Revue Jules Verne n° 38 - Chair | Entre allusions et illusions

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REVUEJULESVERNE

ERNE

ÉDITIONS DU

CENTRE INTERNATIONAL JULES V

ENTRE ALLUSIONS

& ILLUSIONS

CHAIR

HIVER 2013-2014

ÉTÉ 2013




n licatio la pub e d ie r r u u Directe Alexandre Tar nent

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Comité epagnez Claude L Tarrieu re  Alexand ayous S c r Ma ° 38 evue n e la r d n rieu r io at re Ta Coordin Alexand Auteurs Butcher illiam W d abre Burgau Pizzo Émilie F io ilippe h P l e o oD Imbr sc raut Alain B Dehs Massim et Carmelina Sadaune Volker ie-Hélène Hu nez Samuel arrieu Mar Lepag dre T Claude ulier Alexan ent Tavan So Vinc Patrice e ertur & couv yous iales c é p a s S tions Parki Illustra yous Parmis a S Marc tique & artis riale o it d ayous né Marc S Directio

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4 illet 201 4-1 légal : ju Dépôt 8-2-901811-5 5 € : 97 c:1 EAN 13 ente au publi érents h v d e a d x t au s. - Prix plaires ré gratuitemen res bienfaiteur m e x e 0 u b 5 s s 5 m a e : t m s 6, Tirage revue e n ainsi qu’aux en 199 o ice de la fondée lletin J.V. e u v Le serv de leur cotisati e R u ite du B ons à jour , à la su e ces collecti ue. s is k e D d v l e n u r o a ti la -P a n par Jea 15, la numéris n sur le site de t 0 io 2 it à s 3 ngagen po De 201 nt mise à dis revue e proches la s n e a d p a s em primée utes les les Verne ogressiv ions ex Ju rte à to sera pr Les opin evue est ouve re l’œuvre de illet 2014. ju r ît , a s a r n L u n . s ute teur ire co © les a leurs au ant à fa is e v d é it nsabil la respo

ju e u v e r . www

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R evue J ules V erne Hiver 2013-2014

C H A I R 38 entre allusions et illusions

3

éditions du

Centre international Jules Verne


25 35

WL’Ailliam Butcher mour et la sexualité dans les manuscrits.

PDatrice Soulier es Couples, des canons et du ventre des indeinnes.

Le Sexe, la science et l’homme.

grivoiseries

à nu

II 4 La Chair

I 4 Sexe. Désir. Amour

III 4

53

Vincent Tavan

ALlain Braut es Avatars d’une édition trop dénudée.

11

SLamuel Sadaune e désir qui se fait jour (et qui fait jouir).

Alexandre Tarrieu

Coordination du n°

59


VUolker Dehs n humour érotique et scatologique.

117

Emilie   Fabre Les Femmes et l’illusion de la chair.

131

Carmelina  Imbroscio La Parisienne du XXe siècle.

Massimo Del Pizzo Un simple artifice d’optique.

97

MMarie -Hélène Huet ises en scène.

réincarnations

IV 4 Incarnations,

Lamentations d’un poil de cul de femme.

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SOMMAIRE

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8


CABINET DE CURIOSITÉS

154 CHRONIQUES

158 VERNIENNES

162

CLlaude Lepagnez eVerne est-il encoreVernal ?

Dictionnairedespersonnescitées par Jules Verne

ALlexandre Tarrieu es Mille yeux de Tarrieu

PRhilippe Burgaud omans inspirateurs



CHAIR

Le mot est prononcé. furtif comme l’étoile qui file sa course. Il est bref, ouvert, suave. Un mot lumineux dans le clair-obscur où s’enracine le suprême désir. Il inflamme, il enflamme, il consume, il corrode, il corrompt. à l’entendre, les terres inconnues et les rives promises augurent une carte des plus tendres.

Chair. Sa rime appelle l’ordinaire mais présage d’infinis transports et de sublimes voyages. Transparaît sous ce mot l’autre terme qui s’érige en vaisseau pour la traversée des désirs, l’invicible armada du sexuel qui anime la chair avant qu’elle ne la multiplie. Impulsion d’un voyage encore et toujours au-delà de l’ordinaire, là où naissent les songes fertiles et les actes audacieux.

Mais y a-t-il une place pour Jules Verne, qu’il soit homme ou auteur, dans cette autre voluptueuse et charnelle géographie ?

Marc Sayous




Samuel SADAUNE

Chair - Revue Jules Verne n° 38

Le Désir qui se fait jour (et qui fait jouir) C

ontrairement à une idée reçue, Jules Verne n’a rien d’un auteur prude qui éviterait toute allusion à la sexualité. Pour les chercheurs et lecteurs attentifs de l’œuvre, il y a même belle lurette que la cause est entendue. Entre l’édition de la fameuse Lamentation d’un poil de cul de femme1 et la prononciation de toutes les lettres d’Arne Saknussem dont on suit les traces à l’intérieur du volcan (!)2, nous savons que le rabelaisien Verne, membre des Onze sans femme, est parfaitement à la page sur la question, ni plus ni moins, d’ailleurs, que ses contemporains Balzac et Hugo, pour ne citer que les plus célèbres. Simplement, telles sont les mœurs du temps que certains sujets ne peuvent se traiter que de façon sous-jacente, allusive, mais jamais ouvertement. Encore le XIXe siècle français est-il bien plus grivois que la très victorienne littérature anglaise qui lui est contemporaine. Bien plus audacieux, sans doute, concernant la dénonciation sociale, Dickens est en revanche silencieux pour tout ce qui peut concerner la sexualité de ses personnages. Donc, éléments sexuels allusifs, ou parfois symboliques, mais bien présents dans l’œuvre. Je m’arrêterais ici au niveau du

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2 À ma connaissance, c’est Jean-Pierre Picot qui aurait le premier fait cette remarquer au cours d’un colloque ou d’une intervention lors d’une Assemblée générale de la Société Jules Verne. Je suis incapable de dire s’il a lui-même fait cette découverte ou s’il l’a entendue de son côté.

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1 Poésie plus que grivoise attribuée à Jules Verne et publié dans les Textes oubliés, éd. de Francis Lacassin, Paris, U.G.E. « 10/18 », 1979, pp. 16-19. Voir la notice (op. cit., pp. 15-16) qui la précède et qui explique les motifs qui font attribuer à notre auteur ces « vers libertins ». Voir aussi l’artilcle de Volker Dehs ci-après (p. 77 )


Samuel Sadaune

simple désir : ou pour être plus juste, à la manière dont le désir est provoqué, s’éveille, se précise dans les rapports entre héros et héroïnes. Je me bornerai à deux types de rapports, assez représentatifs toutefois, en m’appuyant principalement sur Le Pays des fourrures. Pourquoi ce choix ? Tout simplement parce qu’il est, de loin, le roman de Verne qui présente le plus ouvertement la montée du désir entre deux héros, sans compter certains personnages secondaires qui ressentent le même délicieux envoûtement et qui, contrairement aux héros, ne se bornent pas à y songer et à soupirer. Généralement considéré comme un roman intéressant mais secondaire, Le Pays des fourrures est au contraire peut-être le plus important roman de Verne, avec Vingt Mille Lieues sous les mers. Ce roman, édité en 1872 mais sans doute conçu bien auparavant, réussit le miracle de faire la synthèse entre Aventures du capitaine Hatteras et Le Rayon vert. Tout le projet de l’univerne se trouve à l’intérieur de ses cinq cents pages, y compris certains aspects qui n’apparaîtront plus dans aucun autre roman : je veux justement parler de ceux qui correspondent à la question des relations entre deux êtres qui s’éprennent fortement l’un de l’autre. Par ailleurs, cette question des relations est renforcée par un décor tout de poésie – comme toujours avec les romans de Verne – mais également ponctué d’allusions érotiques qui accompagnent cette montée du désir. Les rapports entre héros et héroïnes Contrairement à une idée reçue, non seulement les femmes sont nombreuses dans les Voyages Extraordinaires, mais on peut même considérer que de nombreux couples s’y forment.3 On 3 Un a priori qui provient probablement du fait que sur les six premiers romans de la glorieuse décennie 1862-1870, seul Les Enfants du capitaine Grant a droit à une présence féminine parmi les membres de l’expédition. Toutefois, dès le troisième Voyage de la série, Voyage au centre de la terre (1864), on assiste avec les sentiments qu’éprouve le jeune Axel pour Greüben, au début du roman, à de véritables émois amoureux qu’on ne retrouvera plus jamais, exprimés aussi explicitement, dans le reste du cycle (c’est volontairement que je n’indique pas : dans le reste de l’œuvre : des nouvelles, comme « M. Ré-dièze et Mlle Mi-bémol », ou même la « Famille Raton », prouvent le contraire).


n’essaiera pas ici de les citer tous, mais on peut les classer en deux catégories : 1 › Situations égales et admiration réciproque : le roman Le Pays des Fourrures est donc celui qui correspond le mieux à cette catégorie. Ce Voyage met en scène deux adultes du même âge, aussi bien dans l’apparence que dans le comportement, aucun des deux n’ayant de prise particulière sur l’autre. Hobson a un peu d’autorité sur Paulina mais uniquement parce qu’il a un grade dans l’armée. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne s’en sert pas vis-à-vis de la voyageuse. Leur admiration est réciproque. Paulina n’a rien de la jolie femme séductrice. Elle est décrite ainsi : « Ses yeux, un peu myopes, se dérobaient derrière un lorgnon à monture d’argent, qui prenait son point d’appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles “semblaient aspirer l’espace”. Sa démarche, il faut l’avouer, étant tant soit peu masculine, et toute sa personne respirait moins la grâce que la force morale. »4 Seulement, elle dénote « une réelle énergie », la qualité primordiale aux yeux de Verne. Or, il est intéressant de remarquer que les qualités généralement attribuées aux différents sexes sont en partie échangées chez ces deux créations verniennes : alors qu’on remarque en premier lieu l’énergie de Paulina, c’est le talent poétique de Jasper pour décrire la beauté des lieux traversés, pour expliquer les phénomènes auxquels on assiste, qui est mis en valeur. Certes, Mrs Barnett n’est pas dénuée de sens poétique et le lieutenant Hobson a de l’énergie à revendre. Mais la future fusion du couple sera facilitée par la priorité donnée aux qualités de chacun de ses membres.

« Chaque couple monta dans le traîneau qui lui fut assigné, et cette fois, Mrs Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le même véhicule. »5 5 Ibid., 1re partie, chapitre X.

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4 Jules Verne, Le Pays des fourrures, Paris, Hetzel, 1872, 1re partie, chapitre I.

Chair

Il faut d’ailleurs attendre longtemps pour que tous deux soient considérés comme formant un couple. Ce n’est qu’au dixième chapitre de la première partie, au moment où l’expédition quitte le fort Confidence, qu’une allusion est faite.


Samuel Sadaune

Il est amusant de constater que ce n’est qu’après un séjour dans le fort du même nom que le narrateur se prête à cette « confidence ». C’est exactement le même type de relation qui unit Olivier Sinclair et l’héroïne du Rayon Vert. Pour ces deux romans, on peut dire que l’attirance qu’ont les deux héros l’un pour l’autre provient de leur communauté d’esprit et d’imagination (même si, dans le cas des personnages du Rayon vert, leur physique avantageux y est sans doute aussi pour quelque chose). Le talent d’Olivier pour décrire les beautés de l’océan ou d’autres lieux qu’ils traversent, celui d’Helena pour communiquer son désir d’aventure et sa quête du rayon vert, contribuent largement à cette attirance. Pour chacun de ces deux romans, nous nous retrouvons avec deux âmes intrépides, habituées au mouvement s’agissant du Pays des fourrures, le découvrant comme une chose nouvelle pour ce qui est du Rayon vert. Mouvement qui laisse par moment place à des séquences de pause et de contemplation au cours desquelles le désir prend forme. 2 › rapport paternaliste de l’homme envers la femme Ce type de rapport apparaît pour la première fois dans Une ville flottante, éditée en 1871, un an avant Le Pays des fourrures, sous une forme plutôt originale, puisqu’il montre jusqu’où peut aller la frustration d’une femme mariée malgré elle sans amour – jusqu’à la folie, ou plus précisément jusqu’à l’aliénation. Elle refuse toute activité et raisonnement social jusqu’à ce que la mort de son mari lui permette de retrouver son véritable amour : le capitaine Fabian. Or, comment va s’y prendre ce dernier pour la « guérir » ? il va partager avec elle un moment de contemplation d’une merveille de la Nature, en l’occurrence les chutes du Niagara ! On voit alors l’intérêt pour toute personne désireuse de connaître tous les éléments de la création vernienne, de lire les romans dans leur ordre d’édition (et même, si possible, de rédaction). Car les moments partagés entre Jasper Hobson et Paulina Barnett reprennent donc une idée poétique que Verne met en place pour la première fois avec Ellen et Fabian. Mais comme l’écrivain ne répète jamais un procédé, il le retravaille, lui



Samuel Sadaune

donne une nouvelle forme, l’expérimente d’une autre manière – parfois même, il peut mettre en place le procédé inverse –, cette fois-ci, l’héroïne représente le pôle inverse d’une femme dominée, frustrée et aliénée.6 On retrouve cette attitude paternaliste du « héros sauveur » avec Phileas Fogg qui épousera madame Aouda à la fin du roman Le Tour du monde en quatre-vingts jours, ou, mieux, avec Harry Starr qui découvre le désir érotique avec l’« aveugle » Nell, qui sort enfin de la mine pour partager avec le jeune homme, la découverte des merveilles de l’Ecosse. Mais c’est probablement le roman Michel Strogoff qui illustre le mieux cette catégorie du rapport paternaliste entre le héros et l’héroïne. L’homme est plus âgé que la femme, ou plutôt que la jeune fille. Il a envers elle un comportement paternaliste ou, dans le cas de Strogoff, celui d’un grand frère (il fait passer Nadia pour sa sœur). Elle lui fait d’ailleurs remarquer qu’il aurait pu prétendre qu’elle était sa femme mais il est manifestement gêné par cette idée. Michel a permis à la jeune fille de poursuivre sa route, alors qu’elle se voyait menacée d’être repoussée par les ordres des autorités. Le courrier du tsar est d’autant plus en situation de supériorité. Mais il semble que cela l’intimide encore plus. Ou, pour être plus précis, il se sent d’autant plus responsable vis-à-vis de Nadia. Nous assistons donc au processus inverse de celui qui unit Paulina à Jasper : Nadia, surtout, n’est pas a priori une femme d’action. Elle est contrainte à ce déplacement, car elle doit rejoindre son père enfermé dans une prison à Irkoutsk. Ce sont ces aventures inattendues et la faculté qu’a Michel d’affronter et d’écarter tous les périls qui suscitent le désir chez Nadia. C’est la 6 C’est volontairement que je ne parle pas des sentiments du jeune Letourneur pour miss Herbey dans Le Chancellor (paru en 1875, mais rédigé à partir de 1871). Ce n’est pas un être humain, c’est un ange !


manière dont il se sent valorisé aux yeux de la jeune fille qui suscite le désir chez Michel. Surtout, chacun à leur tour, ils vont jouer le rôle du sauveur, puisque dans la deuxième partie du roman, Michel a perdu – croit-on – la vue, et Nadia va le guider à travers l’immense Sibérie au péril de sa propre vie. Chaque fois, l’un des deux héros s’abandonne totalement et volontairement aux initiatives de l’autre. Il faut signaler un cas particulier concernant les romans dans lesquels se construit ce type de rapport : celui du Superbe Orénoque, dans lequel l’héroïne est longtemps prise pour un jeune homme – y compris, sans doute, par le lecteur. Pourtant, à la rapidité dont les choses se font lorsque le subterfuge est découvert, on peut dire qu’il se passait déjà « quelque chose » entre le personnage masculin principal, Germain Paterne, et Jean/ Jeanne.

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Ce jeune personnage est d’emblée présenté comme un être précieux et fragile, déjà aux yeux du sergent Martial, son père de substitution, qui a tout l’air d e

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Samuel Sadaune

préparer cette personne pour un mariage et qui, d’une certaine manière, la conduit à l’église ! « Il ne voulait pas permettre à un seul de ces maudits moustiques de s’attaquer à la peau de son neveu. »7 On peut dire que Martial le bien nommé protège vraiment son « filleul » comme un objet précieux. « Or, c’était contre ces trop visibles sympathies-là que le sergent Martial prétendait bien le défendre. Il n’entendait pas que l’on regardât son neveu de si près, il ne voulait pas que d’autres, étrangers ou non, se montrassent touchés de sa grâce naturelle et charmante. »8 Martial ne se rend pas compte qu’il ajoute ainsi un aspect mystérieux, interdit, intouchable qui ne peut qu’attirer encore plus l’attention sur celle qu’il veut protéger et ne peut qu’accentuer le désir chez les autres. 3 › Les personnages secondaires Il ne faudrait pas s’imaginer toutefois que les héros de Jules Verne ne sont pas capables d’avoir des rapports plus directs et cela se sent par certaines conversations sous-entendues entre personnages ayant une attirance réciproque. Sauf que les héros sont censés être là pour d’autres motifs verniens, et ce sont plutôt les personnages secondaires qui mettent en scène le désir érotique de façon plus prononcée : ainsi Madge, la compagne de voyage de Paulina, parle de pêche avec le sergent, aussi bourru qu’elle. « Personne ne s’entendait mieux à pêcher que le calme et paisible sergent Long. Soit qu’il laissât le poisson mordre à son hameçon amorcé, soit qu’il cinglât les eaux avec sa ligne armée d’hameçons vides, personne ne pouvait rivaliser avec lui d’habileté et de patience, – si ce n’était la fidèle Madge, la compagne de Mrs Paulina Barnett. Pendant des heures entières, ces deux graves disciples du célèbre Isaac Walton restaient assis l’un près de l’autre, la ligne à la main, guettant 7 Jules Verne, Le Superbe Orénoque, Paris, Hetzel, 1898, 1re partie, chapitre III. 8 Ibid. 1re partie, chapitre IV.


leur proie d’un œil sévère, ne prononçant pas une parole […] »9 Cette histoire d’hameçon nous renvoie irrésistiblement à une scène du même tonneau, mais bien plus cocasse : celle des deux jeunes gens dans Une fantaisie du docteur Ox. Madge et Long ont cette particularité d’être des personnages sans imagination. Ce qui nous est indiqué dans le même chapitre pour chacun des deux, à quelques paragraphes d’intervalle. Hobson fait remarquer à Long : « Ah sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible… – Il n’y a pas d’ordres impossibles, mon lieutenant. – Quoi ! si je vous ordonnais d’aller au pôle Nord ! – J’irais, mon lieutenant. – Et d’en revenir !... ajouta Jasper Hobson en souriant. – J’en reviendrais », répondit simplement le sergent Long. »10 De son côté, Madge rétorque à Paulina : « Et comme me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout où les glaces nous entourent de toutes parts […] Non, ma fille, ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me répète pas que je me sois jamais plainte d’avoir trop chaud, je ne te croirais pas ! »11

Et si on veut être complet dans cette énumération des différentes allusions érotiques dans Le Pays des fourrures, il ne faudrait pas

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Autrement dit, si l’imagination, la sensibilité, l’échange des impressions dans un moment de contemplation, semblent susciter la montée du désir chez les héros verniens qui portent la parole du narrateur et du conteur pour décrire l’univerne, des personnages aussi dénués de ces particularités que Long et Madge n’en sont pas moins capables de ressentir cette même montée du désir : seulement, comme le laisse deviner la scène de la pêche commune, il est probable que ces deux êtres ont su rapidement transformer ce désir en un acte accompli.

9 Ibid. 1re partie, chapitre XIV. 11 Ibid.

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10 Ibid. 1re partie, chapitre V.


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oublier la famille Mac Nap, qui représente la troisième étape du « parcours érotique », après la montée du désir et sa concrétisation : le fruit de cette alliance de deux êtres, autrement dit un enfant, nait le 12 novembre dans le fort qu’ont bâti les membres de la petite colonie. Ce garçon – qui, soit dit en passant, s’appelle Michel, comme le fils de Jules Verne – naît dans la période la plus heureuse de ce séjour dans le fort et la plus merveilleuse pour ce qui est du paysage environnant. Le fait que les parents figurent parmi les personnages peut-être les plus « terre-à-terre » de la troupe n’est sans doute pas un hasard : pour les rêveurs et les poètes, le désir est là, mais il n’est pas question que leur capacité à créer et à rêver soit gâchée par l’arrivée d’un enfant. S’il y a des unions, voire quelquefois des mariages parmi les héros de Verne, l’histoire s’arrête toujours à temps avant qu’un enfant n’arrive. Il est en tout cas une étape qui ne semble pas devoir exister dans les Voyages verniens : celui de la déclaration. Visiblement, un tel moment est hors-sujet. Il est intéressant de constater que la seule exception – si l’on peut dire – à cette règle est ce fameux passage du Voyage au centre de la Terre, où en plein cœur d’une expérience scientifique qui doit permettre au professeur Lidenbrock de décoder le message d’Arne Saknussem, Axel, à qui il est demandé d’écrire une phrase au hasard, écrit, « en amoureux maladroit », « cette phrase compromettante » : « Je t’aime bien, ma petite Graüben ! »12 C’est d’ailleurs dans ce roman qu’est énoncée le plus clairement, par le truchement justement de Graüben, l’une des règles verniennes. Axel doit accomplir ce voyage scientifique : « Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre de parler, libre d’agir ».13 Le décor érotique Tout au long de l’incroyable cycle des Voyages Extraordinaires, nous trouvons un décor exotique… et érotique. Des appendices ne cessent d’apparaître : celui au milieu de la savane dans Aventures de trois Russes et de trois Anglais, et qui sert de point de repère pour établir des calculs. Celui, bien lisse et allongé, dans le décor 12 Jules Verne, Voyage au centre de la terre, Paris, Hetzel, 1864, chapitre III. 13 Ibid. chapitre VII.


étrange de l’île d’Hector Servadac… Et que dire de tous ces volcans qui entrent à point nommé en éruption… lorsque le jeune héros, appuyé contre le mont, songe à sa bien-aimée (l’exemple le plus parfait de ce phénomène se trouvant dans Voyage au centre de la terre). Au moment le plus fort du danger dans le Pays des fourrures, les deux amoureux transis, Hobson et Long qui cherchent à sauver leur groupe et, principalement, leurs bien-aimées, se retrouvent face à un de ces décors. « Quelques-uns de ces icebergs […] mesuraient une altitude de trois ou quatre cents pieds au-dessus du niveau de l’icefield, et à leur sommet s’étageaient d’énormes masses mal équilibrées, qui n’attendaient qu’une secousse, un choc, rien qu’une vibration de l’air pour se précipiter en avalanches. »14 N’oublions pas non plus l’omniprésence des péninsules, autre forme géographique d’appendices. Faut-il chercher une explication sexuelle dans le fait que l’éruption volcanique puisse faire pénétrer l’appendice artificielle du Pays des fourrures dans la mer, ceci au moment où les liens entre Jasper Hobson et Paulina Barnett se précisent ? Faut-il y voir là une métaphore du même style que le train pénétrant dans le tunnel dans tant de films des années cinquante, alors que les deux héros d’un film s’apprêtent à passer une nuit ensemble ? On peut même aller jusqu’à se demander comment interpréter l’« énorme cône tronqué » aux « proportions gigantesques ». L’une des héroïnes du roman, Mrs Joliffe, « ne cessait de le débiter en tranches, et cependant l’énorme masse résistait toujours. »15 Ou que penser des « graines » que Joliffe et sa femme ont « semées avec tant de sollicitudes !... »16

14 Jules Verne, Le Pays des fourrures, op. cit., 2e partie, chapitre XIII. 16 Ibid. 2e partie, chapitre XVI.

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15 Ibid. 1re partie, chapitre I.

