Initiatives enthousiasmantes
Ces citoyens qui s’engagent pour demain
Heureux comme les Danois
Leurs secrets pour garder le sourire
La recherche du bonheur
Les recettes qui rendent heureux
ÉDITO & SOMMAIRE ALWAYS LOOK ON THE BRIGHT SIDE OF LIFE Qu’est-ce qui a bien pu nous passer par la tête pour choisir l’optimisme comme thème de ce magazine ? Franchement, les raisons sont toutes simples. C’était bonhomme et ça changeait des couvertures habituelles appelant à la fatalité. En plus, ça collait à l’actu. Des sondages évoquaient le pessimisme ambiant des Français ; des études scientifiques montraient que les optimistes ont un cœur en meilleure santé que ceux qui voient le verre à moitié vide. Si on ne le faisait pas maintenant, avec l’excuse du début d’année, on ne le ferait jamais. Alors on est allés à la rencontre de ceux qui innovent, avec l’espoir d’arranger la société, par des actions qui ne nécessitent pas grand chose, comme s’ouvrir aux autres ou protéger l’écosystème. On s’est demandé ce que les gens allaient chercher chez des coachs du bonheur, qui vous demandent d’ouvrir vos chakras et de prendre la vie du bon côté. On a remarqué que les Danois étaient les gens les plus heureux au monde, que les Bhoutanais n’étaient que les inventeurs du Bonheur National Brut (BNB) et pas son représentant. Entre deux coups de moins bien où nous, étudiants en journalisme, pensions à notre avenir qui a de bonnes chances de rimer avec Pôle emploi, on s’est dit qu’être précaires ça avait ses avantages. Au moins, on n’allait pas s’enfermer dans une routine. On a pensé aussi à mettre des dessins dans nos pages. Après Charlie, il fallait bien. par Christophe-Cécil Garnier
Rédaction en chef Christophe-Cécil Garnier Louise Pluyaud Secrétaire de rédaction Marion Pellé Rédacteurs Inès Belgacem Mathilde Blin Laura Bruneau Maxime François Anton Kunin Roman Lambic Élise Saint-Jullian Pauline Thuillot Illustrations Hélène Frixtalon Pierre Garrigues David Sultan Alexia Vilaine Louison Les illustrations sans © ont été réalisées spécialement pour ce magazine et ne sont pas libres de droit. Contact Master Web-journalisme - Université de Cergy-Pontoise, site de Gennevilliers Avenue Marcel Paul, 92036 Gennevilliers valerie.amyot@ iufm.u-cergy.fr www.master-journalisme-gennevilliers.fr Retrouvez plus d’articles des étudiants de Cergy-Pontoise sur : numeroszero.com.
Numéros Zéro / 02
INSOLITE
p. 5 - Le Bonheur National Brut
RENCONTRE
p. 6 - « Les Danois acceptent plus facilement la vie telle qu’elle est. »
ENTREPRENDRE p. 9 - Citoyens engagés : ils nous rendent optimistes - Le travail c’est positiver
POSITIVER
p. 16 - Génération Y, une souplesse sans faille - Ces films qui vous veulent du bien - À la poursuite du bonheur
Numéros Zéro / xx
INSOLITE
Numéros Zéro / 04
Le Bonheur National Brut par Laura Bruneau
Au pays du Bhoutan, économie et bonheur sont au même plan. 33 indicateurs servent à mesurer l’enthousiasme des habitants. Derrière les sourires se cache pourtant une réalité plus terne. Le Bhoutan, charmant petit pays d’environ la surface de la Suisse, est perché au sommet de l’Himalaya. Coincé entre les géants indien et chinois, il a instauré le Bonheur National Brut (BNB) en 1972 comme mesure de la richesse nationale, refusant de céder à la dictature du PIB (Produit intérieur brut). Ce nouveau paradigme est né d’une presque plaisanterie : à l’aéroport de Delhi, alors que le roi partait à un sommet des pays non alignés, un journaliste indien lui a demandé quel était le PNB du Bhoutan. Le roi a répondu : « Ce qui compte chez nous, ce n’est pas le produit brut mais le bonheur brut ! » Quatre piliers définissent le BNB : la bonne gouvernance, un développement économique durable (la moitié du pays est préservée grâce à la présence de parcs nationaux), la protection de l’environnement (1er pays au monde à vivre d’une agriculture 100 % bio) et la préservation de la culture. Il est ainsi interdit d’y construire une maison d’un autre style que le traditionnel bhoutanais : une sorte de chalet dont la toiture est couverte de fresques avec des phallus géants qui portent bonheur. La théorie du bonheur est inscrite depuis 2008 dans la Constitution du Bhoutan. Mais, au départ, le bonheur bhoutanais n’était pas pris au sérieux. Jusqu’à ce qu’en 2012,
l’ONU instaure une journée internationale du bonheur, le 20 mars. Malheureusement, la même année, le Bhoutan a subi une crise de crédit. En 2013, suite au début des relations économiques avec Pékin, le voisin indien a stoppé les subventions sur le gaz et l’essence, causant la déprime du pays du bonheur. Les prix ont flambé et le pays a plongé dans de graves difficultés économiques. Chômage, pauvreté, corruption, criminalité et problèmes sociaux. Ces difficultés quotidiennes ont entrainé une forte consommation de drogues et d’alcool, mais pas de tabac, interdit depuis 2004 pour préserver la santé des Bhoutanais. Un rapport révélait en 2013 que les habitants ont bu 6,7 millions de litres d’alcool sur les 6,9 millions produits dans le pays. Le royaume n’ayant que 700 000 sujets, cela fait une moyenne de 98 litres d’alcool par an et par habitant. Tous ces problèmes ont épuisé le docteur Chencho Dorji, le seul psychiatre du pays en 2013. À lui tout seul, il s’est déjà occupé de 5 300 dépressifs, alcooliques et toxicomanes. Ils représentent plus de 50 % de ses patients. De quoi devenir maboule et frôler le burnout. La psychiatrie n’est pas développée au Bhoutan car les malades sont très croyants. Persuadés d’être possédés par un esprit, ils font appel à la magie noire…
Ci-contre : Illustration par hinkingartist.com © Tous droits réservés.
