vivre un rêve, loin des problèmes de la Terre et de son corps ? Faut-il voir la technique comme un objet qui tend à s’émanciper de l’homme et qui finira par lui imposer sa domination, ou gardera-t-elle le statut de production humaine, maintenue sous son contrôle ? Question qui ne se poserait pas si la technique était pensée et progressait à partir d’une vraie intentionnalité humaine. George Kubler, historien de l’art du siècle dernier, faisait le constat que, plus une société utilisait un outillage sophistiqué et complexe et plus elle approchait de sa fin, pour se régénérer et repartir sur des bases plus essentielles. Où en est-on technologiquement à l’échelle de notre séquence ?

La technique et la science-fiction  L’exemple de Matrix 43 Les progrès scientifiques et techniques sont bien sûr sujets à investigations et à projections pour les auteurs de science-fiction. Un exemple de prise de pouvoir de la machine et d’asservissement de l’homme, en écho aux théories de singularité technologique, se retrouve dans le film Matrix. Les techniques ont évolué au point que les machines aient été rendues suffisamment intelligentes pour s’auto organiser, s’auto réparer, s’auto surveiller, en s’alimentant sur l’énergie des corps humains. Elles constituent un système totalitaire où les hommes sont endormis dans des incubateurs, branchés sur un monde virtuel qu’ils croient être la réalité. Les questions que pose ce scénario sont donc pertinentes quant au débat sur la technique ; et ce à différents niveaux : qu’est-ce que la réalité ? Les machines peuvent-elles constituer un sys126

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Projet politique : VERS UN ralentissement Après avoir développé des technologies de plus en plus sophistiquées et fait des découvertes scientifiques incroyables et nombreuses, nous en sommes arrivés paradoxalement à la conclusion que notre science était incertaine et inexacte. Explorant des échelles à la fois de plus en plus petites et de plus en plus grandes, nous prenons conscience de notre ignorance. « En s’intéressant aux indécidables, aux limites de la précision du contrôle, aux quantas, aux conflits à information non complète, aux fracta, aux catastrophes, aux paradoxes pragmatiques, la science postmoderne fait la théorie de sa propre évolution comme discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale. Elle produit non pas du connu mais de l’inconnu.» 45 L’homme a aussi pris conscience que ses actes entraînaient des conséquences souvent irréversibles et que, du fait même de l’inexactitude scientifique, il ne peut pas toutes les prévoir. La théorie du chaos qui se fonde notamment sur l’exemple de l’effet papillon d’Edward Lorenz, explique l’impossibilité de prise en compte de tous les paramètres qui influent ou découlent d’une situation donnée, même à l’aide des nouveaux moyens de calculs hyper-performants. Car toute action, même la plus infime, a une influence qui peut s’avérer déterminante. 45 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

Ci-contre : Hokusai, The Big Wave, gravure sur bois, 1829-32. Face aux catastrophes naturelles et à la dégradation de la Terre, des philosophie de préservation sont apparues, telle l’écologie, tentant de ralentir le rythme de destruction de la planète.

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46 Déclaration de RIo, 1992

47 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Éditions du Seuil, 2004

Ces constats placent alors les sociétés dans une position complexe d’incertitude généralisée. Dans tous les domaines, il devient difficile de prendre des décisions car la conscience du risque d’erreur par manque de connaissances et la responsabilité qui en découle se répand. La finitude des ressources terrestres est un fait et l’action de chaque nation, même de chaque individu sur celles-ci, engendre des conséquences partagées par tous. Des principes fondés juridiquement sur la notion « d’incertitude scientifique » ont été adoptés mondialement pour empêcher de potentielles catastrophes technologiques. Le principe de précaution, adopté par les Nations Unis en 1992, stipule : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement.» 46 C’est Hans Jonas, philosophe allemand, qui posa le principe de responsabilité en 1992 dans le livre du même nom. Ce texte a eu des répercussions importantes et fut à la base des discussions politiques sur le principe de précaution. Jonas y prescrit la connaissance avant l’action, car l’action technologique peut entraîner des conséquences destructrices pour l’homme. Sa devise, in dubio pro malo, dit qu’en cas d’incertitude sur ces risques, il faut toujours envisager les possibilités les plus pessimistes avant la mise en place d’une nouvelle technologie. L’homme est, en effet, responsable vis-à-vis de tous et surtout vis-à-vis de ceux à venir que sont les générations futures. Ainsi il ne doit rien faire qui dégrade la qualité de l’existence sur la Terre. Cette idée est d’ailleurs reprise par des auteurs comme Ulrich Beck (Société du risque) ou Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé) : « On peut se fixer sur le scénario du pire non pas comme pouvant ou devant se produire dans l’avenir mais en tant qu’il pourrait ou devrait se produire si l’on entreprenait telle action. Dans le premier cas, le scénario du pire est de l’ordre d’une prévision ; dans le second c’est une hypothèse conditionnelle dans une délibération qui doit aboutir à choisir, parmi toutes les options ouvertes, celle ou celles qui rendent ce pire acceptable. C’est une démarche «minimax» : rendre minimal le dommage maximum.» 47

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Or le risque n’est pas une réalité mesurable ou objectivable, mais il représente la conscience de la vulnérabilité d’une société. En Occident, on est passé historiquement de la notion d’ « accident », apparue au 18e siècle, à celle de « prévoyance » puis de « prévention » au 20e, pour arriver à la « précaution » au 21e siècle, ce qui traduit une conscience de plus en plus aiguë quant à une possible destruction de l’humanité par elle-même. Mais, se penser et agir à partir de la théorie du risque, c’est entériner un mode de direction des sociétés qui ne se revendique plus du projet mais qui assume la diversité des possibles, qui saute d’un choix à l’autre en fonction de leurs potentiels catastrophiques. La discussion politique s’oriente donc par à-coups, à la recherche de consensus sur la base du savoir, et non en fonction de fondements moraux à la recherche d’une transcendance pour l’homme. Le progrès scientifique et technique y occupe une place ambivalente : il a le rôle du pharmakon de Platon. À la fois remède et poison, il peut entraîner le pire comme le meilleur.

48 Marshall McLuhan, The Medium is the massage, London, Penguin Classics, 2008 (first edition 1967)

49 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

Cette situation entraîne politiquement un certain ralentissement dans la prise de décisions d’application de découvertes scientifiques, voire un certain immobilisme. Marshall McLuhan impute à la technologie électrique, qu’il associe à une extension de notre système nerveux, la nouvelle conscience de la responsabilité de chacun vis-à-vis de tous dans le « village global » 48. Ainsi écrit-il : « En précipitant ensemble en une implosion soudaine toutes les fonctions sociales et politiques, la vitesse de l’électricité a intensifié à l’extrême le sens humain de la responsabilité. [...] C’est à cause de cette implosion électrique qui impose la participation et l’engagement, en dehors de quelque « point de vue » que ce soit, que notre époque est celle de l’angoisse.» 49 La conscience écologique et la conscience du risque reposent effectivement sur la peur et la culpabilité. Le progrès ne représente plus l’espérance du futur et le projet n’est plus la modalité réflexive du développement des sociétés : la valeur principale dont est chargé le futur est alors devenue la transmission. Du point de vue de la transmission, la responsabilité et la dette sont les critères de jugement de l’activité humaine.

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Il en résulte un souci de préservation et de conservation de l’état du monde qui annule le temps, ou en tout cas, qui traduit une volonté de ne pas laisser ses traces mais de conserver du mieux possible celles de nos prédécesseurs. Une législation mondiale de plus en plus importante touche à cette sauvegarde des patrimoine naturel, historique mais aussi immatériel et maintient un état passé en vue de la transmettre au futur, dans une négation du présent qui vient complètement en contradiction avec l’expérience vécue, de plus en plus entièrement inscrite dans le présent.

Ci-contre : Brancusi, Le baiser, 1910. Cette représentation montre l’immobilité qui découle de l’amour de son prochain et la peur de lui nuire.


« En raison de la convergence entre l’évolution historique et le changement technologique, nous expérimentons un mode purement culturel d’interaction et d’organisation sociales. C’est pourquoi l’information est un ingrédient essentiel de notre organisation sociale. C’est pourquoi les flux de messages et d’images entre réseaux constituent la trame première de notre structure sociale.»1 1 Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

Outillage mental


Ce constat que nous sommes à deux pieds dans un monde culturel, abstraits de la nature par toutes sortes de médiations, est un paradigme communément accepté. Mais quel est notre outillage mental, c’est-à-dire quelle perception est médiée par quelle technique, et quelles sont les tendances de son évolution ? Car comme le revendique Marshall McLuhan, les technologies ont un effet sur nos perceptions sensorielles, et c’est donc ce que l’on prend pour naturel qui est en fait le résultat de notre culture. « Ce n’est pas au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance.» 2 Selon lui, les techniques ont toutes vocations a être un prolongement de l’homme. Ainsi voit-il l’art comme un moyen de rendre visible les implications de la technique sur l’homme : « [...] les arts sont des contre-milieux ou des antidotes qui nous donnent les moyens de percevoir le milieu luimême.» 3 Nous aborderons ici les mutations visibles dans les représentations qui traduisent des changements d’ordre perceptif et sensoriel, eux-mêmes dus à des innovations technologiques. Page précédente : Recherche Google Images de l’artiste Joseph Kosuth.

