hors le bourbier

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Christophe SĂŠgas

Hors le bourbier Vu par

CĂŠline Guichard


Le Tsar, ravi, a promis de ne plus m’enfouir, désormais, sous les tâches stupides. C’est là que j’ai compris que le fauchage, les manches de casseroles et ce tas de déchets n’avaient eu pour but que d’éprouver ma résistance et ma fidélité. Et puis ce matin, il m’a institué organiste du palais. J’ai hésité, je l’avoue, à accepter l’offre, non parce que je m’en crois indigne, mais parce que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est la musique. L’étrange destin d’Antoine Delmas, sorti du bourbier par un mystérieux bienfaiteur et devenu organiste du Tsar. Arraché de son bourbier originel, maquillé, humanisé, baptisé, Antoine Delmas peut débuter son épopée. Il nous narre en dix lettres son voyage extraordinaire vers l’Est et nous emporte dans un monde loufoque où se mêlent royaumes de fantaisie et orgies fantastiques dont il deviendra l’égérie. Christophe Ségas, qui signe là un premier livre ébouriffant, revisite le thème de la créature qui se retourne contre son créateur et nous livre une réflexion passionnante sur la manipulation, qu’elle soit littéraire ou politique… De fantaisie aussi il est question dans l’univers onirique de Céline Guichard. À la frontière de l’irrévérence et du bon goût, ses dessins éclairent avec humour et d’un coup de crayon trempé dans l’acide les lettres d’Antoine Delmas.

ISBN : 978-2-916130-51-4

douze euros (12E)




Hors le bourbier


Cette édition de Hors le bourbier a été tirée à mille exemplaires et imprimée sur Print speed 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Woodstock Celeste, accompagnés d’une sérigraphie, numérotée et signée par l’artiste.

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© Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-51-4


Christophe SĂŠgas

Hors le bourbier vu par

CĂŠline Guichard



I DIX LETTRES



1. Cher monsieur, Vos cheminots m’ont tiré du bourbier et m’ont jeté dans un wagon, sans ménagement il est vrai, mais enfin je suis en vie et je ne suis plus condamné à patauger dans cette merde d’où, paraît-il, émanent toutes les mauvaises idées du monde. Puis ils ont déchargé ma cage dans ce hangar, au milieu d’autres créatures qui, si j’en juge par leur aspect, sont sortis du même bourbier que moi. Mes compagnons détournent les yeux quand j’essaie de leur parler, peut-être sont-ils déjà informés du destin que vous voulez me donner et, soit jalousie, soit respect de la hiérarchie, ils n’osent pas m’adresser la parole. À moins qu’ils

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ne croient que je cherche des complices pour frauder, par exemple sur la nourriture, en entourloupant les cheminots qui, il faut bien le dire, quoique nobles, ne sont pas très malins – en s’y mettant à plusieurs, il doit être facile de les manipuler. Seul Vaurelhan, le petit homme gris, a daigné me répondre. C’est indiscutablement un futé. Il a attendu, pour me parler, que les cheminots, accoudés au zinc du bistro qu’ils ont aménagé au fond du hangar, soient ivres, et se mettent à faire des cabrioles. “Pas la peine d’essayer de grappiller de la bouffe en plus”, a-t-il zézayé. Il n’avait jamais été question de ça. J’ai fait semblant de me vexer. Comment osait-il me prêter de telles intentions ? “Ce sont des pros, a continué Vaurelhan. Et malgré leurs gueules d’ivrognes, ils ne sont pas si bêtes. Mais peu importe la nourriture. Si je vous parle, c’est pour attirer votre attention sur quelques détails qui, visiblement, vous échappent. Vous n’êtes pas ici en vacances. Depuis combien de temps vous ont-ils enfermé ? Un mois ? Deux semaines ? Trois jours ? Moins d’une heure ?”

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C’était troublant. J’étais effectivement incapable de savoir depuis quand j’étais là. Pendant un moment j’ai douté de vos intentions, cher monsieur. Mais les bontés que par ailleurs je vous suppose prêt à me dispenser ont fini par avoir raison de mes doutes. Vaurelhan parlait encore. Je ne voulais pas en entendre plus. Je me suis bouché les oreilles. Mais tous vos pensionnaires n’ont pas ma force de caractère, et ils sont nombreux, ceux que les discours de Vaurelhan pourraient déstabiliser. Vous êtes maître en votre ménagerie, et vous la gérez comme bon vous semble, mais il me paraît souhaitable d’éloigner Vaurelhan avant qu’il ne démoralise tout le monde.