Numéros Zéro / 05
RENCONTRE AVEC Malene Rydahl
Numéros Zéro / xx
« Les Danois acceptent plus facilement la vie telle qu’elle est. » propos recueillis par Romain Lambic
C’est à deux pas de la Place de la Concorde, en plein cœur de Paris, que le rendez-vous est fixé. La nuit tombe et Malene Rydahl, chaleureuse, vient illuminer ce début de soirée. Avec son français parfait, agrémenté d’un accent typiquement danois, elle tente de définir le bonheur de son pays et d’expliquer ce qu’est, pour elle, l’optimisme, tout en donnant quelques conseils simples pour retrouver la positive attitude. Quoi de plus normal pour l’auteur de l’ouvrage Heureux comme un Danois (Grasset, 2014), élu livre le plus optimiste de l’année 2014 par la Ligue des Optimistes de France ? Rencontre. Dans votre livre, Heureux comme un Danois, vous révélez de nombreux aspects de la vie au Danemark qui expliquent le bonheur de son peuple. Pouvez-vous nous donner les principales clés de cette joie de vivre ?
Il y a trois axes fondamentaux qui expliquent cela. Dans un premier temps, c’est une question de confiance, envers la société et envers les autres. 84 % des Danois ont confiance en leurs institutions, par exemple. Il y a aussi l’indépendance et la liberté de choisir sa vie. Selon moi, en France et dans d’autres pays, il y a une tendance à vivre dans ce que j’appelle la liberté « buffet », le fait de pouvoir choisir parmi ce qu’on te propose et rien d’autre. Au Danemark c’est différent. L’éducation nationale danoise mise sur le développement de la personnalité de chacun,
il n’y a pas de matières plus valorisées que d’autres. C’est là un pilier important de notre société. Plus on est capable de choisir sa vie, plus la possibilité de vivre heureux est grande. Le troisième axe repose sur la responsabilité individuelle au projet commun. Les Danois sont fiers de leur système social et ils veulent payer leurs impôts car ils savent très bien où ces dépenses vont, ce qui revient à la notion de confiance. Tout le monde doit participer. Celui qui ne contribue pas est, d’une certaine manière, rejeté.
Vous revendiquez aussi les moments « hygge », qui ont un rôle important dans le bonheur. Que signifie ce terme ?
Il s’agit d’une intimité chaleureuse, avec une forte connotation sociale. Cela désigne les bons moments passés en famille, entre amis. Nous l’utilisons tout le temps dans notre langue
Ci-contre : Malene Rydahl, auteur de Heureux comme un Danois. © Tous droits réservés.
Numéros Zéro / 07
et c’est une volonté de rendre ce bonheur accessible à tout le monde, comme une forme de partage. Il y a une idée de rassemblement, de lutte contre l’exclusion. À mon sens, c’est une belle vitrine de la culture danoise.
Les Danois sont heureux. Mais sont-ils optimistes ?
(Elle réfléchit longuement.) Je dirais qu’ils sont optimistes sur leur avenir grâce à leur liberté de choisir. Au Danemark, je pense que nous sommes des optimistes réalistes. Nous sommes très terre à terre, très modestes, nous avons des rêves réalistes. Nous acceptons plus facilement la vie telle qu’elle est, ce qui est une manière de mieux la vivre. Voilà ce que signifie l’optimisme pour moi : ne jamais renoncer à ses rêves et croire que c’est possible, mais rester réaliste sur le chemin à faire et l’effort qu’il faut mettre pour y arriver. Une récente enquête internationale fait des Français l’un des peuples les plus pessimistes. Le constatez-vous au quotidien ou autour de vous ?
J’ai constaté qu’individuellement les Français, en tout cas ceux que je connais, ne sont pas si pessimistes mais disons que les médias ne contribuent pas à donner plus d’optimisme. Je pense aussi qu’il existe des mécanismes inconscients que Philippe Block décrit dans son livre, intitulé Ne me dites plus jamais bon courage, où il révèle que les gens ont l’habitude de se dire « bon courage » plutôt que de dire « bonne journée », c’est un réflexe de pessimisme inconscient. Que conseilleriez-vous aux Français pour retrouver de l’optimisme ?
Il faut déjà faire attention à ses paroles et à la manière d’aborder la vie. Il faut aussi continuer d’y croire, ne pas renoncer à ses rêves malgré la crise. Essayer de trouver du plaisir à atteindre ses objectifs même si ce n’est pas facile, malgré les obstacles. Quand on suit ses rêves, ce combat a du sens, il y a un sentiment de bien-être. Mais il faut aussi trouver du plaisir dans le chemin qui nous emmène vers nos objectifs, sinon on risque de se focaliser sur le passé ou le futur et non sur le présent.
