ce que le temps

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Isabelle Minière

Ce que le temps a fait de nous Vu par

Hélène Rajcak

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Je devine la petite fille en elle, qui retient son éclat de rire, se contente d’un sourire éclatant ; je perçois l’adolescente, rayonnante mais réservée ; je vois la vieille dame, heureuse, apaisée, mais secrète. Toutes ces femmes en elle… sauf celle que j’ai connue, moi, enfant, adolescent. Celle-là aussi s’est perdue en chemin, et j’en suis tout désorienté. Maman, ma maman, mais où es-tu passée ? Au seuil de sa vie, une vieille dame revient vivre chez son grand fils. Elle s’échappe un peu plus chaque jour de la réalité, se passionne pour les rubans et les boutons, paisiblement, son esprit s’égare. Lui n’est pas totalement sorti de l’enfance et construit sa vie entre une sœur imaginaire, la vivacité des souvenirs, une liaison avec une femme mariée...

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A la croisée de ces temps contraires, Isabelle Minière construit une parabole drôle et émouvante sur l’amour filial, la sénilité, la vieillesse. La douceur de l’humanité. Les gouaches d’Hélène Rajcak effleurent le texte avec subtilité. Couleurs, rythmes ou figures évoquent la fragilité de la construction humaine, soulignent les sinuosités de la mémoire.

ISBN : 978-2-916130-31-6

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14 Euros




Ce que le temps a fait de nous


Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

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© Les éditions du Chemin de fer, 2011 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-31-6


Isabelle Minière

Ce que le temps a fait de nous vu par

Hélène Rajcak



Le ruban doré

Je donnais à ma mère la menue monnaie qui traînait au fond de mes poches. Elle prenait ces quelques pièces avec une espèce de joie discrète, comme un enfant gourmand qui pense d’avance aux bonbons qu’il pourra s’acheter avec cet argent, tombé du ciel. Depuis qu’elle était retournée en enfance, ma mère avait souvent des sourires de petite fille ; pourquoi dit-on “retomber” en enfance ? Ma mère retournait en enfance, tranquillement, sans tomber. Elle ne s’achetait pas de bonbons, non, elle s’achetait des rubans. De toutes les longueurs, de toutes les épaisseurs, et toutes les couleurs. Un arc-en-ciel de rubans. Elle jouait avec, se les passait autour du cou, à la taille, au poignet… Elle se décorait. Je me rappelle ce ruban épais, doré, d’un velours très doux. Je me rappelle si bien ; je ferme les yeux et je le vois, il est là. Un très beau ruban. Personnellement, je n’étais pas très connaisseur en la matière, mais j’avais

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trouvé que c’était un joli ruban. Et je l’avais félicitée, il est magnifique, maman, ton ruban. Elle avait souri, comme une enfant timide, savourant le compliment mais n’osant pas afficher sa fierté. Elle était flattée, son petit sourire enfantin éclairait son vieux visage et j’avais changé de sujet, parlé d’autre chose, comme si de rien n’était. J’avais l’air de quoi, moi, à admirer le ruban de ma vieille maman ? Le lendemain soir, ou le surlendemain, je ne sais plus très bien, je la retrouve installée sur le canapé, le visage concentré, complètement absorbée par ce qu’elle fait. Elle ne m’a pas entendu rentrer, elle si prompte à venir à ma rencontre, tu as passé une bonne journée, mon fils ? Je m’approche, intrigué, un peu inquiet. Sur ses genoux, le ruban doré, épais, lumineux, et puis du fil, des aiguilles, des ciseaux. Alors je comprends. Ma vieille maman essaie de se confectionner un bracelet. Je signale ma présence, à voix basse, pour ne pas l’effrayer. Maman ? Ces derniers temps, je prononce ce mot-là comme une question. Maman, point d’interrogation. C’est bien toi, maman ? Elle ne sursaute pas, lève les yeux vers moi, sa voix est rêveuse, toujours absorbée par sa tâche : “Ah, tu es là mon fils. Tu es rentré…” Puis elle retourne à son ouvrage. Si maladroite que j’en suis attendri – tellement d’efforts pour si peu de résultats… Depuis combien de temps est-elle là, dans ce labeur ? J’allume la lumière, mais tu n’y vois rien maman. 10