Doubles pages extraites de : Marshall McLuhan, The Medium is the massage, mise en page de Quentin Fiore, London, Penguin Classics, 2008 (first edition 1967)

2 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

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3 Idem.


De la ligne au point

Ci-contre Général J. G. Roche Forlong, 1883, Rivers of Life or Faiths of man in all lands

« Tout oppose le réseau au récit » 4

Ci-dessous : Eliza Hart Spalding, L’Échelle protestante, 1845

L’éternité dynamique du réseau 4 Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Éditions Flammarion, 2002

Le modèle linéaire de la chronologie est un moyen de représentation du monde qui a longtemps prévalu – à différentes échelles, la vie humaine, la génération, l’Histoire – mais qui n’est plus vraiment pertinent actuellement. Cette représentation suppose en effet une narration : elle situe un début et une fin, elle énonce une succession, elle établit un ordre séquentiel de lecture, elle correspondait donc aux besoins d’une époque où le récit était primordial pour dire l’état des choses du monde. Or comment maintenir une telle représentation quand les évènements ne se succèdent plus mais sont simultanés ? Quand ce qui compte n’est plus de comprendre les causes et les effets des évènements, mais de pouvoir capter un instantané des enjeux du moment le plus actuel possible ? La représentation qui semble mieux convenir pour rendre compte de l’état actuel des sociétés est celle de points interconnectés, de nœuds reliés qui forment ensemble une maille à géométrie souple et variable, ondulatoire et éphémère. L’image du réseau est devenue le symbole de la nouvelle morphologie sociale et planétaire. En permanente reconfiguration, le réseau représente une texture de relations complexes et mobiles, où les liens entre les nœuds sont au moins aussi importants que les objets rapprochés par eux. Cette trame de connexions permet ainsi la circulation des flux, qui sont le mode de gestion par excellence aujourd’hui, que ce soit les flux d’argent, d’informations, de personnes, de marchandises, d’eau... Cette visualisation du temps et des choses est une traduction de la synchronie générale sur le mode du présent. Le passé et le futur n’entrent pas dans cette nouvelle forme, ils n’ont pas de raison d’être représentés. L’adoption d’une représentation est déterminée par les besoins d’une culture à un moment donné, mais, dans un mouvement d’aller-retour permanent, il produit cette culture en lui offrant une base symbolique. De fait, le réseau participe à la production et au maintien de la seule temporalité du présent, de ce continuum sans début et sans fin. Gilles Deleuze a par exemple décrit ce continuum comme un « fais139


5 Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Paris, Éditions de Minuit, 1990

6 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

Ci-contre : Katrin Schacke, Cartographie des savoirs, Stanley Magazine, 2009 7 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Éditions du Cherche-Midi, 1977 8 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

ceau continu », « une mise en orbite »5, où la notion de mouvement incessant et non terrestre se fait jour : on s’extrait des lois naturelles en niant la temporalité terrestre. On rentre dans une sorte d’éternité dynamique où la reconfiguration est permanente mais atemporelle. L’expression « temps réel », utilisée pour décrire cette temporalité permise par les nouvelles techniques de visualisation et d’enregistrement, est le temps du réseau. Son langage est numérique, c’est-à-dire à base de chiffres encodés, qui permettent la connexion des nœuds, l’accès ou le rejet au réseau. Sa structure est capable de s’étendre à l’infini tant que les connexions sont permises et que les codes se reconnaissent. Le réseau ressemble à une toile ou une maille, à un circuit fait de bifurcations et de ramifications. Marshall McLuhan le considère comme l’extension de notre système nerveux et c’est vrai que l’on est proche de l’image de la synapse, cette zone de contact qui permet le transfert d’information. « Pendant l’âge mécanique, nous avons prolongé nos corps dans l’espace. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologies de l’électricité, c’est notre système nerveux central lui-même que nous avons jeté comme un filet sur l’ensemble du globe, abolissant ainsi l’espace et le temps.»6 Comme les synapses pour les messages nerveux, les nœuds du réseau sont traversés par des messages, des informations, qui les repositionnent les uns par rapport aux autres. Ils ont par ailleurs un moyen d’action sur ces messages et c’est en cela que l’accès au réseau est fondamental, parce que le point relié est à la fois une donnée et un acteur. Et ces processus d’inclusion, d’exclusion, d’action, de reconfiguration s’exécutent à une vitesse de plus en plus abstraite pour un cerveau humain. L’une des conséquences de cette représentation, c’est de rendre conscient de l’influence de chaque action, de chaque nœud sur tous les autres. Le réseau implique une responsabilisation et impose la participation. Jacques Ellul, dont nous avons déjà parlé, l’imputant à la technologie faisait le même constat : « Le système supprime en particulier la possibilité d’être dégagé.»7 Marshall McLuhan a eu une formule qui résume très bien ce passage d’une représentation linéaire à la représentation atemporelle du réseau : « Ce n’est plus un monde d’engrenages mais de circuits »8, c’est-à dire un système souple, se nourrissant des innovations de ses acteurs, sans remise en cause de son équilibre. 140

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9 Jorges Luis Borges, L’Aleph, Paris, Éditions Gallimard, 1967

10 Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Éditions Flammarion, 2002

La fin du point de vue

Ci-dessus : Clémentine Tantet, La ville lumière, publiée dans Dataflow 2, 2010

Cette représentation, sorte de carte de relations interactives, témoigne d’un besoin essentiel – en même temps qu’il le nourrit toujours par ce mouvement de va et vient : elle permet la multiplication des points de vue. C’est la représentation de l’omnivision. D’un coup d’œil on embrasse les positions de chacun à travers le monde au moment même où l’on regarde. Par exemple, des cartes de tendances mondiales sont ainsi disponibles, témoignages de l’évolution en temps réel des informations les plus échangées, des produits les plus consommés, ou des évènements les plus fréquentés. La possibilité est maintenant offerte de se placer n’importe où et d’appréhender les choses de n’importe quel point de vue, avec une perspective modulable. Le jeu d’échelle est aussi pris en compte dans cette représentation. On peut aller plus ou moins loin dans les détails, ou au contraire prendre un maximum de recul pour une vision macroscopique. Borges, dans l’Aleph, décrit une expérience similaire lorsqu’il est happé par la vision magique : « Le diamètre de l’Aleph devait être de deux ou trois centimètres, mais l’espace cosmique était là, sans diminution de volume. Chaque chose équivalait à une infinité 142

11 Maurice MerleauPonty, L’ Œil et l’Esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1960

12 Paul Valéry, Histoires brisées, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

13 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

de choses, parce que je la voyais clairement de tous les points de l’univers.» 9 C’est donc bien la fin du récit que propose cette symbolisation du monde. Car le récit suppose bien un point de vue, un agencement, un fil. Or ici, la liberté est totale de regarder ce que l’on veut, où l’on veut (dans la mesure de l’accès aux informations). Et à travers cette liberté, la sensation de regarder les choses telles qu’elles sont nous ramène à cette objectivation du monde déjà évoquée : nous pensons voir « la réalité ». Zaki Laïdi voit dans cette fin du récit, la fin de l’Histoire : « Le temps mondial ne nous propose aucun nouveau récit du monde, nous invite à nous inscrire non plus dans un récit temporel mais dans un réseau spatial où l’espace dilaté aux frontières du monde aurait anéanti les dernières barrières de l’Histoire. [...] un espace qui n’aurait plus d’autre Histoire que la reproduction et l’intensification de sa propre identité sur le mode de l’accélération.»10 Et pour MerleauPonty, la perte du point de vue présage de la fin de l’humanité même : « [...] puisque l’homme devient vraiment le manipulandum qu’il pense être, on entre dans un régime de culture où il n’y a plus ni vrai ni faux touchant l’homme et l’histoire, dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le réveiller.»11 Plus poétiquement, Paul Valéry évoque tristement l’expérience de l’errance sans but : « Mon but s’était égaré ; et avec mon but, la notion de l’heure, et avec l’heure, tout le reste de l’époque et de moi-même, – ce qui fut, ce qui sera, et mon âge et tout le monde, tout cela se dissolvant dans cette humide fin de matinée, comme j’errais entre de vieux hôtels déshonorés.»12 D’autres, comme Marshall McLuhan, voient cette transformation comme un témoin d’évolution positive : « Nous sommes tout d’un coup désireux de voir les gens et les choses se montrer absolument tels qu’ils sont. Il faut voir dans cette attitude nouvelle une foi profonde en l’harmonie fondamentale de tout l’être.»13 Et Walter Benjamin a pu voir il y a longtemps, dans les œuvres d’art, une caractéristique quant à leur temporalité que nous pouvons ici extrapoler et appliquer au réseau pour parer à cette fin de l’Histoire : « Mais les œuvres d’art, dit Benjamin, ont bien une « historicité spécifique » : elle ne s’exprime pas sur le mode « extensif » d’un récit causal ou familial de type vasarien, par exemple. Elle ne se réduit 143