Comment créer entreprise ?
de
l’optimisme
en
La notion de confiance en soi et aux autres est importante. Il ne faut pas avoir peur de poser des questions, cela fluidifie les relations. En tant que directrice de communication, j’ai une grande confiance en mon équipe. Si une erreur est commise, j’en prends aussi la responsabilité et nous résolvons le problème ensemble. Il est hors de question de punir les gens ou de les presser comme une orange. Il faut aussi avoir des horaires de travail assez souples pour pouvoir profiter de la vie, des soirées pour prendre du plaisir au bureau, c’est ce qui peut établir le bien-être en entreprise. Est-ce une bonne idée de faire appel à un coach pour trouver la voie du bonheur ?
C’est mieux que rien, s’il peut aider à orienter la personne vers une meilleure gestion de sa vie. J’encourage toutes les initiatives qui invitent l’humain à aller dans le bon sens, pour trouver le bonheur, le bien être. Nous devrions tous aller voir un psychologue pendant six mois dans notre vie, sans forcément avoir de problème de conscience, cela peut être un bon accompagnement sur la manière d’orienter sa vie, de trouver le bon chemin. Quand vous étiez enfant, votre premier rêve était de devenir ambassadrice du Danemark et vous l’êtes, en quelque sorte, devenue avec ce livre. Qu’est-ce qui vous a encouragé à l’écrire ?
C’est drôle, car j’ai pensé à cela lorsque j’écrivais la conclusion de ce livre. Je me suis dit : « Si jamais mon livre sur le bonheur au Danemark devient un succès, d’une manière je réaliserai mon premier rêve d’enfant ! » Mais sinon, la raison est simple. C’était pour moi passionnant d’expliquer pourquoi les Danois sont heureux, j’avais envie d’en partager les raisons, finalement assez simples, et de rendre cela accessible à tous. Avez-vous trouvé votre bonheur ?
Je vis en accord avec moi-même et je suis de nature joyeuse. Quand je me réveille, j’ai ce sentiment de bien-être car je me suis battue, j’ai donné un sens à ma vie. Je me sens bien et j’ai la chance de vivre beaucoup de moments « hygge », ce qui m’offre aussi beaucoup de ressources dans les moments difficiles. Numéros Zéro / 08
ENTREPRENDRE
Numéros Zéro / xx
Citoyens engagés : ils nous rendent optimistes par Élise Saint-Jullian
Ils croient en l’avenir des librairies, des abeilles ou encore dans la nécessité du vivre-ensemble. Face à la crise économique, aux problèmes environnementaux, au terrorisme, ils ont décidé de rester optimistes, ou du moins ils veulent continuer à agir pour améliorer notre société. Focus sur des initiatives de citoyens qui redonnent espoir. L’amoureux des abeilles 2014 a été une année noire pour les apiculteurs, confrontés à des pertes de 50 % à 80 % de leur production. En cause, les conditions climatiques et les pesticides qui fragilisent les abeilles, victimes de maladies. Leur disparition serait dramatique selon les scientifiques, car en tant qu’insectes pollinisateurs, elles permettent la reproduction des espèces végétales et donc le maintien de la biodiversité.
problème », commente Régis Lippinois qui avait tenté il y a quelques années un projet similaire. Aujourd’hui, son projet est soutenu par plus de 400 entreprises et plus de
Face à ce constat, Régis Lippinois, lui, n’a pourtant pas le bourdon. Ce quarantenaire a décidé, depuis six ans, de faire partager sa passion des abeilles. Déjà auteur du concept jepartage.com où les internautes se regroupent pour se louer ou prêter, entre autres, parcelles de jardins et espaces de bureaux, il est aussi le directeur de l’entreprise rochelaise Un toit pour les abeilles. Une initiative qui permet aux entreprises et aux particuliers de parrainer des ruches à partir de 96 € par an, en recevant en échange leurs propres pots de miels. « Il y a dix ans, personne ne parlait de la disparition des abeilles mais, désormais, les gens ont pris conscience de ce Numéros Zéro / 10
8 000 particuliers. Mais bien que la situation soit toujours morose pour les abeilles, le Rochelais reste optimiste. « Oui je crois en l’avenir des abeilles, elles s’en sortiront. Il y aura toujours des foyers sur la planète et elles savent s’adapter au climat malgré tout. Mais il faut continuer à les protéger », souligne t-il. « Ce qui est important c’est notre travail au quotidien, même si c’est une goutte d’eau », ajoute t-il. Pour Flavie Briais, une de ses collaboratrices, leurs actions ne résoudront peut-être pas la disparition des colonies mais elles permettent au moins d’augmenter leurs chances de survie et de maintenir la profession d’apiculteur. Un pari réussi avec aujourd’hui quelques 33 298 000 abeilles parrainées. Mais l’équipe d’Un toit pour les abeilles souhaite désormais dupliquer cette opération en Suisse et en Belgique et développer une apiculture à l’ancienne, encore plus respectueuse des abeilles.
Depuis, l’enseignante en est à son 54e dîner, avec cette fois-ci un menu francocamerounais. Ce dîner a d’autant plus de sens qu’il survient juste après les attentats qui ont secoué la France début janvier. Une occasion de rappeler à tous les convives qu’il faut continuer à aller vers l’autre au quotidien, écouter, et partager malgré les différences. À ce repas, un couple libanojaponais, un Italien, une femme ayant vécu plusieurs années en Égypte, une Française qui a marié sa fille à un Malien grâce au Goût de l’autre. La bonne ambiance est au rendezvous : pot au feu d’igname, un peu de culture camerounaise, des discussions variées, avec en toile de fond un morceau de musique mariant notes orientales et occidentales. « J’ai découvert un monde qui m’a fasciné, des relations de qualité, qui ne passent pas par les codes sociaux habituels », se réjouit Nathalie Baschet, qui semble avoir trouvé aussi la bonne recette du vivre-ensemble.
