Ad libido

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Un recueil illustré de nouvelles érotiques





Ô toi qui as osé approcher ce livre, que dis-je, l’ouvrir ! Bravo. Ton audace sera amplement récompensée. Te voilà au seuil de treize songes érotiques. Au commencement, il y eut des nouvelles, osées, facétieuses ou oniriques. Publiées par les Éditions In8, ces fictions ont eu une première vie sous la forme d’opuscules qui pouvaient aisément circuler sous le manteau. Leurs auteurs ont accepté, pour Ad libido, d’abandonner leurs écrits à la libre interprétation de plasticiens, peintres, dessinateurs… Les éditions du Chemin de fer ont confié à Frédéric Poincelet le soin de réunir, autour de lui, six artistes aussi dissemblables que complémentaires, pour travailler à cette œuvre de chair et de mots. Sans doute, dans cette pluralité d’invitations, quelquesunes rencontreront-elles chez toi un écho immédiat, quand d’autres te surprendront, te bousculeront davantage. Mais cela non plus n’est pas dépourvu d’attraits, n’est-ce pas ? Alors, bonne promenade, lecteur intrépide, entre les fantaisies des sens et les plaisirs de l’esprit.







Anna Rozen

pornomachie Dessins de

Anne Laure Sacriste

Premier tour de piste un Tout noir, tout jeune, très en colère, le sabot nerveux et le front bouclé, il déboule dans la petite arène sommaire, cercle de planches délavées plantées au milieu d’un pré perdu près d’Arles. Ce n’est pas lui le héros. Celui qui nous intéresse se tient droit, maigre, dans un costume couleur de sable rehaussé d’une courte rangée de boutons noirs passementés aux mollets et aux poignets. De son pantalon étroit dépasse une paire de grosses bottes en croûte fauve, solides. Celui qui nous intéresse doit se montrer habile et courageux, puissant et gracieux. Rien n’indique au premier tour de piste que ces prouesses dépassent ses possibilités. Premier tour de piste deux Elle l’a lâché dans le manège extérieur de la cavalerie, nu, vif, gris, juste sorti du box ombreux et frais. Dans le soleil du matin, il se lance en un galop désordonné puis s’immobilise


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Anna Rozen

brusquement et se laisse tomber pour se rouler dans le sable, vigoureux et endiablé. Brune, couverte de noir, pantalon collé aux jambes et veste flottante à motifs clairs, elle se campe au point central et le regarde sans un mot, la main droite retenant un licol qui caresse le sable lentement. Premier tour de piste trois Sortie de la douche bouillante elle s’est enveloppée dans une serviette blanche et jetée sur le lit, palpitante et cuite, épuisée mais en alerte. Les bras encore humides un peu écartés du corps, les jambes brûlantes en petit V, pieds pendant dans le vide, face à un grand miroir au cadre de métal travaillé de volutes. Au-dedans elle écoute son cœur secoué par le choc thermique et dehors par la fenêtre le gargouillement continu, mélangé, inextricable et roucoulant des grenouilles. Deuxième tour de piste un Du sang très rouge coule de son cou épais sur sa fourrure déjà poussiéreuse, il doute mais ne renonce pas à jouer le jeu. Ce n’est pas lui le héros. Celui qui nous intéresse danse, beige autour de la bête noire, sa cape rose empoignée lui sert de cavalière. Tout à son travail de provocation et d’esquive, il oublie parfois de soigner son attitude. Pendant les répits, il se redresse, cambre la taille, relève le menton vers le public distrait. Une erreur de secondes ou de millimètres le fait rouler dans le sable sous les sabots maladroits. Deuxième tour de piste deux Elle balance doucement la corde au bout de son poignet loquace. La bête grise puissante se relève, ouvre ses naseaux défiants puis se met à marcher le long du mur, tout autour de la piste, autour d’elle centrale qui ne le quitte pas des yeux.


