je suis pas la bête à manger

Page 1

Nathalie Constans

Je suis pas la bĂŞte Ă manger Vu par

Anya Belyat-Giunta


Ça prend un paquet de temps, les bruits et les gestes partout. Finalement, elle arrête de bouger. Et de crier. C’est comme si ça lui avait demandé beaucoup d’efforts. Elle a l’air au bord de s’écrouler, comme les bâtisses. Elle se met face à nous. Elle a l’air prête. Elle fait un son. Un truc inouï, tout ramassé.Très aigu. Avec des grimaces immenses. Beaucoup plus qu’il faut pour un seul mot. Et après, je suppose que c’est un sourire qu’elle fait. C’est effrayant. Mais elle a l’air contente. Cette épopée chimérique est construite autour du personnage de No, enfant sauvage, sachant à peine parler à son grand désespoir, mais virtuose de la chasse au lièvre. À la mort de ses grands-parents, No quitte son terrier, accompagnée d’Ozer, ange gardien cultivé mais invisible, culminant à 32,5 cm de hauteur. Ce drôle de duo qui s’ignore sera rejoint en cours de route par Ubodie, survivante écorchée d’une grande ville dévastée. Seul le talent étonnant de Nathalie Constans pouvait créer ce conte déjanté, nourri de culture rock et de mythologie nordique. Inventant une langue, un univers, elle interroge la littérature elle-même, son pouvoir sur le monde et les hommes. Sous couvert d’un récit héroïque, elle dénonce la faillite d’une économie mondialisée, l’ostracisme et le joug de la consommation devenue culture de masse. Le travail d’Anya Belyat-Giunta semble construit sur des hallucinations intimes. Il trouve dans le roman de Nathalie Constans des résonances évidentes, et son dessin précis, précieux, imprudent, s’empare avec une exquise indélicatesse des visions qui nourrissent le récit.




Je suis pas la bête à manger (début de la géographie)


Cette édition de Je suis pas la bête à manger a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Arco design 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Sirio denim sabbia, accompagnés d’une sérigraphie, numérotée et signée par l’artiste.

© Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-58-3


Nathalie Constans

Je suis pas la bête à manger (début de la géographie)

vu par

Anya Belyat-Giunta



À Roger (et son petit coach de poche), à Oana, à Valérie, aux garçons, thanks for everything. Pour Pierre.

“Quelle est cette armée de monstres marins qui fend les flots avec vitesse ?” Isidore Ducasse, dit Le Comte de Lautréamont Les Chants de Maldoror, Chant 2, strophe 13



chapitre

1

The storm


12


No Ouère Nous par exemple non. Nous la nuit on est en alerte on se jette sous la lune on piste les bêtes à manger on va au lièvre. J’ai appris petite par contre aux sous-bois j’ai appris le quatre-pattes et le mufle au sol dans les odeurs je sais ça. Je sais me nourrir moi depuis petite c’est parce que la nuit je vois. Il fallait se cacher parce que les autres les gens du monde ils savent pas il fallait revenir juste avant le matin nettoyés au fleuve le ventre chaud du lièvre dedans mais pas son odeur dessus par exemple ni le sang sur les joues. Il faut pas laisser de traces des fois ils viennent les autres il faut pas qu’ils voient c’est une chose à apprendre. Par contre nous on mangeait sous la lune parfois avant le matin on se léchait le sang des joues les uns des autres j’aimais bien. Ils sont morts par exemple ils bougent plus je crois. J’avais un grand-père il était beau comme une falaise noir de terre il sentait la poussière de terre chaude je le