La solidarité avec les migrants
L’application au service des libraires
Depuis la place Baudoyer, dans le 4e arrondissement de Paris, Nathalie Baschet a parcouru tous les continents. Chaque dernier jeudi du mois, elle organise à la mairie Le goût de l’autre, des dîners qui rassemblent autour d’une même table Français et migrants afin d’aller au-delà des préjugés. « Il s’agit de connaître des gens que l’on ne rencontrerait pas dans son quotidien, dans son milieu social », explique la bénévole du réseau Chrétiens Immigrés, à l’origine de ces repas.
Les librairies françaises voient leurs ventes chuter de 10 % par an. Avec la concurrence du site de vente en ligne Amazon, on estime qu’en 2017, seul un livre sur trois sera vendu en librairie réelle, dont le nombre reste élevé, environ 2 500 en France. Elliot Lepers, 22 ans, avoue avoir déjà acheté sur Amazon quand il vivait à Berlin car les livres qu’il souhaitait n’étaient pas disponibles en Allemagne. Mais ce lecteur invétéré commande toujours ses livres dans les librairies indépendantes. Il a décidé qu’il fallait avertir les autres citoyens.
Tout commence en 2008 lors des cours de français que Natalie Baschet donne à des SriLankais, les uns Tamoul et les autres Cinghalais, deux populations en guerre civile pendant plusieurs décennies. Les cours se passent bien, surtout ceux du samedi matin qui rassemblent encore d’autres nationalités. Ils commencent à fêter entre eux des anniversaires, l’obtention d’une carte de séjour. « On s’est dit que cette bonne ambiance devait se poursuivre et s’ouvrir à tout le monde ».
Étudiant en art design à Paris, il a dirigé la campagne web d’Eva Joly en 2012 et est le développeur du site Macholand.fr, qui combat le sexisme. Il y a quelques semaines, il a décidé de mettre ses talents en informatique au service d’une nouvelle cause. Une loi récente interdit la gratuité des frais de port pour les ventes de livres sur Internet, mais Amazon les a fait passer à 1 centime d’euro. Numéros Zéro / 11
« J’ai trouvé cela particulièrement malhonnête de leur part et j’ai voulu y apporter une réponse citoyenne concrète », explique le jeune homme. « J’ai juste codé un pont entre Amazon et Place des libraires, une plateforme de gestion des stocks », détaille Elliot Lepers. Ainsi, les internautes, en installant l’application Amazon-Killer, une extension sur Google Chrome, peuvent voir rapidement dans quelle librairie se trouve le livre dont ils ont besoin. « Amazon-Killer est simplement une petite alarme pour les gens qui sont habitués à acheter sur Amazon, pour leur rappeler
qu’il existe une alternative », justifie l’étudiant, qui ne prétend pas avec son outil sauver les libraires, pourtant très reconnaissants de son initiative. Il dit même avoir été contacté par la Fédération Européenne des Libraires (FEL), pour généraliser son dispositif au niveau européen. Elliot Lepers conseille aux citoyens d’acheter des livres aux libraires les plus en difficulté et de partir à leur rencontre. Car pour lui, le choix d’Amazon ou non, c’est aussi se demander à quoi on veut que nos villes ressemblent. « Moi j’ai envie de voir dans les rues de vieilles librairies un peu bordéliques. Ça me plaît. »
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« Il s’agit de connaître des gens que l’on ne rencontrerait pas dans son milieu social » Nathalie Baschet, organisatrice de le goût de l’autre. Illustration par hinkingartist.com © Tous droits réservés.
