La vague

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Hubert Mingarelli

La vague Vu par

Barthélémy Toguo


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Je ne savais pas si j’espérais que Tjaden sortirait bientôt de la baraque pour que nous rentrions à bord nous coucher, ou bien si je souhaitais rester encore avec le garçon, même sans nous parler. Car j’avais un peu peur. A nos pieds, sous les détritus qui flottaient, je devinais l’eau noire, et les ténèbres profondes et insondables, là où peut-être la tristesse et la mélancolie se cachaient. Mais il me semblait que l’odeur du garçon et sa fragile silhouette avaient le pouvoir, comme si je les connaissais depuis longtemps, de les tenir à distance. Un bateau fait escale à Haïti. Tous les marins s’apprêtent à profiter des plaisirs qu’offre la terre ferme. Tous, sauf le narrateur et son ami Tjaden, consignés à bord… Dans cette histoire d’amitié fragile, suspendue entre deux temps, Hubert Mingarelli excelle à faire parler les silences et les non-dits. Barthélémy Toguo explore la face ombreuse du texte et ses dessins s’immiscent en deçà des mots, tracent avec vigueur l’esquisse d’une humanité tendue et oppressée.

3 ISBN : 978-2-916130-35-4 14 Euros



La vague


Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

© Les éditions du Chemin de fer, 2011 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-35-4


Hubert Mingarelli

La vague

vu par

Barthélémy Toguo



La mer était grise et blanche. Le ciel tombait sur la mer. Le vent soufflait. Alors nous vîmes la vague qui devait nous emporter, Tjaden et moi, plus tard, le lendemain, au moment où peut-être elle touchait Cuba ou la Floride. Comment savoir où elle allait. Elle était haute. Grossman, notre lieutenant, se cala contre la table à carte. Le barreur leva les yeux du compas à peine une seconde, et écarta les jambes. C’était Tjaden. Comprenant que nous avions un mauvais angle, je saisis le pupitre de la radio à deux mains, courbai la tête et attendis. “Donne un peu à gauche”, demanda le lieutenant, se tournant rapidement vers Tjaden, lui murmurant à moitié son ordre d’une voix blanche, comme s’il avait été tout à coup plus timide que d’habitude, ou alors parce qu’à ce moment-là, nous étions comme en équilibre, qu’on ne voyait que le ciel et qu’il ne fallait rien faire de trop bruyant qui put rompre tout ça.

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Mais Tjaden regardait le compas. Il n’entendit pas le lieutenant, et ne le vit pas lui murmurer de donner à gauche. Tout bascula dans la passerelle, on retourna dans la mer de travers. Je m’agrippai aussi fort que je pus. J’eus peur. Le haut de la vague frappa les vitres de la passerelle et l’obscurcit, comme si nous étions passés sous la surface de l’eau. Après le fracas, on entendit crier les veilleurs à tribord qui veillaient mal et n’avaient pas vu la vague. Ils n’avaient pas eu le temps de trouver où se tenir. “Je vous avais dit de donner à gauche”, hurla le lieutenant sans se retourner vers Tjaden, et toujours cramponné à la table à carte. Tjaden lui répondit : “Je n’ai pas entendu. Quand ça ?” Le lieutenant se tourna et dit sauvagement, son gros visage semblant grossir encore : “Quand ça ! Hier, tiens ! − Hier, dit Tjaden, blessé. Pourquoi hier ? − Taisez-vous !” lui dit le lieutenant. Tjaden tremblait. Il marmonna : “Je n’ai pas entendu, je vous ai dit.” Et comme il répondait au lieutenant sans quitter des yeux l’aiguille du compas, on aurait dit que c’était dessus qu’il trouvait ses mots. Le lieutenant lui lança :