14 Cité dans : Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000

pas à une histoire naturelle. Elle se déploie multiplement sur le mode « intensif » qui, entre les œuvres, « fait saillir des connexions qui sont atemporelles (zeitlos) sans être pour autant dénuées d’importance historique.»14 Pour Benjamin, en effet, la méthode de la recherche systématique des causes et des effets, qui est la méthode de la chronologie et de la mise en récit, nie la temporalité même de l’objet historique. On peut donc espérer que la temporalité du réseau permette ces connexions en respectant l’histoire de chaque objet. La visualisation du réseau permet effectivement des montages et des rapprochements qui n’auraient pas pu être fait avec les modes de représentation des sociétés modernes, modes qui reposaient sur la chronologie et la narration de type déductive, héritée de Descartes. La perte du point de vue unique peut amener l’homme à prendre conscience d’évènements qui seraient restés hors cadre dans une perspective unique. Cependant, une certaine éducation à la lecture et un recoupement des informations cartographiées est évidemment nécessaire car il s’agit bien d’une représentation symbolique, d’une médiation et non de la réalité.

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GRASSHOPER Action Paramétrique « Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de socialité sur des matrices d’input/ output, selon une logique qui implique la commensurabilité des éléments et la déterminabilité du tout.»a En vue d’optimiser les performances du système et son efficacité.

a Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

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« Nous ne voyons pas la réalité telle qu’elle est mais telle que sont nos langages. Et nos langages sont nos médias. Nos médias sont nos métaphores. Et nos métaphores créent le contenu de notre culture.» Neil Postman, cité dans : Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

Schéma extrait de : Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

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CONTROVERSE AUTOUR DU CERVEAU Cette analyse fonctionnaliste du cerveau a été développée dans les années 1970. Elle a été démentie par les recherches récentes grâce à la technologie des IRM et sa capacité de scanner le cerveau et d’en repérer les zones en activité. Néanmoins, la croyance en ce schéma persiste, même au sein de la communauté scientifique.

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Ainsi dans les années 1970, certains scientifiques ou sociologues exhortaient le public à libérer leur hémisphère droit – supposé plus perceptif – de leur hémisphère gauche – hémisphère du contrôle et de la logique. McLuhan s’est en tout cas beaucoup appuyé sur cette vision du cerveau pour construire sa réflexion sur les médias. Encore aujourd’hui, des neurologues maintiennent ce discours, on peut en voir un exemple avec Jill Bolte Taylor, dans une conférence TED en 2008.


Paysages sensoriels

La culture alphabétique

15 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

Avec l’apparition de l’écriture, les sociétés primitives n’assistent pas uniquement à la naissance d’une nouvelle technè. C’est une véritable transformation du rapport au monde, dans son approche perceptive, que va entraîner l’alphabétisation. Un progressif transfert sensoriel va s’effectuer avec la généralisation de l’écriture : de la prédominance des sens de l’ouïe, du toucher et de l’odorat, la vue est revalorisée et finit par dominer tous les autres. De récentes études sur le cerveau, permises notamment grâce à la technologie de l’imagerie à résonance magnétique, ont montré que le langage écrit (ou lu) et le langage parlé (ou entendu) ne sont pas traités par les même parties du cerveau : l’un va faire intervenir la zone de la vision (située dans le lobe occipital) et l’autre, celle de l’ouïe (lobe temporal). Le langage se déplace donc progressivement de l’ouïe vers la vision, et avec ce déplacement, la participation des autres sens, qui avaient une part importante dans la parole, disparaît. Comme le montre Edward T. Hall, anthropologue américain célèbre pour ses recherches sur la communication interculturelle, le langage parlé n’est pas qu’une affaire d’ouïe. Il fait notamment intervenir les gestes, la distance physique avec son interlocuteur, l’orientation, l’odeur ou l’expression faciale, comme réception complémentaire de l’audition. Ce qui veut bien dire que la parole et sa réception s’inscrivent dans le moment présent car tous ces sens sont concentrés sur l’instant qui se passe. Il y a une émission et une réception simultanée, à laquelle peut se superposer d’autres sons, d’autres gestes, d’autres actions perceptibles. Marshall McLuhan note lui-aussi une intervention de tous les sens dans l’oralité : « La parole permet une participation dramatique de tous les sens.»15 Et cette participation revêt une particularité : on ne peut s’y dérober, on ne peut couper le son et s’abstraire, on est obligé de prendre part, que ce soit par le silence ou par la parole. Le simple état d’être présent parle. 148

Certaines des caractéristiques de la culture occidentale tiennent leurs sources de l’alphabet phonétique. L’attribution d’un symbole à un son, et ainsi d’un ensemble de signes à un concept, entraîne en effet une capacité d’abstraction sans pareille. Les sens humains sont séparés, seule la vue compte. L’émotion est mise à distance, l’écriture et la lecture ne nous impliquent plus directement, la médiation est faite par le support et par les signes. La fragmentation des symboles entraîne l’opération de lecture : le balayage des lettres avec la vitesse de l’œil, recrée du sens. Marshall McLuhan remarque que l’écriture est finalement la première technique à traduire le mouvement, et peut être considérée en quelque sorte comme l’ancêtre du cinéma : une série d’instantanés qui, défilant successivement avec une certaine vitesse, se transforme. Avec l’écriture, c’est bien une culture de la séquence et de l’ordre successif, une culture de la linéarité qui se met en place. Les concepts sont ramenés au même plan, celui du support, traduits par les mêmes signes et enchaînés successivement dans des propositions logiques. L’invention de l’imprimerie a permis l’uniformisation de ces signes et la répétition infinie des contenus, favorisant ainsi une abstraction toujours plus grande au temps. La chose lue ne s’inscrit plus dans un temps présent et nécessairement engageant, au contraire, elle devient atemporelle et le temps de lecture choisi. À la collectivité subie du fait de l’oralité, l’alphabétisation ménage des moments d’intimité, de concentration personnelle, et de possible repli. L’individu peut lui-même s’abstraire et se penser en dehors de la communauté, il en a maintenant les moyens avec l’écriture. Le savoir peut s’accumuler, permettant une continuité à travers le temps et une complexification de la pensée. Cette prédominance de la vue, engendrée par la technique de l’écriture, et transmise largement avec l’invention de l’impression, va entraîner un anoblissement des arts visuels, telle la peinture, – la sculpture, liée au toucher, est reléguée au second plan – qui comportera la même capacité d’abstraction avec la technique de la perspective. La vision devient ainsi le lieu de projection de la condition humaine et de ses aspirations, tant en peinture que petit à petit en philosophie et en 149


science. La vision est le sens qui caractérise l’homme et toute son analyse du monde y prend sa source, comme en témoigne le mot allemand Weltanschauung ou l’expression française « vision du monde ». Dans le Phèdre de Platon, Socrate voit dans l’écriture un danger de rester dans la caverne aux illusions, car le texte, ne révélant rien de plus que ce qui y est écrit, ne peut donner les clefs de son interprétation. Socrate – Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit. [...] C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient. [...] Phèdre – Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ?

