1 AN ! REVOC ELBUOD I 8102 ENMOTUA I RF.ELLERUTLUCELAGNIRFAL
ARTHUR H
LFC#12
Les photos de nos covers
LFC MAGAZINE DE JANVIER À NOVEMBRE 2018
DÉJÀ UN AN
ÉDITO
LA FRINGALE CULTURELLE, LE MAGAZINE DIGITAL LFC #12
Rédigé par CHRISTOPHE MANGELLE Salut les Fringants, "La créativité demande du courage". Cette citation d'Henri Matisse, peintre, dessinateur, graveur et sculpteur français a fait écho à l'équipe de rédaction. Pugnaces, passionnés et entêtés, nous avons travaillé d'arrache-pied pour que ce numéro d'automne existe. Isabelle Despres et Laurence Fontaine nous ont rejoints. Sans elles et les autres : Muriel Leroy, David Smadja, Laurent Bettoni, Guillaume Richez et le travail des photographes, ce numéro ne serait pas là. Certains diront : il vaut mieux tard que jamais. Pas faux ! Nous nous sommes fait désirer. Mais enfin, nous sommes là. Il vaut mieux toujours bien travailler et sortir le magazine plus tard en gardant toujours une programmation au casting cinq étoiles. Nous vous proposons 270 pages de culture avec les GRANDS entretiens de Richard Berry, Arthur H et Olivier Adam. Mais aussi : Aurélie Filippetti, Jérémy Fel, Daniel Picouly, Romain Slocombe, Juliette Arnaud, Émilie de Turckheim, Jérôme Attal. Et de nombreux auteurs... Du côté de la musique : Clara Luciani, Boulevard des airs, Synapson, Smarty, Blow, Chiara Civello, Clarisse May et Naya sont également dans nos pages. MERCI chers lecteurs pour votre fidélité et vos partages sur les réseaux sociaux. Toute la rédaction vous souhaite un bel automne !
ET SURTOUT...
LA REPRODUCTION, MÊME PARTIELLE, DE TOUS LES ARTICLES, PHOTOS, ILLUSTRATIONS, PUBLIÉS DANS LFC MAGAZINE EST FORMELLEMENT INTERDITE. Ceci dit, il est obligatoire de partager le magazine avec votre mère, votre père, votre voisin, votre boulanger, votre femme de ménage, votre amour, votre ennemi, votre patron, votre chat, votre chien, votre psy, votre banquier, votre coiffeur, votre dentiste, votre président, votre grand-mère, votre belle-mère, votre libraire, votre collègue, vos enfants... Tout le monde en utilisant :
RICHARD BERRY ARTHUR H COVER PHOTOS DE CÉLINE NIESZAWER
07
Aurélie Filippetti
15
Hernán Diaz
23
Ruby Namdar
31
Jennifer Egan
38
Alan Hollinghurst
41
Amor Towles
44
Dan Chaon
47
Romain Slocombe
55
Jérémy Fel
64
Aminata Aidara
73
Pauline Delabroy-Allard
81
Raluca Maria Hanea
89
Olivier Adam
100
Jean-Marie Gourio
109
Marie-Fleur Albecker
117
Jimmy Lévy
123
François-Xavier Delmas
129
Jérôme Attal
137
Juliette Arnaud
144
Charles Nemes
151
Émilie de Turckheim
158
Daniel Picouly
169
Hector Mathis
178
Collection Petite&GRANDE
183
Richard Berry
193
Samir Boitard
200
Arthur H
210
Boulevard des airs
217
Chiara Civello
223
Blow
229
Clarisse Mây
234
Smarty
240
Clara Luciani
245
Synapson
251
Naya
257
La sélection des Spectacles
269
Dans le prochain numéro
270
Fin
L'ÉQUIPE Fondateur et rédacteur en chef Christophe Mangelle
Journalistes Guillaume Richez Christophe Mangelle Laurent Bettoni David Smadja Muriel Leroy Isabelle Despres Laurence Fontaine Jean-Philippe Marguerite
Coordinatrice des photographes Ursula Sigon LEEXTRA
Photographes Franck Beloncle Raphaël Demaret Julien Falsimagne Julien Faure Arnaud Meyer Céline Nieszawer Patrice Normand LEEXTRA Mathieu Génon Philippe Matsas OPALE
Aurélie Filippetti, Hernán Diaz, Ruby Namdar, Jennifer Egan, Alan Hollinghurst, Amor Towles, Dan Chaon, Romain Slocombe, Jérémy Fel, Olivier Adam, JeanMarie Gourio, Marie-Fleur Albecker, Jimmy Lévy, François-Xavier Delmas, Jérôme Attal, Juliette Arnaud, Charles Nemes, Émilie de Turckheim, Daniel Picouly, Hector Mathis, Richard Berry, Samir Boitard, Arthur H, Boulevard des airs, Chiara Civello, Blow, Smarty, Clara Luciani et Naya sont exclusivement photographiés par les photographes de l'agence LEEXTRA, notre partenaire. Des sujets tous 100% "fait maison".
Chroniqueurs Nathalie Gendreau (Théâtre) de Prestaplume David Smadja (Cinéma) de C'est contagieux
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA
AURÉLIE FILIPPETTI
L'ex-Ministre de la Culture et de la Communication (du 16 mai 2012 au 25 août 2014) explore l'engagement politique et amoureux d'un couple que ELINA RICHARDS toutS oppose dans son nouveau roman Les idéaux (Fayard). Rencontre exceptionnelle avec Aurélie Filippetti dans un hôtel cosy à Paris.
LFC : Bonjour Aurélie Filippetti, vous
LFC : Allez-vous rencontrer vos lecteurs dans les
publiez Les idéaux (Fayard) en pleine
salons ?
rentrée littéraire. Vivez-vous votre première rentrée littéraire ?
AF : Oui, bien sûr. C’est l’occasion d'en parler, d'échanger avec les lecteurs. Les salons du livre,
AF : Mon premier livre Les derniers jours de la
j'avais beaucoup aimé cela quand j'avais écrit les
classe ouvrière était sorti fin septembre. Donc
précédents. J’aime bien aussi connaitre l’opinion
ce n’était pas vraiment la rentrée littéraire.
des lecteurs. La lecture de chacun vient enrichir le
C’est donc bien ma première rentrée littéraire.
travail qu'on a pu faire soi-même en l'écrivant. Et puis, cette histoire, elle a été partagée par tous les
LFC : Que pensez-vous de la sortie de votre
Français. Donc, cela sera d'autant plus intéressant
roman pendant la rentrée littéraire ?
pour moi de recueillir l’avis des lecteurs.
AF : C’est un moment important. Surtout que
LFC : En effet, les Français connaissent cette
cela fait longtemps - douze ans - que je
histoire. Comment êtes-vous passée du récit à la
n’avais pas publié de roman. Donc, proposer
littérature ?
ce livre pendant la rentrée, c'est pouvoir
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finalement bien signer mon retour en
AF : Mon objectif était de travailler l'écriture
littérature. Cela me fait très plaisir. D’autant
littéraire. Comme vous l’avez compris, ce livre n’est
que je vais être avec des auteurs que j'aime
pas un essai politique. C’est vraiment un roman
beaucoup, comme Maylis de Kerangal ou
avec un dispositif narratif et des personnages. Je
encore Philippe Vasset. Je suis heureuse de
me suis beaucoup amusée aussi à utiliser des
présenter Les idéaux aux lecteurs.
morceaux de réel pour créer au fond une forme de
AURÉLIE FILIPPETTI LFC MAGAZINE #12
nouvelle réalité proprement littéraire. Notamment sur les personnages, c'est amusant, parce que parfois les gens me disent : j’ai reconnu untel. La construction ressemble à un patchwork, avec la subtilité de rendre quelque chose proche de ce que
ELINA j'ai vécue, perçue, ressentie. SurtoutS au-delà des faits, au-delà des personnes, ce qui est important, c'est comment nous vivons les choses.
Dans ce roman, il y a la rencontre amoureuse et en même temps il y a aussi l'histoire politique. R I C HC’est A R D S fascinant de voir comment les deux s'entremêlent.
LFC : Ce que vous dîtes est très intéressant parce que c'est l'ADN de ce roman : les
AF : Exutoire, je ne sais pas. Ce n’est pas un
ressentis des personnages sont forts. Là où
exutoire. C’est un plaisir renouvelé. À travers
vous avez réussi votre roman, c'est que le
l'écriture, nous créons de nouveau quelque
lecteur est davantage dans les ressentis
chose. Nous pouvons recréer un sentiment
des personnages plutôt que de se dire :
amoureux ou même le créer de toutes pièces,
ben tiens, elle parle de telle personne connue. Bien sûr, j'ai certainement mon
creuser dans les moindres détails ce qui se
inconscient qui faisait cela, mais cette
deux personnes. Et ce qui m'intéressait
curiosité est assez vite balayée par la
justement, c'est d'avoir une forme de double fil
lecture, par les mots.
narratif. C’est-à-dire qu'il y a la rencontre
passe à ce moment-là dans la rencontre entre
amoureuse et en même temps il y a aussi AF : Votre ressenti de lecture me fait très
l'histoire politique. C’est fascinant de voir
plaisir. C’était mon envie de m'inspirer de ce
comment les deux s'entremêlent.
que j’ai vécu dans le but de recréer quelque
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chose d'autre. Ce que j'ai surtout essayé de
LFC : L’engagement politique vient du désir
faire, c'est d'écrire. D’écrire un trajet, une
d'aimer son pays, du désir de le défendre,
perception, une psychologie, une forme de
c’est très clairement dit dans le livre.
sociologie dans le milieu du pouvoir. Je
Néanmoins le politique subit une forme
souhaitais raconter de manière romanesque
d'injustice dans l'opinion publique. On tape
en donnant - je l’espère - un peu de plaisir aux
beaucoup dessus. Et vous, vous dites que le
lecteurs grâce à ce procédé littéraire.
politique aime le pays sinon il ne le ferait pas.
LFC : Vous parlez beaucoup d'amour dans
AF : J’en suis convaincue. Ce n’est pas une sorte
ce livre. L’écriture, est-ce un exutoire ?
de réhabilitation. En tant que députée par
AURÉLIE FILIPPETTI LFC MAGAZINE #12
Ce sont des petits mécanismes qui, mis bout à bout, répétés sans cesse, font qu'à la fin les femmes sont encore largement discriminées dans le monde politique. SELINA
RICHARDS
exemple, j'ai vraiment beaucoup aimé cette fonction.
stéréotypes sexistes, nous avons encore
Je trouve que c'est la plus noble des fonctions en
besoin du combat.
matière de politique de représenter le peuple, de débattre avec des gens avec qui nous ne sommes
LFC : Certains hommes se regroupent
pas en accord, tout en nous respectant et en
entre eux et ils mettent à l'écart les
essayant de faire émerger ce que l'on appelle la
femmes.
volonté générale. AF : Et ils accaparent le pouvoir. Oui, bien sûr, Nous n’avons rien trouvé de mieux pour la
des mécanismes d'exclusion des femmes ou
démocratie et cela mérite le respect. Quelles que
d'affaiblissement des femmes sont très
soient les critiques, quelles que soient les
subtils. Ce n’est pas forcément aller jusqu'au
démagogies que nous pouvons entendre contre le
harcèlement sexuel, mais ce sont des petits
parlementarisme, pour moi, cela concerne vraiment
mécanismes qui, mis bout à bout, répétés
de vraies noblesses. J’y suis donc très attachée.
sans cesse, font qu'à la fin les femmes sont encore largement discriminées dans le
LFC : Vous parlez aussi de la difficulté d'être une
monde politique.
femme en politique. LFC: Au début du roman, la passion et le
AF : Évidemment, je ne pouvais pas ne pas en parler
désir dans cette histoire d'amour sont très
parce que tout simplement c'est la réalité de ce que
forts. Puis, au fur et à mesure, cet amour
j'ai vécu comme toute femme qui s'engage en
devient différent.
politique. Nous le savons. Et en même temps, ce
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n’est pas le seul angle avec lequel nous pouvons
AF : Oui, parce que la passion amoureuse est
aborder la politique aujourd'hui. C'est néanmoins
un sujet inépuisable en matière littéraire.
quelque chose de très important. Les femmes en
Après, cet amour évolue, et notamment
politique, la société a encore du chemin à faire - si
parce qu’au fond d’eux, leur vraie passion,
j'ose dire - parce que pour échapper aux clichés, aux
c'est la politique. Ils se rencontrent et ils
s'aiment parce qu'ils aiment tous les deux la
au sens où évidemment ils ne sont pas. Ce n’est pas la réalité
politique. Cela les réunit plus que tout le reste
non plus. J’y tiens aux idéaux. J’y tiens parce que je trouve que
finalement. Et en même temps, c'est ce qui les
quand nous n'avons plus d'idéaux, c'est là que nous nous
éloigne. Le paradoxe est là. Ce qui les
effondrons. À cet instant-là, la porte est ouverte au cynisme, à la
rapproche les éloigne vraiment d'une manière
perte finalement de tout ce qui tient une société ensemble.
quasi insurmontable. Ils vont se croiser grâce à
C’est la recherche effrénée du seul profit. Et la cupidité, cela n’a
leurs chemins politiques. Cette passion
jamais fait tenir une société. Cela ne fait pas tenir des individus
SELINA ICH R D S que nous avons besoin d'idéaux. amoureuse se transforme en sorte de relation nonRplus. JeApense de confiance politique, sans pour autant - cela est très important et j'y tiens - sans que cela
LFC : Que souhaitez-vous que le lecteur garde à l'esprit de
efface leurs différences qui sont réelles et
ce roman ?
profondes. Puisque lui, il est de droite. Et elle, elle est de gauche. Cette différence-là n'est
AF : C’est une bonne question. Une musique. Parce que pour
jamais niée. Ils ne font pas semblant d'être en
moi l'écriture, c'est une musique. Dans les phrases, il y a une
accord. Mais, ils arrivent, au fond, à surmonter
mélodie, un rythme. C’est cette musique-là que j'aimerais qu'il
leur désaccord parce qu'il y a quelque chose de
retient, la musique de la langue.
plus grand, qui est simplement le fait de se dire qu’ils se battent pour quelque chose, pour un
LFC : Comme vous racontez des choses qui vous sont
pays pour lui, pour le peuple pour elle.
personnelles, cela engage aussi vos proches. Vous êtesvous posée cette question avant de l'écrire ?
LFC : Comment avez-vous travaillé l’écriture de ce roman ?
AF : Oui bien sûr. Je ne pense pas que le livre soit blessant ou gênant. Je me suis posée la question. Je pense qu’il faut
AF : Je prends toujours mon temps pour écrire.
donner toujours une chance aux personnages, à tous les
Cela faisait longtemps que je mûrissais ce livre
personnages, même ceux qui sont moins sympathiques. Il faut
et que je ne m'étais pas donné la liberté de le
donc respecter ces personnages. Sur le fait de dire, nous ne
faire en tant qu’élue. J’ai pris mon temps. Et je
pouvons pas non plus trop se censurer quoi que nous écrivons.
me suis attelée à la tâche avec l'impression
Parce que sinon, nous n’écrivons plus rien.
d'écrire assez lentement, chapitre par chapitre. Comme cela faisait plusieurs années que j'avais
LFC : Que pensez-vous de ce roman aujourd’hui qu’il est
cette idée en tête, j’ai pu le rédiger en un an.
prêt ?
LFC : Pour cette histoire, il n’existe pas de
AF : Je suis très contente parce que c'était tellement important
meilleur titre que le vôtre : Les idéaux.
d'écrire ce livre. Le problème, c’est qu’on n'est jamais sûr de réussir ce genre de projet, de le mener à bien. J’y pensais
AF : Tous les deux, ce sont deux idéalistes. Ce
depuis tellement longtemps que c'était devenu omniprésent.
sont des chemins différents. Et puis, les deux
Voir l'objet, c'est un immense bonheur. Surtout que cela faisait
personnages sont au fond assez idéaux aussi
douze ans que je n’avais pas publié de roman.
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AUTOMNE 2018
HERNÁN DIAZ
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : FRANCK BELONCLE LEEXTRA
Hernán Diaz est directeur adjoint de l'Institut hispanique de l'Université Columbia. En 2012, il a publié un essai, "Borges, between History and Eternity". Nous le rencontrons à Paris SELINA RICHARDS pour parler de son premier roman "Au loin" (In the distance, 2017), qui a été finaliste du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award. Une perle ! LFC : Vous publiez Au loin votre premier
Donc ce sont les différentes traditions qui ont fait de
roman qui est brillant. On dit que dans un
moi ce que je suis. Et par cet aspect-là, ce livre est
premier roman, il y a beaucoup de soi.
très proche aussi de ma vie.
Confirmez-vous ? LFC : Ce roman en effet est très personnel.
HD : Oui, je peux confirmer. Je dois préciser
Pourquoi proposez-vous cet univers d’anti-
aussi que c'est mon premier roman publié.
western ?
J'en ai écrit un autre qui n'a été publié par
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aucun éditeur. Et bien sûr, le contexte ne
HD : Pour deux raisons. Je trouve que le genre
permet pas que ce soit autobiographique
western dit qu'il est abandonné. Nous parlons de
puisque ça se passe au 19ème siècle.
littérature, pas de cinéma. C'est très important au
Seulement, ma vie a été marquée par
cinéma comme genre, mais pas en littérature. Je
l'expérience de la migration. Et donc ce livre
trouve cela très curieux parce que cela permet en
m'a permis d'aborder en fait les trois aspects,
fait de raconter de façon extrêmement glamour les
de trianguler en quelque sorte trois points qui
pires aspects de l'histoire américaine : le génocide,
étaient extrêmement importants dans mon
l'exploitation naturelle, le fétichisme des armes, le
expérience. Donc mon enfance en Suède où
racisme. Bien sûr, c'est aussi super macho, genre
j'ai grandi, les États-Unis où j'habite et
parfait, pour devenir le genre national américain et
l'Argentine. Ce roman est le contraire d'un
cela ne s'est pas passé comme cela. Pour moi, c'est
western en quelque sorte, donc un anti-
un mystère et cela m’intéresse. D'autre part, je
western. Cependant, nous pourrions aussi le
trouve assez remarquable le fait que tous les
voir comme un anti-livre de gaucho argentin.
westerns qui sont intéressants d'un point de vue
HERNAN DIAZ LFC MAGAZINE #12
littéraire commencent à sortir en fait à partir des années 50. Et donc, si un western a un certain mérite littéraire, la logique fait qu'il doit être en train en fait de se nier lui-même et de se présenter comme un anti-western. C'est aussi pour moi une énigme. C'est la deuxième énigme, donc je suis très intéressé.
SELINA
LFC : Justement, vous parlez d'énigme en écrivant ce roman. Pourtant, cela nous
Ce qu'il y avait vraiment au cœur de ce roman, c'était la solitude, l'isolement et le passage du temps. J'ai trouvé très difficile d'écrire sur un vide, donc ralentir le RICHARDS temps et de trouver une forme d'opulence, d'abondance dans le vide.
paraît quand même très construit, très étudié. Avez-vous été surpris par la tournure que l'histoire a pu prendre lors
LFC : Pourquoi avez-vous souhaité aborder la
de l'écriture ?
solitude ?
HD : C’est une bonne question. J'ai trouvé
HD : Je suis marié depuis un bout de temps. Je
cela difficile à écrire. C'était surprenant. Je
suis très heureux et ma vie a changé. Je pense
m'attendais à ce que soit plus facile. Parce
avoir eu une vie relativement solitaire, pas une
que comme je m'intéresse au genre
vie de moine, mais un petit peu en retrait. Je
littéraire. Pour moi, ce qu'il y avait vraiment
crois que la solitude est aussi intéressante en
au cœur de ce roman, c'était la solitude,
tant que problème littéraire. Comment peut-on
l'isolement et le passage du temps. J'ai
raconter la solitude sans se complaire dans une
trouvé très difficile d'écrire sur un vide,
sorte d'intériorité ? C'est cela qui m’intéressait.
donc ralentir le temps et de trouver une
La solitude met face au vaste monde, au monde
forme d'opulence, d'abondance dans le
objectif dans toute sa grandeur.
vide. LFC : Vous parlez des migrants. LFC : Vous parlez de la solitude dans sa véracité et sans ennuyer le lecteur.
HD : C’est un sujet très important pour moi. Cette thématique est au cœur du livre. Il est important
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HD : Au fur et à mesure, le roman avance, je
de comprendre que le livre a été écrit pendant le
suis passé d'un accent mis davantage sur
mandat d’Obama. Ce roman parle donc des
l'intrigue vers un accent mis davantage sur
migrants parce que c'est encore une fois ma vie.
la langue, dans les mots. J'ai le sentiment
J'ai le sentiment que dans le contexte
que les différents éléments sont plus
d'aujourd'hui, ce texte a acquis une nouvelle
linguistiques que des éléments physiques
forme de résonance. Encore une fois, le livre se
ou des points d'une intrigue.
passe dans les années 1850 et dans le contexte
HERNAN DIAZ LFC MAGAZINE #12
Recevoir un prix me désoriente. Devenir écrivain ne s'est vraiment pas passé du jour au lendemain pour moi. J’écris depuis que je suis petit garçon. C’est toute maS E Lvie. Ces récompenses INA RICHARDS sont le résultat d’un très long chemin parsemé de refus à répétition. d'aujourd'hui, c'est une façon de rappeler que les
HD : J’ai beaucoup d'admiration pour cette
États-Unis ont toujours été un pays de migrants. Et
maison d’édition. Le livre a été finaliste du
que c'est une expérience qui a connu une certaine
prix Pulitzer 2018, ce à quoi je ne m'attendais
réussite jusqu'à un certain point avec certaines
pas du tout.
conditions. C’est aussi une histoire qui est fondée sur l'exclusion et la ségrégation en commençant par
LFC : Que pensez-vous des prix littéraires ?
les Amérindiens et les autochtones qui vivaient aux États-Unis. C'est une histoire qui remonte à loin et
HD : Recevoir un prix me désoriente. Devenir
c'est cela qui m'intéressait de mettre en avant.
écrivain ne s'est vraiment pas passé du jour au lendemain pour moi. J’écris depuis que je
LFC : J’ai lu que vous avez envoyé votre
suis petit garçon. C’est toute ma vie. Ces
manuscrit par la poste. Confirmez-vous ?
récompenses sont le résultat d’un très long chemin parsemé de refus à répétition.
HD : Presque. C’est quasiment impossible aujourd'hui d'être publié aux États-Unis sans argent.
LFC : Vous êtes persévérant…
Et comme je n'ai pas d’agent. J’ai envoyé mon manuscrit à La maison CONFÉRENCE PRESSE qui
HD : Et aussi un peu dingue… Il faut se
fait appel à l'édition ouverte une fois par an. Et ils
convaincre soi-même que cela a un sens. J’ai
arrêtent une fois qu'ils ont reçu 600 manuscrits.
l’impression d’être Jack Nicholson dans
L'année dernière, au bout de 18 heures, ils ont cessé
Shining.
l’appel. Donc j'ai eu beaucoup de chance. LFC : Comment recevez-vous les avis des LFC : Que s'est-il passé après ?
lecteurs ?
HD : C'est plutôt gênant.
HD : Je suis profondément touché quand je sens que les gens sont touchés par le roman.
LFC : Vous êtes humble… Racontez-nous ! 20
C’est comme si nous vivions une
HERNAN DIAZ LFC MAGAZINE #12
Je suis profondément touché quand je sens que les gens sont touchés par le roman. C’est comme si nous vivions une ommunion profonde entre nous. C'est un livre dans S E L I N A R I C H A R D Sde cœur. Donc si lequel j'ai mis énormément les lecteurs le perçoivent, c'est quelque chose qui me rend très heureux, qui me touche. communion profonde entre nous. C'est un livre
LFC : Avez-vous terminé
dans lequel j'ai mis énormément de cœur.
d’écrire votre prochain livre ?
Donc si les lecteurs le perçoivent, c'est quelque chose qui me rend très heureux, qui
HD : Vous êtes dingue ! Rires.
me touche. LFC : Nous ne pouvons rien LFC : Dans votre roman, vous êtes joueur,
vous cacher. Rires.
car vous proposez des passages répétés. C’est perturbant. Pourquoi ?
HD : C’est difficile l’écriture. J'écris des nouvelles. Je suis
HD : Je voulais que le lecteur soit aussi perdu
donc sur des textes plus
que le personnage, qu'il se dise : mais attend là,
resserrés et sur des
cela ne vient pas juste de se passer ? Je reçois
thématiques plus diversifiées.
au moins une fois par semaine un email qui me dit : il faut parler à votre éditeur, il y a un
LFC : Sachez que nous
problème, certains passages se répètent.
sommes pressés de vous lire.
LFC : Certains ne comprennent pas vos
HD : C’est un grand honneur.
subtilités littéraires.
Merci pour votre intérêt. Patience pour lire les
22
HD : Cela me rend très content, d'une manière
nouvelles. J’y travaille
un peu perverse.
sérieusement.
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AUTOMNE 2018
PAR LAURENT BETTONI PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE
ENTRETIEN INÉDIT
RUBY NAMDAR
LFC : Davantage qu’un livre sur la crise de milieu de vie, ne s’agit-il pas plutôt d’un livre sur la perte de confiance en soi de l’homme blanc de 50 ans, qui serait devenu le nouvel ennemi à abattre, dans notre société ?
RN : Bien sûr, c’est absolument cela. Andrew a tout pour lui. C’est un brillant professeur admiré par ses étudiants et ses collègues, un homme dont la compagnie est prisée par ses amis – tout le monde suit ses conseils et
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Pour ce premier roman, Ruby Namdar a obtenu le prix Sapir, l’équivalent israélien du Goncourt. Mais en plus festif (pas difficile) et avec un résultat moins prévisible (pas difficile non plus). Jugeons plutôt. L’identité des jurés demeure inconnue jusqu’à la cérémonie ou presque. Impossible, donc, pour les éditeurs, de SE L I Nfaire A R Ila C Hdanse A R D S du ventre ou d’exercer des leur pressions sur eux, des mois à l’avance, pour les influencer. La cérémonie est retransmise à la télévision, en présence des cinq auteurs sélectionnés et de leurs familles, dans le cadre d’un programme qui ose mêler à cette belle littérature de la musique et du divertissement. Et, cerise sur le gâteau, le lieu de résidence du lauréat importe peu, puisque Ruby Namdar vit en réalité à New York. Seule la qualité du texte compte. On croit rêver ! Un peu comme si, en France, un roman autoédité pouvait concourir au prix Renaudot sans provoquer un début de Troisième Guerre mondiale aussi injustifié que ridicule… Bref. Ainsi donc, le prix Sapir a récompensé cette année l’histoire d’Andrew Cohen, un professeur d’université de l’Upper West Side, âgé de 50 ans, à qui tout réussit, que tout le monde envie et adule jusqu’au jour où des visions apocalyptiques et religieuses l’assaillent. L’idole chute alors de son piédestal et entame une descente aux enfers. Irréversible ou non, vous le saurez en lisant le roman "La maison de ruines" (Belfond) dont nous discutons maintenant avec Ruby Namdar.
ses avis – c’est un esthète
yorkais, ce qui est vraiment l’apogée d’une vie pour ceux de son
doublé d’un intellectuel,
entourage.
rien ni personne ne lui
Alors il sent peut-être de l’envie, de la jalousie, voire des reproches
résiste et, pour couronner
cachés, dans l’admiration qu’il suscite. On ne sait pas vraiment, mais
le tout, il habite dans un
quoi qu’il en soit, sans que rien ne semble en être à l’origine, il va
super appartement new-
traverser une crise profonde, à travers des visons de rites anciens et
RUBY NAMDAR LFC MAGAZINE #12
religieux. À ce sujet, il faut savoir que Cohen n’est pas un nom anodin. Pour la plupart des gens, il s’agit d’un nom classique juif, mais en fait ce n’est pas un nom, c’est un titre de prêtre ancien. Et Andrew va découvrir qu’un de ses ancêtres était un prêtre.
SELINA
Attention, je n’ai pas écrit un livre sur la religion mais un livre qui utilise les codes de la religion pour parler du déclin de l’homme blanc. Je montre la perte de confiance et de pouvoir de l’homme blanc, en le restituant dans son genre, dans sa masculinité. LFC : Quel rôle les femmes vont-elles jouer dans la masculinité d’Andrew et, plus généralement, dans son effondrement psychologique ?
Il est sincèrement aimant, gentil, et c’est inconsciemment qu’il laisse ses femmes en ruine les RICHARDS unes après les autres (d’où le titre du livre). professeur. Éthiquement, c’est donc irréprochable. Mais cela interroge tout de même sur ce pouvoir qu’il exercerait sur elle. Elle est magnifique et a quelque chose d’exotique. Et elle va finir par montrer qu’elle est capable de bien plus que ce qu’Andrew ne le pensait. Elle va finir par se rebeller.
RN : Il faut d’abord présenter toutes les femmes d’Andrew !
Enfin, il y a une dernière femme dans la vie
Linda est son ex-épouse, avec qui il a gardé
d’Andrew, sa mère. Elle n’est ni vraiment vivante
d’excellents rapports. Ensemble, ils ont eu
ni vraiment morte mais souffre de la maladie
deux filles. Rachel, l’aînée, s’identifie
d’Alzheimer. Avec elle, il ne peut plus avoir de
beaucoup à Andrew. C’est une belle jeune
relation à proprement parler. Il en ressent une
femme, intelligente, brillante, mais aussi très
grande culpabilité. Cette situation jette un voile
en colère. Elle aime son père tout en lui
d’ombre sur lui.
voulant de les avoir laissé tomber, sa mère, sa
26
sœur et elle. Allison, la cadette, n’avait que
Les rapports vont totalement s’inverser, entre
2 ans quand Andrew a quitté sa mère. Leur
Andrew et ses femmes. Au début du roman,
relation est moins complexe car elle est plus
chacune occupe une place bien attitrée dans sa
jeune que Rachel. Il y a de la tendresse et de
vie, une place qu’il leur attribue, lui et lui seul, et
la protection entre eux. Ce qui est paradoxal,
que chacune accepte de bonne grâce car il
car c’est justement pour fuir les
n’agit jamais avec méchanceté ni autoritarisme.
responsabilités qu’Andrew a quitté Linda.
Il est sincèrement aimant, gentil, et c’est
Il a commencé son histoire avec Ann Lee, sa
inconsciemment qu’il laisse ses femmes en ruine
jeune maîtresse, lorsqu’il n’a plus été son
les unes après les autres (d’où le titre du livre).
RUBY NAMDAR LFC MAGAZINE #12
De nos jours, les gens veulent prendre un livre pour se divertir. Ils veulent un truc léger, pas compliqué, qui leur parle de choses qu’ils savent déjà mais dans des termes qui les font se SELINA RICHARDS sentir intelligents et cultivés.
LFC : Vous décrivez votre livre comme ambitieux et ajoutez qu’il exige l’engagement du lecteur. Que voulez-vous dire par là ?
RN : J’ai mis dix ans à l’écrire. C’est un peu ma baleine
Donc on ne commence à les voir qu’à travers son
blanche de Moby Dick, la plus
regard à lui. Et progressivement, elles passent de
grande chose que j’ai faite
personnages en deux dimensions, sans
dans ma vie. Cela a exigé
envergure, à des personnages à trois dimensions
beaucoup de temps, de
avec une vraie profondeur. Et on assiste à un
disponibilité, d’énergie. Donc,
beau retournement, puisqu’on finit par voir
oui, j’attends un minimum
Andrew à travers leurs yeux à elles. Cependant,
d’efforts de la part de mes
dans la mesure où Andrew n’a jamais été
lecteurs pour le lire.
méchant avec elles, elles ne sont animées par aucun esprit de vengeance, elles aiment toutes
De nos jours, les gens veulent
beaucoup Andrew. Elles veulent simplement
prendre un livre pour se
rétablir l’équilibre dans leurs relations avec lui.
divertir. Ils veulent un truc léger, pas compliqué, qui leur
LFC : Le titre de votre livre, La Maison de ruines,
parle de choses qu’ils savent
repose sur une jeu de mot, pouvez-vous nous
déjà mais dans des termes qui
l’expliquer ?
les font se sentir intelligents et cultivés. À ceux-là, je dis
RN : En hébreu, qui est la langue dans laquelle
simplement : Passez votre
j’ai écrit le roman, le mot qui désigne la maison
chemin si vous cherchez ça
revêt plusieurs significations. Le premier sens est
dans mon livre. Moi, je veux
le sens premier d’habitation. Mais le terme peut
vous emmener dans quelque
également désigner un ancien temple hébreu,
chose de plus grand, quelque
ceux qui vivent sous le même toit, les
chose qui va nécessiter de la
descendants et le corps.
disponibilité mentale, de l’ouverture d’esprit, de la
28
En l’espace d’un an, le temps du récit, Andrew va
culture. Ce n’est pas un livre à
perdre toutes ces maisons. Et la dernière ruine,
lire passivement, il faut pouvoir
c’est Andrew lui-même.
se dépasser.
RUBY NAMDAR LFC MAGAZINE #12
LFC : D’accord, c’est un roman érudit. Mais il n’est pas élitiste pour autant. Vous recourez beaucoup à l’humour. De quelle manière l’injectez-vous ?
RN : Je ne suis pas allé dans le registre de
Le cinéma est aussi très important pour moi, surtout les cinéastes italiens comme Fellini et Pasolini.
l’humour juif new-yorkais, on ne rit pas aux éclats, je ne raconte pas de blagues. Mon
LFC : À propos d’influences, on croit reconnaître dans ce
comme Woody Allen et Philip truc, ici, c’est la satire. Je parodie un milieu, S E L I N Aroman R I Ccelle H A d’auteurs RDS
le milieu érudit new-yorkais, dont Andrew
Roth. Quelles sont les autres ?
et moi-même faisons partie. Il y a aussi pas mal d’ironie sur le New York (et le monde)
RN : Je citerais en plus Saul Bellow et Bernard Malamud.
capitaliste.
Mais le cinéma est aussi très important pour moi, surtout les
J’ai été largement influencé par les
cinéastes italiens comme Fellini et Pasolini.
écrivains européens, qui savent manier
On peut déceler beaucoup de Bergman, dans mon livre.
mieux que personne la tragédie et la satire.
J’ai été très influencé par les cinéastes européens (russes,
Par exemple, j’ai étudié Madame Bovary,
français, allemands). Je citerai en plus Wim Wenders aussi
lorsque j’étais jeune, et cela m’a beaucoup
dans mes influences. Le langage cinématographique est
marqué. J’aimerais m’inscrire dans cette
très important, et j’utilise le même registre de langage dans
lignée d’auteurs.
mes livres.
130
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
JENNIFER EGAN
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE
Jennifer Egan écrit des fictions en tous genres. Elle remet son titre en jeu à chaque livre. Aujourd'hui, l'auteure américaine de "Qu'avons-nous fait de nos rêves?", prix Pulitzer 2011, nous parle de S E L I N A R roman I C H A R D S "Manhattan Beach" son nouveau (Robert Laffont), un New York portuaire des années 40, Brooklyn sous la Seconde guerre mondiale. Rencontre dans un hôtel cosy au cœur de Paris. LFC : Jennifer Egan, vous publiez
LFC : Parlons de Manhattan Beach. Au début du
Manhattan Beach. Que représente la France
roman, votre héroïne Anna Kerrigan a douze ans.
pour vous ?
Pourquoi avez-vous souhaité nous parler de cette héroïne dès son enfance ?
JE : Je ne dirais pas que la France représente vraiment quelque chose pour moi. Je pense
JE : C'est une très bonne question. J’ai rédigé ce
que la France, c’est le bon goût, les bonnes
livre entre 2005 et 2010. Je savais que j'allais écrire
choses, la bonne cuisine, la beauté en tout,
à propos d’un chantier naval et qu’une femme
l’architecture. C'est vraiment un bel endroit.
travaillerait au cœur de ce chantier naval. Je croyais
Et Paris est une très belle ville. Nous, les
que j'allais commencer à écrire avec une femme. Et
Américains, nous aimons tout ce qui est
puis, ce n’était pas du tout mon intention, c'est
français.
arrivé comme ça. La voix de cette adolescente de douze ans a été une surprise pour moi. Quand
LFC : Votre roman Manhattan Beach sera en
j’écris, un imprévu surgit parce que je ne
librairie lors de la rentrée littéraire. Vos
commence pas par un plan.
impressions ? LFC : Pouvez-nous dire si l’histoire a démarré à
JE : De nombreux livres sont en librairie. Je
partir du personnage ou à partir de la période
suis très heureuse que Manhattan Beach soit
que vous évoquez ? Comment est né ce roman ?
proposé aux lecteurs français dans une
D’une anecdote, d’un fait divers ou d’un fait
période d’euphorie, un moment où les
historique ?
médias laissent davantage de place aux livres. C’est un bon moment. 32
JE : L’histoire est surtout née de l’époque. Je savais
JENNIFER EGAN LFC MAGAZINE #12
que je voulais écrire sur New York pendant la guerre. Je commençais à regarder les images. J'étais frappée parce qu'il y avait quasiment toujours le bord de mer dans les images pendant la guerre. Ces dernières m’ont amenée sur le bord de mer àSBrooklyn, ELINA au cœur de ce chantier naval qui m'a amenée vers la plongée. LFC : Manhattan Beach est une plongée dans New York, avec les marins, les
Je ne sais pas donner un message particulier, ni dire quelque chose de précis. Ce que je préfère dans RICHARDS l’écriture d’une fiction, c'est de poser des questions au lieu de répondre.
gangsters et la Seconde Guerre mondiale. Comment avez-vous fait pour reconstituer
premier jet comprend 1400 pages manuscrites.
aussi bien cette période-là ?
Je les retape. À cet instant, je travaille un plan très détaillé et assez long. À cette étape, je
JE : C'était plus difficile que j'aurai cru. Écrire
reprends à la main la révision, chapitre après
sur des gens qui travaillent exige de la
chapitre, en reprenant mon plan. Je numérote
précision parce qu'il faut vraiment connaître
les différentes versions.
les différents métiers évoqués dans le livre. Les criminels ont aussi des métiers différents
LFC : Dans ce roman, le métier de votre
au sein de la mafia. Pour écrire ce roman, j’ai
personnage principal, Anna, est un métier
utilisé les techniques d'un journaliste. J’ai
d’homme. Ce qui n'est pas rien à cette
réalisé des recherches dans les
époque. Elle répare les navires qui aident les
bibliothèques. J’ai mené des entretiens. J’ai
États-Unis à remporter la guerre. Que vouliez-
enquêté comme une détective.
vous dire à travers ce personnage ?
LFC : Comment s’est passée l’écriture de
JE : Je ne sais pas donner un message
ce roman ?
particulier, ni dire quelque chose de précis. Ce que je préfère dans l’écriture d’une fiction, c'est
34
JE : J’ai commencé par les recherches. Et
de poser des questions au lieu de répondre. Je
puis, je me suis consacrée à la rédaction du
voulais surtout écrire une histoire qui était
livre. Le premier jet, je le rédige toujours à la
intéressante, agréable à lire et qui allait plaire
main, sans réfléchir, comme dans un état de
aux gens. Dans ce roman, j’aborde la force
méditation. C’est très impulsif. Quand j'écris,
féminine et son interaction avec le monde. En
je veux être surprise. J’écoute l’inspiration. Je
général, quand j'écris, j'ai une tendance à écrire
me surprends moi-même, et c’est un
beaucoup plus du point de vue masculin avec
sentiment qui me rassure face à l’ennui. Le
des personnages principaux masculins. Cette
JENNIFER EGAN LFC MAGAZINE #12
JE : Chaque livre comporte ses difficultés. Ce
J'aime ajouter de la complexité sans abîmer la puissance narrative du livre. SELINA
ne sont jamais les mêmes obstacles. Dans celui-là, j'étais obligée d’être à l'aise, confortable avec le milieu technique des métiers ainsi que le contexte historique. Ce qui était encore plus difficile, c'était d'être extrême et de faire sortir des R I C Hdrôle, A R Dd'être S absurdités et d’en créer au sein de la Seconde Guerre mondiale. Afin de proposer
fois-ci, le personnage principal est une femme. Elle est le centre de l'histoire. LFC : Dans votre roman, vous proposez au lecteur plusieurs sujets : un contexte de Seconde Guerre mondiale, une enquête sur les raisons de la séparation du père de votre héroïne, la relation entre le père et la fille, la condition féminine… Le monde change avec la guerre et votre héroïne est en quête également.
JE : Ce qui est marquant dans le roman, c’est le pouvoir américain au niveau mondial. Ce qui m'intéressait était de savoir comment tout cela a commencé. Une fois le contexte de l’époque en place, j'aime bien en effet aborder de nombreux sujets si différents. La condition féminine, le rôle des femmes lors de la guerre, la famille, la mère, le père, la fille, tous ces sujets avec un traitement littéraire oscillant entre roman noir et roman de guerre. Une fiction également qui comprend un zeste de mystère. J'aime ajouter de la complexité sans abîmer la puissance narrative du livre. LFC : Avez-vous rencontré des contraintes lors de la création de ce roman ?
36
plus de profondeur et de subtilité à l’histoire. LFC : Pour le roman Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, vous avez obtenu le prix Pulitzer. Quels sont vos sentiments ?
JE : J’ai gagné de nombreux lecteurs. Je pense que je ne serais pas là aujourd’hui, en France, à Paris, en train de répondre à vos questions, si je n’avais pas eu ce prix. J'ai eu beaucoup de chance. C'était incroyable, je suis chanceuse. J’ai connu une période difficile dans l’écriture sur le prochain livre. Je trouvais que le livre était trop rigide. Je n'arrivais pas à dépasser cet obstacle. J’ai commencé à paniquer complètement. En effet, c’était la pression du prix Pulitzer. Je commençais à croire que je ne savais plus écrire. J’ai réussi à débloquer la création littéraire quand j’ai lâché du lest. Si je n'y arrive pas, ce ne sera pas la fin du monde. Cela m’a permis de continuer. LFC : Manhattan Beach a très bien été accueilli aux Etats-Unis. Soulagée ?
JE : Oui, un soulagement immense. Ce livre est vraiment un rêve devenu réalité.
JENNIFER EGAN LFC MAGAZINE #12
nouvelle rubrique
AU-DELÀ DES CLICHÉS
TROIS IMAGES EN DISENT AUTANT QU'UN ENTRETIEN
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LFC Magazine #12
ALAN HOLLINGHURST LE ROMANCIER ANGLAIS DIT OUI POUR UN SHOOTING FRENCH TOUCH
NO. 12 // GRATUIT
Shooting
livre I au-delà des clichés Photographies exclusives par Céline Nieszawer Leextra
QUELQUES INFOS "La Ligne de beauté" (Fayard, 2005), son quatrième roman, lauréat du Man Booker Prize 2004, En France, le grand public l’a surtout découvert avec "L’Enfant de l’étranger"(Albin Michel, 2013), qui reçut le Prix du meilleur livre étranger. Avec « L’Affaire Sparsholt », le romancier anglais parcourt soixante ans d’évolution de la société britannique. Epoustouflant.
39
LFC Magazine #12
ALAN HOLLINGHURST
livre I au-delà des clichés
40 | LFC Magazine #12
Texte : Christophe Mangelle
ROMAN MAGISTRAL
sublime
nouvelle rubrique NO. 12 // GRATUIT
Shooting AU-DELÀ DES CLICHÉS
TROIS IMAGES EN DISENT AUTANT QU'UN ENTRETIEN
AMOR TOWLES LE GENTLEMAN LITTÉRAIRE À PARIS
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LFC Magazine #12
livre I au-delà des clichés Photographies exclusives par Philippe Matsas Opale
AMOR TOWLES
QUELQUES INFOS Numéro un des ventes aux États-Unis où il figure depuis plus d’un an sur la liste des best-sellers du New York Times, Un gentleman à Moscou s’est quant à lui vendu à un million d’exemplaires
Un gentleman à Moscou sera prochainement adapté en série télévisé par Tom Harper, avec Kenneth Brannagh dans le rôle titre.
Un gentleman à Moscou a été distingué comme l’un des meilleurs livres de l’année 2016 par le Chicago Tribune, le Washington Post, le Philadelphia Inquirer et le San Francisco Chronicle.
42
LFC Magazine #12
livre I au-delà des clichés
LA RÉVÉLATION
recommandé par Barack Obama
43 | LFC Magazine #12
Texte : Christophe Mangelle
nouvelle rubrique NO. 12 // GRATUIT
Shooting AU-DELÀ DES CLICHÉS
TROIS IMAGES EN DISENT AUTANT QU'UN ENTRETIEN
DAN CHAON "UNE DOUCE LUEUR DE MALVEILLANCE" DANS LA PREMIÈRE SÉLECTION DU GRAND PRIX DE LITTÉRATURE AMÉRICAINE.
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LFC Magazine #12
livre // au-delà des clichés DAN CHAON
QUELQUES INFOS Plongée dans les ténèbres, celles d’un homme submergé par ses propres contradictions et les failles de sa mémoire, Une douce lueur de malveillance est un livre virtuose et vénéneux.
Une écriture glaçante, une inventivité littéraire qui bouscule les structures du roman contemporain : rarement un écrivain aura su explorer le mystère de l’identité avec un réalisme aussi obsédant.
« Nous n’arrêtons pas de nous raconter des histoires sur nous-mêmes. Mais nous ne pouvons maîtriser ces histoires. Les événements de notre vie ont une signification parce que nous choisissons de leur en donner une. » DAN CHAON Photographies exclusives par Céline Nieszawer Leextra
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LFC Magazine #12
UNE MÉCANIQUE ROMANESQUE DE PRÉCISION GLAÇANTE
vertigineux
livre // au-delà des clichés
46 | LFC Magazine #12
Texte : Christophe Mangelle
LFC MAGAZINE
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#12
| AUTOMNE 2018
ROMAIN SLOCOMBE ENTRETIEN INÉDIT
PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : CÉLINE NIESZAWER LEEXTRA
Léon Sadorski, le pire des salauds et le meilleur des enquêteurs, est de retour dans cette troisième enquête "Sardoski et l'ange du péché" (La bête noire/Robert Laffont) sous la plume incisive de Romain Slocombe. boucle la trilogie S E L I N ACette R I C H Afiction RDS Sardoski. Mais Romain Slocombe en a-t-il vraiment fini avec Léon Sadorski ? Rencontre pour une séance de photos et un moment d'échange passionnant.
LFC : Vous publiez la troisième enquête de
Commandant. Mais je reconnais que je suis plutôt
l’inspecteur Sardoksi Sardoski et l’ange du
comme un coureur de marathon. Je suis à l'aise
péché. Chaque fois, chaque livre est en
avec les histoires dans lesquelles de nombreux
librairie au moment de la rentrée littéraire.
personnages se donnent la réplique. J’aime décrire un univers, en particulier celui du Paris de
RS : Oui. L’éditeur me suit. Il y a une approche
l’occupation. Parler des habitants d'un immeuble
littéraire dans les trois livres. L'écriture
du 4e arrondissement et de la vie d'un policier. Tout
littéraire est au service de quelque chose de
est raconté à la manière d'un thriller parce que
plus page turner. Nous sommes dans une
d'abord le sujet s'y prête. C'est une époque où il y a
collection qui a cette exigence-là. Je n'écris
souvent de mauvaises surprises à tous les coins de
pas des romans pour ennuyer les gens. Il y a
rue. Et puis, le personnage est un policier et
suffisamment de romans soporifiques dans
pourtant, pour moi, ce ne sont pas des romans
les librairies. Donc autant écrire des histoires
policiers au sens où il y a une intrigue
où le lecteur a envie de tourner la page, qu’il
spécifiquement policière avec un meurtre au début.
soit pris par l’histoire.
C'est plutôt la vie d'un personnage qui est pris dans des histoires extrêmement sombres. Et il se trouve
LFC : Au fur et à mesure, vos romans sont
qu'il est policier de métier, et à une époque très
de plus en plus épais.
particulière.
RS : Oui, celui-là est particulièrement gros.
LFC : Il est fascinant dans le mal.
C'est vrai. J'ai eu d'autres succès qui étaient des livres courts comme Monsieur le
48
RS : Oui.
ROMAIN SLOCOMBE LFC MAGAZINE #12
LFC : Même si dans ce livre, votre personnage est nuancé.
RS : Oui. De toute façon, je suis contre les trucs manichéens, c’est-à-dire que le personnage est entièrement mauvais ou entièrement pur. Nous sommes tous plus
ELI NA complexes que cela. D'autre part, enS tant que personnage principal d'un roman, je me méfie beaucoup des livres où le personnage est
J’aime le héros antipathique. Les lecteurs les RICHARDS aiment aussi.
vraiment d'un angélisme ou d'une pureté blanche. Je prends évidemment le contrepied de cette démarche. J’aime le héros antipathique. Les lecteurs les aiment aussi.
commissariat, les embarquer, etc. Et puis,
C'est plus original. Et cela m'intéresse de
parfois, il a envie juste pour changer de protéger
montrer justement le mal à travers quelqu'un
quelqu’un. C’est extrêmement troublant pour le
qui l'exerce, qui est au service du mal alors
lecteur.
qu'il est policier. Et qu'il est censé faire régner l’ordre et représenter le bien. Et puis,
LFC : L’inspecteur Sardoski n'est pas à une
j’apprécie d'en faire un personnage qui
contradiction près.
représente en un sens le mal, mais qui n'est pas intégralement noir. D’abord, parce que
RS : Comme nous tous d’ailleurs. Et je ne sais
les personnages intégralement noirs sont
même pas s'il les assume. Mais en tout cas, moi,
assez rares. Et aussi parce qu'il représente un
je les assume parce que je le sens comme cela
rôle très ambigu qui est celui de la police
ce personnage. Il capable de volte-face, d'actes
française. Précisons que la police française
parfois surprenants. Dans une situation assez
sous l'occupation n'était pas forcément pro
difficile que le lecteur découvrira dans le roman,
allemande. Nous pouvions avoir des policiers
il est pris entre le marteau et l'enclume.
patriotes qui pouvaient, même par patriotisme, ou soi-disant patriotisme, se
LFC : Sardoski arrête une personne qu’il
mettre au service des Allemands par exemple
envoie en camp de concentration. Une fois
ne serait-ce pour redorer le blason de la
qu’elle y est…
police française et lui donner l'autorisation de
50
travailler.
