la dernière fois où j'ai eu un corps

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Christophe Fourvel

La dernière fois où j’ai eu un corps Vu par

Natalie Lamotte


Le premier camion n’attendait plus que moi, le reste femelle était encoigné sous les bâches. Marco n’était plus Marco au moment de la frontière. Pendant cinq ans j’ai refusé à ma bouche de le dire en albanais ou dans la langue du trottoir. Dans toutes les langues pourries du monde, pendant cinq ans, j’ai pas autorisé ma bouche à dire que Marco m’avait vendue.

9 782916 130323

La dernière fois où j’ai eu un corps est l’histoire tristement banale d’une jeune Albanaise, trahie, vendue, prostituée. Dans ce texte violent et sans concession, Christophe Fourvel réussit la prouesse de donner la parole à son héroïne, qui nous conte avec ses mots, ses erreurs et ses errances, le quotidien de son arrivée en France, de son inexorable descente en enfer. C’est dans cette parole retranscrite, ce langage uppercut, entre les mots crus et les approximations poétiques, que la littérature crée ce miracle de pouvoir dénoncer l’horreur du monde en cherchant beauté et bienveillance au fin fond d’une humanité barbare. De grâce aussi, il est question dans les formes de Natalie Lamotte qui rythme le livre de ses encres rouges hésitant entre la chair et la fleur.

ISBN : 978-2-916130-32-3

douze euros (12E)




La dernière fois où j’ai eu un corps


Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

© Les éditions du Chemin de fer, 2011 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-32-3


Christophe Fourvel

La dernière fois où j’ai eu un corps

vu par

Natalie Lamotte

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La dernière fois où j’ai eu un corps, c’était à Elbasan, sous le pont où l’oncle Sazan m’avait emmenée pêcher des écrevisses. J’avais douze ans. Ses yeux étaient tout petits dans le rouge où la lampe enfermait sa figure. Je marchais pieds nus dans une boue d’après la pluie, j’avais la fièvre, la diarrhée, des boutons et des fois, je me coupais les ongles. Même quand mon père pressait fort mon visage parce j’avais laissé l’odeur des écrevisses dans l’assiette de ma grand-mère, j’avais encore un mal qui était moi. Qui montait et retombait comme la température. Entre le moment où le rouge a éclairé son visage et où l’oncle Sazan a pris ma main pour la poser contre sa cuisse, j’ai eu une sorte d’escalier qui est monté de mon émotion et que j’ai dégringolé jusqu’à perdre connaissance. En me relevant, j’ai vu la cuisine de la rue Asim Zeneli où quelque chose de pas trop abîmé

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du monde m’avait appris à vivre. Le dos de ma mère rétrécissait la fenêtre sur le jardin de Salim et il y avait encore mon putain de père. Oncle Sazan n’était plus là. Je mettais ma main devant mes yeux et il n’était plus là. J’envoyais l’eau dans la cuvette des toilettes pour chasser la lampe rouge qui en vacillant au-dessus de moi, poussait à rire derrière mon cul. Je gardais toujours en bouche les gros noyaux d’olives alors quand j’avais un corps, il pleurait.


La dernière fois où j’ai vu Elbasan, le ciel pleurait. Marco m’a prise entre ses bras mais il serrait mon cou trop fort pour me basculer dans l’odeur de son blouson. Il me disait “tais-toi, tais-toi” à l’endroit où tombent normalement des mots pour consoler mais là, c’était de la menace contre mon chagrin. Lui, “taistoi, tais-toi”, c’était tout ce qu’il lui restait de la langue pas pourrie avec laquelle on avait souvent marché sur la grande avenue des Martyrs. On se donnait rendezvous que la nuit, une ou deux fois par semaine au début. Le passé des journées à ramer fondait rapide dans la bouche, comme les barbes à papa de la fête foraine qui faisait du bruit plus bas, sur la place d’Italie. Marco parlait à tout le monde tandis que je n’avais qu’à regarder la grande roue. Pendant qu’il commandait des vins sur la terrasse, arrangeait des rendez-vous, payait, donnait quelques leks aux gamins qui se réchauffaient