Numéros Zéro / 13
Travailler, c’est positiver par Anton Kunin
Il y a cinq ans, la vague de suicides chez France Télécom et La Poste révélait au grand jour l’intenable pression psychologique et la course effrénée aux objectifs trop ambitieux qui peuvent exister dans les grandes entreprises. Depuis, le monde de l’entreprise en a pris conscience : le bien-être et l’optimisme au travail sont devenus des valeurs convoitées. Surcharge de travail, pressions, absence de reconnaissance, stress… Ces notions font partie de la vie quotidienne des salariés hexagonaux. Le burn-out, épuisement lié aux conditions de travail, touche désormais 17 % des salariés – chiffre qui grimpe à 24 % chez les managers. Selon cette même étude de l’institut Think réalisée pour le cabinet Great Place to Work, les salariés estiment que seule la moitié des entreprises prennent en compte leur bien-être. Des évaluations à argumenter « On s’intéresse aux gens sous forme de problématiques, estime Christine Cayré, gérante de la jeune société de conseil Affaires d’optimisme. Or, il faut considérer ce qui marche avant de s’intéresser à ce qui ne marche pas. » C’est dans cette optique que ses collègues et elle-même ont imaginé une série d’interventions au sein de grandes entreprises, comme le Crédit Agricole, La Poste ou encore Sanofi. La journée de formation au service postal, par exemple, a concerné 150 managers l’année dernière et a eu pour thème « le bureau de poste idéal ». « Il faut rappeler aux individus qu’ils ont du pouvoir dans ce qu’ils font. Pendant ces sessions, on s’écoute activement, on fait des propositions ensemble, on se reconnaît et se relie », explique Christine Cayré, pour
qui l’optimisme, c’est avant tout le fait de s’appuyer sur une expérience réussie et en être satisfait. Cette vision est partagée par Charles Martin-Krumm, chercheur dans le domaine de la psychologie positive. « Un employé va être optimiste grâce à un sentiment d’efficacité personnelle, la sensation qu’il a les ressources pour réaliser des tâches précises », raconte-t-il. En revanche, toute félicitation ou évaluation doit s’accompagner d’une argumentation. Un employé qu’on félicite sans lui expliquer les raisons de son succès ne verra pas s’accroître sa confiance en lui. Si l’optimisme est à tel point une bataille dans le monde de l’entreprise, c’est parce que les facteurs qui l’entravent sont remarquablement nombreux aujourd’hui. Le sentiment d’avoir perdu d’avance, le manque de soutien et de marge d’autonomie, le contrôle excessif des individus sont, selon Charles Martin-Krumm, autant de freins à cet état d’esprit nécessaire au travail. Pas d’augmentation de la productivité Nécessaire, car selon une étude de Martin Seligman, le père fondateur de la psychologie positive, les gens les plus optimistes sont aussi les gens les plus persévérants. En plus de se décourager moins vite, ils ont une personnalité plus ouverte au changement, aux nouvelles façons de faire et Numéros Zéro / 14
génèrent de l’enthousiasme au sein de leurs équipes, remarque Philippe Gabilliet, docteur en sciences de gestion et conférencier sur le thème de l’optimisme au sein d’entreprises. Un employé optimiste a, selon lui, tendance à voir une amélioration possible des choses, croit au pouvoir de l’action, tout en refusant le perfectionnisme. Responsable de projet chez Crédit Agricole Cards & Payments, Cécilia Lacan a invité en 2014 tous les salariés qui le souhaitaient à participer à une journée de « démarche appréciative », qui implique de comprendre les raisons et les acteurs des réussites du passé pour planifier une nouvelle action réussie, grâce à la créativité qu’offre le travail en équipe. « À l’opposé du cadre formaté, étouffant, les participants se sont sentis libérés de leur parole, de leur créativité », estime Christine Cayré, qui co-organise ces journées. « Le problème chez nous, c’est que chacun travaille dans son coin. On ne se parle pas et ne se connaît pas
vraiment entre équipes », indique à son tour Cécilia Lacan, chargée du volet optimisme d’un plan interne d’amélioration continue et de transformation. « Cette journée a permis d’abattre les barrières, d’émettre des souhaits, de repartir avec des solutions concrètes et de retenir des choses à mettre en place », conclut-elle. Une cinquantaine de personnes ont déjà participé à ces journées de « démarche appréciative » au sein de cette filiale de la banque, et 95 % des participants ont apprécié l’expérience. Si le retour sur ces formations est largement positif, elles ne peuvent pas être utilisées pour faire du chiffre, comme augmenter le volume des ventes ou la productivité, prévient Charles Martin-Krumm. « Il ne peut pas y avoir de prétexte pour maintenir une pression excessive sur le salarié. On donne des outils pour l’individu, mais l’entreprise aussi doit ajuster un certain nombre d’éléments », estime-t-il. Les initiatives liées à l’optimisme ne peuvent donc être efficaces que si l’ensemble de l’entreprise s’y attache. Numéros Zéro / 15
POSITIVER Numéros Zéro / xx
Génération Y : une souplesse sans faille par Mathilde Blin
PORTRAIT : Précaire mais reine du système D, la génération Y puise son optimisme dans une vision très réaliste de la société. Arthur, 24 ans, est le pur produit d’un plan à trois. D’un côté il y a ses parents : Agnès et Frédéric nés dans les années 60-70, des hippies fou amoureux. Et de l’autre, une société happée par les nouvelles technologies. Jeune, Arthur s’endort bercé par des comptines mais aussi par des conversations d’où s’échappent les mots « crise » ou « chômage ». Comme 13 millions d’individus en France, âgés de 18 à 30 ans, il fait partie de la génération Y. Cette génération n’est pas extraordinaire, n’a pas de super-pouvoirs apparents, si ce n’est d’être accrochée à son smartphone comme Spiderman l’est à sa toile. Pourtant tout le monde l’épie et parle d’elle. La majorité du temps ce sont les grands-parents, parents, politiques et chefs d’entreprise qui font siffler ses oreilles, à force de lui prédire le plus morose des avenirs. Un sondage réalisé en 2013 par Ipsos-CGI-Publicis et publié dans Le Monde dévoilait que les Français étaient pessimistes quant à l’avenir de leurs enfants, 72 % d’entre eux pensaient que leurs enfants vivraient moins bien qu’eux à leur âge. La belle affaire.
« La valeur clé, c’est l’épanouissement individuel » Il est vrai que, dans les faits, la génération Y galère. Les indicateurs du taux de chômage sont dans le rouge : au troisième trimestre 2014, le taux de chômage des jeunes atteint 23,7% et la précarité, elle, se fait de plus en plus grande. Les études sociologiques démontrent que cette jeunesse ne croit pas en la société. Massivement, les jeunes se disent « désabusés ». Mais il ne faut pas s’y méprendre, si la génération Y croit en quelque chose, c’est bien en elle-même, comme le souligne Myriam Levain, journaliste et co-auteur de La Génération Y par ellemême : « La valeur clé de la génération Y, c’est l’épanouissement individuel. Attention, ce n’est pas une génération égoïste, mais elle donne un sens à tout ce qu’elle fait. » Alors, côté boulot, même si le CDI est aux abonnés absents, la génération Y reste optimiste. Élevée sur fond de crise économique, ses aînés lui ont inlassablement répété que rien ne serait acquis. Myriam Levain dirait même plus :
Nous remercions la dessinatrice Louison pour son dessin issu du livre Y comme Romy (Laffont, 2014). © Tous droits réservés.