RS :…Il essaie de la faire sortir. C'était plus
C’est donc beaucoup plus complexe. C'est un
intéressant pour l’intrigue. Cela offre du
type qui a ses lubies. Quelquefois, il va faire
suspense. Parce que bien évidemment, le
ce qu'il fait d'habitude comme demander les
lecteur espère que cette personne va sortir de
papiers des gens, les consigner au
Drancy. Et qu'elle ne soit pas déportée. C'est
ROMAIN SLOCOMBE LFC MAGAZINE #12
Le cinéma français sous l'occupation est un cinéma absolument fascinant. Il y a eu de grands chefs d’œuvres et aussi de nombreux Snavets. sur ce E L I N A R I C H A RÉcrire DS sujet était passionnant. basé sur une histoire vraie. J’ai l'impression que le
RS : Il cache une juive chez lui. Il vit une
personnage inclinait à faire cela. Cette femme a été
situation extrêmement insolite pour un
dénoncée par un policier pour récupérer de l’argent
policier. Ce serait à la limite possible pour un
qui est à elle. On lui tend un piège. Ce policier a
policier résistant qu’il puisse faire ce genre
menti quand il a averti la préfecture de police. Cette
de chose. Il y a eu des cas. Mais là, c'est le
histoire a des échos contemporains. Et cela énerve
contraire d'un policier résistant. Il est
beaucoup Sadorski. Il a l'impression de s'être fait
surnommé le bouffeur de juifs. Il dirige le
avoir. Donc, il rechigne finalement à laisser cette
rayon juif. Et depuis 1941, il passe sa vie à
histoire se passer comme cela. D’abord, il veut en
arrêter des juifs. Et en plus, ils déforment la
savoir plus. Comme il est vénal, il se dit qu'il y a de
vérité afin que ces gens soient à la fois
l'argent à se faire. Il imagine récupérer la somme en
déportés et otages. Avant même d'être
question pour lui-même. Au fur et à mesure de ses
déportés, ils peuvent être fusillés à Suresnes.
efforts pour faire sortir cette juive de Drancy, il va
Parce que les Allemands réclament des juifs
faire le tour de toute l'administration française, des
communistes. Et que Sardoski rajoute
médecins qui font des certificats de complaisance,
l'étiquette communiste sur des juifs qui ne le
etc. Il va apprendre lui-même certaines choses au
sont pas.
passage et révéler le rôle de l'administration
52
française dans la déportation des juifs Français ou
Donc c'est une contradiction évidente
étrangers. Évidemment, en priorité les étrangers,
énorme. Néanmoins, il y a une raison : le
puisque ce sont les juifs et notamment les Polonais
sexe. Tout simplement. Puisqu'il est obsédé
qui ont été les plus grandes victimes de la Shoah
sexuellement par cette jeune fille. Ce qui le
française.
rend encore plus trouble.
LFC : Sardoski est ambigu : il dénonce toute la
LFC : Le dénouement de cette troisième
journée les juifs et il cache chez lui cette
enquête est une vraie promesse. Nous
adolescente.
étions touchés.
ROMAIN SLOCOMBE LFC MAGAZINE #12
RS : Sans dévoiler la fin pour les lecteurs qui vont le lire, je peux vous dire que cette phrase est venue toute seule. Mon éditeur m’a demandé de faire une fin la plus forte possible. Il n'était pas entièrement satisfait de mon premier jet sur la fin. Sur le reste, il était très content. De moi-même, je me suis posé des questions. Et je me suis rendu compte que dans les deux précédentes enquêtes, S E L IàN A
Ces trois livres font un ensemble. C’est certain. Pour la suite, je réfléchis… RICHARDS
la fin, il y avait des phrases terribles, comme une sorte de match final. Subitement, j'ai eu
LFC : Qu’aimeriez-vous que l'on retienne de ces
l'idée de cette phrase-là qui est une sorte
trois romans ?
d'horreur nouvelle à laquelle personne n'avait pensé. Et qui est assénée aux lecteurs
RS : Je voudrais que les gens comprennent bien
sans lui donner de réponse.
que nous sommes une société maintenant où tout est beaucoup plus facile. Même la communication
LFC : Et ça marche ! Aurons-nous des
est beaucoup plus rapide. S'il y avait eu la rafle du
réponses dans la prochaine enquête ?
Vel d'Hiv aujourd'hui, Facebook aurait été bombardé de photos avec les téléphones portables.
RS : Pour le moment, c'est une trilogie.
Il n'existe pas une seule photo de l'intérieur de la
Néanmoins, je ne m'interdis pas évidemment
rafle du Vel d'Hiv. Et il existe seulement une photo
de raconter la suite. Je suppose que le
prise de l'extérieur avec les cars sous la pluie. Parce
lecteur va vouloir savoir ce qui se passe
qu'il a plu à un moment donné. Ceci dit, les
après.
réactions des gens sont semblables. Par exemple, nous n’avons pas envie de nous mouiller. Nous
LFC : Peut-on espérer une nouvelle
n’avons pas envie d'aider des réfugiés aujourd’hui.
enquête ?
Nous n’avons pas envie d'avoir des emmerdes avec la police. Même si ce seraient des emmerdes
RS : Ces trois livres font un ensemble. C’est
beaucoup moins graves qu'avaient les gens qui
certain. Pour la suite, je réfléchis…
aidaient les juifs à l'époque. Donc, tous ces réflexes dans toutes sociétés peuvent s'effondrer assez
LFC : Vous parlez du cinéma sous
rapidement. Et si les juifs ont été les premières
l’Occupation dans cette troisième
victimes de l'occupation, c'est parce qu’une société
enquête.
qui les protégeait plus ou moins, enfin la société française de l'époque, s'est effondrée. Cela a été la
54
RS : Oui. Cela m'intéressait beaucoup. Le
loi de la jungle après pendant quatre ans. Et
cinéma français sous l'occupation est un
également des héroïsmes aussi de gens. Je ne sais
cinéma absolument fascinant. Il y a eu de
pas s'il y a des gens qui pourraient être aussi
grands chefs d’œuvres et aussi de nombreux
courageux que ces gens qui ont vraiment donné
navets. Écrire sur ce sujet était passionnant.
leur vie pendant l'occupation.
JÉRÉMY FEL PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA
ENTRETIEN INÉDIT LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
Jérémy Fel, c'est la fiction familiale horrifique à lire. Après "les loups à leur porte", le jeune auteur revient avec "Helena" (Rivages), un roman construit comme S E L Iune N A R série I C H A R DTV S qui rend hommage à une Amérique "fantasmée" dans les films. Ce roman s'adresse à tous et en particulier à ceux qui frissonnent en lisant Stephen King. Rencontre.
LFC : Comment l'idée de ce deuxième
JF : Oui. Je ne dis jamais : je vais écrire l'histoire de…
roman est-elle née ?
Cela va se finir comme cela. J'avais l’embryon de
l’histoire, donc la nouvelle, et en écrivant, j'ai JF : Au début, c'était une nouvelle. Je crois
imaginé ce qui s'est passé.
que c'est la première nouvelle que j'ai écrite il y a dix ans. Elle s'appelait Swing.
LFC : Tommy et Norma nous font étrangement
C'est une nouvelle que je voulais écrire un
penser aux personnages de la série Bates Motel.
peu comme Massacre à la tronçonneuse. Une jeune femme qui tombe en panne
JF : Absolument. Je l'ai écrit avant ce roman. Quand
dans le Kansas… Les passages étaient très
j'ai regardé la série, je me suis dit : mon Dieu ! Et en
différents à l’époque. Lors de l’écriture, je
plus, elle s'appelle Norma ! Si Helena était un film,
me suis rendu compte que le personnage
l’actrice qui joue Norma serait parfaite dans le rôle.
qui m'intéressait le plus n'était pas Hayley,
Après, mon personnage de Tommy n'est pas un
cette jeune femme. C'était plutôt Norma et
tueur en série comme dans la série. C'est un enfant
Graham. C'est une éditrice qui m'a conseillé
blessé qui soulage sa douleur parce qu'il viole les
d'en faire un roman. Je me suis dit : je vais
gens qu'il va tuer.
en faire un court roman. Et bien évidemment, ce roman est devenu
LFC : Vous parlez de la relation mère et fils.
beaucoup plus long. JF : Ah, ça oui ! D'ailleurs pour comprendre le titre
56
LFC : Le roman Helena s’est donc
du livre, il faut comprendre que le thème principal :
construit au cours de l'écriture.
c'est la relation entre des mères et leurs enfants.
JÉRÉMY FEL LFC MAGAZINE #12
Chaque personnage a un rapport propre à sa mère et son père aussi d’ailleurs. Mais la mère, c'est particulier. LFC : Les enfants que nous sommes deviennent des adultes sous l'influence de leur mère. Qu’en pensez-vous ?
SELINA
JF : Je pense que oui. Nous savons que tout se fait dans l'enfance, que la vie se
décide par rapport à ce que nous avons
Je voulais imaginer ce roman comme quelque chose qu'on ne peut pas lâcher. Mon objectif est que RICHARDS le lecteur tourne les pages avec envie.
vécu dans l’enfance. Je suis très mauvais pour donner un sens à ce que j’écris. Écrire, c'est aussi un travail important dans l’inconscient. Je me suis rendu compte que je parlais peut-être aussi de mes rapports à mes parents. Mais vraiment à la fin du livre. Je pense évidemment que les personnages se forgent par rapport à la relation qu'ils ont avec leur mère en
LFC : La lecture de ce roman est addictive comme une série TV.
JF : Merci. Car je souhaitais un roman avec un rythme haletant. J'ai travaillé sur un projet de série TV que je vais continuer en tant que créateur. Je me rends mieux
particulier.
compte maintenant comment se construisent les séries.
Hayley a une mère qui n'est pas là. Sa mère
Je voulais l’imaginer comme quelque chose qu'on ne
est totalement différente de ce qu'elle imagine. Elle rencontre une mère très présente comme Norma qui met en danger aussi ses enfants. Elle est très pesante et très détestable par certains aspects. Norma arrive à maintenir un équilibre superficiel.
Je ne voulais pas structurer ce roman comme une série. peut pas lâcher. Mon objectif est que le lecteur tourne les pages avec envie. LFC : 700 pages avalées en 3 jours. Les réseaux sociaux encensent le bouquin. Mission accomplie ?
JF : Je ne vois que des avis positifs de la part de
LFC : Le fils de Norma, Graham est plus
nombreux libraires, de lecteurs et de critiques
structuré à la différence de Tommy.
littéraires. Même si tout se passe bien, je reste prudent. Publier un roman, c’est s’exposer. Comme je suis d’une
FJ : Il est plus structuré aussi parce que Norma lui a donné inconsciemment un amour très particulier. Un amour qu'elle n'a pas donné à Tommy. Et c'est un amour encore différent de celui qu'elle donne à sa fille. 58
nature sensible, je suis vigilant, car je ne suis pas à l’abri d’un mauvais papier ou d’une critique violente. Mais pour l’instant, ce roman reçoit un accueil chaleureux et inespéré. LFC : Avec ce roman, nous découvrons une nouvelle
JÉRÉMY FEL LFC MAGAZINE #12
J’aime en tant que lecteur que l’auteur me parle à sa façon. Entendre sa voix. SELINA
RICHARDS
voix.
LFC : Selon nous, Helena peut séduire un large lectorat. Qu’en pensez-vous ?
JF : Une voix. Merci. Ce compliment me touche. Les romans que j’ai envie d’écrire, ce sont des romans
JF : C'est la plus belle chose qu'on puisse me
dont on ne peut ni séparer le fond et la forme, ni
dire. Mes éditeurs pensent que Helena peut
l’écriture et l’histoire. Le plus important pour moi, ce
plaire autant à des lecteurs littéraires ou à
n’est pas le style, mais bien la voix chez un auteur qui
ceux qui ne lisent pas.
compte. J’aime en tant que lecteur que l’auteur me parle à sa façon. Entendre sa voix.
LFC : Votre histoire est servie par une écriture fluide.
LFC : Dans Helena, cette voix, le lecteur l’entend.
JF : Je pense qu’il faut être simple, clair et JF : C'est une écriture très narrative… J'espère que le
précis sur le choix des mots. Rien ne doit
lecteur reconnaît la musique, ce phrasé qui fait qu'on
empêcher la lecture du lecteur. Il doit être
vous reconnaît. J’essaie aussi d'avoir l'écriture la plus
dans l’histoire, ne rien lâcher et surtout ne
claire possible. Tout ce que j'écris, ce sont des
pas oublier les mots au bout d'un moment.
images que j'ai d'abord en tête que j’essaie de
Ce dernier est au cœur du mouvement. C’est
retranscrire avec les mots.
très difficile à faire. Cela exige beaucoup d’heures de travail. C'est le genre de
LFC : Aimeriez-vous que ce roman devienne un
moments que j’aime dans les livres. Ils sont
film ou une série TV ?
très courants dans la littérature américaine par exemple.
JF : Je ne sais pas. Actuellement, je travaille sur mon premier film. J’adapte le chapitre de mon premier
LFC : Vos influences sont-elles justement
roman en film. J’ai écrit le scénario. Et je vais le
américaines ?
réaliser. Béatrice Dalle et Arnaud Valois seront au casting. Je vous en parlerais plus tard.
60
JF : Oh oui ! Je ne le cache pas. Celui-ci se
JÉRÉMY FEL LFC MAGAZINE #12
passe aux États-Unis. Mon prochain roman
Je n'aurais pas écrit ces passages si je n'avais pas lu Stephen King ou SELINA RICHARDS David Lynch. Ce sont eux qui m'ont donné envie de créer des romans.
se passera aussi aux États-Unis pour une
partie. Et aussi en Europe, durant plusieurs époques.
LFC : Écrivez-vous déjà le prochain ?
JF : Je rédige déjà le prochain en effet.
LFC : Revenons à vos influences. Pouvezvous nous en parler ?
JF : Le personnage de Norma, la violence de la cellule familiale, je n'aurais pas écrit ces passages si je n'avais pas lu Stephen
King ou David Lynch. Ce sont eux qui m'ont donné envie de créer des romans. Stephen King est un très grand conteur qui a été
quelque chose. Au départ, c'était mon premier
beaucoup snobé en France. Le monde
roman, même si aujourd’hui c’est mon
littéraire a dit que ce n'était pas de la grande
deuxième.
littérature, que ce n’était pas un grand styliste. Et pourtant, il a une voix. C'est une
LFC : Dans votre prochain roman, celui
voix de conteur. Pour moi, c'est un immense
que vous rédigez, gardez-vous votre voix ?
écrivain qui parle de la société américaine. JF : J'essaie d'écrire de la façon la plus naturelle. LFC : Ce roman a demandé dix ans de travail. Cette distance a-t-elle contribué à
LFC : Quel est votre souhait avec ce roman ?
obtenir un roman si efficace ?
JF : J'espère que de nombreux adolescents vont JF : Peut-être que oui. J'ai pris vraiment le
le lire et qu’ils vont se dire : la littérature peut être
temps de construire les personnages. Dix
aussi passionnante qu'une série TV. Avec ce
ans, c'est la première nouvelle. J'ai dû écrire
charme en plus qui fait qu’il est seul à le lire. Lire
le livre durant trois ou quatre ans. Les
un roman, c’est plus personnel et plus intime. La
personnages m'ont habité pendant dix ans.
littérature offre une dimension plus puissante
Depuis la nouvelle, ils étaient présents dans
que la série TV. Chaque personnage, le lecteur
ma tête. Et je savais que je voulais en faire
va les détester ou les adorer. Chacun a son personnage préféré sur les quatre dans le livre.
62
Je n’ai pas envie que les passages de violence soient vus comme des passages voyeurs. Parfois, j'ai un peu atténué. J’ai préféré suggérer plutôt que d’être frontal. Je ne souhaite pas laisser une impression de SELINA RICHARDS violence gratuite. Ceci dit, généralement, j'essaie d'appeler "un chat un chat". LFC : En écrivant Helena, étiez-vous
lui avais envoyé par la poste, elle
libre ?
ne l'aurait peut-être pas lu aussi vite. Elle ne l'aurait pas publié à
JF : Non. Parce que je n’ai pas envie que
la rentrée littéraire. Ce fut un
les passages de violence soient vus
concours de circonstances
comme des passages voyeurs. Parfois, j'ai
bienheureux. Ce qui est bien
un peu atténué. J’ai préféré suggérer
parce que j'ai tellement ramé
plutôt que d’être frontal. Je ne souhaite
avant. C’était marche ou crève.
pas laisser une impression de violence
Je me suis demandé comment
gratuite. Ceci dit, généralement, j'essaie
tenir. J’ai eu des moments de
d'appeler un chat un chat.
doutes. Je savais que j’étais fait pour cela. Ceci dit, j’ai
LFC : Comment avez-vous débuté ?
conscience que de nombreux auteurs talentueux ne sont
JF : Grâce à mon blog littéraire sur lequel
jamais publiés. C'est vraiment
j’ai publié quelques chapitres. Une
très difficile. Et une fois publié,
éditrice de Rivages m’a contacté pour me
comment sortir du lot ?
demander de lire le manuscrit. Ce
Comment vivre de l’écriture ?
manuscrit a été envoyé à trois éditeurs. Tout est allé très vite.
Je commence à avoir la chance de vivre de l'écriture grâce au
LFC : Internet, est-il votre accélérateur ?
succès des livres et aux projets que l'on me propose. Je bénis
JF : Oui, c'est grâce à internet. Si je
63
chaque jour.
CARTE BLANCHE À GUILLAUME RICHEZ
ENTRETIENS INÉDITS AVEC AMINATA AIDARA PAULINE DELABROY-ALLARD RALUCA MARIA HANEA romancières
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC
AMINATA AIDARA
LFC MAGAZINE #12
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AUTOMNE 2018
AMINATA AIDARA PAR GUILLAUME RICHEZ PHOTOS : © HÉLÈNE ROZENBERG
Portrait d’une jeune écrivaine engagée.
Aminata Aidara est écrivaine et journaliste. Primée en 2014 pour son recueil de nouvelles La ragazza dal cuore di carta (La fille au cœur de papier) publié en Italie chez Pietro Macchione Editore, elle obtient en 2016 un doctorat en Littérature et Civilisation Française et en Sciences Psychologiques, Anthropologiques et de l’Éducation pour sa thèse construite autour d’un concours littéraire dédié aux jeunes issus de l’immigration. Elle publie des nouvelles, articles et essais dans divers recueils, magazines et ouvrages universitaires autour de thématiques telles que la complexité identitaire postcoloniale, le traitement de l'expérience de l'immigration dans la littérature française et francophone et le rapport à la littérature des jeunes issus de l'immigration en France. Son premier roman, Je suis quelqu’un, vient de paraître chez Gallimard, l’histoire d’une famille éclatée entre la France et le Sénégal, hantée par un secret. Un récit beau et sensible écrit dans une langue poétique.
L'INTERVIEW Je suis quelqu'un, Aminata Aidara, Gallimard
LFC : Penda, l’un des principaux personnages de votre roman mentionne à plusieurs reprises l’essayiste Frantz Fanon. À la lecture de Je suis quelqu’un on se rend bien compte que vous ne parlez pas seulement de la vie de cette famille mais, à travers elle, de l’Histoire du Sénégal, du passé colonial, et de la domination qu’exercent toujours d’anciens États colonisateurs sur le continent africain. Était-il inconcevable pour vous d’écrire l’histoire de cette famille sans évoquer l’Histoire ? AA : Oui, cela m'est inconcevable. Je viens de passer mon été au Sénégal et la présence de la France et au sens plus large, de l'Occident, est un fait indéniable, que ça soit interprété comme relevant de bonnes ou de mauvaises raisons. Non seulement dans la vie matérielle des personnes, mais banalement dans toutes les conversations à l'intérieur des différents murs domestiques. Autour de sujets comme la mobilité géographique, le flux d'argent, d'objets, les valeurs qui régissent les relations humaines que l'on croit autochtones et celles que l'on tâche d'importer. Ce dernier point est très important, puisqu'une population ayant subi la colonisation n'est jamais sûre de ce que son pays serait devenu sans l'intervention violente du conquérant. Et donc parfois, le retour à la "tradition"
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s'avère un artifice, un faux pas, faute de n’en avoir pas pu
AA : En fait je ne pense pas qu'il faut choisir.
poursuivre le chemin librement, sans contraintes ni barrières.
Estelle, Mansour, Dialikà, Eric et Cindy
Cela dit, ce n'est pas l'Histoire qui m’a donné envie d'écrire
avaient l'urgence de parler à la première
l'histoire de Penda et Estelle, mais c’est leur chemin personnel
personne. Par contre, dans le prologue et
qui m'a poussée à élargir mon regard. J'agis toujours dans un
dans l'épilogue, je voulais que l'on puisse
mouvement inductif, pas déductif. Ce que je souhaite c'est que
saisir des choses que ni Penda ni Estelle
mes personnages soient universels. Mais pour ce faire, je ne
allaient forcément dire d'elles-mêmes, ou
suis pas prête à renoncer au poids de l'Histoire qu'ils portent
l'une à propos de l'autre, mais que malgré
en eux.
tout elles pensaient. J'ai donc j'ai utilisé la troisième personne avec un point de vue
CE QUE JE SOUHAITE C'EST QUE MES PERSONNAGES SOIENT UNIVERSELS.
interne. LFC : Ce roman se compose de plusieurs matériaux - lettres, emails, journal,… -, que vous avez agencés pour bâtir le récit.
LFC : Frantz Fanon est mort en 1961. Il était l’un des fondateurs
Aviez-vous déjà un plan détaillé de votre
du courant de pensée tiers-mondiste. Engagé pour
roman avant de commencer la phase
l’indépendance de l’Algérie aux côtés du FLN, il est surtout
d’écriture ou avez-vous décidé de cet
connu pour ses essais sur la colonisation et ses conséquences.
agencement après avoir achevé l’écriture
Des ouvrages tels que Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952)
de chacune des parties qui le composent ?
ou Les Damnés de la Terre (Maspero, 1961, préfacé par JeanPaul Sartre), ont eu une grande influence notamment sur le
AA : Le plan détaillé du roman s'est
Parti Black Panther aux États-Unis, mouvement dissout au
construit au fur et à mesure de l’écriture. Je
début des années 80. Selon vous quels sont les héritiers de la
savais ce dont je voulais parler : l'histoire de
pensée de Fanon aujourd’hui ?
cette famille. Je savais quelles voix me hantaient plus que les autres : celles de
AA : Il y a beaucoup de penseurs qui aujourd'hui prennent appui
Penda et Estelle. Concrètement, la seule
sur les théories fanoniennes. Mais personnellement, je préfère
chose que j'ai défini à l'avance a été l'arbre
penser qu'elles se suffisent à elles-mêmes. C'est très délicat
généalogique. Le reste germait depuis
comme question, je risque d'oublier quelqu'un ou de froisser un
longtemps en moi, il fallait juste qu'il sorte
autre avec des conclusions personnelles peut-être hâtives. Disons
et se stabilise. Vous savez, j'écris toujours
que si j'ai choisi de faire de Frantz Fanon l'idole de Penda, c'est
pour évacuer un cauchemar, alléger une
aussi parce que pour moi il est encore unique, incommensurable,
obsession, donner voix à des voix, ériger un
inégalé.
rêve.
FRANTZ FANON EST ENCORE UNIQUE, INCOMMENSURABLE, INÉGALÉ. LFC : Revenons à votre roman : vous mêlez narration à la première et à la troisième personne. Est-ce à dire que pour un premier roman vous avez préféré ne pas faire de choix ?
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J'ÉCRIS TOUJOURS POUR ÉVACUER UN CAUCHEMAR, ALLÉGER UNE OBSESSION, DONNER VOIX À DES VOIX, ÉRIGER UN RÊVE.
AUTOMNE 2018
LFC : Les deux principales narratrices sont Penda et sa plus
établies, les franchissent ou essaient de le faire. Le
jeune fille Estelle. Aviez-vous envisagé que d’autres
métissage, c'est aussi pouvoir écrire comme si on
protagonistes puissent être également narrateurs ? Pourquoi
était un homme alors que l'on est une femme, un
ces deux personnages ?
adolescent alors que l'on est un vieillard. Et toutes les autres merveilleuses options qu'offre l'écriture.
AA : D'autres personnages auraient pu être également les protagonistes, mais l'urgence était de faire parler celles-ci : une mère et une fille. Une agente d'entretien dans un lycée de la banlieue parisienne et une artiste précaire et révoltée. Deux femmes proches et distantes à la fois. Complices mais en même temps antagonistes. Dépositaires chacune d’une partie du passé que l'autre ignore. LFC : Je suis quelqu’un est une œuvre de fiction. Cependant n’avez-vous pas mis un peu de vous-même dans chacun de vos personnages, notamment ceux d’Estelle et de Penda, de la même manière que Flaubert disait Madame Bovary, c’est moi. ? AA : Parfois je me demande : est-ce qu'elles ne se sont pas servies de moi, comme un outil d'expression, un medium pour afficher leur histoire au grand jour ? Très souvent, j'ai l'impression que mes personnages hantent mon quotidien, et que pour me libérer d'eux il n'y a d'autre moyen que de les écrire, décrire, animer. Je dirais donc que ce sont mes personnages qui ont mis un peu d'eux-mêmes, autant qu'ils le pouvaient, en moi.
J'AI L'IMPRESSION QUE MES PERSONNAGES HANTENT MON QUOTIDIEN, ET QUE POUR ME LIBÉRER D'EUX IL N'Y A D'AUTRE MOYEN QUE DE LES ÉCRIRE, DÉCRIRE, ANIMER.
LE MÉTISSAGE, C'EST AUSSI POUVOIR ÉCRIRE COMME SI ON ÉTAIT UN HOMME ALORS QUE L'ON EST UNE FEMME, UN ADOLESCENT ALORS QUE L'ON EST UN VIEILLARD. LFC : Que pensez-vous de l’autofiction, ce genre littéraire théorisé par Serge Doubrovsky et qui fait débat depuis que des procès ont été intentés à l’encontre d’autrices, d’auteurs et d’éditeurs (je pense notamment à la récente « affaire » suscitée par la parution du dernier roman d’Emilie Frèche) ? AA : L'autofiction est un genre intriguant et par moment inquiétant pour l'entourage de l'écrivain, bien évidemment, mais aussi pour l'écrivain lui-même. C’est aussi un genre courageux. Trop pour moi : personnellement je n'arriverais pas aujourd'hui à m'y essayer. Je n'ai pas cette désinvolture, cette fluidité, quand il s'agit de ma propre vie. J'admire qui y parvient, mais pour l'instant la fiction tout court me convient largement ! Pas mal de personnes croient que Je suis quelqu'un est mon histoire
LFC : Votre roman parle du métissage, mais au fond tout
"trafiquée" et que je suis Estelle (en plus je dédie
écrivain ne doit-il pas être capable de devenir cet autre que lui-
le livre à ma mère), alors que pas du tout ! Estelle,
même pour écrire ?
puisqu'elle a grandi en moi et que j'arrive à la transposer sur papier, est une des possibilités
AA : Complètement. Mon roman et ses protagonistes sont à la
que mon Je aurait pu emprunter dans ma vie de
frontière de beaucoup de définitions, ils se moquent des limites
tous les jours. Mais qui n'a pas pris racine.
ESTELLE EST UNE DES POSSIBILITÉS QUE MON "JE" AURAIT PU EMPRUNTER DANS MA VIE DE TOUS LES JOURS. MAIS QUI N'A PAS PRIS RACINE. LFC :Vous avez publié en italien un recueil de nouvelles, La ragazza dal cuore di carta, primé en 2014. Aviez-vous envisagé d’écrire Je suis quelqu’un en italien ? AA : Je suis quelqu'un est né en italien. Le noyau, la graine, est italien. L'arbre qui en est sorti, français. Au-delà des passages écrits directement en français, j'ai fait un long travail de traduction et ensuite d'adaptation de mon écriture de l'italien au français. Bien sûr aidée par un de mes meilleurs ami, Olivier Gbezera, poète d'exception et polyglotte remarquable.
LFC : Je suis quelqu’un, voilà un titre qui pourrait prêter à sourire dans le contexte de rentrée littéraire que l’on connaît : 94 premiers romans parmi les 567 titres que compte cette rentrée 2018 ! Votre roman est sorti en librairie depuis le 23 août dernier. Comment appréhendez-vous cet événement très français qu’est la rentrée littéraire ?
AU COUCHER DU SOLEIL, JE POSE MON STYLO ET JE VIS LES RÊVES QUI ME GUIDERONT LE LENDEMAIN. AA : Je suis quelqu'un est exactement cela : je suis
LFC : Est-ce que le choix de la langue française pour ce premier
quelqu'un parmi les autres, j'ai le même poids, le
roman s’est imposé à vous pour des raisons stylistiques ou
même droit d'exister. Toute personne se
plutôt éditoriales ?
reconnaissant dans ce besoin de s'annoncer au monde est incluse dans ce titre. Ce n'est pas une
AA : Clairement le fait que la maison d'édition se soit intéressée à
envie particulière d'émerger ou d'affirmer un Je
mon œuvre m'a beaucoup motivée ! Mais ça fait aussi sept ans
différent et révolutionnaire par rapport aux
que je vis en France. Mes rêves ont commencé à se teindre de
autres. Il s'agit d'un Je que potentiellement
français, ainsi que les pages de mon journal intime. Cela m'arrive
chacun peut représenter. Et qui,
de plus en plus. J'adore la langue française et j'aime l'écrire, la
potentiellement, est donc révolutionnaire et
manipuler. Je dirais donc que la raison est double, comme les
différent. Si Estelle se donne cette tâche, c'est
deux faces d'une même pièce.
qu'elle a senti qu'on attendait d'elle qu'elle demeure bien sage et silencieuse, dans la
LFC : Vous êtes souvent en déplacement m’avez-vous dit.
portion de société qu'on lui avait assignée.
Écrivez-vous dans n’importe quel lieu ou avez-vous un endroit
Comme Eric est confiné à son statut de "fils de "
privilégié pour travailler ?
ou Penda de "femme de". Le thème fondamental de ce roman est la possibilité de se choisir, d'être
AA : J'écris partout. Dans les transports. Dans ma chambre. Sur
quelqu'un sans assignations imposées par
les bancs des squares, dans les bars. J'écris à la main, sur des
n'importe quelle communauté. Un besoin
petits carnets que je prends dans mon sac. A la fac, à Turin, on
exubérant d'air, de liberté. Défi qui est peut-être
m'appelait "la scribane", tellement ils me voyaient noircir des
loin d'être relevé, mais qui anime les
pages. J'ai juste une particularité, une seule contrainte : je n'écris
protagonistes de Je suis quelqu'un du début à la
que le jour. Je ne suis pas une créative de la nuit. Au coucher du
fin.
soleil, je pose mon stylo et je vis les rêves qui me guideront le lendemain.
À propos de la rentrée littéraire, pour répondre LFC MAGAZINE #12
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AUTOMNE 2018
précisément à votre question, je me sens assez déconnectée de
Je trouve plus emblématique le fait de
tout ce qui est institutionnel ou traditionnel, et parfois mondain.
distinguer une littérature francophone d'une
J'envisage l'événement de la rentrée littéraire avec curiosité
littérature française (car les deux sont, à mon
mais aussi beaucoup de recul. Enfin, c'est comme ça que je me
sens, francophones), plutôt que l'existence,
connais ; on verra bien. Une chose est sûre : le plus beau cadeau
au sein de Gallimard, d'une collection qui
pour moi, c'est la lecture du public.
s'intéresse aux romans mettant en avant des
LE THÈME FONDAMENTAL DE CE ROMAN EST LA POSSIBILITÉ DE SE CHOISIR, D'ÊTRE QUELQU'UN SANS ASSIGNATIONS IMPOSÉES PAR N'IMPORTE QUELLE COMMUNAUTÉ. LFC : Quels sont les romans de cette rentrée que vous avez envie de lire ?
histoires autour de l'Afrique et sa diaspora. Cela peut être une façon comme une autre d'orienter le lecteur. De plus, étant donné que les auteurs de la collection Continents noirs ne doivent pas forcément avoir d'origines africaines ou afrodescendantes – même si ils les ont dans la plupart des cas – il n'y a aucune ghettoïsation les concernant. Il faudrait plutôt se poser la question : pourquoi si peu d'auteurs européens et d'ascendance européenne écrivent autour de thématiques manifestement postcoloniales ? Il y a une espèce de peur face à des écrits qui questionnent, ou qui sont soupçonnés
AA : Les premiers qui me viennent à l'esprit, mais pas les seuls, sont : Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Murston, chez Zulma, Camarade Papa de Gauz chez Le Nouvel Attila, Swing Time de Zadie Smith chez Gallimard, Ça raconte Sarah de Pauline DelabroyAllard chez les éditions de Minuit. Mais aussi l'autobiographie La rage
d’interroger des thématiques migratoires, de circulation, de décolonisation des esprits. Pour moi, face au nom de cette collection, il n'y a pas de cloison ou de barrière pour qui ne les a pas déjà en soi.
de vivre de Bolewa Sabourin chez Faces Cachées, Sous les branches de l'Udala, de Chinelo Okparanta, chez Belfond , Là où les chiens aboient par la queue d’Estelle-Sarah Bulle et La belle de Casa de Jean Bofane chez Actes Sud. LFC : Votre livre est publié dans la collection Continents Noirs chez Gallimard, une collection qui compte une centaine de titres et près d'une cinquantaine d'écrivains, représentants selon les mots de l’éditeur une littérature africaine, afro-européenne, diasporique, des écrivains tels que Sylvie Kandé, Scholastique Mukasonga, Nathacha Appanah, Ousmane Diarra, Libar M. Fofana, Fabienne Kanor, Amal Sewtohul, Théo Ananissoh ou encore Boniface Mongo-Mboussa. Cette collection « racialisée », pourrait-on dire, peut paraître pour le moins surprenante (pour ne pas dire plus), surtout quand on sait que la grande collection de littérature de Gallimard s’appelle la « Blanche »… Selon vous en quoi est-il pertinent de différencier de la sorte les autrices et auteurs d’expression française ? LFC MAGAZINE #12
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IL Y A UNE ESPÈCE DE PEUR FACE À DES ÉCRITS QUI QUESTIONNENT, OU QUI SONT SOUPÇONNÉS D’INTERROGER DES THÉMATIQUES MIGRATOIRES, DE CIRCULATION, DE DÉCOLONISATION DES ESPRITS. AUTOMNE 2018
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LFC : Quelles écrivaines et/ou quels écrivains ont eu
l'écriture. J'ai fait plusieurs métiers et à chaque fois
une influence sur votre désir d’écrire ainsi que sur
l'expérience m'a inspiré des textes, des courtes
votre travail ?
nouvelles, des personnages potentiels. Ma collaboration avec Africultures a accru mon intérêt, déjà existant,
AA : Depuis que j'étais toute petite, j'aimais les
pour certains sujets, et m'a permis d'avoir un esprit
histoires de famille, ou les histoires avec une intrigue
critique que je ne possédais pas forcément avant,
psychologique tout court. J'adorais les bouquins de
surtout au niveau des contenus culturels.
Bianca Pitzorno, et de Roald Dahl en particulier. Mais aussi les romans d'auteures classiques pour
Mais mon inspiration a autant de chances de naître en
l'enfance/jeunesse comme Louise May Alcott et
lisant un livre, ou en tant que spectatrice d'une pièce de
Frances H. Burnett. Disons que je dévorais toute
théâtre, que derrière le guichet d'un musée, dans les
histoire ayant pour héroïnes des fillettes. Plus tard,
vestiaires d'une boîte de nuit, dans le bureau de la vie
les fillettes sont devenues femmes et alors cela s'est
scolaire d'un lycée ou dans une boutique de bijoux. En
traduit avec une passion pour Natalia Ginzburg,
fait, tant qu'il y a des êtres humains, qu'ils produisent
Simone de Beauvoir, Mariama Bâ, Fatou Diome, Elsa
ou pas des œuvres culturelles, il y a matière à écrire !
Morante, Marguerite Duras, Marie NDiaye, Doris Lessing, Elena Ferrante, Léonora Miano.
LFC : Vous êtes Italo-sénégalaise. Diriez-vous comme Gauz (qui vient de publier Camarade Papa, son
J'adorais aussi les plongeons dans la psychologie
deuxième roman chez Le Nouvel Attila) que vous avez
masculine de Cesare Pavese et J. D. Salinger. Dans
deux cultures en vous ?
l'absolu, c'est Emily Dickinson, qui, avec ses poésies, m'a donné le goût des mots, et cela dès mes quatorze
AA : Certainement. Et la culture française aussi,
ans. Aujourd'hui mes lectures se dirigent ailleurs
quoique rencontrée à âge adulte, comparée aux deux
aussi, il y a une recherche plus "construite et
autres. Mais la vie est une progression continue vers
volontaire" de ce que je veux lire, mais j'ai fait mes
l'inconnu. Je dirais que j'ai surtout une troisième
premiers pas, en tant que lectrice, dans cet univers
culture qui est celle se formant de tout ce que je choisi
majoritairement euro-étasunien.
de faire, au fur et à mesure, basée sur ces deux expériences qui ont façonné mon enfance. Une culture qui est faite de ce que j'ai laissé derrière moi, donc de
C'EST EMILY DICKINSON, QUI, AVEC SES POÉSIES, M'A DONNÉ LE GOÛT DES MOTS
vides, et ce que j'ai porté dans mes bras, de pleins. Souvent j'ai fait un choix de légèreté, j'ai donc abandonné tout ce qui m'encombrait en ne gardant que ce qui pouvait me faire avancer plus vite vers l'apaisement et donc la joie. LFC : Suite aux prises de position xénophobes du ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini, issu des
LFC : Vous publiez depuis plusieurs années des
rangs du parti d’extrême-droite la Ligue du Nord, des
chroniques et des interviews dans Africultures.
agressions racistes se sont multipliées en Italie. La
Cette activité critique est-elle indissociable pour
situation dans ce pays, et plus généralement la montée
vous de votre travail d’écrivaine ?
en puissance des partis populistes en Europe dans un contexte de « crise migratoire », vous inquiètent-telles ?
AA : Toute activité est pour moi indissociable de
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AA : Oui. Cela m'inquiète, d'autant plus que j'entends, en
LFC : Vous avez obtenu en 2016 un doctorat en
particulier en Italie, une parole raciste décomplexée,
Littérature et Civilisation Française et en Sciences
une parole à laquelle succèdent des actes. Aujourd'hui,
Psychologiques, Anthropologiques et de l’Éducation à
peu importe qui tu es, quels sont tes rêves, ce que tu
l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle en cotutelle
fais, d'où tu viens, ce que tu as enduré. La droite
avec l’Université des Études de Turin. Votre thèse, qui
italienne ne voit en toi qu'une seule chose, qu'il est
s’intitule Exister à bout de plume. Un recueil de
nécessaire de te faire regretter : le fait de ne pas être
nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie
blanc/blanche et en l'occurrence de ne pas avoir une
littéraire, est construite autour d’un concours
histoire conforme à une norme supposée. L'Italie est en
littéraire dédié aux jeunes issus de l’immigration.
train de sombrer, cela est un fait. Mais cela reste un
Pensez-vous qu’il est nécessaire aujourd’hui de sortir
pays que j'aime, où j’ai ai grandi et où je garde de très
de cette littérature du doute centrée sur elle-même
bons souvenirs, de très fortes amitiés. On y trouve de
pour entrer dans une littérature de combat capable
vrais militants de gauche, et dernièrement d’anciens
d’agir sur le monde ?
migrants qui s'engagent en politique pour faire bouger les mentalités. Mes espoirs reposent sur eux.
AA : L'une des choses qui m'a touchée lors de la mise en place de ce concours littéraire a été le fait que plusieurs personnes m'ont confié : "Grâce à Exister à
LA DROITE ITALIENNE NE VOIT EN TOI QU'UNE SEULE CHOSE, QU'IL EST NÉCESSAIRE DE TE FAIRE REGRETTER : LE FAIT DE NE PAS ÊTRE BLANC/BLANCHE ET EN L'OCCURRENCE DE NE PAS AVOIR UNE HISTOIRE CONFORME À UNE NORME SUPPOSÉE. LFC MAGAZINE #12
bout de plume je me sens prêt à écrire, à montrer ce que j'ai déjà créé, parce que ce concours s'adresse aussi à des gens comme moi, des enfants d'immigrés, et je me dis que mon histoire peut intéresser quelqu'un, puisque c'est le thème proposé". S’il y a un souci de légitimité, comme le montrent ces confidences, c'est que le marché de l'édition ou les espaces où s'épanouir ne sont pas si accueillants. C'est un parcours qui se fait par étapes. Une fois la confiance gagnée, la possibilité de se lancer dans un univers plus vaste devient une possibilité envisageable. Et d'ailleurs fortement souhaitable ! LFC : Êtes-vous en train de travailler sur un nouveau texte ? Et dans l’affirmative, pouvez-vous nous en dire quelques mots ? AA : Je suis en train de travailler à un recueil de nouvelles. Je songe aussi à une suite à Je suis quelqu'un. Et puis en parallèle j'envisage aussi un roman situé en Grèce, sur l'île d’Alonissos. Mais tout cela est encore très embryonnaire ! Entretien réalisé par courrier électronique en août 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez. Photographies © Hélène Rozenberg.
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CARTE BLANCHE À GUILLAUME RICHEZ
ENTRETIENS INÉDITS AVEC AMINATA AIDARA PAULINE DELABROYALLARD RALUCA MARIA HANEA ROMANCIÈRES
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ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC
PAULINE DELABROY-ALLARD
PAULINE DELABROY-ALLARD PAR GUILLAUME RICHEZ PHOTOS : (COPYRIGHT ALEXANDRE DUPEYRON
En cette rentrée, 567 romans, - dont 94 premiers romans (un record depuis 2007) -, ont pris place sur les étals des libraires. La maison d’édition de Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean Echenoz et Laurent Mauvignier, les éditions de Minuit, a choisi de ne publier qu’un seul livre, Ça raconte Sarah, un roman incandescent, écrit à la première personne par une jeune femme de tout juste 30 ans. En un récit bref, dépouillé, d’une rare intensité, interprété avec virtuosité par une brillante styliste de la langue française, Pauline Delabroy-Allard prouve avec ce sublime premier roman qu’elle a l’étoffe d’une grande écrivaine. Rencontre avec la révélation de cette rentrée littéraire 2018.
L'INTERVIEW Ça raconte Sarah, Pauline Delabroy-Allard, Les éditions de Minuit
LFC : Dans un entretien récemment accordé à France Culture [1] vous dites que vous écrivez depuis l’enfance, notamment de la poésie. S’agissait-il pour vous d’exercices de style vous permettant d’apprivoiser votre écriture ? PDA : Non, je ne crois pas. Il s’agit d’une autre forme d’écriture, très à part de celle de la fiction, du roman. Loin de l’exercice de style, qui suppose quelque chose d’un peu artificiel, fondé sur d’éventuelles consignes, il s’agissait plutôt d’écrire dans un espace-temps réduit en raison d’une vie intense, d’où la forme poétique qui se prête plus facilement à l’écriture « tout terrain », à mon sens, qu’une forme de récit plus longue. En revanche, pour la deuxième partie de Ça raconte Sarah, j’ai écrit chaque jour un poème avant de me mettre à ma table de travail, comme un échauffement. LFC : Quelle place ces textes poétiques ont-ils aujourd’hui à vos yeux dans votre œuvre, si œuvre il y a déjà ? PDA : Ces poèmes constituent plusieurs petits recueils. L’un d’entre eux est plus précieux à mes yeux, il est agrémenté de photographies. Ce ne sont pas des pas de côté, ce sont des accompagnements à l’écriture romanesque, tout comme peuvent l’être mes courts-métrages, mes photographies, mes journaux. Tout va dans le même sens, il me semble. Les différents médiums me permettent de raconter les
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mêmes choses, parfois même au mot près. Mais ne raconte-t-
l’auteur de nombreuses pièces de théâtre.
on pas toujours la même histoire ?
Il s’est essayé à plusieurs formes
NE RACONTE-T-ON PAS TOUJOURS LA MÊME HISTOIRE ?
d’écriture, et en cela, oui, je pense qu’il a pu influencer ma conception de l’écriture. J’ai vu, de très loin, qu’il était possible d’écrire différentes choses, de ne pas être cloisonné dans une attitude formaliste et
LFC : Et cette même histoire, quelle est-elle ?
certainement que cela m’a permis de me
PDA : Elle se fait variation… mais pour moi il s’agit toujours d’une histoire d’identité, de fouiller les choses immémoriales (l’amour, la mort, la naissance) à la recherche de qui l’on est.
sentir libre d’essayer à mon tour des manières assez différentes. LFC : Avez-vous confié votre manuscrit à
LFC : Quels poètes actuels, français ou étrangers, lisez-vous ? PDA : Je lis très peu de poésie très contemporaine. Ma bible a longtemps été l’Anthologie de la poésie française du XXème siècle. Je collectionne, par ailleurs, les livres de la collection Poètes d’aujourd’hui.
des lectrices ou des lecteurs avant de le remettre à des éditeurs ? PDA : Très peu. À part ma sœur, qui fut l’une des premières lectrices, je l’ai fait lire à des membres de mon entourage un peu lointain, pas de mon cercle le plus proche.
LFC : Pour être écrivaine, dites-vous, il fallait que Ça raconte Sarah soit publié. Est-ce à dire que vous ne vous considériez pas comme une écrivaine avant la publication de ce roman, que les formes courtes ne font pas de leur auteur un écrivain ? En d’autres termes, que pour être écrivain, selon vous, il faut être romancier ?
LFC : À vous entendre, on a l’impression que vous n’y croyiez pas vous-même quand Irène Lindon vous a appelée. Et pourtant, en vous lisant, on ne peut qu’être surpris par la maîtrise exceptionnelle de l’art romanesque dont
PDA : Absolument pas, mais je crois énormément à la fonction performatrice du langage. Qu’une éditrice, et a fortiori, comme ce fut le cas pour Ça raconte Sarah, plusieurs éditrices me téléphonent pour me dire oui, pour dire oui à ce texte, à cette écriture, m’a permis de me sentir devenir auteure. D’un coup, ipso facto, j’ai eu le sentiment d’accéder à un autre statut que celui qui était le mien auparavant. Cela dit, il me semble que j’étais écrivaine dès le moment où j’ai pu et où j’ai enfin su… écrire, comme le terme l’indique si bien. Romancier, c’est autre chose. On peut être écrivain sans être romancier, selon moi. LFC : Avoir un père lui-même romancier a-t-il eu une influence sur votre désir d’écriture et/ou sur votre conception de l’art romanesque ou de l’écriture en elle-même ?
roman. Aviez-vous préalablement expérimenté l’écriture de récits longs ? PDA : Non, Ça raconte Sarah constitue mon premier texte long, mon premier roman. LFC : Qu’est-ce qui différencie, selon vous, le travail d’écriture d’un texte long de formes plus brèves ? PDA : Le temps et l’espace. Je le disais, il me faut, pour écrire un texte long, énormément de temps devant moi et surtout un espace qui n’est pas le mien, qui
PDA : Mon père, vous le dites bien, est romancier. Mais il est aussi LFC MAGAZINE #12
vous faites preuve pour un premier
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n’est pas celui de la vie quotidienne. Il
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m’est impossible d’écrire chez moi. Pour les formes plus
ainsi : je me réveille tôt, j’écris un poème
brèves, il m’arrive d’écrire coincée dans les transports en
d’échauffement, j’écris quelques mots ou
commun, ou en voyage, et même chez moi. C’est ce qui me
quelques pages sans relire les lignes écrites la
plaît énormément dans l’écriture poétique, c’est cette légèreté
veille, je vais à la piscine nager un kilomètre,
qu’il peut y avoir en moi à ce moment-là : pas besoin du
je déjeune, je fais la sieste, j’écris à nouveau
cérémonial dont j’ai besoin pour l’écriture longue.
quelques heures l’après-midi. Il me faut
IL ME FAUT, POUR ÉCRIRE UN TEXTE LONG, ÉNORMÉMENT DE TEMPS DEVANT MOI ET SURTOUT UN ESPACE QUI N’EST PAS LE MIEN, QUI N’EST PAS CELUI DE LA VIE QUOTIDIENNE. IL M’EST IMPOSSIBLE D’ÉCRIRE CHEZ MOI.
