le vent amenera la pluie

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Michel C. Thomas

Le vent amènera la pluie Vu par

Denis Monfleur


Il était tout empégué de sang, la tête rejetée en arrière, salement amochée. On n’avait pas besoin de mettre un doigt sur la carotide ni de porter la main à la poitrine pour comprendre qu’il n’aurait plus jamais mal aux dents. Tout se calculait au fur à mesure dans la tête, les bras n’ayant qu’à suivre. Tout se faisait sans presque y penser. Mécaniquement, pour ainsi dire. Un polar ironique, placé sous l’égide d’Antoine Blondin. Au retour d’un bal, un fils de paysans, accompagné d’un jeune vagabond monté avec lui dans la voiture, a un accident. Le passager est mort. Mû par une peur irraisonnée du scandale, le père décide de faire croire que c’est le fils qui est mort. S’ensuit une inexorable plongée dans le mensonge, premier rouage d’un engrenage fatal qui conduit au drame. Dans un dispositif qui s’apparente à des aveux, le père et la mère racontent à tour de rôle l’enchaînement des événements. Et le lecteur de tenter de reconstituer, ébahi, le fait-divers qui se dessine au fil des pages. L’ironie mordante de Michel C. Thomas, nourrie de multiples références littéraires, nous fait sans cesse osciller entre effroi et humour noir. C’est avec le geste du sculpteur que Denis Monfleur s’empare de la matière exacte de l’histoire. La puissance de ses bois gravés fait écho à la violence poétique du texte de Michel C. Thomas

(2) ISBN : 978-2-916130-50-7

douze euros (12E)




Le vent amènera la pluie


Cette édition de Le vent amènera la pluie a été tirée à mille exemplaires et imprimée sur Print speed 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Woodstock Celeste, accompagnés d’une gravure originale, numérotée et signée par l’artiste.

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© Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-50-7


Michel C. Thomas

Le vent amènera la pluie

vu par

Denis Monfleur



Les choses entraÎnent les choses, le bidule crÊe le bidule, y’a pas de hasard. Antoine Blondin



– Il était front contre la vitre, les épaules aussi, contre le carreau, bras ballants, les mains de chaque côté, paumes ouvertes. Il était large, échine ployée, il bouchait presque toute la fenêtre. J’ai vu qu’en s’appuyant il avait brisé une branche de la patience. Au début, c’était une bouture de rien, elle avait pris, elle se trouvait bien, là, au rebord. Je tourne le pot chaque semaine, le dimanche, pour qu’elle prenne bien la lumière, qu’elle fasse sa végétation. Mais c’est fragile, ces plantes, les branches, c’est comme de l’eau. Il a dit, en ayant l’air de parler pour lui : le vent amènera la pluie qui effacera les traces. J’ai vu le fusil posé sur la table, cassé en deux comme au retour de la chasse. Et lui, front contre la vitre. Ce que j’avais au-dedans, c’était de l’effroi, de l’épouvante, et de la haine aussi, certainement. Des bêtes de cette sorte, plusieurs, qui mordent à la poitrine, au ventre, puis qui prennent tout le corps.

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Ce n’est pas que j’en sache long à propos des sentiments, ni de comment ils se mettent ensemble ou s’affrontent, j’en sais ce que je vois dans le journal… Pas le journal de tous les jours, non, qui ne donne que les nouvelles du canton, l’autre, de chaque semaine, avec sa couverture dans des tons de marron, de couleurs un peu passées, vieilles, pour ainsi dire, avec des figures extravagantes, des faces hurlantes qui menacent, tenant au poing une lame ou un revolver, ou bien elles implorent, mains jointes, ou les bras comme le Crucifié. Souvent ce sont des hommes qui menacent, mais pas toujours… On a fini par s’abonner1, une voisine et moi, parce qu’on n’avait pas toutes les semaines occasion d’aller au chef-lieu du canton pour acheter le journal au débit de tabac et, si bien, il arrivait qu’on manque. On se le prête de l’une à l’autre, on est abonnées réciproquement. Après, quand on a lu de même les histoires terribles, on fait de la conversation. On se dit, en parlant, qu’il y a de mauvaises gens de par le monde et des gens comme tout le monde que la démence attrape d’un coup. Il y a des bêtes de cette sorte qui sautent d’un coup sur leur proie et la dévorent. On se demande si nous aussi les bêtes pourraient se jeter sur nous à l’improviste, ou bien si elles sont au-dedans de nous, dormantes, pour ainsi dire. Quand j’ai vu le fusil sur la table, j’ai senti que c’était la bête de l’animosité qui prenait le pas. On le sent à des tiraillements de l’intérieur, à des forces entre

