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Le Covid, ou l'invention d'un autre universel

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Le Covid, ou l’invention d’un autre universel

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Émeline Baudet

Doctorante à l’Université de la Sorbonne Chargée de recherches à l’Agence Française de Développement Campus de la Transition

Le coronavirus semble avoir réussi là où nombre de politiques, d’associations, d’initiatives portées par des militant.e.s engagé.e.s depuis des années ont échoué : unir l’ensemble de la population mondiale dans une lutte commune contre un fléau qui s’attaque à tous, sans discrimination de classe ni de nationalité. Cela nous rappelle que, paradoxalement, le changement climatique, qui aura un impact bien plus dramatique humainement et écologiquement, peine toujours à mobiliser autant d’efforts.

Est-ce parce que le virus s’attaque à nous de manière bien plus immédiate et personnelle, tandis que les effets des bouleversements écologiques tardent à se faire sentir, du moins en Occident ?

Mais dans ces deux types de lutte, une réponse internationale, forte et multidimensionnelle est nécessaire, si l’on veut éviter de dépasser des seuils qui rendraient tout retour à la « normale » impossible. Mais, si l’origine du coronavirus suscite encore des débats, les réponses qu’on lui apporte pourraient toutefois bien tenir lieu de répétition générale dans la lutte qui doit être la nôtre contre les dérives écologiques actuelles.

Le Covid, révélateur de l’ère anthropocène

Le coronavirus n’est pas né par hasard. La thèse de l’émergence d’un virus transmissible à l’homme à partir d’animaux sauvages avait été énoncée dès 2012 par une équipe de chercheurs américains. Ils avaient averti dans le New York Times que le braconnage accru, la destruction progressive des écosystèmes et l’inévitable rapprochement vers les espaces humains qui en résulte pouvaient mener à des maladies nouvelles et rapidement évolutives (zoonoses).

Les ravages infligés aux espaces naturels à cause des activités humaines finissent par se retourner contre ces dernières. La déforestation, l’épuisement des ressources en eau, la stérilisation progressive des sols à cause de pratiques agricoles intensives, le changement climatique et le déplacement des gradients de température qu’il provoque, tout cela conduit à bouleverser les milieux de vie de milliers d’espèces animales. Or ces ruptures dans les espaces impliquent une remise en cause des frontières « naturelles » entre êtres vivants, humains et non-humains, qui finit par porter préjudice à tous.

Un amplificateur de crise

Le monde des humains souffre bien sûr gravement de la crise, qui aggrave les inégalités, à toutes les échelles : sociales, de genre, etc. Dans les régions où presque 70% de l’économie dépend du travail informel, c’est-à-dire de relations marchandes et interpersonnelles indépendantes de l’État, qui ne donnent donc pas lieu à une reconnaissance officielle et à ses avantages — retraite, assurance maladie, assurance chômage, etc. —, l’interdiction de circuler équivaut à une menace de mort à plus ou moins brève échéance. De plus, les États qui dépendent de l’exportation massive de leurs ressources, fût-ce au prix de rentes toxiques comme pour le pétrole au Nigéria, voient leurs revenus s’effondrer dramatiquement du fait de la chute brutale de la demande.

Dans le monde, la mise en place du confinement conduit parfois aussi à un accroissement dangereux des pouvoirs et au renforcement d’un autoritarisme qui ne demandait que cette occasion pour s’institutionnaliser. Victor Orban, en Hongrie, a profité du Covid pour déclarer un état d’urgence lui assurant tous les pouvoirs. Face au déni de démocratie imposé en son sein par un de ses pays membres, l’Union européenne a brillé par son silence coupable. En Afrique du Sud, la force de la répression policière dans les townships pour faire respecter le confinement a fait ressurgir le spectre d’un Apartheid aboli officiellement depuis presque trente ans, mais dont les blessures demeurent vives et ne cessent de se rouvrir lors d’intenses crises sociales.