énormément dormir quand j’écris, c’est très important d’avoir un bon lit dans ces moments-là. LFC : Annie Ernaux, romancière dont vous avez lu méthodiquement toute l’œuvre dans l’ordre chronologique, dit qu’elle est l’ethnologue d’elle-même. La narratrice de Ça raconte Sarah a votre âge. Elle est
LFC : Vous avez donc une sorte de rituel d’écriture ?
professeure documentaliste dans un lycée en
PDA : En quelque sorte. Il me faut du temps libre devant moi,
une enfant à vingt-deux ans, - comme vous.
banlieue parisienne, - comme vous. Elle a eu
beaucoup. Et puis un horizon libre, physiquement je veux dire, le mieux étant les endroits quasi vides. J’aimerais pouvoir écrire toujours dans un endroit où la vie matérielle n’a pas ou peu de prise, où la vie est déchargée d’un coup de ses contraintes quotidiennes. En attendant d’avoir la chambre de bonne dont je rêve, j’écris chez des amis. Les journées, pour l’écriture de Ça raconte Sarah, se passaient
Nous sommes bien d’accord que votre livre est présenté comme une œuvre de fiction et non d’autofiction. Cependant le lecteur ne manquera pas de reconnaître des points de similitude entre cette œuvre de fiction écrite à la première personne et les éléments biographiques vous concernant que l’on peut lire dans la presse. On aborde ici la question du « pacte de lecture ». Tout auteur propose à son lecteur d'accepter un certain nombre de conventions et de contraintes, la première approche de l’ouvrage (titre, auteur, genre, disposition en chapitres, date, contexte historique, etc.) déterminant des horizons d’attente (le « pacte de lecture »), c’est-à-dire une certaine représentation que nous nous faisons a priori du texte. Un peu comme vous maintenez le doute sur le genre de la personne aimée dans les premières pages du roman, est-ce une volonté de votre part de brouiller les pistes entre fiction et autofiction, de révéler la part de fiction dans nos vies, tout en faussant les règles implicites du « pacte de lecture » ?
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Révéler la part de fiction dans nos vies est une idée qui me plaît
évidemment aiguillée pour un travail plus approfondi.
beaucoup. Il m’arrive très souvent de me lancer dans des aventures, sachant même parfois d’avance que ce seront des
LFC : Lire Ça raconte Sarah « essouffle » (surtout la
mésaventures et non des aventures heureuses, en me disant que
partie I). Lisez-vous ce que vous écrivez à haute voix
ça fera une bonne histoire à raconter. Vivre la vie pour la
pour en sentir le rythme et le retravailler ?
raconter plutôt que de raconter la vie, voilà une idée d’un nouveau pacte avec soi-même…
PDA : Oui, cela peut m’arriver. Ce n’est pas
IL M’ARRIVE TRÈS SOUVENT DE ME LANCER DANS DES AVENTURES, SACHANT MÊME PARFOIS D’AVANCE QUE CE SERONT DES MÉSAVENTURES ET NON DES AVENTURES HEUREUSES, EN ME DISANT QUE ÇA FERA UNE BONNE HISTOIRE À RACONTER.
systématique mais j’ai plaisir à l’entendre lire, à trouver que le rythme est bon, que la prosodie est au plus juste de ce que je voulais transmettre. LFC : Vous vouliez raconter une passion amoureuse et les effets de cette passion sur vos protagonistes, en décrire avec précision les effets tant physiques que psychiques. Cette approche, que l’on peut qualifier de « phénoménologique », reflète-t-elle votre conception de l’art romanesque ?
LFC : Existe-il une version de votre manuscrit dans laquelle PDA : Ma conception de l’art romanesque est loin
d’autres personnages que Sarah ont un prénom ?
d’être phénoménologique mais pour ce texte-là en particulier, oui, j’avais envie d’explorer cela, de faire
PDA : Non.
le tableau très précis de ce que la passion peut avoir LFC : À au moins trois reprises dans le texte, en parlant de
comme conséquences sur le corps et le cœur mais
Sarah, la narratrice dit qu’elle a « six ans et demi ». Pourquoi
aussi d’expliquer, si tant est que cela peut s’expliquer,
précisément « six ans et demi » ?
la naissance d’un tel bouleversement.
PDA : Six ans et demi est pour moi l’âge de la bascule dans
LFC : Dans l’interview accordée à France Culture
l’enfance entre le petit enfant et le moment où vraiment l’enfant
mentionnée plus haut, vous dites que vous aimeriez
devient sujet et embrasse sa propre vie. C’est un âge absolument
que les lecteurs soient consolés par ce que vous
fascinant où l’être au monde se modifie d’un coup avec les
écrivez. Pensez-vous comme Schopenhauer que l’art
grands apprentissages que sont la lecture et l’écriture.
est un palliatif qui nous fait oublier un temps nos douleurs, ou qu’au contraire il est un puissant
LFC : Il s’est écoulé un an entre le moment où l’écriture du
stimulant, un « facilitateur de vie » comme l'affirme
premier jet a pris fin et la parution de Ça raconte Sarah.
Nietzsche ?
Comment avez-vous retravaillé ce roman ? Disposiez-vous des conseils de votre éditrice ou avez-vous effectué ce travail seule,
PDA : Oh, je suis absolument du côté nietzchéen ! Je
avant même d’avoir déposé votre manuscrit chez Minuit, sans
pense profondément que l’art aide à rendre la vie
aucun conseil de lecteur ou de lectrice ?
supportable mais, plus encore, qu’il permet surtout d’être dans une affirmation complète et absolue de la
PDA : J’ai d’abord travaillé seule, quand j’ai décidé d’envoyer le
vie. L’art augmente, amplifie, renforce la vie, et en
texte à des maisons d’édition. J’ai relu le texte que j’avais laissé
cela, il me semble que la joie et la force sont
de côté pendant quelques mois et je l’ai un peu remanié. Puis je
fondamentales.
l’ai fait lire, j’ai travaillé un tout petit peu avec deux amis, surtout sur des questions formelles. Ensuite Irène Lindon m’a LFC MAGAZINE #12
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LFC : Il y a une playlist musicale dans votre roman AUTOMNE 2018
(le premier trio de Brahms, la chanson « India Song », le
choses qui mettent en correspondance les mots
quatuor à cordes n° 13 de Beethoven, l’octuor de
et les images ». De quelle manière cette façon «
Mendelssohn, La Jeune Fille et la Mort de Schubert).
d’inventer des choses qui mettent en
S’agit-il d’œuvres que vous écoutiez au moment où vous
correspondance les mots et les images » peut se
écriviez Ça raconte Sarah ?
lire dans Ça raconte Sarah ?
PDA : Non, pas spécialement au moment de l’écriture,
PDA : J’en parlais, je crois vraiment que l’écriture
même si j’ai évidemment ré-écouté l’octuor, par exemple,
de Ça raconte Sarah se situe de manière plus
ou La Jeune Fille pour écrire les passages qui leur sont
proche du cinéma que de la photographie. Je
consacrés.
trouve ça incroyable d’imaginer que le tournage d’India song, dont l’action se situe à Calcutta, a
LFC : Écrivez-vous en écoutant de la musique ?
été fait en quelques jours à peine à… BoulogneBillancourt. Marguerite Duras se permettait tout.
PDA : C’est quelque chose qui peut m’arriver, oui. Mais en
Elle a fait du cinéma comme personne n’en avait
règle générale, je préfère le silence.
fait, sans y connaître grand-chose, en suivant son instinct, son désir de produire des images. Son
LFC : Vous avez dit dans une interview accordée à
usage de la voix-off, par exemple, que je trouve
Diacritik [2] que vous étiez « fascinée par l’usage de la
merveilleux, n’est advenu que parce qu’elle ne
description en littérature ». Quel est, à vos yeux, le plus
connaissait pas le mixage et qu’elle voulait que la
beau portrait de femme en littérature ?
musique et les voix cohabitent.
PDA : Aragon a fait très fort avec Les yeux d’Elsa… !
LFC : Cette relation passionnelle qui unit ces deux femmes va pousser la narratrice à raconter
LFC : La relation d’amour entre Sarah et la narratrice
« ça ». Et finalement cette urgence de la
commence par une allumette qui craque dans la nuit.
narratrice à raconter son histoire ressemble à s’y
Vous avez un rapport presque intime à la photographie,
méprendre à l’urgence dans laquelle vous avez
dites-vous. Est-ce que vous avez visualisé cette image
écrit Ça raconte Sarah, comme si le défi que vous
dans votre esprit ? S’est-elle imposée à vous avec la
vous étiez lancé à vous-même d’écrire ce roman
prégnance du souvenir ou s’est-elle formée sur la page
avez « déteint » sur votre personnage. Fallait-il
alors que vous écriviez cette scène ?
écrire vite (vous avez écrit Ça raconte Sarah en un an) pour saisir l’insaisissable ?
PDA : L’image s’est imposée à moi mais dans tout ce qu’elle avait de symbolique, bien évidemment. Ce
PDA : Oui, ma propre urgence dans l’écriture de
passage-là en particulier, je pense que je le dois à mon
Ça raconte Sarah a contaminé le personnage de la
amour du cinéma, plutôt qu’à celui que j’ai pour la
narratrice, qui vit, elle, une autre urgence, celle
photographie. J’avais envie qu’on puisse lire la scène
de se défaire - mais c’est trop tard - de la passion
comme si nous étions au cinéma, que l’image soit presque
dans laquelle elle chute. Écrire vite c’était
en mouvement, que l’écriture permette ça.
l’assurance de ne pas laisser le personnage de Sarah s’évanouir.
LFC : Vous avez dit dans cette interview donnée : « […] j’ai le sentiment que si Duras m’a influencée, c’est plutôt
LFC : « Je voudrais me souvenir toujours de ces
dans sa manière de faire du cinéma, d’inventer des
moments juste avant que je comprenne que tu
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existes, et ce qui allait nous arriver. » lit-on page 152. On en
cinéma fantastiques, celui du double. Aviez-vous
revient à ce désir de saisir l’insaisissable, qui peut se lire
cette thématique présente à l’esprit en composant
dans votre rapport à la photographie et au cinéma, sauf que
votre roman ou est-elle apparue par la suite ?
selon vous l’écriture peut aller au-delà du visible en rendant sensible la part invisible de l’être. Vous qui prenez chaque
PDA : Je l’avais en tête, car au bout d’un moment,
jour des photos et qui tenez un journal, comment concevez-
dans la lecture, on se demande qui est qui, entre le
vous la relation entre l’image et l’écrit ?
personnage de Sarah et le personnage de la narratrice, qui va dévorer qui ? Est-ce que la passion
PDA : Comme un rapport amoureux. Chaque chose a sa vie
n’est pas, finalement, le lieu de l’adoration et la
propre, les mots et les photographies, mais lorsque les deux
dévoration… lui-même ? Alors, si l’on va par là, est-
se mêlent, alors… ! Une troisième vie commence, un
ce que les deux personnages n’en forment plus
troisième biais, qui est celui de l’écriture. Il me semble que
qu’un… dans un désir de fusion amoureuse d’abord,
mes photographies et mon journal quotidien existent pour
puis dans un fantasme quasi cannibale ?
sauver ce qui peut l’être, c’est une obsession très personnelle de garder trace, de conjurer la mort de cette manière.
LFC : L’emploi du présent de la narration dans la
L’écriture me permet d’allier les deux, et d’aller plus loin
partie I permet de restituer (ou de restaurer ?) les
encore, de pouvoir essayer de toucher du doigt ce qu’il y a
souvenirs dans l’éclat de leurs couleurs d’origine.
sous la couche première de la réalité. D’attraper les fantômes,
Ce temps verbal s’est-il imposé de lui-même dès le
de raconter ce qu’on ne peut pas raconter, de distordre le
début de l’écriture du roman ?
temps, de capturer des moments infimes ou de passer, a contrario, à pas de géant au-dessus de grands blocs
PDA : Oui. Pour saisir le vivant, il fallait le présent.
temporels. De me jouer de la vie et de ma maniaquerie de tout consigner en faisant voler l’espace-temps en éclats.
LFC : La structure fragmentée du texte en très courts chapitres renforce l’intensité de ces
LFC : Il y a un certain onirisme dans la partie II, comme si
souvenirs retrouvés. Aviez-vous l’idée de cette
toute la partie I avait été rêvée ou inventée. Et évidemment
forme de composition avant même de commencer à
elle l’est, puisqu’il s’agit de fiction. Cette mise en relation du
écrire ou est-elle le fruit d’un travail de réécriture ?
rêve et de l’invention est très intéressante. Pensez-vous que la part d’inconscient (on pense évidemment au Ça du titre
PDA : Là aussi, c’était là dès le début. Je crois que
qui remplace le Je de la narratrice) est primordiale pour
cela vient encore une fois de la photographie ou du
vous dans votre travail ?
cinéma. Une scène. Cut. Une scène. Cut. Un travelling qui déshabille. Cut. Etc.
PDA : Oui, évidemment. Mais alors, la part consciente de l’inconscient ! J’aime le travail psychanalytique, et je ne m’en cache pas, justement pour cette raison, parce qu’il permet de faire des ponts entre l’humain dans ce qu’il a de plus prosaïque, parfois même sordide, et une autre dimension qui est celle de l’art, de la sublimation. Bon, je ne vous apprends rien. LFC : La narratrice écoute en boucle des disques, une boucle obsessionnelle inscrite en filigrane dans le titre même de votre roman. Ça raconte Sarah : Sarah conte Sarah. On retrouve ainsi un motif récurrent de la littérature et du LFC MAGAZINE #12
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LFC : Vous avez dit dans l’interview déjà citée plus
LFC : Outre l’excellent accueil critique
haut : « Les passages d‘’écriture objective’’,
qui lui a été réservé, Ça raconte Sarah a
comme je les appelle, sont surtout pensés pour
déjà remporté à ce jour deux prix (le prix
être des pauses dans le récit effréné de la passion,
« Envoyé par la poste » et le prix des
quand l’intensité dramatique devient trop forte,
libraires de Nancy-Le Poiqant) et figure
comme si, pour se rassurer, la narratrice avait
dans la première sélection des
besoin de ‘’désensibiliser’’ le monde, se
prestigieux Prix Goncourt et Médicis.
raccrocher à une forme de conceptualisation qui
Est-ce que cela génère une certaine
protège des émotions et des heurts du cœur. Il
pression sur vous pour votre prochain
s’agit presque de voir le savoir comme une
livre ?
anesthésie. » Comment est née cette idée d’écriture objective ?
PDA : Pour le moment, je n’y pense pas. Je regarde mon livre faire son petit
PDA : Peut-être de mon métier de professeure-
bonhomme de chemin entre les mains
documentaliste ? Que le savoir soit répertorié dans
des lectrices et des lecteurs. Et puis je
des dictionnaires et des encyclopédies est une
sauve ce qui peut être sauvé de chaque
chose qui m’a toujours enchantée. Or, la passion
jour. En attendant la prochaine brèche
est le moment dans la vie où, justement, on ne sait
dans l’espace-temps qui me permettra
plus rien. On ne sait même plus comment on
d’écrire quelque chose de long à nouveau.
s’appelle tant la vie devient exaltante et terrifiante à la fois. Il fallait que le personnage de la narratrice
Entretien réalisé par courrier
se raccroche comme à une bouée à des choses très
électronique en septembre 2018. Propos
simples, très factuelles.
recueillis par Guillaume Richez. Portraits ©Alexandre Dupeyron. Photographies « italiennes » de Pauline Delabroy-Allard. (1) https://www.franceculture.fr/emissions/li nvite-culture/ca-raconte-un-premierroman (2) https://diacritik.com/2018/09/06/paulinedelabroy-allard-il-fallait-que-lepersonnage-de-sarah-soit-eblouissantde-vie/
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CARTE BLANCHE À GUILLAUME RICHEZ
ENTRETIENS INÉDITS AVEC AMINATA AIDARA PAULINE DELABROY-ALLARD RALUCA MARIA HANEA romancières
ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC
RALUCA MARIA HANEA LFC MAGAZINE #12
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RALUCA MARIA HANEA PAR GUILLAUME RICHEZ PHOTOS : LIBRE DE DROIT DR
Après des études de Lettres en Roumanie et d’histoire de l’art et de cinéma à Paris, où elle habite depuis une dizaine d’années, Maria Raluca Hanea dirige le bureau des films du festival de cinéma européen des Arcs. Son œuvre poétique et ses traductions son notamment publiées dans plusieurs revues. Son travail s’accompagne de dessins et de collages qui font partie intégrante de son œuvre. Sa démarche esthétique tourne autour d’une double inflexion de l’écriture et du langage cinématographique, qui se nourrissent mutuellement, donnant une grande importance à l’image. Ses deux derniers recueils de poésie, sans chute (2014) et le beau Retirements (2018) sont édités chez Unes, une maison d’édition qui a publié pour la première fois en France des textes de Paul Auster en 1985. Dans Retirements l’écriture est marquée par une absence de liants syntaxiques entre les vers, des effets de montage, d’ellipse, de « blancs » dans lesquels le sens se crée, un sens qui n’est pas univoque puisque chaque lecteur va devoir lui-même le construire. Rencontre avec une jeune poétesse qui explore l’intimité́ et le mystère de l’être dans le langage.
L'INTERVIEW Retirements, Raluca Maria Hanea, Éditions Unes
LFC : Qu’est-ce qui vous a amenée à cette forme d’écriture si particulière qu’est l’écriture poétique ? RMH : C’est la précision qu’il m’a semblé pouvoir y travailler. Mais je ne sais pas où s’arrête la définition de l’écriture poétique. Les plus belles écritures poétiques je les trouve le plus souvent dans la prose, récit ou roman. C’est une précision de la langue et une intensité de l’image qu’il me plaît d’explorer en vers ou en prose et d’ailleurs je suis de plus en plus tentée par l’écriture en prose.
LES PLUS BELLES ÉCRITURES POÉTIQUES JE LES TROUVE LE PLUS SOUVENT DANS LA PROSE. C’EST UNE PRÉCISION DE LA LANGUE ET UNE INTENSITÉ DE L’IMAGE QU’IL ME PLAÎT D’EXPLORER LFC MAGAZINE 12
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LFC : Diriez-vous, comme Agota Kristof, que le français, qui est
disais que sans chute était de matière plus
votre langue d'adoption, est une langue « ennemie » ?
terreuse car il a été écrit en parallèle de collages passés au charbon et puis je le
RMH : Il me semble qu’Agota Kristof parlait de langue « ennemie »
disais par rapport à Retirements qui est fait
dans le contexte de l’après-guerre. Pour moi le français est une
d’écrans, de surface transparentes.
langue d’exploration, un matériau de travail. Et je n’utiliserais pas un mot si tranché qu’«ennemie». C’est vrai par ailleurs que
LFC : Est-ce que d’une certaine manière,
lorsqu’on écrit on a l’habitude de dire qu’on se confronte à une
Retirements n’est pas le récit de
résistance de la langue mais pour moi il s’agit plutôt d’être
l’expérience sensible que vous avez vécue
confrontée à ce qui ne se laisse pas saisir, à ce qui est évanescent
lors de votre visite de l’exposition des
mais si vivant. La langue est là à portée, souple, aidante. Ce qu’il
vitraux des ateliers Loire de Chartres ?
me faut c’est du temps et de la concentration et si j’ai à lutter contre quelque chose c’est plutôt contre m’arrêter avant d’être
RMH : Disons que cela a été un point de
allée au bout.
départ. Retirements a commencé à se cristalliser en 2015 lors d’une exposition où
LFC : À propos de votre premier livre, Babil, vous avez dit dans
était exposée la maquette fabriquée par les
une interview : « Je voulais créer des unités de texte
Ateliers Loire ayant servi dans les années
phonétiquement et sémantiquement non contraintes, comme si
50 à la reconstruction de l’église du
c’était aussi de leur propre gré qu’elles participaient à l’écriture.
souvenir à Berlin. La maquette était
» Votre démarche n’est-elle pas similaire dans Retirements ?
composée de deux murs de briques en verre et béton. Le mur extérieur avait des
RMH : Je parlais dans cette interview pour Babil d’une aimantation
couleurs pâles à dominante bleue tandis
qui existe dans et entre les différentes parties qui composent les
que les couleurs de celui à l’intérieur
unités de texte. C’est vrai aussi pour Retirements. Quand j’écris je
étaient intenses, rouge, jaune, vert mais
crée beaucoup de matière à la suite que je ne réécris pas mais que
surtout un bleu cobalt qui faisait des
j’élague en faisant mes continuités. Puis j’écris à nouveau beaucoup
blocages tout à fait singuliers à la lumière.
et j’élague. C’est une réduction mécanique en quelque sorte, les
La distance entre les murs était de deux
parties gardées étant venues déjà constituées. Il m’arrive de
mètres à peu près, les tessons étaient
changer un mot parfois mais c’est rare.
épais, cassés à la marteline.
Il y a d’abord une imprégnation dans le projet, dans sa conception
Quelque chose me fascinait dans le jeu qui
intérieure, qui permet de canaliser tous les efforts d’écriture
se donnait entre les deux murs : la lumière
naturellement vers ce projet.
ne les traversait jamais directement, elle était déviée, alourdie, contrainte. J’ai
LFC : Vous avez dit à propos de sans chute, votre deuxième
commencé à prendre des centaines de
recueil publié, que cet ouvrage a une autre matière, plus terreuse
photos sans trop réfléchir. Il y avait une vie
que Retirements. Que vouliez-vous dire ?
qui me semblait s’être retirée là-dedans et qui se matérialisait par des rémanences de
RMH : Le processus de création est continu. Parfois il est traversé
couleurs, des zones terrifiantes qui
de projets qui imposent leurs lois et ça donne les livres. L’écriture
apparaissaient sur les photos mais qui ne
s’accompagne de dessins que je fais, de photos que je prends. Je
se voyaient pas dans le verre. Surtout, j’y
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décelais des principes d’un espace mental : des allers-retours,
fines couches de matière à une construction et
prisonniers, enchâssés, visibles mais qui restaient mystérieux.
qu’elle tienne toujours, qu’elle se rééquilibre sans être lésée et sans discontinuer. Retirements aussi
L’écriture a commencé à fonctionner sur ce principe alimentée
car j’ai fait une sorte de « retraite » dans cet espace
par une autre occurrence qui est plus personnelle mais non sans
de l’imaginaire où rêves, souvenirs et
lien. Passionnée par les photos de famille, je scrute depuis
préoccupations du présent (photos de vitraux,
longtemps celles de ma mère. À la même époque, en 2015, j’ai fait
œuvres d’art et films vus pendant l’écriture) se
une découverte qui me fascine encore aujourd’hui. Ma mère qui
répondaient et l’expression devenait limpide
était si vive, si souriante sur ses photos de jeune fille, non
autour de ce pivot qu’était le projet.
seulement ne sourit plus mais semble suspendue, comme sans respirer, sur toutes les photos où elle est avec moi. C’est comme
LFC : « C’était une danse au début, avant que l’eau
si le glacis photographique s’était cristallisé avec l’image d’elle à
ne se retire / avec le peu de contour », écrivez-
l’intérieur et de moi qui n’en ai pas le moindre souvenir.
vous page 9. À de très rares exceptions près, il n’y a ni majuscules, ni signes de ponctuation, pas de
IL Y AVAIT UNE VIE QUI ME SEMBLAIT S’ÊTRE RETIRÉE LÀ-DEDANS ET QUI SE MATÉRIALISAIT PAR DES RÉMANENCES DE COULEURS, DES ZONES TERRIFIANTES QUI APPARAISSAIENT SUR LES PHOTOS
titres, pas de numéro pour marquer les différentes parties. Est-ce pour donner l’impression d’une forme en mouvement perpétuel, non figée, une matière encore malléable que vous avez – je dirais – effacé tous ces signes ? RMH : Je n’ai pas senti le besoin de mettre des titres, des numéros. Les retours à la ligne tiennent lieu de virgule pour la partie en vers où je voulais donner le plus de fluidité possible notamment en préservant des espaces blancs. Par contre, il y a bien des virgules, deux points et points dans les parties en prose. Ça m’aurait semblé artificiel de
LFC : À propos de Retirements vous dites que ce livre explore «
faire sans.
l’infinité d’un passé intime ». Est-ce à dire qu’il y a une part d’autobiographie dans cet ouvrage ?
LFC : Pour vous l’image préexiste à l’écriture et la dépasse en détail et en temporalité. L’image aurait
RMH : Je trouve que nous sommes tous des mondes fascinants,
une permanence que l’écrit n’aurait pas.
que notre passé revit en nous avec les matières changeantes du
L’écriture relève-t-elle de l’éphémère ?
présent. Je reste attentive à accueillir ce qui surgit dans une zone intermédiaire où tout semble perdu et tout est
RMH : Oui, l’écriture est toujours à la traîne par
potentiellement exprimable. Si l’écriture est un certain
rapport à l’image car cette dernière est générée
apprentissage du temps, c’est aussi un simulacre de mon temps
naturellement par l’esprit en successions rapides.
passé qui m’est une ressource illimitée.
Elle fait partie de la pulsion de vie, du renouvellement que nous faisons aussi par
LFC : Pourquoi avez-vous choisi de donner ce titre à votre
prélèvements sur le réel. L’écriture n’est pas ça.
recueil ?
Pour que l’écriture se libère il faut une disponibilité et un désir qui s’entraînent. Mais si l’écriture
RMH : J’avais une image en tête en écrivant : celle de retirer des
parvient à capter l’image alors le plaisir est si
intense que l’accès à l’écriture devient avec le temps plus rapide et
N’importe quelle voie est bonne car c’est un
moins pénible.
avancement. Si le lecteur le souhaite il peut reprendre différemment comme il peut aussi
LFC : J’ai parfois eu l’impression en lisant Retirements que vous
sauter ce passage. La lecture a la matière que
aviez jeté des mots sur la page à la façon d’un Jackson Pollock
l’élasticité du texte permet et résulte du regard
projetant la peinture sur ses toiles. La forme de vos poèmes, leur
du lecteur.
mise en espace, est comme trouée. « le matin possiblement se troue », écrivez-vous dans votre beau poème [ stamina. Que
Lire comme expérience du regard, regarder le
traduit cet espacement entre les vers ? Un sens ou un rythme de
texte, hésiter, pas seulement lire de qu’il y a à
lecture ? Un inachèvement ?
lire.
RMH : Les mots ne sont pas jetés sur la page. Chaque page a sa
LA LECTURE A LA MATIÈRE QUE L’ÉLASTICITÉ DU TEXTE PERMET ET RÉSULTE DU REGARD DU LECTEUR.
matérialité à elle, sa forme avec les vers rangés à gauche et les parties en prose rangées à droite comme les toises qui marquent un espace. Il n’y a pas le hasard de la projection.
CHAQUE PAGE A SA MATÉRIALITÉ À ELLE, SA FORME AVEC LES VERS RANGÉS À GAUCHE ET LES PARTIES EN PROSE RANGÉES À DROITE COMME LES TOISES QUI MARQUENT UN ESPACE.
LFC : J’aimerais que vous nous parliez de votre conception si singulière de la versification qui est à l’œuvre dans vos recueils. Avez-vous trouvé la forme en écrivant, instinctivement, dirais-je, ou bien est-elle le fruit d’une réflexion théorique de votre part ?
Les espaces sur la page sont des temps de pause réels. Quand l’œil cherche la ligne suivante il fait une pause. Il parcourt une distance et
RMH : Je trouve qu’à la fin le tout doit être accordé :
cela fait du silence.
lexique, rythme, longueur, forme d’écriture. Mais je me lance dans l’écriture sans théoriser, tout en
« le matin possiblement se troue » tente d’être à l’image de ce
insérant les principes formels du texte dans le
qui est dit et puis c’est le vers qui ouvre le poème comme une aube sur
texte. Je n’ai pas de conception théorique globale,
la page. Cette page on la regarde différemment que si j’avais laissé un
chaque texte découvre son expression, sa matière
seul espace entre les mots.
et je ne crois pas au sens ou au message d’un poème. Je ne fais pas de plan ou de squelette mais
Il y a une autre façon, quand la lecture peut se faire et horizontalement
j’écris à la suite et par de nombreuses relectures
et verticalement comme ici :
j’estime si c’est juste ou pas.
« les couleurs seules restent couche par couche
LFC : C’est plus le regard du lecteur que vous sollicitez que l’ouïe. « le montage se fait à rebours » écrivez-vous page 18. N’est-ce pas en cela que
dans l’accidenté des murs on noie
votre œuvre s’apparente à l’art cinématographique
le ciel sec » LFC MAGAZINE #12
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puisque le lecteur doit effectuer lui-même le montage des
octoèque. En plus d’introduire le côté
rushes ?
religieux repris ensuite par l’autel, l’ange,
J’AI CHERCHÉ L’ÉQUILIBRE DE LA FORME LA PLUS ABOUTIE ET DES ESPACES VIDES NÉCESSAIRES POUR QUE L’ENSEMBLE RESPIRE DE MANIÈRE ORGANIQUE. RMH : J’ai cherché l’équilibre de la forme la plus aboutie et des espaces vides nécessaires pour que l’ensemble respire de manière organique. Le regard est très présent, de même que le toucher car ce sont les deux sens qui impliquent la surface, dans ce qui est rejoindre ou distancier. Ce qui m’intéresse dans Retirements c’est que le regard résiste, que l’image résiste, que
la croix ou la crucifixion, ce mot porte le chiffre huit qui est structurel dans le livre : toutes les huit pages il y a une image, sauf pour la première et la dernière qui suturent le tout. Toutes les huit pages un tour est complet dans le mouvement général du livre qui est une rotation. L’image pleine page marque un point de chute ou de pause. Par ailleurs, l’église du souvenir à Berlin est un octogone. Quand en tournant à l’intérieur nous dépassons les huit faces, la lumière, la vision des couleurs se renouvellent. Les cives, oves, viride sont des mots qui
ni l’un ni l’autre ne s’use trop vite.
désignent des spécificités du verre que je
Comme pour tout enchaînement d’images ou de mots la
réfèrent à la structure de la pierre qui
voulais avoir ; la paésine, l’induration se
compréhension, « le montage », se font à l’envers. Mais ici ce ne sont pas des rushes car cela veut dire du matériel brut or les parties de Retirements sont déjà travaillée coupée, agencées. La lecture serait solliciter un montage à soi, avec son propre toucher, son propre épiderme, ses propres souvenirs.
CE QUI M’INTÉRESSE DANS RETIREMENTS C’EST QUE LE REGARD RÉSISTE, QUE L’IMAGE RÉSISTE
inclut des reproductions de paysages ou des pas d’hominidés disparus. Ce sont des exemples pour vous dire que ce ne sont pas des choix arbitraires, et d’ailleurs ce ne sont pas des mots étranges.
prolapsus. Les avez-vous choisis pour leur étrangeté ou leur
TOUTES LES HUIT PAGES UN TOUR EST COMPLET DANS LE MOUVEMENT GÉNÉRAL DU LIVRE QUI EST UNE ROTATION.
sonorité ?
LFC : Est-ce que votre démarche
LFC : Vous employez des mots rares tels que octoèques, cives, oves, sparsile, dioptre, phanères, clades, induration, diatomées, allèles, anaérobie, encalminé, viride, ripisylve, paésines, spires,
s’apparente au cut-up ? Comment RMH : Ni l’un ni l’autre, mais pour la précision de leur
travaillez-vous ?
signification. J’aurais pu dire « Le livre des huit tons de la liturgie orthodoxe » (que mon père feuillette tous les dimanches) pour
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Non, cela n’a rien à voir avec le cut-up
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qui est le réarrangement par le hasard d’un texte
sa voie ?
original coupé. RMH : Cela commence souvent par un aperçu rapide Je garde une certaine progression dans les
puis cela se referme. Il reste une espèce de noir, de
fragments qui composent Retirements. Les
confusion, mais aussi une intuition qui finit par vous
fragments ne sont pas interchangeables. Par
guider. C’est vif et étrange et puis pour ma part on ne
exemple, je n’aurais pu ni écrire ni mentionner la
s’en sort pas toujours entièrement car ce qu’on en fait
danse main dans la main de Joseph Nadj et de
n’est ni parfaitement fidèle ni complètement
Dominique Mercy sans avoir parlé de danse sur la
communicable.
première page, sans avoir parlé ensuite de la pirouette solitaire et sans fin où les mains au lieu de
LFC : En vous lisant, on sent que c’est plus la
rejoindre d’autres mains tiennent le corps en
matérialité du langage, de l’écrit, qui vous intéresse,
balancier. Les motifs sont composés le long du livre.
et peut-être moins la musicalité de la langue. Vous avez toutefois donné des lectures publiques de sans
LFC : Quelle part accordez-vous à l’inconscient
chute et de Babil. Comment avez-vous abordé ces
dans votre travail d’écriture ?
séances de lecture de vos textes ?
RMH : Les images des rêves comme celles des
RMH : La voix fait partie de la matière langue. J’écris
réminiscences sont très importantes pour moi. Elles
souvent à haute voix d’ailleurs et puis même si je ne
donnent des matières, prolongent et rassurent les
suis pas une lectrice aguerrie et que le public
intuitions ou fascinations visuelles.
m’intimide, j’aime ce moment d’émotion palpable avec le public où le texte rencontre son relief spatial.
Toutes les parties en prose en sort tirées d’ailleurs, cela forme une sorte de pendant à la partie en vers. Comme dans la transparence, de ce côté-ci une surface qu’on voit, qu’on peut toucher et de l’autre côté une surface visible mais inatteignable.
LES IMAGES DES RÊVES COMME CELLES DES RÉMINISCENCES DONNENT DES MATIÈRES, PROLONGENT ET RASSURENT LES INTUITIONS OU FASCINATIONS VISUELLES.
J’AIME CE MOMENT D’ÉMOTION PALPABLE AVEC LE PUBLIC OÙ LE TEXTE RENCONTRE SON RELIEF SPATIAL. LFC : Vous êtes également traductrice. Cette activité est-elle pour vous indissociable de l’écriture de poèmes ? RMH : Dernièrement je fais le plus souvent la traduction entre l’anglais et le français et ce qui me fascine c’est de voir combien l’on entre dans l’intimité d’un texte quand on traduit. Plus qu’un exercice de création c’est une merveilleuse opportunité de lecture
LFC : « C’est au moment où je suis perdu, où je ne sais
et cela entraine notre propre souplesse expressive. Par
plus, que commence souvent l’aventure intéressante »,
contre, du point de vue de l’imaginaire des textes, ce
disait Pierre Soulages dans une interview. Pensez-vous
n’est pas toujours facile de revenir à ses propres
vous aussi qu’un écrivain doit se perdre pour trouver
projets.
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LFC : Les éditeurs effectuent un travail éditorial sur les manuscrits des romans qui leur sont confiés. En est-il de même avec les œuvres poétiques ? Avez-vous retravaillé vos textes avec votre éditeur ? RMH : Avoir rejoint le catalogue des éditions Unes est un bonheur pour moi car j’apprécie énormément les poètes publiés et le soin apporté pour que chaque livre soit unique. Je connaissais les éditions mais pas François Heusbourg qui les dirige personnellement quand je lui ai envoyé sans chute. Nous sommes assez vite devenus complices et nos discussions m’ont révélé non seulement un lecteur très attentif mais m’ont poussée à aller au bout de mes projets. J’ai travaillé Retirements en lui parlant du projet mais je le lui ai montré des années plus tard en fin d’écriture. Il a lu, aimé, puis m’a laissée le finir et surtout m’a soutenue dans la publication avec les photos. Chaque relation éditeur-auteur doit être différente et je suis ravie de la liberté que j’ai avec Unes, loin aussi de la solitude des débuts… LFC : Sur quel projet travaillez-vous actuellement ? RMH : Je continue à écrire sans avoir de projet précis en tête. Je ne force rien et puis Retirements est encore récent. En ce moment nous traduisons pour Unes avec François Heusbourg un recueil de poésie merveilleux, très abouti, Look de Solmaz Sharif, une poète américaine d’origine iranienne. Entretien réalisé par courrier électronique en septembre 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez.
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PHOTOS Patrice Normand Leextra
INTERVIEW INÉDITE par Christophe Mangelle et Isabelle Despres
OLIVIER ADAM UNE VAGUE D'ÉMOTION
Olivier Adam revient avec un roman qui s'adresse aux adolescents, mais aussi à tous. La tête sous l'eau (R / Robert Laffont) est dans la lignée de son grand succès Je vais bien, ne t'en fais pas. D'une écriture juste et sensible, l'écrivain met en scène le retour d'une adolescente au sein du cocon familial, brisé par sa disparition. L'urgence du récit et l'intelligence des émotions vont vous amener dans les contrées d'une Bretagne vidée de ses touristes. Rencontre avec l'auteur pour la première fois pour une séance de photos et un entretien inédit.
LFC : Bonjour Olivier Adam, vous avez beaucoup écrit sur le thème de la disparition. Votre nouveau roman La tête sous l’eau est en librairie dans la collection R I Robert Laffont. OA : Oui, vous avez raison. J’ai beaucoup écrit sur la disparition. Alors évidemment, j’aborde les hypothèses, l'angoisse, les conséquences, la dislocation d'une famille lorsqu’un des membres de la famille disparaît. Ce sujet-là m’intéresse parce que ce sont toujours ceux qui restent qui doivent composer avec l’impensable. Que faisons-nous de nos disparus ? Nos morts, nos absents, ou ceux qui s'évaporent - nos évaporés si je peux m’exprimer ainsi - sont toujours présents, malgré nous. Nous sommes immédiatement dans une tension qui est celle des questionnements et des hypothèses qui LFC MAGAZINE #12 | 90
nourrit une angoisse effrayante lors des recherches et de l'enquête. J’ai simplement voulu écrire une histoire cette fois-ci sur un retour, afin que cette question des hypothèses s’évanouisse dès la page 30. Léa revient. Elle installe à tous un silence pesant qui est à la fois volontaire et involontaire parce qu'elle a été séquestrée, maltraitée et violentée. Son entourage est confronté à son mal-être, à son traumatisme et aussi à son mutisme. Raconter cela sur deux cent cinquante pages propose un rendu psychologique pertinent. C’est d’ailleurs ce qui m'intéresse. Néanmoins, il faut quand même asseoir le propos du retour sur une colonne vertébrale dramaturgique en indiquant des pistes et des éléments de réponses. Pourquoi Léa ne parle-t-elle pas ? Qu’a-t-elle vécu comme épreuve ? Pourquoi réalise-t-elle des recherches à propos d’une autre disparue ? Puis, une autre histoire concerne les parents de Léa. Le couple a explosé sous l'impact de la douleur et de
l'angoisse. À son retour, alors qu'ils sont séparés, ses parents choisissent de jouer la comédie pour ne pas trop la perturber. Ils font semblant d’être toujours ensemble pour ne pas rajouter de la douleur à la douleur ou du désordre au désordre. Ils ne veulent pas la fragiliser davantage. Autre point essentiel de l’histoire, le protagoniste qui l'a séquestrée, nous ne savons pas où il est. Il est dans la nature. Comme on ne sait pas où il se cache, le lecteur est régulièrement au cœur d’une inquiétude permanente. D’autant que Léa est tout le temps sur ses gardes. Et qu'elle croit toujours voir quelqu'un de dangereux. Elle est sur le qui-vive. LFC : Absolument, à la lecture de ce roman, nous sommes inquiets. OA : J'aime explorer la manière dont les uns prennent soins des autres, analyser comment on essaie de se réparer au sein de la cellule familiale après une tragédie si violente. Comment les autres peuvent-ils essayer de vous aider à sortir la tête de l'eau ? Comment peuvent-ils vous ramener à la lumière, vous faire revenir au monde presque contre votre gré ? Pour poser ces questions, j'invente une colonne vertébrale, une inquiétude, une tension plausible.
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J'aime explorer la manière dont les uns prennent soins des autres, analyser comment on essaie de se réparer au sein de la cellule familiale après une tragédie si violente.
LFC : Quelle narration aimez-vous utiliser pour raconter vos histoires ? OA : Je ne suis pas l'intrigue d'une manière générale. La dramaturgie, les twists, les révélations, je le fais plus par obligation que par plaisir. Cela ne m'intéresse pas ni en tant que lecteur, ni en tant qu'auteur. Je le propose parfois dans mes romans pour être au service de l'histoire, uniquement quand cela est nécessaire. Je vais bien, ne t'en fais pas, fonctionne sur une révélation et un twist final. J'ai écrit le livre. Pour ensuite écrire le scénario avec Philippe Lioret, nous sommes partis du principe que le lecteur savait. Si le récit ne tient uniquement à sa révélation, cela fait pschitt. Parce qu'un récit qui tient uniquement à sa révélation, à son twist ou à son suspense résolu, c'est un récit qui procure du plaisir, mais c'est un plaisir totalement évanescent à mes yeux. Pour le lecteur, le livre est aussitôt lu, aussitôt oublié. Je pense que c'est une forme de littérature immature. Selon moi, une littérature mature, c'est une littérature qui questionne les relations, la sensibilité, les liens que nous entretenons les uns avec les autres : la société, la famille, la comédie sociale, la politique…
LFC : Dans La tête sous l’eau l'oncle de Léa, Jeff, est rongé par la culpabilité depuis la disparition de sa nièce. OA : C’est lui qui avait en charge la surveillance de Léa lors de la route du rock. L’intrigue se situe aux alentours de Saint-Malo, station balnéaire qui s'appelle Saint Lunaire. Il l'amène à la route du rock, et quelques secondes plus tard, il est distrait par une fille qui lui plaît bien et à qui il veut payer une bière. Il s'extrait du concert tout en disant à Léa : Tu m'attends, je reviens dans ¼ d'heure au plus tard. Et quand il revient, elle n’est plus là. Quand il rentre chez les parents de Léa, complètement apeuré et effrayé, il est bien obligé de dire qu'il l'a perdue de vue. Et qu'il n'a aucune idée d'où elle est. Puisque les semaines passent et que nous n’avons aucune trace d'elle et qu'elle ne revient pas, évidemment, il est jugé responsable. Ainsi, le lecteur plonge très vite dans des éléments qui sont extérieurs à l'intrigue directe, mais qui m'intéressent. Je veux parler de la grande sœur et de son frère instable, de ces liens qui peuvent se créer comme cela. J’observe cette famille avec ce frère borderline, toujours sur la brèche, toujours sur le fil, qui se foire tout le temps, qui gâche tout le temps ses propres opportunités, et qui a sans doute une fragilité psychologique au fond de lui, une hyper sensibilité. C’est un thème qui est très présent dans la plupart de mes livres. Dans Le cœur régulier,
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c'était déjà le sujet. Ce personnage Jeff, c'est un personnage récurrent. Il est chez moi. Il apparaît sous les traits de Loïc dans Je vais bien ne t'en fais pas. Nous le retrouvons dans Poids léger, également dans Peine perdue. En général, il s'appelle Antoine. D’ailleurs, à l'écran, il est toujours incarné. Quand je suis adapté, par des types comme Niels SCHNEIDER dans Le cœur régulier, Nicolas DUVAUCHELLE dans Poids léger avec une vibration qui me fait un peu penser à Patrick DEWAERE. Ces personnalités instables ont un instinct de saccage malgré eux, quelque chose de très sûr qui attire les emmerdes comme les mouches. LFC : Quand vous avez imaginé ce personnage, avez-vous pensé à Patrick DEWAERE ?
Je ne crois pas à la littérature d'évasion. C’est bien qu'elle existe, mais ce n’est pas mon sujet ni en tant qu'acteur ni en tant qu'auteur.
OA : Je pense à de nombreuses personnes dans mon entourage parce que ce personnage récurrent, il est lié à des gens que je connais très bien. Les questionnements, la culpabilité que nous avons parfois parce que nous avons arrêté de prendre soin d'eux viennent de là. Comme j'ai eu la chance d'être beaucoup adapté à l'écran, j'ai beaucoup de personnages récurrents dans mon esprit : des personnages masculins, mais aussi des personnages féminins qui ont la même étoffe que nous rencontrons de livre en livre. Ces personnages de roman ont été incarnés à l'écran. Et quand ils ont été interprétés de manière vraiment convaincante, lorsque j'écris aujourd’hui, je les reprends en ayant en tête la silhouette et l'énergie de leur interprète. Quand j’imagine de nouveau ce type de personnage récurrent, au cours de l’écriture, je redistribue un rôle sur mesure par exemple à Nicolas DUVAUCHELLE. D’ailleurs, dans certains livres, je le décris physiquement : il est bardé de tatouages. Je l’ai en tête certainement parce qu’il a quand même incarné trois fois mes personnages à l'écran. LFC : Pensez-vous à une adaptation de La tête sous l'eau sous forme de scénario ? OA : Pour celui-ci, oui. Ceci dit,
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"La tête sous l'eau", dès que j'ai fini de l'écrire, même si je ne l'ai pas fait exprès, je peux vous dire que c'est le roman le plus adaptable à l'écran. ce n'est pas automatique. J'ai eu une période où les livres étaient adaptés les uns derrière les autres. Sans oublier que j'ai co-écrit le scénario du film Welcome. Cette forte expérience de scénariste a créé étrangement une césure assez forte avec mon métier de romancier. Mes livres se sont débarrassés de l'angle cinématographique. Les lisières, Peine perdue, Chanson de la ville silencieuse, La renverse, ne sont pas adaptés. Comme un effet de répulsion, j'ai enlevé toute l'écriture scénaristique qui pouvait être dans ces textes. Je souhaitais que ces romans soient au plus près de la littérature. Ce sont des écrits plus intérieurs, avec des sauts temporels importants, avec peu d'intrigue ou de dramaturgie, qui reposent autant sur la langue que sur l'atmosphère. Ce sont des romans difficiles à retranscrire en version cinéma. La tête sous l'eau, dès que j'ai fini de l'écrire, même si je ne l'ai pas fait exprès, je peux vous dire que c'est le roman le plus adaptable à l'écran. LFC : Vous publiez pour la première fois dans la Collection R I Robert Laffont, La tête sous l'eau qui s'adresse aux jeunes adultes, à la famille. OA : Je publie pour la première fois dans cette collection. J'ai écrit de nombreux romans qui s'adressent aux adolescents.
Aujourd'hui, il existe une porosité de lectorat. Nous savons bien que les livres publiés dans ce genre de collection sont lus aussi bien par des adolescents que des adultes. Et puis, la Collection R / Robert Laffont s'adresse aux jeunes adultes, ce qui peut concerner de nombreux lecteurs. Jusqu'à quand sommes-nous un jeune adulte ? (Rires) LFC : Nous sommes de jeunes adultes de trente neuf ans à la rédaction... OA : En effet, ce livre s’adresse à chacun. Lorsque je publiais déjà à l'école des loisirs à l'époque, c'était ma règle. Quand on écrit ce genre de livre, le plus important, c'est précisément de ne pas écrire un genre de livre particulier. On se rend bien compte que le public est bien plus large. L’auteur doit proposer un roman tout court. La seule chose, c'est que je n'écris pas des romans sur l'adolescence, parce qu'il n’y a pas de roman pour les adolescents. J’écris des romans dans l'adolescence, ce qui signifie simplement que le point de vue adopté à propos de la narration est celui d'un adolescent. Alors cela veut dire que le narrateur à 14 ans, 15 ans, 16 ans, voire 17 ans et que donc j'écris ce roman-là de la même manière avec les mêmes recherches de justesse que je le fais si le narrateur à 45 ans, 60 ans, 70 ans. Pour le lecteur, la seule différence
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est de savoir s’il a envie de lire l'histoire d'un gamin de 15 ans ou non. Et donc cela peut s'adresser absolument à tous les lecteurs. Ensuite, il existe un certain nombre de spécificités qui ne sont pas liées au genre. Elles sont liées au fait que si nous voulons être juste dans ce point de vue. Si nous avons 15 ans, nous ne racontons pas une histoire comme nous la racontons à 40 ans. Nous la relatons avec cet instinct de vitesse, cette hyper intensité des sentiments et des choses. Le texte sera plus sur l'émotivité, sur l'hyper sensibilité, le côté écorché qui est propre à l'adolescence. Pour finir, nous utiliserons les codes narratifs de cette génération.
Quand quelqu'un disparaît, la peur, c'est de le perdre à jamais. S'il meurt à jamais, que fait-on de nos morts et de nos fantômes dans notre société qui a tendance à mettre cela sous le tapis ? Nous ne sommes pas à l'aise avec cela. Ce n'est pas comme au Japon où il y a un hôtel des ancêtres dans toutes les maisons. Nous, c'est quelque chose d'enfoui parce que nous sommes dans une société de performance. Sans oublier cette arnaque absolue de la résilience. Soyez résilient ! Faites votre deuil en trois jours !