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elles. Elle était au-dedans, elle ne demandait qu’à être réveillée. Il y avait du sang sur la crosse, des lambeaux de chair, de l’os peut-être, des éclats. Il n’avait pas pris soin de rien nettoyer. Il a dit son affaire à propos du vent et de la pluie, il l’a répétée, je crois bien, d’une voix plus basse. De cette voix toujours plus sourde qui semble venue du ventre, mais ça, c’est à cause de tout ce tabac qu’il se met dans le coffre. J’ai vu le fusil, je connais son poids, je sais la douleur quand on l’a mal ajusté contre l’épaule, la marque bleue qui reste des semaines. Du temps de nos fiançailles, il disait qu’il m’apprendrait à chasser. Il a ça dans le sang, la chasse. On allait dans un sous-bois, il arrachait une écorce, avec son couteau il en faisait une forme d’écureuil ou de lapin de garenne. Il disait c’est un écureuil ou un lapin, mais on ne les reconnaissait pas tellement. Il posait ses figures grossières sur une souche en essayant de les faire tenir droit. On se mettait à distance des figures, il venait par derrière, il m’enlaçait, m’aidait à tenir le fusil, à bien placer les mains, il m’embrassait dans le cou, dans les cheveux, alors il fallait tout recommencer, remettre le fusil contre l’épaule, prendre bon appui des deux jambes, cligner de l’œil. Je les manquais presque toujours ses lapins, ses écureuils. La première fois, comme ça devait arriver, j’ai eu la marque bleue. Pendant des semaines j’ai boutonné robes et chemisiers jusqu’en haut. On est

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retournés plusieurs fois dans le sous-bois. Je voyais bien qu’il n’avait pas que la chasse en tête. Un jour, je suis tombée à la renverse, à cause du recul et parce que j’avais un pied posé sur une branche qui a roulé. Il riait, il s’est couché sur moi. Vous pensez bien ce qui arriva. Au début je ne voulais pas, bien sûr, mais on riait tellement.

– Je regardais le jour qui venait au-dessus de la butte, la maison est tournée à l’est. Dans l’après-midi, la grange, qui est en équerre, met trop vite de l’ombre sur la cour. On dit, c’est façon de s’accommoder, que le bâtiment se couche comme les poules, trop tôt2 . En été, oui, ça fait de la fraîcheur, je ne dis pas. Mais en dehors, l’ombre vient trop vite, sans compter la neige à pelleter, ou le gel qu’on doit attaquer à la pioche et jeter plus loin, par plaques, à s’y trancher les doigts. Je regardais le jour qui venait, un jour pas bien vaillant, mal rasé, mal mouché. Le vent, lui, s’était levé de meilleur pied, de grande force. Il tordait les frênes, on aurait dit des linges qu’on essore, comme font les femmes au lavoir, en s’y mettant à deux pour les draps, les grandes pièces, les étoffes lourdes. Mais des linges sombres, à cause du jour qui était à la peine. Il couchait l’herbe, le vent, elle n’était pas redressée que déjà il reprenait sa charge, il tourmentait

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l’herbe de nouveau, on voit de la sorte certaines bêtes martyriser leur proie, pour rien, par jeu et méchanceté. J’ai pensé à la pluie, aux traces, à la pluie qui effacerait les traces. J’ai buté là-dessus. D’ordinaire, il se fait mouvement dans la tête, d’une idée en suit une autre, ou bien on pense une chose en étant occupé d’une autre, il peut venir des pensées d’affection, des sentiments, des envies pendant qu’on est attelé à des pensées de nécessité, savoir si les bêtes ont profité, si l’herbe est bonne à faner. J’ai pensé à la pluie, aux traces, et tout le mouvement s’est trouvé arrêté d’un coup. C’était… Comment je pourrais dire ?… Un jour de labour, mettons, la charrue fend la terre, l’attelage marche d’un bon pas, on aurait le cœur à siffler un air de chanson, tout va son train, le sillon est droit, la terre retournée est luisante et grasse. Puis, d’un coup, le soc bute sur une pierre. Voilà, j’avais une charrue dans la tête, une charrue butée contre un bloc de pierre. Je suis resté longtemps front contre la vitre. Le fusil était sur la table, cassé en deux, et les cartouches engagées dans le canon. Elle sait s’en servir, voilà ce que j’ai pensé en laissant le fusil sur le formica. Elle sait s’en servir autant que nécessaire. J’avais commencé de lui apprendre. Les figures d’écorce, elle les manquait presque toujours, sauf si on s’approchait, si on était à une distance comme d’ici, de la fenêtre mettons, à l’escalier, guère plus, pas moins en tout cas.