Numéros Zéro / 17
« Elle savait qu’elle allait en baver. » Aujourd’hui elle s’accommode donc de son sort de jeune diplômée qui enchaîne les CDD, payés au lance-pierres, il faut le préciser. Mais sous ses airs blasés cette génération est maligne et créative. Elle décide donc de faire de cette précarité de l’emploi un atout. Pour cela, elle multiplie les expériences et, par conséquent, les compétences et les contacts. C’est le cas de Lola, 23 ans, diplômée depuis deux ans maintenant d’une école de stylisme. Très vite, elle s’est confrontée à un problème de taille : le CDI c’est comme le Saint Graal… le roi Arthur le cherche toujours.
La précarité de l’amour Mais toute la génération Y ne s’épanouit pas au travail : « Le boulot y’en a que ça éclate et d’autres non. À 17h01 ils ont déjà quitté le bureau », argumente Myriam Levain en expliquant que, dès lors, c’est sur leur vie personnelle qu’ils comptent. Et c’est là que la génération X, les parents, entre en jeu. Ils crient haut et fort qu’à défaut d’un boulot fixe, c’est sur l’amour qu’il faut miser. Facile à dire lorsque l’on est la génération qui a le plus eu recours au divorce. Selon l’Insee (Institut National de la Statistique et des Études Économiques), entre 1962 et 1990, le nombre de divorces a été multiplié par trois.
« Le CDI c’est comme le Saint Graal... le roi Arthur le cherche toujours » Mais pour elle, pas question de s’apitoyer sur son sort. Elle passe du stylisme mode au stylisme culinaire, s’installe dans un bureau de tendances avant de se lancer dans le digital. Ses parents se sentiraient davantage rassurés avec un boulot fixe, mais ils lui laissent la liberté de ses choix. Elle apprécie. « J’aime être polyvalente et ma priorité c’est d’enrichir mon carnet d’adresses. Si on me propose un CDI ce serait fou mais je ne sais pas si je serais heureuse le matin en me réveillant, je me dirais qu’en quelque sorte je me suis enfermée ». Le seul problème pour Lola serait de choisir un métier, un seul, à mettre en avant sur son curriculum vitae.
En 2005, ce sont 155 000 couples qui ont mis fin à leur relation devant les tribunaux. Un bel exemple pour la génération Y biberonnée aux histoires d’amour Walt Disney. Une génération un poil désenchantée à l’image de Jules, 22 ans, qui ne croit plus au mariage à cause du divorce de ses parents. Malgré tout, il croit en l’amour. « Ce qui nous permet d’être optimiste c’est que l’amour c’est de tout temps, dans tous les pays et à toutes les époques », explique Myriam Levain. Alors la génération Y réécrit elle-même les codes de l’Amour avec un grand A. Être célibataire ou en CDD sentimental, comble de la précarité, n’est plus une tare. Les Y grignotent à droite à gauche et prennent le meilleur de chaque partenaire. Après tout, ils ont toute la vie pour tomber amoureux. Numéros Zéro / 18
Des films qui vous veulent du bien par Pauline Thuillot
Vous venez de passer une rude journée ? Vous avez un gros coup de blues et votre moral est tombé dans les chaussettes ? Pas d’inquiétude, nous avons trouvé le remède : les feel-good movies. Vous ne connaissez pas ? Petite séance de rattrapage. Numéros Zéro / 19
Qu’est-ce qu’un feel-good movie ?