Je m’assieds à ses côtés, je lui prends le bras, j’ajuste le ruban autour de son maigre poignet, si osseux que j’en ai la chair de poule. Les os de ma mère, encore vivante. “C’est un peu trop grand, maman, il faut couper un peu.” Elle hoche la tête, de façon si sage, si appliquée que j’ai l’impression d’être un maître d’école. Je coupe le ruban, vérifie la longueur, laissant juste assez de jeu pour qu’il ne la serre pas, mais pas trop pour que le bracelet ressemble un peu à un bracelet. “Je vais t’aider, maman, si tu veux.” Elle hoche à nouveau la tête et pousse un soupir de soulagement, comme si je lui sauvais la vie. Un si grand soupir, dans un corps si frêle. Je regarde le fil qu’elle a préparé sur la table basse, et je vérifie : c’est la bonne couleur, dorée à souhait. La bobine est neuve, elle a sans doute acheté le fil en même temps que le ruban, maman a toute sa tête quand il s’agit de rubans ; et de se décorer. Elle me tend son poignet, merci mon fils. Je ne suis pas très calé en couture, mais je m’applique. Je réalise de tout petits points, minuscules, pour que la couture soit discrète mais solide. C’est la première fois que je fais un bracelet pour ma mère. Son regard ne me lâche plus, me surveille, accompagne le moindre de mes gestes. C’est bien mon fils, tu t’y prends très bien. Et c’est moi qui hoche la tête, cette fois, accueille le compliment. Mon fils est un bon fils. 11




Mon fils. Elle a dû oublier mon prénom en cours de route ; elle l’a perdu en chemin. Où ça ? Quelque part entre la vieillesse et l’enfance ? Je suis devenu “mon fils”. Mon fils coud très lentement, il n’a pas l’habitude, et il sait que sa mission est de très haute importance. Maman attend ce bracelet comme une jeune fille attend le prince charmant, avec un espoir fou, et l’effroi d’être déçue – et si son cheval blanc loupait le croisement qui la mène vers elle ? Et si j’allais tout saccager, avec une couture trop hâtive, trop malhabile ? Je prends mon temps, point après point, j’y mets le plus grand soin. Je veux réussir, maman. J’ai bâclé beaucoup de choses dans ma vie, trop pressé, trop empressé, mais là non : pour la première fois de ma vie, je suis perfectionniste. Et jusqu’au point final. Jusqu’au nœud que je coupe à ras du tissu, invisible, presque parfait. Bon sang, je suis content de moi, je ne me serais pas cru capable de ça. Elle non plus. Elle pousse un nouveau soupir, énorme, comme si elle avait retenu son souffle pendant tout ce temps. Je repose les ciseaux, et je prends le poignet de ma vieille maman, le lève à la hauteur de ses yeux, regarde maman, on a fait du beau travail tous les deux. Elle tourne le poignet, dans un sens, dans l’autre, le pose sur ses genoux, puis le lève à nouveau, tend le bras, le ramène vers elle… Elle admire son bracelet doré. Ses yeux brillent un peu, une joie contenue, une joie discrète. Une joie. 14


Le prince charmant est venu, son cheval est d’un blanc étincelant, et maman rayonne, fière, heureuse, comblée. Je devine la petite fille en elle, qui retient son éclat de rire, se contente d’un sourire éclatant ; je perçois l’adolescente, rayonnante mais réservée ; je vois la vieille dame, heureuse, apaisée, mais secrète. Toutes ces femmes en elle… sauf celle que j’ai connue, moi, enfant, adolescent. Celle-là aussi s’est perdue en chemin, et j’en suis tout désorienté. Maman, ma maman, mais où es-tu passée ? Qu’importe, le bracelet lui va comme un gant, et je suis satisfait de mon travail de couturier – pour un débutant, vous en conviendrez, il y a de quoi se féliciter. Maman se lève, trottine jusqu’au miroir, au-dessus de la cheminée, et vérifie l’effet du bracelet dans la glace. Ouais ! Même dans la glace, le bracelet doré est de toute beauté. Puis elle se retourne vers moi, les yeux brillants, son corps si menu, son sourire de vieille dame et de petite fille, cette drôle de joie sur son visage… “Merci mon fils.” Mon fils ne sait pas quoi dire. Mon fils prend sa vieille maman dans ses bras, de rien maman, de rien.