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Je l’ai entendue quand elle a descendu l’escalier, le vieux bois craque à chaque marche, une sorte de gémissement, de plainte lourde et très ancienne. À la longue, on sait distinguer si le pas est sur les marches du haut ou sur les marches du bas, si c’est le pas de la fatigue, de l’entrain, de la colère. Le fils, une fois, s’y est fait prendre, et joliment, de telle façon qu’on en a eu du divertissement. Il rentrait à pas d’heure, selon son habitude de maintenant. Il devait en tenir une sévère. Il a essayé de monter sans s’aider des marches, en s’appuyant du dos et des pieds contre le mur, comme quelqu’un de la montagne qui serait tombé dans une crevasse et chercherait à en sortir en ripant des pieds et de l’échine. Il a roulé au fond de l’escalier, il a fait un chambard du tonnerre. On a cru, la mère et moi, que quelque chose dans la maison s’effondrait, une poutre ou la moitié d’un mur. Il a fini par tout raconter, le lendemain ou un peu plus tard. C’est peut-être la dernière occasion qu’on ait eue de se divertir. Je suis resté front contre la vitre, j’ai continué de ruminer mon affaire du vent, de la pluie et des traces. Peut-être que je l’ai dite à voix forte, peut-être que je l’ai répétée quand son pas a pesé sur l’avant-dernière marche… On reconnaît les bruits, tous les bruits, l’escalier, les portes et comment elles jouent sur les gonds, toutes en différence, et les rats qui courent dans la soupente, les chiens, lequel aboie ou lequel est

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en rogne, la chaîne des bêtes au râtelier et quelle bête remue, et la mère, si elle tire du vaisselier la fonte, la faïence ou le cuivre, et le choc des seaux pour la traite… J’ai bien pensé comment elle était arrêtée, dans la stupeur, pour ainsi dire, un pied sur l’avantdernière marche, l’autre pied tenu en l’air, d’une main serrant la rampe, l’autre main portée contre la bouche. Dans la stupeur, l’épouvante, et la haine, certainement. J’étais à bonne distance, pas plus loin que les figures d’écorce.

– S’il a pris le fusil, c’était bien dans l’intention de tuer. Les bêtes de la nuit, celles des songes, on n’a pas besoin d’aller battre la campagne pour les trouver, on ne peut les tuer qu’à mains nues. Et même elles reviennent, une autre nuit, quand on ne s’y attend pas. Elles n’accordent qu’un peu de répit, elles ne meurent jamais. Il l’aura rencontré trop près du village, dans ce bois qui monte au dos de la grange, près de la carrière de sable. Un jour, j’ai grimpé là-haut dans l’intention de me pendre, j’ai laissé la corde roulée à la branche d’un arbre. Au fond de l’entame, derrière des sorbiers, il y a des sortes de cavernes, on ne sait pas si elles ont été creusées à la pelle et la pioche ou par des griffes, des groins. Le fils se sera caché là, dans l’incertain, dans la caverne la plus profonde, au plus près du sauvage.

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Il a pris le fusil, mais la carrière est à trop peu de distance du village, il aura pensé au bruit. On n’aurait pas manqué de l’entendre. La butte, de l’autre côté, celle derrière quoi le soleil se lève quand il veut bien se lever, la butte aurait répété la détonation, et l’autre bosse à son tour, ainsi de suite et encore. On aurait vu du chambard dans le village, les fenêtres qui s’éclairent, les hommes s’habillent à la va-vite, les femmes, sur le seuil, recommandent la prudence, serrent contre elles et retiennent des mouflets qui veulent toujours tout savoir, qui se croient trop tôt des hommes prêts à partir en pleine nuit traquer des bêtes ou des chimères dans les bois. Il aura pensé au bruit, ils se seront empoignés. On ne sait pas, maintenant, lequel est plus fort. Longtemps, le père a eu l’ascendant, bien sûr. Le fils, ce n’est pas qu’il ait gagné la force qui le ferait égal, il a toujours été courlou de nature, mais il a les nerfs à même la peau, on dirait, et au-dedans une sorte de rage qui le prend sans qu’on s’y attende. Plus d’une fois, ils se sont tenus par le col, l’un avec la rage, l’autre la force. Le jour où je suis partie vers la carrière tenant à poignée une corde, c’est parce que je ne voulais plus savoir qui l’emporterait, le nerf ou la corpulence. J’aurais mieux fait de me fermer la bouche, de ne rien dire à propos de cette affaire dans le journal, cette histoire d’un jeune qu’on avait enfermé, qui s’est échappé, ensauvagé, vivant des jours et des nuits dans