16 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

17 Neil Postman, cité dans : Manuel Castells, L’Ère de l’information, Tome 1, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998

Or pour être vrai, la vérité étant la recherche platonicienne, le savoir doit venir de l’intérieur de celui qui cherche, il ne peut être une vérité extérieure, médiée et abstraite du temps. McLuhan, quelque peu choqué par ses découvertes sur l’importance de l’alphabet dans nos mécanismes perceptifs ira même jusqu’à dire : « ‹ Rationnel ›, évidemment, a longtemps signifié en Occident, ‹ uniforme, continu et séquentiel ›. En d’autres termes, nous avons confondu la raison et l’alphabétisme, le rationnel avec une technologie en particulier, et aussi l’Occident traditionnel trouve-t-il, à l’âge de l’électricité, que l’homme devient irrationnel.»16 D’autres, au contraire, voit dans l’écriture le côté positif du pharmakon et encensent cette possibilité d’abstraction de la pensée qui a le pouvoir de donner vie à des systèmes ordonnés et de donner du sens au réel chaotique. Neil Postman, théoricien des médias, connu pour son livre très critique sur la télévision, a encensé le rôle bénéfique de l’alphabet : « La typographie a la plus forte propension possible à la présentation : une capacité raffinée de penser de manière conceptuelle, déductive et séquentielle ; une forte appréciation de la raison et de l’ordre ; une horreur de la contradiction ; un grand pouvoir de détachement et d’objectivité ; et l’acceptation d’une réponse différée.»17 En mettant l’accent sur la concentration qu’elle permet grâce à l’exclusivité sensorielle qu’elle suppose, certains lui reconnaissent même la position 150

18 William Ivins Jr, Prints and visual communication, États-Unis, Harvard University Press, 1953

19 Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, Paris, Gallimard, 1977 (première parution 1962)

20 Paul Valéry, Regard sur le monde actuel, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

de technique suprême de la pensée. Ainsi William Ivins Jr., fondateur du département de l’écrit (Prints) au Metropolitan Museum en 1916 à New-York, est-il convaincu de la justesse du raisonnement écrit. « Plus nous limiterons les données d’après lesquelles nous raisonnons sur le monde à celles qui nous parviennent d’un seul et même domaine sensoriel, plus notre raisonnement sera susceptible d’être juste.»18 Avec les technologies audiovisuelles qui se sont développées au 20e siècle, la prédominance de la vue a été remise en cause, et l’ouïe s’est vue réattribuée une place importante. De nouveaux rythmes musicaux envahissent les fréquences, du jazz au rock et à la musique pop. Les programmes télévisuels et le cinéma proposent une forme nouvelle d’expérience. Avec la réintroduction du son dans l’image, la distance que pouvait prendre le lecteur disparaît, le spectateur est plongé dans l’émotion sonore et visuelle, il ne peut plus arrêter le temps du film comme il pouvait refermer son livre. Les temporalités se superposent, se coupent, se montent, se zappent... la succession linéaire cesse d’être la norme. « Les sociétés orales ne connaissent pas cette visualisation « séquentielle » de la chronologie, d’ailleurs devenue désuète à l’âge de la transmission électronique de l’information.»19 Des apocalyptiques ont pu voir dans l’apparition des technologies audiovisuelles la fin du monde de l’ordre et de la pensée. En 1937, Benjamin parlait déjà de la fin du livre. Paul Valéry rêvait d’un monde calme et dédié au travail, représenté par l’écrit. Pour lui, en 1931, l’ouïe est en train de remplacer la vue et cela l’effraie : « L’audition ne suffit pas à la transmission des œuvres abstraites. [...] Tant qu’il s’agit d’amuser, d’émouvoir, de séduire les esprits, on peut consentir à la rigueur, que l’émission y suffise. Mais la science et la philosophie demandent à la pensée un rythme tout autre, que la lecture permettait jadis ; ou, plutôt, elles imposent une absence de rythme.» 20 Ce conflit entre l’œil et l’oreille est toujours d’actualité aujourd’hui, le débat s’est à peine déplacé.

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Vers un langage pragmatique 21 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

22 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979

23 Sur cette notion de fichiers et de rationalisation du langage, voir Walter Benjamin, Sens Unique, Expert comptable assermenté, 1927, Paris, Éditions Maurice Nadeau.

« Pour l’occident, il y a fort longtemps que l’alphabétisme est une affaire de tuyaux, de robinets, de rues, de chaînes de montage et d’inventaires.» 21

Les sciences du langage – entendues comme sciences d’encodage ou de cryptage – sont l’un des principaux axes de développement de la recherche technique et scientifique aujourd’hui. Mais cette écriture, utilisant le système symbolique des chiffres, a de plus en plus pour objet la description de messages en vue de leur transmission et de leur interprétation par des programmes. Le langage devient ainsi pragmatique et descriptif. Jean-François Lyotard a vu dans l’évolution du langage une recherche de plus en plus systématique de traduction parfaite des objets observés pour qu’aucune ambiguïté dans leur désignation ne puisse exister. « Un nouvel usage du langage prend place dont l’enjeu est de connaître les objets aussi exactement que possible et de réaliser à leur sujet, un consensus aussi large qu’il est censé régner dans la communauté scientifique.» 22 On assiste donc à une technicisation et à une spécialisation du langage qui tend à gagner tous les milieux, au détriment d’appropriations et d’évolutions spontanées, ce qui revient à un appauvrissement du langage en général. La rationalisation de la pensée affecte donc la nature même du langage. Le mode qui se normalise est le mode dénotatif, – sens littéral qui correspond à une définition – prenant le pas sur le mode connotatif. Le langage devient ainsi encore plus extérieur et objectivé par rapport à l’homme. Là où l’écriture, avant l’invention de l’informatique, était l’œuvre de l’homme et lui était destiné, elle est maintenant faite pour des intelligences de calcul, en vue d’un accroissement d’efficacité. À ce titre le langage alphabétique rentre en compétition avec d’autres moyens d’enregistrement du réel tels la photographie, la captation sonore ou encore la vidéo. Mais toutes ces techniques sont aujourd’hui traduites en langage numérique, ce qui a pour conséquence d’écraser leurs spécificités analogiques dans une grande homogénéisation numérique, qui tend à être organisé dans un système de « fichiers » 23 géant qui dirait la réalité du monde. Ci-contre : Phrases extraites du débat présidentiel du 3  mai 2012 et du magazine OWNI.

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24 Walter Benjamin, Sens Unique, Expert comptable assermenté, 1927, Paris, Éditions Maurice Nadeau.

Planche extraite de : Otto Neurath et Gerd Antz, Atlas de la société et de l’économie, 1930

Un autre type de langage tente de se substituer à l’écriture : le langage visuel (pictogrammes, infographies, diagrammes...). L’avènement de cette nouvelle forme d’écriture, Walter Benjamin l’avait fantasmée dans un recueil de textes de 1928 : « Mais il ne fait aucun doute que l’évolution de l’écriture ne demeurera pas attachée de toute éternité aux prétentions au pouvoir d’une activité chaotique dans la science et l’économie.» 24 Critiquant justement par cette phrase la rationalisation du langage, Benjamin imagine un renouvellement de l’écriture, fait de « poètes [qui sont] d’abord et avant tout des calligraphes ». Il parle d’une écriture « pictographique » et de « diagrammes scientifiques et techniques ». Benjamin a certainement été inf luencé sur ce point par les travaux d’Otto Neurath, philosophe, économiste et statisticien autrichien qui tenta la mise au point d’un langage visuel universel : ce sont les débuts de l’infographie. Probablement voyaitil en elle, le moyen d’imposer une vérité indéniable et accessible à tous par les images qui empêcheraient le recours au langage rhétoricien, ennemi de la recherche de la vérité et ennemi du peuple. Or l’infographie – ou datavizualisation – qui a aujourd’hui connu un essor inouï et qui se trouve parmi les outils journalistiques les plus prisés, est loin de répondre à ces espérances d’objectivité. Oui il s’agit bien d’un renouvellement du langage, mais non seulement, celui-ci se trouve limité à la transmission de messages dénotatifs – soit vrais, soit faux – simplifiés destinés à informer, et en plus comme le fait remarquer Paul Valéry : « tout ce qui est simple est faux », c’est-à-dire que l’information ainsi inscrite, du fait même de sa nécessaire simplification, ne peut pas être objective, elle est sujette à des choix. La visualisation entraîne cette crédulité : l’information semble plus vraie et surtout objective. Est-ce dû à un manque d’éducation dans la lecture des images ? Ou à l’immédiateté de l’image, cette capacité de lecture d’ensemble, simultanée, en un coup d’œil, qui lui confère l’apparence de l’ évidence ? C’est un outil au contraire puissant de manipulation et de propagande. Derrière un aspect scientifique et neutre, les 154

possibilités de déformations des proportions et d’ambiguïtés visuelles exagèrent le propos. En tout cas, étudié dans une problématique d’un appauvrissement du langage dû à une rationalisation et une technicisation, l’interprétation visuelle de données n’offre pas une latitude de réinvention des énoncés très large puisque son but premier est de délivrer une information claire. Sa capacité de représentation et d’abstraction ne sert donc qu’à matérialiser des énoncés dénotatifs. La connotation trouve sa place ici dans la nature du graphisme mis en œuvre. Longtemps à la recherche de la neutralité la plus grande et d’une compréhension universelle et donc interculturelle, les mêmes formes étaient reprises tel un code qui se met en place. On assiste ces dernières années à une diversification de ces visualisations, et c’est peut être par ces jeux là que pourraient se créer un renouvellement et une ouverture langagière.

