vies d'un immortel

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Bernard NoĂŤl

Vies d’un immortel Benjamin Monti


Les bras de la belle Aube serrent ma taille. La moto fait une embardée : le soleil brûle mes yeux et forme un piège inattendu, qui se combine avec un amas de gravillons, et c’est l’arrachement, l’envol, le noir. Maudit soi qui s’enfuit ! clame Olivier sur mon flanc droit, et moi riant, je l’assure que sanglante sera ma lame jusqu’à l’or. Le narrateur, jeune homme amoureux, traverse les siècles à travers les guerres et les combats qui ont ravagé la terre picarde. Tour à tour chevalier du Moyen-Âge ou soldat de la Grande Guerre, son immortalité le condamne à revivre incessamment ces batailles, chaque fois que sa fiancée est sur le point de succomber. Bernard Noël excelle à mêler dans une même phrase des langages et des époques parfois différentes, et le texte, comme un long plan séquence hors de toute logique temporelle, invite le lecteur à entrer dans le tourbillon de l’éternité. Avec Vies d’un immortel, Bernard Noël poursuit sa passionnante réflexion sur le langage et le corps, qui nourrit son œuvre depuis Extraits du corps et Le château de Cène. Benjamin Monti se saisit de quelques détails du texte, l’œil, le pied, l’arme ou la bataille. Il rythme les pages de séquences en noir et blanc q u i j o n g l e n t a s t u c i e u s e m e n t ave c l e s représentations et les références. Aujourd’hui ou bien hier ? Original ou bien copie ? Les images nous entraînent dans une représentation abyssale du temps.




Vies d’un immortel


Cette édition de Vies d’un immortel a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Arco design 120 g. Le texte est composé en Joanna. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent vingt-six exemplaires numérotés : de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer ; de A à Z, avec une couverture sur papier Woodstock Celeste; accompagnés d’une sérigraphie, numérotée et signée par l’artiste.

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© Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-49-1


Bernard NoĂŤl

Vies d’un immortel

vu par

Benjamin Monti



Que fais-tu là ? C’est un cri que je m’adresse à moi-même. La nuit vient de remplir la Cuve Saint-Vincent, mais suis-je bien où je crois être ? Une seconde, je vois la barbe blanche et le chef tout fleuri, la contenance fière, puis la peine emplit mon cœur. Un torrent de ténèbres dévale la rue des Chenizelles : je cours vers la Couloire, où un peu de jour résiste. Il faut faire vite, sinon la place sera trahie. N’ai-je pas déclaré ce matin même : J’aime mieux mourir que honte nous soit faite ? Alors, je cours et le vent lave mon visage de sa fatigue. L’ombre me rattrape au pied du rempart. Là, je m’arrête, un instant, la main posée sur la pierre, et j’écoute.

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La ville est calme. Comme chaque soir, on a fermé les portes et les poternes : il ne se passera rien avant le jour. Je suis la muraille en pensant que la noirceur est ici plus épaisse et qu’elle me met en position de surprendre et non d’être surpris. Qui m’a parlé de l’âme des pierres ? Elle sort, disait-il, le soir comme s’en va de nous le souffle. Un frisson me saisit à l’idée d’un attouchement de mes yeux par cette chose d’air, mais un geste en avant m’assure qu’il n’y a devant moi que du vide. Maintenant, je marche et c’est au pas qu’une fois de plus j’entre en mon voyage. Ainsi passent les monts, passent les vaux, et toujours je suis loin de ma ville, et toujours je la vois posée comme un long vaisseau du ciel sur sa montagne. Les demoiselles y vont par les rues Saint-Martin et Saint-Jean vers la rue Châtelaine, qu’on dit Chemin d’amour. N’estce pas là, d’ailleurs, que mes yeux sont entrés dans le regard brusquement relevé de Celle que l’Empereur lui-même n’aurait pas dédaignée ? 12


Que sont ces temps-là devenus ? Je vois les roches bises et les amis : Naimes, Olivier, Guérin, Anséis et Gautier. La terre passe sous nos chevaux et nous conduisons nos corps vers l’aventure. Ce matin-là, le jour est clair et si beau le soleil que nul n’aperçoit la traîtrise. Nous allons dans la confiance et moi, tête légère, je pense à ma Dame qui, chaque mercredi, se rend à la rivière d’Aisne dont l’eau est réputée blanchir mieux qu’aucune autre la toile de lin. Cependant que je crois marcher derrière son équipage, voilà qu’Olivier coupe ma route en criant : J’ai vu les païens. Jamais nul homme en terre n’en vit plus… Un instant, je crains pour mon amour, et le temps glisse encore et disparaissent les écus, les hauberts, les gonfanons au profit d’un convoi de camions que j’essaie de doubler dans la côte de Festieux, tandis que les bras de la belle Aube serrent ma taille. La moto fait une embardée : le soleil brûle mes yeux et forme un piège inattendu, qui se combine 13


