22 minute read
philippe dagen préface
Philippe Dagen, normalien et agrégé d’histoire a soutenu une thèse en 1993 sur « Le mythe du retour dans la peinture et les esthétiques en France, du symbolisme à l’abstraction », Il est actuellement professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Historien de l’art, Philippe Dagen est également chercheur et critique d’art. Il publie de nombreux articles et ouvrages sur les mouvements picturaux et les peintres des xixe siècle, xxe et xxie siècles. Son apparente préférence pour l’art moderne se manifeste dans la chronique qu’il tient régulièrement dans le journal Le Monde depuis 1985.
Il y a d’abord ce qui saute aux yeux. Les dessins récents de Josef Hofer présentent à peu près tous la même structure. Des bandes parallèles horizontales et verticales sont tracées parallèlement aux bords de la feuille.
Elles sont alternativement rouges et jaunes, aux crayons de couleurs. Ces dispositifs géométriques réguliers circonscrivent une ou, plus rarement, deux zones rectangulaires, celles où apparaît un dessin à la mine de plomb, parfois rehaussé de couleurs.
Ce dessin est celui, partiel ou plus complet, d’un corps, vêtu, ou à demi, ou nu. Peu nombreux sont les travaux qui ne répondent pas cette règle. Ils tiennent alors pour la plupart d’une forme de paysage - motifs urbains, façades, véhicules-. Dans ce cas, Hofer ne trace pas les bandes colorées parallèles qui paraissent donc associées à la figuration du corps humain. Cette association, par sa régularité même, s’impose si évidemment à l’analyse qu’il ne fait guère de doute que l’analyse doit porter sur les relations entre les «bords» et les «nus».
Si ce n’est que ce serait schématiser à l’excès. Les «bords» ne sont pas uniformes; et les «nus» encore moins. Leurs relations s’établissent entre des données variables, de sorte que l’on sait, avant même de commencer, que l’étude ne saurait être simple. (De quoi il découle une remarque qui devrait tenir du truisme: ce n’est pas parce qu’Hofer est affecté par des troubles du comportement et, pour cette raison, interné que ses dessins sont rudimentaires ou enfantins. Si Marcel Réja jugeait que les dessins des «fous» étaient, comme ceux
des «primitifs» et des enfants, des productions toutes également «barbares» ou «sauvages », de telles analogies et les idées reçues qui les sous-tendent ne
[...] l’artiste est sûr de ses capacités surnaturelles; sa perception aiguë lui permet de découvrir, dans les événements du monde comme dans sa vie quotidienne, un système à la logique fascinante [...]
peuvent être acceptées désormais. Loin de les trouver d’une «simplicité» première miraculeusement préservée, nous sommes aujourd’hui saisis par leur complexité.
«Bords»
Ces «bords» donc. Les bandes, tracées à l’aide d’une règle, sont de largeur inégale, inégalité qu’accentue le degré d’intensité de la couleur employée. Le rouge et le jaune sont les plus fréquents, mais on y observe fréquemment de l’orange, parfois du rose, un ocre clair et, exceptionnellement, un bleu léger. Le plus souvent les couleurs alternent, mais il peut arriver que deux bandes immédiatement voisines soient du même rouge ou du même jaune. Leur nombre varie. Si quatre paraît un minimum, il n’est pas rare qu’il y en ait une dizaine, voire plus. Rien n’oblige à ce qu’il y en ait autant dans un sens et dans l’autre et, d’ordinaire, les horizontales sont moins nombreuses que les verticales. Aux angles droits qu’elles forment, Hofer trace souvent une oblique noire, ce qui accentue la ressemblance avec les baguettes d’un encadrement. Cette oblique permet aussi de stabiliser, si l’on peut dire, les intersections. Ceci étant, la présence de cette diagonale n’a rien de systématique et elle peut ne couper qu’une ou deux bandes et non toutes, comme il devrait advenir si l’auteur aspirait chaque fois à obtenir un schéma de perspective complet et homogène. Cette règle géométrique n’est appliquée que partiellement, y compris dans la même feuille, de sorte que la suggestion de la tridimensionnalité, loin d’être uniforme, subit la contradiction de zones de bi-dimensionnalité.