L’œil cartographique ou l’interconnexion des sens

25 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Éditions du Seuil, 1968 (première parution 1964)

« En imposant des relations résultant de l’instantanéité et impossibles à visualiser, la technologie électrique met fin à la domination du sens de la vue et nous ramène dans le domaine de la synesthésie et de l’étroite interparticipation des autres sens.» 25 Marshall McLuhan avait caractérisé Internet avant l’heure. Avec son concept de « village global » et son interprétation de l’influence de l’électricité, il a envisagé en 1960 ce qui arriva avec l’avènement du réseau informatique mondial dans les années 1990. Il développa à ce moment-là l’idée que les sociétés allaient petit à petit sortir de l’ère du visuel pour retrouver, sur le modèle des sociétés primitives, une utilisation de tous les sens. Déjà le 20e siècle, avec les développements audiovisuels, a connu une revalorisation du sens de l’audition et entraîné une combinaison inédite de la perception visuelle et sonore. De plus, tous les nouveaux moyens de communication ont favorisé la parole à l’écriture, même l’orthographe évolue et devient calquée sur la parole. Le toucher est de plus en plus pris en compte, il l’était déjà un peu avec le rapport au clavier et la souris d’ordinateur, mais avec les nouvelles technologies tactiles, il retrouve une vraie place. Le goût, lui aussi, connaît un renouveau : le nombre d’émissions de télé155


26 Paul Valéry, Les deux vertus d’un livre, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

27 Jorges Luis Borges, L’Aleph, Paris, Éditions Gallimard, 1967

vision sur la cuisine et la recherche de produits de qualité en témoignent. Finalement, il n’y a que le statut de l’odorat qui n’ait pas été modifié de façon évidente ces dernières années. Les nouvelles technologies jouent surtout sur des combinaisons entre la vue et l’ouïe et dernièrement le toucher. Le sens de la vue concerne de moins en moins le langage et est plus sollicité par la lecture d’images. Le texte tend en effet à avoir une place de plus en plus réduite, la lecture prolongée sur écran n’étant pas encore confortable malgré le développement d’encres spéciales et d’écrans sans projection lumineuse. Paul Valéry faisait la juste distinction entre le statut du texte vu et celui du texte lu. « Ces deux modes de regard sont indépendants l’un de l’autre. Le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l’attention donnée à l’une exclut l’attention donnée à l’autre.» 26 Aujourd’hui, l’accent est mis sur sa visualisation, sur sa capacité signalétique, plus souvent que sur sa lecture. De plus en plus fréquemment, les sites d’information utilisent par exemple le diaporama photo légendée, l’extrait vidéo ou l’infographie interactive pour délivrer leurs messages. Le texte devient ainsi l’accessoire. Avec la technologie de l’hypertexte, un autre statut se trouve modifié : celui du temps. La temporalité, en effet, n’existe plus, ni matériellement, ni contextuellement. Il devient impossible de dater un lien, de repérer l’âge d’une image, ou d’avoir la moindre idée chronologique du développement des pages web. De cette façon, tout devient simultané, ou du moins contemporain, car sans marqueur ni ordre ni séquence. Les contenus, quelles que soient leur temporalité et leur matérialité originelle, sont convertis et écrasés dans ce même espace, qui n’en est un que symboliquement, l’espace du réseau, et visualisés sur le même support. La seule chronologie possible est celle de l’utilisateur, l’historique de son activité. Il s’agit donc d’un assemblage de tous les médias sur le même, atemporel, d’une synchronisation éphémère sur le même réseau éternel. « Et en cet instant gigantesque, j’ai vu des millions d’actes délectables ou atroces ; aucun ne m’étonna autant que le fait que tous occupaient le même point, sans superposition et sans transparence. Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai successif, car c’est ainsi qu’est le langage.» 27 Par cette phrase tirée de l’Aleph, Borges décrit la mutation qu’Internet a effectuée. Le réseau com156

prend toutes les images du monde et elles peuvent être vues dans un temps qui relève de l’instant, il dépasse ainsi le langage qui impose la succession, l’ordre, le dévoilement progressif et l’articulation. L’ubiquité quasi-instantanée est rendue possible.

28 Henri-Jean Martin, Les Métamorphoses du livre, Paris, Éditions Albin Michel, 2004

29 Arts et Métiers Graphiques, no45, février 1935, Maximilien Vox par Maximilien Vox

30 George Kubler, Les Formes du temps, Ivrea, 1973

Il est intéressant de noter que beaucoup d’intellectuels redoutent l’avènement de cette combinaison des sens et déplorent la diminution du sens de la vue, sens noble par excellence car il aiderait à la lecture, à la concentration, au recueillement méditatif et au travail. Le son et l’interactivité sont perçus comme trop contingents, ils n’ont pas cette puissance d’abstraction du monde qui mène aux « hautes sphères » de la pensée. « Assurément nous sommes à la veille de changement brutaux dans ce domaine, qui entraîneront d’autres formes de raisonnement s’insérant dans une atmosphère de sensibilité exacerbée liée à l’usage de l’image en direct, à l’impérialisme du son et du rythme et à l’essor de l’audiovisuel.» 28 Cette tendance critique semble surtout naître de la difficulté d’adaptation éprouvée nécessairement lors de transformations importantes des modes de vie. Elle revient de façon systématique à chaque invention technique importante. Comme nous l’avons vu, Platon mettait ses contemporains en garde contre l’écriture, Baudelaire dénonçait les penchants naturalistes de la photographie, Benjamin s’est fait l’inquisiteur du cinéma et de la reproductibilité technique et Maximilien Vox, célèbre typographe du 20e siècle, écrit son désarroi en 1935 quant à la disparition du livre, qu’il programmait pour 1985, remerciant la providence d’avoir pu naître avant cette date 29. Mais comme le fait remarquer George Kubler, cette critique semble s’être accrue du fait de la fatalité de l’innovation contemporaine : « L’ambivalence du changement est un trait distinctif de notre époque. Toute notre tradition culturelle favorise les valeurs de permanence, pourtant les conditions de l’existence actuelle exigent l’acceptation d’un changement continuel. Nous cultivons l’avant-gardisme en même temps que les réactions conservatrices ».30

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31 Henri-Jean Martin, Les Métamorphoses du livre, Paris, Éditions Albin Michel, 2004 32 Paul Virilio, L’Art à perte de vue, Paris, Éditions Galilée, 2005 33 Bernard Stiegler, Réenchanter le monde, Paris, Éditions Flammarion, 2008

« Sensibilité exacerbée » 31, « communauté d’émotion instantanée » 32, « énergie pulsionnelle » 33, la nouvelle critique a en réalité peur de sa propre disparition, la disparition de l’esprit critique, liée à un manque de recul, l’image et le son ne permettant pas la prise de distance temporelle. L’image, analysée comme une sidération, comme un choc, a pu être le sujet de vives réactions car elle peut être le support de manipulations à travers l’immédiate émotion qu’elle transmet. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle était choisie comme le support de propagande privilégié, qu’elle soit animée ou figée. Le son, dans son rythme incessant, ne laisse pas la place à autre chose que le temps présent, il nous inscrit dans ce temps de l’écoute. La multiplication des objets temporels, comme les a nommés Edmund Husserl, c’est-à-dire des objets qui sont caractérisés par la durée de leur écoulement et qui nous y inscrivent, et leurs combinaisons, c’est cela même qui inquiète toute une vague d’analystes. C’est en effet l’abandon de la liberté temporelle et la soumission à une information qui demande de vivre synchronisé avec ses supports qui peut entraîner des craintes, notamment dans la suppression des intervalles nécessaires au développement d’une faculté critique et non purement émotive.

Les critiques dont nous avons fait part plus haut ne sont pas toutes infondées et certaines utilisations des technologies audiovisuelles et interactives suscitent l’effroi. On peut citer à ce titre les utilisations militaires du conditionnement par le son et l’image. Aux États-Unis, les entraînements placent les soldats dans des réalités virtuelles, à l’aide de lunettes et de casques audio. Ils se meuvent dans un jeu vidéo et tirent sur des cibles imaginaires pour être préparés au combat. Dans leur oreille, de la musique pop est diffusée pour accroître leur sentiment de banalité quotidienne et leur empêcher toute réflexion sur le cadre même de leur entraînement : ils sont ainsi plongés dans l’action, entre fiction et réalité. Ce conditionnement pour le moins dangereux a pu faire voir ses dérives lors de raids aériens à Bagdad – réels ceux-ci – où deux hélicoptères américains ont tiré sur des civils. Une vidéo postée par Wikileaks montre les soldats à bord agissant de façon complètement inconséquente en shootant dans leur viseur comme ils jouent lors des entraînements. Le rôle de la critique sur la manipulation par les « médias temporels » n’est donc pas sans importance.