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les bois, caché et presque nu, puis qui a violenté une gamine. Le journal montrait des photographies. Celle de la gamine, une enfant pour ainsi dire, avec des tresses, un sourire à la lèvre, un sourire de berchue à cause d’une dent qui manquait, mais joli, le sourire. Et le jeune, sans rien de mauvais à la figure, habillé pour le dimanche. Ils auraient pu être frère et sœur. Le journal disait qu’ils étaient de la même ville, qu’ils se connaissaient, et même qu’ils se trouvaient bien ensemble malgré la différence d’âge. Peut-être qu’elle lui portait à manger quand il était dans les bois, elle aurait été seule à connaître sa cache. Les photos dataient de plusieurs années avant l’affaire, ce qui fait supposition que la gamine était presque une femme quand il l’a violentée. Et tuée. D’habitude, je n’en parle pas chez nous, des affaires du journal, le père dit que c’est des racontars, des boniments pour les femmes3. J’aurais mieux fait de fermer ma bouche… Il s’était échappé depuis trois jours et trois nuits déjà. Le jour, on le cherchait en faisant semblant de rien, semblant d’être occupés à des choses de nécessité. La nuit, on guettait des bruits, des sonorités, on se trompait à des alertes qu’on croyait entendre et qui ne sont que des leurres qu’on se fabrique au-dedans. Le père, ça lui a mis l’idée en tête. Il a pensé à la honte qui serait sur nous. Oui, je crois qu’il a pensé à la honte, plus qu’à tout le reste. Bien plus. Il a ce souci de la honte, de

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comment il faut paraître devant les gens. N’être ni dans le trop d’orgueil ni se faire passer pour plus petit qu’on est. Il était front contre la vitre et je me suis figuré l’empoigne dans la carrière. J’ai pensé à des bêtes qui seraient en chamaille jusqu’au sang dernier4. Deux bêtes, mettons, on ne les voit pas, on ne voit rien, on n’entend rien du carnage qu’elles se font, on sait qu’elles se tiennent par la dent, la griffe, à l’échine, au poitrail. On sait comment ça finit. La bête qui revient, même meurtrie, blessée, pantelante et en quelque façon honteuse, la bête qui revient, par l’évidence, est bien celle qui aura pris le dessus, emporté le morceau. J’ai pensé que le fils ne reviendrait pas. Je me les figurais tombés à terre, l’un contre l’autre, et le père prenait le dessus, il se redressait, il le tenait contre terre appuyant d’un genou ou du pied, saccageant sa face à coup de crosse. Avec de la colère au début, de la force entière, puis en s’appliquant, en s’arrêtant entre chaque coup porté, en prenant tout le temps de bien saccager la face pour qu’on ne puisse pas la reconnaître. Tout saccager, tout effacer, comme il a fait ce micmac de l’habillement, des médailles et des personnes quand il a incendié la voiture. Il tenait ça du maquis, c’est ce qu’il dira, certainement.

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– Peut-être que c’est arrivé comme elle dit. Je l’aurais retrouvé à la carrière près de cet arbre où elle avait laissé la corde. Cette fois-là, on était sévèrement empoignés, le fils et moi, les poings serrés, la morgue à la bouche. De part et d’autre, je ne dis pas, j’avais ma part. Nous voyant pris au col, elle a dit des choses de femme, des affaires compassionnelles et mortifiées. Elle est partie en pleurant, du côté du bois, une corde à la main. Le fils ne s’est aperçu de rien vu que l’empoigne le mettait de dos. J’ai lâché prise, j’ai dit : va-t-en rattraper ta mère, et qu’elle avait emporté une corde. Il a couru, elle avait une bonne avance. Je suis retourné à fendre du bois ou bien étriller les bêtes… Enfin, une occupation de nécessité, de celles qui sont dans l’ordre des jours. Je ne me suis pas soucié d’eux, ni, s’étant rejoints, s’ils se tiendraient embrassés, s’ils se feraient des consolations. Je n’ai pas ce goût du déboutonnage, des pensées ou des sentiments qu’on ferait voir à des manières de corps, de figure et de gestes. Quand on a un renard sous la veste, comme je dis, on le garde pour soi et s’il attaque au ventre, on serre plus fort la veste. On se boutonne. On ne va pas publier son mal, ça ferait de la honte. Le bois était fendu, les bêtes étrillées, quand ils sont revenus, descendant la pâture, l’un derrière l’autre. Ils avaient les yeux rougis et ne parlaient pas. En passant, un jour, j’ai vu la corde roulée à la branche d’un arbre. C’était une corde usée, on en use tellement pour biller le foin sur le char,

