Gide, Sartre et quelques autres

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BĂŠatrix Beck


Béatrix Beck conservait, dans ses archives, les tapuscrits de certaines conférences données lors des séjours qu’elle effectua, entre 1966 et 1976, dans les Universités d’Amérique du Nord, principalement au Québec. Gide, Sartre et quelques autres en fait partie. Il était destiné à une communication orale.

Ce texte, qui date de 1979, est la retranscription d’un tapuscrit retrouvé dans une pochette intitulée “Conférences” des archives de Béatrix Beck.

© Les éditions ©duLesChemin 2012de fer, 2012 éditionsde dufer, Chemin www.chemindefer.orgwww.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-41-5 ISBN : 978-2-916130-39-2


BĂŠatrix Beck



Il est naïf de parler de soi, même si c’est incidemment et surtout à propos des êtres qu’on a rencontrés. Rassurez-vous, je n’oublie pas la célèbre définition de Pascal : “Le moi est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part” – et si je ne pense pas, à sa suite, que le moi est haïssable, il me semble, avec les auteurs du Nouveau Roman, que le moi, à proprement parler, n’existe pas, n’existe plus. Cependant, il est bien commode dans la conversation – de même que la fiction du zéro facilite singulièrement les calculs. Donc, persuadée que “je est un autre”, selon l’expression de Rimbaud, c’est seulement pour prendre ce que j’ai sous la main, si on peut dire, que je vais quelquefois recourir à la première personne du singulier. J’avais une quinzaine d’années quand ma mère m’envoya rendre à Colette des lettres que l’illustre romancière avait envoyées à mon père, quand celui-ci était un des nègres de Willy, l’ex-mari de Colette.

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En effet, Willy faisait rédiger par d’autres des romans que lui-même signait, et leur allouait un maigre salaire, se réservant, pour sa part, les substantiels droits d’auteur. Je me souviens d’une des phrases de cette correspondance : “Je n’ai que six chemises, mais elles sont fort jolies”, écrivait l’auteur des Claudine à son compagnon de chaîne, car elle aussi, à cette époque-là, était le nègre de son époux. A l’époque où j’allai la voir, vers 1930, Colette habitait le Claridge, ce palace sur les Champs-Elysées. Elle écrivait allongée sur un divan et s’amusait à agiter ses orteils, nus dans des sandales de lanières. Elle avait une petite chienne que vint chercher pour la promener sa camériste. En parcourant les lettres que je lui rapportais, la romancière du Blé en herbe poussait de sourds grondements réprobateurs quand il s’agissait de Willy et marmonnait : “Cet individu …” J’entrai à l’université de Grenoble et, avec des camarades, nous fondâmes un groupe éducatif baptisé “Peuple et Culture”. Le nom est pompeux, et il correspondait exactement à nos ambitions. Nous faisions venir les gens que nous admirions. Une fois ce fut le jeune André Malraux, récent prix Goncourt pour son roman La Condition humaine. Malraux charma tout le monde, garçons et filles, ouvriers et étudiants. Une intense séduction émanait de lui, une atmosphère d’aventure. Un vieux mineur lui raconta en détail une grève qui venait de se terminer dans le bassin houiller de la Matheysine. Malraux, penché vers lui, l’écouta religieusement, jusqu’à la conclusion plusieurs fois répétée par le vieil homme :

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“Semi-victoire sur le plan matériel, victoire totale sur le plan moral.” Puis l’écrivain s’assit avec nous autour d’une grande table et parla d’abondance, disant que le mérite de la littérature de notre temps était d’écrire : “Il entra et il tira…” et non plus, à la manière d’auparavant : “Il entra comme… et il tira comme…”, remarque qui s’applique particulièrement bien au style de Malraux lui-même. Notre invité railla les littérateurs bourgeois qui prétendaient qu’on peut faire de bons livres avec des sujets minces : “Eh bien, qu’ils les écrivent, ces livres ! s’écria Malraux. Nous les attendons.” Sous ses cheveux noirs rejetés en arrière, le beau visage pâle du conférencier était agité de tics nerveux et à intervalles réguliers, environ toutes les cinq minutes, une secousse parcourait sa jambe. Après la guerre de quarante, j’avais été obligée, pour vivre, de me défaire des nombreuses lettres que Gide avait adressées à mon père. Dans cette correspondance, il était naturellement surtout question de littérature, mais aussi de tuberculose (celle dont Gide avait guéri et celle dont mon père allait mourir), de sciences naturelles, Gide racontant, avec croquis à l’appui, qu’une sienne chatte, dans sa propriété de Cuverville, en Normandie, et qui avait la queue coudée, convola avec un matou sans aucune anomalie et, fait étrange, mit au monde des chatons dont l’un avait la queue deux fois coudée ! Dans ces lettres, il était aussi