pornomachie

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Il sait quand elle lui demande d’augmenter la cadence. Il redresse la racine de sa queue en panache et galope en tendant le cou. On joue ? Deuxième tour de piste trois Il ouvre la porte de la chambre tout fumant et déchiré. Il la voit sans la regarder et se poste dos au miroir, les yeux fermés. Il respire fort. Dans son torse moulu son cœur est comme une fleur froissée. Du bout des doigts il cherche le métal froid pour calmer sa machine emballée. Transformer la fatigue en volupté, l’humiliation en désir. D’un haussement d’épaules il essaie de se débarrasser de sa veste courte. Il y met une main puis l’autre. Laisse tomber son vêtement sur les carreaux froids. Elle ne bouge pas du tout, toujours chaude et palpitante, seules ses narines s’activent, aspirant l’odeur de soleil, de sable et de sang, l’odeur de peur et de soulagement, l’odeur d’homme. Troisième tour de piste un Replié contre les parois de bois après l’intervention des péons, il gratte le sable de son sabot droit avec l’air de n’être pas assez souple pour se gratter la tête, perplexe et pas content. Ce n’est pas lui le héros. Celui qui nous intéresse se relève et ramasse sa muleta, ne passe pas la main sur son costume pour se débarrasser de la poussière, ne s’aperçoit pas que la couture de son pantalon se défait sur une dizaine de centimètres du milieu du dos vers le bas des reins. Il retourne au combat. La bête noire rechigne et puis consent, donne des cornes dans la couleur qui s’agite, dérape et se rattrape sur un genou, flanche on pourrait dire. Flanche, ensanglantée, garnie des froufrous sales, très rôti en promotion, des deux paires de banderilles. La bête n’aime pas la tournure que prend ce jeu, mais elle n’est pas le héros de


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Emmanuelle Urien

vénus atlantica Dessins de

Donato Di Nunno

1990-2005 Mes vacances sur la côte, c’est toujours la même chose : j’aligne, été après été, mes trois semaines de congés payés de façon identique. Depuis quinze ans, je cale les valises, ma femme et ma fille dans la même voiture, et nous rallions Biarritz en quatre heures. Dans le même camping, je plante la même tente en grommelant les mêmes jurons, incapable de retenir, d’une année sur l’autre, la marche à suivre pour obtenir ce chapiteau de toile flasque devenu grisâtre au fil du temps. Je m’énerve, je transpire, je peste. Ma femme me tend des piquets sans rien dire, ce ne sont jamais les bons et je râle encore plus fort sans qu’elle se départe de son calme. Elle connaît le rituel, elle sait que la tempête va passer, tout comme passent les années : juste à côté, ma fille bave dans son transat, joue à la poupée, lit un livre, s’ennuie, feuillette


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Emmanuelle Urien

un magazine. Cet été, elle répète qu’elle déteste le camping et que ses copines lui manquent. Elle a du rouge à lèvres et le contour des yeux marqué au khôl. La tente enfin montée, nous partons à la plage, glacière en main, pour déjeuner sur le sable et profiter du soleil. Après cela, ma femme et ma fille dorent ou dorment, je nage un peu, je contemple les surfeurs au loin, j’essaie de ne pas me morfondre sur ma serviette, je tourne les pages d’un roman que je ne finirai pas. Surtout, je fais bien attention de ne pas regarder les seins nus des naïades, leurs fesses sous le maillot mouillé ou simplement leurs jambes incrustées de paillettes. Regarder d’autres femmes que la mienne, ce n’est pas mon genre. Je suis quelqu’un de bien, le prototype du mari fidèle, honnête. Pour couronner le tout, je suis agent de police : je dois donner l’exemple, je représente la loi. Mais mon corps et mon esprit communiquent plutôt mal, et leur entente imparfaite m’oblige à rester la plupart du temps sur le ventre, en particulier quand les naïades se déplacent à plusieurs et me frôlent sans me voir, riant entre elles, leur chevelure blond platine flottant sur leurs épaules sombres, un paréo autour des hanches, les seins libres et bronzés. Le soir, il nous arrive de sortir. En famille, évidemment. Cette année, ma fille a exigé de pouvoir passer ses soirées sans nous. J’ai refusé : elle n’a que quinze ans. Nous dînons au restaurant sans échanger plus de vingt phrases à nous trois, nous nous promenons en ville ou sur le front de mer, parfois je tiens la main de ma femme, quelquefois elle me prend le bras. Derrière nous, ma fille rumine. Les naïades, après le coucher du soleil, enfilent des robes courtes et décolletées. Elles marchent en riant, elles vont danser, boire un verre, être un peu saoules, rejoindre des hommes. Quand nous les croisons, elles ne nous regardent