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La vieille voisine

Le samedi après-midi, c’était le jour de la vieille voisine. Comme autrefois, quand maman était une dame, la mère d’un enfant, puis d’un adolescent. Il y avait toujours eu une vieille voisine dans notre vie. Quand l’une disparaissait, au cimetière ou dans une maison de retraite, une autre prenait la relève. Nous changions de vieille voisine comme d’autres changent de chat ou de chien à la mort du précédent. Combien ai-je connu de vieilles voisines ? Deux, trois, quatre ? Je ne sais plus, je les confonds toutes en une seule image, l’image d’une très vieille dame dont nous prenions soin, maman et moi. Peut-être n’y en a-t-il eu qu’une seule, après tout ? Il faudrait demander à maman ; mais maman ne se souvient plus de ce temps-là où elle était une dame, une dame avec un enfant. J’ai passionnément aimé cette dame-là, mais où est-elle passée ? Nous gardions toujours une part de tarte ou de gâteau pour la vieille voisine ; elle avait son pot de confiture,

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l’été, sa boîte de chocolats, l’hiver, et quand nous partions en promenade nous pensions à lui cueillir des fleurs. Il faut bien la gâter un peu, disait maman, elle est si seule. Nous lui rendions visite, avec notre présent, et nous restions un moment bavarder avec elle ; je trouvais ça trop long, parce que je ne comprenais pas grand-chose à la conversation, toujours pleine de gens et de choses que je ne connaissais pas, mais maman m’avait expliqué : il faut bien lui parler un peu, elle est si seule. Je m’ennuyais souvent mais je prenais patience, répondais tranquillement aux quelques questions que la vieille voisine me posait, toujours les mêmes, sur l’école ou sur mes vacances ; je lui parlais doucement, comme maman. Je me sentais investi d’une mission : elle était si seule, il fallait bien l’aimer un peu. Quoi qu’il en soit, ma vieille maman, retournée en enfance, avait très vite trouvé dans sa nouvelle vie, sa vie avec mon fils, la vieille voisine à s’occuper. Sa toute dernière vieille voisine. Sauf que les rôles étaient inversés, c’était la vieille voisine qui lui rendait visite, et qui la gâtait un peu, lui apportait des fleurs ou des douceurs. Maman ne mangeait presque pas, mais elle regardait les petits gâteaux ou les sucreries avec un air réjoui, elle prenait le bouquet dans ses bras, délicatement, comme un présent précieux. C’était son tour d’avoir des cadeaux, et je voyais là comme un juste retour des choses. Maman était devenue la vieille 18


voisine dont on prend soin. Il n’empêche, comme autrefois, elle l’appelait comme ça, “la vieille voisine” : “J’ai invité la vieille voisine à prendre le thé cet aprèsmidi, ça ne t’ennuie pas mon fils ?” Non, ça n’ennuyait pas mon fils, il en profitait pour sortir plus longtemps ces après-midi-là, sachant que sa vieille maman avait de la compagnie. La vieille voisine en question avait quinze ans de moins que maman, et elle était très vive, très alerte, et très gourmande aussi ; elle semblait avoir trouvé une camarade de goûter, et s’y être attachée. Elle habitait l’immeuble d’en face et elle avait rencontré maman au square, au bout de ma rue, un jour qu’elle regardait les enfants sur les balançoires. Ce samedi-là, je m’apprêtais à sortir après avoir bavardé un peu avec la vieille voisine, puisque je l’appelais ainsi moi aussi, bu une tasse de thé, grignoté une confiserie ; ce rituel m’évitait l’étrange impression de laisser un enfant à sa baby-sitter. J’achevais donc tranquillement ma tasse de thé, bercé par la conversation de cette ultime vieille voisine, et tout content d’échapper aux ennuyeuses questions d’autrefois – celle-là ne m’avait jamais demandé comment ça se passait à l’école ou si j’allais en colonie de vacances cette année. Et soudain, ça me saute aux yeux. Je ne sais pas depuis combien de temps dure ce petit manège, mais dès que je 19


m’en aperçois, je ne vois plus que ça. De sa main décorée, ma vieille maman lève sa tasse, la fait légèrement tourner, dans un sens, puis dans l’autre. Ensuite elle repose la tasse sur la table, pose la main tout à côté, en fléchissant le poignet. Et recommence. Avec un étrange mélange d’ostentation et de discrétion, maman montre son bracelet doré à la vieille voisine. Si l’autre veut bien le remarquer, tant mieux ; sinon tant pis, maman se résignera. J’ai fini mon thé, je devrais partir maintenant, et je reste là, suspendu aux mouvements de maman ; une petite fille qui veut que l’on remarque son nouveau jouet sans oser attirer l’attention trop directement. Ma vieille maman a des gestes précieux, le poignet mobile, tantôt en hauteur, tantôt sur la table, toute son attention est centrée sur ce ruban doré, sur le suspense : remarquera ? remarquera pas ? Et moi je me demande : la vieille voisine fait-elle exprès de ne rien voir, gênée par cet enfantillage chez une si vieille dame ? Tout à coup, ça devient de la plus grande importance pour moi : je veux qu’elle voie ce faux bracelet doré, qu’elle le voie et qu’elle en parle ! Je le veux. Et je la supplie des yeux : “S’il te plaît, vieille voisine, regarde le beau ruban que ma maman porte à son poignet ! Regarde-le, et complimente-la, ça lui fera tellement plaisir. S’il te plaît !” Le manège continue et je n’y tiens plus, je vais moimême désigner le ruban, prendre la main de maman, la 20