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entraver les bêtes ou tomber les arbres du bon côté. J’ai pensé qu’elle pourrait servir à quelqu’un d’autre dont ce serait le tour d’être en désespérance ou bien à un écureuil qui voudrait faire le singe. Personne ne saurait dire d’où venait la corde, à qui elle avait appartenu. Garder le renard sous la veste, c’est ce que je défends. Mettons que ce soit arrivé comme elle dit, et que je tienne ça du maquis. J’ai été embarqué. La guerre, c’était comme un jeu, j’étais gamin, guère plus qu’un gamin, même vers la fin. On nous disait : attrape le vélo, va porter ce panier à la ferme des Tarreyres, ou bien c’était au refuge de Vezol ou plus loin, dans une clairière qu’on connaissait pour y mener les troupeaux 5. Souvent, tout le chemin ne pouvait se faire à vélo, on finissait en crapahutant dans des chemins pierreux, des goulées embuissonnées. Tu ne trouveras personne là-haut, tu laisseras le panier au pied du cerisier, ou bien c’était devant l’abreuvoir, à côté d’une pierre dressée. Tu ne t’attarderas pas, tu fileras vite, c’est dangereux. On s’attardait quand même, caché derrière un arbre, couché dans l’herbe, selon la possibilité. Certaines fois, on voyait surgir d’un coup un homme qui prenait la livraison, regardait à la ronde, et disparaissait d’un coup. On aurait dit qu’il était de connivence avec les bois, la végétation. C’était comme de la magie, ni vu ni connu j’t’embrouille. Souvent, on attendait pour rien, on s’en retournait en

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portant le vélo tant que le chemin était pierreux puis, sautant dessus, on dévalait aussi vite qu’on pouvait. On se disait, par jeu, qu’on avait livré des fusils, porté des messages secrets, on manquait de passer par-dessus la fourche à cause de la vitesse et de la distraction. Pour le micmac de l’habillement, des personnes et des colifichets, comme elle dit, c’est question de circonstance. Des maquisards montaient une entourloupe pour sauver un des leurs. Ils étaient deux, je m’en souviens bien, avec des airs de comploteurs, de brigands : c’est devenu trop dangereux pour Vincent, il est recherché de partout, personne ne peut plus le cacher, y’a trop de risque, on va les leurrer avec le Boche, et ça nous débarrasse du cadavre, c’est tout bénef. Le moins brigand a dit : il faudra sacrifier la Traction, et l’autre : tant pis. Ils ont déshabillé le soldat mort, le Boche, nu comme un ver ils l’ont chargé dans la Traction et en voiture Simone. Ce n’est pas qu’ils auraient mis un gamin dans la combine, ils ont eu besoin de moi pour l’orientation, ils n’avaient pas le temps d’aller chercher un aide de plus de raison. Je me suis trouvé à portée, voilà tout. Vincent était dans la forêt de la Grand’Beuvre, dans cette sorte de souterrain dont on n’a jamais bien su à quoi il avait servi, on disait aux Parpaillots, à des lépreux peut-être mais, au vrai, on ne savait pas. Les maquisards, n’étant du pays ni l’un ni l’autre, n’auraient pas su trouver le refuge. De la route, on ne peut pas deviner si on ne

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connaît pas. J’ai indiqué le passage quand on est arrivés à hauteur, avec la Traction, ils ont dit : fais vite. J’ai porté les habits du Boche, j’ai couru, avec les branches qui me giflaient la face, et des pierres, des racines qui butaient au pied. Vincent s’est défait devant moi, il a pris les habits du Boche, il a arraché les insignes, les galons, il a dit : ces saloperies. Vincent, je le connaissais bien. Il était berger lui aussi et, quand on gardait nos troupeaux dans des pâtures voisines, il m’apprenait des chansons, des tours de cartes, des choses d’homme à propos des femmes. Il a fait un paquet des habits qu’il avait quittés, il m’a donné le paquet, il m’a serré fort dans ses bras. Je me souviens qu’il a dit : tu es un brave gars.