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“Regardez-moi ! Vous pensiez à quoi ?” Tjaden ne lui répondit pas. “Regardez-moi !” lui ordonna le lieutenant. Tjaden lui dit sans le regarder : “Si je lâche le compas, vous allez encore gueuler. Je ne pensais à rien, je regardais le cap. − En ce moment, le cap, on s’en fout, dit le lieutenant, vous comprenez ou pas ? − On s’en fout, faudrait savoir”, dit Tjaden avec rage. Le lieutenant prit sa respiration, secoua la tête avec une sorte de stupeur, regarda obliquement pendant une seconde, et à ce moment-là je vis une drôle de lueur dans ses yeux, une sorte d’indécision et de la douleur aussi, puis il se retourna pour regarder vers l’étrave. D’autres vagues arrivaient. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Tjaden ou le lieutenant ? Heureusement nous prîmes les autres vagues avec un angle acceptable. Il me sembla qu’elles étaient moins hautes. Au bout d’un moment, Tjaden se tourna vers moi. “Tu l’as entendu, toi, de donner à gauche ? − Je l’ai un peu entendu, lui dis-je avec précaution. Parce que je le regardais, toi tu ne pouvais pas. − Taisez-vous”, nous ordonna le lieutenant d’une voix qu’on ne reconnut pas.

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Tjaden lui lança dans le dos un regard rempli de haine et d’amertume. J’étais tout près de lui. Je pouvais voir combien la réaction de notre lieutenant l’avait éprouvé. De tous les officiers du bord, Grossman était le seul à qui Tjaden aurait tendu une main s’il l’avait vu se noyer. Tous les autres, Tjaden les haïssait encore plus que moi je ne les haïssais. Il me murmura : “Qu’est-ce qu’il a ? Qu’est-ce qu’il lui a pris ?” Je supposais qu’il avait eu peur, comme moi. Cependant je fis signe à Tjaden, en posant l’index sur la bouche, qu’il valait mieux ne plus se parler pour le moment. Mais Tjaden me dit, lâchant la barre d’une main et me la tendant à plat. “Il a fait dans son froc, tu parles.” Je jetai un regard vers le lieutenant, craignant qu’il n’ait entendu, puis à Tjaden je refis un autre geste pour lui dire qu’il valait mieux nous taire. Il posa un doigt sur sa tempe pour me montrer que ce qu’il venait de se passer était là dans sa tête à présent. Puis nous ne nous dîmes plus rien. D’autres vagues arrivaient. Le vent soufflait. Les veilleurs voulurent rentrer et se mettre à l’abri. Le lieutenant leur dit : “Non, retournez-y, je n’y peux rien.”

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L’un des veilleurs lui montra ses jumelles et dit : “On ne voit plus rien là-dedans. A quoi ça sert ? − Regardez avec vos yeux, lui dit le lieutenant. Je n’y peux rien.” Juste après il se tourna vers Tjaden et l’observa un instant, mais Tjaden regardait l’aiguille du compas. Grossman, notre lieutenant, était timide et compréhensif avec nous. Il était très grand, et massif comme un ours. Il souffrait parfois du mal de mer. Il souriait alors douloureusement. Nous aimions mieux prendre le quart avec lui plutôt qu’avec un autre officier. Parfois la nuit, nous l’entendions chantonner tout bas, penché sur la table à carte, sous la lumière rouge. A d’autres moments, pendant ces nuits-là, il venait et nous parlait, à Tjaden et moi, et nous comprenions qu’il cherchait à comprendre ce que nous, les hommes d’équipage, pensions de la vie à bord. Il semblait sincèrement curieux de savoir comment nous vivions tout ça. Et une fois, Tjaden lui avait dit cette chose si fameuse. Il lui avait dit que nous, nous dormions sous la ligne de flottaison, et que lui et les autres officiers et le commandant dormaient au-dessus. Le lieutenant avait ri doucement, probablement par gêne, parce qu’à ça justement, il n’y avait pas de réponse, je veux dire à une chose si fameuse, c’était difficile de parler ensuite.

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Cependant il le fit, mais sur un ton plein de doute et à voix basse, pour masquer qu’en fin de compte, il le comprenait. Il dit : “Quand on dort, on dort.” Tjaden avait dit : “Non, sûrement pas.” Grossman nous parlait ainsi, la nuit seulement. Il voulait savoir qui nous étions et ce que nous ressentions lorsqu’il était sûr que les autres officiers dormaient, car c’était pour eux une faiblesse de s’adresser à nous, les hommes d’équipage, je veux dire en dehors du service. Et aussi parce que ce genre de choses était plus facile à dire dans l’obscurité de la passerelle plutôt qu’en plein jour. Une nuit, nous lui avions parlé de notre intention de quitter l’armée, de nous construire une maison en bois et d’élever des poulets. Il nous avait dit : “Pourquoi, vous n’êtes pas bien là ?” Tjaden avait dit : “Non, on n’est pas bien.” Le lieutenant, souriant à moitié, avait demandé : “A cause de la ligne de flottaison ?” Tjaden avait dit : “Non, monsieur, pas seulement.” Le lieutenant avait dit ensuite songeusement et sans jugement : “Des poulets, tiens.” Dans le golfe de la Gonâve, la mer se calma. Avec le soir, le ciel se coucha sur la mer et devint noir comme elle. On accosta dans la nuit. Le commandant prit la manœuvre. Le remorqueur qui nous aida avait des feux si fantaisistes, qu’en le voyant arriver vers nous dans