LFC : Pour parler des adolescents avec justesse, les avez-vous observés ? OA : Ma fille a seize ans. Elle regarde 13 Reasons Why et autres. Je ne peux pas tout citer. Je parle de leurs références culturelles dans le roman qui ne sont pas uniquement des clins d'œil. Je suis au plus proche d'eux. Je me sens équidistant de tous. Je n'ai pas de frontière de sexe, pas de frontière d'âge, pas de frontière même de sexualité. Je peux me mettre dans la peau de tout le monde. Mon travail d'écrivain n’est pas plus difficile d'incarner le point de vue de quelqu'un de 16 ans que de prendre le point de vue de quelqu'un de mon âge. Je n'ai pas forcément de points communs avec les gens de mon âge. La moitié de mes livres sont écrits d'un point de vue féminin. Et pourtant, jusqu'à présent, je ne suis pas censé être une femme. Nous voulons toujours que la littérature soit quelque chose qui sort des tripes. La littérature, c'est aussi un travail de composition d'une voix, d'un personnage, d'un LFC MAGAZINE #12 | 97
Ce n’est pas plus difficile d'incarner le point de vue de quelqu'un de 16 ans que de prendre le point de vue de quelqu'un de mon âge.
point de vue, d'une sensibilité. L'écrivain part de rien. Il faut inventer et peu importe quel narrateur. Ce que je ne sais pas faire, c'est me mettre dans la peau des puissants ou des dominants. Voilà, ça je ne sais pas le faire. LFC : Allez-vous continuer d'écrire sur la disparition ? OA : Le prochain livre que je suis en train d'écrire ne traite pas de la disparition. Il y a juste une petite disparition, un moment de tension. Quand quelqu'un disparaît, la peur, c'est de le perdre à jamais. S'il meurt à jamais, que fait-on de nos morts et de nos fantômes dans notre société qui a tendance à mettre cela sous le tapis ? Nous ne sommes pas à l'aise avec cela. Ce n'est pas comme au Japon où il y a un hôtel des ancêtres dans toutes les maisons. Nous, c'est quelque chose d'enfoui parce que nous sommes dans une société de performance. Sans oublier cette arnaque absolue de la résilience. Soyez résilient ! Faites votre deuil en trois jours !
Je n’y crois pas une seconde à ce discours. Je pense que quand j'aurai soixante-quinze ans et que j'aurai fini d'écrire, j'aurai écrit vingt livres sur nos disparus, sur la hantise de la disparition des nôtres, sur la disparition de ceux que nous aimons. Je me poserais toujours ces questions : que font-ils ceux qui restent ? Même si nous lisons tous les livres qui ont été écrits làdessus, nous n’avons pas fait le tour. C’est une question trop prégnante, à la fois quotidienne, permanente et enfouie. La littérature est là pour cela. Elle nous aide à un moment donné à nous débarrasser de la langue de bois, des rôles sociaux, des conventions et de tout ce vernis qui nous conditionne à être performants. Il faut travailler. Il faut faire du sport. Il faut être joyeux… La littérature doit aller chercher ces moments dépouillés de tous les rôles, de tous les masques, de toute cette comédie. La littérature pose des questions d'insomniaque. Ces mauvaises questions qui font que nous ne nous rendormons pas quand nous ne dormons pas justement.
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Où en suis-je ? Comment suisje avec les miens ? Me suis-je trompé de vie ? Je ne crois pas à la littérature d'évasion. C’est bien qu'elle existe, mais ce n’est pas mon sujet ni en tant qu'acteur ni en tant qu'auteur. Au contraire, je crois que la littérature est là pour nous poser et peut-être même donner des réponses à des questions, comme un mode d'emploi.
MON ACTU
à ne pas manquer
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
JEAN-MARIE GOURIO
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : FRANCK BELONCLE LEEXTRA
Ancien rédacteur en chef de "Charlie Hebdo", Jean-Marie Gourio est célèbre pour ses "Brèves de comptoir", best-seller vendu à plus de un million d'exemplaires. Rencontre avec l'auteur qui nous offre un éloge de l'ivresse littéraire, "J'ai soif ! soif ! soif ! mais soif !" (Cherche Midi).
LFC : Vous publiez J'ai soif ! soif ! soif ! mais
tu es entouré de grands livres. Il est dans son
soif ! (Cherche Midi Éditeur). C'est assez
bureau avec des livres partout.
court, le roman va à l’essentiel. Et pourtant, à la lecture de ce bouquin, nous ressentons
LFC : Ce personnage vous ressemble-t-il
de nombreux sentiments.
beaucoup ou pas du tout ?
JMG : C'est vrai que j'ai essayé de faire en
JMG : Oui, parce que...
sorte que chaque phrase soit utile. Ce qui est un peu l'objectif de tous mes bouquins. Le
LFC : Nous avons l'impression que c’est votre
héros se bat pour écrire. Il veut lire ce qu’il n'a
avatar.
jamais dit et jamais écrit. Donc, évidemment,
101
cela fait une épure constante comme trouver
JMG : Je lis cinquante deux fois la même page en
quelque chose de très beau que nous voyons
tant qu’auteur. Je reviens sur une page de Zola. Je
pour la première fois, dire quelque chose que
deviens fou. Je regarde comment l’auteur fait les
nous n’avons pas entendu et qui serait très
miroitements sur un poisson dans le monde de
beau. Trouver une idée nouvelle. Alors
Paris. Comment fait-il ? Zola a une page à propos
évidemment, cela réduit le champ parce qu'il
d’une boucherie. Et il décrit la charcuterie en
jette, il jette, il jette. Et là, c'est son problème.
passant par tous les reflets qui sont au plafond, qui
Parce qu'au final, il jette tellement qu'il ne
sont sur les murs, sans oublier les reflets sur la
garde rien. Donc il a beaucoup de mal à
gélatine des viandes et tout le toutim. C'est
écrire quelque chose qui n'a jamais été écrit.
ahurissant de beauté et de technique. Alors ça, je le
Surtout que c’est encore plus difficile quand
lis, je le lis, je le relis. Donc évidemment, je suis un
peu le personnage quand j'ai lu cela cinquante fois. J'ai peur de décrire un reflet, un reflet de la pluie sur le trottoir, la neige, les bords de mer dont Duras parlait très bien ou même Mort à Venise. Il y a des pages dans Mort à Venise, des espèces de plaques argent
à l'horizon et il regarde la mer se retirer avec SE LINA beaucoup de nostalgie parce qu'il sait qu'il va mourir. Et ce sont ces reflets-là, écrire ces
Les âmes, il faut les regarder. Il faut les regarder R I C H A R Dcomme S des œuvres d’art.
reflets-là, c'est incroyablement fort. Alors passer derrière, mon personnage est terrifié par la beauté. Quoi faire derrière la beauté ? LFC : Vous posez la question suivante dans ce livre : comment écrire après tout ce qui a déjà été fait ?
lâcher l’affaire. C'est être en création constante, tout le temps. Tout le temps voir, tout le temps écouter, tout le temps être dans un livre. On marche dans une rue. La rue doit rentrer dans l’art. C’est-à-dire que les âmes, il faut les
JMG : Oui, absolument. Les peintres se sont
regarder. Il faut les regarder comme des œuvres
posé la question. Les musiciens, les
d’art. C'est en les regardant que cela devient une
architectes, tout le monde se posent la
œuvre d’art. Plus on observe, plus c'est beau. Il
question. Même la nature se pose la question
faut donc être partout en état d'observation, de
parce que la végétation se renouvelle, les
vigilance et de traduction. Il faut traduire
arbres, les tomates… Donc tout se renouvelle
l'extérieur en intérieur. Ne pas faire rentrer
d'après une base formidable. Donc
l'extérieur, cela ne sert à rien. C'est comme la
évidemment, oui, que peut-on faire après tout
lumière qui rentre dans la maison, ce n’est pas
cela ? Il faut tout simplement faire la même
du tout la même que celle qui est sur le trottoir.
chose, exactement la même chose, avec la même dynamique, la même folie, la même
LFC : Votre personnage aime boire.
force, la même observation. Parce que j'imagine qu’eux, ils se sont dit la même chose. Zola, il a dit : comment puis-je écrire derrière ce qui a déjà été fait ? Picasso, il s'est
pour faire partir la bombe, et donc c'est l'alcool, parce que oui, il aime bien boire. Alors s’il ne boit
bien cassé la tête. Comment puis-je peindre ?
pas, il ne peut pas écrire. Et s'il boit, il boit trop,
Après Picasso, puis-je faire ? Etc. Que puis-je
donc il ne peut pas écrire non plus. Il fait
faire ? C'est la question essentielle. Ils ont fait
n'importe quoi. Alors il enrage en observant, en
pareil. Il faut donc faire pareil que ces gens-là.
lisant les romans américains. HEMINGWAY, c'est
Cela dit, faire pareil qu'eux, ce n’est pas
102
JMG : Le livre démarre avec une petite mèche
HERNAN DIAZ LFC MAGAZINE #12
L'écriture peut être extrêmement dangereuse. Elle va vers la folie. C'est pour cette raison que le personnage s'approche de la folie volontairement. SELINA
RICHARDS
incroyable ! STEINBECK, c'est incroyable ! Ce ne sont
dompter sa folie. Certains n'y arrivent pas.
que des alcooliques. Il devient fou. Il se demande
L'alcool ajoute de la folie, de l’évasion de soi
comment on peut boire comme ils boivent et écrire
et du monde réel. Cela ne donne pas grand-
aussi bien qu'ils écrivent. Lui, quand il boit, il écrit
chose parce qu'il y a quand même la
zéro. Alors cela l'ennuie parce qu'il aimerait avoir
technique de l’écriture qui rentre en jeu : la
toutes les choses les plus belles de la vie : l'ivresse de
grammaire, l'orthographe, la syntaxe et la
l'alcool et l'ivresse de la littérature. Malheureusement,
musique des mots. C'est comme un grand
il a le droit à l'ivresse des questions, à l'ivresse de la
pianiste, il y a un moment où il faut jouer du
peur. Il a tout le temps peur de ne pas y arriver face à
piano.
ces monstres-là qui sont d'une certaine manière des monstres de la nature, parce qu'il faut une force
LFC : Vous parlez de l'ivresse de l'alcool et
physique énorme pour écrire ces livres.
de l'ivresse de la littérature. Pourquoi exprimez-vous ce parallèle ?
Et même quand on lit Des souris et des hommes, c'est un tout petit livre. Mais dans la viande, dans la chair, le
JMG : Ce sont des moteurs. Seulement, il est
lecteur sent qu'il faut être balèze pour écrire cela.
conseillé d’avoir une carrosserie solide.
Alors il se demande comment tous ces gens-là font
Sinon, nous explosons. Nous pouvons donc
pour être aussi forts. Il aimerait bien être fort, ivre, être
avoir le moteur de l'alcool et tourner avec
un taureau des mots, comme eux. L'écriture peut être
des projets artistiques. Cela arrive souvent
extrêmement dangereuse. Elle va vers la folie. C'est
dans les bars. Nous rêvons. Ce moteur-là est
pour cette raison que le personnage s'approche de la
extrêmement puissant. Seulement après, il
folie volontairement.
faut être capable avec le levier de vitesse de créer. Il faut passer encore une autre vitesse.
LFC : Votre personnage, vous ne l'épargnez pas.
Et là, il faut savoir conduire. Mon personnage aimerait bien pouvoir conduire avec ces
104
JMG : Il va très loin. Nous sommes obligés d'aller très
deux moteurs-là. Je pense qu'il maîtrise très
loin. Sauf que ce très loin, il faut le contrôler. Il faut
bien le premier moteur qui ouvre tous les
JEAN-MARIE GOURIO LFC MAGAZINE #12
champs des possibles et qui libère toutes les angoisses. Il est très à l'aise dans le pire. Il ne faut pas croire que lorsque nous créons, nous sommes contents et heureux. C’est faux. Nous sommes tout le temps malheureux, surtout quand nous avons réussi ce que nous avons fait. C'est très pénible. C'est exactement comme un chien dans son S Epanier LINA qui ne trouve pas sa position pour se coucher. Il se met là. Cela ne va pas. Il se met là. Cela ne va pas, parce que cela ne va
Nous ne pouvons pas trouver quelque chose RICHARDS d'incendiaire en étant heureux.
jamais. Je pense que tous les grands artistes ont été malheureux comme des pierres au moment où ils trouvent, où ils se disent j'ai bien fait.
pas. Après, évidemment, cela s’arrête. Il faut
C'est le chemin obligé. Nous ne pouvons pas
donc recommencer et créer du beau. Ainsi, les
trouver quelque chose d'incendiaire en étant
gens touchés par ce beau ont envie de faire du
heureux. Il faut vraiment se faire tabasser.
beau. C'est formidable !
Personne n'en meurt sauf si nous abusons de l’alcool. Nous nous contorsionnons. Nous
LFC : Ainsi le monde devient meilleur…
avons mal partout et nous nous sentons très mal. Un mal-être incroyable s’empare de
JMG : À ce moment-là, cela devient de la
nous. Ce qui est étonnant, c'est le bien-être
littérature. Le livre devient quelque chose de
incroyable que nous ressentons quand nous
plus grand public. Et c'est de la littérature.
avons réussi notre coup. LFC : Il écrit selon ses capacités…
Dès que nous avons une belle page, tout est
106
bien. Nous sommes gentils avec les gens.
JMG : Exactement. Quand il écrit un mot, ce
Nous aimons tout le monde. C'est incroyable !
n’est pas le bon. Il choisit un prénom. Ce n’est
Et c'est à ce moment-là que la réussite
pas le bon. Ce n’est jamais bien. Ce n’est jamais
devient un outil social formidable. Un gamin
bien parce qu'il y a trop de solutions, trop de
qui joue bien de la musique et qui fait un
mots, trop d’idées… Il existe trop de mots qui ne
morceau magnifique, il veut le faire écouter à
servent à rien, trop de solutions inutiles… Sur ce
ses potes. Il aime ses potes. Même sa prof de
qu’il doit vraiment dire, c’est-à-dire le fond du
français qu'il n'aime pas, il a envie de lui faire
fond, il n'y a que ces mots-là et il n'y a que ces
écouter. Il a envie de partager. Et à ce
chemins-là. À lui de savoir s’il est sincère. S’il est
moment-là, tout est beau. Cela fait des ronds
sincère, il écrira bien. C’est une des bases.
dans l'eau qui sont très jolis et cela ne s'arrête
Quand nous avons peur, nous écrivons j'ai peur.
chemin ira à la source pour boire de l'eau fraîche.
J’écris comme un peintre peint des tableaux, il faut SELINA peindre. Quand j'écris, je suis un artiste.
LFC : Écrire, selon vous, c'est prendre des risques, être kamikaze, se faire du mal.
JMG : Oui parce que c'est pour rien. ont-ils compris cela ? RLFC I C :HLes A Rauteurs DS
JMG : Cela dépend des auteurs. Nous nous faisons mal avec l’espoir d’être récompensé grâce à une belle page. Si nous sommes contents du bouquin et qu’on se fout du reste, c’est gagné. On y est. LFC : Oui, c'est gagné. Mais les auteurs sont aussi
Quand nous avons faim, nous écrivons j'ai faim.
récompensés lorsqu’ils sont lus.
Inutile d’écrire j'ai peur comme un animal blessé, attaqué… Non, tu as peur, tu as peur. Nous
JMG : Oui, mais maintenant quand on dit être lu, c'est être
observons bien que la plupart des livres qui
acheté. Nous pouvons être lus par quelqu’un. Seulement,
sortent ; c’est bien trop de mots, trop d'idées,
aujourd’hui, lorsque nous sommes lus, nous figurons
trop de mensonges. Ce n’est pas vrai. D’ailleurs,
dans l’esprit des gens obligatoirement dans les
c'est pour cela que certains livres nous tombent
meilleures ventes. Souvent, ce n’est pas être lu parce que
des mains parce que nous ne sommes pas
je constate que certaines personnes achètent un
touchés.
bouquin et qu’ils ne le lisent pas. Je regarde la vie des marque-pages. Ce dernier loge page 14 pendant un an.
LFC : Votre personnage est très loin de notre
L’été, il déménage page 19. La vie des marque-pages en
univers. Et pourtant, il est très près de nous
dit long sur certains consommateurs. Quelques livres ne
sur les émotions.
sont pas lus. Ils sont achetés, c'est autre chose. C'est comme le Goncourt, c'est acheté. Est-il lu ?
JMG : Oui, parce que les émotions sont les mêmes. Cette envie de faire quelque chose
LFC : Qu’aimeriez-vous que le lecteur retienne de ce
d'utile, de beau. C’est comme boire un verre
roman ?
d'eau quand on a soif. Voilà, c'est exactement cela. Donc à ce moment-là, tout le monde s'y
JMG : Que c'est de l’art pur ! Il ne faut pas écrire des livres
retrouve, à condition que la soif ait bien été
pour écrire des livres. J’écris comme un peintre peint des
décrite. La solution, nous l'avons tous, un verre
tableaux, il faut peindre. Quand j'écris, je suis un artiste.
d’eau. Donc tout le monde peut se retrouver
Je prends une dimension artistique qui me fait beaucoup
dans le livre si ce sentiment de manque est bien
de bien. Je décolle. Je ne suis pas un auteur de la rentrée
exprimé. Alors, à ce moment-là, chacun par son
littéraire, je suis un artiste qui raconte une vie d'artiste.
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JEAN-MARIE GOURIO LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE
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AUTOMNE 2018
MARIE-FLEUR ALBECKER ENTRETIEN INÉDIT
PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE I PHOTOS : CELINE NIESZAWER I LEEXTRA
Marie-Fleur Albecker fait le récit de la première révolte occidentale vue par le prisme de l’égalité dans son premier roman l'arrogance des S E L I N"Et A R j'abattrai ICHARDS tyrans" (Aux Forges de Vulcain). Rencontre à Paris pour un entretien et une séance de photos.
LFC : Bonjour Marie-Fleur Albecker, vous
qui est un auteur anglais du XIXe, protosocialiste. Il a
publiez votre premier roman, comment
mis en avant dans ses écrits le personnage de John
est né l’idée d’écrire ce récit dont le titre
Ball. Donc cet ami qui connaissait le sujet me dit :
est Et j’abattrai l’arrogance des tyrans ?
Toi qui as envie d’écrire, pourquoi ne travailles-tu pas là-dessus ? Je me suis donc mise à écrire autour
MF : C’est parti de mon histoire. J’écrivais
de l’histoire de John Ball. Et je l’ai proposé à cet
des choses pas très originales. J’ai
éditeur. Et c’est ainsi que j’ai été publié. La
longtemps tenu un blog d’autofiction, en
coïncidence c’est que, lorsque je rêvais, comme
parallèle de mon activité de prof d’histoire-
beaucoup de petites filles peut-être, d’être écrivain,
géographie. Je suis géographe de
j’avais commencé un roman historique qui se
formation, mais j’enseigne les deux
passait au moyen-âge. Mais pas en Angleterre, vu
matières en section euro. Donc j’enseigne
que je ne connaissais pas.
l’Histoire en anglais. Un jour, je commence à travailler avec mes élèves sur le moyen-
LFC : C’est une période de l’Histoire méconnue
âge anglais et je découvre cette histoire de
en effet, pourquoi l’avoir choisie ?
John Ball. Je trouve sur internet des textes
110
qui racontent que lors de ces révoltes
MF : Il y a deux choses que je voulais mettre en
urbaines au moyen-âge, il y avait des
avant dans cette histoire : d’abord montrer que la
femmes. J’en parle à un ami d’amis, qui est
vision du moyen-âge que l’on a est très fausse parce
éditeur et qui a déjà lu certains de mes
qu’on ne la connait pas bien. Le moyen-âge s’étend
textes. Et il me dit : mais je connais ! Je suis
sur mille ans. Et on en a une vision figée sur le plan
totalement fan d’un écrivain, William Morris,
des rapports sociaux. Or ce n’est pas le cas, il
MARIE-FLEUR ALBECKER LFC MAGAZINE #12
y a eu beaucoup de révoltes à travers
Je voulais montrer que la vision du moyen-âge que l’on a est très fausse SELINA RICHARDS parce qu’on ne la connait pas bien.
l’Europe durant cette période, sans doute
accélérée par la Grande Peste qui a décimé, selon estimation, à peu près un tiers de la population européenne. C’est donc,
second point, une période de cataclysme,
de guerres, de révoltes et je voulais montrer comment on en sort, comment une femme du moins y parvient. LFC : Il s’agit en effet de la révolte de Johanna, votre héroïne. Il y a une
résonance, c’est ainsi que nous l’avons ressenti, entre la situation de la femme au moyen-âge et ce qui se passe aujourd’hui.
MF : Oui, encore une fois, l’Histoire nous apprend des choses sur nous. Je pense que cette période, la fin du moyen-âge, est intéressante parce que le statut de la femme est moins figé qu’après, lors de la renaissance qui est une époque plus classique. Mais pour moi, n’importe quelle femme, à n’importe quelle époque peut en venir à se dire : mais ce n’est pas normal la manière dont on est traité. C’était important
qu’il s’agisse d’une femme ordinaire, ni riche, ni pauvre, mais qui a une prise de conscience. LFC : Autre point commun avec notre époque, c’est l’évocation dans ce récit de la lutte des classes. L’époque contemporaine n’a rien inventé, c’est quelque chose qui a, semble-t-il, toujours existé.
MF : Oui, et c’est pour ça que c’est 112
intéressant. Que l’idéologie soit l’anarchisme, ou le marxisme, ou une motivation religieuse au fond, les gens à travers le temps veulent la même chose. L’idée de justice est universelle et intemporelle. Ce qui m’interpelle, c’est qu’au final, hélas, ça ne réussit jamais. J’ai essayé de montrer que c’était ambigu, ces revendications, parce qu’un collectif, c’est difficile à gérer. Dans la révolte dont je parle, il y a des serfs, mais aussi des paysans plus riches : ils ont le sens de la justice, mais pas vraiment de revendications. À partir de quel moment pose-t-on des revendications politiques durables ? Comment inclure tout le monde ? Car ici se pose en particulier la question des femmes. J’ai milité à gauche et j’ai eu l’occasion de constater que la place des femmes, encore de nos jours, y était, disons, parfois… décorative. Alors, comment regrouper ces mouvements, les fédérer ? Et cela m’interroge surtout par rapport à notre époque où l’on est dans cette situation d’effondrement des idéologies. LFC : Le livre est aussi intéressant parce qu’il mêle le vocabulaire de la période, mais il est raconté avec le ton d’aujourd’hui.
MF : Oui. Parce que je ne voulais pas que ce soit un
MARIE-FLEUR ALBECKER LFC MAGAZINE #12
Je ne voulais pas que ce soit un roman historique au sens classique du terme. Je voulais amener le moyen-âge à nous. SELINA
RICHARDS
roman historique au sens classique du terme. Je
beaucoup. Ma meilleure amie a été très
voulais amener le moyen-âge à nous. Et, à propos de
touchée par la vision que je restitue du
mon style, je voulais rapprocher des mots que nous
rapport au corps. Mon père n’a rien dit, mais
n’avons pas l’habitude d’entendre et les inclure dans
ce n’est pas forcément facile de dire quand
un style contemporain. Le but de la littérature est de
on a une fille qui écrit. Ma mère a vachement
faire des rapprochements auxquels nous n’aurions
aimé. Ma mère est très féministe. Ensuite, je
pas vraiment pensé. L’oralité du style est voulue
ne l’ai pas fait lire à beaucoup de monde. Et
aussi.
j’ai eu des échos des libraires par mon éditeur. Ce qui leur plaît, c’est le rapport à
LFC : Le fait d’être prof vous a-t-il aidé ?
l’Histoire, la découverte de cette époque peu connue. Pour le coup, j’ai un métier où j’ai
MF : Oui, je pense que nous sentons que je suis prof
appris à avoir beaucoup de distance avec le
dans le livre. Et en même temps, j’aime apprendre
message que je délivre. Donc pour le
des choses à mes élèves, donc aux gens en général.
moment je ne suis pas stressé par rapport aux réactions.
LFC : Le livre sort en pleine rentrée littéraire. Avezvous le trac ?
LFC : C’est un livre court, qui comporte beaucoup d’action. C’était voulu ?
MF : Je suis plus stressée par la rentrée scolaire ! ( Rires) Mais d’un autre côté, il y a déjà eu un avant,
MF : Pas totalement. J’ai tendance à avoir
puisque le livre a été présenté aux libraires. Et j’ai
une écriture très digressive. Et de ce fait, mon
aussi eu les avis de mes proches.
éditeur m’a un peu fouetté. Il a fait des coupes et m’a incité à ne pas tourner autour
114
LFC : Justement, comment le livre a-t-il été perçu
du pot. Mais à la base, ce n’était pas
par vos premiers lecteurs ?
beaucoup plus long que ça quand même.
MF : La question du rapport au féminin intéresse
LFC : Je trouve que le livre a du nerf. Cela
MARIE-FLEUR ALBECKER LFC MAGAZINE #12
n’aurait pas forcément fonctionné sur la longueur.
MF : J’ai tendance à être bavarde.
Le titre de ce livre est une phrase tirée de la Bible. Il SELINA RICHARDS y a une présence importante de la Bible dans le livre.
Mais quand je rentre dans l’écriture, j’essaye d’être efficace. Cela aide d’avoir une trame historique. Je l’ai construit comme un scénario, en découpant le plan pour que ce soit pertinent. LFC : Que dire du titre ?
MF : C’est une phrase tirée de la Bible. Il y a une présence importante de la Bible dans le livre. C’est lié à la période dont je parle. Et puis, c’est attaché à mon histoire personnelle : je
Nous nous sommes questionnés sur la
viens d’une famille très pratiquante,
couronne. Parce que cela faisait un peu
protestante. Donc c’est un lien fort
penser à Bart Simpson. Finalement,
avec ma culture, ma personne. J’aime
nous avons gardé l’idée de départ
beaucoup les intertextes. Mon éditeur
d’Helena, parce qu’elle était géniale.
les a virés parce que c’était lourd. Mais j’en avais mis au début de
LFC : Marie-Fleur Albecker,
chaque chapitre. Donc du coup, j’ai
qu’aimeriez-vous que l’on retienne de
choisi de garder uniquement ceux qui
cette histoire ?
étaient les plus signifiants. Et ce sont des textes tirés de la Bible parce qu’ils
MF : Euh… Qu’il ne faut jamais renoncer ?
me parlent. Ce livre, la Bible, n’est pas un best-seller pour rien !
LFC : C’est clair, quand on a lu le texte, cela ne fait pas de doute ! Merci à
LFC : La couverture de votre livre
vous.
est superbe.
MF : Merci à vous également. Je suis
116
MF : C’est le travail d’Helena Vieillard,
contente que vous ayez apprécié mon
l’infographiste de la maison d’édition.
roman.
LFC MAGAZINE
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AUTOMNE 2018
JIMMY LEVY ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET MURIEL LEROY PHOTOS : FRANCK BELONCLE LEEXTRA
Jimmy Lévy est scénariste, auteurcompositeur et producteur de comiques célèbres (Gad Elmaleh, Jamel Debbouze, Timsit, etc.). Avec son premier roman, "Petites reines", il a été finaliste du Prix Wepler et du Prix Régine Deforges du premier roman. Aujourd'hui, il raconte l'histoire d'une idylle vouée au désastre. LFC : Depuis quand écrivez-vous ?
JL : Je voulais faire un récit, pas une autofiction. Pour véhiculer les émotions, il
JL : J’écris depuis trente ans, sans m’autoriser
fallait que je les prenne comme cela me
à publier. Parce que j’avais un statut public et
revenait en mémoire. Les souvenirs sont
social qui aurait créé une confusion. Et puis, à
désynchronisés. Ils n'arrivent pas dans l'ordre.
un moment donné, les romans se sont
Cela m'a inspiré et m’a évité surtout d'être
imposés à moi. J’ai donc écrit Petite Reine
tenté de rédiger un récit. Je ne me raconte
durant six mois. L’éditeur a beaucoup aimé.
pas. Ce sont surtout des flashs émotionnels
Je suis très heureux de l’accueil que ce texte
qui déclenchent une réflexion a posteriori.
a reçu. J’ai ensuite continué de travailler sur un livre très important pour moi : un pavé
LFC : Votre roman Adoration est une
dans la mare, qui j’espère, pourra être publié
histoire d'amour, d'adoration, d'emprise. Le
l’année prochaine. Et puis Adoration s’est
lecteur va ressentir à vif la terreur de ce
encore imposé à moi. J’ai donc arrêté
piège.
l’écriture de mon gros livre. J’ai écrit Adoration dans un but funéraire. C'est une
JL : Parce que cela se passe ainsi.
fiction sous forme de roman, une fiction
118
intérieure qui a donné matière à un travail
LFC : C'est très compliqué de parler de
littéraire.
votre roman…
LFC : Les émotions sont condensées, très
JL : Oui. C’est très compliqué pour moi d'en
fortes. L’écriture est d’une très grande
parler avec vous parce que je deviens le
qualité.
commentateur exégète de mon propre livre.
JIMMY LEVY LFC MAGAZINE #12
LFC : Ce terrorisme de l'emprise, ce n’est pas une thématique. Est-ce du vécu ?
JL : Oui. Ce que j'ai vécu, beaucoup d’hommes le vivent. De nombreux hommes ne peuvent pas évoquer cette emprise pour
SELINA diverses raisons : statut social, virilité, sexualité. J'ai fait cette démarche par le biais d'un narrateur avec des personnages féminins.
De nombreux hommes ne peuvent pas évoquer cette pour diverses R I C H Aemprise RDS raisons : statut social, virilité, sexualité.
LFC : Dans ce roman, il s’agit bien d’une voix masculine. Se mettre à nu, se dévoiler, prendre la parole, c'est un acte féminin.
JL : L’écriture du roman est venue naturellement avec cette construction-là. Cette manière d'aller
JL : Oui, c'est plutôt une femme qui aurait
très vite, en passant par des chapitres d'images
écrit ce genre de choses. C’est une femme
comme une sorte de digression voulue. Susciter
qui va porter plainte pour violences
des images sont autant de portes d'entrée qui
conjugales. Ici le rapport s'inverse : on
nous mènent dans des tourbillons, des
devient l'objet de quelqu'un, on perd sa
labyrinthes, des tunnels et représentent une
qualité de sujet, surtout quand la personne
sorte de suggestion à la passion.
est bipolaire et psychotique. On devient un pion dans la mécanique de l'emprise. C’est
LFC : Votre histoire ne donne pas envie de
une inversion de la perversion narcissique,
tomber amoureux.
facteur aggravé par d'autres pathologies. JL : Pourtant, il existe une très grande différence LFC : Ce roman est un coup de poing, un
entre tomber amoureux, aimer et la passion
choc. Nous l’avons lu en plusieurs fois. Des
dévorante. Lorsque vous êtes amoureux, vous
pauses étaient nécessaires.
êtes encore sujet. La passion, c'est accepter de pâtir, se mettre en position de prosternation.
JL : Les lecteurs que je connais n'ont pas pu me dire un mot pendant des mois. L’émotion
LFC : Le titre Adoration, c’était une évidence ?
était tellement forte. JL : Tout a commencé par là parce qu'il existe
120
LFC : Que voulez-vous dire aux lecteurs à
cette ambiguïté dans le titre une dimension
propos de ce sentiment ?
religieuse.
JIMMY LEVY LFC MAGAZINE #12
Ce qui m'intéresse était d'entrer au cœur du reproduit celui-ci sur les autres. Il les enferme processus de l'emprise dans sa propre prison malgré eux. Pour parvenir à ses fins, il utilise un facteur de séduction parce et de la passion. Cela qu’il faut faire entrer son sujet dans cette prison, manifeste des choses l’embarquer. qui ne sont pas homogènes et qui se LFC : Comment appréhendez-vous ce livre visdisséminent en vous S E L I N A R I C Hà-vis A R DdeS vos proches? exactement comme un virus ou comme une JL : Avec crainte et pudeur. Crainte parce que ce métastase. livre n'est pas un procès comme je le dis dans un chapitre. J'étais complice de ce qui m'arrive. LFC : Votre personnage est nommé par une lettre : L.
LFC : En effet, vous endossez votre part de responsabilité.
JL : Oui, et ce n’est pas n'importe quelle lettre. Le L, c'est aussi un clin d’œil au sujet de nombreuses
JL : Ce n’est pas une plainte. Ce qui m'intéresse
choses. C'est mon initiale et le sien puisque nous
était d'entrer au cœur du processus de l'emprise
avons été mariés. Et bien entendu, je ne peux pas
et de la passion. Cela manifeste des choses qui
donner son nom pour de multiples raisons.
ne sont pas homogènes et qui se disséminent en vous exactement comme un virus ou comme une
LFC : Comment avez-vous travaillé ce roman ?
métastase.
JL : Ce travail s'est fait en deux temps. Il a fallu
LFC : La métaphore du cancer est pertinente.
déterrer, sortir de terre ce qui est en décomposition :
L’emprise est un processus de destruction.
la décomposition en soi, dans son corps avec l'idée de construire aussi sa tombe. Il existe une alternance
JL : Oui, dans ce type d’adoration, c’est une
dans l'état de souffrance qui est aussi impliquée
machine à broyer le sujet. Ce dernier est réduit à
dans l'écriture. Il y a des vides. C’est aux lecteurs de
être le pion, l'instrument indispensable pour
les combler.
qu'une psychose se déploie. On devient soimême remède et poison.
LFC : Vous évoquez la bipolarité. Quelle est votre définition ?
LFC : Une fois que les lecteurs auront lu votre livre, qu'aimeriez-vous qu'ils retiennent ?
JL : Le sens du terme bipolarité a été galvaudé. On dit qu'une personne est bipolaire dès qu'elle a des
JL : Comme pour le premier, il existe une
sauts d'humeur. La vraie bipolarité, ce n’est pas cela.
dimension mémorielle. On écrit des bouquins
Cela se traduit par des sauts sur la réalité. Le sujet
pour ne pas s’oublier. Il y a l'idée que le texte
décolle et subit un enfermement. Le bipolaire
finira par vivre mieux que nous.
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LFC MAGAZINE
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FRANÇOIS-XAVIER DELMAS
ENTRETIEN INÉDIT
PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA
Après des études de droit, François-Xavier Delmas crée Le Palais des Thés, qu’il dirige depuis vingt ans. Il passe près de la moitié de son temps en Asie. Il est l’auteur de "La MortComédie", un recueil de nouvelles paru aux éditions S E Mario L I N A RMella I C H A R en D S 1994 (réédité en 2005) et de "Vive les vacances !" (roman jeunesse), paru en 2007 aux éditions Syros. Rencontre avec un auteur qui utilise sa vie comme matière littéraire pour son premier roman "Ma vie de saint" (Anne Carrière). LFC : François-Xavier Delmas, vous publiez
LFC : Dans un premier roman, nous y mettons
votre premier roman qui s’appelle Ma vie
beaucoup de soi. Dérogez-vous à cette règle ?
de saint. Comment êtes-vous passé du thé à l'écriture ?
FXD : Je sais bien qu'avec cette histoire de prénom, c'est difficile de ne pas m'identifier au narrateur.
FXD : Je crois qu’il y a beaucoup de points
Même si pour moi, il y a un vrai narrateur et que le
communs entre le thé et l’écriture. Cela va
narrateur n'est pas vraiment le même que moi. De
très bien ensemble. Le thé est une feuille
toute façon, cette histoire du vrai est une histoire
verte. Et l’écriture est une feuille blanche.
sans fin parce qu'il y a des choses qui sont dedans
Dans les deux cas, vous avez la feuille. Juste
et qui à priori n’existent pas. Mais puisque je le
la couleur de la feuille change. De même que
raconte et puisque je l'ai vécu, dans le fond, ça
nous sommes capables d'aimer plusieurs
existe.
personnes, je pense que nous sommes
124
capables d'avoir plusieurs passions : le thé et
Ce qui est compliqué dans cette histoire, c'est qu'à
l'écriture sont mes passions. Chaque passion
partir du moment où le narrateur s'appelle François-
ne fait pas travailler exactement les mêmes
Xavier et l'auteur s'appelle François-Xavier, ce
choses. La créativité dans un cadre ne va en
n’était pas possible autrement. Parce que je voulais
rien enlever en quoi que ce soit de l’autre…
raconter l'histoire de François-Xavier. Cela rend
J'ai eu tort de mettre l’écriture de côté
particulièrement difficile la distanciation entre le
pendant si longtemps. Surtout
narrateur et l’auteur. Néanmoins, je trouve que c'est
qu’aujourd'hui, je sais que je peux faire les
un vrai sujet. Et pour la suite, c'est un sujet qui
deux en même temps.
m'intéresse beaucoup le lien entre le narrateur et
FRANÇOIS-XAVIER DELMAS LFC MAGAZINE #12
auteur. LFC : Dans ce roman, vous consacrez une grande place aux parents, au père, à la mère. Vous écrivez de très belles pages sans concession. Comment ces pages sont-elles nées ?
SELINA
FXD : Avec tout ce qu'on charrie en soi et tout ce qu'on voit autour de soi. Et aussi en
La musique et la beauté des mots disent des choses qui pourraient avoir l'air odieuses si elles étaient prises pour un règlement RICHARDS de compte vis-à-vis de mes parents. Ce n’est pas le cas du tout.
écrivant parce que je ne suis pas sûr en arrivant à la fin du livre - en le relisant après coup - qu'il était exactement celui que je
LFC : Comment ce roman est-il né ?
m'apprêtais à écrire. FXD : Je crois que je l'ai rêvé. Cela a traîné en J'aime beaucoup les mots, la musique des
moi. Et je ne sais même plus aujourd'hui faire la
mots, les chocs. Je pense que j'ai eu un plaisir
part des choses entre le vrai et le faux, tellement
énorme à être emporté par la musique des
cela s'est fait sur une période longue, à peu près
mots. Et de ce point de vue là, le narrateur dit
d'une dizaine d’années. Et à force de nous
des choses beaucoup plus violentes que
raconter quelque chose, nous ne savons même
celles que je pense. Je ne reconnais pas du
plus démêler les fils. Peu importe, puisque ce
tout forcément mes parents. Donc, je ne
que je vois et ce que je veux, c'est que la toile
m'adresse absolument pas à eux. Je pense
soit belle. Ce sont des éléments du vrai qui ont
que j'ai été beaucoup plus loin juste parce
donné naissance à ce roman qui s'est construit
que c'est une belle musique. Et que pour moi,
sur une grande lenteur.
l’écriture, elle vaille tout. On peut se permettre tout avec l'écriture.
LFC : Sur la couverture, nous y voyons un crabe. Nous comprenons mieux pourquoi lors
LFC : Le lecteur ne doit pas avoir la
de la lecture.
faiblesse de prendre vos écrits au premier degré.
FXD : Oui. Je pense que c'est un livre à la fois violent et drôle. Le titre me fait rire. Et beaucoup
126
FXD : Pour moi, la musique et la beauté des
de choses sont drôles. Le crabe n’est pas drôle.
mots disent des choses qui pourraient avoir
Tout dépend du rapport que nous avons à la
l'air odieuses si elles étaient prises pour un
religion. Même si j'ai eu une éducation
règlement de compte vis-à-vis de mes
religieuse, je suis assez détaché du religieux. Le
parents. Ce n’est pas le cas du tout.
blasphème est quelque chose qui me fait un
FRANÇOIS-XAVIER DELMAS LFC MAGAZINE #12
J'ai eu envie que ce soit beau, que les mots soient beaux et que les sujets se heurtent. Comme la vie qui est comme cela. S E Ldans I N le A R I C H AFXD R D :SJe l'ai fait sur une période très longue, peu peur à cause de mon éducation. Mais fond, ça m'attire aussi. Le crabe, c'est pour rire même
durant dix ans, avec cinq années
si c'est une histoire extrêmement sérieuse. D'ailleurs
d'interruption à peu près au centre. Donc c'est
si vous faites une recherche sur Google sur Saint
une macération. Je suis un animal lent. J'ai
François-Xavier, la première chose qui apparaîtra,
une écriture lente. Je rature énormément. Je
c’est le crabe. À savoir un fameux miracle que je
reviens, reviens, reviens. Si je peux avoir des
raconte. Et le crabe joue un rôle considérable dans
moments de fluidité où je vais écrire des
ce cas-là.
pages, je vais les reprendre, recommencer, etc.
LFC : Les voyages sont très importants dans ce livre.
LFC : L’écriture de ce premier roman vous donne-t-elle envie d'écrire d’autres livres ?
FXD : Oui. Pour vous répondre, je pense que c'est vraiment un livre sur la fuite. Ce qui m'a plu dans son
FXD : Bien sûr. Avant, j'ai écrit des nouvelles.
histoire, c'est que ce personnage, il se barre tout le
Et un livre qui s’appelle Vive les vacances en
temps. Et cela, ça m’attire. Parce qu’au début de
jeunesse chez Syros. Bien entendu, j’ai
l'histoire, je ne pensais pas autant raconter sa vie. J'ai
toujours envie d’écrire. Comme je vais juste
beaucoup changé ma façon de raconter au fur et à
chercher des thés rares aux quatre coins de la
mesure de l’écriture.
planète, cela me laisse largement le temps d’écrire. J’en profite !
LFC : Le sujet de votre roman était vraiment cassegueule. Vous vous en êtes très bien sorti.
LFC : Pourquoi avez-vous écrit ce roman ?
FXD : Je n’avais aucune conscience de cela. Je ne
FXD : Dans ce livre, il n'y a pas de message. Je
me suis jamais dit qu'il y avait quoi que ce soit de
ne veux pas vous emmener à un endroit
casse-gueule. Je me suis surtout dit que j'avais envie
précis. Je vous emmène faire un voyage. Et
d’écrire. J'ai eu envie que ce soit beau, que les
après, c'est à vous d'aller où ce roman vous
mots soient beaux et que les sujets se heurtent.
emmène, dans vos propres souvenirs, dans
Comme la vie qui est comme cela.
vos propres histoires. Et puis, si cela fait un arc-en-ciel parce que chacun a des couleurs
LFC : Comment avez-vous fait pour l’écrire ? 128
différentes. Cela me plait beaucoup.
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
JÉRÔME ATTAL
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA
Jérôme Attal est écrivain et auteur de chansons. Il a publié une dizaine de romans, parmi lesquels, chez Robert Laffont, Les Jonquilles de Green Park et L’Appel de Portobello Road (également S E L I N A R I chez C H A R D Pocket). S disponibles Rencontre avec un romancier poétique qui vous invite au cœur des joyeuses tribulations du Tout-Paris de 1937. Séance de photos et entretien pour l'événement. LFC : Votre nouveau roman s’appelle 37,
rentrée littéraire, j'ai l'impression que c'est
étoiles filantes. C’est la première fois que
compliqué à chaque fois que je publie un
vous publiez durant la rentrée littéraire.
roman. Je préfère donc prendre cela avec
Vos impressions ?
philosophie. Avec philosophie. Allez-vous faire une transition vers Jean-Paul Sartre ?
JA : C'est ma première rentrée littéraire. J'ai l'impression d'être au bal des débutants.
LFC : Avec philosophie… Nous allons en
Vais-je trouver une cavalière ? Ou alors vais-
parler. Vos romans sont souvent légers
je échouer lamentablement en train de
avec du fond.
pleurer toutes les larmes de mon corps dans une espèce d'antichambre pendant
JA : Effectivement, je n’écris pas de comédie.
que les perdreaux de l'année seront en
La gravité habite mes textes tout le temps
train de festoyer ? C'est le bal des
même si j'aime bien la légèreté. Notre monde
débutants. Et voilà, je cherche en vain une
est assez difficile. Les soucis sont présents. Ils
touche.
nous tombent dessus tout le temps.
LFC : Vous prenez cela comme un jeu.
Quand j'ouvre un livre, je n’ai pas envie qu'on me remette une couche de misère du monde
130
JA : Une valse, ça tourbillonne. Environ 600
que je trouve déjà compliquée dans la vie de
livres sont publiés. Au final, les gens
tous les jours. J'aime bien les livres refuges
s'excitent sur une quinzaine de livres. C'est
ou les livres qui me servent de rampe comme
compliqué. De toute façon, au-delà de la
cela dans le quotidien.
JÉRÔME ATTAL LFC MAGAZINE #12
Ce qui est intéressant dans l'écriture, c'est de détourner un peu le quotidien pour aller JA : Cela me fait plaisir. vers quelque chose de plus LFC : Tous les auteurs n'ont pas une poétique. Et c'est cela que personnalité aussi affirmée. Vous avez un j'essaie de faire. C'est ce qui grain de folie. SELINA RICHARDS m'intéresse dans la création JA : Mais pas que… plutôt que des choses farfelues. Je n'ai plus du tout LFC : Pouvez-vous nous en dire plus ? l'impression d'être farfelu. LFC : À chaque fois que nous lisons l’un de vos romans, on reconnait votre voix.
JA : Je suis content quand je fais de la fiction pure et que le lecteur me dit toujours
notamment des peintres que j'apprécie beaucoup. Par
que c'est un peu barré. J'ai du mal à me
exemple, j'adore les entretiens de David Sylvester avec
reconnaitre là-dedans parce que j’ai
Francis Bacon. Nous apprenons des tas de choses qui
l'impression que c'est juste un petit peu
dépassent le cadre de la peinture. Ce sont aussi des
fantasmé. Ce qui est intéressant dans
leçons de vie et de création. Un jour, je lisais des
l'écriture, c'est de détourner un peu le
entretiens de Balthus. Soudainement, dans les
quotidien pour aller vers quelque chose de
entretiens, Balthus demande : que pensez-vous de
plus poétique. Et c'est cela que j'essaie de
Giacometti ?
faire. C'est ce qui m'intéresse dans la création plutôt que des choses farfelues. Je
Je lis cela. Et je me dis que c’est un très bon sujet de
n'ai plus du tout l'impression d'être farfelu.
roman. Je pars là-dessus en me demandant : que va-t-il se passer ? J’imagine Alberto comme une personne un
LFC : Vous écrivez sur Alberto Giacometti
peu enrichissante, comme une espèce de Suisse italien
et Jean-Paul Sartre. Comment l'idée
très exubérant, contrairement à son frère Diego, qui est
d'écrire sur ces deux personnages est-
plutôt réservé et timide. Alberto, il va avoir qu'une envie,
elle venue ?
c'est de sortir de l'hôpital et de casser la gueule à JeanPaul Sartre.
JA : C'est venu très fortuitement. J'adore la peinture. J'ai étudié l’histoire de l’art. Les
À partir de là, je mets dans ce roman beaucoup de moi.
peintres ont souvent des problématiques
Je mets ma sauce. Et j'espère que la mayonnaise prend.
dans lesquelles je me retrouve, en tant que type qui écrit. Et puis, j'aime les entretiens
LFC : Comment êtes-vous parvenu à mélanger les
de peintres. C'est un genre littéraire qui est
faits historiques dans cette fiction ?
souvent au fond des librairies. Je lis beaucoup d'entretiens de peintres, et 132
JA : Les personnages, je les incarne. Je ne voulais pas
JÉRÔME ATTAL LFC MAGAZINE #12
J'aime bien aussi faire des punchlines dans l’écriture. Ce personnage de Giacometti m’a bien plu. Je pouvais m'exprimer en tant qu'écrivain à travers lui. SELINA
RICHARDS
que cela fasse catalogue de références. Surtout
JA : Ce qui est intéressant surtout, c'est que
que ce sont des artistes, surtout Giacometti. Il fallait
ces deux personnages, Sartre et Giacometti,
qu'ils aient aussi un langage très vivant : que ce ne
deviennent connus après guerre. Même s’ils
soit ni pompeux ni péremptoire. Parce que
sont déjà un peu connus. Giacometti a une
j'imagine Giacometti faire des punchlines très
notoriété plus grande que Sartre. Parce qu'il
souvent. Généralement, moi-même, j'aime bien
a eu un petit succès dans le mouvement
aussi faire des punchlines dans l’écriture. Ce
surréaliste grâce à André Breton.
personnage de Giacometti m’a bien plu. Je pouvais m'exprimer en tant qu'écrivain à travers lui.
Sartre va publier son premier roman chez Gallimard, La nausée. Il est tout excité à l'idée
LFC : N’aviez-vous pas la crainte de le rendre
de le sortir. Il est comme un ouf. Tous les
ridicule lors du processus d’écriture ?
deux ont 35 ans, le bel âge pour la création. Parce que nous avons les erreurs de la
JA : Non. Parce que je n’avais pas du tout envie de
jeunesse qui sont un peu derrière. Et nous
le rendre ridicule. Et puis, c'est le héros de l’histoire.
sommes encore en plein pouvoir de ce qu'il
Donc s'il est ridicule, c'est bien pour l’histoire. Parce
va se passer. À cet âge-là, nous en voulons !
que plus les héros sont ridicules, mieux ils ont
Ils sont donc tous les deux à Paris. Ils en
envie d'avancer et de sortir de ce ridicule. Cela fait
veulent. Ils souhaitent des filles. Ils aiment
de belles aventures. Peut-être Sartre en prend un
baiser. Chacun à leur manière, chacun dans
peu pour son grade. En effet, il traverse le roman en
leur style. C'est très présent. Parce qu'ils sont
ne voyant pas ce qu'il se passe, en ne soupçonnant
à Montparnasse. Ils sont dans une époque
pas que quelqu'un veut lui casser la gueule. Et
très insouciante. Et ils sont un peu dans les
pourtant, il va être face à cette personne assez
derniers feux de l’insouciance, vu
souvent.
qu’effectivement, c'est la guerre civile en Espagne. Hitler et Mussolini préparent leur
LFC : Votre roman se situe en 1937. 134
guerre en prenant l'Espagne comme
JÉRÔME ATTAL LFC MAGAZINE #12
tremplin. C'est le bordel dans toute l'Europe sauf pour l'instant en France et à Montparnasse où il y a encore cette insouciance. C'est pour cette raison aussi que j'aimais bien ce titre 37, étoiles filantes. Ces gens-là, pendant la guerre, vont tous partir de leur SELINA côté. Chacun va vivre un destin d'étoile filante. Durant cette période, ils sont en train de vivre leurs derniers moments d'insouciance. LFC : Vous êtes prolifique. Vous publiez
Ce roman est une réflexion sur la vie de tous les jours, sur la création et ces RICHARDS correspondances avec le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui.
un livre par an.