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à la soufflerie du grand hôtel pour étrangers, je cherchais juste des endroits pour mes yeux. Alors, forcément, au moment du “tais-toi, tais-toi”, j’étais sereine à croire qu’il dirait que ça finirait, mais la nuit noire est tombée sur n’importe quel pays. Le premier camion n’attendait plus que moi, le reste femelle était encoigné sous les bâches. Marco n’était plus Marco au moment de la frontière. Pendant cinq ans j’ai refusé à ma bouche de le dire en albanais ou dans la langue du trottoir. Dans toutes les langues pourries du monde, pendant cinq ans, j’ai pas autorisé ma bouche à dire que Marco m’avait vendue.




Trois jours, peut-être quatre, on a changé de camion. Loin de Tirana, c’est tout. Marco a fait gaffe de plier en papier tout le beau de l’histoire avant de le jeter au feu. Parisit m’attendait mais l’invitation a été mâchée par les corbeaux du Kosovo, la veille de la dégringolade. J’avais sur la langue le goût des cachets et celui du whisky turc qu’on avait versé, encore à rire, dans le vase à fleurs qu’on faisait tourner. La soirée avait commencé dans trop d’excitation pour y voir clair dans l’intérieur des têtes. Il y avait au début une fille qui cherchait tout le temps son briquet et qui connaissait mon prénom. Du coup, j’ai pas vu d’autres hommes qui sont entrés dans le salon. La musique forte les faisait apparaître en entier sur moi et parfois aussi, un regard restait pointu dans mon épaule quand je dansais. On a joué au début, on a joué jusqu’à ce que tout finisse par se froisser dans mon vouloir et que je

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vomisse à demi mais le sourire de Marco ne bronchait pas, il mordait juste une cigarette en pointant vers moi une dent en or que j’emportais dans ma nausée, mes cheveux tirés en arrière par son cousin. Alors j’ai avalé et cette première fois où je suis tombée, j’ai pas su quelle bite m’avait fouillée pendant que je bavais mais elle me faisait pas du bien et j’étais à peine arrivée à la moitié du vase quand j’ai bataillé pour enterrer mon corps, déjà, dans un endroit caché où rien des hommes ne peut aller sans mourir aussi.


On était partis, Marco et moi, pour gommer la veille mais on s’est donné rendez-vous avec les camions à la place des fleurs. Le chemin, dès le départ, n’avait pas voulu de nos habitudes. J’essayais de parler mais tout se cassait sur les accélérés qu’il donnait sans arrêt à la voiture. Je me souviens avoir posé ma main sur la sienne qui ne lâchait pas la poignée de la vitesse. Je voulais être pardonnée du n’importe quoi que j’avais sans doute fait en buvant trop. Sous la bâche, après, j’ai senti le même goût des cachets de l’appartement. La route plus loin s’est chargée de mon estomac. L’odeur de son blouson a coulé partout entre les tôles et sur mon mal au cœur. On se faisait mettre à chaque changement de moteur parce qu’il avait payé les chauffeurs avec nos chattes et on se marchait sur les pieds en se précipitant pour éviter les cris. Il n’y avait que les cris qu’on pouvait éviter. Changer le camion.

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Six fois. Six nuits. Douze bites. On marchait sur le talon qu’il restait. J’ai vu des maisons molles comme des ballons, qui dormaient profond et que notre nuit qui passait ne dérangeait pas.

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J’ai commencé la deuxième nuit, le geste final de poser mon corps au-dessus des mots, comme sur le filet trop haut du train, où l’on jette la valise. Depuis, au mieux quand je vous parle, je saute avec un de mes talons cassés mais deux mètres trop bas. Celui qui vient avec des mots et du café, je te dirai plus tard, il dit que ça s’appelle l’attendrissage. Mais je n’ai pas encore fini avec le commencé de ma mort. Je pensais dans les cachets et la langue pourrie sans trop comprendre encore que j’allais dans l’arrière-boutique de la boucherie universelle, sur le dernier talon qu’il me restait du rêve Parisit et des salaires “à deux mille pour le début”. Si j’ai une honte c’est à cet endroit. De m’être habillée pour du champagne sans voir que le champagne, c’était juste le maquillage de viande à bite, que Marco m’avait offert en face de sa dent en or. Marco, il avait les yeux bleus comme le ciel à l’endroit