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la nuit, brinquebalant comme une charrette bariolée d’ampoules, le commandant dit tout haut : “Qu’est-ce que c’est que ça ?” Avant de nous prendre en remorque, il navigua d’abord un peu à côté de nous, assez près pour que les gars, torses nus, maigres et noirs, nous demandent d’un bord à l’autre si nous avions des chaussures en trop. Le commandant dit : “Ça alors !” Puis à notre lieutenant, il demanda, perplexe et avec la moitié d’un sourire : “Qu’est-ce qu’on fait ?” Notre lieutenant sortit de la passerelle et leur lança, formant avec ses mains un porte-voix : “Des chaussures, on en a, mais pas en trop.” On aurait dit que c’était au remorqueur lui-même qu’il avait parlé, car aussitôt nous entendîmes repartir ses machines et le vîmes aller vers notre avant. Nous accostâmes et nous amarrâmes. Tjaden et moi on descendit sur le pont, à l’arrière. Protégés par les terres, loin de la haute mer, nous regardions Port-auPrince dans la nuit. Elle nous apparaissait d’ici aussi fantaisiste que le remorqueur. On s’était dit des choses, pas beaucoup, et à présent nous pensions chacun pour soi. Je voyais que Tjaden en avait encore gros sur le cœur. Je l’avais vu au ton des choses qu’il m’avait dites. Je le plaignais, car mon cœur à moi était léger. Il l’était toujours lorsque j’entendais au

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loin la haute mer, et qu’enfin les amarres étaient tendues et nous tenaient hors de portée de la houle du vent et des vagues là-bas au loin où rien n’est sûr. Mon cœur était léger et dans ma tête tout se mélangeait. Je pensais aux bordels en plein air en même temps qu’aux poulets. Je voyais des lumières sur une hauteur, et en dessous de ces lumières, j’imaginais l’un de ces bordels dont on nous avait parlé. Je voyais les filles joyeuses assises sur des chaises sous un arbre. Elles piaillaient entre elles, et nous souriaient, à Tjaden et moi, adossés à l’arbre, qui fumions paisiblement en attendant d’aller nous asseoir à côté d’elles. Et en même temps, les poulets que Tjaden et moi allions élever volaient dans mon esprit comme des oiseaux. Minuit était passé depuis longtemps. Je dis à Tjaden : “Ce soir nous y serons là-bas. On dirait qu’il y en a un là-bas, de ces fameux bordels.” Tjaden leva les yeux. “Tu le vois d’ici ?” Je n’eus pas le temps de répondre. Nous entendîmes descendre du pont supérieur derrière nous. Je me retournai. C’était notre lieutenant. Je sentis que Tjaden se renfrognait. Notre lieutenant vint vers nous, débonnaire et un peu voûté. Cependant je vis un pli d’inquiétude sur son front. La visière de sa casquette

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ne descendait pas assez pour le cacher. Il resta un moment à côté de nous, puis entama un geste, comme s’il voulait s’en aller. Mais il ne le finit pas. Il mit les mains dans ses poches et dit : “Vous avez entendu, ils voulaient des chaussures. − Peut-être que dans ce pays, ils se font payer en chaussures, dis-je. − Peut-être, dit notre lieutenant. Demain on verra.” Il regarda en l’air. Il faisait semblant de s’intéresser à quelque chose dans le ciel. Il dit, cherchant à donner un air tranquille à sa question, mais un léger frémissement dans la voix le trahit : “Hein, Tjaden, vous les avez entendus, vous aussi, avec leurs chaussures ? − Non, dit Tjaden maussadement, moi je regardais le cap. Je travaillais. − D’accord, Tjaden”, dit notre lieutenant avec tout ce qu’il pouvait de patience et de compréhension, mais sa voix encore le trahissait. Tjaden soudain se tourna vers lui. “Qu’est-ce que vous voulez, lui dit-il avec un calme étrange, parler des nègres ou savoir comment on s’arrange avec l’injustice, et ensuite le soir comment on essaye de l’oublier, mais comme on ne l’oublie pas, on lui parle tout le temps. Comment dormir ?