« Un moment de pause, de recentrement sur soi et sur les autres. »

Dans ces conditions, la capacité qu’ont certaines sociétés à pouvoir se confiner totalement doit être considérée comme un luxe réservé, une nouvelle fois, à une minorité chanceuse d’être née du bon côté de la barrière. Et le Covid ne fait que renforcer cette dernière. s’avérer particulièrement féconde. Mais le monde de demain ne doit pas rester une vue de l’esprit. S’il ne se traduit pas dès maintenant dans des actes concrets, alors c’est le risque de voir les dérives du « monde d’avant » s’aggraver qui dominera.

Construire et expérimenter d’autres « états de vie »

C’est peut-être aussi ce que la crise pourrait nous offrir : un moment de pause, de recentrement sur soi et sur les autres, pour mieux mettre en évidence ce à quoi nous tenons véritablement dans nos vies ; ce que l’écrivaine Nadine Gordimer décrit comme des « Etats de vie » dans son roman Bouge-toi !, publié en 2005. Lorsque les certitudes même les plus enracinées éclatent, que l’inconnu et l’imprévisible dominent notre quotidien et dessinent le chemin du lendemain, l’invention de « la suite » peut Sur le plan politique et économique, il faudra des réformes. Les systèmes financiers seront dangereux tant qu’ils véhiculeront l’idée d’une corrélation nécessaire entre croissance et exploitation des ressources naturelles, et qu’ils plieront ces dernières aux prétendues « lois » d’un marché libre. L’idée même de croissance doit être revue, au profit de notions instituant la prise en compte des limites planétaires aussi bien sociales qu’écologiques. La transition économique attendue doit être juste, c’est-àdire en associant étroitement équilibres écologiques et bien-être social, l’un ne pouvant se passer des autres. La crise du Covid, en tant que moment de décision, nous aura aussi appris que certaines des initiatives citoyennes qui ont vu le jour ces dernières années sont plus que jamais légitimes dans leur désir de construire un « autre » monde. Toutes ont pour point commun de s’incarner dans des lieux précis, de s’ancrer dans un contexte local qui n’est pas repli sur soi, réaction contre le différent et l’autre, mais au contraire une aspiration à trouver l’universel par des voies jusqu’alors inexplorées. Ecovillages, ressourceries, voire plateformes virtuelles de partage de connaissances et de bonnes pratiques pour dépasser ensemble les souffrances dues à la crise, ces alternatives économiques et sociales donnent naissance à des « états de vie » engagés dans la construction d’un monde commun respectueux des écosystèmes humains et non-humains.

Un élan de solidarité populaire et de mobilisation collective a vu le jour, ces dernières semaines ; à l’État d’en prendre acte et de soutenir, par des décisions fortes, cet effort « venu d’en bas » pour pallier les manques ressentis à l’échelle nationale. C’est à travers l’émergence de ces communautés universelles de bien-vivre, construites sur des règles de bienveillance, de co-hospitalité et d’épanouissement des capacités individuelles, mais dépourvues de toute prétention à imposer un universalisme uniformisant, que pourront se formuler des réponses à la crise. A travers le confinement, le coronavirus a intimement frappé chacun.e de nous ; bien pire est la blessure lorsque ce sont nos proches qui en ont été victimes. Mais il a aussi montré qu’il était possible, en des circonstances extrêmes, de voir se lever un espoir de mobilisation politique inédit ; ne laissons pas retomber cette flamme, mais entretenons-la, ravivons-là pour les combats à venir, transformons-la en étendard d’une conscience écologique et sociale renouvelée et d’autant plus aiguë et désireuse d’agir qu’on connaîtra la puissance de son potentiel. Pour sortir des dénis qui compromettent l’avenir, osons enfin faire rimer futur avec rupture, mais une rupture qui soit collectivement une aventure vers un futur réellement désirable. E.B.

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