Le jeune homme qu'on surnommait Bengali

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Louis-René des Forêts

Le jeune homme qu’on surnommait Bengali

Vu par

Frédérique Loutz


J’avais décidé de le mettre complètement à plat, pour le plaisir ; il était très jeune, à peine vingt ans, et j’en ferais mon souffre-douleur, ce serait une distraction. Pendant un court moment, je ne regretterais plus ma solitude. Un prisonnier en attente de jugement s’est construit un monde de silence. L’arrivée dans sa cellule du jeune Bengali vient rompre son isolement et l’oblige à faire tomber une à une les défenses qu’il avait érigées. Paru en décembre 1943 dans la revue Le livre des lettres, Le jeune homme qu’on surnommait Bengali est la première nouvelle publiée de Louis-René des Forêts (1918-2000). La même année, paraît son premier roman chez Gallimard, Les mendiants. Méditation sur l’agression et l’affection, sur l’enfermement et la liberté, la parole qui blesse et qui exalte, Le jeune homme qu’on surnommait Bengali concentre les thèmes majeurs des livres à venir, du Bavard à Ostinato, en passant par Un malade en forêt. Saluée par Jean-Paul Sartre, Maurice Blanchot ou Marguerite Duras, l’œuvre de Louis-René des Forêts est aujourd’hui reconnue comme l’une des plus exigeantes de la littérature contemporaine. À partir d’une référence explicite au corps tatoué des prisonniers, Frédérique Loutz crée une série où la prolifération des signes se joue du plein et du vide, du sens ou du non-sens. Libre à chacun de lire dans ce flux de signes une matérialisation de l’imaginaire, une métaphore de la liberté…

Postface de Jean Roudaut

ISBN : 978-2-916130-48-4

13 Euros




Le jeune homme qu’on surnommait Bengali


Cette édition de Le jeune homme qu’on surnommait Bengali a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Arco design 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Woodstock Celeste, accompagnés d’une sérigraphie, numérotée et signée par l’artiste.

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Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne. © Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-48-4


Louis-René des Forêts

Le jeune homme qu’on surnommait Bengali vu par

Frédérique Loutz postface de Jean Roudaut



“Solitude douce et amère” Heywood







Quand j’ai entendu remuer la clé dans la serrure, je me suis levé d’un bond : je croyais qu’ils venaient me chercher pour le jugement, c’était la seule pensée qui me préoccupait depuis trois jours. Mais quand la porte s’est ouverte, j’ai vu un jeune homme maintenu aux épaules par deux surveillants ; ils l’ont poussé dans ma cellule et ils ont refermé la porte hâtivement derrière eux. Le garçon me jeta un regard traqué, puis il s’effondra sur ma paillasse, ses maigres épaules secouées par des sanglots. Mais je fis comme s’il n’existait pas et je me mis à marcher de long en large, j’étais mécontent qu’on eût 15


rompu ma solitude, ces mômeries m’agaçaient : j’avais eu toutes les peines du monde à rester d’aplomb et ce jeune type avait déjà réussi à me démoraliser. Il se releva subitement, s’assit sur la paillasse, et, approchant son visage tout contre le mien, il me demanda depuis combien de temps j’étais là-dedans ; il avait l’accent du midi, ses yeux ne me quittaient pas. Je lui dis qu’il y avait plus de deux mois que j’attendais mon jugement, mais en réalité il y avait tout juste deux semaines. Il leva les mains au ciel en poussant un petit cri de désespoir, puis il courut vers la porte qu’il secoua en soufflant très fort. Il dit qu’il allait devenir fou s’il restait seulement une journée entre ces quatre murs ; je répondis que j’étais entre ces quatre murs depuis deux mois et que je me portais à merveille, un peu amaigri bien sûr, et je serrai ma ceinture d’un cran. Il me regarda avec un air horrifié :