Extrait d’une chanson de Gill Scott Heron  « Plastic people with plastic mind are on their way to plastic home. No beginning, no end, just on and on and on... You can call Lady Day, You can call John Coltrane, And they’ll wash your troubles away.»

Ci-contre et suivants : Affiches de Keith Haring our le festival de Jazz de Montruex, 1983

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Le montage de la mémoire Les nouveaux modes de l’expérience et ses représentations, combinant les sens et agençant les connaissances de façon empirique et tâtonnante, se rapprochent du fonctionnement de la mémoire. Contrairement à la vision positiviste, qui entretient le mythe d’une construction historique – qu’elle soit collective ou individuelle – sur le modèle du récit causal des choses du passé, le fonctionnement de la mémoire, qui s’impose à nous souvent dans des moments inattendus, fait surgir des instants oubliés, ou appréhendés sous un autre jour dans des montages nouveaux. Les stimulations du souvenir ne reposent pas sur des relations logiques mais sur des illuminations fugaces assez inexpliquées. Toute la saga proustienne tente d’ailleurs de raconter cette mémoire involontaire, qui peut se réveiller au sentir d’une odeur ou d’un goût de madeleine. Fragmentée et remontée, c’est donc l’activité permanente de la mémoire que de dessiner des motifs inédits car réactualisés à partir du maintenant, du hic et nunc. Les souvenirs ne sont donc pas des faits objectifs inertes mais des pensées vivantes, revisitées et appréciées différemment en fonction du présent de l’expérience. C’est un aspect commun à la théorie des systèmes, encore appelée pensée complexe, telle qu’elle a été décrite par Edgar Morin. Dans cette vision en effet, les relations entre les choses sont aussi importantes que les choses reliées entre elles et chaque partie est envisagée en même temps que le tout. Les composants ne sont pas dissociés et hiérarchisés dans un ensemble, ils sont au contraire distingués et considérés avec l’ensemble. Le tout n’existe en réalité que dans les relations dynamiques de ses parties.

Représentation systémique L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg

Cette conception – un peu abstraite dans son explication écrite – a été matérialisée par le travail d’Aby Warburg, historien de l’art hambourgeois du début du 20e, dans sa construction de l’Atlas Mnémosyne – sans qu’aucune référence explicite n’ait été formulée, le travail de Warburg étant antérieur à la théorie des systèmes, c’est une relation nouvelle que nous établissons ici. Georges Didi-Hübermann, historien de l’art 160

34 Georges Didi-Hûbermann, L’Image survivante Paris, Éditions de Minuit, 2002

35 Idem.

contemporain qui a consacré trois ouvrages au travail de Warburg, a eu cette formule qui confirme que l’intuition d’un rapprochement avec la théorie des systèmes n’est pas fortuit : « Il sait la folie de son projet initial : avoir voulu penser toutes les images ensemble avec toutes leurs relations possibles.» 34 Cet Atlas est constitué de photographies en noir et blanc d’objets de toutes les époques et de tous les pays. Elles sont accrochées avec des pinces sur des grands panneaux recouverts de tissu noir et installées sur les murs circulaires de la bibliothèque de Warburg à Hambourg. L’espace ainsi créé donnait à voir une pensée en images : les images rendues mobiles par leur méthode d’accroche étaient sujettes à des jeux, à des déplacements et des mises en relations en fonction des « éclairs de la pensée » 35 de l’instant présent. C’est donc une mémoire au travail, une mémoire en mouvement que mettait en œuvre cette installation. Un des buts poursuivit par Warburg était de découvrir les résurgences ou survivances (Nachleben) antiques dans l’histoire des œuvres d’art et des objets. C’est un montage évolutif, c’est-à-dire un assemblage de fragments avec son rythme, ses saccades, à partir de détails, de cadrages différents de la même pièce, pour un renouvellement du point de vue. Mnémosyne permet une exposition entière sans sacrifice, sans réduction, et permet les rapprochements fugitifs, à l’encontre des prescriptions épistémologiques alors en vigueur. Warburg donnait même des conférences dans cet espace, réinventant l’histoire de l’art dans un mouvement perpétuel. Cette déambulation dans ce qui matérialise sa propre connaissance et son image mentale, organisée dans un espace, n’est pas sans rappeler une technique antique, utilisée par les orateurs pour la fluidité de leur discours. Appelé art de la mémoire et retranscrit dans les écrits de Cicéron mais antérieure à lui, ce moyen mnémotechnique demandait à celui qui s’en servait de prendre comme référence un lieu bien connu de lui et d’y consigner dans chaque pièce l’un des arguments de son discours. Il lui était alors possible de se promener à travers ses idées comme on se promène dans sa maison, sans jamais se perdre et retombant toujours sur quelque chose de familier auquel se raccrocher. Cette méthode est bien une méthode du saut. On saute d’un instantané à un autre, d’un état de sa pensée à un autre. Les notes fugitives de Warburg en sont le témoin : la pensée se 161


162

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36 Traduction non littérale de Jacques Derrida de cette notion d’Aufhebung de Hegel

saisit, elle est discontinue et comme le présent, elle est cet instant dont on ne prend conscience qu’une fois passé, qui laisse une trace, une intuition. Le caractère saccadé de l’Atlas aussi en témoigne. Les intervalles, espaces noirs entre les images, sont la restitution de ces sauts, de ces respirations, de ces latences. Ils permettent le passage entre les images, ils disent la proximité ou l’éloignement, ils disent la concentration autour des nœuds et les bifurcations nombreuses, ils disent parfois le temps qui s’est écoulé. Le mot allemand utilisé par Warburg se traduit littéralement par l’« espace entre » (Zwichenraum) qui renvoie à l’idée française de contre-forme. La contre-forme des choses nous en apprend tout autant que la forme, seulement on y prête souvent moins attention. C’est la même démarche de s’y arrêter que de reconnaître les relations entre les objets dans la théorie des systèmes ou d’appréhender les distances et la géométrie des réseaux. Par ces passages à travers les intervalles, tous les domaines sont alors envisageables ensemble, il n’y a plus de frontières abstraites entre eux, car ils sont tous les domaines de la vie, l’art n’étant surement pas séparé et confiné dans un milieu fermé à côté de la vie. C’est le concept hégélien de relève 36 (Aufhebung) qui reprend cette même idée de passage et de survivance, de transformation, où l’apparition d’une forme de pensée dans un milieu peut être repris et « sur-élevé » par résonnance dans un autre milieu. Ces agencements combinatoires qui ouvrent à de nouvelles interprétations, n’est pas sans rappeler l’image du réseau rhizomique évoqué plus haut. Certains sont pris de vertige à l’idée que rien ne peut être solide, que les combinaisons sont infinies. C’est exactement l’histoire de La Bibliothèque de Babel, la nouvelle de Borges. Les bibliothécaires, gardiens errant au milieu de tous les livres possibles écrits à partir d’un alphabet de 22 signes, se font des montages de leur réalité et cherchent des vérités, des logiques de classement, ou des ouvrages qui leur garantiraient l’accès au savoir de tous les autres. Et cette nouvelle donne effectivement le vertige. Dans la même idée de combinatoire infinie, Paul Klee a rêvé que tous les hommes pourraient réaliser toutes les toiles du monde, en procédant méthodiquement, ils pourraient épuiser toutes les possibilités de la ligne, du point et de la tâche... Vaste projet ! Finalement, lorsque Lyotard parle 164

Page précedente : Vue de la bibliothèque d’Aby Warburg à Hamburg avec l’Atlas Mnémosyne Ci-contre : Planche 32 de l’Atlas Mnémosyne

de monade en extension (voir le chapitre 2), il ne parle pas d’autre chose : l’épuisement de toutes les combinaisons pour atteindre la transcendance.

Le sens par le montage

Cette nouvelle recherche de sens par le montage, qui défit de fait l’écriture et sa séquence ordonnée, continue d’être la direction de l’évolution des représentations et même de la recherche de la connaissance : les rythmes et les saccades des images agencées créent un mouvement, leurs différences s’animent, et c’est cette animation qui révèle savoir et sens. Aux réticences de l’époque, Benjamin a opposé une nouvelle fois la pertinence de la recherche d’autres moyens d’écriture : « Car nous ne souhaitons pas moins d’amis à cette œuvre riche, qui n’est pauvre que de paroles. Mais il faut honorer le silence du chercheur qui propose ici ces images. Peut-être 165


37 Walter Benjamin, « Du nouveau sur les fleurs », 1928, trad. C. Jouanlanne, Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997.