avec un amas de gravillons, et c’est l’arrachement, l’envol, le noir. Maudit soit qui s’enfuit ! clame Olivier sur mon flanc droit, et moi riant, je l’assure que sanglante sera ma lame jusqu’à l’or. Là-dessus, piquant Veillantif, mon bon cheval et le laissant courir à force, je pointe mon épieu vers le premier païen venant, et d’un coup lui jette l’âme dehors. Olivier défait le terrible Falsaron, au corps lui met sa lame et l’abat mort. La mêlée s’engage. Les païens meurent à milliers et à cents, mais frappent avec cœur et vigueur. Guérin s’attaque à l’Almaçour, son bon épieu lui plante dans les entrailles, pousse bien et, à pleine hampe, le lui passe à travers le corps. Anséis va frapper Turgis de Tortelose, lui met la pointe et faisant traverser tout le fer, lui dit pendant qu’il tombe : Vous allez à votre perte ! De Mahomet plus jamais n’aurez aide. La bataille est étrange et générale : les uns attaquent, les autres se défendent, et tant et tant y perdent leur jeunesse, qui ne reverront ni femme ni pays. 14


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Je charge à l’épieu aussi longtemps que la hampe résiste, et du sang clair répandu sur la place, sanglant en est mon bras et mon haubert. Olivier combat avec Malon : hors de la tête il lui met les deux yeux, et la cervelle lui tombe sous les pieds. Un coup cueille mon souffle et le noir coule dans mes yeux. La belle Aube me sert dans ses bras et, levant le visage, j’aperçois la douce lumière qui suinte de sa peau. Laissant les servantes battre la toile de lin, nous avons passé l’Aisne à gué vers la rive tranquille et gravi la colline pour nous cacher sous la futaie. Mon cœur bat si fort qu’il me fait un malaise de bonheur. Il sait – mon cœur – qu’à me faire perdre pareillement conscience, il me gagne un temps précieux dans les préliminaires et, de fait, me voici tout dorloté de bras et à portée des lèvres et les mains malgré moi travaillant le corsage. Dès lors, il ne nous reste plus qu’à obéir au penchant du toucher et à l’entraînement naturel que la peau procure à la peau. 17


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Les choses, peut-être, iraient même trop naturellement, mademoiselle Lenain étant tombée sous moi à la renverse, si le temps tout soudain ne faisait exactement pareil de telle sorte qu’il s’en suit un vacarme à tout rompre : ça miaule, ça siffle, ça tape, ça tonne, ça ferraille et l’on dirait que la terre s’écroule. Plus d’arbres alentour, mais des troncs démembrés d’où pendent des débris bizarres. Partout, des hommes courent, d’autres rampent vers des fossés, qui débordent déjà de dos terreux pressés l’un contre l’autre. Je cours moi aussi entre deux volcans tout à coup en éruption. L’air crépite puis se déchire. Je roule dans un trou et une bienfaisante impression d’abri et de repos me vient du simple fait d’être accoté à une paroi. Quelque chose soutient agréablement mon coude : c’est une chaussure, et je vois que le pied est encore dedans, et même qu’une jambe le prolonge plantée en terre. Le sol est boursoufflé de genoux, d’épaules et de crânes casqués, qu’une explosion a sans doute tirés de terre. Je grimpe vers la 21


surface et rampe sous des rafales. À ma gauche, des silhouettes glissent dans la fumée aux cris de : En avant ! En avant ! Ai-je bien vu passer un gonfanon tout blanc dont les pointes me battaient jusqu’aux mains ? Une puanteur monte de la boue visqueuse comme du sang. Quand j’arrive enfin sur la hauteur, je crois qu’en basculant par-dessus la crête je vais sortir de cet enfer, mais ce côté est encore plus exposé que l’autre. La terre y est cognée sans cesse, et les coups font de petits cratères alignés qui s’approchent, s’éloignent, reviennent, comme si de la grêle piquetait le sol autour de moi. Je suis couché sur le bord, hésitant entre un côté ou l’autre. Je me retourne simplement sur le dos, et il me semble que me voilà porté, face contre le ciel qui devient noir. Où es-tu ? C’est encore un cri que je m’adresse, cette fois en silence et derrière les dents. La ville est calme sous le regard des vaches de pierre, qui d’un même œil voient les rues se remplir de gens puis devenir canaux de ténèbres. 22