Rapportée à l’histoire de l’art moderne, cette contradiction serait peu acceptable: ce serait comme si l’espace fictif d’une toile se trouvait partiellement envahi par des fragments d’une abstraction plane, lointainement issue du suprématisme ou du groupe De Stijl. Dans cette histoire, il ne serait pas plus acceptable que, sur les bandes, apparaissent les arêtes d’un cube ou d’un parallélépipède, figuré comme on apprenait à le faire à l’école, et que les obliques de ce volume transparent coïncident avec les diagonales nées des angles droits formés par les bandes. On dirait que, dans le schéma frontal qu’il a d’abord tracé et colorié, Hofer découvre l’amorce d’un volume et le développe, suivant cette suggestion sans s’inquiéter de l’anomalie spatiale qu’il introduit. À cette apparition de cubes entassés, qui perturbe la planéité, répond un effet opposé, des parties laissées blanches, comme des déchirures dans le tissu rayé. Ces surfaces opèrent à la manière de cartouches : la comparaison est forcée, parce qu’Hofer écrit le plus souvent des lettres sur ce blanc, des P, plus rarement des E, des I. Il faut lire Pepi, diminutif de Josef, son prénom. Plus rarement encore, un H ou un F se reconnaissent, consonnes de son nom propre. Ces «cartouches» occupent des positions variables, soit à peu près au centre de la bande, soit sur un angle.
Une question se pose alors, peut être insoluble: ces inscriptions sont-elles une signature abrégée – un monogramme – ou
l’indication d’un titre, ou les deux confondus? Faut-il y voir quelque chose comme un cartel, tels que ceux qui sont apposés sur les cadres des tableaux dans les musées? À peine cette hypothèse avancée, on en mesure les conséquences: l’admettre revient à devoir se demander aussitôt si Hofer se considère comme un artiste et reprend à son compte le protocole de présentation des œuvres d’art le plus conventionnel. L’enjeu est considérable. Il en va du rapport que le «fou» entretient avec sa création. Est-il, autrement dit, un pur artiste involontaire, «brut » selon la terminologie contestable que Dubuffet a répandue? Ou bien peuton admettre que la conscience de créer ne lui est pas étrangère, ni peut-être une certaine conception de lui-même comme artiste? Cette signature – ou ce titre, ou leur conjonction – ne peut être analysée plus longtemps sans s’attacher désormais à ce qui est pris entre ces bandes, le dessin ou les deux dessins d’une figure humaine.
Corps
Deux façons d’indiquer le corps alternent. Dans l’une, il est dessiné entier ou presque. Les bras et le buste sont étirés, les jambes souvent interrompues en-dessous des genoux. Les postures changent, certaines statiques, les mains jointes à hauteur de ventre, certaines dynamiques, avec des contorsions ou des jambes écartées comme pour sauter. Les dos se ploient, les membres et le cou sont serpentins. Leur élasticité permet que la figure s’inscrive dans un rectangle dont les dimensions seraient trop réduites si Hofer la représentait droite. La figure est partiellement ou entièrement dénudée, nudité qui révèle l’anatomie du ventre aux genoux. Dans l’un des dessins, le buste est enveloppé d’un vêtement bleu vif, les jambes de bas ou de chaussettes montantes. On en déduira comme une évidence anatomique qu’Hofer laisse le plus souvent visible le sexe. Mais quel sexe? Il est souvent malaisé de répondre.