JA : Dernièrement, j'ai eu de nombreuses idées à exprimer dans des histoires. Je
premières pages.
pense que je vais peut-être prendre un autre rythme. J’aimerais vraiment que ce
LFC : Comment présenterais-tu 37, étoiles
livre ait du succès afin de me permettre d'en
filantes ?
faire un tous les deux ans… Ceci dit, j’aime ce rendez-vous avec les libraires et les
JA : C'est un roman avec deux personnalités
lecteurs.
fortes Giacometti et Sartre. C'est une course poursuite dans Paris. Giacometti veut casser la
En tant que lecteur, si j'aime un univers, j'ai
gueule à Sartre. De nombreux personnages
envie tous les ans de lire le roman d’un
féminins avec de fortes personnalités sont dans
auteur comme Amélie Nothomb par
cette histoire. Elles sont assez combatives. Le
exemple. C’est un repère dans nos
lecteur va croiser Anaïs Nin. Lors d’un dîner chez
existences si fluctuantes. Pour certains,
Mauriac, nous rencontrons les figures de
c’est too much. Pour d’autres, c’est un
l’époque. Cela reste drôle. Et bien entendu, c'est
cadeau.
aussi une réflexion sur la création.
J’aime de manière régulière renouer avec
Ce roman est une réflexion sur la vie de tous les
l’univers d’un auteur et retrouver sa patte.
jours, sur la création et ces correspondances
C'est ce qui fait la profondeur d'un artiste ;
avec le monde dans lequel nous sommes
qu'il soit totalement identifiable dès les
aujourd’hui.
136
LFC MAGAZINE
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#12
| AUTOMNE 2018
JULIETTE ARNAUD
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : PATRICE NORMAND LEEXTRA
La comédienne Juliette Arnaud nous offre un premier roman qui lie la musique à la littérature. Elle explore, en musique, le deuil d’une histoire d’amour. SELINA RICHARDS Séance de photos et rencontre puissante en émotion avec l'auteure de "Comment t'écrire adieu" (Belfond). LFC : Vous publiez Comment t’écrire adieu
Déjà parce qu'il n'y a pas de mort à la fin. Et puis
votre premier roman. On dit que dans le
parce que cela me ressemble. C’est le ton que j'ai
premier roman, on parle beaucoup de soi.
voulu y mettre. Et puis, je ne parle de rien de très
Confirmez-vous ?
grave.
JA : Oh oui ! Beaucoup !
LFC : Effectivement, il n'y a pas de mort à la fin. Ceci dit, ce sont quand même des deuils. Une
LFC : Donc Comment t'écrire adieu ne
rupture amoureuse reste une blessure et cela
déroge pas à la règle.
s’exprime à travers l'écriture.
JA : Absolument, en littérature, il existe des
JA : Oui. Et c'est aussi une manière de se poser et de
règles et il faut s'y tenir. Honnêtement, je ne me
pouvoir dire des choses à mon entourage, sans que
suis pas vraiment posé cette question.
ce soit dit à l'oral et mal compris. Ainsi, ils peuvent
Cependant, je me suis interrogée sur la
relire le roman s'ils ont mal compris. Si vous aviez un
question de l'impudeur. Et puis, pour une fois,
doute de l'état dans lequel je suis, tout est là. Faites-
je me suis dit que j'allais écrire sans penser à ce
en bon usage. J’avais l'impression d'être un vase
qu'allaient dire mes proches. Mieux vaut tard
fêlé. Au fur et à mesure que j'écrivais, j’ai compris
que jamais. Pour une fois, j'ai fait comme j'avais
que ce n'est pas bien naturel, à mon âge, de se
envie sans me dire : vais-je les peiner ? Vais-je
sentir comme cela.
les inquiéter ? Je pense que cela reste profondément une comédie. Et que si c'était un
LFC : Le roman commence par la mort de Gros,
film, ce serait très clairement une comédie.
ton chien…
138
JULIETTE ARNAUD LFC MAGAZINE #12
JA : Oui, ma vie. Je voulais écrire sur le décès de mon chien parce que les autres ne mesurent pas - sauf ceux qui en ont - que c'est mon intime. Il a été présent toutes les minutes de ma vie, pendant un certain nombre d'années. Je l'ai eu petit. Et d'un
S E que LINA coup, il meurt. C’est un drame terrible seuls ceux qui ont des chiens comprennent. Les autres te disent en regardant leur montre au bout de deux jours : tu saoules avec ton
Je prends la pop musique extrêmement au sérieux comme je continue à prendre au sérieux, et R I Cl'amour HARDS parfois de manière un peu premier degré.
chien. À cet instant précis, j’ai eu des envies
de meurtre. Rires. Même si c'est idiot de rendre hommage à un chien, je voulais le faire.
Comment untel arrive-t-il dans votre vie ? À quel moment tout nous échappe-t-il ? Comme je l'ai
LFC : Et parler de sa rupture sentimentale
écrit dans ce roman - à part les livres - je pense
dans ce roman. Cela soigne ?
que ma seule vraie passion dans la vie, c'est d'être amoureuse depuis que je suis toute petite.
JA : Non. Je ne crois pas. C’était une grande
Que je n’ai jamais changé d'idée ! Et que tout a
discussion que j'ai eue avec ma mère. Nous
conspiré à m'amener à cela. Notamment la pop
nous sommes engueulées un été à ce sujet.
musique, puisque les textes de la pop musique
Elle pense que oui. Moi, je ne crois pas quatre
ne parlent que d'une chose, le sentiment
secondes que d'écrire sur la recherche du
amoureux. La place que prend l'amour dans la
temps perdu ait soigné Proust de son
pop musique par rapport à la place que prend
obsession du snobisme ni de sa phobie de
l'amour dans la vie quotidienne des gens est très
jalousie… Même si cela ne m’a pas soigné
importante.
d’écrire ce livre, cela m’a bien entendu fait du bien.
LFC : Ce roman, c'est aussi beaucoup d'émotion, de lucidité, de sentiments, de
LFC : Cela permet de prendre de la
musique.
distance.
JA : Je prends la pop musique extrêmement au
140
JA : Oui, cela permet d’essayer d'en prendre
sérieux comme je continue à prendre l'amour au
et de remettre une histoire amoureuse dans
sérieux, et parfois de manière un peu premier
un contexte beaucoup plus large, de voir à
degré. Je prends tout au pied de la lettre. Quand
quels endroits elle se raccroche aux autres
Bruce Springsteen dit quelque chose, comme
histoires, aux autres deuils, aux autres pertes.
c'est Bruce, je me dis que chaque mot compte.
JULIETTE ARNAUD LFC MAGAZINE #12
Elles reflètent exactement l'ambiance que je voulais donner au roman. S E L I N A R I C H A R D S
paroles sont affreuses. LFC : La solitude avec une foule autour de soi.
JA : Quand je viens de me faire briser le cœur, j’ai toujours cette impression. LFC : Quel rôle la musique joue-t-elle dans
LFC : Comment avez-vous sélectionné les 14 pop
une rupture sentimentale ?
songs qui figurent dans le roman ?
JA : Elle donne des réponses. Quand je JA : L’idée était qu'il fallait que cela raconte cette
cherchais désespérément des réponses, par
histoire. Et ce sont des titres que j'ai tellement
exemple, avec la chanson de Rage Against
écoutés et réécoutés pendant notre histoire. Je
The Machine, je me suis sentie tellement
savais que c'étaient ceux-là qui racontaient le plus
moins seule. La musique réconforte dans un tel
justement notre histoire. L’ordre chronologique des
contexte. Lors d’une rupture sentimentale,
chansons a du sens.
nous sommes malheureux parce que nous avons une opinion de soi dégueulasse. Nous
LFC : Votre roman donne envie d'écouter les
nous jugeons avec sévérité et la chanson de
morceaux…
Rage Against The Machine arrive et elle nous
dit : t’es juste malheureuse, t’inquiètes, c’est le JA : Ce sont vraiment des chansons que je connais
chagrin.
par cœur. Je les ai réécoutées parce que je voulais bien les décrire. Je pense qu'elles reflètent
LFC : Pourquoi as-tu écrit ce roman à chaud ?
exactement l'ambiance que je voulais donner au roman.
JA : Parce que quand nous vivons des événements difficiles, des ruptures, des deuils,
LFC : La chanson de Selena Gomez ou même celle
la mémoire qui est notre alliée efface le pire
de Robin proposent un contraste entre le
tout doucement. Elle place comme un filtre
message et le son.
instagram. Seulement, je voulais écrire ce truc qui te mange le ventre. Avec l'écriture, j'ai tenté
142
JA : Oui, la chanson de Robin Dancing on my Own
de choper ce mystère qui te chahute le
sur laquelle nous dansons comme des fracassés en
cerveau, qui te prend la tête. Juste pour garder
hurlant de joie nous dit : moi, je suis toute seule, je
une trace de cette cruauté, de l'authenticité, de
danse toute seule dans mon coin, parce que je te vois
la violence que peut être une rupture
avec une autre fille, ben je continue à danser. Les
amoureuse.
JULIETTE ARNAUD LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
CHARLES NEMES
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE
Charles Nemes, auteur, acteur, scénariste et réalisateur (La Tour Montparnasse infernale, notamment) publie son huitième roman "Une si brève arrière-saison" (HC Éditions) avec un esprit caustique dans L I Npersonnage A R I C H A R D S évoque sa fascination lequelS Eson pour Christine Angot (passages du livre très drôles). Il parle également de la tragédie du Bataclan (sa nièce y était). Un roman brillant sur les relations humaines. Rencontre.
LFC : Vous publiez Une si brève arrière-
pas Adeline. Ce soir-là, je regardais la télévision
saison. Comment l’idée de ce roman est-
distraitement et j’ai reçu une trentaine de SMS dont
elle née ?
celui de ma nièce. Nous n’étions plus otages. Nous n’étions plus que cela. Maintenant, cela nous
CN : J’ai vécu une succession de suicides de
tombe dessus.
proches en l'espace d'un mois. Nous sommes tous passés par des idées de suicide à
Ainsi, certaines choses se sont construites dans
l'adolescence, actes romantiques juvéniles
mon esprit : la matrice du livre entre quelqu'un qui
sans grand sens. Bien évidemment, les deux
ne veut plus de sa vie et quelqu'un qui la prend à
cas sont différents. Et c'est en réfléchissant à
l’autre. Avec ces deux idées, mon roman a
ce que je pouvais faire pour cela que j'en suis
commencé à bien se construire. Puis cela s'est
arrivé à l'acte gratuit. Cela m'a paru plus
précisé avec deux idées supplémentaires : le
judicieux narrativement parlant que l'aspect
symptôme erroné du désespoir de l’homme avec la
compassionnel de désespérés passant à
peur de la perte de sa virilité et le symptôme
l'acte. Quelqu'un qui décide de mourir avec la
légitime du désespoir de la jeune femme avec la
liberté de foutre le dawa dans notre société.
peur de la perte de son plaisir. Une sorte de
C'était ma première idée. Mais pour un
symétrie se dessine.
roman, cette idée était insuffisante.Cela me
145
semblait court. Puis le Bataclan est arrivé où
Et puis, il y a Christine Angot. J'avais imaginé écrire
ma nièce était présente. C'était d'ailleurs le
un pamphlet. Agacé que j'étais par cette figure des
même schéma familial que dans le livre. Bien
lettres au sens propre, seulement, mon ancien
que je ne suis pas Jacques et ma nièce n'est
éditeur m'en a empêché. Je me suis dit qu'à travers
CHARLES NEMES LFC MAGAZINE #12
un roman, cela avait sa place. Ce n'était plus à mon compte, mais à travers un personnage, cela passait de manière nettement plus rigolarde et moins instructive. Cependant, une chose est devenue claire, c'est qu'en faisant de Angot un personnage de fiction, ça devenait une considération induite sur son travail et qui reste pour moi un mystère S E L I N A profond. LFC : Nous n’allons pas spoiler votre roman. Ce dit, la promesse d’une fin surprenante et puissante est tenue.
Une chose est devenue claire, c'est qu'en faisant de Angot un personnage de fiction, ça devenait une considération induite
RICHARDS
sur son travail et qui reste pour moi un mystère profond.
CN : Parlons-en un peu. Disons que la fin se
LFC : L'humour dans vos livres est toujours
résout autour d'un attentat fictionnel. Mais
omniprésent. Vous traitez des thématiques
qui malheureusement finira bien par se
fortes avec un humour efficace et très
produire un jour. Cette fin reste dans la
personnel.
cohérence de la période historique où nous sommes. Le grand débat intérieur était : peut-
CN : C'est une obligation. Je ne sais pas faire
on se permettre d'être à ce point dans la
autrement. Ma composante de sale gosse
fiction pour conclure une chose qui s'appuie
s’exprime malgré moi. J'ai une composante
sur des événements réels ? Je me suis dit que
irrespectueuse même si je respecte les
oui. C'était la seule solution. Je ne peux pas
institutions. Je suis un faux courageux.
résoudre le destin du personnage sans des
L'humour est ma façon de faire des pieds de
événements de cette nature.
nez à l'autorité sans aller au combat.
LFC : Connaissiez-vous la fin avant de
LFC : Au sujet de Christine Angot, elle
commencer l’écriture du roman ?
publie un livre en même temps que vous. Aimeriez-vous la croiser pendant votre
CN : Oui, je la connaissais à peu près. J'ai
promotion ?
toujours le point de départ et la fin. L'inconnu reste le chemin pour y parvenir. La
CN : Cela m'amuserait beaucoup. Mais c'est
construction s'élabore au fur et à mesure.
dangereux. Elle est mieux rompue à l'exercice
J'écris dans l'ordre et sans plan. Au moment
que moi avec ses punchlines prêtes pour aller
où je rédige le livre, je l’ai en tête. Je ne fais
au combat. Elle est l'incarnation de l'aplomb.
que le consigner de jour en jour. Il doit être
Étrangement, elle me trouble beaucoup.
résident à l'arrière de ma tête. Enfin, c'est le sentiment que cela me donne. 147
LFC : Lui avez-vous envoyé le livre ?
CHARLES NEMES LFC MAGAZINE #12
CN : Non, cela pourrait être pris soit comme une
les personnages ressemblaient à des
provocation inutile, soit comme une demande
personnes rencontrées dans les
d’assentiment. Grâce à vous et à vos collègues, elle
associations comme Life for Paris… Elle
saura que ce livre existe. Comment le prendra-t-elle ?
était contente que j'écrive sur le Bataclan, car elle n'arrive pas encore à le faire.
LFC : Votre personnage est passionné de musique. Et vous ?
SELINA
R I C H A R DLFC S : Une si brève arrière-saison est un titre doux par rapport à ce qu'on peut
CN : Oui, de celle que je parle dans le roman. Il existe
lire dans le livre. C’est optimiste.
des similitudes entre Jacques et moi. J'ai eu de la chance d'être ado à un moment où naissaient les
CN : En effet, c'est compliqué, mais c'est
Beatles, Bob Dylan, les Rolling Stones. C'était une
optimiste, le paradoxe humain. Je pose la
période dorée. J'ai du mal à comprendre le rap,
question : à quoi ça sert tout ça ? À rien
l'électro…
puisqu'on va mourir. Mais puisque ça ne sert à rien, autant aller jusqu'au bout. La
LFC : Partagez-vous cette passion avec votre
seule solution, c'est la beauté du geste,
nièce ?
l'esthétisme.
CN : Dans la vraie vie, j'ai partagé cela avec ma nièce.
LFC : Qu'aimeriez-vous que le lecteur
Mais, c'était surtout avec son père...
retienne de ce roman ?
LFC : Et ce roman, votre nièce l’a-t-elle lu ?
CN : Je pensais écrire un roman macabre. Mais les retours de lecture me prouvent
149
CN : Oui, elle l'a lu. Elle m'a aidé et expliqué ce qui
que non. Cela me rassure sur moi-même
s'est passé dans le Bataclan. Elle avait pris des notes.
de m’être trompé. Quand vous êtes en
Un jour, je pense qu'elle écrira à propos de cet
train d’écrire, vous sentez la poudre et le
événement. Avant, je lui ai demandé
sang. Certains disent : mais au bout de
l'autorisation pour écrire sur ce sujet si personnel. À
deux ans, cela doit aller. Comme on ne m'a
sa sortie, sa mère lui a ramené de la salade de fruits.
jamais tiré dessus avec une kalachnikov, je
Ses copines voulaient l’aider. Ma nièce a dit à sa
ne sais pas si au bout de deux ça va mieux.
mère : maman, je ne suis pas malade. On m'a tirée
Ceux qui affirment savoir sans le vivre se
dessus. Adèle, l’héroïne ne comprend pas tout à la
trompent ! Je pense que nous ne nous
différence d'Alix, ma nièce. Alix m’a renseigné sur les
remettons jamais de rien, mais nous
démarches d'indemnisation et de déclarations, les
finissons par en trouver une cohérence
hiérarchisations faites par les assurances… Après
psychique ou psychologique pour faire
avoir lu la vie de mes personnages dans le roman,
avec. Et ainsi oublier que nous sommes en
elle m'a dit que c'était plausible, imaginable et que
train de faire avec.
CHARLES NEMES LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
ÉMILIE DE TURCKHEIM
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE
Alors que l'accueil des réfugiés en France pose question, l'écrivaine Émilie de Turckheim est passé de la réflexion à l'action en accueillant Reza, un réfugié afghan au sein de sa SELINA RICHARDS famille. Elle relate l'expérience de ses enfants, de son mari et la sienne dans son livre "Le Prince à la petite tasse" (Calmman Levy). Rencontre chez elle pour en parler. LFC : Dans votre récit Le Prince à la petite
Cette idée m’a traversé l’esprit. Rapidement, j’ai
tasse, vous parlez de votre expérience
pensé que ce serait un magnifique personnage de
d’avoir vécu avec un réfugié chez vous.
roman. Sauf que plus le temps passait, plus je me disais : non, le bon traitement littéraire n’est pas celui
EDT : Nous devions vivre ensemble une
du roman, mais bien celui du récit. L’idée est de
année. Mais finalement, il est resté avec
retranscrire ce qui se passe exactement dans la
nous dix mois. Il est parti plus tôt.
réalité de notre quotidien. Je n'avais pas envie d’en ajouter davantage. Pour une fois, je n'avais pas
LFC : Comment est née l'idée de raconter
envie de métamorphoser les choses. Je souhaitais
cette expérience dans ce récit ? Dès le
que cela reste simple et évident. Si cette expérience
début, pensiez-vous en parler dans un
s’était déroulée de manière catastrophique, j'aurais
livre ?
certainement eu envie d'en faire un roman et non un récit.
EDT : Non, ce n’était pas si prémédité. Comme mon métier est d'écrire, j'ai
LFC : Pourquoi ?
tendance à tout écrire. Je m’exprime dans
152
un journal depuis que j'ai dix ans. Quand il
EDT : Le roman est le meilleur moyen pour nous
est arrivé à la maison, ce n’était donc pas
stimuler une réflexion à propos d’une expérience
une chose nouvelle de prendre des notes
qui tourne mal. Nous pouvons aborder le sujet
tous les jours, de raconter notre quotidien.
délicat avec humour, réfléchir aux conditions qui
Et puis, très vite, en écrivant, je me suis dit : il
ont fait que tout est parti en vrille. Ainsi,en écrivant,
faut en faire quelque chose littérairement.
nous commençons à admettre que nous n’avons
ÉMILIE DE TURCKHEIM LFC MAGAZINE #12
pas pu et que nous n’avons pas su. Le roman aide à survivre à une situation que nous imaginions heureuse et qui malheureusement ne l’a pas été. Dans cette expérience de vie, tout s'est bien passé. Je voulais donc que ce soit au plus proche de ce que nous avions
SELINA
vécu. Le format du journal, sa simplicité, son quotidien, nos paroles, nos gestes, c'était la
forme la plus propice et surtout la plus sincère. Le respect chronologique plonge le lecteur en
Le respect chronologique plonge le lecteur en immersion. Il nous révèle qui il est. Nous RICHARDS apprenons les éléments de sa vie au fur et à mesure.
immersion. Il nous révèle qui il est. Nous apprenons les éléments de sa vie au fur et à
appartement français. C’est beaucoup plus
mesure. Quand il arrive à la maison, je ne sais
simple pour nous d'être maître de notre temps et
rien de lui. Donc c'est exactement comme cela
de notre organisation. Alors que pour lui, il vit le
quand le lecteur commence la lecture du récit.
grand bouleversement. C'est lui qui essaie de
Nous avons un personnage qui a vécu des
décoder les choses, de comprendre comment
aventures. Le lecteur découvre qui il est à la
on s'adresse les uns aux autres, de savoir
page 10, à la page 35, etc. Je voulais conserver
comment se comporter avec les enfants. Nous
cette sensation d'apprendre les choses de
n’imaginons pas les milliers de règles qu'il y a
manière progressive. Comme cela s’est passé
dans une vie quotidienne. Que fait-on avec les
dans la vie.
portes ? Doit-on les ouvrir ?Les fermer ? Comment prépare-t-on à manger ? Comment
LFC : Et à sa vitesse, celle à laquelle il aura
s’invite-t-on les uns aux autres à table ? Peut-on
envie de se révéler et de vous témoigner sa
manger à des horaires différents ?
confiance. LFC : Comment avez-vous eu envie
EDT : Oui, surtout qu'il est pudique.
d'accueillir un jeune Afghan qui a fui son pays en guerre à l’âge de douze ans ?
LFC : Sans oublier la difficulté qu’il rencontre à se faire comprendre en français.
EDT : Cette décision n'implique pas que moi. J’ai fait les choses de manière cavalière. C'est-à-dire
154
EDT : Il a le dévoilement à la fois prudent et
qu’un jour, j'ai vraiment dit : voulez-vous qu'on
pudique. Pour nous, c’est simple. Nous
propose à quelqu'un de venir à la maison ? Et
sommes déjà une famille. Nous avons tous nos
comme tout le monde a dit oui tout de suite et
repères. Nous savons où nous vivons. Nous
que je n'avais pas vraiment réfléchi, nous nous
connaissons les codes d'un quotidien dans un
sommes lancés. Je ne peux vraiment pas dire
ÉMILIE DE TURCKHEIM LFC MAGAZINE #12
Évidemment, avant de le recevoir chez nous, il ne pouvait être qu'un symbole, le symbole de toutes ces personnes. Mais à la seconde où il pose le pied à la maison, ce SELINA RICHARDS n’est plus un symbole, c'est un être humain. que cela a été l'objet de longue discussion. Je suis
jours les tentes sous les ponts du métro avec des
donc obligée de vous dire : nous n’en avons jamais
migrants partout. Nous en voyons du matin au soir.
parlé. J’ai proposé cela. Tout le monde était d'accord et point barre. Je pense que c'est la façon la plus
LFC : On comprend bien ce sentiment
simple pour que cela se fasse. Parce qu’évidemment,
d’impuissance…
si nous commençons à réfléchir à ce que cela suppose comme bouleversement dans notre vie
EDT : Même si je n’ai pas l'impression d'avoir
quotidienne, nous ne le faisons pas. J’ai bien eu
réfléchi de façon très élaborée et consciente, d'en
conscience que j'imposais cette situation aux
avoir suffisamment parlé avec ma famille, une
enfants. Je les serre dans une petite chambre. Je vire
chose est sûre, je devais être arrivée à un état
toutes leurs affaires de la pièce d'à côté. Je leur
intérieur de petit désespoir qui a fait que la seule
impose une présence aussi à tous du matin au soir.
issue immédiate, concrète et heureuse que je
Ici, ce n’est pas très grand, la salle de bain est une
voyais c'est de dire : prenons cette situation très
sorte de placard. Être à quatre dans un placard
"inaccueillante" dans laquelle nous sommes à
quand nous nous connaissons très bien et que nous
rebrousse-poil. Et proposons à une personne de
sommes une famille, ça va. Mais lorsqu'on accueille
venir chez nous. Évidemment, avant de le recevoir
quelqu'un d'autre, un adulte qui a besoin de sa
chez nous, il ne pouvait être qu'un symbole, le
place, de son intimité, c'est une sorte de pari sur une
symbole de toutes ces personnes. Mais à la
possibilité heureuse et harmonieuse de vivre
seconde où il pose le pied à la maison, ce n’est
ensemble. C’est un pari parce que je n’en sais rien si
plus un symbole, c'est un être humain. C’est Reza
ça va le faire ou pas. Je n'ai pas la recette pour que
que j'ai l'impression de connaître par cœur. Je l'ai
cela se passe bien avant qu'il arrive et pendant qu'il
vu hier. Nous avons pris un café et c'était hyper
est là d'ailleurs. Pour mieux répondre à votre
beau. Parce que je ne savais pas comment lui
question, il y a quelque chose qui s’est accumulé en
annoncer que j'avais écrit ce livre. J’étais anxieuse
moi de l'ordre de la colère avec un fort sentiment
parce qu'il est tellement discret. Je sais très bien ce
d'impuissance. Face aux médias, j’entends, je suis là,
qu'il pense de cela. Il se demande si son histoire
mais je ne fais rien. Je vis à Paris et je vois tous les
mérite un livre.
156
ÉMILIE DE TURCKHEIM LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE
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AUTOMNE 2018
ENTRETIEN INÉDIT
DANIEL PICOULY PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES I PHOTOS : CELINE NIESZAWER I LEEXTRA
Daniel Picouly raconte dans son nouveau roman "Quatre-vingt-dix secondes" (Albin Michel) le récit de l'éruption de la montagne Pelée qui tua le jeudi 8 mai 1902, à la Martinique, 30.000 personnes en 90S Esecondes. avec l'homme L I N A R I C H ARencontre RDS de lettres pour une séance de photos et entretien chez son éditeur. "Quatrevingt-dix secondes" est en lice pour le Goncourt des lycéens. LFC : Vous publiez Quatre-vingt-dix
êtes donc encore plus impliqué quand vous sortez
secondes. Que vous évoque la rentrée
un ouvrage. Maintenant, j'en ai sorti quelques-uns
littéraire ?
des romans, donc il n'y a jamais de routine et d'habitude dans ce domaine-là. Quand l’éditeur
DP : J'allais presque vous dire que c'étaient
prévoit la sortie de votre livre à cette date-là, je me
des souvenirs. C'est-à-dire que je ne fais
suis dit : je vais essayer d'être à la hauteur de la
pas la rentrée littéraire, d’ordinaire. Il y a
confiance qu’ils m’attribuent. C'est de cet ordre-là.
une sorte de jurisprudence comme cela
Et après, on sent beaucoup plus d’irritation. Je ne
quand nous avons eu un prix important
dirais pas de fébrilité. Mais c'est un petit peu plus
comme le Renaudot. C'était mon cas en
électrique partout dans la maison à tous les
1999 avec le roman L’enfant léopard.
niveaux, que ce soit au niveau de la
Après, il y a celle de janvier, de mars, il
communication, de la fabrication, du service
existe de nombreuses rentrées maintenant.
commercial, etc. Tout le monde est en mode
Alors qu’avant, il n’y en avait qu’une seule.
rentrée littéraire. C'est un moment où il existe une
Ce roman je ne l'avais pas particulièrement
sorte de surcroît d’attention. Je ne parle pas de
envisagé pour la rentrée. C'est Francis
tension, mais bien d’attention. C'est comme si nous
Esménard qui m'a dit : ce roman, nous
étions plus concentrés. En sport, cela se rapproche
allons le publier pour la rentrée.
de grandes soirées d'athlétisme où nous sentons une électricité dans l’air. La publication d’un livre
159
C'est quelque chose de très singulier.
est sportive au sens de la concentration avant le
D’abord, cela veut dire que dans une
jour J de la publication en librairie. Après les dés
maison, l’équipe vous fait confiance. Vous
sont lancés…
DANIEL PICOULY LFC MAGAZINE #12
LFC : La rentrée littéraire se prépare l’été. Les lecteurs ne s’imaginent pas ce qui se trame pendant qu’ils se reposent…
DP : Absolument. Faire la rentrée littéraire, c'est amputer ses vacances même dans sa tête. Nous rentrons plut tôt. Nous savons
SELINA
que les journalistes prennent de l’avance. Ils lisent très en amont dans le but d’écrire leur papier et le publier dans le bon timing. Moimême, quand j'étais à Avignon où je suis d'ordinaire au calme à aller voir plusieurs pièces de théâtre par jour, je savais que je
J’aiguise cette capacité à mouliner mon texte, à le regarder de façon critique, à l'optimiser comme on dirait en entreprise. Mais ce RICHARDS n’est pas seulement de l’optimisation. C'est un plaisir terrible d'avoir trouvé une formulation plus juste.
devais rentrer pour commencer à préparer la rentrée.
LFC : Vous écrivez plusieurs versions pour le même
C'est une façon d'accélérer le temps et de
roman. Que travaillez-vous ?
nous priver d'une partie de ce temps-là. Néanmoins, c'est formidablement agréable
DP : Tout.
de se sentir au cœur d’une communauté, d’être encouragé par une maison d'édition à
LFC : L’histoire, la langue…
ce moment-là. C'est comme si nous mettions à jour tous les strates de ce qui fait qu'un
DP : L'histoire est là. Mais la construction et la langue, je
livre, après avoir été écrit, arrive en librairie.
les travaille beaucoup. Je peux écrire un monstre. Ce que j'appelle un monstre, c'est un terme technique en
Nous le constatons puisque nous avons à
chanson. C'est quand nous mettons l'histoire sans la
faire à toutes les étapes de façon très
rimer. Je peux faire un monstre comme cela. C’est-à-
détaillée. Je ne suis jamais anxieux par
dire par chapitre, par paragraphe, quelque chose qui
rapport à la publication d’un roman. Nous ne
est ma motte de glaise à moi. Et je vais l’affiner. Je la
savons pas ce qui peut se produire. Nous ne
regarde. Je la relis. Je fais énormément confiance à ma
sommes pas maîtres de tous les paramètres.
capacité réactive à lire un texte. D’ailleurs, j'aime
Nous ne savons pas de quoi la rentrée sera
beaucoup lire des textes, des manuscrits, surtout des
faite, quel(le)s auteur(e)s sera en tête de
premiers romans. Je suis dans plusieurs prix du premier
gondole et primé(e)s par les prix. Nous ne
roman à Limoges et à Nancy cette année. Cette
savons pas.
participation exerce cette aptitude-là. J’aiguise cette capacité à mouliner mon texte, à le regarder de façon
161
Je ne suis donc pas inquiet, mais
critique, à l'optimiser comme on dirait en entreprise.
absolument concentré sur un mode quasi
Mais ce n’est pas seulement de l’optimisation. C'est un
sportif.
plaisir terrible d'avoir trouvé une formulation plus juste.
DANIEL PICOULY LFC MAGAZINE #12
La forme, c’est-à-dire le point de vue, le propos qui parle. Cela reste un enjeu majeur pour moi. C'est ce qui fait la différence dans un texte. SELINA RICHARDS Et c'est ce qui va faire le ton du texte. LFC : Faisons l'interview à l'envers ! Parlons de la
Je vais parler dans ce sens-là. Cette
langue dans Quatre-vingt-dix secondes au lieu de
confiance que la montagne vous fait en vous
l’histoire. Vous parlez à la place d'une montagne.
confiant sa parole.
Vous lui donnez la parole. LFC : Au départ, c'est déroutant pour le
DP : Oui et c'est ce qui fait la langue. Dans un roman,
lecteur. Et très vite, il se prend au jeu.
ce qui m'importe et ce qui me préoccupe, c'est de trouver la forme. J'ai déjà écrit le prochain. Les
DP : Bien sûr, dans ce qu'on appelle le
histoires, je les ai. Ce n’est jamais un problème
contrat de lecture, il y a un jeu. Il faut
l’histoire. Je sais où je vais. Je sais par où je vais
accepter cela. C'est un peu comme quand
passer à peu près. Mais la forme, c’est-à-dire le point
on est gamin et qu'on ne se pose pas la
de vue, le propos qui parle. Cela reste un enjeu
question de savoir dans les dessins animés
majeur pour moi. C'est ce qui fait la différence dans
ou dans les fables si les animaux parlent. Ils
un texte. Et c'est ce qui va faire le ton du texte. Dès
parlent, bien évidemment. Ils parlent les
que j'ai décidé de faire parler la montagne, tout le
animaux ? Bien évidemment qu'un animal ça
reste en découle : le regard, le ton, l'espèce d'âpreté
parle, qu'une chèvre ça parle ou qu'un
de la langue. Et en même temps, le souci poétique.
renard ça parle. Et nous n’avons jamais vu un
Je fais parler la montagne de l'ordre de la
enfant s'arrêter en disant : mais ce n’est pas
mythologie. Je fais parler quelqu'un qui vient d'avant
possible. Et il faut savoir qu'un lecteur reste
nous. Elle doit donc avoir cette langue-là. À partir du
au niveau du contrat de lecture. Il reste dans
moment où c'était elle qui devait parler, ça ne
cette enfance-là. C’est-à-dire de lui faire
pouvait être qu'elle pour moi. Le reste est de la
croire des choses qui rationnellement n'ont
langue. Et surtout, il faut être à la hauteur. Vous
aucune raison d’être. Il faut animer chez le
devez être à la hauteur de cette parole-là. Et ça, c'est
lecteur cette vertu d’enfance. C'est une vertu
ce que j'avais aimé dans La Mort du roi de Tsongor
d'enfance de savoir que les animaux parlent.
par exemple. C'est un enjeu personnel d'écrire, d’être à la hauteur de ce défi et de cette confiance. 163
LFC : C'est la nature…
DANIEL PICOULY LFC MAGAZINE #12
DP : Oui. Et là, c'est la nature. Là, c'est le volcan. Moi, je suis de configuration animisme pour parler : humaniser les arbres. Au Jardin du Luxembourg, il y a un arbre qui est la réincarnation du volcan. Je passe devant régulièrement. Je vais le voir. C'est comme cela. Puis, c'est tout. Je n'ai pas d'effort intellectuel ou conceptuel à faire. S ECe LINA rapport-là, je l’ai. Dans tous mes livres et depuis très longtemps, je fais parler ce qu'on dirait les choses de la nature ou même des objets. Je me rappelle dans La nuit de Lampedusa, le ventre parlait. Le
ventre existait. C'était un personnage. Et tout cela ne me pose pas de problème. Et
Dans tous mes livres et depuis très longtemps, je fais parler ce RICHARDS qu'on dirait les choses de la nature ou même des objets.
j'aime bien quand cela n'en pose aucun au lecteur. Et j'espère simplement que sur ce moment-là, il retrouve ce que j'appelle cette
de sa mère. Elle accepte. Et pourtant, au dernier
vertu d'enfance que les fables nous ont
moment, nous apprenons que le Belem ne sera
apprise.
pas à Saint-Pierre à cause d'une querelle entre deux capitaines. Comme le Belem ne viendra
LFC : Continuons l'interview à l'envers
pas à Saint-Pierre, ce gosse a un chagrin. Et il ne
puisque nous avons parlé de la langue de
veut plus aller à Saint-Pierre. Si le Belem n'est
ce roman, parlons de l’histoire. Vous avez
pas à Saint-Pierre, il n’ira pas. Sa mère l'écoute
dit que ce roman est né d’un chagrin. Est-
comme toutes les mères le feraient. Parce que
ce vrai ?
parfois, devant des gosses, nous avons le sentiment qu'ils sentent des choses que nous ne
165
DP : Oui, c'est vrai. Il s’agit bien d’un chagrin.
sentons pas. Ce sont ces fameuses vertus
C'est celui de mon grand-père. Mon grand-
d’enfances. C'est comme lorsque vous êtes à
père, au moment de l'éruption de la
l’aéroport. Vous êtes à l’embarquement. Et un
montagne Pelée, il a neuf ans. Il est né en
gosse hurle qu'il ne veut pas prendre l’avion.
1893 à Fort de France. Il a passé son
Vous êtes inquiet. Ce n'est pas rationnel. Et nous
enfance à regarder la mer. Et enfant, il rêvait
ne prenons pas l’avion. Sa mère accepte donc
à des bateaux. Et particulièrement à un
de ne pas partir alors qu’ils sont devant les
bateau, c'est le Belem, le plus beau trois-
navettes Girard, ces navettes qui font Fort de
mâts de l'époque qui est annoncé pour une
France/Saint-Pierre. Et ils ne partent pas. Cela
fête à Saint-Pierre. Il fait des caprices auprès
sauve la famille. Cela sauve le nom. Cela me
je suis allé à Saint-Pierre, j'ai trouvé La montagne est là. Elle Quand que Saint-Pierre n'était pas à la hauteur du souvenir qu'il avait laissé dans la mémoire est belle et puissante, La montagne est là. Elle est belle verte et paisible. C'est collective. et puissante, verte et paisible. C'est une une tueuse. Elle restera tueuse. Elle restera une tueuse. Et elle tuera encore. C'est une question de temps. Et en une tueuse. EtS Eelle L I N A R I C H A Rbas, D Sil ne reste que des brides de la ville. tuera encore. C'est une Rien de la grandeur de cette ville. Elle était vraiment somptueuse. Nous pouvons question de temps. Et l’imaginer. Et surtout, il n’y a même pas un en bas, il ne reste que musée. Je trouve que - pas seulement SaintPierre, pas seulement la Martinique - mais des brides de la ville. même la communauté française n'est pas à la hauteur en termes de mémoire à SaintPierre de cet événement. Nous n’avons pas sauve moi. Car il n'y aurait pas de Picouly.
été capables de déployer des fonds pour
Comme certaines familles, ils auraient été
construire un musée, un lieu de mémoire.
éradiqués. Donc, ce chagrin l'a sauvé, a sauvé la
Sur une table grande comme celle-là, nous
famille, m'a sauvé. Et c'est à ce chagrin-là qu'il
pourrions réaliser la maquette de Saint
faut que je sois fidèle, à ces intuitions que les
Pierre. Nous comprendrions et nous
enfants peuvent avoir. Cette façon qu'ils ont de
mettrions la montagne Pelée ici. Nous
rester au contact de la nature et du monde
ferions des animations et nous
sensible. J'ai beaucoup pensé à ce gosse qui est
comprendrions. Que l'on ne reconstruise
mon grand-père. Je le vois. Et je l’imagine. Je me
pas la ville, je comprends. Bien évidemment
suis beaucoup imaginé en lui. À neuf ans, j'aurai
parce que ce qui est intéressant dans Saint-
été inconsolable. C'est bien qu'un chagrin, une
Pierre, c'est qu'il montre qu'une ville n'est
famille, un nom puisse être sauvé par le chagrin
pas un produit. C'est un résultat culturel.
d'un enfant. Cela vous met sur des voies
Mais ce n’est pas un produit culturel. C'est la
romanesques.
richesse de ce qui s'est fabriqué, de ce qui s'est produit, qui a permis à des gens de
LFC : De ce chagrin est né le roman Quatre-
construire des maisons, des palais, des
vingt-dix secondes.
théâtres. Dès que l'activité économique a disparu, la richesse a disparu. La ville ne
166
DP : Oui parce que je me suis dit : cette chance
peut plus être ce qu'elle a été. Aujourd'hui,
que nous avons eue grâce à mon grand-père,
c'est une succession de ruines. Quand nous
30.000 personnes ne l'ont pas eue. Cela m'a fait
vivions à l'époque dans cette ville, nous
m'intéresser bien évidemment à Saint-Pierre, à
pouvions imaginer qu'il était impossible
cette catastrophe et bien sûr aux victimes.
qu'elle disparaisse. Parce que nous croyons
Ces quatre-vingt-dix secondes sont même un temps que la plupart des victimes n'ont pas eu. Dans ce titre, je donne un peu de temps. Mais ils ne l'ont pas eu. Et c'est juste inimaginable. Il existe le temps de l'explosion et le temps qui précède, qui est celui où la montagne prévient. S E L I NCes A R I Cdeux H A R D S temps sont très différents. Et c'est dans le deuxième temps que nous sommes dans la sidération. que cette beauté-là suffisait à la protéger.
sont très différents. Et c'est dans le deuxième temps que nous sommes dans la sidération.
LFC : Dans votre titre Quatre-vingt-dix secondes, vous exprimez bien la fragilité, l'éphémère, la
Dans le premier temps, nous sommes dans
bascule en un rien de temps.
l’interrogation. Nous nous demandons : mais pourquoi ne sont-ils pas partis ? C'est
DP : C'est juste insensé ce qui s’est passé. Entre le
quelque chose qui est beaucoup plus
moment où la montagne explose et le moment où
inquiétant, traumatisant de savoir que des
toutes choses ont disparu, hommes, bâtiments,
milliers d'êtres humains, face à un danger
bateaux, etc, il se passe quatre-vingt-dix secondes. Si
comme celui-là, peuvent vivre au pied d’une
nous nous amusons avec un chronomètre, ce n’est
telle menace. C'est ce temps-là qui me pose
rien du tout. La montagne est surprise d'enfanter un
le plus de questions.
tel monstre. Elle a un projet, une ambition et une force. Mais elle ne pensait pas qu'elle serait
Dans le deuxième temps, nous sommes déjà
dépassée par ce monstre. Et quand il surgit, ce tueur
dans la fatalité, l’inexorable… Cela va arriver,
silencieux et invisible représente l'onde de choc. Des
cela arrive, cela prend, cela met quatre-vingt-
gens sont morts instantanément. Ils ont été explosés
dix secondes. C’est fini. Brutalement.
de l'intérieur avec l'onde de choc. Ceux-là n'ont
167
même pas eu quatre-vingt-dix secondes. De toute
Dans le premier temps, nous pouvons tous
façon, les autres n'ont pas eu quatre-vingt-dix
nous impliquer. Et se dire que face à une
secondes. Donc, ces quatre-vingt-dix secondes sont
annonce de catastrophe, il y a encore des
même un temps que la plupart des victimes n'ont
gens qui prennent la mer alors qu'on
pas eu. Dans ce titre, je donne un peu de temps. Mais
annonce des tempêtes. D’autres personnes,
ils ne l'ont pas eu. Et c'est juste inimaginable. Il existe
imprudentes, qui vont quand même faire du
le temps de l'explosion et le temps qui précède, qui
rafting malgré les orages. Quand il y a des
est celui où la montagne prévient. Ces deux temps
tsunamis, nous voyons les animaux se
naturelle. Dans le mot naturel, la notion Ce fameux réchauffement de fatalisme prédomine. Le fatalisme, est là, à cause de nous. nous n’y pouvons rien. Les marées, le Cela ne s'appelle pas une vent, l'orage, la tempête, tout est naturel. agression humaine, cela Cela m'interroge parce que je me s'appelle souviens lorsque j'ai vu le film Titanic S E L I N A R I C H A R D avec S catastrophe naturelle. ma fille et sa maman. Quand je suis sorti, j'étais en larmes. Ce n’est pas Dans le mot "naturel", la l'émotion à propos de l'histoire d’amour. notion de fatalisme J'étais un père qui se dit que dans une prédomine. Le fatalisme, catastrophe comme cela, il y a des pères nous n’y pouvons rien. Les et des mères qui sont toujours marées, le vent, l'orage, responsables de leur enfant. C'est le plus la tempête, tout est terrible : vous dire que vous ne pouvez naturel. pas les protéger. Je crois qu'il n'y a rien de pire, comme angoisse, de se dire que sauver. Ils se mettent sur les hauteurs. Et nous,
nous ne pourrons pas les protéger. Et je
nous les regardons et nous les photographions.
m'étais dit cela en sortant du Titanic, si
Ce sont les mystères humains, cette vanité, cette
j'avais été dans cette situation-là en
inconséquence qui fait que pour moi, ce livre
pensant à ma fille, puisque je n'ai qu'une
doit avoir cette fonction de le dire. Nous entrons
fille : il faut s'en aller. Rien ne sert de faire
dans une époque qui va nous confronter de plus
le malin. Dans Quatre-vingt-dix secondes,
en plus à ce que nous appelons facilement les
des parents, des mères doivent prendre
catastrophes naturelles. Ce qui est fou d’ailleurs,
des décisions par rapport à l’inévitable.
nous appelons cela des catastrophes naturelles,
Elles comprennent que la situation est
c’est-à-dire que nous accusons quasiment la
sans issue. Elles essaient de priver leur
nature. Nous ne sommes responsables de rien.
enfant de l’horreur. Nous pouvons
Ce n’est pas nous. C'est la nature.
supposer que ces mères - je laisse chacun lire ce roman comme il veut - ont
LFC : Et pourtant, l’Homme abîme la planète
préféré par exemple empoisonner leur
et provoque ces catastrophes naturelles.
enfant, les faire dormir plus tôt pour qu'ils ne soient pas confrontés à cette horreur.
168
DP : Oui, l’Homme la provoque. Nous sommes
Je me dis cela. Et je me pose la question :
certainement responsables de nombreuses
que ferions-nous ? J'espère que les gens
catastrophes. Ce fameux réchauffement est là, à
se poseront cette question, pas
cause de nous. Cela ne s'appelle pas une
seulement pour ce cas de figure, mais
agression humaine, cela s'appelle catastrophe
surtout dans leur rapport avec le danger.
LFC MAGAZINE
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#12
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AUTOMNE 2018
HECTOR MATHIS ENTRETIEN INÉDIT
PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET ISABELLE DESPRES PHOTOS : PHILIPPE MATSAS OPALE
Attention, le premier roman d'Hector Mathis "K.O." (Buchet Chastel) est une claque ! Une bonne ! Rageur, la langue est puissante, le style libre, cette graine d'auteur dans cet entretien S E Lnous I N A Rconfirme ICHARDS l'urgence radicale d'écrire. Un premier roman vivifiant d'un jeune auteur slameur qui parle de maladie, de mort, d'amitié et d'errance et de poésie. Rencontre !
LFC : Vous publiez K.O. (Buchet Chastel)
groupes de rap ou de chansons françaises ?
votre premier roman. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
HM : D’abord pour moi.
HM : Globalement, l’écriture est quelque
LFC : Êtes-vous rappeur ?
chose qui m'a pris assez tôt. Même si au début, j'ai été assez médiocre à mon avis
HM : Oui. Même si maintenant, je trouve cela
comme tous les gamins. J'écrivais des
compliqué le rap. J’ai écrit beaucoup de textes et
histoires qui avaient peu d’intérêt. J'ai
fait beaucoup d'improvisations avec cette porosité
toujours un tout petit peu gratté le papier.
avec le jazz parce qu'il y a cet univers, cette idée
C'était une manière de raconter quelques
d'improvisation tout le temps qui me plait
histoires, de coucher un imaginaire sur
beaucoup.
papier. De l’écriture, je m’exprime par le rap et par la chanson. La chanson parce que je
LFC : Ce premier roman, comment est-il né ?
n'ai pas forcément envie d'être toujours associé à ce qui se passe en ce moment au
HM : Une urgence certaine a fait naître ce premier
niveau rap. Gratter des histoires sur papier,
roman. Une urgence que j'ai le sentiment d'avoir
écrire des chansons, et ensuite l'exercice du
toujours connue, qui est l'urgence de vivre parce
roman. C'est quelque chose qui est venu
que j'ai cette sorte d'angoisse qui est assez banale :
assez naturellement.
celle de disparaître, la mort. Donc, j’ai cette urgence d'habiter un tout petit peu le présent pour faire
LFC : Avez-vous écrit des textes pour des
170
quelque chose. Et puis, il y a un accélérateur qui
HECTOR MATHIS LFC MAGAZINE #12
n'est pas le déclencheur, mais bien l’accélérateur incarné par la maladie avec laquelle je vis depuis assez jeune. Cela forcément propulse dans des préoccupations qui ne sont pas tout à fait celles de quelqu'un qui a vingt piges. LFC : Comme votre personnage, cette SELINA maladie vous sert-elle à vivre encore plus fort ?
HM : Oui, tout à fait. C'est la même trait pour trait. Maintenant que c'est un roman,
Une urgence certaine a fait naître ce premier roman. Une urgence que j'ai le sentiment d'avoir toujours connue, qui est l'urgence de RICHARDS vivre parce que j'ai cette sorte d'angoisse qui est assez banale : celle de disparaître, la mort.
forcément, tout est transposé. Cela ne m'intéresse pas de faire du témoignage. Tout
LFC : C’est compliqué parce que ce n’est pas
est transposé et condensé, voire parfois étiré
votre réalité, mais bien un roman.
parce que nous sommes dans des temporalités qu'il faut retravailler pour que le
HM : Absolument.
récit fonctionne. Mais à l’intérieur, effectivement, c'est la même maladie.
LFC : Vos personnages errent dans une ville effrayante avec la peur des attentats.
LFC : En quoi ce personnage vous ressemble-t-il ?
HM : Exactement. Je pense que les attentats vont habiter pas mal de gens dans les années
HM : Je pense qu'il me ressemble parce que
qui viennent. Cette ville est assez effrayante
c'est une sorte d'alter ego ou de double qui a
parce que c'est aussi comme cela que je la
un rapport à l'écriture, qui a un rapport aux
ressens. Le lecteur subit un effet d’exagération
choses et qui est parfois similaire à mon
parce que tout est concentré et
monde. C'est une sorte d’avatar. Sur d’autres
qu'effectivement la violence de la ville est
points, il ne me ressemble pas. Les gens qui
beaucoup plus puissante.
me connaissent savent que je suis beaucoup moins exagéré que lui, beaucoup moins
LFC : C'est encore plus violent que nos villes
exubérant. Même si parfois je le suis.
qui le sont déjà.