Chair

En fait, si on se laisse porter par le sujet, on finit par voir de l’érotisme partout, y compris là peut-être où il n’y en a pas forcément. Que penser des rapports entre le caporal Joliffe et son épouse ? Le caporal « se serait perdu cent


Samuel Sadaune

fois, si la petite Mrs Joliffe ne l’eût guidé d’une main sûre. »17 Que penser du dialogue entre les deux membres de ce sympathique couple, lorsque le digne caporal veut conduire lui-même le traineau en dépit de son état d’ébriété avancé, ce qui nous vaut ces réflexions : « Prends garde, Joliffe, répétait la petite femme. Pas si vite ! Nous voici sur une pente ! — Une pente ! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, Mistress Joliffe ? Mais ça monte, au contraire ! — Je te répète que cela descend ! — Je vous soutiens, moi, que cela monte, au contraire ! — Je te répète que cela descend ! — Je vous soutiens, moi, que cela monte ! Voyez, voyez comme les chiens tirent ! »18 Cette scène n’est-elle que ce qu’elle est censée être : un épisode comique accentuant la présentation des caractères de chacun des Joliffe ? Ou faut-il à tout prix y voir, comme pour la scène de la pêche, des allusions aux relations qu’auront le même jour les corps étreints du caporal et de sa digne épouse, ce qu’il était bien sûr impossible de décrire clairement à cette époque ? Dans le même registre, comment interpréter l’étrange lapsus, dans le chapitre décrivant la construction du fort Espérance, qui fait de l’Indienne du groupe l’épouse du charpentier Mac Nap, alors qu’au début du livre, elle est censée être celle de John Raë (ce qu’elle redeviendra d’ailleurs par la suite) ?19 Et, encore plus insoluble si j’ose dire, que penser de la question, en apparence inoffensive, du lieutenant Hobson à son second, alors que tous deux semblent parler des volcans en activité et des volcans au repos : « Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore en activité ? demanda le sergent. - A cela, je ne puis vous répondre, sergent. - Cependant, nous n’apercevons en ce moment aucune fumée à leur sommet. 17 Ibid. 1re partie, chapitre I. 18 Ibid. 1re partie, chapitre V. 19 Ibid. 1re partie, chapitre XIII.


- Ce n’est pas une raison, sergent Long. Est-ce que vous avez toujours la pipe à la bouche ? - Non, monsieur Hobson. - Eh bien, Long, c’est exactement la même chose pour les volcans. Ils ne fument pas toujours. »20 On voit toute la difficulté de la tâche : ces remarques sont-elles à prendre au premier degré ou doit-on absolument y voir des significations cachées ? La réponse est d’autant plus difficile que tout l’ensemble du roman prouve qu’à l’habituel mélange d’informations sur la science de la terre et d’interprétations poétiques, développé tour à tour par le narrateur et par le héros principal, se joint une succession de scènes comiques, voire burlesques (les personnages des Joliffe, de Madge parfois, et même du savant de service, Thomas Black, ne semblent pas avoir d’autres raisons d’être), qui font de ce roman à la fois un magnifique Pays des Fourrures, mais aussi un très divertissant Pays. eee

fgg

20 Ibid. 1re partie, chapitre XV.



William BUTCHER

Chair - Revue Jules Verne n° 38

L’Amour et la sexualité dans les manuscrits Q

ui dit sexualité, dit à la fois vie et œuvres, et même leur intersection, domaine malheureusement sans guère d’études à ce jour. Même la biographie vernienne seule forme, je le crains, un domaine bourré de faux-fuyants, de guet-apens, de murailles que l’on osait autrefois appeler chinoises. En outre, la sexualité explicite, activité secrète s’il en est, se voit dans la fiction vernienne connue avec une rareté des plus grandes, et dans la vie privée, avec encore moins de clarté. Procédons par conséquent avec précaution. Puisqu’en tout cas les deux s’entrecroisent, il convient de regarder en même temps l’amour vernien. Malheureusement la place manque ici pour traiter de la méthodologie, autre domaine requérant, et d’urgence, un défrichement quasi total. Cherchons un terrain plus sûr, à savoir les extraits, sexuels ou amoureux, que l’éditeur Hetzel réussit à exciser des manuscrits, parfois de force, et qui ne verront donc jamais le jour. Faisons en somme un rapide survol de quelques passages clefs dans les romans les plus connus, tentons ensuite un détour un peu plus développé par Hong Kong, et enfin recherchons une vue d’ensemble1.

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1 Les thèmes de cet article seront traités en plus de profondeur dans Jules Verne inédit (à paraître, ENS éditions). Puisque cet ouvrage cite une pléthore d’extraits de manuscrits, munis d’un très grand nombre de références précises, je me permets ici, pour alléger la présentation, d’y renvoyer le lecteur qui souhaite lire une démonstration plus pointilleuse.

Chair

Le plus rapide examen des manuscrits des Voyages extraordinaires permet de comprendre à quel point les interventions de l’éditeur Hetzel au sujet de l’amour, qu’elle soit éthérée ou physique, sont


William Butcher

nombreuses et, je maintiens, généralement imméritées et même néfastes. Dans Voyage au centre de la terre, par exemple, elles visent plus particulièrement les scènes d’amour d’Axel et de Graüben, en en ôtant souvent les parties les plus intéressantes. Dans le manuscrit, en effet, les amoureux passent les soirées ensemble, apparemment dans la chambre de la demoiselle. Leurs activités, soulignées être typiques de celles des garçons et des filles de vingt ans, se focalisent plus particulièrement sur la clef nichée au corsage féminin, clef à la fois de sa chambre, de son cœur et de son corps. Une Virlandaise, selon la source documentaire qu’emprunte Verne, perd le plus souvent sa chasteté. Dans la conclusion de ce roman, les amours d’Axel et Gräuben trouvent un juste crescendo, le jeune homme y devenant le plus fortuné des amants — jouissance inévitablement proscrite par un Hetzel prude. En ce qui concerne les autres romans du début, les modifications suggérées ou imposées par l’éditeur pour modifier la vision de l’amour paraissent certes moins dramatiques. Dans Les Enfants du capitaine Grant, par exemple, il modifie l’intrigue en introduisant des épisodes sentimentaux, voire mélodramatiques, dans lesquels les pensées des personnages sont révélées, ce qui a pour effet secondaire, mais regrettable, de faire écrouler la focalisation externe et neutre adoptée par Verne. Un passage innocent d’Autour de la lune, qui compare les mers lunaires aux phases successives de la vie de la femme, pâtira de même des interventions répétées hetzeliennes, chacune rognant davantage dans les observations sociales et psychologiques du romancier. Devront disparaître d’Une ville flottante et les descriptions passionnées de Fabien et quelques ébauches romantiques, avec leurs observations déçues à propos de la légèreté des femmes. La postérité ne saura guère le mot que Fabian, aux soupirs désabusés, lit dans les lettres visibles à l’écume du sillage : « elle », qu’il déclame être le « premier et dernier terme de tant de souffrances ! ». Tout en exigeant davantage de présence féminine, Hetzel fait également supprimer les belles lignes exaltées des errements de la folle.


Pour compenser, l’éditeur en rajoute, à la pelle, dans son vide et emphatique style, aux adjectifs antéposés, des idées tout à fait conventionnelles, par exemple un ennuyeux intérêt « gothique », des sentiments pleinement vacants, des vides apologues remplis de noblesse ou de loyauté. Dans Strogoff, lorsque Michel, sur le point d’être supplicié, dévore des yeux la danse voluptueuse d’une jeune tzigane légèrement habillée, la chanson d’amour qui scande ses girations ne se trouve que dans le manuscrit : « Le corail luit sur ta peau brune [...] J’ai le désir fantasque / D’être amoureux ce soir ! [...] chante nos amours ! ». Résultat inévitable de cette ode à la sexualité : « leurs dames, passionnées, jusqu’au moment où elles se laissèrent aller, elles tombèrent, épuisées, sur le sol ».

Dans Servadac, une femme constitue la raison du duel par lequel le livre s’ouvre. Mais Hetzel déteste cette idée, discrète cependant, de compétition au sujet d’une femme, rejette même le compromis d’y adjoindre un mariage – et la fera disparaître à jamais.

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Et enfin, bien que Verne prétende que Hetzel ne comprend rien à la fiancée des Tribulations, l’éditeur oblige celle-ci à se plier à sa volonté.

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La sensualité de ces vers les fait rapprocher du poème focalisé sur les charmes généreux d’Aouda, qui contient la même combinaison d’exotisme, de peau brune et de lyrisme. Dans les deux cas, le romancier ne fait que citer un texte français, qui lui-même reproduit, en le traduisant, un texte étranger. Toutefois, Verne, ayant renoncé à parler des activités reproductives des monstres antédiluviens ou de l’expressivité passionnelle de l’organe de Fogg, a beau souligner leur statut de citations, poétiques et en tout cas allochtones — les passages seront édulcorés, afin de ne pas trop enflammer les jeunes lecteurs.


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Dans le premier manuscrit du Tour du monde, lors d’une entrevue initiale à Hong Kong, la première en tête-à-tête, Fogg se montre grand amant, en faisant preuve d’une passion subite pour Aouda. Au début, il parle du sentiment que la ravissante Indienne devrait avoir pour lui si jamais ils doivent se séparer. L’entrevue, toutefois, s’interrompra au moment décisif. Puisqu’il s’avère que les parents de la princesse ont émigré, il ne reste plus à Fogg, légèrement ému, que deux possibilités, comme Jean le lui dit, assez brutalement : ou l’abandonner, ou la ramener en Europe. Dans une scène plus intime et de nouveau larmoyante, encore sans chaperon, le gentleman extrait donc un aveu de la jeune fille, la console, puis se permet un premier contact physique. Une nouvelle interruption malvenue est le fait de la police locale, qui, sur-le-champ, accuse Fogg de rapt de mineure. On lui interdit de quitter la colonie. La conséquence de cette scène émotive se fait rapidement voir. Tard le soir, Fogg « remonta avec Aouda », pour un troisième tête-à-tête dans la chambre de celle-ci, qui se termine on ne sait comment ; toujours est-il que, le lendemain, le Britannique et l’Indienne participent à une cérémonie énigmatique, qui requiert deux témoins -- Passepartout et Fix --, et qui se boucle très rapidement, toujours hors scène. L’on peut se sentir un peu frustré par la technique vernienne. Mais, étant donné la visite à la maison du magistrat et la présence dans la marge du manuscrit des mots, « madame Ph. Fog (sic) », il est probable que le célibataire endurci s’est enfin décidé à se jeter à l’eau. Un nouvel indice ne tarde pas à arriver, sous la forme d’une explication, très peu romantique : pour Fogg, les noces servent avant tout à lui permettre d’échapper aux ennuis policiers, et ainsi de poursuivre son tour du monde. Le mariage n’ayant pu guère se consommer, le nouveau couple quittera le territoire britannique le jour même. La lune de miel se fait cette nuit, en pleine mer, dans le bateau affrété, qui n’a qu’une seule cabine, laquelle contient, cependant, une surprise quelque peu ennuyeuse : Fix les y a déjà précédés. Dans le second manuscrit du roman, en contraste, la cérémonie sera transférée à la conclusion. La scène d’amour de rechange,


elle, à partir d’une version autographe, toutefois bénéficiant du concours possible de Cadol, y sera corrigée et largement augmentée par Hetzel, avant que Verne n’y apporte quelques retouches stylistiques. Les quatre ou cinq chapitres disparus représenteraient en somme une forme plus authentiquement vernienne, certes moins « hetzelisée », de l’amour et de la sexualité. Les scènes où Fogg et Aouda révèlent leurs sentiments respectifs, dans lesquelles l’on n’exclut pas les attouchements et où l’on discute même du futur, doivent néanmoins céder devant les convenances hetzeliennes. Le rapide mariage utilitaire hongkongais et la lune de miel chinoise feront place à une intempestive déclaration et aux noces londoniennes, par amour et non plus par intérêt.

Toutefois, l’amour et la sexualité restent les domaines de prédilection pour l’éditeur-censeur, ceux où il se sent le plus à l’aise pour manier son bistouri et pour étaler son propre savoirfaire et savoir-vivre, pour jouer de ces dons de romancier à part entière, en réalité fort limités. Malheureusement, les conceptions de Hetzel se trouvent invariablement à l’opposé de celles de Verne : elles semblent être tout à fait stéréotypées, comme si elles sortaient du manuel du romancier apprenti. La personnalité de la femme lui importe peu ; il aime bien expliciter les sentiments cachés, souvent aux dépens du point de vue narratif du roman ; et il aime les expressions banales tirées des romans à quatre sous.

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Dans sa vie privée également, Verne se montre assez antiromantique : pour lui, l’amour pur existe moins souvent que l’amour intéressé. Au lieu des conceptions traditionnelles, qui situent l’amour dans l’âme, elle-même peu ouverte à l’exploration, le romancier préfère considérer les femmes en termes plutôt terre-à-terre. Autrement dit, ses conceptions de l’amour exigent une concrétisation extérieure pour se réaliser. Si, dans la vie et dans l’œuvre, du moins avant le passage de Hetzel, une action commune à accomplir, la sexualité, l’argent remplissent souvent ce rôle, en fait le moindre prétexte peut servir dans les romans : un passeport pour Strogoff et Nadia ou un oiseau pour Harry et Nell.

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Dans Voyage au centre de la terre, les tête-à-tête passionnels seront ainsi remplacés par les gestes codifiés des gens de bonne compagnie et par la révélation, immodeste, de son amour par la Virlandaise. Il existe de nombreuses autres déclarations féminines apparemment imposées par Hetzel : celles à répétition de Mary Grant, suivant de près un brouillon de Hetzel ; celles d’Aouda et de l’héroïne des Cinq cents millions, insérées in extremis par l’éditeur ; comme l’est celle, un peu plus subtile, de la Chinoise, accompagnée néanmoins d’une pesante leçon morale. Naturellement, il faut à l’éditeur un mariage final, symbole, avec le retour au foyer, des notions bourgeoises conformistes que l’éditeur a pris l’habitude d’appliquer en toute circonstance ; mais pour que le véritable héros vernien s’y résigne enfin, il lui faut un alibi, un avantage quelconque. Quoi qu’il en soit, les essais de l’éditeur paraissent fréquemment peu adaptées au roman géographique ; on peut, par conséquent, légitimement ne pas les aimer. Il est vrai qu’au début de sa carrière, ayant perdu confiance, par suite aux attaques éditoriales, dans sa propre aptitude à composer les scènes d’amour, et aimant peu les déclamations en tout genre, Verne semble inviter Hetzel à intervenir et à renforcer le sentimentalisme. Mais il est possible qu’il prenne trop au sérieux les critiques de Hetzel et par conséquent accepte trop facilement sa prétendue aptitude à mieux écrire que l’écrivain. Il reste bien possible en somme que les essais du romancier pour peindre l’amour, avec leur retenue, leur subtilité, leur focalisation cohérente, leur sincérité, leur méfiance vis-à-vis du mariage, et avant tout leur sexualité flagrante, s’insèrent mieux dans les romans d’aventures que les soupirs, les regards dérobés, les cœurs palpitants, la coquetterie, les manies féminines, la galanterie, les discours pompeux et les réceptions et banquets mondains qui les remplacent. Triste sort tout de même pour des élancées créatrices sans pareille. eee

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Patrice SOULIER

Chair - Revue Jules Verne n° 38

Des couples, des canons et du ventre des indiennes Sexualité et illustrations dans les Voyages Extraordinaires

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1 Titre de l’excellent article de Daniel Compère, in La Revue des Lettres Modernes, Jules Verne 4 : texte, image, spectacle, Minard, Paris, 1983, pp. 51-71.

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A

voir l’espoir de dénicher du sexe dans les « fenêtres latérales »1 qui s’ouvrent en regard du texte vernien semble relever de la gageure. Le siècle et son ordre moral, le public visé, le texte vernien lui-même, tout semble reléguer l’érotisme au placard. Néanmoins, il suffit d’évoquer les illustrations de Doré pour l’édition Hetzel de 1861 des Contes de Perrault pour réaliser que les conditions d’édition et de réception n’expliquent pas, seules, cette absence. Dans des publications destinées à la fois aux enfants et aux adultes, on peut s’attendre à rencontrer, comme dans les gravures de Doré, des implicites que seuls des yeux de « grandes personnes » savent décrypter et savourer, à l’image de ceux que le texte des contes lui-même recèle. On sera fort déçu, pourtant, si on cherche à débusquer des grivoiseries dans la plupart des illustrations qui accompagnent le corpus vernien. Si elles n’en sont pas totalement absentes, nous essaierons de le montrer, elles demeurent l’exception. En revanche, si on cherche à y découvrir la façon dont ces gravures évoquent la sexualité dans la France de la deuxième partie du dix-neuvième, alors elles


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paraissent particulièrement évocatrices. Les illustrations en effet sont peu équivoques et présentent de bien chastes couples et des embrassements purement familiaux. L’érotisme est là pourtant ; dans le dessin des héroïnes à la taille fine, dans l’image des indigènes et dans celle, plus psychanalytique et, plus discutable nous le reconnaissons, des canons et des grottes.

Sages comme des images… Bien sages sont les images que réalisent les illustrateurs de Verne. Faute aux illustrateurs qui n’ont pas l’esprit amusé et impertinent de Doré ou faute au texte vernien ? Si Doré peut inscrire un implicite sexuel dans ses gravures de l’édition Hetzel des Contes de Perrault, c’est que le texte des contes le permet. La sexualité, dans les contes de Perrault, est d’ailleurs


bien souvent explicite. Or, les deux contes qui explicitent le plus cette sexualité subissent un traitement particulier dans l’édition Hetzel. Dans la préface, signée de son nom de plume, l’éditeur justifie la suppression des morales arguant qu’il n’aime pas les morales trop lourdes2. Or, c’est bien la morale du Petit Chaperon Rouge qui en fait, explicitement, un conte sexuel. De même, s’il conserve Peau d’Âne, c’est la version en prose du conte qu’il choisit, un texte qui n’est pas de la main de Perrault et qui édulcore considérablement le désir incestueux du Roi-Père en construisant, à partir du « casuiste » du conte original, un personnage de druide « scélérat », « moins religieux qu’ambitieux », et qui est chargé de la faute paternelle3. Ces choix semblent bien montrer le souci de moralité tout dix-neuvième d’Hetzel. Peu étonnant, donc, que le texte vernien soit un texte dans lequel la sexualité est réduite à la portion congrue. Hetzel est un éditeur de son siècle. Est-ce à dire qu’il est un censeur ? Censurer Verne n’est pas étonnant de la part d’un éditeur qui se comporte en pater familias autoritaire avec son auteur, tuant en lui toute velléité de science-fiction ou de fantastique, lui imposant parfois ses choix.4 L’amour, la grivoiserie ne sont pas absentes chez Verne comme en témoignent le texte de ses chansons mises en musique par Hignard, certaines de ses lettres comme celle évoquée par Soriano ou encore le poème érotique et scatologique Les lamentations d’un poil de cul de femme5… 2 On lira à ce sujet la page XXI de la préface - intitulée Sur les contes de fée - des Contes de Perrault, Hetzel, 1861. 4 Il suffit d’évoquer la lettre de refus d’Hetzel pour Paris au vingtième siècle ou de songer au changement de la nationalité de Nemo qu’il impose à Verne.

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5 Textes oubliés (1949-1903). Par Jules Verne, 10/18, Union Générale d’Editions, 1979 et Marc Soriano, Jules Verne (le cas Verne), Julliard, Pairs, 1978, pp. 68-70.

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3 Ibid., Peau d’Âne, p. 41.


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On est d’autant plus tenté de penser à une censure d’ordre éditorial que le dernier roman des Voyages, entièrement réécrit par Michel et édité non par Hetzel mais par Hachette en 1919, est le seul à mettre en scène un épisode scabreux avec le désir incestueux qu’Harry Killer éprouve pour sa sœur6… Verne et ses illustrateurs semblent donc avoir été sages comme des images face au « père » Hetzel. Néanmoins, ce sont des hommes et ils donnent une traduction très masculine de la sexualité ou de ce qui en approche. Chastes couples et embrassements familiaux Les femmes sont présentes chez Verne, même si on les oublie souvent. Même si l’on a répété maintes fois qu’elles étaient absentes ou secondaires. Et ces femmes apparaissent dans les illustrations parce qu’elles forment des couples avec les héros masculins. Ce qui frappe d’abord dans la représentation de ces couples, c’est leur chasteté absolue. Les couples, toujours, sont représentés en chien de faïence, à l’image d’Helena et Olivier dans la dernière illustration du Rayon Vert. Sur les gravures, l’amour se fait souvent avec les yeux. Les amoureux adoptent une position de chien de faïence parfois poussée à l’extrême. Ainsi de Grauben et d’Axel dans les deux illustrations qui les représentent au début du Voyage au centre de la terre. Représentés, seuls, dans un décor quasiment similaire de vitrines de minéraux qui établit un lien entre eux, ils sont tournés l’une vers la droite, l’autre vers la gauche comme les deux éléments distincts d’une 6 Le roman paraît en 1919 après le rachat de la maison Hetzel par Hachette. Précisons que la morale est presque sauve puisqu’Harry Killer ignore qu’il désire sa propre sœur… mais Œdipe aussi ignorait son crime !