mettre sous les yeux de cette vieille bourrique qui ne voit rien, quand… Quand, plus gracieuse encore, plus enfantine encore, ma vieille maman prend l’assiette de biscuits et la tend à la vieille voisine. Et avec la bonne main, et à la bonne hauteur. C’est qu’elle est futée, ma maman… “Mais quel joli ruban vous avez là !” Alléluia. Maman irradie. Son sourire la transfigure. Elle éclate de bonheur. “C’est mon fils qui l’a fait. – Ah… ? dit la vieille voisine. – Oui, c’est mon fils qui l’a fait. L’autre soir, après son travail, il a pris du fil et une aiguille et il m’a cousu ce ruban autour du poignet. C’était pour me faire un bracelet.” La vieille voisine hoche la tête en silence, me regarde, interrogative. Tant pis, j’assume : “Oui, j’ai fait un bracelet à maman. N’est-ce pas qu’il lui va bien ?” Et je me sauve.

•••

Je suis un grand garçon de cinquante ans qui fabrique des bracelets à sa maman. Et alors ? Il faut bien la gâter un peu, elle est si seule.



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Isabelle Minière

Le soupirant, Lattès, 2001. Méthode infaillible contre l’adversité, Lattès, 2002. Vous quitter m’a coûté, Le verger éditeur, 2004. Cette nuit-là, Le dilettante, 2004. Un couple ordinaire, Le dilettante, 2005. La première marche, Le dilettante, 2007. Maison buissonnière, Delphine Montalant, 2008 ; prix Grain de sel 2009 ; prix du Scribe 2009. Mon amoureux et moi, D’un noir si bleu, 2011.

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Hélène Rajcak

Hélène Rajcak est née en 1981. Elle vit et travaille à Paris comme illustratrice pour la presse et l’édition jeunesse. Au sein des “Tigres gauchers”, elle conçoit et réalise des livres documentaires pour enfants. En parallèle, elle mène un travail personnel de peinture, dessin, gravure qui est régulièrement exposé.

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Aux éditions du Chemin de fer Un mariage en hiver, Annie Saumont & Vincent Bizien En noir et blanc, Henry Bauchau & Lionel D. Les histoires de frères, Arnaud Cathrine & Catherine Lopès-Curval Là-haut, Pierre Autin-Grenier & Ronan Barrot On a marché sur la tête, Marie Le Drian & Raphaël Larre Les intermittences d’Icare, G.-O. Châteaureynaud & Frédéric Arditi Je hais les dormeurs,Violette Leduc & Béatrice Cussol La vie en rose, Dominique Mainard & Françoise Pétrovitch L’os d’aurochs, Pierrette Fleutiaux & Cristine Guinamand La rivière, Annie Saumont & Anne Laure Sacriste Comme si rien, Jean-Noël Blanc & Ann Guillaume Une oreille de chien, Nathalie Quintane & Nelly Maurel L’écorce et la chair, Eric Pessan & Patricia Cartereau Candelaria ne viendra pas, Mercedes Deambrosis & Marko Velk Alberto, Daniel Arsand & José Maria Gonzalez Les prochaines vacances, Dominique Fabre & Olivier Masmonteil Figures, 36 portraits de la Comédie humaine vus par 36 artistes La reformation des imbéciles, Nathalie Constans & Jean Lecointre Rêve d’épingles, Pascal Gibourg & Anne Laure Sacriste Autrefois, le mois dernier, Annie Saumont & documentation céline duval Dieu rend visite à Newton, Stig Dagerman & Mélanie Delattre-Vogt Rien de bien grave, Mercedes Deambrosis & renaud buénerd Génération perdue, Klaus Mann & Pascale Hémery


L’écorchure, Ana Maria Sandu & Marine Joatton Les zones ignorées, Virginie Gautier & Gilles Balmet L’épouvante l’émerveillement, Béatrix Beck & Gaël Davrinche Un matin de grand silence, Eric Pessan & Marc Desgrandchamps L’invention du désir, Carole Zalberg & Frédéric Poincelet Elodie Cordou, la disparition, Pierre Autin-Grenier & Ronan Barrot Lord Patchogue, Jacques Rigaut & Frédéric Malette. La dernière fois où j'ai eu un corps, Christophe Fourvel & Natalie Lamotte Cette bête que tu as sur la peau, Marie Chartres & Gisèle Bonin



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