Dans l’autre manière, qui exclut la couleur, seule une partie de l’anatomie est indiquée, celle qui, dans les dessins «complets», est presque toujours laissée à nu. Elle est regardée de plus près, de si près même sur plusieurs feuilles que l’on hésite: sein, hanche, épaule ? Sans doute la deuxième hypothèse est-elle la bonne, mais le savoir n’empêche pas de douter un instant de ce qui serait indiqué au crayon gris. Cette proximité, cet effet de grossissement ne rendent pas moins délicate la réponse à l’interrogation que l’on vient de lancer: quel sexe?
Il faut en passer par l’observation de l’ensemble des figures humaines représentées. Elles présentent des caractéristiques générales communes: étirement, maigreur, souplesse anormale des membres, faible volume de la tête par rapport au reste du corps. Les physionomies se réduisent le plus souvent à la bouche, aux yeux – qui semblent souvent écarquillés – et aux oreilles trop larges – ce dernier élément étant peut-être à rapporter à la surdité de Josef Hofer. Reste ce qui intrigue le plus, le genre sexuel de ces anatomies.
Quelques-unes sont indiscutablement masculines, l’affirmation de la virilité étant alors emphatique, le phallus parfois démesuré et la posture de face, bas ventre et membres inférieurs découverts, suggérant une forme d’exhibitionnisme. Il n’est pas négligeable que ces représentations aillent fréquemment de pair avec des P et des E, conjonction qui donne à penser qu’il s’agit alors, non d’autoportraits au sens commun du mot, mais d’une déclaration de virilité à la première personne dans laquelle le narcissisme serait déterminant. (On reviendra un peu plus loin sur ce narcissisme.) Non moins clairement, d’autres de ces figures sont féminines, la toison pubienne et, parfois, les lèvres du sexe marquées au crayon noir. Dans l’un des dessins, un rehaut de rouge a été posé au centre du triangle, du même rouge dont deux points indiquent les aréoles des seins. Le regard est d’autant plus attentif à ces précisions qu’elles sont exceptionnelles.
Il existe cependant un troisième genre, qui forme entre un tiers et la moitié des occurrences. Ce troisième genre n’est pas celui de l’androgynie – on n’en a relevé aucun cas mais l’observation ne se prétend pas définitive – mais de la non représentation des organes sexuels, alors que la nudité du corps et sa posture feraient un devoir au dessinateur d’apporter cette précision. La non représentation résulte parfois d’un brouillage – un griffonnage qui ne renvoie à aucun élément anatomique – ou d’une élision – l’absence de tout graphisme là où il «devrait» y en avoir. Plus singulière encore est la récurrence d’une sorte de retournement de l’anatomie à hauteur du sexe. Alors que le corps est, globalement, de face, la zone entre ventre et cuisses est occupée par une représentation, parfois sommaire, parfois sans équivoque, des fesses. Le nu est vu de dos à cet endroit, les courbes des deux globes ne pouvant être confondues avec ce qui serait l’indication d’un sexe féminin, d’autant moins que l’on sait par ailleurs comment Hofer procède quand il souhaite indiquer celuici. Comme il marque très régulièrement l’emplacement du nombril par un cercle, ce retournement anatomique n’en est que plus patent.
Il ne nous appartient pas d’amorcer une lecture de ce phénomène dans les termes de la psychiatrie ou de la psychanalyse, exercice qui relèverait de la compétence du clinicien. Pour autant, décrire ces effets graphiques, noter leur récurrence, s’étonner de ce pivotement localisé du dessin et le mettre en rapport avec les indécisions qui empêchent d’attribuer un sexe ou l’autre à un grand nombre des figures de Josef Hofer, tout cela autorise sans doute à penser que le trouble sexuel est à tout le moins l’un des motifs avérés de ces dessins. Tantôt donc, Hofer affiche sa virilité sans discrétion. Tantôt, il représente la féminité nue ou à demi nue, souvent dansante ou bondissante. Tantôt, il substitue la vue de dos à la vue de face. Dans ce dernier cas, la charge sexuelle n’est pas moins présente. Elle est même plus forte, dans la mesure où ce qui manque se voit d’autant mieux, si l’on peut oser cet apparent paradoxe. Avancer des mots tels que «trouble» et «incertitude» n’a donc rien d’excessif.