Cet avatar-là est différent de moi lorsqu'il a
172
une sorte de sursaut que je n’ai pas. Je me
HM : Tout à fait. Ce qui est intéressant, c'est la
perds un peu dans ce que je raconte. Je ne
manière dont le lecteur va ressentir l’ambiance
sais pas en fait comment je pourrais répondre
de cette ville plus que les faits. Parce que les
parfaitement à votre question. C'est
faits ne sont pas forcément si intéressants. Ce
compliqué.
climat d'insécurité, cette présence policière qui
HECTOR MATHIS LFC MAGAZINE #12
Il y a un sous-texte à ce roman. C'est l'idée d'habiter le présent parce que nous sommes absolument prisonniers de l'angoisse du futur, surtout avec la maladie qui est une épée de Damoclès en permanence. Tous les gens qui sont malades vivent cette sorte de rapport S E L Icomplètement NA RICHARDS aux choses qui est bouleversé parce que nous sommes sans cesse soumis au risque de disparaître le lendemain. n'est pas du tout rassurante, je trouve que c’est
LFC : Vous abordez des thématiques fortes
encore plus angoissant. Dans cette ville, nous
et sensibles : l'amitié, la maladie, la mort,
sommes complètement happés. Ce qui est encore
l’amitié, l’errance. Vos personnages sont
plus effrayant parce que nous sommes un anonyme
perdus. Et pourtant, l’urgence de vivre est
parmi les anonymes. Et là, nous sommes dans un
là. Les mots sont accrocheurs, vifs,
truc qui est assez délirant. Notre époque est tout
dynamiques. Cela explose dans la tête du
aussi délirante.
lecteur. C'est plein de vie et plein de bruit ce roman.
LFC : Vous vous exprimez à travers Sitam. Écrire un personnage avec des traits de caractère plus
HM : Tant mieux. J’avais tellement peur
excessifs, plus forts, cela vous donne-t-il
d'être parfois trop nihiliste. De nombreux
finalement plus de liberté ? Cela vous permet-il de
lecteurs me disent que c'est moins noir que
dire des choses que vous ne diriez pas dans votre
ce que je pensais. J’apprécie votre ressenti
vie ?
parce que je pense qu'il y a un sous-texte à ce roman. C'est l'idée d'habiter le présent
174
HM : Oui, tout à fait. Je n'ai pas peur de heurter.
parce que nous sommes absolument
Lorsque j’ai écrit le livre, j’étais dans un temps où je
prisonniers de l'angoisse du futur, surtout
ne savais pas si je serais publié. Je me suis donc à
avec la maladie qui est une épée de
peu près tout permis parce que cela ne m'intéressait
Damoclès en permanence. Tous les gens qui
pas de formater un bouquin. D’ailleurs, je ne sais pas
sont malades vivent cette sorte de rapport
si cela existe vraiment les auteurs qui formatent leur
aux choses qui est complètement
bouquin. Cela ne m'intéressait pas de rentrer dans
bouleversé parce que nous sommes sans
une écriture qui puisse effectivement plaire. Et puis,
cesse soumis au risque de disparaître le
il y avait cette urgence, quelque chose de viscéral.
lendemain. Nous ne savons jamais comment
Me mettre à la place de quelqu'un, raconter une
cela va se passer. Nous savons jamais de
histoire, être complètement dans sa peau, c'est
quelle capacité nous allons être privés. Cela
quelque chose qui m’a offert beaucoup de liberté.
est terrible. Néanmoins, nous devons
HECTOR MATHIS LFC MAGAZINE #12
vraiment habiter le présent puisque par définition nous n’avons plus rien à espérer. Je pense que se libérer de cette sorte d'espérance qui tout le temps conditionnerait notre futur à quelque chose qui ne dépendrait pas de nous est moins intéressant que d'être complètement désespéré. Et par ce désespoir-là, nous pourrions vraiment
SELINA vivre à 100%, être présents et habiter l'instant. J'aime le jazz, la musique, etc. Ce qui ne s’intellectualise pas me permet d'habiter complètement les choses, ressentir l'émotion
La description classique ne m’intéresse pas. Aller chercher ce qu'ils sont, explorer R I C H A R D les S viscères de chacun d’entre eux me stimule.
pure et c'est aussi ce qui m'intéresse. LFC : Le lecteur va aussi faire connaissance avec personnages secondaires : des
trouble. Avec tout ce qu'on prend dans la
garçons de café, des musiciens sans abri,
tronche, c'est quand même difficile à absorber le
des imprimeurs. C'est complètement
réel. Alors l’imaginaire est une des réponses.
loufoque, vous proposez un univers très
Avec tous ces personnages, j'ai essayé de capter
personnel. Comment sont-ils arrivés dans
ce qu'ils étaient vraiment et de retranscrire cela
votre esprit ces personnages secondaires ?
sur papier. La description classique ne m’intéresse pas. Aller chercher ce qu'ils sont,
HM : Ces personnages m'ont été inspirés par
explorer les viscères de chacun d’entre eux me
des gens que je côtoie. Je suis souvent
stimule.
fasciné par de nombreuses personnes. Archibald est inspiré de quelqu'un que je
LFC : Comment avez-vous travaillé l’écriture
connaissais bien et qui a vraiment cette sorte
de votre roman ?
de vers, de mauvaise foi aussi et qui est tout à fait intéressant. J’adore la mauvaise foi. C’est
HM : Ce que je souhaitais, c'est d'avoir une
très inventif et très créatif. Il n'y a rien de plus
écriture qui permet l’émotion. Ce n’est pas
créatif que quelqu'un de mauvaise foi qui part
nouveau et plutôt banal de vous dire cela.
dans des délires lyriques, etc. Et qui en veut au monde entier, alors que ce n’est de la
LFC : Non, ce n’est pas banal parce que c'est
faute de personne. C'est génial et fantastique.
pour cela que vous écrivez.
LFC : La mauvaise foi est un excès de
HM : C’est pour cela. Absolument.
l’imaginaire. LFC : Souhaitiez-vous que cette écriture soit
HM : Le monde dans lequel nous vivons est
176
musicale ? Selon nous, c’est le cas !
Quand on ouvre ce roman, je souhaiterais que le lecteur sourit et que cette fiction fasse écho à des désespoirs. Et surtout qu’il soit porté par l'aventure qui est celle d'une SELINA RICHARDS existence tumultueuse. HM : Oui. Je ne pense pas être le dramaturge du
LFC : La maladie est un moteur pour vous.
siècle. Des auteurs sont capables de bâtir des
Dans ce roman, avez-vous mis beaucoup de
architectures de récits qui sont beaucoup plus
vous ?
intéressantes avec des galeries de personnages. Je pense à Balzac, à ces phénomènes-là. Réussir
HM : Oui. Ceci dit, je ne veux pas être le porte-
à manier autant de personnages à la fois, je ne
parole d’une maladie. Chacun a sa manière de
pense pas être aussi à l’aise. Ce qui m'intéresse
vivre le truc. Comme c'est quelque chose qui
vraiment, c'est le style. Et par ce dernier, essayer
m’étouffe, je ne souhaite pas regarder ma
de faire passer l’émotion, de toucher et
propre souffrance. Ce serait fermer la porte aux
d'atteindre quelque chose qui peut être compris
autres personnages, à une autre vie qui est
sur le coup. Être dans le ressenti, sans
intéressante. Je pense que ce serait dommage
intellectualiser le propos, sans faire de la
parce qu'il y a d'autres thèmes à traiter que la
psychologie, sans passer par le concept, en
maladie. Je ne veux pas que ce soit l'unique
évitant de passer un propos assez lourd, très
thème. J’ai beaucoup d'autres choses à
universitaire. Je n’utilise pas une langue
explorer.
inaccessible. Pour moi, le vrai travail de la langue est d'arriver à l'épure, de rendre le propos
LFC : Que souhaiteriez-vous que le lecteur
accessible, digeste et puissant pour que le
retienne de la lecture de ce premier roman ?
lecteur puisse être touché et bouleversé par ce
177
qui est écrit. C’était mon objectif. Après, bien
HM : L'écriture, la musique, la musique de
entendu, c'est au lecteur de juger. L'idée que ce
l’écriture, voilà ce que j’aimerais que les
soit oral, c'est assez casse-gueule en vérité. En
lecteurs gardent en mémoire. Quand on ouvre
nous frottant à l’exercice, nous pouvons très vite
ce roman, je souhaiterais que le lecteur sourit
tomber dans le grossier ou le vulgaire. J’essaie
et que cette fiction fasse écho à des
d’utiliser un argot d’aujourd’hui et d’hier. Celui
désespoirs. Et surtout qu’il soit porté par
d'avant était beaucoup plus imagé. Celui
l'aventure qui est celle d'une existence
d'aujourd'hui est un argot parfois plus pauvre.
tumultueuse.
LFC MAGAZINE. #12
petite&GRANDE
UNE NOUVELLE COLLECTION JEUNESSE INTERVIEW AVEC JEANNE ET SABRINA LES ÉDITRICES
Nous avons rencontré Jeanne et Sabrina, éditrices, qui travaillent aux éditions Kimane, un éditeur jeunesse. Elles nous présentent la collection Petite&GRANDE. Rencontre !
LFC : Au sein de Kimane, la collection Petite&GRANDE vient de
Jeanne : Ces femmes-là sont
naître. Pouvez-vous nous raconter les débuts de Petite&GRANDE ?
des femmes qui ont fait toutes sortes de choses. Elles
Jeanne : C'est une collection qui est née en Espagne au départ. Ce sont
ne sont pas que des
eux qui en possédaient les droits. Et c'est par l’intermédiaire d’un agent
physiciennes brillantissimes
littéraire que nous avons fait connaissance avec Petite&GRANDE. Nous
comme Marie-Curie. Mais
les avions déjà rencontrés en Angleterre, parce que nous collaborons
elles sont aussi des artistes
régulièrement avec un grand éditeur. Et qui a lancé une grande partie
comme Frida Kahlo, par
de la série en Angleterre. Cette collection a rencontré un tel succès
exemple, qui a eu une vie
autant dans la presse que sur le web ainsi que dans les librairies. Il y a
absolument incroyable. Il y a
eu beaucoup de buzz. Et ils ont même lancé des produits dérivés
aussi des aventurières, des
comme des sacs, des mugs… C'était une belle aventure éditoriale. Cela
femmes qui ont osé prendre
nous a donné envie de nous lancer également sur le marché français.
un avion et piloter, des
D'autant plus que les titres étaient ceux des héroïnes françaises, Coco
femmes courageuses ayant
Chanel et Marie-Curie entre autres. C'est cela qui nous a donné le
lutté pour l'égalité entre
déclic.
homme et femme, et contre le racisme. Ce sont des valeurs
Sabrina : Nous avons eu un vrai coup de foudre. Nous n’avons pas
très importantes et
nécessairement la même illustratrice sur chaque titre. Mais à chaque
universelles qui parlent à tous
fois, c’est un univers très plaisant et la découverte de femmes ayant
les enfants. Et en tant
contribué à changer un peu l'histoire. C'est cela qui nous plaisait aussi.
qu'adultes, parents ou éditeurs, s'il y a un message à
LFC : Pour quelles raisons vouliez-vous présenter ces femmes-là à
faire passer c'est aussi celui-
de jeunes enfants ?
là. Comme on le dit en
petite&GRANDE quatrième de couverture, il faut croire en ses rêves et oser.
Sabrina : Pour les petits, il faut le prendre comme
Sabrina : Toutes ces femmes sont les témoins de toutes ces
un album, une histoire.
réussites. Ce ne sont pas des héroïnes. Il y a aussi des couacs. Coco
Et non comme un
Chanel par exemple a vécu des choses un peu chaotiques. Les
documentaire. qui les a
adultes le savent. Mais nous gardons l'image de la femme qui a
rendus avec des rimes,
retiré le corset aux femmes et qui est à l'origine d'une vraie belle
pour rendre la lecture
couture française. Nous continuons à le vivre encore actuellement
plus agréable. Voilà,
grâce à elle. C'est cela notre message.
c'est donc engagé, mais pas rebutant. Et facilement accessible.
Jeanne : Oui, un petit peu. Sans être non plus - même si je n’aime pas
LFC : Oui, nous aimons
cette expression - prise de tête. C'est très simple. Ce sont des phrases
bien l’idée : raconter
courtes. C'est Nathalie, notre traductrice qui les a rendus avec des
une histoire le soir en
rimes, pour rendre la lecture plus agréable. Voilà, c'est donc engagé,
couchant les enfants…
mais pas rebutant. Et facilement accessible.
Entretien par Christophe Mangelle. Photos : DR
LFC : Vous proposez une collection engagée.
petite&GRANDE Jeanne : …qui pourront se dire : et pourquoi je ne serais pas
LFC : Cette collection existait déjà.
Coco Chanel ? Pourquoi je ne serais pas Dian Fossey ? Elle a
Publiez-vous les albums sans
sauvé des gorilles. Et ça parle aux enfants. Nous publions Anne
retouche ou bien retravaillez-vous
Franck, une histoire triste, mais toujours d’actualité, car
certains détails ?
malheureusement le racisme existe toujours. Mais aussi Rosa Parks, personnage important ou encore Joséphine Baker,
Jeanne : Nous l’adaptons. Notre part
musicienne noire. Ce sont des femmes qui ont eu une vie
de créativité, c'est vraiment le texte
fulgurante. Et d'autres plus classiques comme Jane Austen par
où l'on a vraiment souhaité
exemple, peut-être un peu moins connu chez nous. Mais c’est un
poursuivre avec les rimes. Même si le
personnage féminin qui vaut la peine d'être découvert ou encore texte est existant. Nous devons respecter une charte. La force de
C'est important pour nous d'avoir à chaque fois des illustrateurs
cette collection à travers le monde,
différents. Et souvent, ce sont surtout des illustratrices pour
c'est sa créativité : le papier, le
chaque album. Frida Kahlo a sa façon de faire, une patte
format, la couleur d’impression… Et
singulière. Cela plait ou non. Chaque fois, on peut imaginer
c'est ce qui fait sa valeur. Donc nous
qu'on collectionne des albums avec des illustrations plus ou
respectons bien évidemment les
moins proches de sa sensibilité.
consignes.
Entretien par Christophe Mangelle. Photos : DR
Agatha Christie, avec des illustrations absolument incroyables.
LFC : Effectivement, la collection est vraiment bien
gorilles, etc. L’idée, c'est de
identifiable. Chaque couleur d’une couverture est en
pouvoir proposer de la variété
résonance avec une autre couverture.
aux enfants et d'accepter les rêves de chacun : être
Jeanne : Oui, effectivement, cela se répond. La collection
physicienne, artiste, être dans la
comprend vingt titres existants. Et ça va continuer, car des
mode... Tout peut arriver. Le
femmes formidables, il y en a énormément. Et puis, comme
champ des possibles est tout à
nous ne sommes pas sexistes, il va aussi y avoir une suite avec
fait ouvert. C'est cela qui est
les grands hommes. Eux aussi ont des rêves de petits garçons. Ils
intéressant : jongler entre une
feront des choses formidables.
Jane Austen, auteur anglo-saxon ou un peu plus connue Anne
LFC : Vous n’êtes pas sexistes, vous êtes galantes...
Franck, Audrey Hepburn, actrice mythique ou une Agatha
Jeanne : C’est vrai. C'est joliment dit. Par exemple, le petit Albert
Christie, femme plus classique,
Einstein était un très mauvais élève. Et il est pourtant devenu
mais qui mérite d'être
l'homme que nous connaissons. Elles auront des frères, j’espère,
découverte... C'est très
à l'avenir.
éclectique.
LFC : Elles auront des frères si la collection marche en France
LFC : Les formats sont courts.
!
Combien de pages ?
Jeanne : Nous l’espérons vraiment. Nous y croyons. Nous y avons
Jeanne : C’est un petit album
mis toute notre énergie. Les libraires nous suivent. Et nos
classique de 32 pages. Nous
albums commencent à apparaitre dans les vitrines. Trois albums
allons à l’essentiel en proposant
sont parus en octobre 2018. Ils étoffent la collection. Puis, deux
une histoire courte qui soit
nouveaux sont prévus en janvier prochain. À partir de là, nous
digeste.
commençons vraiment à avoir une collection conséquente. J'espère maintenant qu'en 2020, nous pourrons mettre les
Sabrina : Nous nous adressons
garçons aussi dans la vitrine.
aux enfants dès cinq ans. Nous n’allons pas tout raconter.
LFC : Nous comprenons pourquoi vous y croyez très fort à
L'enfant saura que cette
cette collection. Vous proposez un casting 5 étoiles avec des
personne existe. C'est juste une
personnalités fortes.
première approche pour qu'il puisse ensuite se documenter
Jeanne : Absolument, nous avons des intellectuelles, des artistes,
dans les autres ouvrages. Le
des aventurières, des femmes qui protègent des
premier message passera.
Tous les albums sont actuellement disponibles chez votre libraire.
Jeanne : Nous proposons une lecture de 10 à 15 minutes le soir avant d'aller nous coucher. Mais les parents l'acquièrent aussi pour eux-mêmes. C'est très étonnant ! Notre assistante nous a confié qu'elle achetait ces livres parce qu'elle les voulait dans la bibliothèque de sa fille. La couverture est très attractive avec des couleurs dans l'air du temps. Cela permet aussi aux adultes de les considérer comme des objets, et de les mettre chez eux. Le côté collection a aussi une incidence. LFC : Ces albums s’adressent à des enfants dès cinq ans jusqu’à 100 ans ! Comment expliquez-vous l’intérêt manifesté pour ces albums par les adultes ? Cela parle-t-il à leur part d’enfance ? Jeanne : Oui, absolument. Et cela permet de mettre en valeur des femmes qui ont un métier. Et de les encenser. Parce que les femmes étaient souvent derrière le rideau. En ce moment, les portes s’ouvrent. Nous avons envie d'y aller aussi ! Le graphisme y est aussi pour beaucoup : moderne, soigné et varié. Ce sont de vrais talents qui s'expriment. Les illustratrices ont une vraie patte, pas convenue. Certaines personnes nous ont dit pour Marie-Curie qu'elle avait les yeux un petit peu trop écartés, voire bizarres. C'est un style. Je trouve cela charmant : elle a une bouche pulpeuse. Elle n’a pas un look de gravure de mode, mais c'est Marie-Curie. Voilà une signature !
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
LES PLAIDOIRIES PAR
RICHARD BERRY PHOTOS
Céline Nieszawer Leextra
INTERVIEW INÉDITE
par Christophe Mangelle et Isabelle Despres
Richard Berry nous a reçu cet été lors des répétitions de la pièce "Plaidoiries - Je vous demande l'impossible", d'après "les grandes plaidoiries des ténors du barreau", de Matthieu Aron, actuellement à l'affiche du Théâtre Antoine (voir la critique de la pièce p.263). Un acteur, cinq plaidoiries, cinq moments de vérité. Rencontre avec un comédien magistral pour un entretien unique et une séance de photos exclusives de Céline Nieszawer. LFC : Comment avez-vous commencé à travailler sur la pièce de théâtre Plaidoiries, à l’affiche de cette rentrée théâtrale ? RB : Cela fait deux ans qu'on est venu me proposer cette aventure. Et au départ, elle n’avait pas du tout cette forme-là. Elle se présentait comme un spectacle à deux : un homme et une femme qui échangeaient, comme cela, avec des dialogues. Et il y avait quelques plaidoiries : deux ou trois. C’était un peu confus… Et puis, les femmes n'ont pas voulu le faire. Pourquoi ? Parce que dans la majorité, les plaidoiries sont faites par des hommes. Une seule est faite par une femme. C’est celle de Gisèle Halimi. Et donc, étonnamment, les femmes ne se sont pas retrouvées dans le fait de faire des plaidoiries d'homme. Ainsi, le temps est passé. Puis, je me
LFC MAGAZINE #12 | 184
suis dit que c'était quand même dommage. Que ce projet est formidable. L’idée est vraiment intéressante parce que les plaidoiries permettent de dire des choses qui ne sont jamais publiques, jamais diffusées, jamais enregistrées. C'est strictement interdit. Les procès historiques, comme celui de Maurice Papon ou d’autres, nous avons le droit de les diffuser seulement cinquante ans après. Donc c'est assez mystérieux. Puis quand nous lisons le livre de Matthieu Aron sur les grandes plaidoiries, nous constatons que certaines plaidoiries - des affaires privées intéressantes deviennent des grandes affaires de société. Elles décrivent finalement la société. Elles nous renvoient une image de l'histoire de notre société, de ce qui s'est passé. Je pense que c’est dommage de ne pas témoigner. Grâce au travail de Matthieu Aron, ces plaidoiries donnent au public l'occasion de voir et d'entendre quelque chose qu'il n'a jamais pu vivre. À moins de fréquenter un tribunal, peu de gens peuvent assister à des plaidoiries. Je propose donc
à Jean-Marc Dumontet d’interpréter ces plaidoiries sur scène. Stupéfait, il me dit : Ah bon tout seul ?! Je lui réponds oui avec détermination. Je lui suggère de supprimer les dialogues avec l’idée première de mettre en place la situation, le contexte, de donner le verdict et puis de faire la plaidoirie. Nous avons choisi cinq plaidoiries très emblématiques de la société, de grands faits de société. Nous abordons l'affaire Véronique Courjault qui est plaidée par Henri Leclerc et qui est vraiment extraordinaire. Nous évoquons aussi le procès Papon. La plaidoirie extraordinaire de Zaoui qui fait ce parallèle entre le crime contre l'humanité et le crime de droit commun est une plaidoirie absolument passionnante. La plaidoirie de Paul Lombard sur l'affaire Ranucci, puisqu’il est l'avant-dernier condamné à mort. De nombreuses circonstances atténuantes n'ont pas été prises en compte. Nous pouvons vraiment considérer que c'est une grande injustice que ce type-là ait été exécuté. Cette affaire interroge à propos de la peine de mort. Quand certaines personnes la réclament dans certains cas, elle met en écho tout cela. Et puis, la plaidoirie de Jean-Paul Mignard sur les deux jeunes électrocutés dans la centrale électrique de Clichy-sous-Bois. Un phénomène
La discrimination ainsi que la position de la femme dans la société, c'est vraiment mot pour mot des choses que nous pourrions dire de nos jours dans notre société plus de trente ans, voire quarante ans après. de société conséquent puisqu'à la suite de cette erreur, de cette fatalité, les fameuses émeutes des banlieues ont duré très longtemps. À partir du comportement extrêmement minable des deux fonctionnaires de police, nous voyons bien ce que cela a pu déclencher dans la société, le regard que nous pouvons avoir sur la banlieue qui est à peu près toujours le même aujourd'hui, qui n'a pas changé. LFC : La plaidoirie de Gisèle Halimi sur l’avortement en 1972 est un sujet brûlant encore aujourd’hui. RB : Absolument. Même si aujourd'hui, nous ne condamnons plus pour avortement, tout ce qu'elle met en place pour expliquer l'oppression, la répression de la femme à l'époque est édifiant. La discrimination ainsi que la position de la femme dans la société, c'est vraiment mot pour mot des choses que nous pourrions dire de nos jours dans notre société plus de trente ans, voire quarante ans après. LFC : Comment le choix des plaidoiries s'est-il mis en place entre l’équipe et vousmême ? RB : Ce qui nous a beaucoup guidé,
LFC MAGAZINE #12 | 185
justement, ce sont les plaidoiries qui évoquent, qui mettent en place des phénomènes de société, des faits de société au sens historique avec un grand H. C’est-à-dire des choses qui peuvent aujourd'hui avoir un écho dans nos sociétés contemporaines. Évidemment, nous connaissons des affaires plus anecdotiques qui sont de très bonnes plaidoiries, mais qui laissent moins de souvenirs et qui ne sont pas aussi emblématiques sur le fonctionnement de notre société. LFC : Alors que celles-ci, elles changent fondamentalement nos sociétés. RB : Absolument. LFC : Le fait de vous produire sur
scène, d'exprimer ces plaidoiries au théâtre, que souhaitez-vous que cela déclenche chez le spectateur ? De la réflexion ? RB : Oui, d'abord je voudrais que ça marque tout simplement le principe de la plaidoirie. CM : C’est-à-dire ? RB : Le pouvoir des mots. Je vous donne un exemple simple qui illustre très bien ce que j'essaie de vous dire. Lorsque l'on me propose d’interpréter l'affaire Courjault, je pense que c'est quand même horrible. Il s’agit d’une femme qui a tué ses deux enfants et qui en a brûlé un troisième. LFC : Effectivement, l’infanticide est un sujet qui dérange…
Ce qui nous a beaucoup guidé, justement, ce sont les plaidoiries qui évoquent, qui mettent en place des phénomènes de société, des faits de société au sens historique avec un grand H. C’est-à-dire des choses qui peuvent aujourd'hui avoir un écho dans nos sociétés contemporaines. LFC MAGAZINE #12 | 187
RB : Oui, cela dérange beaucoup. C’est tellement horrible. Et c'est d'ailleurs dit dans la plaidoirie. Et puis lorsque nous la lisons, à la fin nous pleurons. Nous comprenons que ce n’est pas un monstre, que cette femme est malade. Même si cela nous heurte, il est nécessaire d’essayer de la comprendre, de réfléchir… J’essaie de faire remarquer à quel point le pouvoir des mots aide à la compréhension. Il participe à offrir un éclairage nouveau. Nous voyons enfin les faits avec un autre regard. Dans Plaidoiries, je voudrais montrer aux spectateurs qu'à travers les mots des avocats, nous regardons la société d'une autre façon. Ainsi nous pouvons éventuellement progresser et avancer. Sur scène, avec le public, c'est ce travail-là que j’ai envie de mettre en avant. Je suis motivé à leur dire : vous n'avez peut-être pas eu l'occasion d'écouter ces plaidoiries. En général, nous connaissons l'affaire, puis nous attendons le résultat. Le verdict dévoilé, nous pensons à vif que c’est injuste, qu’elle a eu un bon avocat et qu’elle ne prend que quatre ans de prison. Seulement après avoir attentivement écouté la plaidoirie, nous changeons presque d’avis. Nous pensons même que les quatre ans sont de trop. Nous nous interrogeons. Peut-être fallait-il la libérer avant
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J’essaie de faire remarquer à quel point le pouvoir des mots aide à la compréhension. Il participe à offrir un éclairage nouveau. Nous voyons enfin les faits avec un autre regard. parce que nous avons mieux compris ce qu’elle vivait ? Parlons de l'affaire Papou, la plaidoirie explique extraordinairement bien le parallèle qui existe, une différence entre le crime droit commun et le crime contre l'humanité. Elle explique pourquoi, dans le crime contre l'humanité, personne ne peut jamais reconnaître qu'il a commis un crime contre l'humanité. Personne ne dira jamais oui, devant une Cour d'assises. Personne ne dira jamais pourquoi, simplement parce que c'est un crime qui passe de mains en mains. C’est un enchaînement, une sorte de crime que l'on se transmet. C’est commis par dix, vingt, trente, quarante, cinquante, cent personnes. Cela passe par un réseau de fonctionnaires, donc tout se complique. Et là, la plaidoirie nous fait prendre conscience que nous pourrions en faire partie. Nous comprenons cet enchaînement-là. Le silence a participé à ce crime contre l'humanité. Et cela, c'est extraordinaire. C’est pour cela que nous avons choisi cette plaidoirie, parce que tout d'un coup, nous dénonçons la violence de ce silence. J’ai l’intime impression, en la faisant, que je vais pouvoir dire aux spectateurs peut-être à un seul d’entre eux - qu'il a un rôle à jouer à un moment donné dans la société en
dénonçant quelque chose… Et ainsi de suite pour les autres plaidoiries, je ne vais pas les développer dans vos pages. Gardons le mystère... Je peux vous dire que tout d'un coup la position de celui qui écoute, de celui qui est dans la salle, fait de lui - à mon avis - un acteur potentiel. LFC : Très intéressant, cela rappelle la responsabilité de chacun. RB: Oui. Et je pense qu’exprimer ces plaidoiries-là à travers ces affaires ont du sens. Nous ne sommes pas en train de parler à brûle-pourpoint. Ce n’est pas un débat sur lequel nous nous interrogeons sur ce que nous devons réformer ou non. Là, il s’agit vraiment d’une affaire qui a eu lieu, où des gens ont commis des actes avec des conséquences sur notre société, sur l'humanité. Nous parlons de milliers de morts pour Papon. Dans ces plaidoiries, nous sommes en train d'expliquer et d'éclairer les faits, de dire quelque chose comme cela a été dit lors du procès. Nous le relayons à nouveau aux spectateurs. Et je crois que nous pouvons faire avancer une réflexion sur la société ainsi que la position de l'individu dans la société. LFC : Pour quelles raisons incarnezvous ces plaidoiries ? Pourquoi cela vous tient-il tant à cœur ? RB : Certainement parce que je pense qu'il n'y a pas de hasard.
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Pour moi, l'avocat est celui qui répare l'injustice. Nous pouvons répondre à l'injustice en faisant une plaidoirie. Elle sert à remettre les choses en place. La sensation d'injustice, c'est quelque chose qui m'a toujours révolté. Je me suis toujours senti concerné. À commencer par l'injustice qui fait qu'une personne naît avec un handicap physique, avec une maladie génétique, comme c'est le cas de ma sœur. Je suis son frère et je suis en pleine forme alors qu’elle ne peut ni marcher ni respirer parce qu'elle a les reins qui sont foutus. L’injustice me révolte et j'ai l'impression - peut-être naïve - que nous pouvons faire quelque chose, que nous pouvons parfois résoudre ce problème, que nous pouvons pallier à l'impuissance. Souvent, les gens qui sont dans une situation de faiblesse n'ont pas les
Je pense qu’exprimer ces plaidoiries-là à travers ces affaires ont du sens. Nous ne sommes pas en train de parler à brûle-pourpoint. Ce n’est pas un débat sur lequel nous nous interrogeons sur ce que nous devons réformer ou non. Là, il s’agit vraiment d’une affaire qui a eu lieu, où des gens ont commis des actes avec des conséquences sur notre société, sur l'humanité.
moyens de le faire. Alors ils vont subir, certains vont hurler, d’autres vont commettre des exactions, etc. Néanmoins, j'essaie de comprendre, de leur donner la possibilité de dire quelque chose pour qu'on ne soit pas dans ce cercle vicieux, celui qui fait qu’ils subissent et que finalement, par le silence, la tragédie frappe, comme les décès de ces deux gamins initiés par le silence. L’avocat évoque le silence : personne ne prévient ces gamins qu’ils sont aux portes de l’enfer, celles d’une centrale EDF. LFC : Les plaidoiries servent à nous prémunir des dangers de notre société. RB : Absolument. J'essaie de dire à travers elles que certains événements se sont passés. J'en fais l'écho avec l'espoir d'avoir une démarche peut-être différente dans notre quotidien. LFC : Vous jouez quatre soirs par semaine à 19h. Le théâtre exige endurance, énergie et mise en abîme de thématiques fortes. LFC MAGAZINE #12 | 191
La motivation est là tous les jours. Je ne m’autorise pas à être fatigué, car je ne peux pas plaider comme un trou du cul. Comment allez-vous faire pour être en forme ? RB : Je ne vais pas le jouer longtemps. Je commence dès le 12 septembre et j'arrête vers le 20 novembre. Effectivement, je serais seul, une heure et demie sur scène. C’est un exercice physique. Ceci dit, je m'entretiens tous les jours physiquement. La mémoire est un travail quotidien que je fais depuis des années et que je vais mettre en pratique. J’aime bien cela parce que j'ai toujours remarqué que lorsqu'on est au théâtre, ça implique forcément une discipline, une rigueur qui finalement est bénéfique, à la fois pour l'esprit et pour la santé ainsi que pour le physique. Cela ne me gêne pas d'avoir à me soumettre à cet exercice-là parce que quand je ne l'ai pas, j’ai plutôt tendance à me lâcher. LFC : Et d'un point de vue émotionnel, placez-vous une distance entre les plaidoiries et vous-même ? RB. La motivation est là tous les jours. Je ne m’autorise pas à être fatigué, car je ne peux pas plaider comme un trou du cul. Mon client serait condamné. Certaines phrases sont prononcées par les avocats et je ne peux pas les prononcer avec mollesse ou sans énergie. Finalement, c'est la fonction qui crée la nécessité.
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AUTOMNE 2018
SAMIR BOITARD
ENTRETIEN INÉDIT PAR CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE PHOTOS : CELINE NIESZAWER LEEXTRA
Samir Boitard, comédien révélé par la série "Engrenage" a accepté l'invitation de la rédaction pour nous parler de ces différents projets. À l'affiche prochainement de la saison 2 de la série LINA RICHARDS "OnS Eva s'aimer" diffusée sur France 2 et de "Soupçons" (bientôt sur France 3), il nous raconte son parcours et son approche du métier. Rencontre !
LFC : Bonjour Samir Boitard, étant donné
une vraie liberté dans l’improvisation. Et quand j’ai
que c’est notre première rencontre,
vu que le public réagissait et riait, je me suis dit que
pourriez-vous nous raconter comment
c’était vraiment ce que je voulais faire. Et que je
êtes-vous venu à la comédie ? Comment
souhaitais bosser sérieusement pour que cela
est-ce devenu votre métier ?
devienne mon métier.
SB : Je suis venu au théâtre par hasard alors
LFC : C’est donc une rencontre qui a provoqué le
que j’étais au lycée à Marignane. Je me
déclic. Ce n’est donc pas un parcours sous
sentais un peu perdu. J’avais des difficultés
influence familiale ?
dans ma vie privée. Et pour échapper à mes problèmes, j’aimais faire rire mes potes. Un
SB : Pas du tout. Ma mère est sage-femme. Elle est
jour, une fille qui jouait dans une troupe
très cinéphile. Et je viens d’une famille cultivée,
m’a dit que je devrais faire de la scène.
mais qui n’évoluait pas dans un milieu artistique. Je
Parce qu’elle sentait que j’avais la fibre
n’ai pas été aidé.
pour cela. Et elle m’a donné une adresse. Par curiosité, je me suis rendu au cours. Le
LFC : Depuis cette révélation où le rire donnait le
professeur, bien qu’on soit dans le Sud,
tempo jusqu’à l’instant présent, vous avez fait du
voulait faire sérieux, style parisien, comme
chemin parce que, quand on est sur les plateaux
le cours Florent, très structuré… Les grands
télé, sur le tournage d’une série TV, ce n’est plus
classiques, cela ne me plaisait pas trop à
de l’improvisation du tout ?
cet âge-là. Mais il enseignait aussi l’improvisation et ça, ça m’a plu. J’ai senti
194
SB : De l’improvisation, non. Mais il y a toujours une
part d’adaptation. J’ai surtout appris sur mon premier gros tournage avec l’équipe de comédiens d’Engrenages : Caroline Proust, Thierry Godard… Je suis arrivé en observateur. Et je me suis dit qu’il fallait que je me fonde dans tout cela. Et que je m’imprègne de la force qui est la leur : le scénario de la série. Il est très solide, mais
SELINA
ce qui lui donne sa force, c’est que les
acteurs s’adaptent à leur personnage. Ils le modèlent. C’est un enseignement qui m’a été utile pour tous mes tournages suivants.
Cela m’aide de me mettre dans la peau de personnages qui ont existé ou pas. Ça RICHARDS me désinhibe. Je suis dans la créativité.
Dans les échanges que j’ai avec les scénaristes et réalisateurs, j’essaye
c’est ma préparation. Et le circulaire, c’est quand j’arrive
vraiment de ne pas répéter le texte écrit,
sur le plateau : là, j’oublie ma préparation et je me mets
mais d’y ajouter une part d’improvisation et
à l’écoute de mon personnage. Et je m’adapte aussi à
de spontanéité aussi, même si ce n’est pas
mes partenaires, tout en redécouvrant à chaque fois le
du théâtre.
texte. C’est difficile, mais c’est le moment où on prend du plaisir à jouer.
LFC : Comment façonne-t-on ses personnages de façon à ce qu’ils ne se
LFC : Faire ce métier, en quoi cela vous aide-t-il dans
ressemblent pas et qu’ils prennent
votre quotidien ?
vraiment chair dans chaque film ?
SB : Je suis quelqu’un à la base de très timide. Donc SB : François Berléand m’avait dit : à la
cela m’aide de me mettre dans la peau de personnages
première lecture, on a des sensations et il
qui ont existé ou pas. Ça me désinhibe. Je suis dans la
faut garder ces sensations. Elles peuvent
créativité.
ensuite s’affiner, être nourries. Mais quand on lit un script, comme quand on lit un bon
LFC : Cela permet d’être ce que vous êtes.
livre, on se fait une idée des éléments d’intrigue, des personnages. Et c’est cette
SB : Oui, mais pas à l’excès. Je vois autour de moi des
sensibilité-là qu’il faut garder. J’ai aussi
acteurs qui ne vivent que par leur métier et qui, quand
l’habitude de travailler avec un coach.
ils ne tournent pas sont malheureux. J’essaye de faire le
Parce que seul, je n’ai pas toujours le recul
contraire de cela : que ce soit ma vie qui nourrisse mon
nécessaire pour le rôle. Je peux zapper des
métier.
choses. Ensuite, comme je fais des arts martiaux, je mélange deux techniques :
LFC : Vous avez, semble-t-il, une actualité chargée ?
dans le karaté on se déplace en carré, dans le Kung Fu, plutôt en circulaire. Le carré, 195
SB : Oui ! La deuxième saison de On va s’aimer va
SAMIR BOITARD LFC MAGAZINE #12
Dans les échanges que j’ai avec les scénaristes et réalisateurs, j’essaye vraiment de ne pas répéter le texte écrit, mais d’y ajouter une part d’improvisation S E L I N A et R I C Hde A R D S spontanéité aussi, même si ce n’est pas du théâtre. bientôt sortir. J’y joue le rôle du procureur, puisque
dans la veine de Benoit Poelvoorde et dont
c’est une série sur un cabinet d’avocats. Et j’ai une
le jeu est hyper inspirant pour moi.
histoire d’amour avec Ophélia Kolb dans la première saison. Comme elle est mariée, cela se complique un
J’ai aussi joué avec ma femme, Louise
peu dans la suite. La série rencontre un beau succès
Monot, dans un autre téléfilm tourné à
auprès du public.
Marseille, Mémoire de sang. Elle est anesthésiste et moi pédopsychiatre. Tout
J’ai aussi participé à un film d’Hugo Gélin. Je n’ai pas
notre passé va ressurgir lors d’une enquête
encore eu la chance de faire beaucoup de cinéma,
policière menée autour de la disparition de
même si j’en ai envie. C’était une expérience
son père. Louise, c’est ma femme, mais c’est
incroyable. Ce n’est pas la même manière de travailler,
aussi une actrice extraordinaire ; le film a été
pas les mêmes moyens de tournage, donc c’est
diffusé sur France 3 et a attiré 4 millions de
toujours impressionnant.
spectateurs.
Je suis en ce moment en tournage d’une série qui
Et enfin, j’ai fait un autre téléfilm, tourné
s’appelle Soupçons où je joue le rôle de l’avocat de
l’hiver dernier, qui sera bientôt diffusé aussi
Bruno Debrandt, avec Julie Gayet. Le tournage se
sur France 3, Ronde de nuit, réalisé par
passe entre Marseille et Aix. C’est donc un retour aux
Isabelle Czajka. Cette réalisatrice vient du
sources puisque ma maman a une maison dans les
monde du cinéma. Et même s’il s’agit d’un
calanques. Elle sera prochainement diffusée sur
téléfilm, il y a une qualité de relation aux
France 3.
acteurs.
Et j’enchaîne en octobre la saison 2 de Zone blanche,
LFC : Aujourd’hui, la télévision joue sur le
série franco-belge où je joue le rôle de Paul, le pompier
même terrain que le grand écran…
qui est le petit ami d’Hubert Delattre. C’est un bijou
197
France 2, mais avec une touche d’originalité belge
SB : Oui, de plus en plus. Mais il manque tout
donnée par Renaud Ruttens qui est un peu un acteur
de même parfois le temps de construire des
scènes. Le téléfilm est un exercice intéressant : en télé, il faut être rapide et ça suppose aussi un réalisateur qui sait où il va. Donc c’est une bonne expérience. Mais c’est bien d’accéder au cinéma pour aller vers une qualité qui se construit dans le temps.
SELINA LFC : Vous avez envie de cinéma, c’est évident. Mais aimeriez-vous être sur scène, face au public ?
SB : Oui, j’adorerais revenir au Théâtre ! À Aix, j’ai fait un lycée avec option théâtre, même si le bac que j’ai décroché, STT, n’a rien à voir. C’est en venant à Paris que j’ai
J’ai découvert le film d’un réalisateur que je ne connaissais pas : Jean-Bernard Moulin pour "Sheherazade", à Marseille et j’ai R I C Htourné ARDS adoré son génie : il prend deux gamins de la DASS et c’est une claque absolue. C’est original. Ça parle d’un Marseille qu’on ne connait pas.
repris le théâtre en participant à un conservatoire d’arrondissement avec une
et le cinéma en parallèle, mais c’est difficile en
professeur, Michèle Garet, qui faisait un
termes de temps. Cela dit, j’adorerais jouer du
travail sur le corps. J’ai eu un problème de
Tennessee Williams ou même des classiques,
dos important. Et j’ai dû travailler aussi avec
du théâtre contemporain. Mais avec l’âge et
les arts martiaux pour pouvoir monter sur
l’expérience, j’ai envie de retrouver la comédie
scène. J’ai même dû refuser des spectacles
dans le cinéma. Je suis fan de films comme Le
à cette époque. Mais ensuite, j’ai fait
Grand Bleu, ou Itinéraire d’un enfant gâté, Va vis
l’ADAMI des jeunes talents. Et je suis allé à
et reviens, ou bien dans le ciné américain, Danse
Cannes, où j’ai rencontré mon premier
avec les loups. Mais les États-Unis, c’est encore
agent. Et très vite, je suis arrivé à l’image. Et
une autre aventure.
je n’ai plus fait de théâtre du tout. Ce sont deux mondes différents.
LFC : Vous parlez anglais ?
LFC : Mais relativement liés. Toutefois,
SB : Oui, je parle anglais. Mais comme je
dans le théâtre, il faut s’investir trois mois,
m’appelle Samir, beaucoup de gens pensent
pour les répétitions, la mise en scène…
que je parle aussi arabe. Ce qui n’est pas le cas. Je suis d’origine égyptienne par mon père, mais
SB : Oui, on m’a fait des propositions. Mais
je l’ai connu tard. Alors souvent, quand je fais
ce n’était pas ce que je cherchais. Et de
des castings pour des rôles américains, on me
plus, il y a des acteurs qui mènent la scène
demande de parler anglais avec l’accent arabe.
198
SELINA
RICHARDS
Ce que je ne sais pas faire. Mais je ne fais pas du
mec extraordinaire. Klapisch qui raconte la jeunesse
travail aux États-Unis une priorité absolue. Parce qu’il
comme personne d’autre, Gondry pour sa folie ; Robert
y a des réalisateurs français avec qui j’ai vraiment
Guédigian, parce que j’ai tourné une petite figure avec
envie de travailler.
lui et qu’il habite dans la calanque près de chez moi ! Maïween qui est folle et forte dans ses films. Et pour
LFC : Qui par exemple ? Quelques noms ?
terminer, j’ai découvert le film d’un réalisateur que je ne connaissais pas : Jean-Bernard Moulin pour
SB : Alors... J’ai fait une petite liste : Audiard pour son
Sheherazade, tourné à Marseille et j’ai adoré son génie
génie, Jeunet pour son originalité, Kechiche pour sa
: il prend deux gamins de la DASS et c’est une claque
direction d’acteurs, même si je le sais très exigeant,
absolue. C’est original. Ça parle d’un Marseille qu’on
Gavras, pour son côté très moderne, son univers très
ne connait pas.
clip. Coline Serreau pour sa sensibilité et son humour. La crise est un film que j’adore revoir ou La belle verte,
dans un genre différent. Alain Chabat, pour sa maîtrise de la comédie et parce que c’est un 199
Mon actualité pour les prochains mois :
> On va s'aimer, Saison 2, France 2, série TV, > Soupçons, France 3, série TV, > Zone blanche, Saison 2, France 2, série TV, > Ronde de nuit, France 3, téléfilm.
LFC MAGAZINE #13 - AUTOMNE 2018
PHOTOS
Céline Nieszawer I Leextra
INTERVIEW INÉDITE par Christophe Mangelle
ARTHUR H
Arthur H en cover de LFC Magazine. Nous en rêvions. La fée Céline Nieszawer l'a fait pour nous. En plus de l'organisation de l'entretien, elle signe les photos exclusives du chanteur que nous avons rarement vu comme cela. Au cœur de Paris, nous parlons de son nouveau disque Amour chien fou, de sa tournée d'octobre 2018 au 3 avril 2019, du magazine Arthur qui lui est consacré, et du livre La musique des mots (Points). Rencontre !
LFC : Nous nous rencontrons pour parler de votre double disque, dix-huit chansons : Amour chien fou. AH : Amour chien fou, ce qui me plaisait, c'est que dans ce pauvre animal qu'est le chien, il exprime un côté à la fois flamboyant et pathétique. Je trouvais que cela correspondait bien à une définition poétique de l'amour. Le chien est empli d'une sorte d'énergie extraordinaire de joie, d'abandon total, et en même temps, il est vulnérable. Il peut être le chien battu, le chien qui a peur, celui qui souffre. Avec toute l'innocence que cela comporte. Le chien est fatalement innocent. J'aimais ce contraste entre le chien qui exprime cette forme de joie pure entière et le chien battu.
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LFC : Quand avez-vous travaillé ce disque ? Saviezvous qu'il serait composé d’autant de morceaux ? AH : En discutant avec ma copine qui est artiste contemporaine et qui est beaucoup plus conceptuelle que moi, elle m'a dit : tu devrais faire un double album parce que tu as tous ces côtés en toi. C'est-à-dire, un côté plus expérimental, ballade atmosphérique et puis un côté plus pop, dansant. Elle m’a suggéré de séparer les deux côtés et de les proposer aux gens. Cette idée m'a beaucoup plu parce que j'aime les disques qui sont cohérents, que nous pouvons écouter du début à la fin, où à un moment nous n’avons pas besoin de baisser le son parce que nous sommes dérangés par la musique. Ainsi est venue l'idée de deux sortes de voyage. Un voyage lent et doux, soyeux, agréable, rêveur. Et un autre plus énergique plus dynamique, plus dansant, plus fou. Cela correspond aussi - j'espère - à des humeurs différentes que nous pouvons avoir dans la journée.
LFC : Cela s'écoute comme quand on regarde les épisodes d'une saison… AH : Oui, c'est l'image actuelle. LFC : Je dis cela dans le sens où chaque morceau à sa couleur et crée un ensemble. AH : C'est sur que je suis très sensible à l'idée de voyage dans la musique, d'abandon et dans le meilleur des cas, pouvoir me perdre. Se perdre, cela veut dire peut-être être surpris. La surprise étant un sentiment extrêmement agréable. LFC : Quel voyage proposez-vous aux auditeurs ? AH : Pour préparer ce disque, j'ai fait un vrai tour du monde. Pour tous les disques, j'essaye à tout prix de faire quelque chose que je n'ai jamais fait ou que je ne sais pas faire. Et je n’avais pas fait le tour du monde. Nous sommes partis à l'aventure comme cela. Et par une succession de hasards, nous sommes arrivés au Mexique, au Japon, à Bali. Le Mexique symbolisant un peu le disque énergétique, chaotique, un peu fou, dansant et Bali symbolisant plutôt le côté onirique, plus spirituel, inspirée d'une musique plus mystérieuse. Basiquement le soleil et la lune. LFC MAGAZINE #12 | 202
C'est sur que je suis très sensible à l'idée de voyage dans la musique, d'abandon et dans le meilleur des cas, pouvoir me perdre. Se perdre, cela veut dire peutêtre être surpris. LFC : Ce disque est un hommage aux femmes. AH : C'est tout simple, de mon point de vue, l'élément féminin est plus riche, plus inspirant, plus touchant aussi parce qu'il existe toute cette gamme de désir, de rencontres, de tensions entre les personnes. Et puis l'amour a aussi toute une gamme de sensations, de l'extase, de la jouissance à la tristesse, la mélancolie en passant par toutes sortes de choses. Ce n’est pas très original, mais évidemment pour toujours et à jamais une source d'inspiration pour les chansons, les livres et le cinéma. LFC : La salle Pleyel, c'est complet. Vous allez revenir à Paris en 2019 pour trois dates. AH : Ça, c'est pour la fin de la tournée. Je finis par hasard le 1er, 2, 3 avril. J'ai eu l'idée d'un concept très simple : un jour, je suis seul sur scène. Le lendemain, je serai en duo avec mon ami Nicolas Repac. Et le surlendemain, nous serons en trio dans la formule où nous tournons avec Raphaël Séguinier. Ce sera un répertoire différent, des atmosphères différentes, et une écoute particulière entre nous, avec des chansons très différentes.
LFC : Salle Pleyel le 9 octobre 2018, pouvez-vous nous dire ce que vous allez proposer au public ?
Évidemment, quelques chansons que je n'ai jamais abandonnées, qui ont encore pour moi une fraîcheur.