La recette du succès
Le cinéma est riche. Entre un film de Stallone bourré de testostérone et une comédie romantique à l’eau de rose, il possède une multitude de versants. Les fameux feel-good movies en font partie. Ce sont généralement « des mélodrames qui se terminent bien, des films portés par l’espoir », où l’optimisme est la première caractéristique selon Pierre Fonsagrive, rédacteur en chef du webzine Cinémapolis. « Pour que ces films fonctionnent pleinement, il faut une situation initiale très décourageante. Et sans doute, aussi, un brin de naïveté. »
Mais, au fait, quelle est la recette pour concocter un bon feel-good movie ? Tel un grand chef, Jean-Claude Guerrero nous livre sa recette idéale. Il y a cinq ingrédients pour ne pas rester sur sa faim. « Cela ne peut pas être un film sans émotion. C’est ce qui va donner à ses autres qualités une générosité, une épaisseur qui va faire que le film sortira de la simple pochade, de la parodie ou du film d’action lambda pour se mettre en perspective, prendre une force différente, et s’élever au-dessus du lot ». Il faut aussi de l’humour et du rythme. « Le genre est le plus souvent drôle mais le spectateur doit sentir, en conjuguant l’histoire, l’émotion et l’humour, que le film avance avec une réelle vibration interne. »
La Guerre est déclarée en est l’exemple même. Ce long-métrage relate le rude combat d’un couple contre la maladie de leur fils atteint d’une tumeur au cerveau. « C’est un feel-good movie par excellence. Il part d’un postulat extrêmement grave (ndlr : le cancer) mais montre ensuite le refus de se laisser vaincre par le marasme », précise Pierre Fonsagrive. « Ce sont des films qui nous touchent, raconte Didier, un amateur de 59 ans. Ils nous parlent de notre quotidien, de choses qu’on a pu vivre. Ce ne sont pas de pures fictions, au contraire, on peut s’identifier, se retrouver dans ces films. » Toutefois, tout le genre n’est pas composé que de mélodrames. Il englobe aussi les comédies. Même si, selon Jean-Claude Guerrero, toutes les comédies ne sont pas nécessairement des films-bonheurs et viceversa. Président de l’Association du Festival des Films Bonheur, il propose une autre définition. « Ce sont des films qui savent mélanger le rire au fantastique, l’émotion à l’action, le rythme à l’humanité ! Ils savent dénicher et montrer de la générosité au milieu d’une action débridée, de l’humanisme au cœur d’une mondialisation effrénée, de la loufoquerie et de l’émotion face à une terrifiante absurdité et faire d’un spectacle cinématographique un énorme clin d’œil à la vie. »
« Les gens aiment se sentir bien »
Des productions comme Little Miss Sunshine ou Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain bénéficient également d’une pincée d’inattendu, des situations extraordinaires « que doit absolument intégrer tout filmbonheur qui se respecte », estime JeanClaude Guerrero. Mais si Juno – œuvre qui parle d’une jeune fille de 16 ans enceinte qui souhaite faire adopter son futur enfant – a crevé l’écran, c’est avant tout dû à son humanité. « On aime les feel-good movies parce qu’ils nous montrent que les valeurs prônées par notre éducation, par notre famille fonctionnent, explique Florian, 24 ans, au détour d’une séance. Les feel-good movies agissent un peu comme une catharsis ». Vecteurs d’optimisme, ces films séduisent grâce aux valeurs qu’ils portent, comme la solidarité, l’entraide ou l’amitié. Pour Pierre Fonsagrive, le constat est encore plus simple : « Les gens aiment se sentir bien. C’est un peu idiot à dire, mais c’est pourtant essentiel. » Numéros Zéro / 20
À la poursuite du bonheur par Inès Belgacem
Être bien dans ses baskets, oui, mais pas trop non plus ! Les petits tracas du quotidien plombent rapidement le moral . À tel point que la question « suis-je vraiment heureux ? » se pose bientôt. Inès a décidé de ne plus s’interroger. Elle a sauté dans ses sneakers, en quête du bonheur. Qu’est ce qui m’a pris d’aller à un cours de tai chi ? « Un art martial relaxant », m’avait-on dit. Tu parles ! J’étais venue pour me changer les idées et essayer ce que, je m’imaginais, pourrait me procurer une sorte de paix intérieure. Au lieu de ça je souffre ! Voilà deux minutes que je tiens la position de la chaise - celle qui fait atrocement mal aux cuisses dans les séances d’aérobic - sans mur contre lequel m’appuyer. « Maintenant on attrape le tigre et on le ramène sur la montagne », poursuit le professeur. Ne comprenant en aucun cas la signification de cette consigne, j’imite mes voisines. La quinzaine de participantes commence à faire de grands cercles avec leurs bras à vitesse d’escargot. Elles doivent avoir trois
fois mon âge, mais s’en sortent dix fois mieux que moi... Devant mon visage sûrement déformé par la douleur qui monte maintenant dans mes bras, une de mes camarades me confie que « ça ira mieux la prochaine fois ». Toute à son aise et souriante, elle poursuit : « Tu dois avoir trop de tensions en toi, le physique est encrassé par le mental. » Le mental ou le moral ? À 23 ans, tout ça n’est pas toujours au beau fixe. Des jours de déprime, ça arrive, certes. Mais quand c’est répétitif, qu’est ce que ça dit ? Qu’on n’est pas heureux ? À en croire Claudia Senik, professeur à l’École d’économie de Paris, le mal qui me Numéros Zéro / 21