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Christophe Fourvel

Derniers paysages avant traversée, La Fosse aux ours, 1999. Dumky, La Fosse aux ours, 2000. Donnez-moi des roues, Editions du Caillou, collection Mobil home(s), avec Philippe Fusaro et Velibor Colic, Strasbourg, 2000. Journal de la première année, La Dragonne, 2001. Des hommes, La Fosse aux ours, 2002. Anything for John, La Dragonne, 2005. Tous les cinq, illustrations de Violaine Marlange, La Cabane sur le chien, 2005. Montevideo, Henri Calet et moi, accompagné de photographies de Lin Delpierre, La Dragonne, 2006. Tomber la frontière !, ouvrage collectif sous la direction de Joël Isselé et Salah Oudahar, L’Harmattan, 2007. Il me sera difficile de venir te voir – Correspondances littéraires sur les conséquences de la politique de l’immigration en France, ouvrage collectif, Vents d’ailleurs, 2008. Les balais d’Irina, illustrations de Corinne Salvi, La Cabane sur le chien, 2008. Portraits de femmes magnifiques, L’Escampette, 2008. Le Torchon Heraclite, un torchon littéraire réalisé avec la plasticienne Stéphanie Radenac, livre d’artiste, 2008. A chacun sa cabane, ouvrage collectif, La Cabane sur le chien, 2009. Bushi no nasake (La tendresse du guerrier), La Fosse aux ours, 2011.


Natalie Lamotte

Vit et travaille à Paris.

Textes de référence “Natalie Lamotte”, par Damien Sausset. “Là est Kiga”, par François Michaud. “Une ogresse en peinture”, par Jean-Louis Poitevin.


Aux éditions du Chemin de fer Un mariage en hiver, Annie Saumont & Vincent Bizien En noir et blanc, Henry Bauchau & Lionel D. Les histoires de frères, Arnaud Cathrine & Catherine Lopès-Curval Là-haut, Pierre Autin-Grenier & Ronan Barrot On a marché sur la tête, Marie Le Drian & Raphaël Larre Les intermittences d’Icare, G.-O. Châteaureynaud & Frédéric Arditi Je hais les dormeurs,Violette Leduc & Béatrice Cussol La vie en rose, Dominique Mainard & Françoise Pétrovitch L’os d’aurochs, Pierrette Fleutiaux & Cristine Guinamand La rivière, Annie Saumont & Anne Laure Sacriste Comme si rien, Jean-Noël Blanc & Ann Guillaume Une oreille de chien, Nathalie Quintane & Nelly Maurel L’écorce et la chair, Eric Pessan & Patricia Cartereau Candelaria ne viendra pas, Mercedes Deambrosis & Marko Velk Alberto, Daniel Arsand & José Maria Gonzalez Les prochaines vacances, Dominique Fabre & Olivier Masmonteil Figures, 36 portraits de la Comédie humaine vus par 36 artistes La reformation des imbéciles, Nathalie Constans & Jean Lecointre Rêve d’épingles, Pascal Gibourg & Anne Laure Sacriste Autrefois, le mois dernier, Annie Saumont & documentation céline duval Dieu rend visite à Newton, Stig Dagerman & Mélanie Delattre-Vogt Rien de bien grave, Mercedes Deambrosis & renaud buénerd Génération perdue, Klaus Mann & Pascale Hémery

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L’écorchure, Ana Maria Sandu & Marine Joatton Les zones ignorées, Virginie Gautier & Gilles Balmet L’épouvante l’émerveillement, Béatrix Beck & Gaël Davrinche Un matin de grand silence, Eric Pessan & Marc Desgrandchamps L’invention du désir, Carole Zalberg & Frédéric Poincelet Elodie Cordou, la disparition, Pierre Autin-Grenier & Ronan Barrot Lord Patchogue, Jacques Rigaut & Frédéric Malette Ce que le temps a fait de nous, Isabelle Minière & Hélène Rajcak Cette bête que tu as sur la peau, Marie Chartres & Gisèle Bonin

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