vénus atlantica

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pas : nous sommes invisibles pour elles, nous vivons dans un monde parallèle qu’elles n’ont aucune envie d’explorer. La réciproque est vraie, en tout cas pour ma femme qui les ignore comme si elles n’existaient pas. Moi, je détourne simplement les yeux. Quand nous rentrons, il est à peine onze heures, ma fille récrimine contre ces horaires de vieux, fonce dans sa chambre, nous entendons le zip furieux de la fermeture à glissière, le froissement du duvet, la plainte du matelas gonflable qu’elle piétine. Quand elle finit par s’endormir, nous achevons notre partie de cartes et rejoignons nous aussi nos quartiers. Étroits, moites, inconfortables. Nous nous couchons, lisons quelques minutes, éteignons la lampe à gaz et puis, un soir sur quatre environ, soit cinq fois plus souvent qu’à l’habitude, j’incite ma femme à faire l’amour. En vacances, c’est permis. Ou peut-être obligatoire. Elle ôte rarement sa chemise de nuit, je garde en général ma veste de pyjama ; mon sexe reste d’abord mou, se dresse à peine quand je le caresse, puis s’étire un peu plus quand ma femme, pressée d’en finir, y met la main, le serre et le triture. Dans le noir, je ne vois pas son visage, mais je devine son expression : légèrement dégoûtée, pincée à tout le moins. Débandade assurée. Alors je pense aux naïades, à leurs seins, à leur cul, à leur bouche, et bien sûr à leur sexe inaccessible, tout en haut de leurs cuisses bronzées, et le mien se raidit enfin. J’entre dans ma femme qui soupire, le matelas pneumatique couine quelques instants, peut-être moins d’une minute, j’éjacule sans guère jouir, ma femme sort se laver sans bruit, je ne tire jamais un son d’elle, puis nous nous endormons sur un “je t’aime” distant qui ne veut plus dire grand-chose. Il m’arrive, ces nuits-là, de rêver aux naïades. Elles sont nues dans les vagues, elles m’entourent en riant, je ne sais


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L’auteur


Agnès Fonbonne

recto verso et vice versa

Dessins de

Frédéric Poincelet

Le front posé sur la peau de son cou, les yeux mi-clos, elle bascula un peu plus son bassin pour qu’il la pénètre plus profondément encore. Attentive et gourmande, elle devinait son visage tendu, presque douloureux de retenue et elle imagina son sourire de volupté. L’instant était bien trop exquis pour aller et venir tout de suite. Ses fesses restèrent donc parfaitement immobiles, dans l’attente. En s’imprégnant de chaque centimètre de son sexe en elle, elle cherchait juste à savourer l’éternelle seconde d’une symbiose parfaite. D’abord étonnée par la modestie de sa virilité, elle avait commencé de déguster à petits feux l’idéal de son ajustement et de sa robustesse. Ce membre à l’allure si juvénile possédait l’exact équilibre du bien-être amoureux. Sa taille était tout simplement un modèle du genre. Parfaite. Le voisin soupirait un peu parfois, au rythme régulier qu’elle imposait aux muscles enfouis de sa féminité. Elle savait très bien le faire, et sans bouger d’un millimètre. La moindre contraction