13


14


sentais souvent. C’est avec lui j’ai commencé la forêt la nuit il m’a appris c’est pour ça que je sais. Il disait il faut se tapir observer de tous tes yeux regarde renifle il disait ça permet d’être prêt quand la nourriture passe c’est le plus important la nourriture il faut pas manquer. Petit il avait pas de grands-parents comme moi mon grand-père il avait passé des pleins hivers dans un tonneau par exemple à croquer des petits oiseaux il les avalait crus. Il les chopait au caillou il disait il avait fait une fronde il aurait aimé du lièvre il manquait la terre était gelée. Il savait défaire la nuque des petites bêtes dans ses mains il avait appris les choses à apprendre pour vivre tout seul. Il faisait craquer d’un coup sec ça faisait un petit bruit dur comme une plainte il disait. Il avait eu faim petit. J’aimais être avec lui on regardait il me montrait les bêtes il savait les gestes à faire il était fort il avait planté un arbre ça fait longtemps par contre. Il avait posé une graine dans sa main et puis dans la terre et l’arbre est immense maintenant c’est un géant immobile elle a dû se sentir bien dans son creux de main la graine. Je le prenais dans mes bras souvent je voulais avoir ma joue et ma veine de gorge contre son écorce ça vibre beaucoup c’est chaud. C’est l’arbre il résiste aux tempêtes c’est pour ça on habitait là on dormait sous lui. C’est à côté d’un fleuve rouge on avait creusé un trou c’est beaucoup mieux qu’un tonneau. Mon grand-père était très content c’est notre terrier il disait.

15


Par contre il dit plus rien il est mort. Il disait j’ai essayé longtemps à la piste les lièvres l’hiver je regardais je regardais j’apprenais à bondir j’ai mis du temps j’ai eu faim c’est le troisième hiver seulement que j’ai réussi il faut que tu apprennes petite j’aurais pu en mourir. Il faisait froid tu sais j’avais ton âge il y avait que les oiseaux minuscules plein d’os et de becs j’avais la bouche trop grande pour ça je les sentais à peine il en aurait rentré trois. Au début j’arrivais pas. Il disait il faut bondir c’est tout de toute ton âme ne penser qu’à la veine grosse dans le recoin du cou leur bondir au râble de toutes tes griffes qu’ils ne voient pas venir il faut être silencieuse et précise. Et puis d’un coup sec comme pour défaire la nuque des petites bêtes toutes tes dents dans la veine pense au sang chaud contre ta gorge pense à ton ventre c’est important. Il a dit jusqu’à ce que j’y arrive. On partait tous les deux la nuit maintenant je sais je peux partir seule. Il disait le trou dans la terre aussi j’ai dû apprendre tout seul il faut que tu saches petite pour ne pas avoir froid. C’est comme ça que je sais les choses pour vivre. Les autres c’est ma grand-mère c’est elle elle voulait les faire venir nous avec mon grand-père par exemple non on voulait pas mais elle si. Petite ma grand-mère faisait le linge au fleuve rouge les draps et tout pour les gens du monde elle était obligée je sais pas pourquoi. Elle était née presque dedans le monde alors elle tapait sur le linge

16


avec une grosse plaque de bois elle détestait ça par contre. Elle tapait à quatre pattes les jupes retroussées elle aimait pas elle disait c’est lourd c’est pas mon linge. Quand elle rentrait avec les plaques et le linge sur son dos les autres lui parlaient pas ils parlaient entre eux ils disaient des choses de la culture qu’ils entendaient dans la radio ils la regardaient comme s’ils habitaient plus haut qu’elle elle disait ils lui donnaient très peu de choses à manger ils restaient assis comme des flaques dans des gros sièges profonds elle disait ils faisaient des gestes vides avec leurs bras. Ils disaient elle sentait pas bon. Elle sentait le fleuve rouge j’aimais beaucoup moi par exemple. Elle sent plus maintenant par contre elle est morte aussi je crois. C’est pour ça un jour elle a jeté les plaques et tout le linge sur les autres elle est partie. Après elle voulait plus rien même pas se nourrir la nuit des lièvres tièdes elle disait je veux être comme les autres je veux parler assise et que quelqu’un de plus bas que moi tape sur mon linge pour moi. Elle bouffait plus elle était triste c’est pour ça on a fabriqué la fausse maison c’était pour elle. Elle sert plus maintenant elle est morte comme les charognes de la forêt. On est partis à la ville avec mon grand-père voir les maisons comment c’était on a touché les murs et reniflé et essayé de comprendre par exemple on a regardé dedans. Une maison des autres c’est pas un abri.