ronge est bien français. Pour elle, la population hexagonale est ronchon, grincheuse et bien moins heureuse que ne pourrait le prédire son Indice de Développement Humain (IDH). Un problème qu’elle met sur le dos d’une éducation et d’une socialisation nationale particulière, plus fataliste que chez nos voisins. L’IDH français, outil permettant d’évaluer les conditions de vie d’un pays, se place à la vingtième position mondiale et à la sixième européenne selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) de 2014. Une place somme toute convenable. Les Français font pourtant partie des plus grands consommateurs de psychotropes en Europe, selon l’Organisation mondiale de la Santé. Cette dernière ajoute que le suicide était en 2013 la deuxième cause de mortalité chez les 15-44 ans, après les accidents de la route. Un bien triste portrait, dans lequel j’ai décidé de ne plus figurer. Malade de réussite Bille en tête, je rentre chez moi me cacher sous ma couette, les jambes flageolantes, et fonce sur Google. « Comment être plus heureux ? » Je tombe alors sur Alexandra de Roulhac, coach bonheur. Un drôle de titre qu’elle s’est attribué seule : « Je n’ai pas de formation particulière, ma thérapie fonctionne sur les principes de base de la psychologie positive », m’explique-t-elle quelques jours plus tard dans le salon d’un petit hôtel de Saint-Cloud. Elle est coach depuis 7 ans. Son but, redonner confiance à ses patients : « Ils ont tout pour s’épanouir, il faut simplement leur rappeler. » Ses conseils ont pour ambition d’aider à prendre conscience de ses qualités et sont majoritairement dispensés à une clientèle féminine. « Elles ont en général entre 25 et 35 ans et sont bien sous tout rapport : elles ont un job de rêve et à responsabilité, un copain au top, sont mignonnes, entourées, sociables. Le problème c’est qu’elles sont trop exigeantes avec elles-mêmes… » Exigence va souvent de pair avec ambition, devenue par ailleurs un trait de caractère prégnant pour les Françaises. Elles étaient 69 % chez les 18-24 ans et 63 % chez les 25-34 ans
à se définir naturellement comme ambitieuses l’an passé, d’après l’Observatoire Terrafemina réalisé par le CSA. Depuis les années 1980, on encourage les femmes à l’autonomie. Un héritage historique qui est arrivé jusque dans la bouche de mon père, à tel point qu’il me donne les mêmes conseils que les rappeurs américains : « Fais ce que tu veux dans ta vie mais surtout fais de l’argent ! » Le tout est devenu une sorte de leitmotiv qui a fini par me rentrer dans la tête naturellement, j’imagine. Envisager de grandes études, des jobs renommés, des payes conséquentes est devenu normal. Ne pas se contenter de moins aussi. Un avis partagé par Joséphine, 32 ans, chef de projet marketing dans une boîte de communication parisienne : « Je me mécontente d’un rien, mais ne m’enthousiasme jamais sur mon travail. On peut toujours faire mieux finalement », raconte-t-elle. Joséphine passait ses journées au boulot et parfois même ses soirées. Son rythme était devenu normal, son travail une priorité. « Je crois que dans ma tête, mon bonheur tenait à ma réussite sociale. » Jusqu’à ce qu’un soir de novembre, elle craque. « J’ai balancé mon ordi par terre, crié au téléphone sur mon mec et me suis à moitié évanouie devant mes collègues médusés… », se remémore-t-elle, honteuse. La jeune femme est pourtant loin d’être une violente, sa voix douce et fluette en atteste. Son docteur a diagnostiqué un burn-out, déclenché par le stress et le manque de sommeil. Alexandra de Roulhac préfère parler « d’exigence maladive » : « Même adulte, on garde toujours la petite voix de Papa et Maman dans sa tête. Ça donne des filles ambitieuses, toujours au top, qui n’apprécieront jamais leur travail et ne seront jamais comblées. » C’est quoi le bonheur ? Prise de conscience immédiate : c’est mon travail qui va faire mon bonheur ? Et puis, c’est quoi le bonheur ? Je décide d’improviser un sondage autour de moi. « Ça reste des choses simples, le moment présent. Comme par exemple quand tu manges des Kinders », Numéros Zéro / 22
me répond tout naturellement Matthieu, pourtant tout aussi anxieux que moi quant à son avenir immédiat sur le marché du travail. Pour Marion, le bonheur c’est son lit, des séries et sa tranquillité. Quoiqu’elle s’imagine mal assumer indéfiniment une vie de paresse. « Le bonheur, c’est une carotte qui te permet de continuer à faire des choses manifestement perdues d’avance », conclut finalement Yacine, fataliste.
Florence Servan-Schreiber définit le bonheur en trois points : le plaisir, l’engagement (soit ne pas rester dans la contemplation) et le sens (c’est-à-dire savoir à quoi sert ce que l’on fait). Un poil bisounours, elle ajoute que positiver et trouver de la satisfaction dans ce que l’on fait sont nécessaires. Raison pour laquelle elle propose de s’énumérer les « 3 kifs » de sa journée tous les soirs. « Il faut faire ce qui nous épanouit, un point c’est tout ! »
« Il faut se foutre la paix un peu ! Arrêter de se faire des reproches, se soutenir, … Et puis partir à la recherche du bonheur ça ne veut rien dire ! » m’engueule à moitié au téléphone Florence Servan-Schreiber, psychologue et auteur de 3 kifs par jour et Power patate. Elle m’explique qu’avoir des envies est normal, même si toutes ne sont pas réalisables. Le problème resterait l’ordre de nos priorités : « Les gens ont notamment besoin de faire baisser le rang de l’argent dans leurs priorités. Argent et bonheur n’ont jamais eu de liens. » Et pour la réussite professionnelle ? « Si on n’est pas satisfait de son travail, c’est qu’on ne s’assume pas tout à fait et qu’on veut toujours gommer ses défauts ; alors qu’au contraire, il faut avoir de la tendresse et de la compassion pour ses défauts. »
Dans le train qui me ramène chez moi, casque sur les oreilles, je mets donc à exécution les conseils de la psychologue : 1) j’ai mangé des sushis, c’était top ! 2) j’ai failli perdre mon portefeuille dans le train, mais un passant m’a couru après pour me le rendre. 3) je suis allée au cinéma, le film était nul, mais j’ai beaucoup ri avec une amie. Étonnamment, rien à voir avec ma journée au boulot, qui a ses hauts et ses bas par ailleurs. Le bonheur n’a finalement rien de constant. En 24 heures, passer par différentes phases plus ou moins agréables est normal et ne devrait pas nous plomber le moral. La clé, c’est la confiance en soi et l’optimisme. En fond sonore, le caennais Orelsan : « Tu peux courir à l’infini, et à la poursuite du bonheur la Terre est ronde autant l’attendre ici. […] À quoi ça sert de préparer l’avenir si t’oublies de vivre ? » Numéros Zéro / 23