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même paire, le couple. Elle fait le ménage tandis que lui fume sa pipe. On trouve quelques scènes d’embrassement mais elles ne concernent jamais les couples amoureux. Elles sont toujours la manifestation de la tendresse familiale comme dans le dessin de Roux pour L’Épave du Cynthia qui montre Madame Durrien saisir Erik par le cou tandis que la légende annonce : « Mon fils !... vous êtes

mon fils. »7 Les retrouvailles des couples, même pleine d’effusion, mettent en scène le moment qui précède l’embrassement. La dernière illustration de Benett pour Les Tribulations d’un chinois en Chine montre Kin-Fo se précipitant vers Lé-ou, bras tendus, robe au vent, prêt à l’enlacer mais irrémédiablement séparé d’elle par la fixité de l’image, comme la paire de portraits, au-dessus de leur tête, qui se font face à jamais en chiens de faïence8. 7 L’épave du Cynthia, Jules Verne & André Laurie, 1886, Hetzel, pp. 324-325. 8 Les Tribulations d’un chinois en Chine, Le Livre de poche, p. 334 (reproduite ici p.39)


Une illustration, une seule, dans l’ensemble du corpus vernien, montre l’image d’un baiser fougueux. Étrangement, c’est aussi une scène de retrouvailles entre un père et sa fille. Le texte qu’elle accompagne ne fait pas partie des Voyages extraordinaires : il s’agit du Comte de Chanteleine. Cette illustration de Foulquier pour le chapitre XII, Le départ, s’accompagne de la légende : Le retour du comte. Mais quelle représentation ! Tout dans cette image traduit le baiser amoureux, et pourtant, il n’en est rien… comme si les seuls baisers que l’on puisse montrer, même si on les rend comme ici plus qu’équivoques, sont ceux des parents pour leurs enfants. La tendresse amoureuse n’est pourtant pas absente des gravures. Dans Le Superbe Orénoque, George Roux dessine Jeanne pressée contre Jacques9 : vision sexiste du couple et de la femme qui repose sa tête sur l’épaule de son aimé, tend vers nous un regard comblé, plein de joie, tandis que l’amant plus distant discute avec un autre homme et tient sobrement la main de sa partenaire. Une vision d’homme que traduit la représentation du corps féminin dans l’ensemble des gravures. La nuque des blanches et le ventre des indiennes Les femmes dans les gravures des Voyages ne sont pas représentées, ni érotisées de la même manière selon qu’elles sont blanches ou indigènes.

taille fine et la croupe généreuse. Souvent dessinées de dos, elles dévoilent leur nuque, comme dans ces illustrations de Benett et de Roux pour Clovis Dardentor et Le Testament d’un excentrique :

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9 Le Superbe Orénoque, Jules Verne, 1898, Hetzel, p. 409.

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L’érotisation du corps des blanches passe par le vêtement ou la posture. Les jeunes femmes répondent aux canons esthétiques du XIXe siècle : les corsets, que dissimulent leurs robes, leur font la


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Benett se fait l’interprète des mots de Dardentor : Et Melle. Louise… délicieuse dans son costume de touriste !... Roux traduit ceux du narrateur : Jovita Foley, charmante en costume de demoiselle d’honneur. La séduction qu’exerce le corps féminin, tant dans le texte que dans les images, reste discrète et bienséante, l’érotisation est légère et pourtant indéniable : aux adjectifs délicieuse et charmante répondent ces deux postures féminines qui mettent en valeur la taille et la nuque alors que les légendes font mine de ne rien voir ! Quant au corps dénudé, il est exclusivement celui de l’étrangère, de l’Autre. L’exemple d’Aouda dans Le Tour du Monde en quatrevingt jours le démontre parfaitement. Lors de sa première apparition Aouda est l’indienne, l’Autre, l’indigène. Aussi Benett s’autorise-t-il à dévoiler son ventre comme il le fait, d’ailleurs, pour toutes les indiennes qu’il dessine. Mais lorsque Aouda devient la compagne de voyage de Fogg, lorsqu’elle devient l’objet de son désir, lorsqu’elle s’européanise, c’est-à-dire lorsqu’elle devient le Même,


elle est vêtue comme les femmes blanches. La nudité dans les illustrations des Voyages est toujours indigène et ce quelque soit le sexe. Ici, l’altérité de l’indigène justifie le nu, comme ailleurs, avec la mode de l’Orientalisme ou l’expansion coloniale, elle le justifie en peinture ou dans les photographies dites « ethnographiques » qui permettent aux occidentaux de se rincer l’œil et d’avoir bonne conscience10. En cela, les illustrateurs sont parfaitement de leur siècle.

10 On lira à ce sujet les travaux d’Eric Savarese et Gilles Boëtsch, « Le Corps de l’Africaine. Érotisation et inversion », Cahiers d’Études africaines, 153, XXXIX-I, 1999, pp. 123-144.

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Deux illustrations de George Roux viennent appuyer ce regard occidental et colonialiste. Elles dévoilent ce qu’on appelait pudiquement au XIXe siècle la gorge des femmes. Ces seins exhibés appartiennent respectivement aux maoris des Histoires de Jean-Marie Cabidoulin et à une africaine du Village Aérien :

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Ces seins nus possèdent une puissance érotique très forte dans une période où la pudeur fait force de loi. On est face à la même justification hypocrite de la représentation du nu en peinture et en photographie : c’est parce que ces femmes sont primitives, non civilisées qu’elles sont nues et qu’on peut sans craindre de se voir censurer les représenter ainsi. Mieux l’argument est même d’ordre moral puisque les malheureuses sont dans cet état d’innocence d’Adam et Eve avant le péché originel. Il n’y a donc pas de mal à les dénuder de la sorte…

La posture lascive d’Amasia, Nedjeb à ses pieds, rappelle nombre de tableaux orientalistes qui font de la « mauresque » ou de la « turque » un objet de désir. C’est dans la même atmosphère orientaliste de L’Archipel en feu, qu’on rencontre un détail amusant et équivoque. Sur le costume d’une des femmes de service à laquelle s’adresse Albaret un élément de costume mêle ventre et poitrine :

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Dans Kéraban le têtu, les gravures de Benett se mettent à la mode de l’Orientalisme. La planche qui présente Amasia pourrait trouver sa place dans les Mille et une nuits, texte érotique s’il en est (< ci-contre).

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Les gravures s’inscrivent donc parfaitement dans l’histoire de l’érotisme au XIXe siècle : vision masculine, phallo-centrée, et érotisation du corps de l’Autre que sont les femmes orientales et africaines. Descendre dans la grotte et tirer un coup de canon Un lieu et un objet vernien ont suscité, plus que les autres, des lectures psychanalytiques et crypto-érotiques : la grotte et le canon. Ces deux motifs mériteraient de plus amples développements mais, nous voulons monter que les gravures justifient, parfois, ces lectures plus discutables que d’autres, il est vrai, plus historiques et documentées. Une grotte et un canon suffiront à la démonstration.

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Cette gravure s’inscrit entre deux tableaux avec lesquels elle semble dialoguer. Et le hasard des dates ne trompe pas : Voyage au centre de la Terre paraît en effet deux ans après Le Bain Turc d’Ingres auquel cette illustration d’ouverture emprunte la forme en tondo et deux ans avant L’Origine du monde de Courbet dont

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La grotte la plus vaste que les voyageurs verniens explorent est celle de Voyage au centre de la Terre. Ce voyage régressif, qui révèle que les entrailles de la terre renferment la genèse du monde et de l’homme, s’ouvre par une illustration en tondo :


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elle anticipe le titre. Car, par cette ouverture en forme de trou de serrure, ce que nous donne à voir Riou, ce sont bien les origines du monde. Le plus important, le plus impressionnant des canons verniens, c’est bien évidemment la Columbiad. On peut rester sceptique face à la lecture crypto-érotique de Marc Soriano11 mais les illustrations des deux premiers romans du cycle du Gun-Club semblent la justifier et, peut-être, ont-elles même contribuées à la fonder. Il est, en effet, un élément indéniable qui place au centre de ces illustrations une dimension phallique. C’est la gravure de l’observatoire de Cambridge, Massachussets. Car, quel est donc cet observatoire ? Cambridge, Massachussetts, ne connaît qu’un observatoire et cet observatoire est celui de l’université d’Harvard. Il existe une gravure de cet observatoire en 1852 et la comparaison avec l’illustration du roman laisse songeur: L’observatoire dessiné par Henri de Montaud (p. 49) est un observatoire fantasmé qui n’a rien à voir avec l’observatoire réel. Sa forme plus que suggestive est à mettre en liaison avec les autres illustrations. La vue de la Lune dont le cratère principal évoque un anus, les canons démesurés comme le canon idéal de Maston, nombre de signes placent les illustrations du côté de l’équivoque. Michel Ardan est représenté dans des poses efféminées, poses qu’on retrouvera dans les illustrations de Bayard et de Neuville pour Autour de la Lune. La Lune, c’est bien cette féminité inaccessible que les hommes peuvent approcher mais jamais atteindre, une féminité dangereuse et contaminante qui fait disparaître les mâles 11 Marc Soriano, Jules Verne (le cas Verne), Julliard, Pairs, 1978, pp. 164-165.


ou les transmutent en caricature de femelles12. C’est bien pour cette raison que ces illustrations entre en résonance avec celles du Château des Carpates. Franz perdu dans le château se retrouve sous une ogive qui évoque la forme de l’obus de la Columbiad. À la poursuite d’une femme qu’il n’atteindra jamais, il est à destination de la lune puisqu’il deviendra « lunatique » au sens anglais, c’est-à-dire fou. L’explosion du château, elle aussi, fait référence à l’image de l’obus éventrant l’observatoire comme pour dire, dans les deux cas, que la féminité est inaccessible et qu’à vouloir l’atteindre on s’expose à des dangers bien plus grands que ceux auxquels se confrontent les héros verniens dans leurs aventures.

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12 On observera à quel point les illustrations féminisent les attitudes des trois hommes, particulièrement d’Ardan, plus ils approchent de la Lune.

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Nous avons tenté, ici, d’amorcer une lecture de la sexualité et du désir dans les illustrations du corpus vernien. Bien que tracés par la main d’artistes différents, ces dessins ont tous été réalisés par des hommes du XIXe siècle et qui évoluent au sein d’une société hypocrite dans son rapport au sexe et à sa représentation. Une société phallocrate dans laquelle la femme fascine et inquiète. Nous avons peine à trouver le désir dans les romans de Verne alors que ses illustrateurs lui ont donné forme et corps. Peut-être sommes-nous trop sourds au texte vernien pour y voir ce que les dessinateurs y ont lu. Trop sourd comme des élèves peu attentifs à l’implicite et qui lisent la scène du fiacre de Madame Bovary sans s’apercevoir de rien… et on ne peut pas tout


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à fait leur en vouloir, puisque Flaubert ne dit rien et que c’est justement là que réside le tour de force. Relisons donc Verne en prêtant attention à ce silence sexuel…




Alain BRAUT

Chair - Revue Jules Verne n° 38

Les Avatars d’une édition trop dénudée E

n 1993, paraît chez l’éditeur belge Claude Lefrancq le tome 1 d’une bande dessinée intitulée Voyage au Centre de la Terre, dont le scénario est de Luc Dellisse et le dessin de Claude Laverdure.

l’action à la sensibilité moderne ». Ce qui nous vaut de voir le héros Axel épris de la fille du professeur Lidenbrock qui se prénomme Ingrid, prénom sans doute résolument plus moderne que l’original Graüben. Certaines scènes attestent particulièrement de la liberté de l’adaptation, intéressante d’ailleurs.

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Nous n’avons pas connaissance de la parution du second tome à cette date de 1993. Par contre, en 1997, le tome 1 est réédité avec une couverture différente, bien que reprenant la même

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Cette BD met en scène Jules Verne et son éditeur Hetzel, puis l’on rentre dans le roman de Jules Verne en respectant, comme disent les auteurs en préambule, « l’argument du roman, ses personnages et la mythologie sous-jacente ». Ils précisent aussi qu’ils ont « adapté


Alain Braut

scène, et un format légèrement plus petit. Le tome 2 parait également à la même date. Si nous regardons de plus près le dessin de Laverdure figurant sur la page de titre, nous remarquons que pour les deux tomes 1, de 1993 et 1997, le même dessin figurant sur les deux volumes est signé « Laverdure 93 ». Le dessinateur indique par là qu’il a réalisé ce dessin en 1993. Par ailleurs, le dessin figurant sur la page de titre du tome 2 paru en 1997 est signé « Laverdure 96 ». Ce qui tend à confirmer, hypothèse que l’on retiendra sauf si un collectionneur nous apportait la preuve inverse, que ce second tome n’a vu le jour la première fois qu’en 1997. Nous pouvons donc nous interroger sur ce qui a bien pu motiver cette bizarrerie d’édition : quelle raison a empêché la parution du tome 2 en 1993, et pourquoi une nouvelle édition, complète des deux tomes, s’est faite cette fois en 1997 ?


La solution nous est apparue presque par hasard, en feuilletant ces différents albums. Certaines vignettes diffèrent entre les deux tomes 1. En 1993, le héros Axel, après avoir profité de la libre adaptation des auteurs en s’étant autorisé à passer une nuit avec la belle Ingrid, a le plaisir d’en apprécier au petit matin tous les charmes puisque celle-ci est entièrement nue :

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De là à conclure que cet excès de nudité a déchainé une certaine censure chez nos amis belges, il n’y a qu’un pas. Cette anecdote amusante montre bien qu’il est délicat, même cent cinquante ans après la parution de ce roman, de vouloir faire des adaptations qui forcent le trait de l’érotisme, alors que les références en ce sens abondent dans le roman original.

Chair

En 1997, il est moins chanceux, le dessinateur ayant affublé Ingrid d’une chemise de nuit afin de cacher ses seins que tout enfant amateur d’une BD vernienne ne saurait voir !


III > Grivoiseries




Vincent TAVAN

Chair - Revue Jules Verne n° 38

Le Sexe, la science et l’homme Les codes de l’humour grivois dans trois récits

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’interroger sur la sexualité chez Verne, c’est questionner une quasi-absence. Même si Daniel Compère consacre deux pages de son Parcours d’une œuvre au « Sexe », c’est pour remarquer que « les relations amoureuses sont réduites à des échanges de regards et des serrements de mains »1. Ainsi, en mettant à part les polissonneries de la poésie de jeunesse2, force est de constater que la sexualité en tant que telle n’apparaît dans le tissu romanesque vernien que sous une forme allusive, voire elliptique, et qu’elle n’a a priori pas de fonction littéraire dans l’art des Voyages Extraordinaires.

1 Daniel Compère, Jules Verne. Parcours d’une œuvre, Amiens, Encrage, 1996, p. 52.

3 On sait combien J. Verne affectionne les codes et les énigmes dans ses récits.

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2 Le fameux poème « Lamentation d’un poil de cul de femme » est l’illustration la plus éclatante de l’esprit polisson du jeune Verne. Voir, dans ce numéro, p. 89.

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Il paraît cependant pertinent de chercher dans l’allusion sexuelle et la mise en scène drolatique du désir quelques-unes des lois fondamentales de l’écriture vernienne en matière d’aventures et de mise en scène de la science. Partons du constat que la sexualité se manifeste essentiellement à travers une grivoiserie allusive, en apparence réservée à l’amusement de l’auteur et à celui de la part adulte du lectorat. Mais cette grivoiserie cachée, cet humour potache placé sous le signe du jeu, sert un objectif plus large car il repose sur le principe même d’un code à décoder3. Si, au


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premier degré, il s’agit de décoder une plaisanterie à caractère sexuel, un bon mot souvent un peu lourd, le second degré du décodage permet souvent de révéler dans l’allusion sexuelle le fonctionnement interne et secret du récit : interpréter la grivoiserie permet non seulement de mieux cerner les rapports entre les personnages, mais aussi de saisir un discours sur la science, le progrès, le siècle (ce qui constitue le fondement même de l’œuvre de Verne). Afin de démonter que cette sexualité en filigrane en dit donc beaucoup plus que ce qu’elle ne veut bien le dire, trois récits, relevant de différents sous-genres, sont particulièrement pertinents : « Une Fantaisie du docteur Ox », nouvelle satirique et drolatique ; « Aventures de la Famille Raton », conte de fées aux codes revisités ; et Sans dessus dessous, troisième roman de la trilogie du Gun-Club4. Un tel panel permet de monter combien l’allusion grivoise constitue un leitmotiv de l’écriture vernienne. Chimie de la sexualité « Une Fantaisie du docteur Ox », nouvelle publiée seule en 1872 dans le Musée des familles, puis dans un recueil intitulé Le Docteur Ox en 1874, se situe dans une petite ville imaginaire flamande nommée Quiquendone. Dans cette ville, totalement isolée parce qu’absente de la cartographie, la plus grande circonspection est de mise dans la moindre décision politique. En un mot, il ne s’y passe jamais rien, jusqu’à ce que le docteur Ox tente une expérience pour prouver que la société n’est qu’« une question de molécules » (FDO, XII, 129) : sous prétexte d’installer un éclairage public, il anime la ville en y diffusant de l’oxygène et transforme peu à peu ses paisibles habitants en personnages hargneux, prêts à la guerre contre la commune voisine. L’expérience semble être un succès dans la théorie, mais elle aboutit au fiasco : l’usine à gaz 4 Chaque citation de ces récits indiquera le sigle de l’œuvre puis le numéro du chapitre et enfin celui de la page d’où elle est extraite : « Une Fantaisie du docteur Ox » (FDO), dans Contes et nouvelles de Jules Verne, Rennes, Éditions Ouest-France, 2000, pp. 71-142 ; « Aventures de la Famille Raton – conte de fées » (FR), même éditeur, pp. 248-301; Sans dessus dessous (SDD), Toulouse, Éditions Ombres, 2001.


explose ; le docteur Ox et son préparateur Ygène disparaissent. Les Quiquendoniens, calmés, retournent à leur vie lente et paisible, comme si rien ne s’était passé. La présentation de Quiquendone adopte l’allure d’une étude anthropologique des mœurs de ses habitants. Les images fantaisistes et caricaturales de la bourgeoisie flamande confèrent au contexte social de la nouvelle une intention satirique. Ainsi, dès le premier chapitre, Verne fait un véritable résumé de la position géographique, économique, politique et sociale de la ville. Il y ajoute même un commentaire sur le caractère de ses habitants : « Certes, il n’y a aucun mal à dire ni à penser des Flamands de la Flandre occidentale. Ce sont des gens de bien, sages, parcimonieux, sociables, d’humeur égale, hospitaliers, peut-être un peu lourds par le langage et l’esprit.

Ce type de développement consiste en une véritable analyse comportementale, de type anthropologique, du « Flamand » typique. Plutôt que de s’interroger sur la portée d’une caricature qui se pose comme telle, il faut comprendre un extrait comme celui-ci de la même façon que toute la nouvelle, comme une fantaisie, mais une fantaisie au caractère subversif. Si Verne décrit le « Flamand » typique de façon si débonnaire, c’est qu’il faut que ses personnages soient en conformité avec son intention satirique5. Ces personnages, « peut-être un peu lourds par le langage et l’esprit » (FDO, I, 80), attirent déjà la moquerie et le jeu de mots. C’est un véritable humour anthropologique que Verne utilise ici, pour mieux se livrer ensuite à une satire des mœurs de Quiquendone.

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5 Cet humour anthropologique qu’emploie Verne, et qu’il réemploiera dans Le Village aérien par exemple, est à comprendre dans un usage fantaisiste et contestataire. Le « Flamand » est, non pas un archétype xénophobe, mais un personnage intrinsèquement vernien, et fantaisiste.

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[…] Enfin, les Quiquendoniens n’ont besoin de personne. Leurs désirs sont restreints, leur existence est modeste ; ils sont calmes, modérés, froids, flegmatiques, en un mot « Flamands », comme il s’en rencontre encore quelquefois entre l’Escaut et la mer du Nord. » (FDO, I, 80-81)


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Le cadre nécessaire ainsi posé, l’auteur peut mettre à exécution son projet satirique et verser à l’occasion dans la grivoiserie. C’est ainsi le cas à propos justement des us et coutumes amoureuses de la ville, dans un désopilant chapitre, « Où Frantz Niklausse et Suzel Van Tricasse forment quelques projets d’avenir » (FDO, VI, 101-104). Verne se livre, dans une mise en scène bucolique des deux amants, qui se font la cour pendant dix ans avant de se marier, à un savoureux jeu d’allusions tendancieuses autour de la pêche : « – Je crois que ça mord, Suzel, disait Frantz, sans aucunement lever les yeux sur la jeune fille. – Le croyez-vous, Frantz ? répondait Suzel, qui, abandonnant un instant son ouvrage, suivait d’un œil ému la ligne de son fiancé. – Mais non, reprenait Frantz. J’avais cru sentir un petit mouvement. Je me suis trompé. – Ça mordra, Frantz, répondait Suzel de sa voix douce et pure. Mais n’oubliez pas de « ferrer » à temps. Vous êtes toujours en retard de quelques secondes, et le barbillon en profite pour s’échapper. – Voulez-vous prendre ma ligne, Suzel ? – Volontiers, Frantz. – Alors donnez-moi votre canevas. Nous verrons si je serai plus adroit à l’aiguille qu’à l’hameçon. Et la jeune fille prenait la ligne d’une main tremblante, et le jeune homme faisait courir l’aiguille à travers les mailles de la tapisserie. Et pendant des heures ils échangeaient ainsi de douces paroles, et leurs cœurs palpitaient lorsque le liège frémissait sur l’eau. » (FDO,VI, 102-103) Là où le jeune lecteur ne voit qu’un dialogue innocent, Verne s’amuse à glisser des allusions très explicites, telles que le « barbillon » ou la « ligne ». Les deux jeunes gens assouvissent inconsciemment, mais de façon bien consciente pour le narrateur, leur frustration sexuelle par la parole. Cette satire grivoise prend une dimension savoureuse de par l’origine de ces deux jeunes gens, enfants des deux premiers magistrats de la ville. De tels jeux contri-



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buent à la fois à tourner en dérision les mœurs amoureuses de Quiquendone, et à rappeler avec humour la totale et tranquille autarcie flamande. Mais ces éléments vont beaucoup plus loin lorsque sous l’empire de l’oxygène déversé par le diabolique docteur, les habitants vont être en proie à une surexcitation dont Verne s’ingénie à prolonger le caractère sexuel. Ainsi, à l’occasion d’un opéra qui doit se jouer le soir même, les pères des jeunes Suzel et Franz, respectivement bourgmestre et conseiller de la ville, s’entretiennent de leurs enfants. L’allusion devient ici plus qu’évidente : « – Vous irez ce soir au théâtre ? avait dit le matin même le conseiller au bourgmestre. – Je n’y manquerai pas, avait répondu Van Tricasse, et ainsi que notre fille Suzel […]. – Alors mon fils Frantz sera un des premiers à faire queue, répondit Niklausse. – Un garçon ardent, Niklausse, répondit doctoralement le bourgmestre, une tête chaude ! Il faut surveiller ce jeune homme. – Il aime, Van Tricasse, il aime votre charmante Suzel. […] – Ah ! vive et ardente jeunesse ! répliqua le bourgmestre, souriant à son passé. Nous avons été ainsi, mon digne conseiller ! Nous avons aimé, nous aussi ! Nous avons fait queue en notre temps ! » (FDO, VII, 107-108) Dès lors, l’animation de la ville au cours du spectacle peut avoir lieu, et son aspect sexuel sera bien sûr mis en avant. Un acte d’opéra qui prenait auparavant quatre heures tourne à l’hystérie collective sous l’action de l’oxygène déversée dans la salle, et « les andante deviennent des allegro, les allegro des vivace » (FDO, VII, 104) . Ce sont alors les personnages de l’opéra qui vont représenter symboliquement sous les yeux des spectateurs en furie un coït violent et brutal :


« L’andante amoroso : « Tu l’as dit ! / Oui, tu m’aimes ! » n’est plus qu’un vivace furioso, […]. En vain, Valentine s’écrie : « Prolonge encore, prolonge, / De mon cœur l’ineffable sommeil ! » Raoul ne peut pas prolonger ! On sent qu’un feu inaccoutumé le dévore. Ses si et ses ut, au-dessus de la portée, ont un éclat effrayant. Il se démène, il gesticule, il est embrasé… » (FDO, VII, 112)

Féérie de la sexualité Le conte « Aventures de la Famille Raton » fut publiée en 1891 dans le Figaro illustré. Une famille de rats, les Raton, vivant dans la cité fromagère de Ratopolis est sur le point de devenir humaine grâce à la métempsycose, c’est-à-dire une capacité d’évolution méliorative dans l’échelle des espèces. De bons enchanteurs font progresser les êtres sur cette échelle, tandis que de mauvais enchanteurs ont le pouvoir de les faire régresser. Les Raton redescendent alors « l’échelle de la création » (FR, II, 259) par la volonté d’un mauvais enchanteur, Gardafour, au service du prince Kissador. Ce prince désire épouser la jeune Ratine, en transformant sa famille et son fiancé, Ratin, en huîtres. Aidés de la fée Firmenta, les Raton remontent

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6 Je renvoie à ce propos à ma propre contribution : « Le Laboratoire social de Quiquendone », in Jules Verne 8 : humour, ironie, fantaisie, textes réunis par C. Chelebourg, Paris-Caen, Lettres Modernes-Minard, « Revue des lettres modernes », 2003, pp. 149-160.