2. Cher monsieur, L’évacuation de Vaurelhan n’a pas été sans heurts. Il ne se contenait plus. Hurlements, plaintes, gémissements. Et il répétait en boucle, pauvre obsessionnel, qu’on allait le parquer dans un chenil et que les chiens ne feraient qu’une bouchée de lui. Drôle d’idée. En fin de journée, les cheminots m’ont emmené voir Oscar, le coiffeur-styliste. Mon reflet dans le miroir m’a stupéfié. Même le plus laid des cheminots a un aspect uniforme, ce qui lui confère une individualité. Moi, j’en étais dépourvu. Je n’avais pas apparence humaine. Ni celle d’un quadrupède. Ni

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d’une volaille. J’étais flottant. Et, même, on aurait pu me croire inexistant. Quand Oscar a fini de me peigner, en revanche, quand il a eu rehaussé mon regard d’un trait de khôl, qui me donne l’air mystérieux et profond de ces médiums mesmériens de la fin du XIXe siècle – les magazines que vous pouvez lire pendant qu’Oscar vous pomponne et vous accoutre regorgent des portraits de ces gens-là –, j’ai vraiment eu l’impression d’être devenu quelqu’un. Oscar m’a ensuite donné un beau chapeau plat, un ensemble de sous-vêtements en tulle illusion, un costume en soie d’Asie et une gigantesque couverture en laine qui, m’a-t-il dit, pourra me servir, l’hiver, de manteau, et l’été de moustiquaire, ou de rideau si la fenêtre de ma chambre est dépourvue de store. Quelle ingéniosité. J’étais subjugué par la transformation. De rien, j’étais devenu un élégant. Les cheminots ne s’y sont pas trompés. Pour me faire entrer dans la cage, ils n’ont pas pu se résoudre à me brusquer, préférant m’appeler – certes, d’un ton mièvre et flagorneur, comme quand on essaie d’amadouer un chien, mais je ne leur en veux pas : ce sont des esprits frustes qui

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ne savent pas se comporter devant l’élégance – préférant m’appeler, disais-je, par le nom dont tout à coup j’étais baptisé, par décret exprès de votre part, si j’ai bien compris. Je n’imagine pas que vous m’ayez confié aux bons soins d’Oscar pour la simple gloriole. Vous devez me réserver d’importantes missions et j’attends vos ordres avec impatience. L’aube vient. Il est temps pour moi de guetter le plateau-repas. À partir d’aujourd’hui je signerai fièrement du nom que vous m’avez attribué, Votre dévoué, Antoine Delmas



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3. Cher monsieur, Il y a trois jours, vos cheminots m’ont embarqué dans un train bringuebalant, entre des ballots de toile et des caisses de nourriture. Direction l’Est lointain. Nos repas sont essentiellement composés de plantes grasses, difficiles à digérer, et d’écorce de citron. Nous sommes entrés hier soir dans une forêt de pins qui pue l’humus et la charogne. Malgré les mauvaises conditions de voyage, je suis ravi que vous ayez enfin reconnu ma valeur et que vous m’acheminiez vers mon destin. Notre train est une drôle de mécanique. Nous avons déjà fait trois arrêts, pour réparer

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un piston la première fois, une bielle la deuxième, et, la dernière, dans cette forêt qui n’en finit plus, les roues du wagon de tête qui se sont brisées simultanément, à cause du gel a prétendu le machiniste. Ils m’ont sorti de la cage pour les aider. Au loin, nous entendions les cors d’une troupe de chasseurs, à qui j’ai suggéré de demander de l’aide. Mais à la mine agressive des cheminots, et au ton sur lequel le plus solide m’a rabroué, j’ai compris qu’il fallait éviter que les chasseurs nous voient sur leurs terres, et que loin de représenter un secours éventuel, ils pouvaient être un écueil supplémentaire. Le solide, qui semble avoir pris l’ascendant sur l’équipe, commandait à tout-va et courait partout, vérifiant, surveillant, hurlant comme une bête quand nos manœuvres ne convenaient pas – hurlements qui risquaient d’attirer l’attention des chasseurs, mais je me suis gardé de le lui faire remarquer, étant, dans cette forêt, à la merci de ses dingueries et de ses coups de bottes. Enfin, sans que je comprenne tout à fait comment, nous avons réussi à ressouder les fragments de roues, et nous sommes repartis.