– Il n’était qu’un gamin de ce temps. Il a commencé tôt d’apprendre à maquiller les choses, à dissimuler. Ce n’est qu’après l’enterrement qu’il m’a fait son aveu. Du moment où les gendarmes sont venus jusqu’au retour du cimetière, il m’a laissée dans cette douleur qui est la plus grande, la plus torturante pour une mère, ça vous dévore les entrailles, une douleur de cette sorte, c’est comme un enfantement à rebours, et le ventre devient tombeau. Pendant l’office, quand ce jeune est monté à l’autel, à côté du prêtre, pour parler de lui, du fils, et de l’amitié, j’ai cru mourir à mon

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tour, j’aurais voulu être morte à sa place, comme dans l’affaire du maquis que le père racontait. Le jeune a bien parlé de l’amitié. Il a dit que, bien sûr, parfois ils étaient en chamaille à propos des filles mais ça n’était rien en comparaison du bon temps qu’ils prenaient le dimanche, de l’aide qui en semaine ne faisait jamais défaut. Il a dit qu’il manquerait à tous, et j’aurais voulu être morte. Je ne pensais pas à l’autre, le disparu, le beatnik comme l’ont appelé les gendarmes, une sorte de romanichel à ce que j’ai compris6. Quand même, il devait bien avoir père et mère, lui aussi. Les gendarmes ont interrogé à son sujet. On les avait vus ensemble au bal, le fils et lui, ensemble toute la journée. Ils faisaient danser les filles et levaient le coude après chaque danse. Celui qui servait à boire a dit que dans la nuit ils étaient sévèrement arsouillés. Et lui, qu’estce qu’il y pouvait, son métier était de servir qui avait soif et réclamait, alors tant qu’on payait… Je ne dis pas, il arrivait au fils de se mettre en ribote, il se laissait entraîner parfois. Ce romanichel l’aura entraîné, peutêtre qu’il l’aura aidé à monter dans la voiture et, le sachant saoul, il l’aura laissé partir, en faisant signe, en riant. Je cherchais des accommodements, des manières de porter sur l’autre la faute. Et moi, cette nuit-là, oui, c’est un remords qui ne finira pas, cette nuit-là je suis restée dans le plomb du sommeil quand je le savais dehors, capable de

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s’ivrogner dès qu’il est en bande, capable d’aller faire le fou avec sa voiture, de fanfaronner. Je pourrais dire la fatigue, mais c’était un dimanche, la fatigue de la messe, du chemin pour aller à l’église, du repas qu’on fait meilleur parce que c’est dimanche, des bêtes qu’il faut surveiller et traire même quand c’est dimanche, tout ça ne fait pas des fatigues bien conséquentes, pas de celles dont on se demande si le lit même pourra les porter, pas de ces fatigues qui assomment. C’était dimanche. Le père, l’idée lui est venue après la traite d’aller voir un maquignon à quelques villages d’ici. L’idée ne tenait pas tellement, on n’avait pas de bêtes à terme pour vendre, on n’était pas non plus dans la supposition d’en acheter. Il s’inquiétait peutêtre, ce n’est pas lui qui irait publier un tourment, des inquiétudes. Il a dit : au retour je passerai là-bas, au bal, ça ne me détourne pas de beaucoup, si je vois le fils… Je crois bien que j’ai pensé au moins je n’aurais pas à ouvrir les jambes, à le laisser faire sa limaille. Ce n’est pas que le goût ne m’en vienne pas, certaines fois, c’est que de longtemps il n’y met plus ces douceurs qu’il avait quand on tombait en riant sur un tapis de mousse, dans le sous-bois. Et je suis restée dans le plomb du sommeil tout ce temps qu’il se faisait des atrocités, des maquillages, là-bas, dans le Creux de Bragore.

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– Après, quand je suis revenu, portant les habits de Vincent, ils ont dit : toi, va faire le guet au bord de la route. Il n’y avait rien à guetter, il ne passerait personne à cette heure de la nuit, même de jour il ne passait pas grand monde. Ils ne voulaient pas que je les voie faire leurs atrocités, que j’en aie de la terreur à ne plus pouvoir trouver le sommeil. Ou bien que j’aille me vanter, tout rapporter, vendre la mèche. J’ai entendu celui qui commandait : faut lui détruire la tête, le bras aussi à cause du tatouage, faut pas que le reste brûle pour qu’ils trouvent les papiers dans la poche et qu’on reconnaisse un peu des habits. Tu l’étendras à côté de la voiture, faut pas qu’il brûle en entier. Il aura l’air d’avoir voulu s’échapper du feu. L’autre a dit quelque chose que je n’ai pas compris. Celui qui commandait avait l’air de s’énerver : ils penseront ce qu’ils voudront, un accident ou bien que le réseau lui a réglé son compte… Fais vite. Tout de suite il y a eu ce bruit terrible et j’ai vu le feu qui montait plus haut que les sapins dans le charbon du ciel, avec des traînées rouges sur le bord des flammes. On aurait dit une grande ombre qui saignait. On a fait vite, à travers bois. Je les guidais, ils n’étaient pas du pays. On s’est quittés à hauteur de la ferme de Tarreyre, moi retournant au village, eux filant je ne sais où. Ils ont dit : au nord. J’ai indiqué un chemin et qu’il faudrait prendre à main droite quand ils seraient au calvaire. Sûrement ils ne l’atteindraient