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Une telle parade, furieusement érotique, vient changer le jeu innocent de Suzel et Franz en acte sexuel brutal. Ayant « fai[t] queue », Franz peut contempler en Raoul son double symbolique enfin capable de dépasser le tremblement de sa ligne. Transformant l’innocence tremblante en viol avéré, la mise en scène de l’expérience scientifique dans la nouvelle conduit à interroger la part des molécules dans la société, y compris dans les mœurs amoureuses. Une telle fantaisie drolatique vient jouer le rôle de catalyseur dans le véritable laboratoire social6 que le démiurge insensé Ox entend réaliser à ciel ouvert. Si l’on rit des allusions sexuelles, celles-ci sont là pour dénoncer l’ambition prométhéenne d’une science qui se veut reine jusque dans relations sexuelles.


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l’échelle des espèces, deviennent oiseaux, rats, fauves, singes, puis hommes. Ils arrivent à déjouer les complots de Gardafour et Kissador, et le conte se conclut, de façon traditionnelle, sur un mariage heureux. L’inscription de l’allusion grivoise et sexuelle contribue là encore à faire de cette nouvelle une véritable satire sociale. C’est notamment le cas à travers couple maléfique que forment le prince Kissador, littéralement celui « qui s’adore », et l’enchanteur Gardafour, réputé pour être le plus vil de tous les mauvais génies. Kissador s’attache de façon très autoritaire les services de Gardafour pour parvenir à assouvir son désir vis-à-vis de la jeune Ratine, et se venger du refus de la famille de la céder à un prince plutôt qu’à un roturier, le jeune Ratin. Cette alliance du sorcier au prince figure une association symbolique de la science au pouvoir politique, et ce dans une perspective d’assouvissement pervers. En effet, le désir de Kissador s’éveille de façon troublante : « Voyant Ratine si belle en rate, il se disait qu’elle serait encore plus belle en jeune fille ! » (FR, II, 261). C’est d’un animal des plus repoussants pour l’homme dont Kissador tombe amoureux… Cette présentation d’une science perverse, au service des puissants, répond aux multiples avertissements des Voyages extraordinaires contre les utilisations sociales de la science. Verne accuse, à travers le masque du merveilleux, un certain type de science dévoué aux caprices des dirigeants politiques. En outre, si la vengeance de Kissador est personnelle, elle sert aussi ses intérêts concernant le maintien du peuple animal dans un état de soumission. Ces deux personnages ont donc une fonction dans la délivrance d’un message subversif tapi dans la fantaisie féerique : la science ne saurait être un instrument de progrès social si elle s’associe à un pouvoir autoritaire.


La satire la plus franche, et aussi la plus polissonne, concerne le cousin Raté, personnage malmené durant toute l’aventure, et qui prête à un véritable humour sur la théorie de l’évolution. Comme son nom l’indique, ses métamorphoses seront toutes ratées, incomplètes : chaque fois, sa queue, membre animal par excellence, conserve la trace de son avatar inférieur. Cette trace est toujours choisie de façon à ce qu’elle soit la plus humiliante possible pour le cousin : « Il est vrai, le pauvre cousin prêtait à la plaisanterie. Cette fois, encore, la métamorphose n’avait pas été complète. Il n’était rat qu’à moitié, rat par devant, mais poisson par derrière, avec une queue de merlan, – ce qui le rendait absolument grotesque. Dans ces conditions, allez donc plaire à la belle Ratine, ou même aux jolies autres rates de Ratopolis ! « Mais, qu’ai-je donc fait à la nature, pour qu’elle me traite ainsi, s’écriait-il, qu’ai-je donc fait ? » – Veux-tu bien cacher cette vilaine queue ! disait Madame Ratonne. – Je ne peux pas, ma tante ! – Eh bien, coupe-la, imbécile, coupe-la ! » (FR, VII, 275-276)

Cette variation sur le thème de la queue aboutit à une étonnante scène digne d’une opérette, au moment de la valse concluant le mariage final :

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« Vainement le cousin Raté avait voulu ramasser sous son bras sa queue de baudet, comme les valseuses font de leur traîne. Cette queue, emportée par un mouvement de force centrifuge,

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On ne saurait rendre plus explicite l’allusion sexuelle : la queue de Raté effraie les dames. Par-delà cette grivoiserie, similaire à celles d’« Une Fantaisie du Docteur Ox », ce motif constitue également une attaque symbolique contre la science, par l’intermédiaire des aléas drolatiques de la métempsycose. La tare répétitive de Raté souligne plaisamment les limites de la science face aux caprices de « la nature ». La science ne saurait effacer chez l’individu cet atavisme animal que symbolise la queue de Raté.


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lui échappa. Et alors, là voilà qui se détend comme une lanière, qui cingle les groupes dansants, qui s’entortille à leurs jambes, qui provoque les chutes les plus compromettantes, et amène enfin celle du marquis Raté et de la délicieuse comtesse. Il fallut l’emporter, à demi-pâmée de honte, pendant que le cousin s’enfuyait à toutes jambes, jurant mais un peu tard, qu’on ne le reprendrait plus à se fourrer au milieu des danses ! » (FR, XIII, 294)

Il a beau être devenu homme, Raté est toujours flanqué d’une « queue de baudet », attribut certes volumineux mais encombrant… On ne saurait mieux dire que l’homme reste, sexuellement, ancré dans l’animalité. Au chapitre du dénouement, heureux pour tous, le conteur persiste dans l’accablement de Raté et de sa queue : elle « fait son désespoir. En vain veut-il la dissimuler… Elle passe toujours ! » (FR, XVI, 300) De tels personnages, notamment celui de Raté, sont clairement détournés des stéréotypes du conte de fées. Ce détournement va plus loin que la simple fantaisie d’un écrivain s’essayant à un genre nouveau pour lui : les personnages de cette nouvelle participent d’une satire sociale générale, liée à la symbolique scientifique de la métempsycose. Par l’écriture féerique liée à l’humour potache et grivois, Verne renoue avec un message ambigu sur l’être humain et sur ses capacités d’évolution. Mathématiques sexuelles Sans dessus dessous fut publié par Hetzel en 1889. Il met en scène un groupe de personnages façonnés quelque vingt ans plus tôt dans De la Terre à la Lune (1865), les artilleurs à la retraite du Gun-Club de Baltimore. On les retrouve dans la suite directe de leurs aventures, publiée en 1869, Autour de la Lune. Sans dessus dessous constitue ainsi le troisième roman du cycle du Gun-Club. Dans celui-ci, les artilleurs entretiennent le projet fou d’exploiter les mines de charbon du Pôle Nord en redressant l’axe terrestre.



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Le moyen pour accomplir cet exploit physique est découvert par J.-T. Maston, bouillant secrétaire du club et calculateur hors pair. Il s’agit, une fois encore, de tirer un coup de canon titanesque7. Néanmoins, si un tel coup de canon peut effectivement redresser l’axe de la Terre, et ramener le Pôle Nord sous des latitudes plus accessibles, il provoquera également une série de raz-de-marées et d’assèchements océaniques qui bouleverseront la surface du globe, ce dont se moquent les artilleurs. Ils parviendront, malgré la vindicte mondiale, à exécuter leur projet, mais sans que l’effet escompté ne se produise : le coup de canon ne change rien à la face du globe terrestre. Alcide Pierdeux, un jeune et original savant français, fournit l’explication de cet échec qui réside dans une stupide erreur de calcul de J.-T. Maston. Le roman, dénonçant la soif capitaliste américaine et la science qui la sert, s’achève sur le ridicule des artilleurs et fustige leur volonté de modeler la création divine à leur gré. Ici, c’est dans la symbolique mathématique que Verne s’amuse à de nombreux jeux formels autour de la figure du savant : des allusions sexuelles, et une véritable reconstruction mathématique des lois du désir. Cette symbolique formelle permet en outre de présenter des motifs psychologiques ou diégétiques qui se retrouvent dans le reste du roman. Au détour d’une analyse graphologique, Jules Verne dérape : « ses 6 et ses 9 se paraphaient de queues interminables ! » (SDD, VI, 79), note-t-il à propos de J.-T. Maston. L’écriture scientifique se fait révélatrice du trouble. Mieux, elle devient l’image du corps du savant, ou plutôt extension de son corps. Ces chiffres, qui montrent en apparence la virtuosité, désignent symboliquement une érection incontrôlée du savant. Il s’agit, à nouveau, de « queues ». Celles-ci montent (le 6) et descendent (le 9) tour à tour, au fil des calculs enragés. Il suffit par ailleurs de songer à la symbolique de la position sexuelle dite « 69 » pour se persuader qu’il ne s’agit pas là de « queues » anodines… Maston n’a pas 7 L’idée d’un canon gigantesque avait déjà été employée par les membres du Club pour permettre une liaison entre la Terre et la Lune. Aussi ces artilleurs à la retraite sont-ils toujours obsédés, de façon mégalomaniaque, par leur engin guerrier de prédilection, dont la connotation phallique s’avère évidente…


Les jeux sur quelques termes mathématiques, anodins en apparence, en disent beaucoup sur le fonctionnement du roman, sur le langage de Verne ainsi que sur sa pensée sociale. Dans la présentation du maniement des symboles par Maston, Verne distingue les représentations de « quantités ou grandeurs » (SDD, VI, 79) de celles des opérateurs, qu’il qualifie comme suit : « lignes accouplées ou croisées – elles indiquent les rapports entre les quantités et les opérations auxquelles on les soumet ». L’adjectivation par « accouplées » n’est pas innocente puisque la qualification par « croisées » aurait pu aussi bien la remplacer totalement. Autrement dit, mettre deux participes en position d’équivalence en les nommant tous deux indique pour l’auteur davantage qu’une volonté de précision : si Verne emploie « accouplées », en position synonymique avec « croisées », c’est que cet adjectif lui donne l’occasion d’un jeu terminologique. Pour mieux comprendre la citation, il faut la mettre en parallèle avec la présentation de l’attirance de Mrs. Evangelina Scorbitt8 pour Maston, plus haut dans le roman :

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8 L’allusion sexuelle est ici patente et plus riche que le rapprochement onomastique avec le scorbut. Cette veuve est une Ève-Ange attirée par le corps-la Bite de son cher mathématicien…

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d’attirance pour la « vieille fille » (SDD, IV, 61) qu’est Mrs. Scorbitt, mais sa graphie n’en est pas moins troublée. Il finira d’ailleurs par épouser la riche veuve quand ses chiffres le trahiront. Quand Maston n’a plus goût pour les mathématiques, déshonoré par son erreur grossière, il finit par consentir au mariage. Lorsqu’il se sera « trompé » en mathématiques, il « trompera » enfin sa discipline, et préférera les relations charnelles aux bizarres relations sexuelles qu’il entretient avec son écriture. Bref, à partir du moment où l’écriture lui est impossible, cette écriture qui lui permettait de pallier à la frustration charnelle, il finit par assumer sa virilité. Verne s’amuse ainsi à glisser une allusion sexuelle par le truchement de la forme graphique. Cette allusion apporte, en outre, un indice intéressant quant à l’écriture formelle des scientifiques verniens : par l’esquisse du symbole mathématique, c’est son propre corps que le savant dessine et met en avant.


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« Mrs Evangelina Scorbitt – bien que le moindre calcul lui donnât la migraine – avait du goût pour les mathématiciens, si elle n’en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait comme des êtres d’une espèce particulière et supérieure. Songez donc ! Des têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose à des formules de ce genre : ∫∫∫ p(x y z) dx dy dz Oui ! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations et bien faits pour qu’une femme se sentît attirée vers eux proportionnellement aux masses, et en raison inverse du carré des distances. Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nulle, s’ils pouvaient jamais être l’un à l’autre. » (SDD, IV, 60-61) L’attirance est décrite au moyen d’un vocabulaire scientifique, et Verne s’adonne au jeu humoristique du double sens. Mises en regard, ces deux citations donnent la clé d’un jeu de mots : la relation amoureuse est envisagée comme un rapport mathématiquement opératoire. Mrs. Scorbitt reproduit la fascination vernienne pour la langue scientifique mystérieuse en l’étendant à une fascination amoureuse9. Ainsi, l’assemblage des « lignes » (SDD, VI, 79) sert à former l’opération mathématique, c’est-à-dire à rapprocher les grandeurs, à les accoupler. Le langage mathématique permet à Verne de jouer à nouveau sur le terrain amoureux par le jeu du « rapport » entre « grandeurs », terme qui peut se rapporter à la grande fortune de Mrs. Scorbitt, ou entre « quantités », terme qui rejoint métonymiquement le volumineux Maston dont le nom lui-même comporte une idée de lourdeur. En somme, le langage scientifique permet à Verne d’éprouver le plaisir toujours renouvelé du jeu sur les termes. 9 Verne l’écrit lui-même en conclusion de l’extrait qui nous intéresse : « Enfin, voilà pourquoi Mrs. Evangelina Scorbitt, enivrée de sa gloire, avait pour lui une admiration qui confinait à l’amour. » (SDD, VI, 81).


La description des chiffres du mathématicien entrent en résonnance avec ce rapport selon un décodage poétique. En effet, « ses 7 se dessinaient comme des potences, et il n’y manquait qu’un pendu » (SDD, VI, 79). D’une part, il y a là une claire référence à l’activité militaire et mortifère du Gun-Club. Mais cette image constitue également un clin d’œil intradiégétique au passage dans lequel Maston manque de peu d’être lynché par une foule en colère. Dans cet extrait, le lynchage de Maston est bel et bien prévu, mais sa cellule est trouvée vide, le savant ayant réussi à s’échapper avec la complicité de Mrs. Scorbitt. Ainsi, si la potence, dont la « foule délirante » (SDD, XVI, 180) réclame ensuite l’usage, est déjà prête, il n’y manque effectivement que le pendu, Maston luimême. L’écriture scientifique, comme condamnation sans appel des foules, se retourne contre l’écrivant, à son tour condamné par ces mêmes foules, mais sauvé par l’absence graphique du « pendu ». La langue scientifique se fait l’extension de la justice inique du savant, mais une extension réversible sur son corps même. Et si Maston échappe à la vindicte populaire, il ne pourra s’extraire des griffes du mariage. Ridiculisé à la fin du roman, il ne lui restera plus que Mrs Scorbitt. Or, la langue populaire rapproche souvent le mariage de la pendaison. Maston reste ainsi un pendu en devenir, qui dessine sa propre potence. La moquerie du savant, et surtout la dénonciation de son activité guerrière, est pleinement palpable dans le commentaire de Verne sur la forme de la racine carrée : « Quant au signe √, qui indique la racine d’un nombre ou d’une quantité c’était son triomphe, et, lorsqu’il le complétait de la barre horizontale sous cette forme :

il semblait que ce bras indicateur, dépassant la limite du tableau noir, menaçait le monde entier de le soumettre à ses équations furibondes ! » (SDD, VI, 80)

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Si ce signe est le « triomphe » de J.-T. Maston, c’est que sa forme est l’expression même de son triomphe guerrier, plus précisément

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de son triomphe d’artilleur. La forme de ce signe permet de jouer sur l’analogie avec le canon. Le « bras indicateur », semblable à une extension mécanique du corps de Maston, n’est pas, là aussi, sans connotation sexuelle. L’ajout du bras indicateur est d’abord un indice diégétique quant au moyen que va utiliser le Gun-Club pour exploiter le Pôle Nord. Le langage scientifique est ainsi caractérisé par Verne comme une entreprise sexualisée de soumission. Les équations de Maston deviennent autant de boulets s’abattant sans distinction : des régions submergées, d’autres asséchées, tel serait le résultat de son entreprise, de ses calculs, tel est son déversement sexuel sur le monde. Verne souligne par là non seulement la folie meurtrière d’un savant-satyre mais aussi la dangerosité de la science : ici c’est la racine carrée elle-même, et le flot d’équations qu’elle symbolise, qui exercent une menace sur le monde. C’est le « bras » vengeur du savant, double de sa « queue », qui soumet l’humanité. Ainsi le tracé du symbole mathématique révèle la vraie nature de J.-T. Maston, celle d’un savant à la fois comique et dangereux. L’écriture formelle de Maston est riche de jeux : de l’allusion grivoise à la dénonciation de la science comme outil guerrier, il n’y a qu’une même ligne directrice. Qu’elle se manifeste somme toute dans une fantaisie chimique, une féérie darwinienne ou dans une mathématique romanesque, l’allusion sexuelle chez Verne semble bien davantage qu’un jeu de vieux polisson sur le retour. S’amuser à la grivoiserie dans des récits pour la jeunesse est une chose, toute autre est la volonté de l’inscrire plus largement dans un « jeu sérieux »10 qui nuance les apports positifs de la science à la société. C’est là tout l’art de Jules Verne. eee fgg

10 Selon l’expression parlante de Simone Vierne : Jules Verne. Mythe et modernité, Simone Vierne, Paris, PUF « écrivains », 1989, p. 73.




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Chair - Revue Jules Verne n° 38

Un humour érotique et scatologique « Quel gros livre, monsieur Cyrus, on ferait avec tout ce qu’on sait ! – Et quel plus gros livre encore avec tout ce qu’on ne sait pas », répondit Cyrus Smith. (L’Île mystérieuse, 3e partie, ch. XIV)

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« Bisexuality certainly occurs in Verne. His father’s excessive severity, including the beatings; his timidity with strangers and yearning for reclusion; his relationship with probable homosexual Aristide Hignard at school, on both major foreign trips, and during collaboration on seven volumes; the double entendres to Hetzel about oral sex ; the evidence of the series of the Extraordinary Journeys, with an absence of desire for

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e conseil qui devrait recommander de la modestie face aux blancs de notre savoir, est parfois pris au pied de la lettre et retourné lorsque les biographes de Jules Verne se penchent sur la vie sexuelle de l’écrivain. Au lieu d’admettre que nos connaissances en cette matière sont bien limitées, l’absence de faits solides inspire à maint auteur bien au contraire toutes sortes de spéculations, souvent contradictoires. Ainsi, plusieurs filles naturelles ont été attribuées au romancier alors que d’autres auteurs voient en Verne un homosexuel (éventuellement latent, ce qui permet de se ménager une porte de sortie), un pédophile ou un bisexuel, allégations gratuites puisqu’elles ne peuvent ni être prouvées ni réfutées de manière définitive. Mais ce qui est assuré, c’est qu’elles contribuent à attirer la curiosité du public :

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women and indeed of attractive women, but with much obscene ribaldry between the men; the probability that Verne fathered only one child – all implies that a homosexual streak may have permeated his character.1 » Ce passage, placé dans l’introduction d’une biographie pourtant prometteuse de Jules Verne, ne rassemble que des suppositions, des on-dit, des interprétations douteuses et des rapprochements quelconques, mais rien de précis et concluant ; des hypothèses sont suggérées et en même temps relativisées ou délayées par le choix du vocabulaire ; ce qui reste, c’est une impression brumeuse : c’est ainsi que fonctionnent les rumeurs et le sensationnalisme. Il va de soi que l’hypothèse de l’homosexualité n’a rien de scandaleux en elle-même, c’est le traitement irréfléchi du sujet qui me paraît au moins inapproprié. Pourquoi la timidité est-elle un indice d’homosexualité ? L’homosexualité prétendue, seraitelle forcément la conséquence (ou la condition préalable) d’une collaboration littéraire/musicale, surtout quand celle-ci se porte « sur sept volumes » ? À remarquer que strictement rien ne nous permet de dire qu’Hignard ait été homosexuel2, et même si cela 1 William Butcher, Jules Verne. The definitive biography. New York : Thunder’s Mouth Press, 2006, p. XXV; 2e edition revue, Acadian, 2008, p. XX (passage identique à deux mots près, « double entendre » étant remplacés par « innuendo ». « La bisexualité est certainement un élément occurrent dans la vie de Verne ; la sévérité excessive de son père, qui incluait des flagellations ; sa timidité envers les inconnus et son désir de s’isoler ; ses relations avec Aristide Hignard – qui était probablement homosexuel – à l’école, lors de ses deux voyages principaux à l’étranger et durant la collaboration à sept ouvrages ; ses mots équivoques adressés à Hetzel, concernant des rapports sexuels oraux ; l’évidence d’une absence de désir émotif envers les femmes dans une grande partie des Voyages extraordinaires, alors qu’on y trouve un penchant très réel pour les femmes attractives bien sûr, mais en concurrence avec de nombreuses paillardises obscènes échangées entre hommes ; la probabilité que Verne n’ait engendré seulement qu’un enfant – tout ceci donne à entendre qu’un brin d’homosexualité peut avoir empreint sa personnalité » 2 En tout cas, Hignard était marié comme un de ses élèves, le Marquis d’Ivry (1829-1903), le fait entendre dans une lettre publiée dans Le Gaulois du 27 juillet 1898, p. 3 : « Les dernières années de mon cher maître, paralysé depuis 1893, eussent été beaucoup pénibles sans l’admirable femme pour qui faire du bien est la carrière de toute la vie. C’est grâce à elle qu’il vivait et qu’il s’est éteint dans la


eut été le cas, ce penchant n’a jamais été contagieux… quoi que prétendent certains bigots, et même lorsque des amis séjournent à deux reprises à l’étranger ! Pour combler les lacunes laissées par la biographie, l’on s’adonne à des interprétations quelque peu licencieuses, trouvées dans des passages isolés des romans ou nouvelles, certes amusantes mais qui n’apportent strictement rien à la compréhension des œuvres3 – au moins selon l’auteur de ces lignes qui avoue que même les lectures sexualisées du Voyage au centre de la Terre n’arrivent pas à stimuler ses fantaisies érotiques.4 Ou bien ces interprétations sont tellement générales qu’elles se perdent dans l’abstraction (identification de la femme avec la Terre, la mer ou une île – au choix ! En revanche, tout objet érigé ou tubulaire est bien évidemment phallique, de même que chaque –k– dans la dénomination vernienne confirmerait l’omniprésence des queues…). Dans une étude linguistique sur deux traductions anglaises du Tour du monde de quatre-vingts jours (dues à William Butcher et Michael Glencross), Kieran O’Driscoll a démontré comme la fixation du premier sur l’identité homo-

3 Citons en guise d’exemple « l’arbre éjaculateur » trouvé par Olivier Dumas dans « Le secret du Village aérien » (BSJV n° 166, 2008, pp. 45-50) ou l’interprétation de De la Terre à la Lune par Marc Soriano (« Jules Verne auteur érotique ? », repris in Europe n° 909-910, janvier-février 2005, pp. 137-140). J’ai commenté un autre exemple (relatif aux pieds de Phileas Fogg) dans mon article « Problèmes et tabous de la biographie vernienne », in María Pilar Tresaco et al. (éd.), De Julio Verne a la actualidad : la palabra y la tierra. Prensas de la universidad de Zaragoza, 2013, pp. 113-119.