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Nos réparations maladroites produisent d’horribles cahots, qui nous empêchent de dormir et de réfléchir. Mais, comme le répète Solide, plutôt que de nous plaindre nous devrions nous satisfaire d’avoir survécu, et d’avoir pu redémarrer. Soit. Nous sommes enfin sortis de cette satanée forêt. Nous commençons à voir des maisons, au loin, sur la plaine gelée, et quelques enfants qui courent après le train. Nous roulons de moins en moins vite et Solide enrage parce que nous prenons du retard. Le machiniste refuse d’être tenu pour responsable. Il accuse, lui, le froid, les roues du premier wagon, et la chaudière en piteux état. Solide et le chef cuisinier se sont mis dans la tête de me faire apprendre les deux premiers vers, en latin, de l’Hymne à Saint Jean-Baptiste de Paul Diacre, parce qu’il paraît que le protocole exige que quiconque rencontre le Tsar pour la première fois les lui déclame en entrant dans la salle du trône. “Ut queant laxis resonare fibris / Mira gestorum famuli tuorum.”

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“Que tes serviteurs chantent d’une voix vibrante / Les admirables gestes de tes actions.” Je me débrouille assez bien et Solide, sans aucun sarcasme pour une fois, s’étonne que je ne sois pas si bête qu’il n’y paraît. Mais ce qui m’enchante, dans cette affaire, c’est que je vais vraiment rencontrer le Tsar. Quel honneur, cher monsieur, quel honneur vous me faites ! Cette nuit, la température est très en dessous de zéro, et j’ai de plus en plus de mal à tenir le stylo. Je vous quitte et vous salue bien bas, Votre dévoué, Antoine Delmas


4. Cher monsieur, Les cheminots ont renoncé à me garder en cage. Ils me traitent enfin comme un individu respectable. Un fiacre m’a emmené ce matin, dans la brume, jusqu’au palais du Tsar. Un valet de pied a ouvert la portière, m’a salué d’une belle révérence et m’a souhaité, dans sa langue, ce que j’ai supposé être la bienvenue. Un majordome m’a guidé dans les couloirs, m’a ouvert les portes, m’a présenté cent personnes. Tout l’honneur était pour moi. On me demandait si j’étais prêt pour le grand oral, question incompréhensible sur le moment, mais qui n’allait pas tarder à s’expliquer.

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Derrière nous, les cheminots, intimidés par le luxe, marchaient tout courbés. Même Solide avait cessé de frimer. J’étais aussi troublé qu’eux, mais je n’en laissais rien paraître, car l’admiration trop manifeste des ors du pouvoir passe généralement pour de la naïveté, de la bêtise, et peut vous valoir un discrédit sanglant. À l’entrée de la salle du trône, on avait cloué une pancarte : “Le Tsar recrute.” J’étais donc là pour postuler. Le grand oral s’expliquait. J’ai clamé l’Hymne. Le majordome a paru surpris de ma si fine connaissance de l’étiquette, et m’a complimenté pour ma voix. Quand j’ai levé les yeux, quelle surprise ! L’espèce d’apôtre en robe de dentelle, le Tsar, ai-je supposé, c’était Vaurelhan. Me croyant victime d’une machination sordide, j’ai cherché un allié. Le majordome n’a pas cillé, tout à son rôle, et les cheminots n’avaient visiblement rien remarqué. “Ainsi, nous nous retrouvons, a craché le Tsar d’une voix d’acier. Pensiez-vous sérieusement m’avoir évincé de l’histoire ? Quels enfantillages, mon Dieu, quels enfantillages. Cependant, malgré le mépris dont vous avez fait preuve à mon égard

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quand nous étions voisins, dans ce hangar de l’Ouest, j’éprouve pour vous une espèce d’estime, peut-être même un peu d’admiration. Votre costume et votre patronyme y sont sans doute pour beaucoup. Et puis, vous comprenez, l’exil – on devient sentimental, on s’ennuie, même avec les pleins pouvoirs.” Il a soulevé son calot brodé, s’est frotté la nuque et le front, et a paru ravaler des sanglots. Le majordome m’a ordonné d’enlever mon chapeau. “Quand le Tsar se découvre, tout le monde se découvre.” Je me suis courbé, voulant paraître humble, cherchant surtout à faire oublier l’arrogance dont je m’étais rendu coupable lors de notre incarcération commune. Le Tsar m’a prié de me relever. “Debout, debout. Ne vous humiliez pas de la sorte. Je ne vous en veux pas autant que vous semblez le croire. Regardez où m’a mené, finalement, votre dénonciation. La réussite, n’est-ce pas ?” J’étais étonné qu’en si peu de temps il ait acquis un tel prestige. “Ce n’est pas tout. Un empire, certes. Mais une famille, aussi. Une épouse aimante, la Tsarine, et