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− Oh, écoutez, Tjaden”, lui dit notre lieutenant qui avait pâli comme devant la vague, et qui n’osait pas quitter cette chose dans le ciel qu’il faisait semblant de regarder. Tjaden dit : “Alors, comment dormir ? − Quelle injustice ? demanda notre lieutenant, commençant à s’emporter. De quoi est-ce que vous parlez, Tjaden ? De ce qui s’est passé à la passerelle ? Alors vous me chantez une drôle de chanson. Ça, une injustice, vous n’avez rien vu alors.” A ce moment, il arrêta de regarder le ciel et regarda Tjaden droit dans les yeux et dit d’une voix dure où perçait la colère : “Et vous pensez qu’il n’y a que vous qui cherchez le sommeil à bord. Qu’est-ce que vous croyez, Tjaden ?” Tjaden se tourna vers moi et secoua la tête. “Il paraît qu’on n’a encore rien vu, me dit-il, tu l’entends ? − Vous devriez vous taire, dit notre lieutenant. − Arrête, dis-je à Tjaden, tout bas. − J’en ai assez, me dit Tjaden, tremblant tout à coup. − Allez vous coucher, lui dit notre lieutenant, durement. − Oui, monsieur, lui répondit Tjaden, je vais y aller et je penserai à vous, et vous savez ce que je verrai ?

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− Taisez-vous !” lui ordonna notre lieutenant. Tjaden dit : “Vous vouliez savoir comment on vit à bord. Mais on n’aurait jamais dû vous répondre. A quoi ça a servi ? − Tais-toi”, lui murmura notre lieutenant, si bas et si douloureusement, que moi j’entendis aussi bien que s’il l’avait vraiment prononcé : “Je t’en prie, taistoi.” C’est ce que Tjaden entendit aussi probablement, mais la vague avait commencé à nous emporter, Tjaden et moi. En ce moment même, elle s’approchait de Cuba ou continuait vers la Floride, très loin d’ici, mais c’est là sur notre plage arrière qu’elle faisait le plus de mal. Tjaden fit face à notre lieutenant, et se remettant à trembler, dit : “Je crois que vous avez manqué de nerfs, monsieur.” Grossman fit alors un pas en arrière et pointa un doigt vers Tjaden. “ Allez voir votre premier maître et dites-lui que je vous ai consigné à bord. Qu’il vous inscrive sur la feuille de service. − Ça m’est égal”, dit Tjaden avec haine dans le dos de notre lieutenant qui s’était retourné et commençait à s’en aller à présent, voûté et vaincu, malheureux comme moi.

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La plage arrière retomba dans le silence. J’entendis l’eau clapoter le long de la coque. “Tjaden, dis-je tout bas au bout d’un moment. − Quoi ?” Je ne dis rien. Il s’alluma une cigarette. Ses mains tremblaient si fort, qu’on aurait dit deux animaux. Et soudain, sans qu’on l’ait entendu revenir, notre lieutenant fut là à nouveau devant nous, dévisageant Tjaden, et en proie à un si vaste étonnement, qu’on aurait dit qu’il était revenu afin de revoir ce qu’il venait de se passer. Il avait ôté sa casquette et la tenait par la visière. Il baissa son regard et vit les mains de Tjaden trembler. Ensuite il le fixa, et il dut voir dans l’expression de son regard que quelque chose le brûlait. Il fixait Tjaden et semblait chercher son aide. Il semblait lui dire : “Aide-moi à revenir en arrière parce qu’au fond de moi, je ne veux pas t’empêcher de descendre à terre.” Mais Tjaden ne l’aidait pas. Il soutenait son regard, et la colère et l’amertume qu’il ressentait à ce momentlà venaient, je crois, que ce fût Grossman justement, le seul officier que nous considérions, qui le consignait à bord. Ce combat silencieux et douloureux me troublait. J’avais de l’estime pour notre lieutenant, et j’aimais sincèrement Tjaden. Je n’osais pas bouger. Je finis par