Détails
Les remarques précédentes se fondent exclusivement sur l’observation des dessins. Nulle information exogène n’est nécessaire pour les formuler. Des données d’ordre biographique doivent cependant être mentionnées. Si elles ne permettent pas d’expliquer ce qui a été décrit jusqu’ici, elles ne sont pas négligeables cependant.
La première, si elle ne suffit pas à rendre compte de la récurrence des corps nus pris dans un rectangle ou un carré, s’y rapporte néanmoins. Au cours d’une promenade dans Vienne, Hofer vit dans une boutique un miroir à trois volets et manifesta si fortement son envie de le posséder que l’acquisition en a été faite pour sa chambre. On peut supposer que la possession de cet objet et l’usage qu’il en a fait – ou continue à en faire – n’ont pas été pour rien dans l’apparition de la composition «emboîtée ». De l’encadrement de bois du miroir aux bandeaux parallèles de ses dessins, le passage est aisé. Si aisé que l’on en viendrait vite à reconnaître dans ces œuvres une sorte de «stade du miroir » graphique. Ce serait aller trop vite. D’une part, il est impossible d’interpréter directement les nus comme des reflets du corps de Josef Hofer, car, on l’a signalé, ces nus peuvent être féminins ou dépourvus d’organes sexuels. Si reflet il y a, c’est un reflet changé ou incomplet – ce n’est donc plus un reflet au sens où toute théorie de la mimésis réaliste emploie la métaphore pour désigner une image qui serait une représentation à l’identique d’un objet, quel qu’il soit. D’autre part, les dessins où les lettres de Pepi sont les plus visibles, ceux qui tiennent le plus de l’autoportrait – là encore, au sens réaliste du mot- sont exempts de tout cadre. La figure, de face, souvent nue en-dessous du nombril, s’y détache sur le blanc du papier. Par ailleurs encore, l’achat du miroir à trois pans ne doit pas être tenu pour l’élément qui aurait suscité la série. Rien ne permet de l’affirmer et rien n’empêche de supposer que cet achat n’a été si vivement désiré par Hofer que parce qu’il lui est apparu que cet objet entrait en correspondance avec ses dessins, qu’il les confirmait si l’on peut dire. À la causalité mécanique du «ceci détermine cela» que pratique une histoire de l’art sommaire, mieux vaut préférer l’hypothèse de relations de connivence plus complexes, qui rendent mieux compte de la création, processus lui-même éminemment complexe.
Un second exemple de ces connivences est donné par ce que l’on peut appeler l’incident Schiele. Un de ses visiteurs, ayant cru apercevoir une proximité entre Hofer et Schiele, offrit à Hofer une monographie consacrée au peintre et dessinateur viennois. Elle fut mal reçue: loin de démontrer de la joie et de la gratitude, Hofer jeta le livre loin de lui. Dans un premier temps du moins, car le même livre a ensuite été vu sur sa table de travail et Hofer a fusionné en un seul dessin des éléments appartenant à deux Schiele qui étaient reproduits face à face. Là encore, il serait rudimentaire d’en conclure que Schiele a «influencé» Hofer. Il paraît plus nuancé d’écrire que Schiele est inter-
venu dans le processus créateur propre à Hofer en l’alimentant, en confirmant Hofer dans une direction qui était déjà prise. Et ceci une fois que fut reconnue par Hofer une affinité qui peut n’avoir été à ses yeux que formelle et technique – il serait impressionné par le trait de Schiele et sa manière de dessiner de très près le corps- ou plus profonde – à cause de la demi nudité fréquente chez Schiele ou de ses autoportraits à la virilité exhibée, par exemple. Les arguments qui permettraient de se décider en faveur de l’une ou de l’autre interprétation font défaut. Mais, sur un point, le doute n’est pas permis: l’admission de Schiele dans le champ d’intérêt de Hofer n’a pas été immédiate, comme paraît immédiate l’admiration qu’un homme «cultivé» se sent tenu de professer à l’égard d’un artiste universellement célèbre. Son refus initial a été violent – ce qui ne rend que plus remarquable son intérêt ultérieur.