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Agnès Fonbonne

animait une onde qui emprisonnait chaque fois davantage l’offrande vivante qu’il avait engloutie à la moiteur de son ventre. Leurs corps noués dégageaient une odeur de peau chauffée au soleil. Un effluve de pain frais. Affolant. Elle remua un peu sur lui, très doucement, pour signifier qu’elle se sentait bien, qu’elle le sentait bien et qu’il fallait attendre encore. Il ne bougea pas, et se laissa faire avec ravissement, la tête à la renverse et les yeux au nirvana. Filtrée par les persiennes, une flaque de soleil matinal éclaboussait un pan de leurs ventres immobiles, et faisait luire la sueur de leurs flancs nus. Il la sentait à peine peser sur lui. À tout casser, la voisine ne devait pas faire plus de cinquante et un ou cinquante-deux kilos, bien mouillée. Mais d’instinct, il avait flairé chez elle des capacités de croqueuse vorace. Cette fille était un concentré d’énergie pure étalé sur son ventre, et elle était venue s’empaler toute seule comme une grande sur son sexe, sans qu’il n’ait rien demandé. Tandis qu’elle le chevauchait sans presque bouger, la tête enfouie sous son menton, il repensa d’un seul coup à la manière dont les événements s’étaient enchaînés. Comment parvenait-on à se retrouver, aux premières lueurs de l’aube, vautré à poil sur le vieux tapis d’un salon qu’on ne connaissait pas six heures auparavant, avec sa voisine flanquée sur l’estomac ? Tout cela était allé très vite finalement et le constat le fit sourire dans la pénombre.


recto verso et vice versa

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Dès le premier regard échangé, elle avait eu la certitude de le connaître depuis toujours, même si cela faisait juste huit mois qu’elle avait emménagé dans l’immeuble, sur le même palier que lui. Du premier jour où elle l’avait aperçu, elle avait rêvé de l’aimer exactement comme cela, en femme décidée et sûre d’elle, sachant désormais ce qu’elle voulait. Le voisin était perpétuellement resté sur ses gardes pourtant, affichant une réserve un tantinet hautaine dès qu’ils se croisaient dans l’escalier. Lorsqu’elle l’avait invité, un peu mal à l’aise, à sa fête d’anniversaire, le sourire tout à la fois hésitant et totalement irrésistible qu’il lui avait décroché en acceptant l’invitation l’avait convaincue que cet homme-là était bien plus tendre et sensible que ce qu’il voulait laisser paraître au premier contact. D’abord, il était arrivé avec un petit livre simplement entouré d’un bolduc noir. Les ravissantes couleurs de l’ouvrage et le titre si puissamment suggestif l’avaient plongée dans un abîme de réflexions prometteuses. Puis, durant une bonne partie de la soirée, il ne l’avait pas lâchée du regard, contemplant en douce son épaule ronde, chaque fois que la soie de sa manche coulait un peu sur le haut de son bras et qu’elle la remontait d’une main distraite, tout en dansant avec les autres. Ses invités étaient partis aux premières lueurs de l’aube et il s’apprêtait à faire de même, elle le craignait, dès qu’il aurait fini son dernier verre. Mais il avait suffi d’une paume osée sur sa cuisse pour qu’elle lui transmette sa douceur, et assouplisse l’impassibilité de son attitude. Debout et les pieds nus, elle s’était mise ensuite à fredonner d’une voix étonnamment grave cet air de Bellini qu’elle connaissait par cœur, offrant à Norma une dimension nouvelle et décalée. Son chant s’était élevé crescendo dans le silence de l’appartement, chargeant l’atmosphère d’une émotion à la fois sensuelle et poignante. Puis elle s’était tue soudain, presque au bord des larmes, tout en le fixant avec une infinie tendresse. Troublé


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Ma fille sera mère Et moi je lui enseignerai comment tuer ses fils Alberto Masala, Taliban

Frédérique Martin

les filles d’Ève Dessins de

Appolo Thomas

“Parfaite.” Claque et mot sont assénés en même temps. Satisfait, l’homme laisse sa paume sur la croupe blanche. Caméra sur l’épaule, le reporter zoome sur les doigts, avant de remonter le long du bras jusqu’au visage glabre en plan serré. Une annonce parcourt l’immensité de la halle couverte, se répercute sur les éléments de la structure, glisse sur les vitres monumentales, avant de s’échouer au pied d’une foule indifférente : Le propriétaire du véhicule immatriculé… est prié de le déplacer immédiatement. Gigantesque brouhaha, rires tonitruants, bousculades. Le reporter rigole – pas gagné pour faire bouger la caisse. Il est épuisé, du plomb entre les épaules. Peut-être à cause de tout ce pognon claqué en quelques heures par son sujet, plus qu’il n’en gagnera jamais lui-même. Il escorte l’homme depuis le matin dans ses achats. Pour qu’on lui fournisse la caméra, il avait proposé un portrait de ce métier en voie d’expansion : concierge de luxe.