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4 Dernière publication : Voyage au centre de la Terre-mère par Michel SanchezCardenas. Albin Michel, 2005.

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douceur de cette jolie maison de Vernon, au milieu des fleurs et des beaux arbres, soigné jusqu’au bout par la plus dévouée des compagnes. Après cinq années de soins incessants, Mme Hignard, à bout de forces, mais sa tâche terminée, a rejoint son mari au bout de trois semaines. » Avouons que si cette union touchante n’est pas une preuve irréfutable de son hétérosexualité, elle constitue un indice qui devrait être pris en compte.


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sexuelle de Jules Verne tend à accentuer des passages ambigus pour leur imposer dans sa version une interprétation sexuelle univoque – avec des résultats plus ou moins convaincants.5 L’article d’O’Driscoll est en tout cas le premier à discuter sérieusement et sans préjugé les prétendues insinuations sexuelles attribuées à Jules Verne. Les notes de travail de l’écrivain contiennent relativement peu de remarques sur la sexualité et se rapportent presque entièrement aux femmes, d’une manière il est vrai assez chauviniste.6 Citons parmi les plus explicites celle-ci : « Les femmes sont fondamentalement chastes et monogames. Leur plus grande affaire est la maternité. Elles ont plus de sexualité que de l’érotisme. » Que l’on note la différenciation ! Une seule remarque détonne de l’ensemble : « De même qu’on a géométrie ou espace à 4 dimensions, on peut imaginer humanité et société à 3 sexes. » Cette idée n’a rien de moralisateur comme on pourrait s’attendre au XIXe siècle, mais émet sèchement une hypothèse dérivée d’une analogie (plus ou moins logique). Elle fut relevée par Verne dans un journal non identifié et est jusqu’à présent la seule preuve tangible qu’il s’est intéressé à l’homosexualité (de même qu’il s’est intéressé à toute sorte de sujets différents) ; mais de là conclure qu’il aurait fait une déclaration personnelle, voire intime irait trop loin et serait méconnaître la nature de ses notes. Il y a tout de même quelques textes où Jules Verne s’exprime d’une manière très directe sur des choses que ses contemporains pouvaient considérer comme indécentes.7 Le présent article 5 K. O’Driscoll, « Around the World in Eighty Gays : Retranslating Jules Verne from a Queer Perspective » in Dries de Crom (dir.) : Translation and the (Trans)formulation of Identities. Selected Papers of the CETRA Research Seminar in Translation Studies 2008, Leuven, 2009, 31 p. Texte accessible en ligne : http://arts.kuleuven.be/cetra/papers/files/odriscoll.pdf 6 Les deux exemples suivants sont extraits du dossier Notes, conservé aux Bibliothèques Amiens Métropole, collection Jules Verne, MS JV 22, f° 18 et 4. 7 Citons la nouvelle Le Mariage de monsieur Anselme des Tilleuls (vers 1855) et la poésie encore inédite La Seringue (écrite vers 1850), 60 vers parodiant la première scène du premier acte d’Esther, de Racine.


Une lettre de Verne à son éditeur va dans le même sens, plaçant la morale d’Hetzel-Stahl et la pruderie prétendue des Verne dans une perspective inattendue :

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8 Mozarts Bäsle-Briefe, éditées et commentées par Joseph Heinz Eibl et Walter Senn, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1978.

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n’a d’autre prétention que de reproduire et de commenter trois documents qui font preuve d’un humour érotique ou scatologique, ou des deux à la fois ; la (re)publication des deux premiers se justifie parce que leurs publications originales sont difficilement accessibles (et mal transcrites), celle du troisième parce qu’il s’agit d’un petit bijou inédit. Il est curieux de voir que les deux premiers combinent problèmes anaux (dont Jules Verne souffrait au moins dans sa jeunesse) et sujets érotiques, d’une manière qui peut surprendre aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier que la vue de la sexualité n’ait pas uniquement changé – et ne cesse pas de changer – pour des questions d’ordre moral et esthétique, mais qu’elle est aussi le résultat d’une autre conception de l’hygiène qui n’a commencé à s’établir que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux lettres que Mozart a adressées à sa cousine Maria Anna Thekla8, missives ou exercices de style dont l’humour en matières analérotiques va bien plus loin que celui de Verne. Comme les auteurs de l’édition signalée l’ont démontré, il convient de ne pas confondre la pratique sexuelle réelle avec le jeu verbal, les calembours permettant d’aborder d’une manière amusante et ludique des sujets scabreux et de transgresser des tabous.


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« Mon cher Hetzel, J’ai reçu votre bonne lettre ! J’ai reçu votre fameuse charade ! Foirade !! Voilà le mot. Il a été enlevé ici. Vous avez affaire à des gens qui passent leurs soirées à faire des bouts rimés ou des rébus, et dont l’esprit se lancent volontiers dans les mots – non pas polissons, mais « cochons » !! Aussi le vôtre a-t-il eu grand succès.9 » Cette déclaration et de nombreuses lettres envoyées par le jeune Jules Verne à ses parents sont un démenti formel à une déclaration ultérieure de son neveu Raymond Ducrest de Villeneuve qui tient à protester contre un bruit qui paraît avoir couru à Nantes : « Une remarque en passant – A Nantes, la Famille et Jules Verne surtout avaient une réputation de gauloiserie passant parfois les bornes de la bienséance. Quelle exagération ! Esprit Gaulois, peut-être, très français en tout cas et toujours de bon aloi, et loin de mériter les quelques appréciations peu flâtteuses [sic] qu’on trouve dans le volume que nous suivons10 ; le Grand’Père et la Grand’Mère étaient la correction même et n’auraient supporté aucune inconvenance, l’affectueus (sic) respect qu’on leur portait aurait suffi d’ailleurs à en écarter toute idée.11 » Le premier des trois documents suivants, une lettre très personnelle de Verne à un ami, a déjà été publié par Marc Soriano qui remarque à juste titre : « Ce document n’est pas facile à utiliser. 9 Nantes, 5 février 1869, Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), tome I, Genève, Slatkine, 1999, p. 96. 10 L’auteur parle de la biographie publiée en 1928 par Marguerite Allotte de la Fuÿe. 11 R. Raymond Ducrest de Villeneuve : souvenirs dactylographiés sans titre, 1930, d’après une copie conservée au CIJV (n° 20283), p. 81. Nous respectons l’orthographe de l’auteur.


L’erreur la plus grossière ce serait évidemment de le prendre à la lettre. Il faut faire part de la plaisanterie, ou plus exactement du ton, du tour d’esprit qui ont cours dans le groupe de jeunes artistes et qu’ils utilisent volontiers comme signe de reconnaissance. »12 Depuis cette publication, de nouveaux faits nous permettent de la reposer dans son contexte. Elle a été adressée par Jules Verne à son ami Ernest Genevois (1828-1898), récemment retourné après avoir terminé ses études à Nantes où il s’est établi comme avocat. Le 5 septembre 1854, Jules Verne lui avait envoyé une première lettre où il s’était moqué de l’annonce d’Ernest qu’il voudrait se marier, de son embonpoint qui ne se ferait plus attendre, de même que de l’inévitable état d’être cocu : « Mais ne te marie pas ! c’est, je crois, le seul moyen de ne pas être cocu, et encore ! »13 Les plaisanteries paraissent avoir été mal goûtées par Genevois qui avait riposté par une missive aigrelette (non retrouvée) – à laquelle Jules répond par la lettre suivante, peut-être à la même date du 25 novembre où il adresse à sa mère « une de ces inqualifiables lettres qu’on ne devrait lire qu’aux latrines et en se bouchant le nez »14 :

13 « Jules Verne à Ernest Genevois dit Taboury », in BSJV n° 151, 2004, pp. 10-13. Lettre présentée par Olivier Dumas. L’original se trouve également à Nantes, MJV B234. 14 À Sophie Verne, in Olivier Dumas, Jules Verne, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 362.

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12 M. Soriano, Jules Verne. (le cas Verne), Paris, Julliard, 1978, p. 70. La lettre est reproduite, avec une vingtaine d’erreurs, aux pages 68-70.

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« Samedi Bravo, mon vieux, ta charmante lettre m’a enthousiasmé ; je serai cocu ; vive le cocuage ; je n’ai d’autre différence avec les maris de toutes classes que de m’y être parfaitement attendu avant de me marier. Non, Ernest, je ne te dirai point : mais je ne me marie pas ! Ernest, je te dirai, à toi, qui prétends que je serai cocu, je m’en fous pas mal ! C’est autant de besogne d’épargnée ! L’amant d’une femme mariée économise un domestique et deux femmes de chambre à son mari ; l’amant d’une femme mariée rapporte mille écus net au ménage. C’est le factotum, le patito, du foyer domestique, et il faudrait avoir quarante mille livres de rente au moins, pour regretter une pareille fortune, c’est comme un théâtre qui se plaindrait d’être subventionné. C’est que tu as oublié une chose, Ernest, et tu as commis une erreur grossière au milieu des grandes vérités que tu m’as déduites ; je ne me coifferai point de la première petite fille qui aura des yeux et de la gorge, si sa gorge n’a pas des espérances, et si ses yeux n’ont pas le sou ! La poitrine c’est quelque chose, je l’avoue, quand on en est près ; mais c’est moins que rien dès qu’on s’en trouve seulement à des centaines de lieues, car je n’ai pas la prétention que ma femme ait de la gorge de Quimper à Lonsle-Saunier15. J’aimerais mieux même, qu’elle n’eût qu’un téton et une métairie de plus dans la Beauce, une seule fesse et de gras pâturages en Normandie. Voilà comme je suis : un mâteau16 et un cœur. D’un autre côté, Ernest, tu dis que toutes mes conquêtes, se sont foutues de moi ; eh bien, où serait le plaisir sans cela ! Balzac, l’a dit et prouvé : il vaut mieux être quitté par une femme que de la quitter ; tâche de faire comprendre cela aux jeunes gaupes que tu honores de tes bontés ; 15 Pour : Saulnier. 16 Peut-être pour : marteau (être marteau = être fou, en argot parisien)


Tu as l’air de croire aussi, que je ne fais pas de conquête ! – ingrat, va ! – as-tu donc oublié les meilleures maisons de la rue d’Amboise ou de la rue Monthyon [sic], où je suis reçu comme l’enfant gâté (qu’est-ce que je dis), l’enfant pourri de la famille ; n’y suis-je pas aimé pour moi-même, quand je trouve l’occasion d’y égarer quelques louis ; eh, mon ami crois-tu donc que l’argent soit le seul mobile de ces affections pures ! non sans doute, et le jour, où je me présenterais dans ces chastes intérieurs n’ayant pas le sol, on me ficherait à la porte, et on aurait raison ; tu vois donc bien, que j’ai fait des conquêtes tout comme un autre.

Et puisque je parle de la tribune, j’en arrive naturellement à l’éloquence ; de l’éloquence à l’avocat, il n’y a que la main… de papier sur laquelle il écrit, corrige, rature, et rate des discours improvisés.

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Je relis ta lettre, et j’y rencontre des effets de style fort bien réussis, je t’en complimente ; cela promet pour la tribune.

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A l’avocat je dirai donc : tu fais des phrases dans ta lettre ; ceci-posé ; je vais te confier un nouvel argument de cour d’assise[s], qui est neuf, et que j’ai trouvé. On a remarqué que presque tous les crimes étaient commis par des gens constipés ; en effet rien de plus bénin qu’un homme qui a le dévoiement ; si donc tu prouves jamais que ton client avait la chiasse au moment du crime, du démontreras17 forcément qu’il ne l’a pas commis. Le moyen de prouver qu’il foirait est d’examiner ses matières, et de les faire passer devant messieurs les jurés par l’huissier de service, – je te confie cela en secret ; uses-en modérément. Maintenant, si tu me demandes pourquoi je te parle ainsi, je te répondrai. Tu m’accuses de prendre des lavements ; or du lavement à la foire, il n’y a que la main… de papier nécessaire à l’étancher, il faut donc en conclure que j’ai ordinairement le dévoiement ; qu’est-ce que cela prouve ? que j’ai le caractère naturellement faible comme une colique et facile comme une diarrhée ; qu’est-ce qu’il faut de plus pour faire le bonheur d’une femme, et même de deux ? Aime donc une jeune épouse, qui aura puisé se[s] principes au livre de la Sagesse, ne s’effrayera pas de trouver une seringue dans la corbeille de mariage, surtout, si elle est enrichie de diamants ; elle la fera plutôt monter en épingle, car ce sera l’assurance de son bien-être à venir. Ne médisons donc point des gens qui ont le dévoiement ; le père Dumas foire depuis 18 ans et il est tout de même le père Dumas. Je me lavemente avec force pendant ces temps derniers ; car il s’agit de remédier à un inconvénient grave ; 17 Mot corrigé sur : prouveras.


On a découvert que mon derrière ne fermait pas bien ; il laisse passer le vent et on va lui mettre des bourrelets. Je te serre le tien Jules Verne18 »

18 Transcription vérifiée sur l’original conservé à la Bibliothèque municipale de Nantes (MJV B17). Nous avons strictement repris l’orthographe particulière de l’auteur, toutes nos adjonctions figurent entre crochets. 19 « Édition revue, corrigée, complétée de nombreuses PIÈCES NOUVELLES INCONNUES ET INÉDITES », A Bruxelles, 1881, pp. 51-54. La première édition de cette publication éditée par Poulet-Malassis date de 1866.

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Le même amalgame d’analité et de sexualité se retrouve dans une poésie anonyme qui n’a pas encore pu être attribuée à Jules Verne avec certitude. Publiée en 1881 dans Le Nouveau Parnasse Satyrique du dix-neuvième siècle pour faire suite au Parnasse satyrique19, son texte est précédé d’une note qui ne laisse pourtant aucun doute sur l’identité de son auteur. Le publiciste Paul Eudel (18371911), collectionneur d’argenterie et bibliophile, qui connaît Jules Verne depuis juin 1861,

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ne paraît pas mettre en doute l’authenticité des Lamentations d’un point de cul de femme : « Dans le genre égrillard […] une autre poésie de Jules Verne, publiée sous le voile de l’anonyme dans le Parnasse satyrique du XIXe siècle, par O. de Gourcieff20, est d’un érotisme très accentué. Dans cette gaieté, comme on disait au temps de Ronsard, se trouve une allusion à la guerre de Crimée qui permet de la dater de l’année 1855 ou à peu près. »21 La paternité littéraire de Jules Verne me paraît possible d’autant plus que le ton de cette poésie ressemble beaucoup à celui d’une lettre adressée à sa mère où il adopte la perspective de son nez22. Le texte fut repris en 1979 par Francis Lacassin dans le recueil Textes oubliés (éd. 10/18), mais avec quelques erreurs. Nous le reproduisons, précédé toutefois par quelques vers de Charles Baudelaire, écrits en 1864, à Bruxelles et extraits de la même publication (p. 61), pour saluer en passant l’éditeur Pierre-Jules Hetzel : 20 Nom non retrouvé. Peut-être s’agit-il de Comes de Gourieff, un Belge qui reste à identifier. 21 Paul Eudel, Figures nantaises, 1e partie, Rennes, Imprimerie de L’Ouest-Éclair, 1909, p. 195. 22 31 décembre 1852, in O. Dumas, op. cit., p. 326.


OPINION DE M. HETZEL SUR LE FARO

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« Buvez-vous du faro23 », dis-je à monsieur Hetzel ; Je vis un peu d’horreur sur sa mine barbue. « Non, jamais ! le faro (je dis cela sans fiel). C’est de la bière deux fois bue. Hetzel parlait ainsi dans un café flamand, Par prudence sans doute, énigmatiquement Je compris que c’était une manière fine – De me dire : « faro ; synonyme d’urine ! »

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23 Une bière sucrée brassée à Bruxelles et dans ses environs.


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La morale de cette poésie – car il y en a bien une – correspond à celle du motif de vana gloria, très présent dans l’œuvre vernienne et qui la marque même du début jusqu’à la fin. Elle se retrouve dans la dernière pièce, inédite jusqu’à présent, que Jules Verne a conservée avec une trentaine d’autres œuvres, scénarios et esquisses, dans un dossier intitulé Varia dont les divers éléments ne sont pas tous de sa main.24 L’Étron et le dévoiement est par contre bien de Jules Verne car la petite fiche de 8 x 13 cm porte sur le recto un premier jet écrit et corrigé au crayon et sur le verso la version définitive, écrite au crayon et repassée à l’encre. D’après l’écriture on peut fixer la rédaction aux environs de 1890. Sans allusions sexuelles évidentes cette fois, il s’agit d’une parodie grinçante de la fable 24 Texte reproduit avec l’aimable autorisation des Bibliothèques d’Amiens métropole, collection Jules Verne, JV MS 19. On y trouve aussi une chanson de Jules Lorin (vers 1825-1853), ami de Jules Verne, et le célèbre sonnet L’Amour caché par Félix Arvers (1806-1850).


de La Fontaine, Le Chêne et le roseau. Empreinte d’un humour noir digne de Jonathan Swift, cette « fable » ne laisse plus aucune place à la suffisance humaine. Considérés comme impubliables du vivant de leur auteur, ces vers ont gardé toute leur saveur et leur originalité.

L’ÉTRON ET LE DÉVOIEMENT. – FABLE.

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Sur le bord d’un fossé, foireux, jaunâtre et laid, Un pauvre dévoiement tristement s’étalait. Il semblait faire appel à la pitié publique. Sur un fossé voisin, superbe, magnifique Un bel étron, déposé récemment Dressait son front fumant. Il n’avait que mépris pour cette humble chiasse Qui lui faisait face, Tout fier d’être sorti d’un rectum bien portant. Un orage survint : Il n’en fallait pas tant ! Les deux fossés se rempliront Les deux merdes se confondront25. Ne prenez donc jamais d’airs fanfarons Fussiez-vous le roi des étrons.

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25 Jules Verne écrit : confonderont.


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Chair - Revue Jules Verne n° 38

Mises en scène « À vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre. » S. Freud1

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u moment où Jules Verne corrigeait son roman, Le Château des Carpathes, il écrivit à Louis-Jules Hetzel : « Je vous renvoie les placards des Carpathes. Je les ai revus avec grand soin. Je pense qu’il n’y a rien qui puisse choquer les lecteurs du Magasin, et j’ai été aussi réservé que possible sur l’histoire du héros et de la cantatrice ».2 Cette assurance peut surprendre de la part d’un auteur qui s’adressait depuis longtemps au public que Pierre-Jules Hetzel lui avait assigné dès leur première rencontre. Mais à la différence des œuvres précédentes, ce texte repose en grande partie sur ces effets d’ombres et de transparences, d’interdits et de révélations dont la scène a le secret et dont les coulisses révèlent la trame. Nous savons ce que le roman de Verne doit aux Contes d’Hoffmann d’Offenbach et à Hoffmann lui-même. Les affinités entre Le Château des Carpathes et le beau roman de Villiers-del’Isle Adam, L’Ève future, ont souvent été commentées3. Nombre 1 Sigmund Freud, « La Création littéraire et le rêve éveillé », Essais de psychanalyse appliquée, trad. de Marie Bonaparte et Mme Marty, Idées Gallimard, Paris, 1973, p. 71.

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3 Voir en particulier Simone Vierne, « Jules Verne et le fantastique », Colloque d’Amiens, II : Filiations-Rencontres-Influences, Paris, Minard, 1980, p. 169-185 ; Daniel Compère, « Le Château des Carpathes de Jules Verne à E.T.A. Hoffmann », Revue de Littérature Comparée, vol. 45, 4, 1971, pp. 594-600 ; Jean-Pierre Picot, « La Morte-vivante et la femme sans ombre », Emergences du Fantastique, Jules

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2 Lettre du 4 mars 1892, Correspondance imédite de de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914) éditée par Olivier Dumas, Volker Dehs et Piero Gondolo della Riva, Genève, Éditions Slatkine, Tome I, p. 166


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d’études se sont aussi penchées sur l’aspect « fantastique mais scientifique » du roman, ou encore sur le rôle central de l’artifice dans les multiples représentations qui se brisent toutes dans un dernier éclat de verre. Mais il y a un côté plus « réservé » de l’œuvre, plus sombre aussi, qui se déroule comme un dialogue avec cette source reconnue mais qui mérite d’être relue, « Le Violon de Crémone ». Il s’agira ici dans un premier temps de lire le roman de Verne à la lumière de ce conte d’Hoffmann, l’un des plus authentiquement inquiétants de l’œuvre de l’écrivain allemand. Contrepoints Rappelons brièvement la trame du récit d’E.T.A. Hoffmann : le conseiller Crespel est tombé amoureux d’une cantatrice au cours d’un voyage à Venise. Il l’épouse en secret, mais elle se révèle, dit-il plus tard, excessivement difficile et capricieuse. Un soir, exaspéré, il la défenestre, et, persuadé de l’avoir tuée, il s’enfuit. C’est à partir de ce moment qu’il commence à se livrer à une singulière occupation : il fabrique des violons dont il ne joue qu’une seule fois et que personne n’a le droit de toucher ; de façon à la fois plus inquiétante et sacrilège, il se procure des violons anciens des plus grands maître ; il les démonte ou les détruit tous – après en avoir joué une heure – afin de découvrir dans leur construction le secret de leur musicalité. Son bonheur éclate à chaque opération : « Comment va le violon ? » lui demande-t-on un soir, « [l]a figure de Crespel s’éclaircit à l’instant, et il répondit d’une voix énergique : ”À merveille ! Aujourd’hui j’ai commencé à mettre en pièces cet excellent violon d’Amati4 dont je vous ai Verne, 5, pp. 77-99 ; Volker Dehs, « Inspirations du fantastique ? Jules Verne et l’œuvre de E.T.A. Hoffmann », op. cit., pp. 163-190 ; Marie-Hélène Huet, « Genèse de l’artifice — quelques notes autour du Château des Carpathes », op. cit., p. 55-76. L’article plus récent de Jean-Pierre Picot, « Verne librettiste des Contes d’Hoffmann d’Offenbach » fait le point sur les diverses sources du roman de Verne. 4 Amati est le nom d’une des grandes familles de luthiers de Crémone, dont les violons égalent en qualité les Stradivarius ou les Guarneri. Ils furent actifs de 1538 à 1740.