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baisser les yeux et tout de suite après, le lieutenant s’en alla. J’aperçus sa silhouette s’éloigner lentement vers l’échelle qui menait au pont supérieur. Au bout d’un moment, je regardai Tjaden. Ce qui brûlait dans ses yeux commençait à s’éteindre. Une lueur douloureuse apparaissait. Il alla s’asseoir sur le chaumard. Je restai seul. Je m’accoudai au plat-bord et regardai les lumières clignoter au loin. Et puisque sans Tjaden je ne descendrais pas à terre moi non plus, ces lumières, je les regardais déjà comme un souvenir. Après un long moment, nous descendîmes dans le poste d’équipage. Dans la coursive, Tjaden me tint le cou dans sa main et me dit : “Tu en fais une gueule, toi aussi.” L’autre ce devait être le lieutenant. Car à présent Tjaden était rayonnant. Il me dit : “Une fois ou deux, leur dire qui on est.” Cette nuit-là, j’avais imaginé m’endormir en pensant aux filles là-bas, assises sous un arbre. Je m’endormis en pensant à d’autres choses. Mais c’est aux filles qu’ensuite je rêvai. Elles étaient toujours assises là-bas, et moi adossé seul contre l’arbre, je ne comprenais pas un mot de ce qu’elles se disaient. Il faisait très chaud, il y avait un soleil éclatant. J’étais sans force et sans volonté pour aller leur demander de quoi elles se parlaient. Une ou

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deux fois, j’ouvris les yeux, et me souvenant que Tjaden était consigné à bord, je comprenais mon rêve. Le lendemain au réveil, j’allai avec Tjaden voir notre premier maître. Il ne chercha pas à savoir pourquoi Grossman l’avait consigné. Il l’inscrivit sur la feuille de service. “Va voir le bossoir à bâbord, lui dit-il, on l’a décapé, tu feras le minium.” On s’éloigna. On entendit : “Fais-le bien, j’irai voir, Tjaden. Prends des chiffons.” On alla à bâbord et on s’assit sous le bossoir. Le soleil finissait de se lever. La brume de chaleur blanchissait l’eau du port. Nous restions là, à regarder le soleil monter, isolés des regards, et nous pensions à notre maison. Tjaden me dit : “Nous nous lèverons à l’aube sûrement. Du travail, on en aura. Mais tu parles ce sera pour nous. A midi on aura fini.” Et moi je dis : “Si on a de la place, on plante des arbres fruitiers. − On les plante au milieu, dit Tjaden, de la place on en aura. Les poulets mangeront ce qui est tombé. − En été ça leur fera de l’ombre.” Vers dix heures, Tjaden alla chercher les chiffons, le minium et les pinceaux. Je descendis dans le poste chercher le catalogue. On regarda les mangeoires et les couveuses et on les étudia. On aurait pu le faire les yeux

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fermés. On fit des calculs. Tjaden les écrivait au minium sur le bossoir. Déjà nos économies couvraient tout. La terre, on la louait. La maison, nous la construisions avec les bénéfices, au fur et à mesure. Il nous fallait pour vivre, ensuite, vendre dix poulets par jour. De toute la journée nous ne vîmes pas une seule fois notre lieutenant. Sans doute savait-il où Tjaden travaillait. Moi aussi je peignis au minium. On recouvrit nos calculs, et de mon côté, peignant dessus, je pensais : “L’argent, ça va, mais il faudra trouver le courage de tuer dix poulets par jour.” Je pensais ensuite : “Le courage pour un seulement, le premier. Après ça ira.” Même à l’ombre, il fit très chaud. Notre premier maître nous oublia. On termina le bossoir et on resta là assis à l’ombre une grande partie de la journée. Le soir venant, alors qu’au loin brillaient les lumières des bordels en plein air, on commença à se sentir malheureux. Ceux qui descendaient à terre nous lançaient des gestes obscènes pour nous parler de ce qu’ils allaient bientôt vivre. Sur le quai, les chauffeurs de taxi et les guides les attendaient en s’engueulant un peu. Tjaden et moi, on alla vers l’arrière. A présent sur le quai, tout le monde gueulait, les permissionnaires aussi. L’officier de garde descendit pour essayer quelque chose, mais personne ne fit attention à lui, et il remonta à bord.