Par ailleurs, ce détail autorise à affirmer que, pas plus qu’un artiste «professionnel », l’«aliéné » Hofer n’est imperméable à la culture visuelle disponible. Ce qui se vérifie dans le cas de Soutter ou de Wölfli se vérifie pour Hofer. Soutter a repris plusieurs fois des œuvres de la Renaissance italienne, les réinterprétant selon son graphisme singulier. Wölfli a intégré, par le découpage et le collage, des illustrations prises dans les journaux et les magazines. Outre les dessins de Schiele, Hofer a eu l’occasion de voir une photographie d’Helmut Newton, une jeune femme nue téléphonant sur une terrasse, image emblématique de l’érotisme moderne et légèrement absurde que le photographe a esthétisé dans ses séries les plus fameuses – et les plus reproduites aussi. Cette image avait été choisie pour affiche à l’occasion d’une exposition de Newton au Rupertinum de Salzbourg en 2002, exposition intitulée Sex and landscapes. Hofer a dessiné sa version de la photo, telle que si l’on ignorait que l’affiche est visible dans son atelier, on ne saurait soupçonner qu’une photo de Newton y est reprise. Il serait même superflu de dresser l’inventaire de ce qui sépare Newton et Hofer dans la représentation de la nudité et la manifestation de la sexualité, tant cela est flagrant.
Il n’en demeure pas moins que cette image est «entrée» dans son atelier et dans son dessin, ce qui montre une fois de plus que le «fou» Hofer n’est pas enfermé sur lui-même dans un processus de répétition obsessionnelle pur, mais susceptible d’assimiler des données visuelles extérieures. On sait aussi qu’un membre du personnel hospitalier a cru opportun de montrer à Hofer un film pornographique. Faut-il en déduire que les gros plans habituels dans ce genre de production ont pu inciter Hofer à traiter à son tour le corps de très près, en focalisant le regard sur telle zone érogène du corps humain? Pas davantage. Ce film porno, au même titre que la photo de Newton et les dessins de Schiele, a pu être un facteur d’accélération ou seulement d’accompagnement. Ces images ont été jetées, si l’on peut dire, dans un système nerveux dont les opérations sont impossibles à suivre. Toutes ces représentations anatomiques
de qualité et de style très différents ont été prises en considération, absorbées et, dans cette absorption, elles ont été modifiées au point de ne pouvoir être reconnues. Sur ce point, Hofer ne se distingue en rien des artistes qui ne souffrent d’aucun trouble mental.
Ornement, série, désordre
Le lecteur de Hans Prinzhorn sait que ce dernier emploie, dans sa typologie des dessins de schizophrènes, la notion d’ornement. Il est vraisemblable qu’observant les feuilles de Josef Hofer, il aurait analysé en ces termes les bandeaux et l’alternance des couleurs. «Pulsion de parure »: Prinzhorn se fonde, sans les citer précisément, sur les discussions qui ont occupé philosophes et historiens dans la seconde moitié du XIXe siècle à propos de l’origine de l’activité artistique, origine qui, selon nombre d’entre eux, se serait trouvée dans la prolifération des éléments géométriques à but décoratif: tressages de paniers, incisions sur les poteries.