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parlé, et qu’un heureux hasard a fait tomber entre mes mains. J’espère qu’Antonia achèvera de le dépecer soigneusement“ ».5 Antonia est la fille de Crespel et de la cantatrice Angela qui avait heureusement survécu à la défenestration. Elle chante comme un ange et elle est fiancée à un compositeur. Crespel, croyant déceler chez Antonia les signes d’une maladie funeste qui l’emporterait si elle continuait de chanter, chasse le compositeur et impose à Antonia une réclusion complète. Un soir, dit-il, il l’entend chanter, accompagnée du piano de son ancien fiancé. Crespel éprouve tout à la fois « l’anxiété la plus affreuse et une volupté idéale ». (24) Il croit les voir s’embrasser ; le piano continue de jouer sans personne au clavier. Le conseiller s’évanouit. Lorsqu’il reprend ses esprits, Antonia est morte. Le violon de Crémone, l’unique violon que Crespel, à la demande d’Antonia, n’avait pas démonté, s’est brisé en éclats : il sera enterré dans la tombe de la jeune fille. Aucune harmonie possible : le conseiller Crespel, apparaît tout d’abord comme un instrument curieusement désaccordé : « Il parlait beaucoup et avec vivacité, sautant d’un sujet à l’autre ; puis, s’attachant à une idée à laquelle il revenait sans cesse, par mille détours, par mille moyens singuliers, s’égarant lui-même dans ses digressions, jusqu’à ce qu’enfin une autre pensée s’emparât de lui. Sa voix était tantôt rude et violente, tantôt plaintive et cadencée, et toujours en désaccord avec ses paroles ».6 Il menace d’une voix haute et languissante, et prodigue des douceurs d’un ton rauque et effroyable.

5 E. T. A. Hoffmann, Contes, trad. Par Xavier Marmier, Paris Charpentier, 1843, p. 5. Je cite la traduction que possédait Jules Verne dans sa bibliothèque.

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6 Je souligne.

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Il n’est pas besoin de s’appesantir ici sur le violon comme métaphore du corps féminin : de nombreux peintres l’ont exploitée, et Man Ray l’explicitera plus tard avec Le Violon d’Ingres, cette célèbre photo d’une femme nue, assise de dos, et portant dessinées sur les côtes les ouïes d’un violon. Quant à cet archet que Crespel manie avec violence, il avait causé la fatale dispute avec Angela :


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Verne n°38. L’œuvre

du photographe améri-

cain entrera dans le domaine

2015. Cette image sera aussitôt insérée dans cette version numérique. public en

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La photographie de Man Ray est

au cours d’un « caprice de tendresse, Crespel, emporté dans le tourbillon de ses accords, continue son jeu avec ardeur et touche par hasard la signora du bout de son archet. Alors, elle s’élance vers lui, furieuse, bestia tedesca ! s’écrie-t-elle ; et, lui arrachant le violon des mains, elle le brise sur une table de marbre ». (18) Première instance de destructions en série puisque c’est à partir de ce moment-là, nous l’avons vu, que Crespel commence son implacable dislocation des plus beaux instruments.


Le bizarre accoutrement de Crespel lors de l’enterrement d’Antonia n’est signalé que pour ajouter à la dérive générale vers un flux cacophonique impossible à enrayer : « [D]e son chapeau à trois cornes, porté d’un air martial sur l’oreille, tombait un long crêpe flottant ; sur ses flancs, il avait mis un ceinturon noir, et il en avait placé, au lieu d’une épée, un archet de violon. Un froid glacial fit frissonner mes membres. Il est fou, me dis-je ». (14) Lorsqu’enfin Crespel raconte au narrateur la mort d’Antonia – et nous ne savons de cette mort que ce qu’il en rapporte – il lui donne un curieux épilogue. Crespel « prit l’archet de violon accroché à sa ceinture, le tint avec deux mains sur sa tête et le brisa ; puis il s’écria en poussant un éclat de rire : ”Maintenant la baguette est brisée sur moi. N’est-ce pas que je suis libre ? libre ? salut à la liberté ! Je ne ferai plus de violons… bravo… je ne ferai plus de violons ! “ Et il se remit à chanter d’un ton plus terrible une mélodie riante, en courant et sautant de nouveau sur un pied ». (15)

En éventrant les uns après les autres les plus grands chefsd’œuvre des maîtres luthiers de la renaissance et de l’âge baroque, le conseiller avait maîtrisé un instant l’interdit. La prière d’Antonia – épargner le magnifique violon de Crémone – n’est peut-être pas étrangère au dénouement :

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Freud a résumé dans ses diverses analyses de névroses obsessionnelles les pratiques d’isolement, de déplacement et aussi le sentiment de toute-puissance que Crespel résume en quelques mots dans son conflit avec le narrateur qui avait, lui aussi aimé Antonia: « ”Jeune homme, tu peux me regarder comme un fou, comme un extravagant, je te pardonne car nous sommes tous deux enfermés dans la maison de fous, et tu m’en veux parce que je crois être Dieu le Père, et que tu te regardes comme Dieu le Fils“ ». (17) Le déplacement pulsionnel et son réinvestissement dans les précieux instruments qui lui sont sacrifiés les uns après les autres, cède au final et tout porte à croire que la « volupté idéale » qu’a ressentie Crespel résultait du viol et du meurtre d’Antonia enfin perpétué sur l’incestueux objet du désir.

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« Lorsqu’il eût acheté l’admirable violon qu’il enterra avec elle, et qu’il voulut détruire comme les autres, Antonia le regarda d’un air douloureux et lui dit : ” Quoi ! lui aussi ? “ Le conseiller ne savait lui-même quelle puissance indéfinissable l’empêchait de démonter cet instrument et de continuer à en jouer. À peine eût-il fait vibrer les sons qu’Antonia s’écria avec un accent de joie : ”Ah ! je me reconnais : je chante de nouveau“. (24) Le conte n’offre pas de conclusion, mais Hoffmann a déjà indiqué vers quels objets se tournera sans doute l’incurable folie de Crespel. Dès le début du récit nous voyons Crespel, au cours d’un repas, mettre soigneusement de côté dans son assiette les petits os d’un lièvre avec lesquels il fabriquera au tour des objets pour les enfants. Il sait gagner leur affection par des « travaux ingénieux » et après la mort d’Antonia il retourne à la fabrication de ces jouets « avec un visage calme et souriant ». (16) Le texte dont Jules Verne s’inspire est donc empreint d’une sombre sexualité qui, à peine assouvie dans la violence et la mort, semble présager d’indicibles forfaits. Des éléments biographiques nourrissent sans doute ce conte de souvenirs épars. La séparation des parents d’Hoffmann et le départ de son père, musicien – il jouait de la viole de gambe ; la liaison d’Hoffmann avec Dora Hatt lorsqu’il avait 18 ans, et plus tard sa passion pour une jeune élève, Julia Marc, à qui il donnait des cours de chant. Mais il ne s’agit pas ici d’assigner à l’écrivain seul


les structures conscientes et inconscientes qui, depuis les œuvres mythologiques de la Grèce ancienne, informent le déroulement dramatiques du récit. Il s’agit plutôt de retracer, chez Hoffmann comme chez Verne, les détours du désir et la genèse douloureuse d’un art toujours menacé de folie. Scènes de chasse Le Château des Carpathes est, entre autres choses, le récit d’un artifice dévoilé, dont le secret est révélé au cours d’une scène dramatique qui entraîne la mort d’un des protagonistes et la folie de l’autre. La clé du mystère – une morte un instant ressuscitée – réside dans cette admirable magie longtemps exaltée par Jules Verne, l’électricité. « Le texte vernien écrit le rêve d’une captation complète et généralisée des énergies… [m]achines de plus en plus efficacement captatrices à chaque nouveau roman », écrit Alain Buisine.7 L’électricité donne une explication, rationnelle peut-être, à la fantastique réapparition de la Stilla.

7 Alain Buisine, « Machines et énergétique », Jules Verne 3 « Machine et imaginaire », Revue des Lettres Modernes, Minard, 1980, pp. 25-51.

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8 Voir Edgar Allan Poe, The Facts in the case of M. Valdemar. Verne résume le conte dans son essai sur Poe: « La Vérité sur le cas de M. Valdemar, récit où la mort est suspendue chez un mourant par le sommeil magnétique. » Edgar Allan Poe, Cahiers de l’Herne, 20, 1978, p. 336.

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La conclusion semble se concentrer sur une seule révélation – cette Stilla apparue dans toute sa beauté et chantant de nouveau les derniers vers qui précèdent sa mort – la cantatrice revivant ses derniers instants, joués et rejoués comme un moyen de la retenir au bord de la tombe, cette femme est le produit d’une ingénieuse machine, une autre manifestation des étranges pouvoirs de l’électricité. Tel le magnétiseur qui avait retenu M. Valdemar aux limites extrêmes de la vie et de la mort dans le conte de Poe,8 le couple infernal composé de Rodolphe et d’Orfanik a su retenir à jamais gravés sur l’appareil phonographique les derniers mots de la Stilla : « voglio morire… ». Mais cette révélation masque ou esquive l’autre vérité, celle qui hante un roman fasciné par les fantasmes de l’obsession et les déplacements qui s’opèrent alors


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dans un mécanisme psychique nécessairement mortel. Il faut relire la scène de l’apparition délibérée de Rodolphe de Gortz au balcon du théâtre de San Carlo : « [L]a grille de la loge du baron de Gortz s’abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la coulisse, Frantz l’aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas encore arrivé. La Stilla se laissait emporter alors toute à la fougue de cette enlevante strette du chant final… Elle venait de redire cette phrase d’un sentiment sublime : innamorata, mi cuore tremante, / Voglio morire… Soudain, elle s’arrête… La face du baron de Gortz la terrifie… Une épouvante inexplicable la paralyse… Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang… Elle chancelle… elle tombe. » (IX,149)

Oublions un instant ce qu’il y a de parfaitement conventionnel dans cette mort en scène de l’héroïne, cette mort réitérée, exploitée, des tragédies antiques aux opéras modernes. Paradoxalement, ou plutôt très justement, le baron de Gortz envoie au comte de Télek une lettre laconique et menaçante : « C’est vous qui l’avez tuée ! » (151)

A première vue, sans doute, le roman de Verne accepte délibérément – presqu’ostensiblement – le schéma du conte d’Hoffmann avec Rodolphe de Gortz dans le rôle du conseiller Crespel, Franz de Télek dans celui du compositeur amoureux et la Stilla comme une forme plus accomplie de la jeune Antonia. Mais Franz de Télek n’est pas un musicien. Si la cantatrice se rend à ses désirs, d’ailleurs, elle ne lui rend en rien la passion que lui inspire seule la musique. « Elle s’était dit que c’était un gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d’esprit où elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, l’accueillit-elle avec une sympathie qu’elle ne chercha pas à dissimuler ». (IX, 145146)


Aux yeux de tous, le jeune comte « ravissait à son art, à ses succès, à l’idôlatrie des dilettantes, la plus grande cantatrice de l’époque ». (ch. IX, 146) Le sentiment du beau, nous dit Verne, qui lui avait été révélé « comme à un aveugle la lumière » se serait alors substitué à une passion antérieure plus primitive. « Chasser avec passion, courir nuit et jour à travers les forêts et les plaines. Poursuivre cerfs et sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces rudes exercices ». (ch. IX) C’est encore le couteau à la main qu’il apparaît dans la scène de la révélation finale. La dernière mort de la Stilla a lieu quelques instants après que le baron de Gortz, « [a]u paroxysme de l’extase », (ch. XVI) (tel Crespel dans sa « volupté idéale »), s’empare du couteau du comte et brise l’image de celle qui appelle encore et toujours la mort.

Le Baron de Gortz à l’inverse, Jules Verne le souligne et les lecteurs l’ont maintes fois noté, ne s’intéresse pas à la femme mais à la voix. « On ne lui connaissait qu’une passion : entendre la prima-donna ». (IX) Il a acheté au poids de l’or « le plus beau des portraits que le grand peintre Michel Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, incarnée dans l’un de ses plus beaux rôles». (IX) Le Baron voit et entend, ou plutôt, il sait ce que c’est que l’art. Lui seul également semble comprendre donc que cette femme sublime sur scène n’éprouve rien de ce qu’elle exprime : « En effet, cette grande artiste qui reproduisait avec une

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Le Château des Carpathes est en partie le récit de trois êtres, sinon discordants du moins incomplets, dont la rencontre provoque un éblouissement fatal. Franz de Telek découvre à 27 ans la femme « d’une beauté incomparable » qui interprète avec perfection « les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l’âme » (IX) Mais c’est encore le chasseur qui rencontre la femme, qui éprouve « les entraînements irrésistibles d’un premier amour », (IX) et rêve de « l’emmener loin, bien loin, si loin, qu’elle ne serait plus qu’à lui, à lui seul ! » (IX, 148)

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Dans Le Paradoxe sur le comédien, Diderot s’est longuement étendu sur cette étonnante contradiction – que l’acteur le plus passionné sur scène reste un être profondément froid et insensible aux sentiments qu’il exprime : « Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement […] C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous triste ; c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous .9 (132-133, je souligne.) Dans cette perspective, Franz de Télek a réellement tué la Stilla, l’artiste, celle qui allait renoncer à cet art – qui n’est qu’illusion, d’ailleurs – pour se réfugier auprès de lui. Le Baron de Gortz pour sa part diffère délibérément du conseiller sur un point 9 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, GarnierFlammarion, 1967, p. 132.

Denis Diderot

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telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l’âme, jamais, disait-on, son cœur n’en avait ressenti les effets. Jamais elle n’avait aimé ». Parfaitement « accordée » en ce sens au Baron de Gortz « Il semblait qu’elle ne voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art ». (IX, 140)


10 Géographie universelle de Malte-Brun, entièrement refondue et mise au courant de la science par Th. Lavallée, Paris, Furne 1850, tome 3, p. 279.

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essentiel. Hoffmann avait souligné, par la voix du professeur, que le conseiller était étrangement transparent : « Je ne doutai pas que Crespel ne fût fou ; le professeur cependant soutint le contraire : “ Il y a des hommes, me dit-il, que la nature ou quelque événement particulier dépouille du voile sous lequel nous autres nous commettons nos folies sans qu’on s’en aperçoive. Ils sont comme ces insectes revêtus d’une peau transparente qui laisse voir tout le jeu de leurs muscles. Tout ce qui est chez nous à l’état de pensée se traduit en actions chez Crespel . […] [M]algré cette folie éclatante, il a conservé le sentiment de lui-même ” ». (15-16) Le Baron de Gortz, tel un vilain d’opéra se dissimule sous un large chapeau et assiste aux représentations au fond d’une loge grillée. Seul Orfanik, son étrange compagnon parle volontiers, mais il a une particularité : « Il portait une œillère noire sur son œil droit qu’il avait dû perdre dans quelques expérience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d’épaisses lunettes dont l’unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d’un regard verdâtre. » (ch IX, 145) On aura reconnu les lunettes vertes de Dupin, le génie analytique des nouvelles d’Edgar Poe. Or, Jules Verne nous signale quelques pages auparavant que Franz de Télek avait projeté de terminer son voyage par « l’exploration de l’ancienne Trinacria ». (IX, 139) Verne utilise ici le nom de la Sicile antique : « Cette île a la forme triangulaire », avait expliqué Malte-Brun. « [T]rois promontoires… forment les sommets de ses trois angles, ce qui lui avait valu chez les anciens le nom de trinacria ».10 Ce triangle avait aussi d’autres noms, en particulier l’île du soleil, et terre de cyclopes11. Notons en passant le caractère volcanique du triangle sicilien, et la situation du château de Rodolphe de Gortz près du col de Vulkan.

11 Voir Félix Bourquelot, Voyage en Sicile , Paris, Garnier, 1848, p. 4. 107


Marie-Hélène Huet Barbara Strozzi

Ravissement La Stilla quant à elle a un nom : elle s’appelle Barbara Strozzi (1619-1677), dont la mère était servante dans la maison du grand poète de Venise, Giulio Strozzi. Gulio Strozzi reconnut officiellement sa fille illégitime lorsqu’elle avait 11 ans et la désigna comme son héritière. La jeune fille avait des dispositions étonnantes pour la musique et le chant. Son père lui donna les plus grands maîtres et, impressionné par ses qualités musicales créa en 1637 une académie de musique désignée à faire connaître sa voix extraordinaire. Barbara Strozzi devint célèbre ; sa beauté son talent inspirèrent le poète Nicolo Fontei12. Nous n’avons qu’un seul portrait de la cantatrice, le tableau de Bernardo Strozzi (la similarité des noms est une coïncidence), peint entre 1635 et 1639. Le portrait, connu sous le nom de Femme tenant une viole de gambe, la représente, l’instrument à la main, et partiellement dévêtue.13 Comme la Stilla, elle était « d’une beauté incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux noirs et profonds, où s’allumaient des flammes, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau de Praxitèle n’aurait pu former plus parfaite». (IX, 140) La tenue de Barbara 12 Il publie en 1635 un recueil de chants Bizzarie Poetiche dédiée à la cantatrice. Sur Barbara Strozzi voir en particulier Beth L. Glixon, « New Light on the Life and Career of Barbara Strozzi, The Musical Quaterly, 81, 2, 1997, 311-335.. 13 Ce tableau se trouve actuellement au Musée de Dresde, mais n’a été identifié que très récemment comme étant celui de Barbara Strozzi.


Strozzi a d’ailleurs laissé penser qu’elle avait peut-être été courtisane. Elle ne se maria jamais, mais elle eut quatre enfants, dont trois semblent être ceux d’un ami de son père Pier Paolo Vidman qui l’aurait violée.

La Stilla a encore d’autres noms, dont bien évidemment celui mentionné par Jules Verne, la Malibran, de son vrai nom MariaFelicia Garcia, fille d’un célèbre ténor qui lui donne — comme à sa sœur Pauline Viardot — une parfaite éducation musicale. Elle passera quatre années à Naples où ses parents se produisent au célèbre théâtre de San Carlo. Après Naples, Rome et Paris, Maria connaît un premier triomphe à Londres dans le Giuletta e Romeo de Zingarelli. Elle aussi, maudissant son père et penchée sur le corps inerte de Romeo, chante « volio morir » (sic). C’est à New York que Maria rencontre Eugène Malibran. Son père, qui a déjà repoussé nombre des soupirants de Maria, acceptera finalement le mariage en échange d’une forte somme d’argent. Ce mariage implique aussi la fin de la carrière théâtrale de la Malibran, et comme la proposition de Franz de Télek, il aura des conséquences qui « devaient amener par malheur, la plus irréparable des catastrophes » (IX 145). La Malibran découvre avec son mari les joies de l’équitation qui devient une autre passion. Elle quittera son mari pour retourner à la scène mais mourra plus tard des suites d’une chute de cheval.

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Il suffit pour le moment de noter que la Stilla, comme bien d’autres artistes appartient au monde marginal de la scène ; cour-

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Son père, Giulio Strozzi, composa en 1630 un opéra inspiré par le rapt de Proserpine, Proserpina rapita, et répertorié dans le Dictionnaire des opéras publié par Félix Clément à Paris en 1881. Quant aux vers émouvants chantés par la Stilla avant de mourir, on les trouvera disséminés dans les opéras et madrigaux qui fleurissent dans la Venise du XVIIe siècle. Les plus célèbres sont le Lasciatemi morire, fragment d’un opéra incomplet de Monteverdi, Arianna, ou le Lamento d’Olimpia, inspiré par un épisode de l’Orlando furioso et qui débute avec les derniers mots de la Stilla « voglio, voglio morire… ».


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tisanes, servantes et maîtresses, idoles, objets de haines ou de jalousie. Ne disait-on pas à Venise qu’il était fort étrange d’entendre Barbara Strozzi chanter la promesse d’une fleur lorsqu’elle en avait déjà donné le fruit ? Mais Verne n’en dira rien à ses jeunes lecteurs, juste cette remarque déjà citée que « [l]a Stilla s’était dit que c’était un gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été heureuse de confier son bonheur » (IX 145, je souligne).

Investissements Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, déjà, Balzac avait illustré la trouble relation entre la femme et l’art. Poussin, le jeune peintre amoureux, cesse de « voir » la belle Gillette dès qu’elle lui sert de modèle : « Si tu désires que je pose devant toi comme l’autre jour, » lui dit-elle, « je n’y consentirai plus jamais, car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses plus à moi, et cependant, tu me regardes. »14 Gillette comprend parfaitement ce que l’art exige de sacrifices. Le peintre Frenhofer a créé pour lui-même Catherine Lescaut, cette femme ensevelie sous les couches de peinture de son chef-d’œuvre ; elle comblait tous ses besoins, mais elle pose aussi le principe même d’un conflit insoluble entre l’art et la vie. Il faut choisir et ce choix est mortel : Frenhofer ne se remettra pas d’avoir dévoilé son tableau. Freud est revenu à de nombreuses reprises sur le concept de sublimation comme répression et réinvestissement de la libido dans l’art. Dans ses dernières œuvres, et plus particulièrement dans Malaise dans la civilisation, il précisera l’enjeu de ce transfert, et les dangers inhérents au sacrifice initial des pulsions. « C’est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie », note Freud dans le deuxième chapitre15, mais cette seule 14 Honoré de Balzac, Œuvres illustrées, Paros, Maresq, 1851, p. 45. 15 Je renvoie à la traduction de Ch. et J. Odier, parue intialement dans la Revue française de psychanalyse, 1934, T. VII, no 4 et XXXIV, n°1, 1970. Cette traduction est disponible en ligne dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales » : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html


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poursuite du plaisir étant incompatible avec notre vie en société, nous nous efforçons surtout d’éviter la souffrance, et l’une des méthodes les plus efficaces réside dans cette consécration à l’art qui comble l’artiste et l’amateur, tout en leur conférant une indéniable protection du monde extérieur : « Une autre technique de défense contre la souffrance recourt aux déplacements de la libido tels que les permet notre appareil psychique. Le problème consiste à transposer de telle sorte les objectifs des instincts que le monde extérieur ne puisse plus leur opposer de déni ou s’opposer à leur satisfaction. Leur sublimation est ici d’un grand secours. […] Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique ». (II, 16) La Stilla et Rodolphe de Gortz sont tous les deux du côté de la création dans laquelle ils ont investi, l’une son talent, l’autre l’appréciation de ce talent et sa considérable fortune. Le baron d’ailleurs adopte après la mort de la Stilla la seconde stratégie proposée par Freud pour échapper aux dangers du réel, cet autre procédé est plus radical et plus énergique ; le sujet, dit Freud, « voit dans la réalité l’ennemie unique, la source de toute souffrance. Comme elle nous rend la vie impossible, on doit rompre toute relation avec elle, si l’on tient à être heureux d’une manière quelconque. L’ermite tourne le dos à ce bas monde et ne veut point avoir affaire à lui. Mais on peut aller plus loin et s’aviser de transformer ce monde, d’en édifier à sa place un autre dont les aspects les plus pénibles seront effacés et remplacés par d’autres conformes à nos propres désirs. L’être qui, en proie à une révolte désespérée, s’engage dans cette voie pour atteindre le bonheur, n’aboutira normalement à rien ; la réalité sera plus forte que lui. Il deviendra un fou extravagant dont personne, la plupart du temps, n’aidera à réaliser le délire ». (II, 17) Le château des Carpathes, farouchement protégé par les dispositifs d’Orfanik, est ici le désir réalisé, quoique toujours menacé, du baron de Gortz.