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un fils, l’Héritier, qui a déjà sept ou huit ans. Qu’en dites-vous ?” Je restais muet. C’est à vous, cher monsieur, que je fais part de mes réserves. Vaurelhan serait-il mythomane ? Il y a trois semaines, nous étions voisins de cage. Comment a-t-il pu conquérir si vite un trône, une femme, et, le plus étrange, être devenu le père d’un fils de sept ans ? À moins que ce ne soit vous, cher monsieur, qui ayez volontairement produit ces distorsions temporelles ? En tout cas, soit que, submergé par la nostalgie, le Tsar espère que ma présence lui rappellera sa jeunesse, soit qu’il ait sincèrement cru que j’avais de réelles compétences pour entrer à son service, il m’a engagé dans son équipe de faucheurs. “Mais je donnerai des instructions, a-t-il assuré, pour qu’on ne vous tue pas à la tâche. Vous serez d’ailleurs vite appelé à d’autres fonctions.” C’est l’heure de mon premier cours de fauchage, cher monsieur, et je ne peux me permettre

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d’arriver en retard. Je vous laisse, donc, et vous salue avec respect, Votre dévoué, Antoine Delmas


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5. Cher monsieur, Je vous prie d’excuser la graphie de cette lettre car, ayant les mains pleines de cals, je n’écris qu’avec une extrême difficulté. Le métier de faucheur est une aberration. Voyant que j’étais exténué et que je ne me faisais pas aux mœurs rustaudes des autres faucheurs – dès le premier jour ces brutes m’ont pris en mauvaise part, m’attribuant, lors des tirages au sort, les parcelles les plus escarpées ; me forçant à boire, avec un entonnoir si je résistais, des litres de leur mauvaise vinasse, qu’ils prétendent excellente mais qu’ils n’avalent, eux, que diluée dans beaucoup d’eau (vinasse qui a déclenché de si violentes aigreurs d’estomac que je passais la plupart des après-midi plié en deux, incapable de

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travailler, endurant par conséquent les brimades de mes compagnons) – le Tsar, me voyant si mal en point, m’a retiré des champs. Il m’a affecté au revissage des manches de casseroles. Au bout d’une semaine, je manipulais le tournevis machinalement. Même la nuit. Même les mains vides. C’était devenu un toc. Alors pour me distraire, le Tsar m’a confié le déblaiement d’un grand tas de planches qui traînait dans la cour d’apparat. Les clous rouillés, dans tel seau ; entasser les planches par-là ; et les poutres ici. Les valets qui traversaient la cour essayaient toujours de rafler mes pinces et mes marteaux pour les revendre au marché noir, mais j’étais sur mes gardes. Bien qu’éreintant, ce travail m’a plu. Je l’ai d’ailleurs plié en trois jours. Le Tsar, ravi, a promis de ne plus m’enfouir, désormais, sous les tâches stupides. C’est là que j’ai compris que le fauchage, les manches de casseroles et ce tas de déchets n’avaient eu pour but que d’éprouver ma résistance et ma fidélité. Et puis ce matin, il m’a offert de devenir l’organiste du palais. J’ai longtemps hésité, je l’avoue ; non parce que je m’en crois indigne, mais parce que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est la musique.

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On m’a expliqué que j’aurais à enseigner l’harmonie classique et l’improvisation aux enfants nobles de l’Empire ; à composer un concert pour chaque grande fête ; et que je devrais jouer, le soir au coucher du Tsar, et plus exceptionnellement à son réveil, de petites pièces de ma composition, douces ou énergiques, selon son humeur. Je me suis mis à trembler, sans oser avouer que j’étais incapable d’assumer de telles charges, mais le Tsar en personne m’a rassuré : “Vous allez y arriver, j’en suis sûr, vu le brio avec lequel vous avez clamé l’Hymne à Saint-Jean Baptiste à votre arrivée.” Sa confiance m’honorait, mais je n’en étais pas pour autant moins inquiet. Le tailleur du palais est venu en début d’aprèsmidi prendre mes mensurations. Il a promis de me broder un costume splendide, en fils d’or, pour que les spots de la rampe m’illuminent. Je dois vous quitter. Le médecin vient d’entrer pour soigner mes cals. Votre dévoué, Antoine Delmas


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