Est-ce en de tels termes qu’il faut comprendre Hofer ? On serait enclin à le penser devant les dessins qui se composent presque exclusivement de telles compositions géométriques. Il semble qu’alors l’effort du dessinateur porte principalement sur l’occupation de la surface par des arrangements qui se répètent jusqu’à ce que le blanc ait disparu. L’itération serait alors le moyen d’atteindre une forme de stabilité. La règle et le nombre réduit de couleurs seraient à considérer comme des facteurs, si l’on peut dire, de sécurité. «Nous appelons ornement [écrit Prinzhorn], une forme décorative régie par des principes d’ordre indépendamment de son emploi dans tel ou tel objet. Corrélativement, nous qualifions d’ornementale une forme qui tient sa loi non pas de la cohérence objective d’un modèle, mais d’un ordre abstrait.» (Expressions de la folie, Gallimard, 1994, p. 79.) Dans ces phrases, l’association des notions ornement – ordre – abstraction est à nos yeux décisive. Elle fait échapper l’ornemental à l’interprétation qui se borne à voir en lui le résultat d’une activité machinale, peu réfléchie et sans réelles conséquences. À l’inverse, elle propose de reconnaître dans l’ornement une structure qui ordonne, selon des règles et des rythmes spécifiques à chaque individu. L’hypothèse paraît d’autant plus convaincante que la répétition qui ordonne la surface est produite par un processus qui s’avère lui-même répétitif, dans le cas de Josef Hofer plus visiblement encore que dans d’autres. Les bandeaux en trois ou quatre couleurs ordonnent la surface du papier. De même, l’activité créatrice s’accomplit chaque fois selon les mêmes procédures nettement déterminées: les variations de peu d’ampleur – rouge, orange, jaune – se produisent à l’intérieur d’un système quant à lui invariable – invariable comme l’atteste le travail en série, des dizaines de feuilles, une production quotidienne, avec ce qu’il peut y avoir d’apaisant dans cette régularité.
Ordre, autrement dit: ordre visible de la composition et ordre vécu de la création.
Hofer travaille selon ce que l’on serait tenté d’appeler un protocole (ou un rituel, mais ce dernier mot prête vite à équivoques et surinterprétations). Les témoignages en attestent: le mode de création d’Hofer dans le Lebenshilfe Oberösterreich in Ried n’a rien de commun avec ce que met en scène la mythologie de l’artiste fou et exalté. Pas de crises, pas de création en état d’excitation: Hofer a ceci de commun avec la plupart des artistes «professionnels» qu’il se met au travail chaque jour, ses instruments prêts, dans une pièce qui est son atelier, comme on le dirait de n’importe quel peintre. Les crayons sont disposés dans un ordre immuable et, quand la séance a commencé, il répugne à la suspendre, serait-ce pour s’alimenter. Depuis 1997, son existence se confond avec cette activité. Elle ordonne sa vie. La sérialité ordonne la création. La géométrie «ornementale» ordonne le dessin.
Ce qui vient d’être écrit appellerait des développements qui, ici, seraient hors de propos. Définir la sérialité comme un mode d’organisation de la création qui stabilise et rassure, cela peut s’entendre sans doute aisément à propos d’un homme qui présente des troubles du comportement assez sérieux pour qu’il ait été interné. En irait-il de même si l’on avançait qu’il n’en va pas autrement de la série et ses effets psychiques pour Monet ou pour Mondrian? Qu’ils ont peint par séries, non seulement pour atteindre un résultat parfait – Mondrian – ou pour épuiser la totalité des possibles de la lumière – Monet –, mais parce que ce mode stabilise le processus créateur, supprimant ou du moins atténuant l’angoisse de l’inconnu, qui pourrait être aussi l’angoisse de l’épuisement et de la stérilité? Analysée en ces termes, la série apparaît comme un instrument de gestion psychique de la création, l’un des plus puissants dans la mesure où il tient à distance les inquiétudes inséparables de la position d’artiste. L’hypothèse, dont il ne nous échappe pas qu’elle tend à réduire la différence qui séparerait les artistes réputés conscients de ceux jugés inconscients, paraît d’autant moins incongrue que la sérialité s’accommode, si l’on peut dire, de la tendance obsessionnelle qui s’observe fréquemment dans le travail artistique. Les dessins d’Hofer auraient ainsi entre autres intérêts celui de rendre particulièrement visible ce que l’on serait tenté de nommer un «désir d’ordre »: la nécessité d’une structure ordonnatrice qui agit aussi fortement dans le champ temporel – le quotidien du travail – que dans le champ spatial – la division et l’occupation de l’espace par des bandes parallèles selon un rythme chromatique répétitif.