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Prohibition Dans la conclusion de son essai, Freud revient, de façon un peu inattendue sur deux points. L’ambivalence répétée envers l’image du père aimé et jalousé à la fois et le désir d’agression réprimé de ses fils, d’une part ; et, d’autre part « la lutte éternelle entre l’Eros et l’instinct de destruction ou de mort ». (VII, 51) On peut mieux évaluer dans ce sens les deux morts de la Stilla. La scène au cours de laquelle le baron de Gortz lève enfin la grille qui le sépare de la scène, consacre aussi la rupture de l’équilibre fragile qui s’était instauré en l’absence de Franz de Télek et que celui-ci menace de ses poursuites. On reconnaît « la tête étrange aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme » qui se découvre alors. « Sa figure extatique était effrayante de pâleur, et du fond de la coulisse, Franz l’aperçut en pleine lumière ». (IX 149) Cette image n’est plus tant celle d’un dilettante passionné que celle du père archaïque qui figure l’interdit, qui dicte la loi, qui dérobe à ses fils la femme qu’il convoite. Celui dont le meurtre primitif avait établi l’ordre de la civilisation qui est aussi – nous dit Freud – l’ordre de la répression même. Freud avait déjà théorisé dans Totem et tabou, que le meurtre du père préside à la fondation du droit et à l’organisation du pacte social. Ce meurtre aura lieu dans la dernière scène qui reproduit infidèlement la scène du théâtre de San Carlo. Franz n’est plus ici le fils aveuglé de passion : il est le rival dangereux d’un père qu’il soupçonne des plus grands méfaits. Il n’est plus seulement le spectateur caché dans la coulisse et absorbé par la Stilla. Il est aussi le spectateur de l’enivrante jouissance de la figure paternelle. Il voit enfin ce qui s’était dérobé jusqu’alors : « Au paroxysme de l’extase, le dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. […] Oui ! la Stilla chantait !... Elle chantait pour lui… rien que pour lui ! » (XVI, 228-230) (On notera en passant la répétition « pour lui, rien que pour lui »). Il n’y a aucun doute ici sur l’identité de ce « lui » primordial qui s’est réapproprié la voix qui menaçait de s’éteindre. Quelques lignes plus tard, Verne écrit : « Franz, lui aussi, s’enivrait du charme de


Un tableau ivre On parle assez peu de ce passage où Freud parle de l’intoxication comme l’un des moyens les plus efficaces pour échapper à l’inévitable malheur de notre condition. « La plus brutale mais aussi la plus efficace des méthodes destinés à exercer pareille influence corporelle est la méthode chimique, l’intoxication. Je crois que personne n’en pénètre le mécanisme, mais c’est un fait que, par leur présence dans le sang et les tissus, certaines substances étrangères au corps nous procurent des sensations agréables immédiates ; et qu’elles modifient aussi les conditions de notre sensibilité au point de nous rendre inaptes à toute sensation désagréable », (II, 16) et il ajoute un peu plus loin : « L’action des stupéfiants est à ce point appréciée, et reconnue comme un tel bienfait dans la lutte pour assurer le bonheur ou éloigner la misère, que des individus et même des peuples entiers leur ont réservé une place permanente dans l’ économie de leur libido. (…) On sait bien qu’à l’aide du “briseur de soucis” (Sorgenbrecher), l’on peut à chaque instant se soustraire au fardeau de la réalité et se réfugier dans un monde à soi qui réserve de meilleures conditions à la sensibilité ». (II,15)

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16 Isabelle Casta, « Absences enchantées au pays d’amour fou », Christophe Reffait, Alain Schnaffer (dir.) Jules Verne ou les inventions romanesques, Encrage Université, 2007, p. 304.

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La conclusion du livre restaure un ordre social satisfaisant : l’union de la belle Miriota et de Nick Deck aura lieu sous l’œil bienveillant de Maître Koltz. Nous sommes rentrés dans le monde ordonné qui règle les pulsions et veille au bonheur mesuré des individus. Quant à Franz de Télek, il a gardé les enregistrements de la Stilla, et, comme l’a noté Isabelle Casta, « il est prêt à devenir, au fond, un second Rodolphe de Gortz. »16

Sigmund Freud

cette voix qu’il n’avait pas entendue depuis cinq ans ». (229) Mais le partage est impossible, on le sait.


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A l’auberge du Roi Mathias on ne sert que « de ces liqueurs fortes qui coulent comme de l’eau pure dans les gosiers roumains, l’alcool de “schnaps” qui ne coûte pas un demi-sou le verre, et, plus particulièrement le “rakiou”, violente eau-de-vie de prunes, dont le débit est considérable dans les Carpathes ». (IV, 50) L’art offre une intoxication autrement dangereuse. Le dilettante boit la voix de la Stilla « comme une liqueur divine, » Franz « s’enivre » à son tour de l’art de la Stilla (229) dont Verne avait écrit que c’était « l’âme qui semblait se distiller à travers ses lèvres ». (IX 149) Ce que Freud décrit dans Malaise dans la civilisation, c’est une histoire de l’art dont il faut retenir sans doute que l’art fonctionne comme réinvestissement des pulsions originaires, mais surtout que le sujet ne tire jamais que des sensations atténuées de ce transfert : « Pour l’instant, » dit Freud, « bornons-nous à dire d’une manière imagée qu’elles nous paraissent “plus délicates et plus élevées”. Cependant, en regard de celle qu’assure l’assouvissement des désirs pulsionnels grossiers et primaires, leur intensité est affaiblie ». (16) Une autre genèse de l’art s’esquisse donc ici. Si Freud pose l’art comme déplacement d’un insoluble conflit, il indique aussi son incapacité fondamentale à satisfaire les désirs qui s’y sont investis. Les ouvrages de Marcel Moré et la biographie de Marc Soriano ont cherché dans les œuvres de Jules Verne la traduction des conflits intimes de l’écrivain. Cette démarche n’est pas illégitime, mais la nature même de toute écriture est d’exprimer à la fois le dessein et ses limites d’un art condamné à n’offrir qu’un assouvissement atténué d’indicibles désirs. Toute œuvre parle aussi de sa propre mise en scène et de son inévitable théâtralité, de ses déguisements, de ses limites. « Tout s’est donc déchiré en de destructrices déflagrations, et toutes les énergies, Eros, électricité, dynamite, feux du désir, et feux de la physique se sont relayées pour consommer ce désastre », dit Buisine de la conclusion du Chatêau des Carpathes.17 Le roman offre avant tout une scénographie du conflit qui nourrit la ferveur artistique et de l’impuissance de l’art à le résoudre.

17 Alain Buisine, Op. cit. p. 47.




émilie FABRE

Chair - Revue Jules Verne n° 38

Les Femmes et l’illusion de la chair «E

lle arriva cette dramatique scène où meurt l’héroïne d’Orlando. Jamais l’admirable musique d’Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la Stilla ne l’interpréta avec des accents plus passionnés […] Et cependant, on eut dit que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre ! En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s’abaissa. Une tête étrange, aux long cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur […] La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette enivrante strette du chant final… Elle venait de redire cette phrase d’un sentiment sublime : Innamorata, mio cuore tremante, Voglio morire…

1 Jules Verne, Le Château des Carpathes, Le Livre de Poche, Paris, 2005, p.128.

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C’est ainsi que s’achève, au chapitre 9 du roman Le château des Carpathes, la vie de la cantatrice italienne Stilla. Cette scène, qui donne bien à voir au lecteur une défloration métaphorique, témoigne de la volonté de Verne de poursuivre dans une narration plus théâtrale que romanesque. Comme si Verne, souhaitant alors rompre avec les conventions esthétiques habituelles exigées par son éditeur, cherchait ici à renouer avec sa vocation première en

Chair

Soudain, elle s’arrête… La face du baron de Gortz la terrifie… Une épouvante inexplicable la paralyse… elle porte vivement la main à sa bouche qui rougit de sang…elle chancelle…elle tombe […] La Stilla est morte… Un vaisseau s’est rompu dans sa poitrine… Son chant s’est éteint avec son dernier soupir !1»


Émilie Fabre

donnant un suite au livret de Jules Barbier et Michel Carré, pour la pièce de théâtre de 1851, Les contes d’Hoffmann2. Insistons sur ce personnage de la cantatrice : La Stilla, avatar de Stella, personnage justement « emprunté » aux Contes d’Hoffmann, et héroïne affiliée à ce que Jean-Pierre Picot nomme « le cycle de la morte vivante et de la femme sans ombre »3, constitue non seulement un caractère où se noue les inspirations diverses de l’écrivain (Barbier et Carré, E.T.A Hoffmann lui-même ainsi que Poe) mais aussi où le moi de l’écrivain se dévoile. En effet, la Stilla, élément d’un réseau qui se caractérise par une thématique de la femme disparue, ou plutôt par le parcours d’un héros (Franz de Télék) face à un rival triomphant (le baron Rodolphe de Gortz), ne fait que confirmer ici une « mythologie intime » et quasi-autobiographique inhérente aux Voyages Extraordinaires. Nous rappellerons brièvement ici ce « complexe Herminie » auquel Olivier Dumas fait référence dans sa préface du Secret de Wilhelm Storitz4 : Herminie ArnaultGrossetière, noble demoiselle issue de la bourgeoisie nantaise et premier amour de Verne, qui fut enlevée à la passion du jeune homme pour être mariée à un riche propriétaire terrien, alors que celui-ci étudiait le droit à Paris, et qui fut à l’origine de ce que les verniens nomment désormais la fameuse « lettre à la fiancée froide ». Une lettre que Verne adresse à ses parents en juillet 1848 après le mariage de la jeune fille et qui, comme le décrira JeanPierre Picot, constitue « un document stupéfiant, tant la douleur, la jalousie, la dérision et l’esprit d’autodestruction s’y rassemblent en un texte que l’on croirait sorti de la plume de Hoffmann luimême »5. La féminité, autrefois objet de désir, est liée dans Le Château des Carpathes, à la souffrance et à la mort. 2 « Verne et l’opéra romantique », Jean-Pierre Picot, in Revue Jules Verne n°31, 2010, p.27. 3 Jean-Pierre Picot, « La Morte vivante et la femme sans ombre » in La Revue des Lettres Modernes : Jules Verne, émergences du fantastique n° 5, Minard, 1987, p. 77 4 Jules Verne, Le Secret de Wilhem Storitz; 5 Jean-Pierre Picot, « Esthétique et féminité dans Le Château des Carpathes » in Le Château des Carpathes, Avant-Scène Opéra, série Opéra aujourd’hui, Premières loges, n° 8, 1997, p. 48.


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« - La Muse Elle est sur scène, un peuple l’acclame ; Le divin Mozart prête à ses accents,

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A l’inverse d’autres personnages féminins tels que Helena Campbell dans Le Rayon vert ou Lé-ou dans Les Tribulations d’un chinois en Chine, femmes pleines de vie, idéalisées et radieuses, la Stilla est d’emblée présentée, non plus comme une femme en tant que telle, avec une sensualité particulière, une personnalité unique et des émotions, mais comme un pur produit scénique, une créature totalement fictive. A l’image de la Stella du livret des Contes d’Hoffmann, dans lequel Barbier (dans une tirade rajoutée pour l’opéra d’Offenbach) livre, par le biais de la Muse, un portrait pessimiste de la seule interprète féminine de Don Juan, alors vouée à n’être qu’un personnage, un leurre :


Émilie Fabre

Ce foyer menteur, cette ardente flamme Qui d’Hoffmann jadis embrasa les sens ! […] 6 Même constat de Verne, qui n’évoque la Stilla, alors vivante, qu’en tant que personnage inhabité, inanimé et donc inhumain :

Maria Malibran

« Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l’âme, jamais, disait-on, son cœur n’en avait ressenti les effets. Jamais elle n’avait aimé, jamais ses yeux n’avaient répondu aux milles regards qui l’enveloppaient sur la scène. Il semblait qu’elle ne voulut vivre que dans son art et uniquement pour son art. »7 La présentation de la cantatrice s’accompagne, dès le début du chapitre IX, d’une allusion à la mort en filigranes. Sa comparaison même à la Malibran de Musset préfigure le sort de celle-ci : la Stilla, alors destinée à une mort prématurée, est vouée à n’être qu’un enregistrement. Le pouvoir trompeur et séducteur de l’art scénique se joint ainsi, durant l’intrigue romanesque, à celui de la science. La Stilla de Verne qui apparaît sur le donjon de la forteresse n’est plus seulement une comédienne, elle reste une morte ressuscitée par la technique, une femme disparue à l’image du rôle qu’elle interprète dans l’opéra d’Arconati. L’image, le rôle et la fonction de la cantatrice sont ici redéfinis par le baron, amoureux de la chanteuse (et non de la femme !), en faisant revivre celle-ci à travers son personnage féminin d’Orlando. Un personnage immortalisé par le portrait et le phonographe et donnant l’illusion de la vie à travers ses effets sur Franz de Télek. Rodolphe de Gortz, l’inquiétant châtelain que 6 Les Contes d’Hoffmann, Offenbach, Acte Sud, 2004, p.58. 7 Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Le Livre de Poche, 2005, p.127.


Chair

les villageois de Werst croient disparu, hérite aussi de quelques caractéristiques de son modèle théâtral, le docteur Miracle, l’étrange médecin d’Antonia dans la pièce de théâtre de Barbier et Carré. Comme la Stilla, Rodolphe n’apparaît véritablement qu’au chapitre IX, bien que Verne l’évoque à plusieurs reprises dans les chapitres précédents. Il est bientôt présenté comme le plus fervent admirateur de la cantatrice: il parcourt toute l’Italie et va même au-delà des frontières pour assister à chacun de ses concerts, loue à prix fort une loge individuelle afin de mieux s’enivrer de cette voix alors « devenue nécessaire à sa vie comme l’air qu’il respirait », se procure le plus beau portrait de la Stilla, réalisé par « un grand peintre » et « acquis au poids de l’or », afin de lui rappeler l’artiste en toutes circonstances. Son obsession pour elle n’ayant plus de limites, il parvient à capturer sa voix par le biais d’une caisse conçue par son unique compagnon, le non moins marginal, Orfanik, « un de ces savants méconnus, dont le génie n’a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion », lors du dernier concert de la cantatrice. La voix de l’artiste désormais réduite à n’être qu’un objet sonore, la Stilla n’a donc plus lieu d’exister. Durant sa dernière apparition sur la scène napolitaine où la cantatrice est censée faire ses adieux au public avant de rejoindre un Franz de Telek, alors impatient d’enlever sa future femme et de rejoindre sa Roumanie natale, celle-ci s’écroule en apercevant le visage extasié de Rodolphe, et décède avant d’achever le chant final d’Orlando ; scène où l’héroïne qu’elle interprète doit mourir aussi. La mort de la Stilla constitue de ce fait un épilogue en même temps que la mise en abyme d’un opéra dans un autre. Tout ici devient dramatique : la privation de voix effectuée par Orfanik par le biais d’un cylindre dans la loge de Rodolphe, la frayeur de la cantatrice (c’est d’ailleurs le seul sentiment qui émane du personnage) en apercevant le dilettante qui la poursuit sans relâche et qui hante son art. La disparition de la cantatrice s’intègre dès lors à l’univers poétique d’Orlando, au chef-d’œuvre du « maestro Arconati».

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« Et voici, ce que je vis, ce que mille personnes virent comme moi…

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L’hostie consacrée a été arrachée des doigts du vieux prêtre… ce symbole du verbe incarné vient d’être saisi par une main

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La disparition de la féminité au profit de l’art réapparaît dans un autre roman de Jules Verne, Le Secret de Wilhem Storitz (autre écrit qui multiplie les clins d’œil au livret des contes d’Hoffmann et à Poe, et dont la version originale sera publiée de façon posthume en 1999) et ce, à travers le personnage de Myra Roderich. Si dans Le Château des Carpathes, Rodolphe cultivait son art de mystificateur par le biais du « fantôme » de la Stilla, alors réanimée grâce à la technique, son cousin prussien, quant à lui, se transforme à son tour en démiurge par sa capacité à instaurer un climat de terreur en étant non visible, cette capacité étant due d’une certaine manière, comme pour le premier, au progrès scientifique. A la seule différence que si l’un se tapit des journées entières dans le théâtre de son donjon en attendant l’arrivée de son rival, le deuxième, plus enclin à une vengeance plus prompte, sort de l’ombre, pour mieux attaquer le rival (le peintre Marc Vidal) comme la femme désirée. Mais les performances de comédien ne s’arrêtent pas seulement à la seule maltraitance psychologique des deux futurs époux. Comme dans Le Château des Carpathes, les performances mystérieuses de celui qu’on ne voit pas contribuent à faire de la population locale un public, de la ville un décor, car Ragz, au même titre que Wertz, devient la scène des gestes passionnels de Wilhelm Storitz. Si l’Hôtel Roderich correspond à un premier tableau devant lequel évoluent les personnages, l’église où se déroule la cérémonie de mariage entre Marc et Myra au chapitre XII correspond au deuxième. Car Storitz ne commet en aucun cas des actions sanglantes, il s’en tient à des gestes forts, symboliques, de façon à frapper la communauté de Ragz. Et, c’est dans cet épisode que l’illusionniste menaçant et profanateur, démontre pleinement sa supériorité de metteur en scène en réduisant à néant les convictions les plus rationnelles de l’ingénieur Henri Vidal qui, jusqu’ici, le prenait pour un simple ventriloque :


Émilie Fabre

sacrilège ! Puis, elle est déchirée, et les morceaux lancés à travers le cœur… Devant cette profanation, l’assistance est en proie à l’épouvante et à l’horreur. Et à ce moment, voici ce que j’entendis, ce que mille personnes entendirent, ces paroles prononcées d’une voix terrible […] la voix de Wilhelm Storitz, alors debout sur les marches, mais invisible comme dans les salons de l’hôtel Roderich : ” Malheur sur les époux… Malheur ! “… »8 En bravant les autorités locales lors de la réception à l’hôtel des Roderich, et en blasphémant l’autorité divine durant cette cérémonie par la destruction de l’hostie consacrée, Storitz agit de façon significative, et c’est par des actes bafouant le patriotisme local, la morale publique et religieuse, qu’il manifeste une violence répressive à l’égard d’une union entre Myra et Marc Vidal. Une union d’autant plus inacceptable à ses yeux, car elle concerne une magyare qu’il aime et un français que sa nationalité prussienne lui fait détester. De plus, si le mariage entre la femme aimée et le rival constitue la perte définitive de celle-ci, il provoque simultanément l’anéantissement d’un idéal féminin. Storitz, prétendant éconduit et homme dévoué à la science, veut ainsi arracher Myra à ce peintre qui n’aimerait en elle qu’une image. Myra devient ainsi une source de conflit entre deux antagonistes qui cherchent d’une façon ou d’une autre à s’emparer du corps de la jeune fille : l’un l’immortalise par la peinture, l’autre, la façonne à son image en la rendant non visible. A l’instar de Storitz, le docteur Miracle dans Les Contes d’Hoffmann, incarnation de l’art triomphant, refuse de céder Antonia à un fiancé rustre, qui serait susceptible de détruire, dans le cadre d’un mariage, la beauté et les qualités rêvées de la jeune femme. Aussi, que ce soit dans Le Secret de Wilhelm Storitz ou dans Les Contes d’Hoffmann, les deux personnages que sont Wilhelm l’amant, et Miracle le tentateur trouvent une solution désespérée afin d’arracher leur femme à un époux point digne de 8 Jules Verne, Le secret de Wilhelm Storitz, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1999, p. 221


Chair

celle-ci : ils la font disparaître. Storitz rend donc de façon définitive Myra Roderich invisible et Miracle provoque la mort d’Antonia, comme Rodolphe provoquera celle de la Stilla. Ces disparitions nécessitent néanmoins une étude comparative plus minutieuse, car elles comportent un lien étroit et sensible entre la mort et l’œuvre d’art. Le portrait étant un moyen de « ressusciter » le modèle, Myra l’invisible redevient visible par l’intermédiaire du portrait fait par son fiancé Marc, la mère défunte d’Antonia réapparaît grâce aux procédés magiques de Miracle qui anime l’image figée de celle-ci. Nous verrons donc ici en quoi Le Secret de Wilhelm Storitz affiche à nouveau un lien intertextuel avec l’acte III des Contes d’Hoffmann, en montrant comment le texte vernien, à l’instar du livret de Barbier et de Carré, met en exergue le thème du portrait alors conçu comme une survie du modèle, dans le sens où il provoque l’illusion de sa visibilité. Si Le Portrait ovale d’Edgar Poe manifeste une vision tragique de l’art en l’assimilant à une forme de vampirisme, dans le sens où il détruit une réalité dont il s’empare, le roman de Verne opte dans un premier temps pour une conception moins pessimiste de cette discipline en en faisant un supplément esthétique à la vie, à la façon d’un trompe-l’œil. Dans Le Secret de Wilhelm Storitz, Marc Vidal, a contrario du personnage poesque totalement absorbé par sa création qui « ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui », est, lui, « plus occupé du modèle que du portrait » en produisant l’effigie de Myra. D’ailleurs, si Marc est présenté au lecteur par son frère comme un jeune peintre ambitieux et mondain, ayant acquis une immense popularité en Hongrie en honorant des commandes dans les milieux les plus aisés, nous remarquons très tôt que sa passion pour la peinture est inférieure à celle éprouvée pour sa future femme, pour laquelle le jeune homme souhaite finalement renoncer à sa carrière. Aussi, le portrait de Myra, même « plus ressemblant que nature », ne nuit d’abord en aucune manière au modèle : il n’est qu’une image rivalisant de ressemblance avec la jeune fille. Mais cette effigie produite avec passion devient bien plus qu’un supplément au fil

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Émilie Fabre

du texte, elle se substitue par sa ressemblance au personnage luimême qui disparaît au profit de la copie. Il suffit de rappeler les paroles de Marc qui évoque, lors d’une conversation avec Henry, le portrait de sa future femme, pour comprendre que Myra est vouée à perdre sa visibilité au prix du réalisme de son image: « Et mon pinceau courait sur la toile… et il me semblait que le portrait allait prendre vie, comme la statue de Galatée… »9 Une visibilité qui lui sera toutefois rendue, comme à Wilhelm Storitz ou à son serviteur Hermann, au moment de son décès, qui n’apparaîtra pas dans le texte, mais qui ne fera que confirmer l’accomplissement de l’œuvre d’art. Car comme le narrateur le laisse présager à la fin du roman, le portrait de Myra représentant celle-ci éternellement belle et jeune va ainsi dissimuler son vieillissement et sa décrépitude physique. La disparition du modèle légitime ainsi l’œuvre d’art, mais paradoxalement, cette même disparition devient ici vaincue par la création artistique. Une création qui redonne en quelque sorte la vie à l’absente. L’invisibilité de Myra dans Le secret de Wilhelm Storitz sera ainsi perçue comme une synthèse des particularités extraordinaires dont souffrent deux autres personnages des Contes d’Hoffmann : Hoffmann et Schlémil, puisque celle-ci en ne faisant plus parti du monde visible, perd à la fois son ombre et son reflet. C’est d’ailleurs en observant un miroir et l’éclairage de la pièce, qu’elle perçoit qu’elle n’est plus vue de personne : « Et tout d’abord, dans ce salon, au milieu de nous, Myra jeta un cri désespéré… Elle venait de chercher à se voir, et ne s’était pas vue… Elle se précipita vers la glace de la cheminée, elle n’aperçut pas son image… et lorsqu’elle passa devant la lampe posée sur la console, elle ne vit pas son ombre se projetait derrière elle ! 10 » A travers la triste situation de son personnage féminin, Verne réussit ici à brouiller les pistes en faisant doublement référence au 9 Ibid, p. 68. 10 Ibid, p. 193.