AH : C’est une salle que j'ai envie de faire. C'est un spectacle assez varié avec des moments très planants, très mystérieux où par moment nous nous abandonnons dans le son. Des moments de comédie sont à prévoir, où ça deconne, où ça rigole, où ça danse, où j’improvise. Ce sera parfois très joyeux, parfois très simple : j’aime raconter des histoires, inviter aux voyages poétiques. Des moments très énergétiques où nous allons essayer d'aller au bout de nousmêmes pour essayer de créer une énergie qui nous dépasse complètement. Des instants qui font que les gens dansent. Mon pire ennemi, c'est l'ennui. Je n’ai pas envie que les gens s'ennuient. J’essaye donc de travailler sur les rythmes pour que chaque rythme amène les gens à écouter autrement, qu’ils s'abandonnent à la musique. Nous devons vivre une expérience musicale collective. Mon but, c'est de faire un concert en utilisant tous ces rythmes pour s’extraire du concert. Créer un moment de suspension du temps. J'ai de nombreux outils pour fabriquer ça.
LFC : Parlons du magazine Arthur que nous pouvons nous procurer dans les kiosques.
LFC : Proposerez-vous les dix-huit chansons de votre disque Amour chien fou ? AH : Nous jouerons quasiment toutes les chansons d’Amour chien fou.
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AH : C’était très chouette à faire. Le magazine s'appelle Arthur, comme moi. J’aurais le droit de devenir complètement mégalomane. Rires. Mais heureusement, c'est très collectif. Ce qui m'a permis de donner la parole à des gens que j'aime beaucoup. J'ai eu la chance d'interviewer Wajdi Mouawad qui est un metteur en scène de théâtre. C’est un ami. Nous avons fait un voyage ensemble au Groenland, lieu où nous avons réalisé l’entretien. J’ai rencontré une femme égyptienne qui s'appelle IAM, qui a une école qu'elle a consacrée aux migrants pour leur communiquer l'amour et la connaissance de la
Le magazine s'appelle Arthur, comme moi. J’aurais le droit de devenir complètement mégalomane. Rires. Mais heureusement, c'est très collectif. Ce qui m'a permis de donner la parole à des gens que j'aime beaucoup. J'ai eu la chance d'interviewer Wajdi Mouawad qui est un metteur en scène de théâtre.
culture française. Avec son mari qui est avocat, ils parlent de cette école et de leur dialogue avec ces migrants qui ont soif d'apprendre et travailler. C’est extraordinaire. J’ai aussi interrogé un musicien qui s'appelle Jean-Jacques Lemaitre. Il a fait depuis trente ans toute la musique d'Ariane Mnouchkine à Vincennes. Il possède une collection d'instruments invraisemblables du monde entier. Il en compte 3000 qui sont tous sublimes, sans oublier les instruments qu'il a fabriqués lui-même. L’équipe du magazine m'a demandé le quartier que j'aimais dans Paris. J’ai répondu le treizième arrondissement. La communauté chinoise me fascine parce que je la trouve très occulte. C'est une sorte de cours des miracles. Nous ne pouvons pas pénétrer dedans parce que nous n’avons absolument pas les codes. Dans cet environnement, très années 70 décaties, nous proposons un reportage photographique sur le treizième arrondissement chinois. De nombreux sujets sont mis en avant. Le magazine me consacre un grand entretien accompagné de portraits réalisés par les photographes de cette association qui a produit ce magazine. LFC : Pour bien comprendre, ce magazine vous est consacré le
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temps d’un numéro. C’est pour cette raison que ce magazine s’appelle Arthur. AH : Le numéro précédent était consacré à Vincent Pérez. Il s'appelait donc Vincent. Si par exemple demain, ils font Catherine Deneuve, le magazine s'appellera Catherine. LFC : Quand peut-on se procurer Arthur en kiosque ? AH : Dès le début du mois d’octobre. Une centaine de pages sans publicité agrémentée de très belles photos. LFC : Quel rôle avez-vous endossé pour ce numéro ? AH : Celui de rédacteur en chef et de journaliste, car j’ai réalisé plusieurs interviews. C’était un grand plaisir de découvrir l'envers du décor en étant dans la peau d'un journaliste. Je garde un excellent souvenir de cette expérience. LFC : Quel souvenir gardez-vous de cette expérience journalistique ? AH : Ce qui m'a étonné, c'est qu'une discussion vraiment très intéressante dans le langage parlé peut sembler une fois
retranscrite très pauvre. Et surtout, cette conversation orale comporte de nombreuses répétitions à l’écrit. J’ai constaté une différence inouïe entre l’oral et l'écrit. Ainsi, un travail de réécriture est nécessaire. J’avais eu dans le passé ce sentiment parce que j'ai souvent lu dans les journaux des choses que je n'avais absolument pas dites. Le journaliste peut avoir une sorte de mégalomanie. Il peut donc vous faire dire des choses que vous n'avez jamais dites, que lui aimerait avoir dites, ou qu'il croit avoir peutêtre comprises ou même
entendues. C’est toujours très étrange de lire des choses que nous n’avons pas dites et que nous n’avons même pas pensées. Ceci dit, je reconnais que je me suis permis de beaucoup réécrire, tout en essayant toujours de rester le plus proche de l'idée. J’ai aussi supprimé les répétitions. Et j’ai veillé à retranscrire l'essentiel du propos. LFC : Vous publiez La musique des mots chez Points. Pouvez-vous nous en parler ?
AH : L’éditeur m’a proposé de réunir tous mes textes de chansons. C’est troublant parce que j'ai pratiquement trente ans de chansons avec les premières qui me semblent très maladroites, jusqu'aux dernières d’Amour chien fou. Le livre est composé d’une très belle préface de Delphine de Vigan, qui m'a fait le plaisir d'écrire une jolie préface.Tous mes disques sont dans ce livre, ainsi que des inédits de toutes mes chansons que j'ai chantées sur scène et que je n’ai jamais enregistrées. Au final,
c'est impressionnant tous ces morceaux. Le livre sera disponible dès le mois d’octobre. LFC : Avez-vous déjà vu et lu les épreuves ? AH : Oui, c’est un livre pour ceux qui ont envie d’écouter un disque en lisant les paroles ou qui ont simplement envie d’imaginer une musique en lisant un texte. Parfois, j’aime bien lire les paroles des autres, ça peut me donner des idées, m’inspirer . Les chansons
rentrent en résonnance avec notre vie. Et certaines nous accompagnent vraiment à des moments . Elles peuvent devenir des amies, des maitresses, des béquilles, des stimulants, des drogues hallucinogènes ou des somnifères. Une chanson s’adresse à nous. Elle nous comprend. Les chansons sont comme des êtres que nous pouvons ressentir. C’est comme un animal de compagnie. C’est comme un chien qui nous regarde. C’est un contact que nous n’avons pas besoin d’expliquer. C’est quelque chose qui doit rester mystérieux. Avec une chanson, c’est la même chose. LFC : Quels sont vos projets ? AH : Ma tournée en avril sera work in progress. Chaque moment va être unique. Nous allons inventer à chaque fois quelque chose avec le public. Je veux partager avec les gens. Je souhaite qu’ils vivent un moment singulier. Dans un an, je vais jouer dans une pièce de Wajdi Mouawad . Les pièces de Wajdi sont des moments fantastiques. Cela va être un très grand travail de
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répétition et de création. Autre projet, j’écris un livre sur ma mère qui a vécu des instants très poétiques dans les années 50. C’était une fille d’ouvrier qui est sortie de son milieu. Elle a vécu un voyage extraordinaire. Je raconte ce voyage.
Ma tournée en avril sera work in progress. Chaque moment va être unique. Nous allons inventer à chaque fois quelque chose avec le public. Je veux partager avec les gens. Je souhaite qu’ils vivent un moment singulier.
En tournée du 3 octobre 2018 jusqu'au 3 avril 2019 !
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
MUSIQUE
BOULEVARD DES AIRS INTERVIEW Par Christophe Mangelle Photos : Mathieu Genon I Opale
LFC MAGAZINE #12 210
L'album Bruxelles, servi par une production résolument moderne, a été certifié double disque de platine (200 000 exemplaires vendus). Cet opus propulse le groupe dans une tournée de plus de 100 dates à travers le monde. Aujourd'hui, ils reviennent avec Je me dis que toi aussi (Columbia/Sony) et une tournée des zéniths d'une trentaine de dates pour commencer entre février 2019 et mars 2020. Entretien inédit avec Sylvain Duthu et Florent Dasque + une séance de photos exclusives. LFC : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
SD : C'est hallucinant quand je repense à nos débuts.
Sylvain Duthu : Nous sommes les fondateurs
Florent Dasque : Le groupe ne ressemble plus à nos débuts.
et les deux chanteurs du groupe. Même si
Aujourd’hui, c’est un autre rythme de vie. On jouait deux fois
nous sommes bien plus nombreux sur scène,
par an. Aujourd’hui, les dates n’arrêtent pas. L'entente a
nous assurons tous les deux interviews.
toujours été là.
Nous sommes sept et nous nous sommes tous rencontrés au lycée. Nous faisions un
LFC : Ce n’était pas encore professionnel. À quel moment le
peu de musique chacun de notre côté. Nous
groupe a-t-il vraiment pris son envol ?
avons eu envie de monter un groupe. C'est comme ça que nous nous sommes
SD : C’est en 2011 que cela est vraiment devenu notre métier.
rencontrés. Monter un groupe comme de nombreux lycéens autour de l'âge de quinze
LFC : Vous avez déjà publié trois albums. Depuis fin août,
ans n’est pas très original. Exister encore
vous proposez votre quatrième disque ?
quinze ans après, c’est déjà plus rare. Nous nous appelons toujours Boulevard des airs.
SD : Oui ! Ce disque s’appelle Je me dis que toi aussi. Nous
Nous avons traversé la vie tous ensemble, de
proposons onze nouveaux titres.
l’adolescence à l’âge adulte. LFC : Nous entendons beaucoup d’ailleurs le single Je me dis LFC : C’est un joli chemin sur quinze années.
que toi aussi depuis cet été jusqu’à maintenant l’automne. Quelles sont vos impressions ?
SD : C'est beaucoup. SD : Forcément, nous y sommes sensibles. Nous allumons la LFC : Les avez-vous vu passer?
radio pour l’entendre. Effectivement, il passe vraiment beaucoup.
LFC MAGAZINE #12 211
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS MATHIEU GENON OPALE
Nous n’avons pas voulu nous mentir à nous-mêmes. Nous avons voulu être honnête. Faire ce qui nous plaisait. LFC : C’est un hit !
création est terminée, nous avons vraiment hâte de partager toutes ces chansons avec les gens.
SD : Oui, absolument. Les réactions du public sont enthousiastes. Nous sommes soulagés de voir que cette
LFC : Comment définissez-vous votre
chanson plaît. Nous sommes très contents parce qu’à
musique ?
l'instar du troisième album, nous avons écrit et composé tous les morceaux, chez nous, à la maison. Et à chaque fois
SD : C’est difficile d'expliquer ce que nous
que nous avons terminé une chanson, nous nous sommes
faisons. C’est bien plus simple de vous le jouer.
fait plaisir. Maintenant que le disque est disponible, ce plaisir ressenti lors de la conception des chansons, nous
LFC : Nous vous aidons un peu… Pour nous,
espérons qu’il sera transmis à certains. Avec ce titre qui est
c’est de la pop, des sons électros, de la
diffusé à la radio et à la télévision, les gens nous font des
chanson française. Il y a du texte et toujours un
retours très positifs. Nous sommes soulagés et heureux.
bon esprit. De la bonne humeur avec du fond. Qu’en pensez-vous ?
LFC : Votre disque est agréable à l’écoute. Les chansons créent un univers cohérent dans lequel nous nous sentons
SD : La pop, l'electro, un peu de chanson, etc.
bien.
C'est exactement ça. C’est de la chanson. Mais c'est moderne. C’est de la nouvelle variété.
SD : C'est plus cohérent que les autres albums. C’est
D’ailleurs, de nombreux groupes de rap sont
toujours éclectique. Nous nous sommes fait plaisir parce
aussi la nouvelle variété, actuellement. Tous les
que nous avons voulu prendre des influences un peu
styles sont un peu cassés. Nous aimons le
partout. Malgré tous ces horizons différents, ce disque est
mélange.
plus cohérent que les autres en tant qu'objet. Ça ne va pas déstabiliser les gens. Je ne pense pas. Mais par rapport à
LFC : Tous les styles sont cassés parce que
ce qu'on pouvait attendre de nous, ça peut surprendre un
cela répond à un effet miroir. Tout a déjà été
peu. Nous n’avons pas voulu nous mentir à nous-mêmes.
fait. Casser, cela permet de continuer de créer.
Nous avons voulu être honnête. Faire ce qui nous plaisait. FD : Oui, nous allons au-delà des frontières. FD : C'est propre à tous les groupes. Une fois que la
212 LFC MAGAZINE #12
Nous cherchons un peu ici. Ainsi, la chanson
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 BOULEVARD DES AIRS
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS MATHIEU GENON OPALE
À chaque album, nous devons rebattre les cartes en travaillant. Ne pas se reposer sur ses lauriers même si nous sommes en confiance grâce à l'album Bruxelles qui s’est bien vendu : disque double platine. Nous l’avons fait tout seuls. Nous nous faisons confiance sans nous reposer sur nos acquis. Nous allons essayer d'aller au-delà de ce que nous savons faire. française devient plus urbaine et le rap plus pop. Et nous nous
LFC : Vous vous faites confiance. Mais le succès
imprégnons de tout cela de manière inconsciente. Nous
engendre une certaine pression.
sommes le fruit de notre environnement. Forcément. FD : Tout le monde se construit sur le succès. Les LFC : Votre troisième album s’est vendu à 200 000
grands performers se remettent toujours en
exemplaires. Vous vous produisez dans les Zénith de France.
question.
Selon vous, est-ce un mélange de chance et de travail ? LFC : Quand nous écoutons vos chansons, elles SD : C'est complexe comme question. C’est évident qu'il y a
nous rendent joyeux !
une part de chance et de hasard. Nous proposons des disques au bon moment. Nous avons rencontré les bonnes personnes
SD : Tant mieux. La plupart des gens ressortent des
également au bon moment. Bien entendu, il y a une grande
salles de concert en disant : merci, ça nous a fait du
part de travail. C'est sûr. Nous passons notre temps à bosser.
bien. Merci. Je suis rechargé pour six mois. D’autres
Ce succès est crescendo. C’est rassurant. Nous pouvons
nous disent : quand venez-vous nous voir ? Nous
d’ailleurs en parler parce que l’accueil de nos disques est de
avons besoin de vous écouter ! Il y a toujours une
plus en plus fort. Si le dernier album avait été un flop, nous ne
mélancolie dans ce que nous racontons. Mais
serions même pas là pour en parler.
finalement, c'est peut-être une mélancolie joyeuse. Nos morceaux sont empreints d'espoir en
LFC : Dans votre réponse, vous êtes sages. Selon vous, rien
permanence. Et il vaut mieux cela que l’inverse. Ce
n’est acquis ?
serait fou que les gens nous disent à la fin des concerts : beurk, vous nous avez déprimés.
FD : C’est sûr. C’est comme cela que nous voyons les choses. À chaque album, nous devons rebattre les cartes en
LFC : Vous êtes dans une forme de simplicité. Vous
travaillant. Ne pas se reposer sur ses lauriers même si nous
n’êtes pas superficiel.
sommes en confiance grâce à l'album Bruxelles qui s’est bien vendu : disque double platine. Nous l’avons fait tout seuls.
FD : Il y a une part de naturel dans la façon de
Nous nous faisons confiance sans nous reposer sur nos
s'adresser aux gens, de vouloir leur donner accès
acquis. Nous allons essayer d'aller au-delà de ce que nous
facilement à ce que nous voulons leur proposer.
savons faire.
C'est notre volonté d’être comme ça. Nous avons envie que les gens rentrent dans notre univers.
214 LFC MAGAZINE #12
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS MATHIEU GENON OPALE
Nous aimerions qu’ils retiennent que c'est une musique faite pour toutes les générations. Si les gens pouvaient retenir que Boulevard des Airs a fait des chansons dans tous les styles. Et en plus qu’ils ont le souvenir de putain de concerts. Mission accomplie ! Nous ne faisons pas de la musique pour les spécialistes.
qui s'appelle Lionel Capouillez et qui est son ingénieur
Nous n'en avons pas les moyens. Et puis, ce n’est pas ce
du son. Quand nous nous sommes mis à écrire notre
qui nous fait vibrer.
album, nous nous sommes dit : quelle est la personne qui va pouvoir mixer le disque ? Nous voulions des sons
LFC : Dans cet album, quels thèmes abordez-vous?
modernes. Et la référence que nous avions tous en tête, c'est lui. C’est pour cela que certaines chansons
SD : Nous parlons de ce qui nous interroge à notre âge.
rappellent à l’auditeur Stromae.
Nous parlons de l’amour, de la mort, de tous les thèmes que l'art aborde depuis l'antiquité grecque.
LFC : Sur scène, que proposez-vous au public ?
LFC : Dans ce disque, vous chantez une chanson en duo
SD : Nous allons travailler des mois en amont sur la
avec Vianney. Aviez-vous déjà chanté avec lui ?
mise en scène, la scénographie, le décor, le choix lumière, tout ce qui est spectacle. Sur scène, nous ne
SD : De nombreuses fois.
jouons pas une minute, mais 1h30 ! Nous avons le temps d'emmener les gens dans nos histoires, dans
LFC : Pourquoi recommencer ?
notre univers, dans notre décor. Cela n'a absolument rien à voir avec le plateau TV. Nous partageons avec
SD : Parce que c’était bien. Parce que nous sommes potes.
les gens. Ce n’est pas comme dans un plateau TV. Sur
Et puis, nous avons grandi un petit peu ensemble. Nous
scène, nous parlons aux gens. Nous réagissons à ce
l'avons vu démarrer. Et même, si nous étions déjà lancés, il
qui se passe. Les improvisations sont différentes selon
nous a dépassés. Nous avons des équipes en commun.
le public du soir. La scène, c'est toujours inattendu. Il se
Nous avons fait beaucoup de choses ensemble. Nous
passe toujours quelque chose.
l’avons souvent invité au Zénith. Nous avons aussi fait les siens. C’est donc très logique de l'inviter sur notre album.
LFC : Que souhaitez-vous que le public garde en
Sur son album qui sort à Noël, nous y serons aussi.
mémoire de vos concerts et de vos disques ?
LFC : Vous avez des morceaux qui nous ont fait pensé à
SD et FD : Nous aimerions qu’ils retiennent que c'est
certaines chansons de Stromae.
une musique faite pour toutes les générations. Si les gens pouvaient retenir que Boulevard des Airs a fait
FD : Nous sommes des enfants de Stromae. Avec cet
des chansons dans tous les styles. Et en plus qu’ils ont
album, nous avons travaillé avec le coéquipier de Stromae
le souvenir de putain de concerts. Mission accomplie !
215 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 BOULEVARD DES AIRS
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
MUSIQUE
CHIARA CIVELLO INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Céline Nieszawer Leextra
Attention talent ! Après avoir déjà conquis le Brésil, l'Italie et de nombreuses capitales européennes, sous la houlette du producteur Marc Collin (Nouvelle Vague, Kwaidan Records), le nouvel album "Eclipse" de Chiara Civello sera disponible le 9 novembre prochain chez Kwaidan Records. Nous avons rencontré la chanteuse. Entretien inédit et une séance de photos exclusives à Paris. LFC : Nous avons découvert votre album qui
langues ?
est sorti en Italie chez Sony Music. Mais en France, son parcours a été un peu différent.
CC : Je parle aussi l’espagnol et le portugais. Et je chante également dans ces langues. C’est en français que je suis le
CC : Oui, en France, il sort sur le label
moins à l’aise. Mais je veux m’améliorer parce que la culture
Kwaidan Records qui est celui du producteur
française me passionne. Je pense qu’il y a beaucoup de
français Marc Collin. Et pour cette sortie
similitudes culturelles entre la France et l’Italie.
française, nous avons ajouté spécialement une chanson qui est petite fleur de Sidney
LFC : Qu’est-ce qui vous attire le plus dans la langue
Bechet, sur des paroles d’Henri Salvador.
française ainsi que dans notre pays ?
LFC : Chantez-vous en français pour la
CC : Je trouve les Français, culturellement, très réactifs et très
première fois ?
curieux. Ma rencontre musicale avec Marc Collin a été déterminante. Nous aimons les musiques du monde tous les
CC : Non, j’ai déjà chanté en français pour
deux. Nous sommes très « syncrétiques ». Les Français, à
mon deuxième album, une chanson de
l’image de Marc, sont des anthropophages culturels : ils
Charles Trenet que j’adore : que reste-t-il de
absorbent toutes les cultures du monde. Et il en ressort
nos amours. Comme pour toutes les langues
quelque chose de très personnel. Je me sens des affinités
que j’ai apprises, je commence par chanter
avec cette relecture de la musique parce qu’à dix-huit ans, j’ai
les mots. Et ensuite, j’apprends la phonétique
obtenu une bourse pour aller étudier la musique à l’université
et j’éprouve le besoin de communiquer dans
de Berkeley, aux États-Unis.
cette langue. LFC : Vous avez quitté l’Italie pour étudier la musique… LFC : Vous parlez et chantez en italien, en anglais et en français. Parlez-vous d’autres
LFC MAGAZINE #12 218
CC : Oui, pour l’étudier, mais aussi, après, pour oublier ce que
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER LEEXTRA
La mélancolie, c’est le fil rouge du disque, mais surtout… De ma vie. C’est la couleur de ma vie. Mais il y a aussi une touche sombre qui a été apportée par Marc, le producteur qui aime le punk, et tout ce qui évoque la part obscure du monde. j’avais appris et trouver ma propre voix. Ce qui est très
m’a porté chance, parce que c’est en chantant
important pour une musicienne : oublier les dogmes.
l’une de ses chansons que j’ai obtenu la bourse d’études dont je parlais tout à l’heure, pour
LFC : Le fait d’oublier les dogmes permet-il de laisser la
Berkeley.
place à la créativité ? LFC : Vous souvenez-vous du titre de cette CC : Oui, c’est vrai, abaisser les barrières, les limitations,
chanson ?
c’est très important. Quand on pense à Leonard de Vinci, pendant des années, il a étudié les formes de la main. Et
CC : C’était what are you doing the rest of your
ensuite, il a appris à dessiner tout le corps. C’est la
life ? (que ferez vous le reste de votre vie, NDLR
même chose en musique : je voulais étudier le jazz, une
). J’avais 16 ans !
musique que j’adore. J’ai commencé par apprendre le saxophone avec des instrumentalistes de jazz, puis
LFC : C’était prophétique ! Que s’est-il passé
l’improvisation. Il faut d’abord comprendre ce qu’est
après ?
l’harmonie des notes avant de pouvoir improviser vraiment. Après Berkeley, j’ai commencé à chanter sur
CC : Après Berkeley et alors que je chantais à
scène à Boston, parfois dans des salles presque vides
New York dans un bar, j’ai rencontré le
dans les restos, les pubs. Puis, j’ai voulu relever le
producteur Russ Titelman, qui a produit des
challenge et me rendre à New York. Là-bas, j’ai rencontré
chanteurs tels que James Taylor, Paul Simon,
un producteur et franchis une seconde étape qui était de
Chaka Khan, Rickie Lee Jones, George Benson.
me lancer dans la composition parce que la compo
Russ a écouté la première chanson que j’avais
donne une sorte de cadre à l’improvisation. C’est très
écrite en italien et il m’a dit : arrête de chanter
important. En m’intéressant à la structure refrain/
dans les bars, tu dois écrire ! C’était l’autre
couplet, j’ai commencé à découvrir l’âme des chansons.
prophétie ou du moins, un signe du destin ! Il
Pour comprendre cela, j’ai écouté les chansons de
m’a dit : je veux travailler avec toi et t’obtenir un
Michel Legrand, par exemple.
contrat avec Verve records. Mon rêve : le label d’Ella Fitzgerald ! Alors j’ai écouté Russ et je me
LFC : Aimeriez-vous prendre un café avec Michel
suis dit : Ok, je dois écrire, je dois me concentrer
Legrand ? (Rires)
là-dessus. Et c’est ce que j’ai fait. Mais je suis toujours en recherche de quelque chose
CC : J’aimerais ça ! Je l’adore, je l’adore. D’ailleurs, il
219 LFC MAGAZINE #12
depuis…
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 CHIARA CIVELLO
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER LEEXTRA
LFC : Justement, cette recherche s’est concrétisée par cet
ils y découvrir ?
album qui sort en France. Qu’avez-vous fait exactement ? En avez-vous composé les textes ?
CC : Dans chacun de mes albums, il y a des choses nouvelles. Un instrument dont je joue pour la première fois,
CC : Oui, j’ai composé les textes. Je joue aussi du piano et
un pays que j’ai découvert. Cet album montre une autre
de la guitare sur les morceaux. Je ne suis pas virtuose.
façon de faire de la musique, d’investir les chansons. C’est
Mais j’aime composer au piano. Et je joue pour que cela
la rencontre avec Marc Collin qui en est l’origine. Il m’a
apporte une touche personnelle à mes compositions.
donné une nouvelle manière de vivre la musique, plus visuelle, plus cinématographique. J’avais l’habitude de
LFC : En découvrant votre travail, nous avons beaucoup
chanter en live. Mais cette fois, nous avons travaillé
aimé ce superbe clip que vous avez enregistré avec
autrement. Sur ma voix, Marc a posé des instruments très
Gilberto Gil. Pouvez-vous nous parler de cette
modernes : synthés, batterie électronique, basse et des
collaboration ?
sons très new age venus de la nature. C’est une évolution pour moi qui était plutôt dans un registre de chanteuse de
CC : Le clip que j’ai tourné avec Gilberto Gil est tiré de mon
jazz traditionnelle. Si l’on ferme les yeux, on peut imaginer
avant-dernier album qui a eu un beau succès, surtout au
la lumière des chansons.
Japon, aux États-Unis et au Brésil. Pour cet album composé de reprises, j’avais choisi de collaborer avec des chanteurs
LFC : Chiara, vous dites que chaque chanson a son
que j’aime beaucoup. Quand j’ai appelé Gilberto, je lui ai
univers. Quelle couleur a cet univers ? Qu’y trouve-t-on :
proposé une chanson italienne de 1965 Io che non vivo
de la joie, de la mélancolie, de la tristesse ?
senza te qui a d’ailleurs eu un grand succès international puisque Elvis et Dusty Springsfield en ont fait une version
CC : La mélancolie, c’est le fil rouge du disque, mais
en anglais. Gilberto connaissait la version italienne et il m’a
surtout… De ma vie. C’est la couleur de ma vie. Mais il y a
dit : oh, mais je me souviens, à l’époque, cette chanson avait
aussi une touche sombre qui a été apportée par Marc, le
gagné le concours de San Remo, c’était en 1965 ! J’adore ce
producteur qui aime le punk, et tout ce qui évoque la part
morceau. Je l’écoute encore maintenant. J’ai très envie de
obscure du monde. Donc il y a, par exemple, des
l’enregistrer avec toi. C’est ainsi que nous avons enregistré
instruments typiques des films d’Ennio Morricone. Marc a
ensemble une nouvelle version de Io che non vivo senza te
fait une fusion entre le modernisme et le cinéma italien
en duo.
des années 60/70. C’était une époque de grande liberté d’esprit, pour les artistes. Mais aussi une époque où les
LFC : Avez-vous aussi fait une tournée cet été
liens entre la France et l’Italie étaient très forts. Je chante
avec Gilberto Gil ?
dans l’album la chanson paroles, paroles qui a été enregistré par Dalida et Alain Delon et qui a été un hit en
CC : Oui, il y a eu des concerts dans toute l’Europe. En
France comme en Italie où la chanson y a été enregistrée
France, Arles, Vienne et aussi Londres, Barcelone, Venise,
par Nina et Alberto Lupo. Mais mon inspiration, c’est la
Berlin, Lisbonne… Quatorze concerts au total.
version de Dalida. J’ai aussi enregistré plusieurs chansons qui sont des musiques de films italiens. Par exemple, la
LFC : Parlons un peu de votre dernier album, celui qui sort
musique du film L’Éclipse, réalisé par Michelangelo
en France, quelle ambiance musicale nos lecteurs vont-
Antonioni.
221 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 CHIARA CIVELLO
BLOW LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Muriel Leroy Photos : Céline Nieszawer Leextra
Attention talent ! Blow, c'est le groupe que nous écoutons en boucle à la rédaction depuis juin 2018. Pierre-Élie, Jean-Étienne, Thomas et Quentin nous ont rejoint au cœur de Paris pour un entretien inédit et une séance de photos exclusives. Ce disque est un BIJOU. Rencontre !
LFC : Pouvez-vous nous raconter vos débuts ?
un batteur. C'est comme cela que j'ai rencontré Thomas. Et Jean-Étienne l’a ensuite rencontré. Parce que nous étions potes
Quentin : Nous nous sommes rencontrés au
et que nous étions tous ensemble. C'est la première fois que
lycée. Pierre-Élie et Jean-Étienne étaient déjà
nous sommes réuni tous les quatre sur un projet commun.
de vieux amis. Et ils faisaient déjà de la musique ensemble. J'avais d'autres potes avec
LFC : À quel moment votre démarche musicale est-elle devenue
qui je faisais un peu de musique. Tout est parti
plus professionnelle ?
de là. Nous étions des potes musiciens sans groupe qui jouaient parfois ensemble.
Jean-Étienne : Les choses ont commencé à se mettre en place il y a près de trois ans.
LFC : Tous les trois… Aviez-vous déjà des
Pierre-Elie : Quentin et Thomas ont eu un projet ensemble. Et ils
formations musicales ?
sont entrés vraiment dans la musique électronique. Ce sont les prémisses de Blow. Ils sont arrivés tous les deux. Et puis, ensuite
Pierre-Élie et Jean-Étienne : Oui !
avec Jean-Étienne, ils ont monté leur projet. Cela s'appelait
Pierre-Élie : J’ai fait le conservatoire. Jean-
Celtica. Ils ont commencé tous les deux. Puis quand Jean-
Étienne a fait d'autres écoles à Paris. Après,
Étienne les a rejoints, il a amené sa pâte. Ils étaient plus dark au
nous avons fait d'autres études à Nancy. Et
départ. Jean-Étienne a ramené un style un peu plus aérien, plus
Thomas a fait le conservatoire à Nancy.
pop. Au fil du temps, ils se sont aperçus qu'ils avaient envie qu'il
Quentin : À mon retour, à Paris, nous avons
y ait en live une touche plus rock et plus vivante. Et tout
rencontré Thomas.
naturellement, nous l’avons appelé Blow.
Thomas : J’avais un groupe de rock sans eux tous.
LFC : Quatre personnalités propres qui deviennent un groupe
Quentin : Nous recherchions un bassiste et
Blow et qui proposent un premier album réussi et exigeant.
LFC MAGAZINE #12 224
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER
Quentin : C’est effectivement l'aboutissement de
Quentin : Nous étions fiers et heureux. Surtout
nombreuses années de travail et d’expérimentation.
que nous n’arrêtions pas d'en parler entre nous,
Nous commençons par le rock, mais pas que… Jusqu'à
que ce serait bien que nos musiques deviennent
arriver à ce qui nous correspond le mieux, en passant par
des BO de films ! Nous avions cette ambition, ce
différents styles musicaux, comme beaucoup d'artistes.
rêve-là et ça tombe comme ça, sans que nous
Nous nous sommes vraiment découverts dans cet
ayons rien demandé.
album. La force, c'est le mélange. LFC : Comment votre morceau a-t-il été retenu ? LFC : Votre titre Don't Wait For Us de l'EP devient la bande sonore du film Come As You Are avec Chloë
Quentin : Notre éditeur savait que l'équipe d'un
Grace Moretz, Grand Prix du Jury Sundance Film
film cherchait une musique. Et il a proposé
Festival ! Vos impressions ?
plusieurs titres dont le nôtre. Nous savions que l'équipe du film américain était intéressée. Et puis
Thomas : C’est le bonheur absolu.
243 LFC MAGAZINE #12
plus rien. Et puis, un jour sur internet, la
bande-annonce de l’émission Quotidien de Yann
musique découverte certainement grâce à cette bande-
Barthes est passée. Et une de nos fans nous a
annonce. Cela ouvre des portes ! Nous étions très
écrit par le biais de Facebook pour nous dire que
heureux !
notre titre est passé à la télévision. Notre manager se renseigne. Et il découvre qu’il avait
LFC : Votre disque s'adosse bien à des images.
bien sélectionné notre premier morceau pour illustrer leur film. Donc c'était la surprise.
Thomas : Quand Thomas écrit ses textes, il les vend comme des tableaux. Il a une écriture automatique. Il
LFC : C'est fou !
vous l’expliquera mieux que moi parce que c'est son sujet. Je te laisse la parole. (s’adressant à Quentin).
Quentin : Complètement ! Ce morceau n'est
Quentin : Depuis mon enfance, j’ai toujours regardé de
même pas sur l'album. Il est sorti il y a deux ans.
nombreux films puisque mon père était cinéphile. À la
Cet été, sur Instagram, Xavier Dolan a posté une
maison, mon frère et moi-même, nous regardions plus de
vidéo avec notre morceau en fond sonore,
films que de dessins animés. Les images m'ont
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 I BLOW
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER
toujours influencé. Et lorsque j'écris des textes
suite.
maintenant… J’ai des idées de morceaux ainsi que de mélodies et j'écris dessus avec ce que je
LFC : Que proposerez-vous sur scène le
vois. J'imagine. Cela peut être des images
20 mars à La Gaîté lyrique ?
arrêtées, des tableaux voire des scènes d'action ou je suis le personnage principal. J'écris ce qui
Jean-Étienne : Nous préparons un live que
m'arrive. Donc quand je visualise quelque chose,
nous espérons le mieux possible. Ce sera
j'écris très vite. Après j’affine. Je peaufine mes
plus acoustique et plus dansant. Nous
textes. Nous avons toujours aimé la musique.
allons essayer d'amener les morceaux
Donc nos influences ne sont pas que des images.
encore plus loin. Nous pourrons avoir un
C’est aussi du son. C'est un tout. Et cela donne ce
morceau identique à l’album. Mais nous
résultat-là.
allons rajouter un pont ou une scission entre deux morceaux, une version encore
LFC : Si l’auditeur s’intéresse juste au son sans
plus poussée que tout ce que tu peux
savoir qui propose ce disque, il peut penser qu’il
entendre. Il y aura des grattes qui seront
écoute un groupe américain.
différentes. Jean-Étienne va faire plus de choses et des arrangements
Quentin : Ce sont nos influences.
différents. Nous chanterons aussi a
Thomas : C’est qu'il a un bon accent aussi. Il faut
capella. Pour résumer, les potes qui
avoir un bon accent. Et ça, c'est cool !
viennent du rock se sont mis à l’electro.
Quentin : Après, je ne sais pas si être Français ou
Nous allons essayer d'utiliser les codes, les
Américain, cela signifie quelque chose. Excepté
enchaînements electro avec une énergie
quand tu fais du rap où tu peux te faire griller
plus organique que le rock. Nous sommes
quand tu chantes en anglais. Pour toutes les
vraiment dans ce mélange-là.
autres musiques, il est difficile de savoir d'où ça vient. Cela peut venir de n'importe où. C'est
LFC : Comment définiriez-vous ce disque
international. À notre époque, en musique, il n’y a
Vertigo ?
plus de frontière. Quentin : Je pense que c'est un LFC : Ce disque est international. Il s’adresse à
aboutissement de tout ce que nous avons
tous. Vos chansons vous font-elles voyager ?
fait depuis le départ des deux voire des trois premiers EP. Parce que le troisième
Pierre-Élie : Nous l’espérons... Il nous a déjà
EP était une introduction à l’album. Donc,
amenés à Los Angeles. S'il pouvait nous amener
c'était un tout petit peu différent. Avec le
ailleurs, c'est l’idée. Après, ce n'est que le début…
premier EP, nous avons trouvé notre patte.
Nous recevons beaucoup de messages de
Avec le deuxième EP, nous avons confirmé
l’étranger. Donc on se dit que si ça marche
et trouvé notre style. L'album allait dans ce
comme ça, c’est plutôt de bon augure pour la
sens-là. Nous avons perfectionné notre
227 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 BLOW manière de travailler les sons, tout en essayant de LFC : Préparez-vous votre prochain album ? trouver une tracklist intéressante. Nous avons quand même composé plusieurs morceaux. Et il a
Quentin : Oui, nous y pensons. Il va falloir faire
fallu choisir ceux qui nous paraissaient les plus
encore mieux par la suite. Il y a beaucoup de
aboutis. Les autres, nous n’allons pas les jeter.
concurrence dans ce milieu. C'est un métier
Nous les gardons pour plus tard. Il nous a fallu
difficile. Si nous refaisons à peu près la même
aussi trouver une cohérence entre des morceaux
chose pour le suivant. Le public s'en
assez forts et d'autres, plus personnels. Nous
apercevra. Il va falloir mettre la barre plus
nous sommes mis la pression comme c'était un
haute à chaque fois.
premier album. Nous voulions créer un disque mûr et cohérent. C’est juste un aboutissement.
Leurs prochains concerts :
Cela ne marque pas quelque chose de spécial.
> 24 novembre 2018, Les abattoirs, à Cognac
Pour moi, nous devons continuer comme cela en
> 14 décembre 2018, Espace Culturel Barbara
étant meilleurs.
Petite-Forêt > 20 mars 2019, La Gaîté Lyrique, Paris
CLARISSE MÂY LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Muriel Leroy Photos : Pierre-Emmanuel Testard
Attention talent ! De quelques reprises sur Youtube au casting de la Nouvelle Star, Clarisse Mây enregistre un EP en 2015. De là, elle participe à The Voice où elle choisit "Summertime Sadness" de Lana Del Rey lors de son audition à l'aveugle. Nous la rencontrons aujourd'hui dans un café parisien. Elle nous présente son nouvel EP Panache. Rencontre !
LFC : Pouvez-vous nous raconter votre
LFC : Aujourd’hui, vous jouez du piano et vous créez vos
parcours musical ?
compositions.
CM : J'ai commencé le piano dès six ans. La
CM : Oui, je suis vraiment à l'aise au piano. C'est cool. Sur l’EP
musique a donc commencé très tôt. Chez
Panache, je cherchais à changer du piano. C'est tellement
moi, tout le monde en jouait. Et j'ai vraiment
présent que cela me restreint trop. Je voulais casser cela pour
beaucoup accroché au point de vouloir
explorer de nouvelles choses. Je viens de me mettre à la
m’inscrire au conservatoire et poursuivre
guitare testant des choses où je suis moins à l'aise pour
toute une scolarité en horaire aménagé de la
changer de style. Au piano, j'ai la sensation de tourner un peu
primaire au lycée. J'avais cours le matin. Et
en rond. Je faisais des musiques sur partitions. La
l'après-midi, j'étais au conservatoire. J'étais
composition n'a pas été facile au début. Puis, je me suis mise
une vraie passionnée de musique et de
au chant vers 9/10ans pour m’éclater. À côté du
piano.
conservatoire, c'était mon petit jardin secret. Je n'osais pas trop chanter devant les gens. C'était pour m'amuser. Cela a
LFC : La musique s’est transmis au cœur de
fini par prendre plus d’importance.
la famille. LFC : Vous êtes passée dans deux émissions de télévision. CM : Oui. J'ai une sœur qui en a joué, mais pour qui ce n'était qu'un loisir. Néanmoins,
CM : Oui. Exactement, j'en ai même fait deux. Je suis partie en
dès l’enfance, la musique était une vraie
Australie pendant mon parcours scolaire. J'ai commencé à
passion, avec l’envie viscérale d'aller le plus
chanter là-bas. J'ai plus osé. J'étais loin de Paris. Cela m'a
loin possible. Peu importe l’investissement
libérée de tout jugement. Et mes copines m’encourageaient.
exigé. J’ai commencé ainsi. Puis, peu à peu,
Elles me disaient : vas-y ! On va essayer de démarcher des bars
le chant s’est ajouté à la musique.
et se faire des petits concerts. C'est l'occasion. J’y ai pris
LFC MAGAZINE #12 230
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 CLARISSE MÂY
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS PIERRE-EMMANUEL TESTARD
Je rêve de tournées, de voyages. Et j'ai envie de défendre mes titres. C'est très important. un pur plaisir. En rentrant en France, j'ai commencé de
mélancolique. Même si j'adore !
composer. Il y a eu ensuite Nouvelle Star qui m'a approché. Et cela m'a permis de voir un peu ce que je
LFC : Courant le mois de juin, plusieurs
valais. Même si cela ne veut rien dire.
événements ont marqué cette période-là.
LFC : Qui ne tente rien n’a rien !
CM : Oui, cela n'a pas arrêté. C'était ultra intense, mais c'était vraiment chouette. Le
CM : Absolument ! J’y suis allée en me disant : on va voir
début du mois était assez stressant. Il y a eu le
ce qui se passe. C'est toujours une opportunité. Cela peut
grand Studio RTL. Cela a été une chose
être cool même si c'est toujours un peu stressant. Parce
immense de faire ce plateau sur RTL. Mon
que ça demande de s’exposer. Finalement, tout s'est
stress se ressentait pendant ma prestation.
bien passé. Quand on regarde les vidéos du casting, on
Mais tout s'est enchaîné très vite durant tout le
voit bien que je suis stressée. Le contexte n’est pas
mois. J'ai répété avec de nouveaux musiciens.
évident : il y a le jury, les candidats, les caméras. Tout est
Puis, j’ai fait des concerts à la fin du mois.
mis en scène. LFC : Le Bus Palladium et Les étoiles à Paris… LFC : C’est avant tout un show TV. CM : Oui, le 30 juin, il y a eu Le Bus Palladium et CM : Bien entendu. La prestation a beaucoup plu. Et cela
le 26 juin Les Étoiles. C'était génial d'être
m'a clairement encouragé pour la suite. C’étaient surtout
programmée avec un plateau de talents
mes premiers pas. Je ne savais pas vraiment si j'allais
émergents. C'était une opportunité. J'ai pris
me lancer à Paris.
énormément de plaisir sur ces deux dates. Je me sentais en confiance. Et j’incarnais les titres
LFC : Que vouliez-vous dire dans cet EP ?
de l’EP. J'étais complètement dans mon élément.
CM : Il existe un côté affirmation de soi qui reste très présent. J'ai écrit ces chansons. Et j'ai fait cette EP dans
LFC : Rêvez-vous de faire de la scène ?
cette idée. Je m’affirme. C'est ce que je suis. Maintenant, je suis à fond. Je sais ce dont j'ai envie… Je l'ai fait dans
CM : Je rêve de tournées, de voyages. Et j'ai
une optique de confiance, de détermination avec le
envie de défendre mes titres. C'est très
sourire et l'envie de danser, plutôt qu'un aspect
important.
232 LFC MAGAZINE #12
LFC : Ce sont tes premiers pas d’artiste, comment les vivez-vous ? Comme une chance ? CM : Deux concerts, c'était vraiment une chance. Faire le plateau de RTL, je me suis sentie vraiment privilégiée. J’avais l'impression d'entrer dans la cour des grands. Cela m’a encouragée. Je sais que c'est de cela que j'ai envie. Cela s'amorce plutôt bien. J’ai hâte de vivre la suite... LFC : Votre bonne étoile est là. Il faut travailler pour l’entretenir. CM : C’est sûr que le travail est important. Et tous les artistes que j'ai croisés, notamment Nolwenn Leroy, tous insistent sur la dimension travail. J'en ai conscience même s'il y a encore beaucoup de chemins à parcourir. LFC : Vous citez Nolwenn Leroy dans vos influences. Quels sont les artistes qui vous ont donné envie de faire ce métier ? CM : Dans mes influences, je cite Lana Del Rey. J'adore la pop américaine de manière générale. En ce moment, je suis assez impressionnée par Eddy de Pretto, par Angèle et par la nouvelle scène française, qui émerge ici. Sinon, j'aime beaucoup Charlotte Cardin, une artiste canadienne. Je suis vraiment fan. Je suis allée la voir en concert.
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 I CLARISSE MÂY
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
SMARTY
INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Laurence Fontaine Photos : Philippe Matsas OpaleÂ
Attention talent ! Smarty est un artiste originaire du Burkina Faso. Lauréat du Prix Découvertes RFI 2013, il revient avec un album à paraître prochainement et son single Bienvenue déjà disponible. Entretien inédit avec un chanteur qui propose un constat à la fois sarcastique et sincère des motivations et de multiples réalités que revêt l'émigration.
LFC : Bonjour Smarty, nous sommes ravis
S : Ce sont mes potes qui m’ont surnommé comme cela.
de vous rencontrer. Nous vous découvrons
Parce que je suis un comique, j’aime les histoires drôles et les
ici en France. Et pourtant, vous avez déjà
endroits hauts en couleur.
dix ans de carrière. Pourriez-vous nous raconter votre parcours afin que nos
LFC : L’humour, les couleurs et surtout les bonbons smarties
lecteurs fassent votre connaissance ?
auxquels on pense aussi !
S : J’ai commencé ma carrière au Burkina
S : Oui, c’est vrai, on m’a beaucoup charrié avec ça !
Faso dans un pays d’Afrique de l’Ouest, j’avais un groupe formé avec un tchadien, le
LFC : Ceci dit, ça va avec votre univers, très pop et joyeux.
groupe Yeleen. Nous nous sommes lancés
Mais derrière l’humour, j’ai écouté le texte de bienvenue et
dans le rap. Et nous avons fait pas mal de
des deux autres morceaux de votre playlist, les paroles y
choses au Burkina et en Afrique. Nous
sont assez profondes tout de même…
avons marqué l’histoire musicale du pays en étant le premier groupe à faire un
S : Tout à fait ! Je viens d’un pays, d’un continent où nous
concert dans un stade. Après avoir sorti
savons rire du malheur. Même à des funérailles, nous
cinq albums, j’ai eu envie de tenter
essayons toujours de trouver un moyen de sourire de la
l’aventure avec mes propres compositions.
douleur. Mais la vie n’est pas toujours faite de malheurs. Nous
C’est ainsi qu’est sorti mon premier album
en tant qu’artiste, nous faisons la peinture du monde dans
solo. J’avais en particulier l’envie d’imposer
toute sa palette. Et même si je suis axé sur l’humour, mes
ma musique à l’international.
textes reflètent la diversité des émotions de la vie.
LFC : Comment avez-vous choisi le pseudo
LFC : Le premier single, bienvenue, cartonne sur youtube…
Smarty ? S : Oui, je découvre la France et j’y suis bien accueilli.
LFC MAGAZINE #12 235
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS PHILIPPE MATSAS OPALE
C’est l’idée qu’avec tout ce qu’on entend aux infos, les attentats, les maladies, c’est tellement décourageant que l’humanité en soit là, que je voudrais parfois prêter mon cœur à quelqu’un en lui demandant de l’emmener dans un endroit sûr. C’est une façon de dire aux humains qui faut prendre la vie comme elle est, être positif et apprécier sa simplicité. J’essaye encore de m’adapter aux codes de la vie ici. Je
le kebab ou le KFC. Et dans nos GPS quand nous
tente aussi de m’ouvrir à la culture européenne, à la
arrivons, nous essayons de savoir quel est le plus
façon de vivre des gens et je pense que cela enrichit ma
proche.
musique. Ça va faire un beau métissage dans l’album. Et je propose quelque chose qui semble un équilibre entre
LFC : Il y a plein d’autres punchlines dans la chanson
le monde d’où je viens et celui dans lequel j’évolue
comme celle-ci : on cultive le cacao sans connaître le
actuellement.
goût du chocolat.
LFC : Nous avons regardé le clip et nous l’avons tout de
S : Oui, c’est vrai ! (Smarty fredonne les paroles en
même trouvé assez taquin vis-à-vis des blancs ?
répondant ). C’est très symbolique en fait : les jeunes qui là-bas au Burkina travaillent dans les plantations
S : C’est vrai. Mais quand on dit immigration, on voit le
de cacao font plein de choses pour le monde entier,
côté triste de la chose. Et dans le clip, au contraire, nous
mais ils ne sont pas reconnus à leur valeur. Ils ont
n’avons pas voulu insister simplement sur la misère.
parfois les diplômes. Mais c’est pour les autres que le
Quand tu vois ce qui est arrivé à un bonhomme comme
cacao représente un gros bénéfice. Cela ne les
Mamadou Gassama, c’est la preuve que l’immigration
empêche pas de continuer de le produire.
peut apporter des choses positives. Mais c’est aussi une chanson qui met en exergue les responsabilités des uns
LFC : Il y a une chanson qui s’appelle cent pas,
et des autres. Nous en Afrique, nous avons l’habitude de
pouvez-vous nous en parler ?
dire : Ok, c’est l’Européen qui est responsable de tout. Mais il est temps qu’on se pose et qu’on se demande ce
S : Je te donne mon cœur, garde-le sous ton toit, amène
que nous, africains, nous avons comme responsabilités.
le faire les cent pas. C’est l’idée qu’avec tout ce qu’on
Et tout cela en espérant que de l’autre côté, on donnera
entend aux infos, les attentats, les maladies, c’est
la chance aux jeunes de se construire un avenir.
tellement décourageant que l’humanité en soit là, que je voudrais parfois prêter mon cœur à quelqu’un en lui
LFC : Dans la chanson il y a : je kebab et je KFC,
demandant de l’emmener dans un endroit sûr. C’est
pourquoi ?
une façon de dire aux humains qui faut prendre la vie comme elle est, être positif et apprécier sa simplicité.