38 Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

son savoir est-il de ceux qui rendent muet celui qui le possède. [...] Il a fait sa part en récoltant l’inventaire de nos perceptions : cela va changer notre image du monde dans une mesure encore imprévisible.» 37 Ce commentaire a été fait à propos d’un inventaire floral et il est intéressant de constater que la forme de l’image montrée et montée sans commentaire est donc à l’époque déjà une forme qui se développe. Au même moment du travail de Warburg sur Mnémosyne, Eisenstein projette La ligne générale, montage muet, et John Heartfield fait ses célèbres photomontages sur Hitler. Paul Valéry a pu avoir ce mot d’humour, quelques années plus tard, sur l’intelligence qui traduit bien cette idée d’assemblage : « L’intelligence... c’est d’avoir la chance dans le jeu des associations et des souvenirs à-propos. Un homme d’esprit est un homme qui a de bonnes séries.» 38 Nous sommes aujourd’hui toujours dans cette même tentative de recherche de sens par le mouvement, par le montage, par la mise en relation. Les possibilités techniques nous offrent des combinaisons encore plus vastes d’expérimentation car l’accès à l’information de toute nature, de toute époque, de tout lieu, est ouvert – ou presque. L’un des enjeux de l’époque est l’incarnation de ces montagnes de données par des esprits qui en tirent une connaissance et qui la proposent dans leur assemblage. L’Atlas sans Aby Warburg perd beaucoup de son sens, redevient en grande partie mystérieux. De même que l’écriture était mise en cause par Platon car elle permet au texte de survivre à son père et laisse ainsi la place à de mauvaises interprétations, la représentation systémique a ce défaut de figer le mouvement qui la caractérise lorsqu’elle n’est plus portée par une conscience – collective ou individuelle. Alors l’information devient archive et s’entasse dans les nonconsciences des serveurs. Il est un constat que nous pouvons faire, c’est que même lorsqu’il s’agit de souvenirs personnels et de fait censés être portés par notre conscience individuelle, du moment qu’ils sont enregistrés par la technologie dont nous disposons, ils cessent d’être sollicités et agencés dans des montages improbables. Ils sont oubliés et comme effacés de notre mémoire, mis à côté, extériorisés. Est-ce parce que le moment vécu, au lieu d’être tout entier à ce qui est en train de se passer, est en partie concentré sur sa bonne captation ? Est-ce parce que l’expérience s’est effectivement appauvrie ? 166

Ci-dessus : Le musée imaginaire d’André Malraux

39 Henri-Jean Martin, Les Métamorphoses du livre, Paris, Éditions Albin Michel, 2004

Ou parce que nous ne savons plus comment l’intérioriser ? Henri-Jean Martin, historien du livre déjà cité, fait l’expérience de la fragmentation et tire la conclusion que c’est bien à chacun de réussir à faire le tri, à intérioriser les informations et tenter un assemblage de sens. « Mes analyses de textes lus sur écran aboutissent à des rapprochements et à une gymnastique de la surbrillance, à des copiés-collés pour établir mon propre itinéraire de lecture et de compréhension », dit-il 39. Encore faut-il en être conscient...

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CONCLUSION


Résister

Page précédente : Affichette arrachée d’un mur de Rome, représentant Michel Foucault. «Le savoir n’est pas fait pour comprendre, il est fait pour prendre position.» Ci-contre : Poème symphonique pour 100 métronomes du compositeur hongrois György Ligeti composée en 1962

Chaque époque est porteuse de son mode de résistance, c’està-dire en fin de compte de son propre dépassement. Aujourd’hui, c’est face au déferlement du temps qu’il faut opposer une résistance. Cette accélération du temps n’est pas un phénomène nouveau, elle a été entamée par la modernité et le progrès technique, elle continue d’être exigée par le système économique capitaliste, et elle se donne aujourd’hui comme une fatalité, une donnée naturelle avec laquelle il faut vivre. Il s’agit donc de résister à cette idéologie de l’objectivité en refusant ses médiations. Paul Valéry écrivait déjà en 1950, dans un fragment inachevé, cette même idée :

1 Paul Valéry, Histoires brisées, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

« Je ferais volontiers une ville modèle [...] Seraient rigoureusement proscrits ou proscrites de cette ville, les machines qui font du bruit, les nouvelles, la publicité, le cinéma, les appareils de radio, le téléphone dans les demeures – et la politique. D’une façon générale, tout ce qui accélère brutalement l’existence et interrompt le cours des idées ou des occupations – et donne à toute vie l’allure d’un esprit inquiet. De plus, un contrôle rigoureux serait exercé sur les choses à vendre – dont la qualité serait surveillée – et parfois la nature. Tout aliment serait défendu, qui ne serait produit en usines. Les apéritifs, les conserves.»1

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2 Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988

3 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 1990

Devant la multiplication des informations, unité de base de la vie postmoderne, et leur vitesse d’échange, le refus devient une attitude de survie, de préservation de soi. Refuser pour préserver un temps de pensée, un temps d’intériorisation de l’expérience vécue, d’appropriation du monde par ses propres symboles et non par les traductions du réel prêtes-à-porter et « objectives » proposées par d’autres. Avec cette pression sociale qui impose d’être omniscient, omnipotent et omniprésent, une attitude de refus se voit interpréter comme une marginalisation, un repli ou un retrait. Au contraire, il s’agit d’une préparation, d’une construction des fondations, pour une meilleure appréhension du monde. « Il faut pourtant ne jamais oublier que si penser consiste bien à accueillir l’évènement, il s’ensuit qu’on ne saurait prétendre penser sans se trouver ipso facto en position de résistance face aux procédures de contrôle du temps. [...] Quant à la voix qui prescrit : ‹ Tu dois résister (pour autant que tu dois penser ou écrire) ›, elle implique bien sûr que le problème du temps présent n’est en aucune façon de communiquer. [...] ce ‹ tu dois › préserve et réserve la venue du futur selon son inattendu.» 2 La communication dont parle ici Lyotard renvoie à cette participation au flux incessant, sans direction et surtout sans avenir, à ce temps opératoire éternel, qui est sa propre finalité. Faire acte de résistance comme l’exhortait Gilles Deleuze à la Fémis, ou faire œuvre comme le préconisait Hannah Arendt, c’est bien trouver des brèches dans ce temps opératoire, c’est bien trouver des outils qui en abîment la façade objective pour montrer qu’il est un décor. Et c’est enfin, participer au dépassement de cette réalité. Le refus est la première étape de ce processus. La pensée systémique, par exemple, ou complexe, est un premier coup porté à notre système d’idées qui organise cette réalité. « Ce que la pensée complexe peut faire, c’est donner à chacun un mémento, un pense-bête, qui rappelle : ‹ n’oublie pas que la réalité est changeante, n’oublie pas que du nouveau peut surgir et de toute façon, va surgir ›.» 3

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Facetter ou mailler

5 Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 2006 (première édition 1936)

6 Idem.

Ci-contre : Paysage topographique en papier, Pauline Gourlet, 2012

7 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 1990

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L’expérience contemporaine est pour le moins éclatée, morcelée, fragmentée, comme nous avons tenté de le montrer au long de notre exposé. Tous ces éclats forment des sortes de constellations, avec des étoiles plus ou moins grosses et quelques pôles d’attraction. Mais globalement, il devient de plus en plus difficile d’éviter les chocs, les recouvrements ou les trous noirs. La perception même de notre individualité devient floue car elle est éparpillée dans cette multitude d’expériences, sans qu’aucune d’entre elles ne fasse plus l’objet d’un jugement. Or comme le note Bachelard : « la cohésion de notre durée est faite de la cohérence de nos choix, du système qui coordonne nos préférences. [...] C’est sur un groupe de décisions éprouvées que repose notre personne.» 5 Mais la question ne se pose plus de la qualité de l’expérience, car sa réponse s’est éloignée vers une extériorité rationnelle, l’analyse s’est donc déplacée vers son nombre, sa multiplication, présentant une difficulté encore plus grande pour la qualifier. « Pour penser, pour sentir, pour vivre, il faut mettre de l’ordre dans nos actions, en agglomérant des instants dans la fidélité des rythmes, en unissant des raisons pour faire une conviction vitale » 6 préconise aussi Gaston Bachelard. Donc non seulement, il faut réussir à intérioriser et à distinguer nos expériences en les qualifiant, mais encore doit-on les envisager ensemble car elles se définissent les unes par rapport aux autres, dans une topographie personnelle. Encore une fois, la théorie des systèmes nous offre un début de méthodologie : « toute ma vie, je n’ai jamais pu me résigner au savoir parcellarisé, je n’ai jamais pu isoler un objet d’études de son contexte, de ses antécédents, de son devenir. J’ai toujours aspiré à une pensée multidimensionnelle. Je n’ai jamais pu éliminer la contradiction intérieure. J’ai toujours senti que des vérités profondes, antagonistes les unes aux autres, étaient pour moi complémentaires, sans cesser d’être antagonistes. Je n’ai jamais voulu réduire de force l’incertitude et l’ambiguïté.» 7 Si l’on y parvient, notre paysage intérieur, notre carte de pensée, prend alors forme et peut continuer d’accueillir des nouveaux éléments qui viendront l’agrandir, voire la reconfigurer. Cette construction personnelle constitue alors