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je devais être très blanc et j’avais une barbe de huit jours. Il courut à travers toute la cellule et s’abattit à plat ventre sur la paillasse qui lui était destinée, le visage enfoui dans ses bras croisés en poussant des soupirs bruyants. Moi, je me tenais au pied du lit, le dos au mur et les mains dans les poches ; j’avais gardé sur mes épaules mon manteau noir dont le col était relevé. J’avais décidé de le mettre complètement à plat, pour le plaisir ; il était très jeune, à peine vingt ans, et j’en ferais mon souffredouleur, ce serait une distraction. Pendant un court moment, je ne regretterais plus ma solitude. Quand il eût pleuré tout son saoul, il se retourna sur le dos et, voyant que je l’examinais curieusement, il prit un air honteux ; il essuya d’un revers de main la morve qui lui coulait sur la bouche. Alors je trouvai tout de suite ce

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qu’il fallait dire pour l’assommer une bonne fois et je lui donnai tous les renseignements qu’il pouvait désirer sur le régime de la prison, celui-ci était très rigoureux, on ne prenait l’air qu’une fois par semaine et encore quand ça plaisait à ces messieurs, il y avait des puces dans les paillasses, je pouvais lui en montrer les morsures sur mes poignets, les gardiens étaient des brutes et j’insistai encore une fois sur la mauvaise qualité de la nourriture parce que j’avais remarqué qu’il était particulièrement sensible à ce dernier détail. Son cœur flancha, il se prit la tête entre les mains. Et je dis que si encore on savait combien de temps on allait moisir dans cette taule, mais ils prenaient un plaisir sadique à nous maintenir dans l’incertitude et j’avais la conviction que… Il se leva d’un bond, secoua la tête comme un jeune chien et, me saisissant par le revers de

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mon manteau, il me demanda ce que j’avais fait pour être là. “Ah ah !” dis-je, et j’allai sous la fenêtre où je restai un moment, le nez en l’air, les mains jointes derrière mon dos. “Eh bien voilà !” commençai-je, et je me mis à inventer un délit assez anodin qui ne justifiait pas une aussi longue détention. Il redevint très nerveux, mais il s’obligea à sourire et m’assura que son cas était différent, les gendarmes lui avaient affirmé que la sanction serait légère, et d’ailleurs il était beaucoup trop jeune. Je lui rétorquai que somme toute il était presque majeur et que je ne pensais pas que sa jeunesse plaidât en sa faveur, bien au contraire. Il secoua la tête d’un air combatif et ses yeux me lancèrent des éclairs : il aurait voulu m’anéantir. Moi, je me réjouissais de ma vilaine besogne, j’étais furieux qu’on eût souillé ma solitude. Une solitude aride et pure c’était tout ce qu’on

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m’avait laissé jusqu’à présent, mais c’était bien assez pour survivre. En le regardant droit dans les yeux, je lui demandai d’une voix affable pourquoi il était là. Pfut ! il me tourna le dos et balaya l’air de sa main comme si c’était pour si peu de chose que cela ne valait même pas la peine d’en parler. Puis il revint vers moi et me fit le récit d’un cambriolage nocturne auquel il n’avait pas participé, simplement assisté, disait-il, et c’étaient ses copains qui l’avaient vendu, mais qu’on le fasse seulement comparaître devant le juge, il n’aurait aucune peine à se disculper et, s’il l’avait voulu, il aurait eu tout le temps de prendre la fuite. Je lui demandai suavement pourquoi alors il ne l’avait pas fait et il me répondit qu’on ne se sauvait que lorsqu’on se croyait en faute. Se jugeait-il non coupable ou était-il non coupable ? Il me regarda, interloqué. Il venait