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question de voyages en Italie et en Afrique du Nord et du guignol arabe, appelé le Karakous, et d’une obscénité qui enchantait le fils jadis si pieux de la vertueuse Mme Paul Gide. Ces lettres se vendirent aux enchères au Palais des BeauxArts de Bruxelles. Les enchères étaient montées très haut, étant donné la célébrité du scripteur – mais, navrée d’avoir dû recourir à une telle extrémité, j’écrivis à Gide à ce sujet. Il me répondit tout de suite en m’assurant que lui, au contraire, était ravi d’avoir ainsi pu, indirectement et à travers tant d’années, rendre service à la fille de l’ami très regretté. La vente de ces lettres d’André Gide à Christian Beck m’apporta le loisir nécessaire pour faire mon premier livre. Quand ce petit roman parut à Paris, j’étais en Angleterre dans une ferme, où je reçus une lettre d’André Gide. Ses compliments me firent d’autant plus de plaisir qu’ils étaient assortis de critiques : les critiques – me semblait-il – prouvaient la sincérité des éloges. Gide avait écrit : “Mon ravissement était très vif, dépassant de beaucoup mon…” et puis il y avait le mot “attente” raturé et remplacé par le mot “espoir”. La lettre continuait : “Ah ! si le dernier chapitre était à la hauteur du chapitre XVI (sur la religion) ce serait parfait ; vous atteignez là un sommet, comme en vous jouant et sans le savoir ; ensuite nous retombons un peu et les dernières pages me déçoivent. Je relis le dialogue avec Donique… c’est excellent… Permettez que je vous embrasse.” Vous voyez, cette lettre de Gide, datée du 14 mars 48, était une vraie douche écossaise.

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Plus tard, revenue en France, j’allai sonner chez lui, au 1 bis de la rue Vaneau, dans le septième arrondissement. A mon grand émoi, ce fut le Maître lui-même qui vint m’ouvrir, car, m’expliqua-t-il avec amusement, sa bonne était “turque, sourde et folle”. Il voltigeait autour de moi comme un feu follet. J’étais éberluée par son accoutrement : il était coiffé d’un petit chapeau cabossé du genre de celui du roi Louis XI, seules manquaient les médailles de saints. Il portait un tricot de couleur framboise et ses doigts s’agitaient dans des mitaines orange. Je lui envoyai la dactylographie de mon second livre et, le 16 avril 1949, il m’écrivit une lettre aussi nuancée que pour le premier : “Est-ce mieux que Barny ?… Peut-être pas. Mais il me suffit que ce soit aussi bon.” Suivaient des hésitations sur la question de savoir s’il valait mieux le faire paraître en prépublication au Mercure de France ou aux Temps modernes. Une mort irrégulière semblait à Gide plutôt du genre des Temps modernes, mais “je ne suis pas sûr, écrivait-il, que le Mercure ne paye pas davantage.” Sur une autre feuille, Gide avait noté, avec les références précises, ce qui lui avait déplu : “p.35 ‘Poète involontaire…’ / p.32 ‘sœur des Erynnies’ / ‘ma sœur la cendre’ / très mauvais, ajoutait-il, pas du tout dans le ton du reste.” Il avait absolument raison, car le lecteur est capable de s’apercevoir tout seul qu’une remarque est poétique ou qu’un personnage ressemble aux Furies ou à Cendrillon, sans que l’auteur doive mettre les points sur les i. Un dimanche de l’hiver 1950, il m’invita à venir prendre le thé chez lui avec ma fille, qui avait onze ans. Le thé fut servi