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8 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985

9 Eames Design, J.Neuhart, M.Neuhart, Ch.Eames, R.Eames, Harry N. Abrams, New York, 1989

10 Paul Valéry, Tel Quel, Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, 1960

cette « conviction vitale », cette base solide bien que souple qui aide au dépassement du présent. Ce travail ressemble à celui de l’historien, qui étudie le passé pour tenter de mieux comprendre son époque et ses tendances, pour repérer les récurrences et les surprises, les batailles et les victoires de l’homme sur l’homme. L’invention en est la base, entre la reconstitution et l’imagination. « L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là-même inachevé, toujours ouvert.» 8 Walter Benjamin a comparé ce travail de l’historien à celui de l’interprète et du rêveur, de l’archéologue audacieux, voire à celui de chiffonnier. Relever les détails, les ténues tensions, les traces, car ce sont dans ces petites subtilités que se logent les points saillants de la vie, de l’expérience. Le couple de designer Charles et Ray Eames ont pu dire : « The details are not the details. They make the design » 9, on aurait envie d’aller plus loin, les détails sont à la base de tout, et font le tout, ils sont les éléments constitutifs de tout. Les négliger revient à passer à côté de l’essentiel. La qualification de notre expérience vécue requiert cette attention aux détails afin de réussir à tisser les liens entre les fragments, à les organiser dans un volume, dans une forme, dans du sens. « Une mauvaise forme est une forme que nous sentons le besoin de changer et changeons de nous-mêmes  ; une forme est bonne que nous répétons et imitons sans pouvoir la modifier heureusement. La forme est essentiellement liée à la répétition. L’idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme.» 10 Mais cette forme n’est jamais totale, jamais complète et c’est pour cela qu’elle admet le futur inconnu, qu’elle préserve la possibilité infinie d’une transcendance.

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Amorce de mon projet de diplôme

Pour une méthode de l’ intervalle 11 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000

En face  : Olafur Eliasson, The weather project, Turbine Hall, Tate Modern, 2003

« Toute question de méthode revient peut-être à une question de tempo.»11 Il en est de même dans le temps que dans l’espace : les choses se définissent par leurs formes mais aussi par leurs contresformes. Ces intervalles, ces pauses entre les expériences participent entièrement de cette construction à partir des fragments. Elle en est même une condition essentielle de réalisation : sans ces intervalles qui définissent un début et une fin à une activité, il devient compliqué de la repérer et par conséquent de la raccrocher au reste du paysage d’ensemble de l’expérience. Une analogie peut être faite avec le texte. L’apparition des paragraphes et de la découpe du texte en chapitres, sous-chapitres et paragraphes a considérablement aidé à l’appréhension de la pensée de l’auteur. Les blancs de la page, les aérations, les respirations sont nécessaires à la lecture. De même en est-il pour les « blancs » du temps : ils créent un espace pour la pensée. C’est pourquoi l’avènement d’une ère qui cherche à tout prix la continuité lisse, le continuum temporel, telle que nous pouvons l’apercevoir aujourd’hui, est un obstacle majeur à cette constitution topographique, à cette cartographie personnelle et, a fortiori, collective. Ce sentiment de saturation du temps semble être partagé et certaines tentatives d’aménagement d’intervalles fleurissent ici et là. On peut citer le cas de l’entreprise Google qui permet à ses employés de consacrer un cinquième de leur temps de travail à développer des projets personnels. L’exemple le plus connu chez les designers reste celui de Stefan Sagmeister, graphiste autrichien, qui intercale tous les sept ans un an de congé sabbatique. Pendant cette année, les membres de son studio sont libres de faire ce qu’ils veulent – rien est bien. Sagmeister fait l’apologie de cette méthode dans de grandes conférences telles que TED, ce qui engagera peut-être certains à l’imiter. D’autres intervalles – moins spectaculaires – peuvent mériter qu’on les aménage. Les frères Bouroullec par 176

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12 Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 2006 (première édition 1936)

exemple refusent de travailler avec des clients qui leur imposent des délais trop courts, considérant que le temps, à un certain point, est incompressible. C’est par exemple une belle démonstration de résistance. Il est encourageant que ces hétérochronies se développent. Finalement, loin d’être nouvelle, cette méthode s’appuie sur le modèle des retraites religieuses, qui sont bien un temps de réflexion et de méditation. Mais la tendance est plutôt à la suppression des intervalles, considérés comme des pertes de temps. Le maître-mot aujourd’hui est : faciliter. Sous prétexte de rendre la vie plus facile, les efforts et les temps de latences sont lissés dans une expérience fluide. Ainsi, tous les points saillants ou les moments de « dépôt » disparaissent, accentuant ce sentiment de continuité et d’accélération. Un exemple très concret pour illustrer les bienfaits de ces temps de transition peut être trouvé dans la marche à pied. Thème baudelairien par excellence, la marche à pied entraîne à la rêverie. L’action du corps, répétée de façon presque mécanique, permet une évasion de l’esprit, qui à l’instar du rêve, réinterprète les expériences vécues. Mais la logique des services à l’utilisateur – d’ailleurs le terme même d’utilisateur montre bien cette rationalisation de l’expérience – ­tend à nous gérer comme des flux tendus pour nous « faciliter la vie », ou nous « éviter du stress inutile ». Grâce à ces services, nous n’attendons plus jamais car toutes nos technologies nous donnent l’heure exacte des flux, ainsi nous économisons du temps. Bachelard met cependant en garde : « Le repos est tout simplement nécessaire, au même titre que le mouvement, et ce bien qu’il soit la force qui le nie, bien qu’il soit une ‹ vaporisation d’être › plutôt qu’une concentration.»12 L’accessibilité généralisée à tout et tout le temps par les nouveaux moyens de communication ne sont pas nécessairement un progrès par rapport à l’expérience, et ce pour les mêmes raisons. La disparition de l’effort et de la patience n’est pas non plus sans conséquence sur l’imagination et la motivation ainsi que sur l’aplatissement de l’importance de toute chose sur la vitrine de la disponibilité qui finit par signifier leur équivalence. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’il soit difficile d’élaborer des projets sur un terme long, qu’ils soient individuels ou collectifs. Pas étonnant non plus qu’il soit ardu de déceler les mythologies mises en place par les traducteurs symboliques. « La nécessité méthodologique de se donner 178

13 Idem.

14 Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988

des intervalles est d’ailleurs renforcée par une raison métaphysique : directement ou indirectement, on doit faire place à la finalité, c’est à dire à une détermination du présent par l’avenir qui n’est point tout proche, auquel on attribue essentiellement une certaine profondeur.»13 Or cette détermination profonde du présent par l’avenir est loin d’être une valeur de la postmodernité. Non pas parce qu’elle s’est vue écartée, mais plutôt parce que nous ne savons plus à quelle finalité nous vouer. « Quand on peut simuler in vitro l’explosion du soleil ou la fécondation et la gestation d’un vivant, il faut savoir ce qu’on veut. Or nous n’en savons rien. Il y a, dans le principe du balayage, cette forclusion des fins. Elle a été habillée de tous les déguisements : destination de l’homme, progrès, lumières, émancipation, bonheur. Aujourd’hui cette forclusion apparaît toute nue. Savoir et pouvoir plus, oui, mais pourquoi, non. Une télékoinônia, une communauté télégraphique sans télos, peut-elle se constituer de cette forclusion ?»14 Nous sommes convaincus que cette perte de sens est amputable à un appauvrissement de l’expérience tel que nous avons tenté ici de décrire, et non à une fatalité, à une fin de l’Histoire.


Remerciements À Constance Rubini pour son aide précieuse et ses remises en question constructives, À Catherine De Smet pour ses conseils et ses pistes de recherche, À Philippe Millot pour notre travail tout au long de l’année, À toutes ces discussions informelles qui ont beaucoup contribué à l’élaboration de cette pensée, À Hélène, Camille et Liora pour leurs relectures attentives, À Martin.


Mémoire imprimé à l’EnsAD, le 24 mai 2012.

Composition du texte en Constantia et Univers. Impression sur Conqueror Velin et Pop’set Tourterelle, ainsi que sur Color Copy Silk pour les livrets intercalés et couverture sur Rives Design.



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