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guère avant le jour. J’ai bien vu, quand on s’est quittés qu’ils me tenaient pour un bon gars, eux aussi. Ils ont dit : motus, un doigt en travers de la bouche. Et : partisan, le poing levé. L’ombre nous a repris, chacun de son côté. Sûrement j’ai pensé au maquis quand j’ai trouvé le fils, quand j’ai vu la voiture renversée et le romanichel dedans. On peut ainsi maquiller les choses, donner le change, tromper son monde. Même les bêtes, on peut les tromper : un veau mort né, mettons, et un autre né de quelques jours dont la mère est tarie, par maladie ou bien d’une autre cause. Dans ce cas, on prend un peu de la délivrance, du placenta, on en frotte l’échine du veau, le vivant, celui de deux ou trois jours, et la mère du veau crevé le prendra pour sien, elle l’allaitera, le lèchera pareillement. Plus d’une fois on a eu recours à cette manigance. Je suis resté longtemps chez le maquignon, à parler d’un tel, s’il n’avait pas dans l’intention de s’agrandir, d’acheter de nouvelles terres, d’un autre dont les affaires n’allaient pas tellement bien, du marché du lundi, à Lanteyrac, et s’il ne battait pas un peu de l’aile, des jeunes d’aujourd’hui, de comment ils tourneraient à ne plus vouloir faire le métier, des femmes, de celles qu’on avait connues étant jeune… Une idée suivant d’une autre. Au retour, quand je suis passé au bal, la fête était finie. Des ouvriers démontaient le parquet-salon 7. Des jeunes, assis

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devant le monument aux morts, chantaient une de ces ritournelles qu’ils écoutent à longueur de jour dans leur transistor, ou bien une chanson de paillard, je ne sais plus. J’ai roulé doucement, le fils n’était pas de la bande. Je l’ai trouvé plus loin, au grand tournant, celui qui surplombe le Creux de Bragore et qui est le plus traître. Il marchait de travers, comme un épouvanté plus que comme un ivrogne. Il avait du sang à la figure et sur la chemise. Bien sûr que j’en ai eu le cœur serré, c’est comme un éclair qui traverserait toute la carcasse. Ce n’est pas que j’avais de l’attachement… Si, au début, je ne dis pas, quand on a la fierté du lignage, mais quand on voit comment ils tournent, toujours à se rebiffer, à se croire meilleurs que nous, plus forts, à nous regarder avec cet air qui réclame vengeance. Alors on se déprend, pour cette raison ou bien d’autres qu’on n’a ni le temps ni l’envie de chercher8. On se déprend, on est en rogne, on devient rogue, aigre et sombre, mauvais peut-être. Bien sûr j’ai eu le cœur serré, quand je l’ai trouvé au grand tournant, la colère n’est venue qu’après, avec la crainte de la honte.

– Je n’ai rien entendu, ni le bruit du moteur qui s’emballe dans le raidillon puis s’éteint comme on lâche un vent, ni les chiens qui viennent faire fête, ni

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la portière qui claque, ni le remuement que le père a bien dû faire en montant à la soupente, ni son pas d’habitude si lourd sur les marches. Et quand il se défait, les habits qu’il jette en vrac sur le plancher, la boucle de la ceinture tombant sur le bois, la lampe qu’il heurte presque chaque soir, on dirait que l’habitude ne lui est pas venue après tout ce temps, il jure, il maronne. Et je n’ai rien entendu. Rien. Pas ça9. Le jour n’était pas encore levé, et nous de même, quand on a frappé à la porte. Durement. Si les mauvais présages frappent aux portes, ils doivent frapper de la sorte, avec cette dureté et un amorti, au dernier coup, des phalanges sur le bois. Ils étaient deux, bien mis, serrés dans l’uniforme, une main dans le ceinturon, l’autre portée au képi puis retombant avec quelque chose d’embarrassé, les doigts pétrissant de l’air. Ils avaient des façons de gêne, et non cet air d’autorité que se donnent d’ordinaire les gendarmes quand ils s’apprêtent à la remontrance. Ils ont dit que la voiture, certainement… Elle a brûlé bien sûr, mais de ce qu’il reste de la plaque d’immatriculation, certainement… Et le conducteur, hélas, non, il n’a pas pu… Et nous, le père et moi, incrédules, cherchant des dérivations au malheur qu’on voyait venir, demandant encore si la voiture… Il l’avait prêtée peut-être ou bien on l’avait volée, et répétant ce qu’on avait déjà demandé. Et le père qui semblait plus que moi chercher des dérivations. On n’aurait pas pu s’imaginer qu’il jouait