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de me dire qu’il n’était pas coupable. Bon, admettons. Mais mon distinguo parut le mettre en état de démence, il attachait manifestement la plus grande importance à ce que je crusse à son innocence, mais je n’en avais cure. Il entreprit de me raconter de nouveau comment il avait simplement assisté au cambriolage, un peu en amateur, est-ce que je comprenais ? mais participé, non, en aucune façon, il n’était pas coupable. Très bien, dis-je, et c’était tout ? Absolument tout, dit-il avec un air triomphant et soulagé. Il avait gardé les yeux au sol pendant qu’il me racontait les circonstances de son arrestation, mais j’étais certain que, lui aussi, avait inventé cette histoire de toutes pièces et que son cas était bien plus grave, et il attendait maintenant que je lui dise que ce n’était pas grave et qu’il n’en aurait pas pour longtemps, mais je lui dis que nous ferions sans doute le

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même temps. Alors il devint très rouge, il me lança un regard foudroyant, sa bouche ouverte comme prête à m’injurier. Il haussa les épaules, s’étendit de nouveau à plat ventre sur la paillasse et se mit à pleurer. Je le laissai se soulager et je marchai de long en large dans la cellule en sifflotant : toujours la même rengaine depuis un mois, elle ne me sortait pas de la tête, je n’arrivais pas à m’en débarrasser. J’attendis qu’il eût fini de renifler et je dis qu’il y en avait d’autres qui, pour avoir fait beaucoup moins que nous deux réunis, étaient là depuis trois mois et ils commençaient à trouver le temps long, tout cela était terriblement arbitraire. Il ne me répondit pas ; il restait silencieux, le visage enfoui dans ses bras. Et j’ajoutai qu’on n’avait pas le droit de recevoir des visites tant qu’on n’était pas passé en jugement et que c’était sacrément pénible

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de ne pas savoir ce que devenaient ses parents et amis ; oui, il y avait les lettres mais elles étaient lues et on ne pouvait rien mettre dedans qui ne fût passé au caviar et dans un sens c’était normal, il y en avait toujours qui abusaient. C’était comme le tabac : s’il n’y avait pas eu des imbéciles pour commettre l’imprudence de mettre le feu à leur paillasse, personne n’eût songé à interdire un plaisir aussi inoffensif, et c’était rudement dur de ne pouvoir jamais tirer une bouffée. Il se retourna et pour la première fois me sourit : c’était peut-être défendu de fumer, mais en tout cas, lui, il avait du tabac plein les poches. Il s’accroupit sur son lit et se mit en devoir de les retourner l’une après l’autre : il en arracha des touffes de tabac qu’il étendit sur la paillasse, et de la poche-révolver de son pantalon il retira des cigarettes tordues et brisées pour la plupart

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qu’il aligna sur le tas de tabac et il me regarda en riant. C’est alors que nous entendîmes la clé tourner dans la serrure. Je lui dis tout bas de planquer cela en vitesse et il eut juste le temps de poser son derrière sur le tabac. Quand le gardien nous ordonna d’ôter nos pantalons, le petit gars me regarda avec stupeur. Je me mis à rire et je lui expliquai que tous les soirs à cette heure-ci, ils venaient nous retirer nos pantalons pour la nuit : il y avait eu récemment une évasion, ils prenaient leurs précautions. Il devint tout pâle. “Allons, pressons !”, dit le gardien. Je lui donnai un coup de poing dans les reins, il se détendit et se leva comme un ressort, et je jetai mon foulard sur le tabac. Nous ôtâmes rapidement nos pantalons et nous les tendîmes au gardien qui les laissa choir en tas contre le mur extérieur, à droite de notre porte.