S : Ah ! ah ! Quand on vient d’Afrique, la bouffe la plus accessible financièrement dans les villes d’Europe, c’est
236 LFC MAGAZINE #12
LFC : Quelles seront les thématiques des autres titres
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 SMARTY
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS PHILIPPE MATSAS OPALE
de l’album à venir ?
permet aussi de parler à des gens de toutes les origines, toutes les couleurs. Et surtout en une heure de concert,
S : Surtout l’amour, la joie, un peu moins de peines,
tout le monde est en harmonie. C’est un aspect fédérateur
parce que venant d’Afrique, j’en ai vécu assez. Et
très important.
avec les bonnes choses qui m’arrivent, j’ai envie de rester sur le côté positif. Beaucoup de soleil, de
LFC : Smarty, après dix ans de scène, de musique, jouer
gaieté dans les titres, à l’image des trois chansons
ici en France c’est aussi une sorte de challenge, l’idée de
qui sont déjà sorties, histoire de montrer ce que sait
remettre votre titre en jeu ?
faire un petit africain d’Afrique de l’Ouest. S : Oui, c’est sûr. En France, c’est la cour des grands. LFC : Et une belle énergie aussi, parce que ces
Quand tu viens d’Afrique et que tu tentes de t’imposer en
musiques donnent envie de danser ?
France où des gens comme Madonna ou Beyoncé font leur show, c’est vingt ou quarante fois plus difficile. Mais je
S : C’est ça la base.
suis un gars déterminé. Je ne lâche rien. Et j’y crois.
LFC : Que les morceaux soient fédérateurs ?
LFC : Vous écrivez et composez les textes ainsi que la musique, c’est un désir de tout contrôler ?
S : Oui, c’est ce que j’ai dit au début. Je voudrais que ma musique donne envie de danser aux Européens,
S : Non, pas du tout. Je fais avec les moyens du bord. Il y a
mais aussi que celui qui est resté en Afrique soit fier
des étapes, il faut se construire tout seul. Et quand on est
de ce que je suis devenu. Et qu’il se retrouve dans
reconnu, ensuite, on a des propositions de travail avec
chacune de mes chansons.
d’autres artistes. Je suis très ouvert à cela. Mais je dois d’abord construire ma personnalité artistique.
LFC : Comment appréhendez-vous le moment de faire de la scène ?
LFC : Quels sont les artistes qui vous ont donné envie de faire ce métier ?
S : Très positivement, je suis un artiste de scène. Et j’ai envie de rencontrer le public et de ressentir
S : IAM, Stromaé, Black M, Soprano, voilà un peu les gars
l’impact que mes chansons ont sur les gens. Je
qui m’ont influencé. J’ai aussi eu l’occasion de rencontrer
prends mon kiff sur scène.
aussi des Africains qui ont réussi ici, comme Magic System.
LFC : La scène aide-t-elle à vous sentir mieux moins timide ?
LFC : Smarty, on vous laisse le mot de la fin.
S : Énormément, la scène m’a guérie de beaucoup de
S : Eh bien, j’arrive très fort avec un album et une nouvelle
choses. Elle m’a permis de découvrir ma
façon de faire. Et j’invite tout le monde à découvrir mon
personnalité, de m’ouvrir aux gens. La scène me
univers.
238 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 SMARTY
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
CLARA LUCIANI INTERVIEW Par Christophe Mangelle et Muriel Leroy Photos : Raphael Demaret LeextraÂ
Attention talent ! À 25 ans, Clara Luciani, la nouvelle voix de la pop française surfe sur la vague du succès avec son premier album SainteVictoire. Les chansons La grenade ou encore La baie sont des petits bijoux. Entretien inédit et une séance de photos exclusives avec la chanteuse marseillaise.
LFC : Avant la sortie de l’album, vous avez
musique ?
proposé un EP Monstre d’amour carrément plus triste que celui que nous pouvons écouter.
CL : Même si ce n’était pas son métier, mon père jouait beaucoup de guitare. Il l'emmenait souvent un peu partout. Et du
CL : C’était clairement dark. Ce n'était pas la fête
coup, j'y suis venue très naturellement. Je me souviens du
du slip comme on dit. Et en même temps, je
moment où je m'y suis mise de moi-même à en jouer et à écrire
voulais que cela se passe comme cela. Je ne
des chansons. Elles étaient très maladroites à l’époque. Mais
voulais pas me forcer. Je voulais que cela soit
c'était les prémisses de ce que je fais aujourd'hui.
des photos fidèles, d'un moment précis. Il se trouve que j'étais à l'article de la mort. J'étais
LFC : Vous avez collaboré avec le groupe La Femme. Ensuite,
très triste. Et je n’ai pas voulu feindre le
votre EP et aujourd'hui l'album, cela se précise au fur et à
contraire. Aucun regret d'avoir fait quelque
mesure. Et nous sentons que les épisodes du passé servent à
chose qui, avec le recul, me paraît très triste,
ce que vous êtes aujourd'hui.
très impénétrable. Je l'aime comme cela. C’est aussi cela que je suis. Je ne suis ni tous les
CL : J'ai appris de toutes les expériences passées. Notamment
jours solaire ni tous les jours pleureuse
bien sûr de ma première expérience avec le groupe La Femme.
italienne. Je crois que je suis un mélange des
Comme début, je ne pouvais pas tomber mieux. J'étais entourée
deux, sans renier une partie de moi qui est plus
de six musiciens extraordinaires, excentriques, littéraires, mais
solaire. Ce disque est plus solaire, plus varié,
aussi libres. Et depuis, ils n'ont fait que confirmer ce désir en
plus dansant, plus léger aussi. J'ai réussi ma
moi, celui de faire de la musique et de la scène.
guérison entre le premier et le second. LFC : Ensuite, il y a eu l'aventure Hologram, un duo avec LFC : Comment avez-vous commencé la
LFC MAGAZINE #12 241
Maxime Sokolinski.
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 CLARA LUCIANI
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE
PHOTOS RAPHAEL DEMARET LEEXTRA
CL : En réfléchissant tout à l’heure, j'ai l'impression d'avoir
parfois... Je peux être très irritée par une voix, c'est un truc qui
fait un long effeuillage. J’ai commencé avec sept
vient du corps, qui rejette...
personnes, puis deux personnes en chantant en anglais. Puis une avec cape et chapeau, puis moi, seule, nue devant
LFC : Votre disque propose des nuances dans les émotions.
un miroir comme je décris un peu cet album. Oui, c'est un effeuillage quelque part.
CL : Oui. Je crois que nous sommes un peu tous comme cela. Ce sont les choses de la vie. Et nous sommes tous pleins de
LFC : Vous écrivez vos chansons. Quel rapport
contradictions. C'est peut-être ce qui définit le mieux l'être
entretenez-vous avec l’écriture ? Les textes dans votre
humain. Nous n’arrivons pas à être constants dans notre
disque sont puissants.
humeur. Et tant mieux ! Sinon, on se ferait chier !
CL : L’écriture, c'est le noyau de ma vie. Enfin surtout les
LFC : Votre chanson La grenade peut être comprise de
mots. J'y attache beaucoup d'importance. La façon dont
manières différentes. Des associations pensaient que vous
nous les utilisons, la manière de les prononcer. Cela a
parliez du cancer du sein. Alors que vous évoquez un chagrin.
toujours été une vraie obsession pour moi. Je voulais être écrivain avant de vouloir être musicienne. C'est le centre
CL : Cela me va tout à fait. Guérir d'un cancer ou guérir d'un
de ma musique. C'est capital pour moi. J'en suis devenue
chagrin, le point commun reste toujours la douleur. Peu importe
hyper maniaque. Quand j'écris une chanson, je ne la
de quoi nous devons guérir, que ce soit d’une maladie physique
retouche presque jamais, pour que cela ressemble à mon
ou d’une blessure psychologique. Le chagrin quand il est si
parler. Je ne veux pas écrire ce que je ne pourrais pas dire.
grand, c'est une maladie. L'amour sous forme passionnel
Tout simplement. Si c'est trop alambiqué, c'est que cela ne
absurde aussi...Il y a quelque chose de la maladie aussi
me ressemble vraiment pas.
d'ailleurs. On parle de maladie d'amour. Donc peu importe comment cette chanson est comprise. C’est une reprise de
LFC : Quelles sont vos influences littéraires ?
forces, une reprise des armes et de conquérants. Donc peu importe que ce soit guérir du cancer ou autre chose. Cela
CL : Oui, j’aime beaucoup Marguerite Duras, pour son
rejoint ce pourquoi je l'ai écrite.
écriture directe et dans la littérature blanche, je conseille de lire Annie Ernaux.
LFC : Quand une chanson marche, c’est parce que l’auditeur se l’approprie intimement.
LFC : Au sein de LFC Magazine, notre ligne éditoriale réunit le monde de la littérature avec celui de
CL : J’ai le sentiment que c'est assez systématique en effet
la littérature. Nous sommes nombreux à lire et à écouter
quand une chanson marche. Les chansons deviennent une toile
de la musique. Mais nous sommes moins nombreux à
sur laquelle les gens projettent un peu ce qu'ils veulent. Il y
pouvoir les réunir.
a mille façons de voir un tableau par exemple. Moi j'aime cette liberté-là. Et quand on y projette de belles choses, des
CL : C'est mon grand pari aussi de les rassembler. Nous
messages positifs et qu'en retour, on reçoit des messages de
avons ce joli point commun. Littérature et musique sont
femmes qui me disent : tu m'as aidée dans mon combat
des arts complémentaires. La musique, c'est écrire des
quotidien, ça me fait un bien fou… Cela me plaît vraiment
mots. Les mots, c’est de la musique. Même juste les voix
beaucoup.
243 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 CLARA LUCIANI
CLARA LUCIANI EST ACTUELLEMENT EN TOURNÉE Vous pouvez consulter les dates sur sa page Facebook
SYNAPSON INTERVIEW
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
Avec Super 8 (Parlophone), le duo Synapson, composé de Paul et Alex, confirme leur talent : une électro joyeuse et éclectique. Entretien inédit avec les deux garçons dans les locaux de la Warner aux portes de Paris. LFC : À la rédaction, nous adorons votre
véritable album Live qui restitue ce que nous faisons sur
musique. C’est donc un plaisir de vous
scène. Nous avons un clavier, un guitariste, un saxophoniste,
rencontrer. Votre troisième album Super 8
des chanteuses, un rappeur et Paul et moi, sommes à nos
est disponible depuis cet été. Quel est votre
machines. Nous aimons toujours l’exercice de DJ, que nous
état d’esprit ?
continuons en clubs. Mais actuellement, la tournée et le live se poursuivent jusqu’à la fin de l’année. Et c’est un réel
Alex & Paul : Nous sommes contents. C’est
plaisir de défendre comme cela notre musique.
toujours un lent processus. Donc nous avons à présent l’envie de le défendre, en particulier
LFC : Vous avez fait l’Olympia le 6 octobre. C’était une
sur scène. Enchaîner les tournées est
première pour vous ?
important, chaque album est un nouveau chapitre dans l’histoire du groupe.
Alex & Paul : Nous avons fait l’Élysée Montmartre, le Zénith et la salle Pleyel, mais pas encore l’Olympia. Salle mythique !
LFC : Entre Super 8 et Convergence, vous vous êtes produit dans la salle Pleyel.
LFC : Revenons un peu sur vos débuts, ça n’a tout de même
Le live, c’était quelque chose d’assez
pas été si facile, comment cela s’est-il passé entre vous au
différent de ce que vous faisiez avant ?
départ ?
A&P : Réaliser un album live coûte cher et
Alex & Paul : Disons qu’il a fallu apprendre à produire, mais
demande du temps. C’était quelque chose
surtout, avant, à se connaître. Ce n’est pas simple de passer
que nous n’avions pas auparavant. Nous
de l’amitié qui est à la base de notre duo, à un partenariat de
faisions donc des DJ set. Mais cela donnait
travail. Puisque notre passion est aussi un travail et demande
une fausse image du groupe. Nous sommes
un apprentissage. Dans les difficultés, il faut tenir. Nous avons
plutôt des producteurs et musiciens que des
eu un coup dur, par exemple. Nous avons produit un clip avec
DJs. Par conséquent, c’était réducteur. Un
Victor Parodie. Et malheureusement le clip et
LFC MAGAZINE #12 246
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE
PHOTOS PIERRE CAZENAVE MANU FAUQUE
l’album qui a suivi sur lequel nous avions bossé pendant
aurions bien tout fait en six mois si nous avions
un an à temps plein n’ont pas rencontré le succès que
pu ! (Rires) Mais bon, cela marche super bien
nous attendions. Malgré les problèmes, nous avons
maintenant. Nous ne nous plaignons pas !
après coup décidé de continuer. Et heureusement l’amitié de longue date derrière la collaboration artistique
LFC : Comment avez-vous choisi les morceaux
nous a donné la force de continuer.
et les featuring qui font votre force ?
LFC : Vous avez donc surmonté l’échec.
A&P : Notre étiquette de producteurs fait qu’on aime mêler différents styles. Il peut y avoir Tim
A&P : Oui, enfin c’était plutôt un non succès. Ça fait neuf
Dup dans l’album ou Lass qui chante en wolof.
ans que l’aventure Synapson existe. Nous maîtrisons
C’est un peu de la musique à 360°. Et c’est
notre production à 100%. Et finalement, quand nous
aussi à l’image du public qui nous apprécie,
pensons que cela ne va pas assez vite, c’est un bien.
même si le fil rouge reste la musique
Cela nous endurcit.
électronique. Pour la compo, nous avons d’abord les titres, la musique et nous allons
LFC : Oui, en un sens il ne faut pas que ça aille
ensuite chercher les voix. Parce que nous les
forcément vite…
considérons, sans dénigrer, comme un instrument de musique en plus.
Alex & Paul : Nous sommes assez pressés. Nous
243 LFC MAGAZINE #12
LFC : La création, aujourd’hui, n’est-ce pas justement
sont-elles passées ? C’est vous qui êtes allés
d’avoir un fil rouge (pour vous l’électro) et d’aller vers
vers eux ?
des terrains de jeux complètement différents : en évitant bien sûr de refaire ce qui a déjà été fait
A&P : Il y a des gens qu’on connaissait déjà :
ailleurs ?
Beat Assailant avec qui on a fait un Taratata. Et Tessa B qui était sur l’ancienne tournée et qui a
A&P : C’est exactement ça, oui, un terrain de jeu. Mais
participé à la réédition de Convergence. Tim
dans notre cas, tout est composé, il n’y a pas de
Dup, nous l’avons rencontré lors d’une émission
sampleur. La touche électronique est surtout donnée
sur France Inter. Et nous aimons son travail.
par la batterie et les basses. Mais nous écoutons de
Pour les Anglais, nous sommes allés
tout et même, ce que nous écoutons le moins, c’est de
enregistrer à Londres. La maison de disques
l’électronique ! Les lignes de basses qu’elles soient
nous a présenté des gens. Nous aimons bien
groovy ou funky, c’est de la synthèse. Donc ce qui fait
quand les artistes sont réactifs et sont prêts à
la signature de Synapson, c’est la fusion de
enregistrer rapidement dans l’enthousiasme du
nombreuses influences qui sont les nôtres en dehors
morceau. Il faut qu’il se passe un truc pendant
ou en plus de l’électro.
l’écoute entre eux et nous.
LFC : Ce disque compte beaucoup de collaborations
LFC : Vous avez cité Taratata, c’est là que nous
avec d’autres artistes. Comment vos rencontres se
vous avons découvert. Considérez-vous
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 I SYNAPSON
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET LAURENCE FONTAINE
PHOTOS PIERRE CAZENAVE MANU FAUQUE
que cette émission a marqué un tournant de
LFC : Depuis vos débuts, vous n’avez pas arrêté.
votre carrière ?
Vous avez le feu sacré ?
A&P : Pour nous, c’est une émission musicale
A&P: En effet, les tournées, les studios, c’est un vrai
de référence. Nagui nous avait auparavant
rythme. Mais nous vivons tellement notre passion
reçu dans l’émission La Bande Originale sur
que nous ne ressentons pas le besoin de vacances.
France Inter. Et il nous a tout de suite
Tant qu’il y a l’énergie et l’enthousiasme, nous
soutenus. Nous le remercions beaucoup pour
continuons.
cela. Toutefois, nous avons vécu le passage à la télévision comme un monstre sur le plan
LFC : Et en dehors de la France, au-delà des
technique. L’équipe est au top. Mais, nous
frontières, ça se passe bien ?
avons très peu de temps pour les balances. Et nous avons une pression terrible parce que
A&P : C’est encore un peu lent (oui, nous aimons la
nous savons que nous aurons juste le temps
rapidité !). Mais nous avons commencé à nous
du morceau pour convaincre le public. Donc,
exporter. Il y a des territoires que nous n’attendions
grosse pression pendant 4 minutes. Et après
pas et qui nous écoutent, comme la Turquie. Les
le soulagement : parce qu’il y a eu vraiment
voisins européens sont réceptifs aussi. Nous allons
dans notre carrière un avant et un après
faire un live en Espagne à l’automne. Nous avons
Taratata, c’est indéniable !
aussi la communauté francophone qui nous a bien plébiscités : la Polynésie, le Québec, la Suisse et la
LFC : Quelle est l’évolution sur les trois
Belgique entre autres. Nous rêvons un peu de
albums ? Vers où comptez-vous nous
tournées au Japon et en Amérique du Sud. Mais il
emmener après ?
faut d’abord bien maîtriser et peaufiner en France avant de se lancer à l’international.
A&P : Le premier album était plutôt un exercice. Convergence, c’était un peu la synthèse des six premières années de Synapson. Nous nous cherchions encore. Et Super 8, bien sûr la production a évolué. Nous avons progressé. C’est un peu la grande sœur
QUELQUES DATES À VENIR :
de Convergence. Un journaliste a qualifié notre musique d’Éclectronique. Et je pense que le néologisme convient bien à ce que l’on fait. Cet éclectisme est notre marque de fabrique. Et nous allons la garder tout en continuant à surprendre dans l’avenir !
9/11 : REDON 10/11 : LE MANS 22/11 : LAUSANNE 24/11 : NANCY 14/12 : LILLE
249 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 SYNAPSON
LFC MAGAZINE #12 - AUTOMNE 2018
INTERVIEW
NAYA Par Christophe Mangelle et Muriel Leroy Photos : Céline Nieszawer Leextra
Attention talent ! Naya publie son premier album Ruby. Elle a bercé notre été avec Une fille de la lune et attaque l'automne avec Quelque chose de toi : Naya et Tom Grennan, une ballade efficace. Entretien inédit et séance de photos exclusives. LFC : C'est un grand plaisir de vous revoir.
comme un joaillier prend soin de ses bijoux… Puis, j'aimais
Nous nous étions vus pour le lancement de
bien la sonorité du mot. J'aimais bien Ruby avec un Y. Cela
l’EP. Aujourd’hui, votre premier album Ruby
fait musical. Et Naya Ruby, cela fait comme un nom de famille,
est disponible. Quelles sont vos impressions
comme Naya Blossom avec l’EP. J'avais envie d'un nom que
?
les gens pouvaient retenir facilement. Ruby, cela passe plutôt bien… La sonorité est cool !
Naya : Cela fait déjà deux ans que j'y travaille. Je suis très excitée et très impatiente de le
LFC : Ruby, c’est aussi le rouge…
proposer au public. Et de voir leurs premières réactions. Et en même temps, je suis quand
N : J'ai choisi le rouge parce que je marche beaucoup avec les
même stressée, car c'est quand même un
couleurs. Je voulais vraiment une couleur prédominante pour
premier album. Avant il y a eu l’EP, mais
cet album. Le rouge représente pour moi l'énergie des
c'était un EP et non un album. Ce disque me
concerts. J'ai fait énormément de concerts. Ils sont la base de
ressemble. Et je pense que cela devrait bien
mon projet. Ils m'ont formée. Lors des concerts, il y a une
se passer. Si tout va bien.
énergie particulière. Donc je me suis dit : pourquoi ne pas mettre du rouge, du rouge pour l’ambiance des concerts !
LFC : Ce disque s'appelle Ruby. Pourquoi ? LFC : Votre disque propose des chansons écrites en anglais N : Plusieurs raisons peuvent expliquer ce
et certaines en français.
titre. Pour commencer, Ruby, pour le côté précieux du premier album : c’est mon bijou,
N : Sur mon album, j'ai choisi cinq chansons que j'allais
ma pierre précieuse… Je propose onze
adapter en français comme Girl in the moon. Cette chanson
chansons que j’ai composées moi-même.
est d'abord sortie en anglais. Puis, elle a connu une deuxième
J’ai vraiment tout fait. Je les ai façonnées
vie. Elle est devenue Une fille de la lune en janvier 2017 sur laquelle on pouvait danser. Je n'ai eu que des retours
LFC MAGAZINE #12 252
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET MURIEL LEROY
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER LEEXTRA
Je garde de très bons souvenirs à propos des premières parties de Catherine Ringer et Véronique Samson. C'était une expérience incroyable ! positifs à propos des deux versions. C’était très
s’est accéléré. Depuis quelques mois, je m'entends à
encourageant. Je voulais garder ce public-là pour
la radio, dans les magasins, donc c'est assez fou ! Les
l’album. J’ai poursuivi vers cette voie-là.
retours sur scène et sur les réseaux sociaux sont enthousiastes. Les gens commencent à chanter mes
LFC : Écrire en anglais, est-ce naturel pour vous ?
chansons. C'est impressionnant pour moi qui les ai composées toute seule, dans ma chambre. Chanter
N : Absolument. J'écris en anglais depuis très jeune. J'ai
Une fille de la lune devant beaucoup de personnes et
écrit beaucoup de textes en très peu de temps. Écrire en
constater qu’ils la connaissent, c'est génial !
français, c'est différent. Et c’est un vrai défi. Avec ce disque, je l'ai relevé.
LFC : Quels souvenirs gardez-vous des premières parties et des concerts que vous avez fait ?
LFC : C’est étonnant que l’anglais soit plus simple que le français ! Comment expliquez-vous cela ?
N : J’ai participé à de nombreux festivals. Comme vous l’avez dit, j’ai aussi fait les premières parties
N : Cela vient de mes influences qui sont plutôt anglo-
d’artistes. Et les gens sont là pour les voir eux, pas
saxonnes. J'écoutais plus The Beatles, David Bowie,
moi. Avec cette difficulté, nous devons tout donner.
Oasis… Pour moi, l'anglais est naturel. J'ai toujours
Cela s’est toujours bien passé. Même très bien ! Je
chanté en anglais. Et j'ai fait des reprises depuis que je
garde de très bons souvenirs à propos des premières
suis toute jeune. Et ensuite, secrètement j’écrivais en
parties de Catherine Ringer et Véronique Sanson.
français dans mon coin. Puis, à un moment donné, j'ai
C'était une expérience incroyable !
bien ressenti mes textes. Je me suis dit : cela marche plutôt bien pour Une fille de la lune. Ainsi, j'ai fait mes 5
LFC : Vous avez dix-huit ans et vous proposez déjà
chansons.
un premier disque. Quelles sont vos impressions ?
LFC : Avec Une fille de la lune, nous avons la sensation
Naya : C’est vraiment génial surtout à dix-huit ans ! Je
que cela se passe plutôt bien. Comment vivez-vous cela
mesure la chance qu'on me donne, celle d'avoir la
? Parce que lorsque nous nous étions vus, cela
possibilité de m'exprimer à cet âge. Cela tombe bien,
commençait juste. Nous ne savions pas quel accueil
car j'ai des choses à dire ! Ce n'est pas parce que je
cette chanson recevrait de la part du public.
suis jeune que je n’ai rien à raconter.
N : Oui, clairement. Et depuis la version française, tout
LFC : Justement, que racontez-vous dans Ruby ?
253 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 NAYA
ACTUELLEMENT EN CONCERT 7/11 caen* 8/11 La Rochelle* 9/11 Nantes* 15/11 Nîmes* 16/11 Bordeaux* 17/11 Biarritz* 29/11 Châtenay-Malabry 5/12 Paris* 6/12 Reims* 7/12 Nyon (Suisse) * en première partie de Charlie Winston
INTERVIEW CHRISTOPHE MANGELLE ET MURIEL LEROY
PHOTOS CÉLINE NIESZAWER LEEXTRA
N : J’aborde des thèmes différents comme le
N : Plus sombre, oui. Mais avec une note d'espoir dans le
passage de l'adolescence à l'âge adulte. J’ai dix-huit
refrain. Ce dernier est assez positif. Je donne toujours de
ans. Je suis en plein dedans. Dans la chanson
l'espoir. Après le chagrin, il y a une nouvelle histoire. On se
Sparkle, je raconte mes expériences avec mes amis et
reconstruit malgré la peine.
la manière dont je vis cette étape. Mais il y a aussi Cat Song dans laquelle je parle de mon chat, même si
LFC : Pourquoi cette envie de donner toujours de l’espoir ?
cela peut paraître un peu naïf. N : Parce que sinon cela n'a pas de sens. Dans Ruby, les LFC : Nous adorons les chats, alors nous pouvons en
chansons sont comme des chansons souvenirs. C’est une
parler… Pourquoi ce titre Cat Song a été mis en avant
invitation dans mon univers. Je parle plutôt de mon jardin
durant l’été sur les sites de streaming ?
secret. C'est plutôt introspectif. Ce disque est né d’une solitude et d’une guitare.
N : Au moment de la précommande de l’album, nous devions mettre en avant un titre. Je me suis dit :
LFC : Ce disque, défendez-le vous sur scène ?
pourquoi pas ce titre ? Mettre un titre un petit peu dansant avec un refrain dance. Il faut bien mettre un
N : Cela fait déjà un an que je joue la plupart de ces titres en
peu de vie et de bonne humeur. Je me suis dit :
live… Les concerts m’ont même permis à adapter certaines
pourquoi pas celle-ci. Cette chanson parle de mon
chansons grâce aux réactions du public. Elles sont assez
chat, de sa manière de vivre à la maison. C'est
efficaces et fortes pour être mises sur le premier album.
complètement naïf et en même temps, c'est cool. LFC : Avec qui avez-vous travaillé ce disque ? LFC : Comment s’appelle-t-il ? N : C'est un album que j'ai conçu toute seule. Je compose, N : Il s'appelle Ziggy. Et je l'ai depuis dix ans. J'ai pu
j’écris, j'interprète et j'ai même produit l'album. Je me suis
l'observer pendant plusieurs années. Je fais le point
fait aider par Valentin Marceau, que j'adore d’ailleurs. Nous
dans cette chanson. Je l'aime beaucoup. Et je le
nous étions très bien entendus. Et nous l’avons enregistré
montre beaucoup sur les réseaux sociaux. Donc je
aux Lilas, l'été 2017. J'aime bien tout prendre en mains...
devais parler de lui dans cet album.
D'où la position prête à bondir de la pochette du disque. J'essaie aussi de m'imposer par le regard, la couleur… J'ai
LFC : Quelles sont les autres thématiques abordées
tout choisi.
dans ce disque ? LFC : C’est intéressant de constater à quel point vous N : La chanson Ego KO parle du premier chagrin
souhaitez tout faire.
d'amour, vraiment le premier, et tout ce qui va avec comme la mélancolie, la nostalgie. D'où Ego KO, car
N : Parce que si je présente quelque chose qui ne me
on se sent vraiment KO.
ressemble pas, cela n'a aucun sens, surtout pour un premier album.
LFC : Et donc plus sombre ?
255 LFC MAGAZINE #12
LFC MAGAZINE #12 I AUTOMNE 2018 NAYA
AUTOMNE 2018 • LFC #12
Spectacle LES
4
PIÈCES
DU
MOIS
À
VOIR
“L’être ou ne pas l’être”, tout Shakespeare en dérision
L'être ou ne pas être
PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME PHOTOS : KOV©
La compagnie Les Voyageurs sans bagage vient poser ses
Le roi Richard III, dictateur avide de pouvoir, exige de
malles à l’Apollo Théâtre, jusqu’au 29 décembre 2018. La
Shakespeare de réécrire son histoire sous une forme
troupe belge, qui est d’abord une aventure réunissant
plus élogieuse, propre à inspirer honneur et respect
Mohamed et Oussamah Allouchi, et Rachid Hirchi, Fionakis,
auprès des générations futures. Comme le dramaturge
fourbit son humour parodique afin de conquérir le cœur des
s’entête à refuser, il le jette au cachot pour le faire
Français avec L’être ou ne pas l’être. Cette pièce convoque
capituler. Heureusement, l’insouciant auteur peut
des personnages emblématiques des œuvres de William
compter sur l’inventivité de ses amis. Lady Anne, cheffe
Shakespeare : Richard III, Lady Anne et Catesby le serviteur
des révolutionnaires et son bel amant Hamlet,
(Richard III), Roméo, Juliette et Mercutio (Roméo et Juliette),
accompagné du fidèle Mercutio, complotent pour le
Hamlet et Ophélie (Hamlet), ainsi que le dramaturge lui-
libérer. Mais Ophélie, invisible aux yeux d’Hamlet, va
même. La mise en scène des frères Mohamed et Oussamah
trahir la conjuration par jalousie. Pendant ce temps,
Allouchi se concentre sur l’intensité des enjeux et
l’infortunée orpheline Juliette est recueillie par Richard
l’enchaînement des actes jusqu’au précipice fatal. Leur texte
III qui n’est pas insensible à ses beaux atours. Au cours
aux accents classiques est saupoudré de références
d’un bal masqué donné en son honneur, elle fait la
culturelles modernes truculentes et ne s’embarrasse pas de
connaissance de Roméo et en tombe folle amoureuse.
bien-pensance. Les comédiens, splendides dans leurs
Aidé par son conseiller Catesby, le tyran Richard III
costumes d’époque, évoluent avec énergie dans
mettra toute sa férocité au service de sa vengeance. Et
l’immodération scénique physique et verbale qui donne à la
Shakespeare dans tout cela ? Il attend que ça se passe
pièce un résultat vivant et très réjouissant.
en se gavant de chips !
LFC MAGAZINE #12 258
L’être ou ne pas l’être est un patchwork bigarré de textes shakespeariens raboutés au fil de l’humour, alliant classique et modernité. La tragi-comédie impertinente et décalée évoque avec une grande liberté de langage le pouvoir, la trahison, l’amour, la jalousie, la loyauté, la liberté, la résistance à toute forme d’oppression. Dans un rythme effréné, les passions se déchaînent, s’enflamment, se répondent avec énergie au gré de nombreuses allusions à l’actualité, de citations détournées, de références à la pop culture, d’anachronismes et de mimiques à la Louis de Funès irrésistibles (mention spéciale pour Mohamed Ouachen dans le rôle du fidèle serviteur de Richard III). Avec ce spectacle parodique, l’intention de la compagnie Voyageurs sans bagage est d’entraîner dans la ronde des abonnés ceux qui boudent le classique, comme les néophytes et notamment les plus jeunes, provenant de diverses classes sociales et de toutes les origines. Intention qui a toutes ses chances de toucher juste et bien. Cette interprétation des œuvres de Shakespeare est une astucieuse entrée en matière pour les faire découvrir et aimer. Dans le plaisir et la décontraction !
Distribution Avec : Yassin El Achouchi, Barbara Borguet, Rachid Hirchi, Mohamed Ouachen, Fionakis, Marie Darah, Anaïs Tossings, Mikael Di Marzo et François Binon. Créateurs Auteurs et metteurs en scène : Mohamed et Oussamah Allouchi Chorégraphies : Valérie Cornelis & Shakty Malcause
A
Sons et lumières : Denis Longree
p
Costumes : Anaïs Tossings En coproduction avec l’Espace Magh Du jeudi au samedi à 21h30 jusqu’au 29 décembre 2018. Relâche les 8, 9 et 10 novembre 2018. A l’Apollo Théâtre, 18 rue du Faubourg du Temple, Paris 75011. Durée : 1h15. LFC MAGAZINE #12 259
AUTOMNE 2018 • LFC #12
“Comédiens !”, ou la mise en abyme des talents LES 4 PIÈCES DU MOIS À VOIR
Crédits photos : Nathalie Gendreau Par Nathalie Gendreau // Prestaplume
Comédiens !
À couper le souffle ! Librement tirée de l’opéra Paillasse de
plateau les contraignent à limiter les décors et à évoluer
Ruggero Leoncavallo, qui s’est lui-même inspiré d’un fait
dans une promiscuité imposée, propre à échauffer les
divers, la tragi-comédie musicale Comédiens ! est l’un de
esprits et à exacerber les émotions… jusqu’à cette part
ces spectacles qui saisissent au col et ne vous lâchent pas,
d’imprévu qui emporte tout sur son passage. La pièce
bien après avoir repris vos esprits. À son dénouement, elle
Comédiens ! mérite amplement d’avoir été sacrée “Meilleure
vous plonge dans une imprévisible stupeur et suscite une
Comédie Musicale 2018″ ! (*)
franche admiration pour le livret et les chansons d’Éric Chantelauze, la musique de Raphaël Bancou et l’implication
Rien n’est prêt, c’est panique à bord au théâtre de la
forcenée des trois comédiens. « Forcené » n’est pas une
Huchette ! Pierre (Fabien Richard) et Coco (Marion Préïté),
hyperbole, mais une réalité massive et désarmante. Marion
mariés dans la vie, disposent les éléments du décor tant
Préïté, Fabian Richard et Cyril Romoli, tels des sprinters
bien que mal et préparent leurs costumes et accessoires
marathoniens, jouent à une allure folle pendant une heure
dans l’effervescence. Entre joie, excitation et anxiété. C’est
trente, sous la direction vigilante du metteur en scène
que, ce soir, ils jouent pour la première fois sur une scène
Samuel Séné. Cette course frénétique frise l’inconcevable
parisienne leur pièce « Au diable Vauvert », vaudeville de
tant est restreint l’espace du théâtre de La Huchette, dont
Roussin sur l’adultère. Léger et chantant à souhait… Pierre
l’argument de la pièce ne manque pas d’user. En 1948, trois
campe le mari un tantinet niais et jaloux et Coco, la femme
comédiens vont jouer la version musicale d’un célèbre
volage qui s’ennuie ferme. L’amant incarné par Guy (Cyril
vaudeville endiablé pour inaugurer un nouveau lieu, le
Romoli) s’invente professeur de piano pour visiter la belle
Théâtre de la Huchette. Tout doit être parfait ! Seulement,
inconstante. Mais quelques heures avant le spectacle, Guy
les dimensions réduites du
n’est toujours pas arrivé au théâtre pour répéter son rôle et
LFC MAGAZINE #12 261
surtout ajuster les pas de danse à l’étroitesse du plateau. Pierre
chante très bien, on y danse avec plaisir, et
qui est aussi le metteur en scène de la pièce est très nerveux,
on y fleurette avec gourmandise. Mais, dans
car ce troisième comédien qu’il ne connaît pas ne sait pas
ce jeu de la comédie, la tragédie avance ses
encore totalement son texte. C’est un remplacement de
pions perfides en invitant dans la pièce le
dernière minute pour pallier l’absence accidentelle de leur
spectre de la jalousie. En cachette de son
partenaire habituel. Ce troisième luron, qu’il prend d’emblée en
mari, Coco prépare une audition pour jouer
grippe, est un ancien camarade du Conservatoire où Coco a
l’infortunée Desdemone, l’épouse d’Othello
étudié et où – il l’apprendra – elle a brisé quelques cœurs.
(opéra de Verdi). C’est que son talent s’étiole
Pierre perd patience, l’enjeu est énorme. Ils ne sont plus à Lyon,
à Lyon, elle rêve d’un rôle à sa mesure ! Déjà
où ils se produisent d’habitude, mais bien à Paris. Une carrière
huit ans qu’elle a tout quitté, Paris et une
est peut-être en train de s’ouvrir à lui ! Il attend beaucoup des
carrière prometteuse, pour devenir la femme
critiques qui seront présents à l’inauguration du théâtre. Mais
de Pierre ! Mais cette cachotterie va
aimeront-ils la pièce, le texte, la mise en scène et le jeu des trois
précipiter les personnages dans une spirale
comédiens ? Rien n’est moins sûr…
de sentiments exacerbés.
Une ingénieuse mise en abyme du théâtre de la Huchette à deux époques différentes : à son soixante-dixième anniversaire et à
C’est à ce moment-là que la mise en abîme
son inauguration. En chef d’orchestre scénique, Samuel Séné
du théâtre donne une formidable densité aux
propose une comédie musicale enlevée et très divertissante qui
comédiens, qui campent donc un double
met en scène le trio phare de tout vaudeville – le mari, la femme
rôle. Marion Préïté, Fabian Richard et Cyril
et l’amant –, où on y rit beaucoup, on y
Romoli proposent un jeu époustouflant de réalisme et d’émotions. Ils évoluent dans la
« Les Comédiens » Distribution Avec : Marion Préïté, Fabian Richard, Cyril Romoli. Créateurs Livret et paroles des chansons : Éric Chantelauze Concept et mise en scène : Samuel Sené Scénographie : Amélie Foubert Assistante à la scénographie : Élisa Ollier Lumières : Laurent Béal Musique : Raphaël Bancou Décors : Isabelle Huchet Costumes : Julia Allègre Régie : Ider Amekhchoun À partir du 2 octobre 2018, du mardi au samedi à 21 heures, et le samedi en matinée à 16 heures, jusqu’au 5 janvier 2019. Au Théâtre de la Huchette, 23, rue de la
peau de leurs différents personnages avec une telle conviction, alternant légèreté et profondeur, qu’on s’imagine vivre véritablement la première de Au diable Vauvert, en 1948. Les barrières spatiotemporelles ainsi abolies provoquent la sensation d’assister à deux pièces – une comédie et une tragédie – qui s’embrassent si bien qu’elles font exploser l’enthousiasme, puis l’admiration. La construction du scénario d’Éric Chantelauze est si savamment entrelacée que la surprise est totale et la force du propos éclatante. La musique jazzy de Raphaël Bancou donne de la brillance au texte et l’air d’opéra chanté par Marion Préïté offre un aperçu émouvant de la palette de ses talents de soprane. Les six récompenses remportées aux Trophées de la Comédie musicale sont amplement méritées !
Huchette, Paris 75005. Durée : 1 h 30. LFC MAGAZINE #12 262
A
p
AUTOMNE 2018 • LFC #12
"Plaidoiries", magistral et fascinant LES 4 PIÈCES DU MOIS À VOIR
Plaidoiries
PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME Crédit photos : Céline Nieszawer
Scène remarquable pour des plaidoiries édifiantes. Au
infléchir un jugement avec, pour seule arme de poing, la
théâtre Antoine, avec une rare intensité, se rejouent
puissance des mots et le choc de leur impact.
jusqu’au 17 novembre 2018 cinq grandes affaires judiciaires retentissantes. Richard Berry y revêt la robe
L’infanticide d’abord. En 2006, Maître Henri Leclerc
d’avocat pour près d’une heure quinze plaidant ou accusant,
défend l’indéfendable dans le procès de Véronique
avec une humanité et une modestie qui lui confèrent une
Courjault. Là, il n’y a rien à défendre d’ailleurs, mais peut-
crédibilité saisissante. Du magistral à la mesure des enjeux
être à faire comprendre. Tout l’art de la défense est
de société qu’ont induits ces procès ! Inspiré du livre de
l’incitation à une réflexion sur l’explication d’un geste
Matthieu Aron « Les grandes plaidoiriesdes ténors du
pour lequel l’avocat appelle à la clémence, en raison de la
barreau », ces affaires ont en effet été choisies pour leur
souffrance que ce geste a produit sur la mère, mais aussi
impact sur la société durant ces quarante dernières années.
sur son mari et ses deux enfants. En 1976, Maître Paul
Cinq procès entendent cinq textes ciselés, diablement
Lombard démonte l’existence même de la peine de mort
articulés, qui donnent aux mots le superpouvoir de
et avec elle l’emploi de la guillotine, pour éviter à
convaincre et d’émouvoir, nettement, simplement, sans
Christian Ranucci la peine capitale. Ce dernier est accusé
fioritures, sans bavure. Leur objectif premier étant de «
d’avoir enlevé et tué une petite fille. Non seulement les
ramener l’accusé dans la communauté des hommes ».
faits ne concordent pas, mais ils s’opposent. Si le doute
Vaste et lourde tâche que celui de l’avocat qui plaide,
subsiste, la peine de mort doit disparaître du Code pénal.
comme il combattrait dans une arène, pour
Lors du procès Papon, Maître
LFC MAGAZINE #12 264
Michel Zaoui fait une brillante démonstration sur la
pas de surprendre par leur à-propos et lLes
nécessité de différencier le crime crapuleux et le crime
sentences qui ont suivi ont eu un si fort impact
contre l’Humanité. Alors que dans le premier cas le tueur
médiatique qu’elles ont suscité des débats dans la
est en contact direct de la victime, dans le second le tueur
société jusqu’aux plus hautes instances publiques.
de masse est sans contact avec ses victimes qui ne sont
Ainsi, les mentalités ont-elles pu évoluer et la loi a-t-
pour lui que des noms sans visage. De surcroît, le tueur
elle pu changer. Ce spectacle remémore avec
de masse est le maillon d’une chaîne de fonctionnaires
justesse et force ces évolutions, et démontre le
qui exécutent les ordres. Le coupable est multiple et
pouvoir des mots, qui peuvent autant blesser que
personne n’est responsable. C’est ce que l’avocat appelle
réparer, qui peuvent changer le destin des hommes,
« le crime administratif ».
mais aussi d’un pays. Encore faut-il les entendre, et les apprécier à leur juste valeur. C’est tout l’objet de
Puis viennent les éloquentes plaidoiries de Maître Jean-
ce seul-en-scène au prétoire qui permet
Pierre Mignard et de Gisèle Halimi. Le premier défend les
d’appréhender émotionnellement l’importance d’une
familles des deux adolescents morts électrocutés à
bonne plaidoirie, illustrant par le verbe les enjeux et
Clichy-sous-Bois, la seconde défend l’avortement, le droit
les techniques de défense si variées, si imaginatives.
de disposer librement de son corps. Le premier interroge
L’art de l’éloquence dans ses atours les plus
le comportement des forces de l’ordre qui ont acculé
éclairants et les plus brillants. Éric Théobald réussit
Zyed Benna et Bouna Traoré dans un poste électrique,
par une mise en scène sobre à former un huis clos
sans qu’il leur soit venue à l’idée de les avertir du danger.
qui restitue l’ambiance d’un tribunal, dans son
La raison ? Ces deux jeunes étaient issues d’une banlieue
intensité électrique, où le public est propulsé juré.
difficile. Soudain, c’est comme si toute humanité
Afin de replacer les procès dans leur contexte, en
désertait les lieux au ban de la société, pour les remiser
fond de scène, sur des panneaux amovibles
au banc des accusés. Le second secoue les mentalités
coulissants sont projetés des documents historiques
avec force éloquence et démonstration sur la maternité
et des images d’archives des procès évoqués, avec
non souhaitée, et au-delà sur le droit de ne plus être « une
leur verdict et leur incidence. « Plaidoiries » est une
boîte à remplir ». C’est le droit qui est refusé à la femme
pièce de théâtre qui captive par son intérêt évident et
de disposer d’elle-même, de son corps, mais aussi de
la performance sidérante de Richard Berry, tout en
maîtriser son destin, comme un être humain à part
apportant son humble écot/écho à la conscience
entière.
collective de notre pays qui doit perdurer.
« Plaidoiries »
A
Distribution
p
Avec : Richard Berry. Créateurs Auteur : Matthieu Aron Mise en scène : Eric Théobald Du mercredi au samedi à 19 heures, jusqu’au 17 novembre 2018. Au Théâtre Antoine, 14 Boulevard Strasbourg, Paris 75010. Durée : 1 h 15.
LIRE INTERVIE W
richard berry p.183 LFC MAGAZINE #12 265
AUTOMNE 2018 • LFC #12
“Gustave Eiffel, En fer et contre tous”, impossible n’est pas Eiffel LES
4
PIÈCES
DU
MOIS
À
VOIR
PAR NATHALIE GENDREAU // PRESTAPLUME PHOTOS : NATHALIE GENDREAU ©Franck Calabrone
Avec Gustave Eiffel En fer et contre tous, le temps
Mais rebroussons le temps jusqu’en décembre 1888 à cinq mois
des grands rêves a établi son camp de base au
de l’inauguration de la Tour Eiffel édifiée pour l’Exposition
théâtre Le bout. La biographie théâtralisée
universelle de Paris de 1889 et en commémoration du
qu’Alexandre Delimoges a consacrée à Gustave
centenaire de la Révolution française. Barbe sombre, le regard
Eiffel est une première d’une longue série de
outré, Gustave Eiffel est furieux : on lui met encore des bâtons
parcours hors normes. La prochaine sur
dans les roues. À quelques mois de l’inauguration, les
Joséphine Baker étant en cours de rédaction. Une
charpentiers se mettent en grève. Sans augmentation, ils
série que l’on ne manquera pas de suivre si
refusent de poursuivre leur travail. Or, le temps presse ! Si
l’écriture et l’interprétation sont d’aussi bonne
l’architecte ne livre pas à temps son ouvrage d’art, ceux qui l’ont
qualité que ce petit bijou retraçant l’œuvre d’un
décrié, les journalistes et les écrivains en vogue, ne se priveront
visionnaire pragmatique, aux idées fécondes, et
pas d’achever sa réputation à coups de mots incendiaires,
qui avait l’intelligence instinctive de céder à ses
haineux et menaçants. Pourtant, qu’a-t-il à prouver encore ?
rêves, même les plus fous. Ce « seul en scène
Gustave Eiffel donne crédit à toutes ses envies de construction
biographique », joué en alternance par Alexandre
et les concrétise (ponts routiers et ferroviaires, viaducs, gares,
Delimoges et Valentin Giard, est une réussite sur
galeries…), quitte à inventer la manière de procéder. C’est ainsi
tous les plans. Elle captive d’emblée, nous
que ses plus grandes créations l’ont rendu célèbre jusqu’à cette
arrachant de notre condition figée de celui ou de
idée de tour.
celle qui écoute, car cette pièce-là transporte, insuffle une force, élève les idéaux. Elle va jusqu’à
Ce chantage à la grève est le prétexte à l’homme impétueux
ranimer ses propres rêves égarés sur la voie de la
d’évoquer la genèse de ce rêve haut de 300 mètres, dont chaque
raison.
rivet représente le poids d’une bouteille de vin ! N’est-il
LFC MAGAZINE #12 267
pas le penseur du montage en kit ! Se doutait-il alors qu’il contribuait à ériger
connivence s’installe.
l’emblème de la France ? Littéralement, la grande histoire se joue en direct,
Est-ce la stature, la
avec passion et vivacité. Les chiffres et les mots pleuvent avec autant de
façon de posséder son
grâce et de force que les émotions de celui qui les sème à tous les vents.
sujet, l’implication
Avec cette biographie théâtralisée, l’histoire connue est remémorée, précisée,
joyeuse ou la force du
enrichie, et le personnage trop méconnu se découvre et étonne par sa
jeu… ? Peu importe,
personnalité. Peu à peu le personnage légendaire se fait homme de chair et de
Valentin Giard est
peine, que les rêves ont forgé au-delà des frontières et des épreuves. Cette
Gustave, on en mettrait
crise syndicale est le prétexte pour Gustave l’homme de raconter Eiffel le
la main à couper ! Et ce
monument. Il nous décrit les coulisses du chantier et sa façon d’être un patron
Gustave-là, en conteur
moderne, inventeur du management et précurseur dans l’amélioration des
fascinant, est né d’une
conditions de travail, et notamment la sécurité de ses salariés.
plume passionnée par son sujet. Alexandre
Resituée dans son contexte social, culturel et politique, la vie de Gustave Eiffel
Delimoges réussit à
se déploie en confidences, en interactions avec le public qui devient acteur de
décrypter un visionnaire
son enrichissement. Ce soir-là, c’est Valentin Giard qui a revêtu le costume du
qui n’en est pas moins
bourgeois industrieux, chapeau haut-de-forme et canne venant parfaire le look
homme dans sa
du XIXesiècle. Son personnage est fougueux et attendrissant, le ton est tantôt
complexité et sa
ulcéré, tantôt grinçant, les remarques sur la société drôles et terriblement
fragilité, mais aussi dans
d’actualité. Il est moderne, assez proche de nous pour qu’une
sa force, indestructible, qui refuse de se laisser gouverner par le conformisme. Un excellent moment de théâtre qui divertit tout
« Gustave Eiffel - En fer et contre tous » Distribution Avec : Alexandre Delimoges et Valentin
en transmettant un beau message sur la nécessité de rêver… En fer et contre tous.
Giard (en alternance). Créateurs
A
Auteur et metteur en scène : Alexandre
p
Delimoges Tous les dimanches à 17h30, jusqu’au 27 janvier 2019. Au Théâtre du Bout, 6 rue Frochot, Paris 75009. Durée : 1h15.
LFC MAGAZINE #12 268
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PHOTO : CÉLINE NIESZAWER // LEEXTRA
THIBAUT DE MONTALEMBERT / MAXIME CHATTAM / LENNI KIM GILLES PARIS / VINCENT NICLO / CHRISTIAN JACQ / ET DES SURPRISES...
NOVEMBRE 2018 | #13 | BIENTÔT
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RENDEZ-VOUS MI-NOVEMBRE 2018 POUR LFC #13 Cela semble impossible jusqu'Ã ce qu'on le fasse. NELSON MANDELA