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Frédérique Martin

“Archi-battu, complètement crevé ! avait gueulé son rédac chef.  – Ce n’est pas le concierge qui m’intéresse, c’est ce qu’il achète et surtout, pour qui…” Le reporter avait contracté ses maxillaires pour appuyer le sous-entendu qu’il voulait mystérieux. L’autre l’avait considéré avec une méfiance dégoûtée : “Et… ? – J’ai mes sources, je m’attends à du grabuge. Les activistes ne vont pas laisser passer une occasion pareille ! N’en demande pas plus pour l’instant, c’est du bouillant.” Il avait conclu par un classique : “Tu ne le regretteras pas.” Ça ne coûte rien et ça fait toujours son effet, avait-il ironisé intérieurement, tout en conservant l’apparence imperturbable du baroudeur revenu de tout. C’est de cette manière qu’il s’était retrouvé à couvrir l’Exposition annuelle du Palais des congrès, pour laquelle seuls les privilégiés avaient un passedroit. Le concierge scrute, méthodique, minutieux, à l’affût des bonnes affaires. Il a plusieurs clients et son carnet de commandes est impressionnant. Tant de choses à voir, tant de biens à acquérir, il sillonne le monde pour contenter des hommes si nantis que rien n’arrive à les satisfaire. Il apostrophe l’éleveur : “Vous me la réservez, je paie tout à l’heure.” Le marchand acquiesce. Le reporter intervient : “Vous la prenez finalement ? Je croyais que vous préfériez la Normande. Moi, j’aurais pris les deux noires de Vendée. – Vous n’y connaissez rien ! Les élevages de Vendée ont une sale réputation. Ils se fournissent à l’étranger, les filières ne sont pas traçables, et les noires en particulier ont des origines plus que douteuses.


les filles d’Ève

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– Pourquoi celle-là, alors ? – Sud-Ouest, art de vivre, tradition et docilité garantis. Toisons musquées, non épilées, clitoris bien formé, légèrement proéminent, facile à trouver. Mon client aime les faire jouir, c’est comme ça, je ne pose pas de question. Et puis, regardez-la ! Seins équilibrés, aréoles larges, crémeuses, taille étroite sur hanches pleines. Une vraie blonde ! Le regard est sublime, la langue prometteuse.” Gros plan sur la femme assise, ses longs cheveux répartis de chaque côté de ses épaules nues. Lèvres humides entrouvertes, ses yeux bleus cillent à peine. Quand elle décroise ses jambes, sa robe courte laisse deviner des poils blonds qui tirent sur le roux. À l’abri de sa caméra, le reporter n’arrive pas à en détacher son regard. “Vous ne pouvez pas être certain, insiste-t-il, et à ce prix-là ! – J’ai de la bouteille ! Je vais l’essayer, bien entendu, mais je suis sûr de ne pas me tromper. – Vous allez faire quoi comme vérifications, exactement ?” Le reporter est envieux, sa voix le trahit. Il fixe la femme dont, même à distance, il peut sentir l’odeur d’huître et d’humus. Ses poings se serrent, il s’imagine l’allonger sur le sol, glisser lentement ses doigts dans les poils pubiens, s’introduire au plus profond, au plus moite de ce corps proche et pourtant inaccessible, dans cette fente obscure aux bourrelets mordorés que la toison rousse encadre sans la dissimuler. J’y pose ma bouche, je te lèche et te fouaille avant de laper la crème salée que j’en fais jaillir. Ensuite j’ouvre tes cuisses somptueuses et je me glisse en toi jusqu’au vertige. Rien ne m’arrête, je m’enfonce, tu es ouverte, brûlante, tu m’accueilles, tu me veux, tu en redemandes. Et je bouge, de plus en plus vite, de plus en plus fort dans ton ventre qui est à moi. Rien qu’à moi, bordel ! Au moins une fois, te faire tout ce que je veux, sans limites. Et surtout, t’entendre dire que tu aimes ça, que tu n’as pas connu mieux. Te forcer à le dire, s’il le faut.