17


18


Notre trou c’est un abri c’est notre beau terrier. Une maison des autres c’est pour montrer et parler c’est ce qu’on a compris en regardant c’est difficile à faire il aurait fallu de la roche morte. Finalement ça a pris du temps un jour dans la ville on a trouvé comment faire par contre. On est rentrés dans une grande maison qui était à aucun autre et à tous les autres. Une salle de théâtre par exemple. Et un peu plus haut que le reste pour que tout le monde la voie il y avait une fausse maison. On l’a volée c’est pour ça. On l’a posée sur notre trou. C’est dans une matière molle alors à toutes les pluies il fallait réparer on faisait des petits tas de terre noire avec dedans de la paille des fois on rajoutait les os des bêtes à manger qu’on avait mangées pour que ce soit plus solide et aussi les oreilles. C’est parce qu’on mange pas les oreilles on les recrache toujours c’est pas bon. Par contre on plaquait de la peinture dessus on dessinait des carrés dedans pour faire comme si c’était des roches mortes carrées. Avec la fausse maison ma grand-mère est tout de suite devenue moins triste elle pouvait inviter les autres ils croyaient que c’était une vraie maison ça marchait bien on était contents on apprenait vite à cacher qui on était en vrai pour elle. Elle est morte maintenant je sais pas pourquoi. On lui avait trouvé une radio aussi c’est pour ça elle pouvait dire des choses de la culture qu’elle entendait de la radio avec les autres.

19


C’est pour elle j’ai plus essayé de parler c’est parce que j’ai jamais parlé je sais pas pourquoi les autres oui mais moi par exemple non. Je voulais apprendre par contre alors j’essayais avec les autres quand ils venaient ils avaient peur ils partaient. C’est ma grand-mère c’est à cause d’elle j’ai arrêté d’essayer elle disait tais-toi. Par contre ils sont morts tous les deux maintenant ils sentent comme les charognes de la nuit ça fait trois jours je suis avec eux au fond du trou je sais pas quoi faire j’essaie de les faire bouger ils bougent pas ils sont froids. Je m’appelle No Ouère j’ai les pattes arrières larges moi j’ai une vulve ronde aussi.

Ozer By god something happened ! Elle n’est pas sortie depuis trois jours pleins. Nothing. Pas un mouvement. Je suis extrêmement inquiet. She’s a wild one, right, mais enfin, tout de même, n’aurait-elle pas une faim d’ogre, à présent ? Par le fait. Trois jours ! Trois très longues journées, doublées de trois interminables nuits. Without food ! Elle est terrée. Quelque chose est arrivé. Je l’observe depuis bien longtemps, pour une raison qui, tout en m’appartenant, m’échappe considérablement. Le fait est, that’s it, que je me suis pris au jeu – au jeu, c’est là une image, car c’est une activité que