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La citadelle n’a pas sur elle d’autres feux que le chariot d’étoiles. Je longe sa muraille puis de nouveau le rempart. Je ne sais pas quelle ombre m’a donné rendez-vous, mais la mienne se presse devant moi dès que je vais à découvert : je la fixe alors en me disant qu’elle me brandit dans l’espace et qu’elle me fait vivant. Ne seraitelle pas ainsi comme le nom, qui, par le mouvement de ses replis sonores, trouve le moyen de transformer le souffle des vivants en la pensée des morts ? Mais non, je joue seulement ce soir à remettre mes pas dans mes pas le long de la rue Anselme, puis de la rue Serrurier, puis de la rue du Change afin d’entrer tout comme la première fois dans la rue Châtelaine pour m’y placer au lieu exact. Savez-vous ce qui arrive si l’on réussit à effectuer cet exact placement de soi selon la perspective qui oriente notre mémoire ? À l’instant même, oui, à l’instant, on entre dans le présent perpétuel. Donc, je vais cherchant au mur le repère où s’accrocha mon œil dès que ma Dame, en 25


passant, le laissa privé et rendu aux choses. Ce n’est pas une enseigne ni tel angle ou telle moulure, c’est juste, dans le crépi, l’illusion d’un petit visage, et je sais que, la force de mon attention l’ayant tiré hors de l’uniformité de la façade, il suffira que j’entre dans ses yeux. Dès que j’y suis, je vois la seule étoile de ma vie, et il ne me reste plus qu’à me placer sous son rayon, c’est-à-dire à trouver une dernière fois le lieu exact où le regard de l’œil céleste pénètrera ma pupille. Ensuite, je marche à côté de mon amour et nous entrons dans la ville qui est sous la ville pour échapper aux vengeances des amis de l’évêque qu’on enferma dans un tonneau, et hop ! ledit tonneau joliment lancé dans le grand escalier rebondit trois cent soixante-cinq fois de marche en marche jusqu’en bas de la montagne tant et si bien que mort s’en suivit pour l’entonnelé. Les vengeurs pillent puis mettent le feu, violent puis poignardent. Des enfants sont cloués aux portes afin que l’innocence rachète le crime. 26


Quel tumulte de cris et de crépitements ! Les cloches sonnent à toute volée, mais nul ne sait plus si c’est pour ou contre les assassins. Deux prêtres lèvent leur croix à bout de bras dans la fumée : l’un reçoit un coup qui lui partage la tête, l’autre est acclamé. Dans un camp, le plaisir ; dans l’autre, la terreur. Où est le traître qui a ouvert les portes ? D’âge en âge, ce traître me suit, mais je ne pense plus à lui là-dessous, dans le silence et le noir. Parfois, une lueur tombe de quelque soupirail, et j’arrête un instant Celle que j’aime sous la coulée blafarde pour jouir de son visage, qui me sourit des lèvres et des yeux. Je sais que le souterrain mène dans la campagne et qu’il suffit de suivre sa pente douce. Là-bas, dis-je, nous n’aurons plus qu’à pousser fort sur la porte de pierre. N’as-tu pas peur, dit-Elle, que l’ennemi nous guette à la sortie ? Faisons durer, dis-je, et la prenant aux épaules je la serre contre moi. Et pareillement s’étreignent nos lèvres, puis nos langues et nos souffles euxmêmes dans l’élan de ne plus faire qu’un. 27


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Plus tard, quand la porte pivote enfin sous mon poids, le soleil est sur toutes choses. Un massif de ronces nous recouvre, et bien nous a servis la chance, car des chevaux hennissent non-loin et des armes de fer s’entrechoquent. Où vastu ? s’écrie mon amour sans que je puisse lui répondre ni comprendre l’emportement qui me fait oublier cette vie-là comme se retire vers le fond de la vue puis disparaît le pays dont on s’éloigne. Je suis dans la même lumière et content d’apercevoir ma ville sur sa montagne, avec ses toitures intactes, sa cathédrale bien debout, son rempart. Écoutez, fait un homme près de moi, on n’entend plus rien… Les visages couverts de poils se lèvent autour de nous, les yeux y ont un éclair d’étonnement et de plaisir. C’est vrai, fait observer quelqu’un, on avait perdu le silence… J’écoute moi aussi, et il me vient ces mots qu’on lira un jour chez un autre : Tout ceci n’était que l’enfer qui danse devant son miroir… Pour l’instant, je suis sur la route qui monte vers ma ville, et là, comme des centaines 30


d’autres, je remue des pierres et de la boue afin de rendre la chaussée praticable aux voitures des officiers. On doit, tout à l’heure, dans la vieille cathédrale, célébrer le Te Deum de l’armistice et de la victoire. De temps à autre, je regarde les tours, là-haut, sans pouvoir distinguer leurs vaches. Nous sommes courbés vers le sol, moins dans le mouvement du travail, que sous le poids de la fatigue. On était bons pour le canon, mais point pour le piston et pas du tout pour le pognon, fredonne mon voisin, qui ne regarde jamais personne. J’ai le sentiment d’avoir à jamais perdu la beauté des choses : il y a eu trop de malheur inutile, trop de soumission, trop de bêtise. Derrière nous, les collines sont dévastées, les forêts déchiquetées, les villages détruits. Ma ville est sauve, mais où est passé le goût de la vie ? Autrefois, me dis-je, mais le piétinement monotone est soudain couvert par des appels de corne et par des cris : Place, place ! Faites place ! Les hommes se redressent et se massent lentement sur les deux 31


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