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dans l’appartement adjacent, celui de Mme Van Rysselberghe, surnommée la Petite Dame à cause de sa taille minuscule. Elle fumait la pipe. Elle avait passionnément aimé, un demi-siècle plus tôt, le poète Emile Verhaeren et elle était la veuve du peintre Théo Van Rysselberghe. Gide l’appelait, sur un ton d’humour feutré, “ma petite amie”. Elle avait passé sa jeunesse à Bruxelles et il se plaisait à lui faire raconter ce qu’il appelait des “histoires belges”, dont celle, tout à fait authentique, d’une respectable Bruxelloise recommandant à sa fille : “Il ne faut pas dire fontaine, c’est un vilain mot.” Et la fille de rassurer sa mère : “Je sais, maman, je ne le dis jamais.” Peu à peu, au hasard de la conversation, je compris que la singulière et assez fascinante maîtresse de maison était la grand-mère de la fille de Gide. Autrement dit, Gide, bien qu’à peu près du même âge qu’elle, était son gendre de la main gauche. L’Immoraliste, qui avait lancé ce cri célèbre : “Familles, je vous hais”, aimait beaucoup s’entourer d’une espèce de parenté. Sa satisfaction était complète quand il parvenait à établir entre ces différentes personnes des liens légaux. Ainsi il avait marié son ami, l’écrivain Pierre Herbart, à Elisabeth Van Rysselberghe, mère de sa fille Catherine. Ces deux époux n’avaient guère d’existence conjugale – Pierre Herbart vivant avec le jeune iconographe Claude Mahias dans un atelier faisant partie de l’appartement de Gide, et Elisabeth habitant la plupart du temps le midi, mais, de cette manière, Catherine pouvait dire : “Mon beau-père”.

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C’était là un curieux mélange, chez l’auteur de Corydon, de la respectabilité et du conformisme bourgeois hérités de sa mère, avec, non seulement son homosexualité, mais, je dirais plus, sa revendication homosexuelle. Ma fille, Bernadette, avait peint pour notre illustre ami un petit tableau représentant Narcisse se penchant sur son image. Le 27 janvier, Gide m’écrivit : “Le ravissant Narcisse de Bernadette orne le salon de Mme Théo. Il me plaît beaucoup et je n’en finis pas de l’aimer. Viendriez-vous, le 29, comme déjà vous aviez fait l’autre dimanche, pour notre plus grande joie ? Je vous demande cela craintivement car cela dérange peut-être un projet de sortie avec Bernadette… Mais vous pourriez peut-être nous l’amener ?… (si ce n’est pas une corvée pour elle). Tout affectueusement.” Vous avez là un exemple frappant de la coquetterie de Gide, qui se confondait souvent avec son sens du jeu et avec la courtoisie presque asiatique qui recouvrait son orgueil d’un masque transparent. Est-il besoin de le dire ? Il était très conscient de la joie et de l’honneur qu’il nous faisait, à la petite Bernadette et à moi, en nous invitant. J’étais secrétaire d’un courtier en réassurances et il me fallait taper des lettres commençant par : “Bien reçu votre honorée du 16 courant…” et se terminant par : “Dans l’attente du plaisir de votre aimable réponse”. Je dis à Gide que j’avais peur qu’à la longue ce style commercial ne déteigne sur moi et il me répondit qu’en effet c’était à craindre. Mais, le 31 janvier, il m’écrivit :

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Achevé d’imprimer pour le compte des éditions du Chemin de fer, Rigny, 58700 Nolay, par l’imprimerie Lussaud à Fontenay-le-Comte, en mars deux mille douze. Dépôt légal : mars deux mille douze


9 782916 130392

6, 50 euros

Romancière, nouvelliste, poète, Béatrix Beck fut aussi la dernière secrétaire d’André Gide, en 1950 et 1951. Elle évoque ici le souvenir de quelques écrivains qu’elle a cotoyés : Gide principalement, mais également Colette, Malraux, Mauriac, Sartre…


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