20


21


je trouve très sensée tout autant qu’impérieuse – que je me suis pris au jeu, so, de me tenir au courant d’elle. I don’t know why. Elle est pourvue de deux grands-parents en bonne et due forme qui s’occupent quotidiennement des soins à lui apporter. Mais, au cas où, je me tiens là.You never know. La question de mes origines reste à mes yeux tout à fait confuse. Je semble venir d’un autre continent mais sur la question de savoir lequel exactement, je n’ai pas d’éléments. None. C’est une chose que j’ignore totalement. J’ai pris mon parti de tenir mon existence ici, auprès de ce fleuve aux beaux reflets rouges. J’y possède une demeure confortable et chaleureuse. Je n’ai pas de motif de plainte. Pour une raison qui m’échappe et qui, pour le coup, actually, ne m’appartient pas, je suis parfaitement invisible à tout le restant du monde vivant. Humains, animaux, everybody. De cela également j’ai su prendre mon parti mais cela ne cesse de m’intriguer fortement car cela m’amène de fait à rester dans une grande solitude même si, reconnaissons-le, cela ne pose aucun problème du point de vue de la subsistance, cela s’étant même rapidement avéré plutôt pratique, c’est un fait. Je vis, puisque c’est ça, de rapine éhontée. Mais pas à elle. À elle je ne vole rien. Elle, je la regarde. Elle ne me voit pas plus que ne me voient les autres, j’en suis tout à fait convaincu. Je viens rôder tous les jours. J’ai, à plusieurs reprises, testé ma transparence à l’aide de manœuvres particulièrement risquées.

22


Il est arrivé qu’une fois, au cœur de la nuit, dans les sous-bois, j’aille jusqu’à m’interposer physiquement entre elle et sa proie – un lièvre délicieusement charnu – sans éveiller de sa part le moindre soupçon. Néanmoins parfois, from time to time, j’observe chez elle un presque rien, une amorce, peut-être un petit quelque chose. Un jour, ses naseaux ont frémi à mon approche. So. I want to believe. But for now, quelque chose est arrivé et je suis bien empêtré.

No Ouère Je suis dans leur odeur de morts dans notre trou par contre ça fait trois jours quand je me suis réveillée ils étaient comme ça presque froids ils disaient plus rien je me suis enfouie entre eux. Ça fait trois jours je le sais je vois la lumière changer de l’entrée du trou je vois passer la lune et le soleil et la lune et le soleil. J’ai pensé ils allaient se réveiller ce sont pas des lièvres à manger ça pouvait pas durer ce froid. J’ai faim par exemple. Moi j’ai la vulve rebondie le ventre tout bruissant c’est pour ça ça fait des failles comme des histoires des lignes. Quand je fais du quatre-pattes ma vulve ronde elle est cachée dans mes cuisses pliées dessus

23


ça protège elle est vulnérable mais j’ai le trou en l’air il est vulnérable aussi. Il faut que je parte ils sont morts je le sais maintenant ils ont la gueule ouverte il faut que je trouve une protection pour mon trou avant de partir il me faudrait une queue. Je sais pas pourquoi ils sont morts ils étaient encore forts rien n’aurait dû arriver notre beau terrier est très fiable. Leurs cheveux sentent encore bon ils sentent leur odeur de quand ils étaient pas morts la terre et le fleuve ça va me servir de queue. Je sais pas quoi faire je peux pas les arracher. Petite j’allais dans le fleuve rouge j’aimais être dans lui il me coulait sur les flancs je nageais j’attrapais la boue de ses fonds dans mes mains c’était doux et tiède comme les prés j’aimais enfoncer mes pieds dedans. Des fois par exemple je faisais des dessins des fonds du fleuve rouge ce qu’il y avait sous l’eau des passages des tunnels des recoins j’aimais bien. J’ai trouvé je peux utiliser le couteau pour ma queue j’ai fait très attention je voulais pas les blesser j’ai coupé doucement et j’ai laissé du poil autour de leur tête par exemple pour qu’ils continuent à être beaux. Par contre j’ai tressé leurs cheveux je les ai collés à mes fesses ça a été difficile j’ai dû essayer beaucoup de choses avant de trouver comment faire le nœud devant dans le bas de mon ventre mais c’est pour ça j’ai le trou protégé maintenant je l’ai faite longue ma queue. Alors je suis sortie m’entraîner sous l’arbre c’était pour voir comment faisait la queue pour le