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Éric Pessan

monde profond Dessins de

Frédéric Fleury

Le plus bouleversant, c’est l’odeur : ce mélange de glèbe et d’humidité, une odeur profonde et ancienne. Géologique. L’odeur brune et intime de la terre, une odeur d’entrailles froides qui saute au visage, se dépose en sédiments lourds dans les narines, sur la langue, saisit le corps entier. Que Pierre renifle le karst et aussitôt il se met à bander. Pierre connut son premier orgasme à neuf ans dans des circonstances assez particulières. Il se trouvait en Dordogne, en classe verte. Jamais jusqu’alors il n’avait passé une semaine loin de ses parents, il ne fréquentait pas les centres aérés ni les colonies de vacances, il n’était inscrit dans aucun club, ne pratiquait ni judo ni natation, n’avait en aucun cas dormi sous une toile de tente. Le programme pédagogique comportait plusieurs randonnées, un lever à cinq heures du matin pour assister au travail d’un artisan boulanger, des jeux de pistes, des courses d’orientation ainsi que la visite d’une grotte. C’est


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Éric Pessan

là, à quatre pattes, engoncé dans un boyau étroit, à près de vingt-cinq mètres sous terre, que l’enfant sentit une boule d’électricité glacée se former dans son bas-ventre, s’accumuler, gonfler, se contenir encore un peu et brusquement le submerger en une décharge délicieuse et effrayante. Il avait gémi de surprise si fort qu’un moniteur s’était glissé jusqu’à lui pour savoir s’il allait bien. Toujours à quatre pattes, vêtu d’une combinaison grise tachée aux genoux et aux coudes, équipé d’un casque avec lampe frontale, l’enfant avait perdu la maîtrise de sa voix, sa réponse confuse avait fini d’alarmer les adultes présents. On l’avait évacué pendant que les effets du foudroiement s’éloignaient. L’enfant reprenait ses esprits, constatait qu’il en avait eu le souffle coupé. Il se forçait à respirer lentement pour répondre aux questions. Non, il n’allait pas s’évanouir, non, il ne se sentait pas oppressé, non, il ne souffrait pas de claustrophobie, il allait bien. Très bien, pensa-t-il en lui-même. Des ricanements obligèrent les moniteurs à retourner dans la grotte, il resta à l’extérieur avec son instituteur. Bon nombre de ses camarades se moquaient de lui, mais l’enfant s’en foutait éperdument. Il possédait dorénavant un grand secret, il venait de vivre une expérience qu’il croyait unique, un éblouissement impartageable, une chose qui échappait aux mots, aux descriptions du langage. Comment à neuf ans dire que l’on a été frappé par la volupté ? Pierre détenait-il un pouvoir inconnu de l’humanité ? Il lui faudrait maintenant vivre avec ce mystère fiché dans sa chair. Calmé, il renifla sur ses mains l’arôme sans pareil de la grotte. Se sentant observé, il n’osa pas porter un doigt à sa bouche. À l’air libre, rien ne lui permit de comprendre ce qui venait de se produire. Sa jouissance avait été sèche. Il conserva plusieurs années le souvenir de cette déflagration souterraine, il désirait plus que tout qu’elle se reproduise mais ne savait comment obtenir satisfaction. Il se mit à harceler ses parents pour visiter toutes les grottes environnantes, mais ne retrouva