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Le petit était blanc de rage. Alors ça c’était le comble, pourquoi ne prenaient-ils pas la veste et la chemise par-dessus le marché ? Il allait crever de froid cette nuit, mais demain il demanderait à voir le toubib, et il recommença à s’agiter et à pousser de profonds soupirs ; avec son caleçon court et ses jambes nues, il avait l’air d’un petit garçon en colère. Je lui dis que nous l’avions échappé belle pour le tabac. Aussitôt il changea d’humeur, son visage devint radieux, ses yeux brillèrent malicieusement et il se rengorgea en disant qu’on ne l’avait pas comme ça. Cette histoire de tabac semblait l’avoir tout ragaillardi. Il s’assit en tailleur sur sa paillasse et fit glisser précieusement le tabac entre ses doigts en chantonnant un air corse. Il commença à rouler une cigarette, et je dis que c’était une bonne chose d’avoir du tabac, mais j’étais

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curieux de savoir s’il avait aussi des allumettes ? Il laissa tomber sa cigarette et prit un air piteux. Flûte, il n’en avait pas. Je connaissais la chanson : d’habitude ceux qui possédaient du tabac n’avaient pas d’allumettes et c’était le diable pour s’en procurer, il ne fallait pas compter sur la complaisance des surveillants. Il se tenait maintenant recroquevillé sur lui-même, la tête calée entre ses genoux, je ne voyais que sa nuque. Je jugeai qu’il était assez sonné comme cela, et j’entrepris de border ma couchette sans m’occuper de lui : je le laisserai mijoter dans son cafard jusqu’au lendemain. Puis j’ôtai ma veste que j’étendis au pied du lit et me glissai dans ma couverture. Les mains croisées derrière la tête, je me mis à rêvasser : c’était l’heure où je rassemblais mes souvenirs, j’essayais de me rappeler toutes

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les choses qui m’étaient arrivées depuis ma petite enfance jusqu’à mon arrestation, et c’était en général les événements agréables dont je me souvenais le plus volontiers. Vers onze heures du soir, quand la sirène de la pyrotechnie se mettait à mugir, je me couchais sur le côté et je m’efforçais de faire le vide dans mon cerveau, après quoi je faisais habituellement un petit somme jusqu’à la ronde de deux heures et je me rendormais jusqu’à celle de cinq heures, mais ensuite c’était beaucoup plus difficile de trouver le sommeil et je m’agitais jusqu’à ce que les puces excitées par mes mouvements se remissent à me chatouiller les jambes en quête d’un morceau encore frais. Mais au bout d’un moment je m’aperçus que les images ne se déroulaient pas avec leur mécanisme habituel, comme quand j’étais

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seul, et je constatai qu’il m’était absolument impossible d’aller jusqu’au bout de tel souvenir dont je voulais me délecter. Il y avait certains soirs où un détenu, toujours le même à en juger par sa voix, cherchait à engager un dialogue avec son voisin de cellule, il criait très fort pour se faire entendre, articulant les mots et répétant plusieurs fois ce qu’il avait à dire jusqu’à ce que l’autre eût compris, lequel devait à son tour répéter sa réponse autant de fois que son interlocuteur n’avait pas compris, c’était tout à fait comme une conversation entre sourds, et ces soirs-là je renonçais à évoquer les menus événements de ma vie. Je tendais l’oreille avec avidité et j’étais exaspéré s’il y avait quelque chose que je n’avais pas entendu ou compris. D’autres soirs, il arrivait qu’un type se mit à la lucarne de sa cellule pour entonner une

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vieille chanson populaire, de préférence assez largement répandue pour que nul ne pût l’ignorer et bientôt tous les détenus – sauf ceux qui étaient trop abattus pour ouvrir la bouche – reprenaient le refrain en chœur, c’était le plus souvent Alouette, gentille alouette, je te plumerai le bec, une jolie chanson qui n’a pas de fin, mais presque toujours le surveillant de nuit, réveillé par le vacarme que nous faisions, venait ouvrir subrepticement les guichets en menaçant d’envoyer au cachot ceux qu’il surprenait à chanter, et parfois il mettait sa menace à exécution. Ces soirs-là, je renonçais de bon cœur à me rappeler tout ce qui m’était arrivé depuis ma petite enfance pour joindre ma voix à celles des autres détenus, parce que cette communion dans le chant était vraiment une chose réconfortante et après je pouvais m’endormir content.

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