24


quatre-pattes où la ranger quand je fais du deux-pattes j’ai tourné longtemps autour de l’arbre j’ai essayé la marche et la course et le tapissement pour le lièvre ça marche très bien. Et puis j’avais pas envie mais je suis revenue dans le trou j’ai creusé plus profond j’ai trouvé ça difficile. Après quand le trou était assez profond j’ai mis dedans mon grand-père et ma grand-mère ils étaient lourds je me suis échinée et puis je les ai laissés là par contre. Je pense que je les abandonne mais je pense aussi que je suis obligée alors je pleure. Je savais pas quoi faire après alors j’ai dansé un peu avec mes cuisses tristes autour d’eux. Mais par contre je suis prête à partir. Je reviendrai pas je sais. J’ai pris la radio de ma grand-mère et la vêture bleue de mon grand-père j’ai pensé à tout et le couteau. C’est parce que mon grand-père avait une vêture bleue tout épaisse et rugueuse ça lui arrivait en dessous des fesses. J’aimais bien la toucher je pense qu’elle est solide elle est en grosse toile ça couvre le haut. Je connais la ville et je sais les choses pour vivre je suis prête.

Ozer Elle est sortie. Well. Elle est sortie. Ce serait rassurant si elle ne l’avait pas fait affublée d’un quelque chose accroché au-dessus de son backside. Elle s’est livrée à

25


26


des gesticulations insensées, elle et ce quelque chose, longuement, autour de son arbre. Puis elle a réintégré ses souterraines pénates, visiblement satisfaite. Lorsqu’elle est satisfaite, elle affiche une forme de sourire correspondant sans doute à l’idée qu’elle se fait de ce qu’est un sourire. Elle retrousse sa lèvre supérieure, laquelle vient se coller à la partie inférieure de ses naseaux. On peut alors contempler une grande partie de sa dentition, ce qui s’avère, je l’ai vu de mes yeux vu, plutôt contre-productif, son interlocuteur se trouvant bien plus souvent littéralement effrayé qu’autre chose. God. J’espère qu’elle ne cherche pas à se fabriquer une queue. Elle s’appelle No. J’ai eu connaissance de son nom un jour de marché, près du fleuve rouge. Son grand-père – un homme doux, massif, étrange, un peu odorant – était là, avec elle. Il lui tenait la main. Il s’adressait à une personne fort élégamment vêtue et probablement un peu perturbée par la présence sauvage de la petite. Cet homme expliquait, serein. N’ayez pas peur. Elle s’appelle No Ouère. On l’a trouvée dans la forêt elle était maigre elle respirait. On a fait ce qu’on a pu, mais elle ne veut pas s’habiller correctement. Elle n’est pas méchante. Cet homme voulait dire : qu’auriez-vous fait, vous ? J’ai vu dans son regard qu’il connaissait la réponse à cette question. Il était désolé, autant que l’on peut l’être.

27


Actually ce n’est pas normal et quelque chose est arrivé. Je n’ai pas vu les grands-parents.

No Ouère La vêture de mon grand-père est un peu grande par exemple mais je vois mes bouts de doigts de chaque côté alors ça va. Je me demande si je suis le fleuve rouge c’est parce qu’il faut que je trouve où aller ça suffit pas de partir même si je suis prête. De toute façon je suis triste comme un fleuve mort alors je vais le remonter. Je me demande comment je vais dormir au chaud avec qui même si je sais les choses pour vivre je vais avoir froid c’est pour ça que j’ai pris la vêture. D’habitude j’aime pas je mets un sac pour faire plaisir à mes grands-parents mais j’aime pas je vois pas ma vulve avec je préfère la vêture bleue elle est ouverte devant c’est mieux. J’ai fait un paquetage dans un des linges de ma grand-mère qu’elle a pris chez les autres avec toutes les choses auxquelles j’ai pensé et alors je le porte sur mon dos c’est un peu lourd par contre mais ça va. Mais j’ai laissé les plaques elle en avait pris aussi ça sert pas. Je suis le fleuve rouge alors dans le sens de l’eau je sais pas où ça va. Je sais pas si je peux faire un trou tous les soirs pour dormir je crois que non ça va être trop long je pense