Pourquoi cela se voit-il si nettement dans ses dessins les plus récents? Sans doute parce qu’Hofer, le plus souvent, y dessine ensemble l’ordre et ce qui est susceptible de le troubler – le corps. Une tension s’accumule entre les bandes parallèles, scrupuleusement tracées et colorées en un nombre restreint de tons – restriction qui augmente leur capacité à structurer et mettre en ordre – et les figures qu’elles enferment, dans un rectangle qui semble
souvent trop étroit pour elles, de sorte qu’elles semblent enfermées, contraintes de se contorsionner et se plier pour y contenir. Les nus ne sont pas dessinés du même geste que les lignes. Le trait n’est plus dirigé par la règle. Il sinue, il ondule. Les ombres et le galbe des volumes anatomiques sont indiqués par des hachures. Il arrive que les contours aient été répétés plusieurs fois, mais sans que les lignes se superposent exactement, de sorte que la forme tremble. On perçoit tantôt de l’insistance, tantôt une précipitation, comme si le surgissement de la figure devait être indissociable d’une intensité plus grande, alors que la structure «ornementale» périphérique ne présente pas les mêmes signes.
À poursuivre ces réflexions, deux hypothèses peuvent être avancées. La plus immédiate supposerait que ces contorsions d’un corps pris dans un espace trop étroit et trop bas évoqueraient les souffrances de l’enfermement, de la cellule exiguë, de l’hôpital dont il est interdit de sortir. Mais, outre que cette interprétation n’est justifiée ni par les conditions de vie d’Hofer, ni par ses attitudes, elle suppose une condamnation et une révolte qui sont, souvent, le fait de critiques de la psychiatrie plus que celui des patients. L’antipsychiatrie assimile vite l’interné au prisonnier et tous deux à des victimes d’un système carcéral inhumain. S’il est certain que de tels systèmes carcéraux ont existé (et existent encore dans bien des parties du monde), dans le cas qui nous intéresse, l’accusation serait portée abusivement. Rien n’autorise à affirmer que Hofer dessinerait ainsi pour dénoncer enfermement ou mauvais traitements, à la différence de ce qui est flagrant dans les dessins d’Antonin Artaud exécutés durant son internement à l’asile de Rodez.
Une deuxième hypothèse se demanderait plutôt si Hofer ne dessine pas, de façon répétitive – conjuratoire ? – la tension qui s’établit en lui entre un désir certain d’ordre et des mouvements qu’il s’efforce de contenir et qu’il percevrait probablement comme des menaces ou comme des fautes. La nudité et, plus encore, la demi nudité, les postures crispées, les incertitudes sur l’identité sexuelle, Hofer les dessinerait dans ce cas parce qu’il les associerait aux états de trouble et de confusion, soit parce que des médecins ou des infirmiers lui auraient dit qu’il en va ainsi, soit parce qu’il serait influencé par un enseignement religieux chrétien – tout cela se situe en Autriche –, soit encore parce qu’il aurait éprouvé en lui-même la violence de l’affrontement entre des pulsions et leur répression. Si tel était le cas, cela tendrait à signifier que ses dessins sont moins des «expressions de la folie», pour reprendre les termes de Prinzhorn, que des exercices qui la tiennent à distance autant qu’il est possible et, la projetant sur le papier, en reprennent à l’infini les diagrammes tout à la fois rassurants et inquiétants. Que reconnaîtrions-nous en eux, alors, si ce n’est la transcription graphique de contradictions qui, avec une intensité plus ou moins vive, sont actives en chacun d’entre nous? La surprenante sensation de familiarité et de proximité qui s’empare de celui qui étudie
les dessins de Josef Hofer s’expliquerait alors aisément.