monde profond

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pas – marchant aux côtés de son père et tenant la main de sa mère pour ne pas glisser – l’éblouissante fulgurance qui l’avait chaviré. Dimanche après dimanche, il devenait incollable en géologie, savait parfaitement quels sols favorisent la formation des cavités, différenciait les stalactites (tombe) des stalagmites (monte), appréciait d’un œil émerveillé les rideaux de dentelles ou autres draperies, orgues et cascades pétrifiantes, reconnaissait dans l’érosion du calcaire d’anciens passages d’eau. Il eut même la chance de contempler quelques dessins du magdalénien. Cavernes, grottes, cheminées et avens n’eurent bientôt plus qu’un seul secret pour lui puisqu’à mesure qu’il progressait dans leur connaissance s’échappait le souvenir de cette décharge bienfaisante qui avait irradié son bas-ventre. Confusément, il se doutait que le mystère ne se reproduirait pas devant témoins, et encore moins en présence de ses parents. Pour lui, le coin du voile s’était soulevé avant de retomber aussitôt. Il était démuni. Il réclama des ouvrages sur les grottes que ses parents achetèrent sans grand discernement. Il lut des textes dont il ne comprit pas un seul mot, les commentaires des paléontologues évoquaient des notions hors de portée de son esprit. Dans les sociétés archaïques, la grotte symbolise la matrice. Mircea Eliade a étudié certains rites initiatiques comme le regressus ad uterum : pour devenir homme, l’adolescent doit descendre dans la caverne et en trouver seul la sortie. Au cours d’une exploration, il ressentait parfois un fourmillement, une sorte de picotement agaçant et agréable le long de son sexe ou dans ses testicules. L’enfant guettait, avançait d’un pas prudent sur des déclivités délicates et des passerelles bétonnées, n’écoutait plus les commentaires du guide, espérait, s’emplissait à pleins poumons de la fragrance froide, grasse et


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La haine qu’on se porte à soi-même est probablement celle entre toutes pour laquelle il n’est pas de pardon. Georges Bernanos, Monsieur Ouine

Claude Chambard

la rencontre dans l’escalier

Dessins de

Ugo Bienvenu

aux amis de la Prévôté

C’est vers quatre heures du matin que je suis monté me coucher. J’avais travaillé jusque-là sur une traduction particulièrement urgente. Un texte d’un écrivain latino-américain réputé et proche de la présidente du Chili. La langue originale était souple, sinueuse et très réfléchie, maîtrisée, aussi je m’étais tellement régalé à traduire que je ne m’étais absolument pas préoccupé de l’heure. Le travail du traducteur est mystérieux, il doit rendre dans une nouvelle langue le meilleur de ce qui est contenu dans une autre. Je pensais à ça en montant l’escalier. À mi-chemin, entre la sixième et la septième marche, j’eus l’impression que quelqu’un me frôlait. Je ne devrais pas me coucher si tard. Hortense dormait dans la chambre à l’étage. Elle avait repoussé les draps dans son sommeil, il faisait chaud. J’ai ouvert en grand la fenêtre et l’air est entré par les jalousies. Je me suis dévêtu devant l’armoire à glace et, à la lumière de ma lampe de chevet, je me suis dit qu’il fallait que je me


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Claude Chambard

remette rapidement aux fléchettes, sans bière. Je me suis allongé contre Hortense, en cuillère. Elle a soupiré dans son sommeil et je me suis endormi aussitôt.

Nous sommes arrivés dans cette ville du petit Sud de la France, depuis cinq jours. Notre installation a été rapide, après les sempiternels repas de réception avec le président de ceci et le directeur de cela, le journaliste et la bibliothécaire. Il en faut, chaque salaire mérite sa peine, c’est comme ça et, du reste, ce n’est pas toujours désagréable. La maison est plaisante, proche du centre-ville, à deux pas d’un parc où nous allons nous promener. Hortense va, chaque matin, nager une heure dans une piscine Art déco coincée entre des résidences pour cadres supérieurs. La voisine, une veuve pomponnée d’une soixantaine d’années, qui lit le Figaro Madame chez elle, et Connaissance des arts chez son coiffeur, lui a assuré que ce chef-d’œuvre de l’architecture est dû à Tony Garnier. C’est pour le moins improbable, mais l’érudite locale ne veut pas en démordre. Chaque ville a ainsi ses légendes, cela participe de leur charme, et après tout, nous ne resterons pas ici toute notre vie. J’ai un livre à rendre rapidement à mon éditeur – une femme en l’occurrence, et pas commode. L’auteur est vivant, mais je ne l’ai jamais rencontré. Ça ne s’est pas trouvé. Il ne vient jamais en France, je n’ai jamais mis les pieds au Chili. Le monde est plein de blancs sur les cartes pour qui ne se déplace guère. Je n’aime pas quitter mon pays, ma langue, mes amis. Je voyage bien mieux dans les pages que je lis, que je traduis, que j’écris. Je crois qu’il en est de même pour cet homme dont les textes disent à l’évidence l’exil dans lequel il se sent déjà dans son propre pays. Lorsque l’on est exilé en soi-même à quoi bon courir le monde…