28


que tant que c’est pas l’hiver non je vais dormir sur la terre ou alors le tonneau si je le trouve. Petite mon grand-père m’amenait voir les hirondelles des rivages à la saison j’aimais bien ça complétait ce que je sais pour vivre. Elles font des trous dans l’autre sens dans la falaise du bord de fleuve parce qu’elles savent voler elles. Nous par exemple on aurait dû grimper avec les ongles on peut pas c’est pas commode. On les regardait voler. Ça fait que je cherche comment être du rivage dans ma tête. J’ai faim.

Ozer Elle quitte les lieux. Elle a décidé de partir. Elle est sortie, elle s’est éloignée. Elle ne s’est pas retournée. Elle est partie tête basse, comme après une tornade, les genoux ramassés. Ses grands-parents sont décédés, c’est un peu ce que je craignais. That’s it. J’ai découvert les dépouilles, au fond du terrier, après son départ, ensevelis pour moitié, décomposés. Les cheveux coupés, peut-être arrachés. Sur son dos elle a attaché grossièrement un vieux drap sale, en paquet, contenant probablement les quelques effets qu’elle a souhaité emporter avec elle. Ce qui lui reste.

29


Elle est seule à moitié nue. Je dois séance tenante laisser là ma confortable demeure et la suivre. The right thing to do. Je sais très bien qu’elle ne me voit pas. C’est en réalité très pratique. Je pourrai la doubler, repasser derrière elle, au gré des circonstances. Je pourrai au besoin aménager son chemin, pour plus de sécurité. De cette manière, je peux m’engager à la suivre même si à l’évidence je ne sais pas où elle va. Je mesure trente-deux centimètres et demi. C’est peu. Tout l’enjeu tient dans le fait que, si elle parvient à me voir, un jour ou l’autre – et je suis persuadé que ce jour arrivera – tout l’enjeu, donc, tient à ce qu’elle ne me perçoive pas, à ce moment précis, comme une proie. Car je ne suis pas un lièvre charnu. Je m’y refuse. Et sa dentition est puissante. Everything dies. Ses jambes, elles, ses pattes, devrais-je dire, sont interminables. Tout autant que ses bras. Je dois me rendre immangeable. Je n’ai nullement besoin, moi, d’emporter le moindre effet. Je suis, en tant que tel, équipé. J’ai donc pu lui emboîter le pas right now. Elle remonte le fleuve rouge. C’est là un choix d’une grande pertinence.

30


No Ouère C’est le son ça m’a fait peur j’ai bondi le mufle au sol j’ai cru à une chose dangereuse ça m’arrivait dans le dos dans le dos c’est dangereux toujours. C’était le son ça m’a pris un temps à comprendre c’était dans mon paquetage. Pendant ce temps à comprendre j’ai vu les oiseaux et les hirondelles des rivages ils étaient surpris par le son aussi. J’avais mon ventre dans le sol et le paquetage dessus et je les voyais voler partout au-dessus de l’eau rouge dans tous les sens par exemple c’est avec eux j’ai compris aussi ils avaient l’air joyeux plutôt. Moi j’étais triste à cause de mes grands-parents tout froids à renifler la boue des bords du fleuve rouge et eux ils volaient dans tous les sens avec de la joie. Par contre j’ai écouté. J’ai entendu c’était de la joie que les oiseaux avaient et aussi une petite inquiétude c’étaient des sons qui prévenaient de quelque chose comme mon grand-père faisait quand il m’apprenait le ciel pour savoir que la tempête arrivait. On passait des jours pleins à sentir le vent avec mon grand-père j’aimais ça beaucoup il disait il faut sentir arriver on peut se protéger comme ça c’est important. C’était des choses pour vivre aussi. Par exemple il m’avait appris mais j’ai pas vu arriver qu’ils meurent tous les deux dans la même nuit. Je sais pas si ce son qui sort de la radio de ma grand-mère fait partie des choses de la culture par contre il fait bouger des choses dans ma vulve et puis