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sa comédie, qu’il s’entendait à les berner, avec son air de malheur si bien fabriqué. Ils se regardaient l’un l’autre puis, sur un mouvement de tête du plus gradé, l’autre, le plus jeune, a sorti de sa poche un mouchoir blanc, il a dit : on a retrouvé à son cou une médaille qui par miracle n’a pas tout à fait brûlé. Il a déplié le mouchoir lentement, avec des précautions, des délicatesses, il a montré dans sa paume, sur le linge déplié, un peu d’or et de cendre. Sans rien dire, il a refermé le poing comme s’il reprenait une offrande qu’on lui aurait refusée.

– La voiture avait roulé dans le Creux de Bragore, jusqu’à mi-pente, encastrée dans un arbre, le seul à cet endroit. Une fois, une bétaillère avait manqué le virage, on avait retrouvé deux brebis dans les branches et tendu des bâches, à plusieurs, pour les recevoir pendant qu’un autre les faisait tomber de l’arbre. On avait ri de le voir donner de tels fruits, depuis on l’appelait l’arbre aux brebis. À la place du passager, celle qu’on appelle la place du mort quand on a le cœur à rire, à la place de devant, il y avait cette sorte de romanichel, avec des cheveux sur toute la figure, des franges à la veste, il était tout empégué de sang, la tête rejetée en arrière, salement amochée. On n’avait pas besoin de mettre

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un doigt sur la carotide ni de porter la main à la poitrine pour comprendre qu’il n’aurait plus jamais mal aux dents. Alors j’ai fait la manigance, comme les maquisards pendant la guerre ou bien quand on veut leurrer les bêtes. La veste frangée, qui était de cuir ou de daim, j’ai pensé qu’elle brûlerait mal, on en verrait la trace. Tout se calculait au fur à mesure dans la tête, les bras n’ayant qu’à suivre. Tout se faisait sans presque y penser. Mécaniquement, pour ainsi dire. Je lui ai mis la veste du fils, cette veste du dimanche qui est trop bariolée pour un pays comme le nôtre. En le tournant pour changer l’habit, j’ai vu qu’il portait au col une cordelette tressée avec un médaillon, une sorte d’insigne comme on en voit sur le capot des voitures allemandes, le notaire en a une de cette marque10. J’ai tiré d’un coup sec, j’ai empoché l’insigne.

– J’ai porté la main à la bouche, sinon j’aurais crié, hurlé tellement que de partout on aurait pensé à une meute de chiens appelant à la mort. C’est sa grand-mère, celle de mon côté, qui lui avait offert la médaille pour sa communion, la grande, celle des douze ans. Une médaille avec la Madone, son Enfant et, au revers, le petit nom gravé. Je me souviens que quelqu’un a dit : c’est plutôt pour une fille. On n’y a pas prêté attention. Le père a haussé les épaules sans

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regarder personne et on est passés à table. On m’a bien complimenté pour le repas, on a dit que j’avais mis les petits plats dans les grands. Et c’était vrai : des œufs en gelée, un poisson blanc parce que le saumon c’est plus ordinaire, du gigot et certains qui le voulaient saignant et d’autres à qui le sang répugne, des haricots verts, des pommes dauphine, le fromage, la salade que j’ai oublié de servir, la pièce montée avec le communiant en plastique à la cime. Et le père qui avait acheté du bon vin, blanc, rouge, et pétillant pour le dessert. Bien sûr on a chanté et, pour certaines chansons, on a demandé au fils de se fermer les oreilles. Il a fait semblant de mettre les mains, on a fait semblant de le croire. Oui, c’était une belle fête. Au moment d’aller aux vêpres, on était tous un peu pompette, oui, même nous, les femmes, rieuses en tout cas11. Depuis, il l’a toujours portée, la médaille, en semaine autant que le dimanche, par défi peut-être, se souvenant de cet air de moquerie sur la figure du père, de son mouvement des épaules. Le gendarme a pris ma main de force, il a mis le mouchoir roulé en boule dans ma paume et refermé les doigts sur l’offrande. La médaille est dans un petit coffret en étain, garni de velours bleu, posé sur le buffet à côté de sa photo en communiant, brassard au bras, bien coiffé, des façons de timide, d’ange presque, de fille.

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