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Puis au fur et à mesure que les gars choisissaient leur guide et s’en allaient avec, le calme lentement revenait. Il resta un garçon. Personne ne l’avait choisi. Il attendit un moment devant l’échelle de coupée. Puis, nous apercevant, Tjaden et moi sur la plage arrière, il remonta le quai jusqu’à nous en se dandinant. Il faisait nuit, nous le distinguions mal. Mais lorsqu’il fut en dessous de nous, je vis qu’il avait un pied tordu. “Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda Tjaden. − Je vous attends, lui répondit le garçon. − Tu vas attendre longtemps, lui dit Tjaden, nous on reste là. − Pourquoi ?” Nous nous regardâmes, Tjaden et moi. C’était difficile de lui dire que Tjaden était consigné à bord. Je lui dis : “On est fatigués. − Ce n’est pas loin, dit le garçon. − Trop loin quand même, dis-je. − Bon, dit le garçon. Je peux faire autre chose.” Il baissa la tête et attendit, semblant réfléchir. Je demandai : “Qu’est-ce que tu peux ?” La tête toujours baissée, il répondit : “Une fille, peut-être deux. Je reviens avec.

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− Et après ? demanda Tjaden. Qu’est-ce qu’on fait ?” Le garçon releva la tête et nous dévisagea et haussa les épaules comme si Tjaden lui avait posé la question la plus stupide qu’il ait entendue. “Après, on verra, dis-je à Tjaden. Pourquoi pas ? − Oui, mais où on va ? demanda-t-il au garçon. Nous à bord, on ne peut pas.” Le garçon regarda à droite, puis à gauche, et il nous montra une sorte de baraque en briques, à deux cents mètres de là, à l’extrémité du quai. Elle ressemblait d’ici à une petite station de chemin de fer. “Et là-bas, c’est loin ? nous demanda-t-il. − Là-bas, ça va, dis-je. − Bon, nous dit le garçon, je m’en vais, pas longtemps, et je reviens. − On attend là-bas, dans la baraque”, lui dis-je. Il fit oui de la tête et s’éloigna vite et tout son corps dansait à cause de son pied tordu. Tjaden et moi descendîmes en courant dans le poste d’équipage. Nous roulâmes chacun une couverture et les attachâmes ensemble. A Panama, nous avions acheté une bouteille d’alcool d’orange. Je la passai sous ma ceinture et sortis ma chemise dessus. Nous retournâmes vers l’arrière, en longeant les passavants, courbés comme des voleurs, le sourire aux lèvres.

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On lança nos couvertures sur le quai. Tjaden enjamba le plat-bord et posa ses pieds sur l’aussière qui descendait légèrement. “Ne lâche pas au milieu”, lui dis-je. On regardait l’incroyable tapis de détritus qui flottait entre la coque et le quai, et qui se soulevait comme s’il avait été vivant. Tjaden se baissa, agrippa l’aussière à deux mains et laissa pendre ses jambes au-dessus de l’eau. Il balança le bassin, une fois, deux fois. Ses jambes attrapèrent l’aussière, et ainsi suspendu, il commença à s’éloigner. J’attendis qu’il ait repris pied sur le quai, puis m’en allai vers l’avant, vers l’échelle de coupée. Le planton rêvait. Ses yeux étaient à moitié fermés. L’officier de garde me jeta un regard. Je descendis la coupée, lentement. Sur le quai, je me retournai, et regardai le ciel audessus de moi. Puis je me dirigeai vers l’arrière, pareil, lentement, afin d’avoir l’air de simplement prendre l’air. Je rejoignis Tjaden. Il faisait nuit, nous étions dans l’obscurité, mais l’officier de garde aurait pu, en regardant bien, nous apercevoir. On s’en alla vite vers la baraque, à l’extrémité du quai. La porte coinçait. On eut peur qu’elle fût fermée à clé. On poussa de toutes nos forces. Elle céda. A