31


32


dans mon ventre. Petite jamais les choses de la culture qui sortent de la radio ont fait bouger des choses dans moi. Ça s’est arrêté il n’y avait plus que des choses de la culture morte dans la radio alors j’ai sorti la radio du paquetage et j’ai touché tous les boutons pour que ça revienne parce que j’avais encore des choses à comprendre mais j’ai pas réussi alors je continue à suivre le fleuve rouge. J’ai de la boue sur les joues maintenant mais je suis contente de ma queue. Hier j’ai trouvé un lièvre chaud alors j’ai plus faim je peux marcher.

Ozer Il va de soi que je ne peux pas résoudre tous les problèmes qui se posent à moi à la fois. C’est impossible. Je dois faire preuve d’un strict esprit de méthode et m’occuper de chaque question une à une. Celle du transport est réglée. Je suis revenu rapidement à ma demeure à toute fin d’y quérir mon tracteur, car elle a des jambes et des cuisses nettement plus grandes et puissantes que les miennes. Disons-le tout net, elle marche très vite. Elle m’aurait semé, à ce train. Mais celle de la nourriture reste nettement en suspens ! Je ne peux voler personne, au bord du fleuve. Je ne sais pas pêcher. Je suis bien embêté.

33


Anyway. Le tracteur est un peu bruyant, mais il s’avère efficace pour ce qui est de la rapidité de déplacement à obtenir si je ne veux pas la perdre de vue. C’est un véhicule fort pratique que j’ai pu construire à mon usage à l’aide de diverses pièces récupérées de-ci de-là. Le travail a duré un certain temps, car de nombreux problèmes techniques ont surgi comme autant d’obstacles posés là par une main malfaisante entre mon tracteur et moi. Mais je ne regrette pas ma peine. No pain no gain. Le résultat est fort appréciable. J’ai de la compétence en matière de mécanique à moteur. J’aurais certes préféré une certaine sobriété dans l’apparence car l’extravagance ne sied guère à ma mise générale. Mais rien n’existe à ma mesure. Absolument rien. Nothing. Tout est à inventer. Life is a fight. Aussi, par exemple, mais ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, aussi, donc, ai-je dû me résoudre à adopter en guise d’assise cette chose rose et fleurie qui servait à l’origine, je crois, à une petite fille des alentours. Je ne suis pas une petite fille. Pas plus que je ne suis un lièvre charnu. Je m’y refuse. And that is that. D’ailleurs, je n’aime pas les enfants. Il en va de même de chacun des éléments constitutifs de mon tracteur de locomotion. Je n’ai pas été en mesure de dénicher quelque chose de plus pertinent que deux vieux entonnoirs cabossés ajointés par mes

34


soins dont l’un avait dû être bleu dans ses débuts quoique cela ne soit pas flagrant. C’est parfaitement hermétique. Mais c’est bien laid. Je n’aime pas la laideur. Il s’est trouvé que j’ai pu dénicher dans la nuit quelques tubercules, afin de me nourrir un tant soit peu. J’espère vivement que je trouverai à l’avenir de meilleures solutions d’approvisionnement car la chose n’était pas très goûteuse. Terreuse, épaisse, froide. J’ai été très largement tenté d’aller subtiliser un peu de ce superbe lièvre qu’elle est parvenue, comme à son habitude, à capturer en trois secondes entre ses mâchoires puissantes, d’un geste fabuleux. She’s a queen. L’odeur pénétrait profondément dans mes narines. L’odeur du sang chaud des bêtes à manger. J’ai cru défaillir de désir. Je l’ai regardée manger.

35


… 36


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.