la rencontre dans l’escalier

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J’ai été réveillé par les gémissements d’Hortense. Ses fesses rondes étaient juste sous mon nez. Elles montaient et elles descendaient. Je voyais sa peau si ferme et si douce, si tendue et si fine à quelques centimètres de mon visage. C’était si beau et si voluptueux que ma verge prit les proportions idoines. Je lançai une main à l’attaque de sa fente… mais quelque chose l’occupait déjà ! Je me dressai sur le coude pour constater qu’un autre homme dont je ne percevais pas les traits était en train de baiser ma femme, qui avait l’air de trouver ça pour le moins intéressant.

Ce matin, Clément s’est levé du mauvais pied. Il ne m’a pas dit un mot durant le petit-déjeuner, ni même ensuite. Il est allé chercher son journal et s’est enfermé aussitôt dans le bureau à l’étage. Cette nouvelle traduction semble le perturber beaucoup. Peut-être n’aurait-il pas dû l’accepter. Depuis quelque temps, j’ai l’impression qu’il souffre de plus en plus de ce travail, comme si le miroir de la traduction ne lui renvoyait plus rien. Je passe des heures dans le grenier envahi de bahuts, de commodes, de tables et de chaises, de malles et de livres. Des livres, de tous formats, de toutes reliures, en tous états, des si neufs encore et si dédaignés que leurs pages ne sont pas coupées, aux épuisés, éclatés, d’avoir été lus et relus, en passant par les défraîchis, gribouillés, annotés, tachés et les bouffés aux vers, il y en a des milliers, empilés, encaqués, esquichés en tas inégaux, éparpillés de guéridon en canapé, de secrétaire en pétrin. À croire que les meubles amoncelés là ne servent qu’à les héberger. Je me suis trouvé un petit fauteuil


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Sommaire

Pornomachie, de Anna Rozen ....................................... p. 17 dessins de Anne Laure Sacriste diagrammes liquides de Jonas Delaborde Vénus Atlantica, de Emmanuelle Urien . ...................... p. 39 dessins de Donato Di Nunno diagrammes liquides de Jonas Delaborde Recto verso et vice versa, de Agnès Fonbonne ................ p. 65 dessins de Frédéric Poincelet diagrammes liquides de Jonas Delaborde Les lles d’Ève, de Frédérique Martin .......................... p. 89 dessins de Apollo Thomas diagrammes liquides de Jonas Delaborde Monde profond, de Éric Pessan .................................... p. 113 dessins de Frédéric Fleury diagrammes liquides de Jonas Delaborde La rencontre dans l’escalier, de Claude Chambard ........ p. 139 dessins de Ugo Bienvenu diagrammes liquides de Jonas Delaborde


Achevé d’imprimer pour le compte des Éditions In8 & des éditions du Chemin de fer, p ar Grafiche A Z , à San Martino (Italie), en septembre deux mille treize

Dépôt légal octobre 2013



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L’auteur

Sept dessinateurs portent leur regard sur six textes à haute teneur érotique. Dans ces nouvelles, la langue, matériau pétri par l’écrivain, est plus que jamais physique. Écheveau de muscles et de nerfs, elle a une saveur, un parfum. Et chaque dessinateur, à son tour, de fourbir ses propres armes pour évoquer le désir – dessins, peintures, noirs profonds ou aplats de couleur, structures brouillées ou lignes claires. La chair n’a décidément rien de triste. Voici treize artistes, treize portes vers le plaisir. Pluriel et immodéré. Pornomachie de Anna Rozen /// Anne Laure Sacriste Vénus Atlantica de Emmanuelle Urien /// Donato Di Nunno Recto verso et vice versa de Agnès Fonbonne /// Frédéric Poincelet Les lles d’Ève de Frédérique Martin /// Apollo Thomas Monde profond de Éric Pessan /// ——— Fleury La rencontre dans l’escalier de Claude Chambard /// Ugo Bienvenu Diagrammes liquides de Jonas Delaborde

ISBN : 978-2-36224-040-9

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