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l’intérieur, il faisait si sombre que nous attendîmes sur le seuil, un peu par crainte, et le temps aussi que nos yeux s’habituent. Au bout d’un moment la lumière des étoiles entra dans la baraque, et nous après. “C’est moins bien qu’un bordel”, dit Tjaden. Sur le sol, il y avait des bidons. Nous les poussâmes sur un côté et étalâmes nos couvertures. Nous attendîmes, assis dessus, et nous n’entendions rien. Tjaden s’alluma une cigarette. J’ouvris la bouteille que nous avions achetée à Panama. J’en bus et la passai à Tjaden. Par la porte ouverte, je voyais les étoiles. Il y en avait beaucoup dans un seul encadrement de porte, et je fis un mauvais calcul. Je les multipliai en imagination par toutes les portes qu’il existait à travers le monde. Puis nous entendîmes quelque chose. Une sorte de grattement, dehors, contre le mur. Puis de nouveau le silence. J’avais un pressentiment, je murmurai à Tjaden : “Et s’il ne revient pas ? − On reste là. On finira la bouteille, me murmurat-il. On aura fait quelque chose.” Mais il revint. Nous crûmes d’abord qu’il était seul. Il entra dans la baraque, fit un pas sur le côté, et attendit sans rien nous dire. Un moment après, la fille apparut

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dans l’encadrement et s’y arrêta. Malgré l’obscurité, nous vîmes tout de suite qu’elle était obèse. “Ça alors”, dit Tjaden pour lui-même. Je n’en revenais pas, moi non plus. “Regarde un peu ce qui nous tombe dessus”, me dit-il. Et au garçon : “Ce n’est pas ce qu’on t’avait demandé. − Si c’est ça, lui répondit le garçon. Je te l’avais dit, c’était une ou deux. − Tu ne comprends rien, lui dit Tjaden. Elle ne nous plaît pas du tout.” Le garçon regarda vers la fille. Tout ce qu’on voyait d’elle, c’était son énorme et sombre silhouette dans l’ouverture de la porte, mais pas un seul de ses traits. “Comment tu peux le savoir ? demanda le garçon à Tjaden sans quitter la fille des yeux. Qu’est-ce que tu vois ? − La même chose que toi.” La fille gémit un peu, et fit un pas en arrière. “Et toi ? me demanda le garçon avec de l’espoir dans la voix. − Moi c’est pareil”, lui répondis-je. Il semblait sincèrement étonné. “Donne-moi un peu d’argent quand même, dit-il à Tjaden. Je ne pouvais pas le savoir. Moi elle me plaît.

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Alors donne-moi un peu d’argent. La moitié, ça ira.” Tjaden dit : “Peut-être, on verra. Mais la moitié de quoi ? − De ce que tu veux.” Nous nous mîmes à rire, Tjaden et moi, bien que la déception nous écrasât depuis que la fille était apparue dans l’ouverture de la porte. Lorsque nous roulions nos couvertures dans le poste d’équipage, ce n’était pas à elle que nous pensions. Soudain nous revîmes le ciel étoilé. La fille était partie. “Va la chercher, dit Tjaden au garçon. Dépêche-toi.” Le garçon sortit. Elle n’était pas partie loin. Elle était restée sur un côté de la porte. Nous les entendîmes se parler. “Allons-nous-en”, dis-je à Tjaden. Il tendit une main vers moi. Pendant une seconde, je pensai que c’était pour se relever. Mais c’est la bouteille qu’il voulait. Je la lui tendis. Dehors, toujours invisible, la fille pleurnichait. Tjaden but et lança vers la porte : “Qu’est-ce qu’elle a ? Arrête de lui faire du mal.” Le garçon ne comprit pas la plaisanterie de Tjaden. Il apparut à la porte et dit : “Ce n’est pas moi. C’est toi qui as dit du mal. − Je lui demande pardon.”

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Il y eut un silence. “Tu entends, dit Tjaden. Je lui demande pardon. Dis-lui ça de ma part.” Nous entendîmes le garçon parler tout bas à la fille, et la fille lui répondre aussi bas. Tjaden demanda au garçon : “Qu’est-ce qu’elle a dit ?” Le garçon répondit : “Attends, elle n’a pas fini. − Dis-lui de se dépêcher.” J’essayai de voir dans l’obscurité le regard de Tjaden. “Viens, Tjaden, dis-je. Allons-nous-en. − Pourquoi ? − On n’est pas bien ici, et la fille ne nous dit rien. En tout cas, moi, rien du tout.” Il plaisanta : “Tu veux rentrer à bord et parler des poulets ?” Je ne répondis rien. Il vit que sa plaisanterie m’avait blessé. Il voulut l’effacer. “Tu crois que Grossman est allé au bordel ? − Je n’en sais rien, répondis-je. Peut-être. − Ce que j’aurais aimé le voir. − Moi aussi j’aurais aimé, dis-je avec une amertume que Tjaden ne vit pas. − Je suis sûr que son cul est tout blanc.”

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