Émilie Fabre

conte de E.T.A Hoffmann, La nuit de la Saint-Sylvestre, et au livret de la pièce de théâtre de Barbier et Carré, qui met en scène la confrontation entre l’homme sans reflet et l’homme sans ombre. L’invisibilité de Myra, bien qu’elle soit partiellement atténuée par le portrait réalisé par Marc, rapprochera tout de même le roman de Jules Verne du livret de Jules Barbier et de Michel Carré avec la disparition de la visibilité, entraînant de façon irréversible l’isolement social de l’individu. Myra Roderich sera en effet condamnée à vieillir sans être vue par les siens et à rester cloîtrée au sein de la demeure familiale. Toutefois, bien que cette condamnation résulte, dans tous les cas, sur un dénouement tragique, Verne attribue à son héroïne un sort moins malheureux qu’il n’y paraît. Myra ne subira pas comme Schlémil et Hoffmann dans la pièce de théâtre les effets d’une curiosité malsaine, ni les sarcasmes populaires. En dépit de son état extraordinaire, elle reçoit enfin le sacrement du mariage et devient la femme de Marc, qui, l’aimant visible, « l’aimerait invisible ». Par sa force d’âme, elle réussit tant bien que mal à s’accommoder de la perte de son apparence et à imposer sa présence non visible auprès d’un entourage réconfortant et attentionné. On rappellera aussi les gestes compatissants des habitants de Ragz, dont « les témoignages de la plus vive sympathie, et les visites affluèrent à l’hôtel », en opposition à l’hostilité dont ils ont fait preuve à l’égard de Storitz, en saccageant la demeure de ce dernier au chapitre XIV. Myra parvient ainsi à vivre le plus normalement du monde et s’efforce d’éviter à sa famille le malaise quotidien que pourrait causer son invisibilité. Ce fait n’apparaît pas dans la version apocryphe de 1910. Sur les directives de LouisJules Hetzel, Michel Verne fait réapparaître Myra en ajoutant à la narration l’accouchement de celle-ci afin de clore le roman par un « happy end ». Ainsi, de la même manière que Storitz redevient visible en succombant au coup de sabre d’Haralan, la jeune mariée retrouve son apparence en donnant la vie à un petit garçon. La femme disparue, sans ombre et sans reflet, réapparait au final par la chair, le lait et le sang. eee

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Massimo DEL PIZZO Chair - Revue Jules Verne n째 38


Un simple artifice d’optique

Une fantasmagorie ĂŠrotique de Jules Verne


Massimo Del Pizzo

« Je suis maître en fantasmagories. » A. Rimbaud

« C

’était un simple artifice d’optique » : par cette affirmation Jules Verne informe le lecteur, mais seulement à la fin du roman, sur la nature de l’automate qui hante le manoir sur le plateau d’Orgall, Transilvanie. Bien sur, c’est Le Château des Carpathes : le diable (peut-être)…la musique… le miroir… mais le désir aussi, la mort, la folie. Les ingrédients à la fois gothiques et scientifiques de l’aventure sont bien mélangés par l’auteur qui, par cette affirmation si péremptoire, cherche à nous rassurer après avoir provoqué un déchirement dans un univers qui se veut rationnel et bien ordonné : mais tout le monde a cru à la présence du diable dans les chambres impénétrables du château. Publié en 1892, après Mistress Branican, et avant P’tit Bonhomme (mais pas de rapport entre les textes…), Le Château des Carpathes nous révèle du « fantastique-étrange » : la distinction théorisée par Todorov nous apprend à quelle typologie du fantastique ce roman appartient, ou pourrait appartenir : « Des événements qui paraissent surnaturels tout au long de l’histoire y reçoivent à la fin une explication rationnelle. Si ces événements ont longuement conduit le personnage et le lecteur à croire à l’intervention du surnaturel, c’est qu’ils avaient un caractère insolite.1 » Et Jules Verne, lui, de préciser, dès les premières lignes, dans son incipit mémorable : « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque ». Mais chez Jules Verne, comme chez tous les narrateurs du fantastique, l’explication des événements étranges ne suffit pas à dissiper le brouillard : 1 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. pp. 49-50.


« Longtemps encore, la jeune génération du village de Wrest croira que les esprits de l’autre monde hantent les ruines du château des Carpathes.2 » Affirmation qui constitue l’épilogue d’un roman où l’on assiste à une mise en relief, à une émergence des relations ambigües entre la science et la magie. Stilla, devenue femme-automate, est l’objet d’un désir inassouvi, l’image de l’incertitude sur laquelle est bâtie la matière souterraine, chtonienne, de la représentation du monde où les personnages agissent ; monde par moitié superstitieux, par moitié rationnel, mais où les rapports traditionnels connus entre réalité et apparence sont bouleversés. Fascination inquiétante provoquée par une aventure qui révèle plusieurs obsessions et qui introduit des thèmes et des problèmes concernant la représentation dans l’art, l’identité, l’absence.3 Toutes ces thématiques obsessionnelles et obsédantes sont organisées littérairement dans les clichés de l’horror story : on y trouve, classiquement, un château hanté, une femme-fantôme (mais dans ce cas on dirait plutôt une femme-fantasme), une passion, un persécuteur, un savant maudit. Todorov a affirmé aussi que les thèmes de la littérature fantastique sont souvent les mêmes que les études concernant la psychologie, ou la psychanalyse : le double, la mémoire, le rêve.

2 Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Hachette, 1978, p. 241. 3 Cf. Philippe Mustière, « La Chambre au miroir ou l’appropriation de l’être dans Le Château des Carpathes », Paris, Bulletin de la Société Jules Verne, 59, 1981, pp. 110-116.

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4 Cf. Max Milner, La Fantasmagorie, Paris, PUF, 1982. Stephen Kern, The Culture of and Time and Space 1880-1918, Cambridge, Massachussetts, Harvard University Press, 1983.

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En effet, le fantastique fin-de-siècle subit volontiers les suggestions de la recherche scientifique, pensons à Maupassant ; l’imaginaire (et l’imaginaire vernien aussi) est pénétré par une nouvelle dimension créative qui a ses bases dans les nouvelles réalités de la science comme l’ont démontré, par exemple, les études de Max Milner ou de Stephen Kern.4


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Donc, même la figure de l’automate, telle que la science fiction la propose ou l’invente, devient l’occasion pour réfléchir sur la situation de l’homme contemporain fasciné, dépaysé ou dominé par la machine. Chez Jules Verne, Stilla, la cantatrice, devenue après sa mort, femme-automate, a une identité complexe, ambigüe ; elle est, dans les mains du Baron de Gortz et de son partenaire Orfanik, le go-between entre deux dimensions. Selon la définition la plus commune, l’automate est un organisme artificiel capable de reproduire (d’imiter) des mouvements ou des activités humaines ou animales mais qui n’a ni une volonté, ni une énergie cérébrale. Les machines de Vaucanson ou de Von Knauss étaient obéissantes et sans mémoire, mais l’automate a eu une véritable évolution et aujourd’hui le robot ou le cyborg mettent en question la notion d’identité. La relation entre machine et son créateur ou utilisateur est de plus en plus complexe et ambigüe. C’est justement la science fiction qui montre les potentialités de cette invention.


La liste serait longue, et donc quelque titre seulement : à partir de Frankenstein de Mary Shelley (la citation est obligatoire), en passant par R.U.R. (1921) de Karel Čapek, pour arriver à I Robot (1950) de Isaac Asimov, à Do Androids dream of electric sheep ? (1968) de Philip K. Dick, il semble que l’être artificiel va montrer pas à pas une personnalité, une identité, une autonomie. Dans le même domaine thématique, l’automate-Stilla anticipe La invéncion de Morel (1941) de Adolfo Bioy Casares et Il grande ritratto (1961) de Dino Buzzati, en liant désir et reproduction. C’est, comme le dit Max Milner, l’exploration de la face cachée des techniques audiovisuelles.5 Qu’est-ce qu’il y a de plus épouvantable qu’une machine qui peut rêver ? Mais, qu’est-ce qu’il y a de plus séduisant qu’une machine qui peut séduire ? De son vivant, Stilla (« la » Stilla comme Jules Verne l’écrit, et donc « la » star ) est l’objet d’un double désir : celui de Franz de Télék et celui du baron de Gortz :

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5 Sur les automates : R. Ceserani, I falsi Adami. Storia e mito degli automi, Milano, Feltrinelli, 1969 ; R. Ceserani, Gli automi, Storia e mito, Bari, Laterza,1983 ; A. Chapuis, Les Automates dans les œuvres d’imagination, Neuchâtel, Éditions du Griffon, 1947 ; P. Warrick, The Cybernetic imagination in science-fiction, Cambridge-London, Mit Press, 1980, trad. it. : Il romanzo del futuro. Computer e robot nella narrativa di fantascienza, Bari, Dedalo,1984 ; A. Caronia, Il cyborg. Saggio sull’uomo artificiale, Roma, Theoria, 1985 ; M. Losano, Storia degli automi, Torino, Einaudi, 1990 ; V. Somenzi, R. Cordeschi (a cura di), La filosofia degli automi, Torino, Bollati Boringhieri, 1994 ; M.G. Solano, Storie di automi. Dalla Grecia alla Belle Époque, Torino, Einaudi,1998 ; V. Tagliasco, Dizionario degli esseri umani fantastici e artificiali, Milano, Mondadori, 1999 ; A. Carotenuto, L’ultima Medusa. Psicologia della fantascienza, Milano, Bompiani, 2001 ; « Lectures »,19, 1986 ; A. Castronuovo, Macchine fantastiche. Manuale di stramberie e astuzie elettro-meccaniche, Viterbo, Stampa Alternativa, 2007 ; C. Pagetti, O. Palusci (a cura di), Delicate monsters. Literary creatures of wonder, Milano, Cisalpino, 2007. D. Levy, Love and Sex with Robots : the Evolution of Human-Robot Relationship, NYC, Harper&Collins, 2008 ; M. Del Pizzo, L’anitra e il cyborg: generazione di fenomeni, in G. Barletta (a cura di) Machinae, Tecniche Arti Saperi nel Novecento, Bari, B-A. Graphis, 2008, pp. 665-673.

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« La Stilla alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d’une beauté incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes


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dorées, ses yeux noirs et profonds, où s’allumaient des flammes, la pureté de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d’un Praxitèle n’aurait pu former plus parfaite. »6 Stilla, « chanteuse d’opéra aux charmes ensorceleurs », comme la définit Marcel Moré7, a toujours son costume d’Angélica : C’était dans le superbe rôle d’Angélica, d’Orlando, ce chefd’œuvre du maestro Arconati, qu’elle devait adresser ses adieux au public.8 Angélica, bien sûr ; c’est l’Angélica de Boiardo possédant un anneau qui la rend invisible pour se soustraire aux attaques passionnées de ses admirateurs ? ou bien l’Angélica d’Ariosto

séduisante fugitive pour les mêmes raisons : « Jamais elle n’avait aimé, jamais ses yeux n’avaient répondu 6 Jules Verne, Le Château des Carpathes, op. cit., p. 140. 7 Cf. Marcel Moré, Le Château des Carpathes, dans Nouvelles explorations de Jules Verne. Musique, misogamie, machine, Paris, Gallimard, 1963, pp. 154-169. 8 Jules Verne, Le Château des Carpathes, op. cit., pp. 148.


aux mille regards qui l’enveloppaient sur la scène. »9 Et d’ailleurs, pour ce qui concerne Franz de Télék et d’autres : « Plusieurs fois, incapable de maitriser sa passion, il avait essayé d’avoir accès près d’elle ; mais la porte de la Stilla demeura impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d’autres de ses fanatiques admirateurs. »10 Existe-il dans Les Voyages Extraordinaires une femme aussi charmante et séduisante que Stilla, et en même temps aussi inexistante ? On serait tenté de répondre : Myra Roderich, la femme invisible dans Le Secret de Wilhelm Storitz ; la femme que Jules Verne avait laissé invisible et que Michel Verne… mais laissons cela de côté… pour le moment, au moins.

Histoire à la fois sublime, macabre et grotesque : le baron fasciné par la voix de Stilla, réussit à enregistrer secrètement ses performances musicales au théâtre San Carlo de Naples, et après la mort inattendue de la femme, il sera, dans son château, le metteur en scène d’un spectacle paradoxal.

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Sans doute, Stilla a le physique du rôle mais, malgré cela, elle va rester prisonnière d’une projection fantasmatique, étant donné que Le Château des Carpathes est, au–delà de tout cliché littéraire, l’histoire de l’obsession de l’appropriation de l’être : obsession qui appartient soit à Franz de Télék, le monomane, monomaniaque du mariage, soit au baron de Gortz, le mélomane (« l’étrange mélomane », comme Jules Verne le définit) monomaniaque de la musique.

9 Ibid., p. 140. 137

10 Ibid., p. 141.


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En actionnant un phonographe et en faisant revivre Stilla à l’aide d’un portrait, chaque soir, dans l’isolement le plus complet, il reproduit, par un jeu de lumières et de miroirs, la fantasmagorie. Disons mieux : sa fantasmagorie à lui. L’automate-Stilla s’anime donc grâce à « un simple artifice d’optique ». Mais soyons plus précis : s’anime-t-elle grâce à un simple artifice d’optique, ou plutôt grâce à la force souterraine d’un désir ? Le baron aura l’audace de la faire apparaître, sur le terre-plein du bastion, aux yeux du pauvre comte de Télék qui la cherche toujours et qui va devenir fou. Première fantasmagorie : « C’était bien la grande artiste, vêtue de son costume d’Angélica, telle qu’elle s’était montrée au public à sa représentation d’adieu au Théâtre San Carlo. […] Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable […]11 » Incroyable, inadmissible, répulsif, mais oui ! Répulsif et attrayant comme un fantôme-fantasme, comme tout revenant. Entre la machine et son possesseur et maître on détermine une relation qui les bloque réciproquement, qui les paralyse dans le moment où il n’est plus possible de récupérer le temps et donc le désir. Stilla, artiste de théâtre, disparue à jamais, peut revivre 11 Ibid., pp. 183-184.



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uniquement dans la dimension de la théâtralité et du désir dans laquelle Rodolphe la reproduit et la possède à jamais. Il est prisonnier lui-même dans le cercle de la mémoire et de la passion, de l’obsession de maîtriser le temps ; quand il actionne son automate à lui, il ne crée pas une réalité, mais il réanime une illusion. Stilla était déjà partie d’une illusion, celle de l’art, et habitait l’espace d’une fiction au-delà de laquelle elle n’existait pas pour Rodolphe de Gortz, intéressé seulement à son chant, à sa voix. L’antagoniste du baron, le comte Franz de Télék, lui, amoureux de Stilla en tant que femme, voudrait l’épouser et l’arracher définitivement au monde du théâtre. En vivant dans le théâtre et pour le théâtre Stilla est travaillée par le fantôme du non-être. En mourant dans le théâtre, elle est prête à être reproduite. Image vs réalité, Rodolphe de Gortz vs Franz de Télék : chaque fois Stilla est reproduite et annulée par un procédé d’automation presque hypnotisant. La reproduction de Stilla vise à nier le temps ; et cela pour Rodolphe est la garantie de la répétition compulsive de son désir. L’automate de Jules Verne est donc le résultat d’une décomposition et non pas, comme dans le cas de Frankenstein, d’une composition. Stilla est fragmentée : voix, portrait, miroir, lumière… un puzzle fantastique. En quels lieux, par quels moyens l’automate va-t-il se reproduire ? Le château, tout d’abord lieu « régressif » hanté par les fantasmes de la mémoire, est le théâtre-miroir idéal pour la monomanie de Rodolphe ; il est en même temps le lieu de la peur et de la mort, labyrinthe de sorcelleries, de trucages, et aussi laboratoire scien-


tifique. Lieu d’expériences obscures, le château est donc le lieu potentiel de la rencontre entre deux cultures, deux mondes, deux dimensions : science et non-science. Le savant à la solde Orfanik, (l’orphelin de la science, ou l’Orphée moderne, comme le suggère Daniel Compère ?) va organiser tout cela. Réalisateur impassible de la rencontre entre passé et futur, science et magie, il est en même temps savant et magicien. Son attitude est d’ailleurs très professionnelle : « Cet individu s’appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d’où venait–il, où était-il né ? Personne n’aurait pu répondre à ces trois questions. À l’entendre – car il causait volontiers -, il était un de ces savants méconnus, dont le génie n’a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque pauvre diable d’inventeur que soutenait largement la bourse du riche dilettante.

Cette description détaillée nous fait bien comprendre quelles sont les forces et les énergies mystérieuses, qui, par des voies très singulières, contribuent à la création de la nouvelle Stilla, la cantatrice virtuelle.

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12 Ibid., pp. 143-144.

Chair

Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, avec une de ces figures pâles que, dans l’ancien langage, on qualifiait de “chiches-faces”. Signe particulier, il portait une œillère noire sur son œil droit qu’il avait du perdre dans quelque expérience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d’épaisses lunettes dont l’unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d’un regard verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s’il eut causé avec quelque être invisible qu’il écoutait sans jamais lui répondre.12 »


Massimo Del Pizzo

Lisons encore une description de Jules Verne, maître en descriptions : « […] Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d’appareils phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d’adieu. Ces appareils étaient merveilleusement perfectionnés à l’époque, et Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n’y subissait aucune altération ni dans son charme ni dans sa pureté. Le baron de Gortz accepta l’offre du physicien. Des phonographes furent installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée pendant les derniers mois de la saison. C’est ainsi que se gravèrent sur leurs plaques, cavatines, romances d’opéra ou de concerts, entre autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d’Orlando qui fut interrompu par la mort de Stilla. Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s’enfermer au château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla, comme s’il eut été dans sa loge, mais – ce qui peut paraître absolument incompréhensible -, il la voyait comme si elle eut été vivante, devant les yeux. C’était un simple artifice d’optique. On n’a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait


en pied avec son costume blanc de l’Angélica d’Orlando et sa magnifique chevelure dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées, suivant un certain angle calculé par Orfanik, lorsqu’un foyer puissant éclairait ce portrait placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi « réelle » que lorsqu’elle était pleine de vie et dans toute sa beauté. »13 Les instruments utilisés par Orfanik appartiennent à deux mondes différents. Miroir et phonographe : ce sont les appareils qui garantissent la fantasmagorie (« art de faire apparaître des spectres ou des fantômes par des illusions d’optique »14) et qui en même temps permettent la cohabitation de deux dimensions. D’un côté, le miroir, l’instrument optique le plus ancien, générateur d’inquiétude et d’effets « fantastiques ». De l’autre, le phonographe, (« merveilleusement perfectionné ») provenant de la dimension technologique.

« Chez Jules Verne la science positive et la merveille fantastique se rencontrent avec tant de justesse et de puissance que de 13 Ibid., pp. 237-238.

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14 Louis-Nicolas Bescherelle, Nouveau dictionnaire national, Paris Garnier, 1887, cité par Max Milner, La Fantasmagorie. Essai sur l’optique fantastique, Paris, PUF, 1982, p. 9.

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Comme l’affirme Carrouges :



Carmelina IMBROSCIO Chair - Revue Jules Verne n° 38

La Parisienne du XXe Siècle La Française devenue américaine

E

n 1863, date probable de la rédaction de Paris au XXe siècle, paru posthume, comme on le sait, en 19941, les théories des socialistes utopiques, notamment celles de Saint-Simon et de Fourier, sont largement répandues et débattues en France. Jules Verne partage plusieurs aspects de ces doctrines ; on dirait que les explorations, les inventions, l’exploitation des ressources naturelles, les nouvelles formes d’urbanisme et d’organisation sociale qu’il imagine dans ses Voyages Extraordinaires réalisent les principes du saint-simonisme, fondé sur le culte du progrès technologique et industriel. Son adhésion serait toutefois partielle : les aspects mystiques de ces doctrines le touchent relativement, ainsi que ceux qui visent à l’amélioration de la condition ouvrière et à l’émancipation de la femme. Saint-Simon et surtout son élève Prosper Enfantin faisaient de cette dernière la prêtresse de l’avenir, Fourier en libérait la sexualité ; rien de semblable chez Verne, qui – comme on l’a remarqué à plusieurs reprises – réserve au monde féminin une attention plutôt faible2.

1 Jules Verne, Paris au XXe siècle, Paris, Hachette, 1994. Les passages tirés des différents textes cités seront suivis de l’indication de page entre parenthèses.

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2 Cf. sur ce sujet, Jean Chesneau, « Jules Verne et la tradition du socialisme utopique », L’Homme et la société, 4, avril-juin 1967, pp. 223-232. Voir aussi, toujours au sujet de la femme dans l’œuvre vernienne, Marcel Moré, Le Très curieux Jules Verne, Paris, Gallimard, 2005 (1960).

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Or, il en est tout autrement dans Paris au XXe siècle. À part l’attitude nettement pessimiste à l’égard de la modernité (le titre éloquent d’un des chapitres est « Le démon de l’électricité ») et quelques éléments narratifs incongrus et excentriques, qui déterminèrent


Carmelina Imbroscio

Hetzel à en refuser la publication, ce qui frappe c’est la large place accordée au débat sur les femmes « modernes », qui inspire même le titre et le contenu de tout un chapitre : « Des opinions de Quinsonnas sur les femmes ». Quinsonnas, rappelons-le, est le préposé à la mise à jour du Grand Livre de la sinistre maison de banque où le héros, Michel Dufrénoy, est employé. Une question hargneuse posée par Quinsonnas au pauvre Marcel, jeune homme romantique et amoureux à la recherche de soutien amical, « Crois-tu qu’il y ait encore des femmes sur la terre ? » (140), nous renseigne rapidement : ce n’est pas à la femme, mais à son absence, ou plutôt à sa disparition à la suite d’une transmutation « génétique », que ces pages sont consacrées. Et, du moment que la ville à venir est Paris, la cible visée est évidemment la nouvelle Parisienne. « La femme n’est qu’une question de formes » lancera plus tard un personnage de La Journée d’un journaliste américain en 28903 : en effet, dans ces pages, ce sont les modifications des apparences qui, d’abord, entrent en jeu. Et si, comme l’affirme Frédéric Monneyron dans La Frivolité essentielle4, les modes vestimentaires « décident des représentations, dictent les comportements et anticipent les changements », l’attaque, par le biais du paraître (données physiques et habillement), atteint rapidement le statut social. Mais revenons à la question rhétorique de Quinsonnas : « Crois-tu qu’il y ait encore des femmes sur la terre ? » Elle est 3 Jules Verne, La Journée d’un journaliste américain en 2890, Conte paru en anglais en 1889 (In the Year 2889), revu et modifié pour l’édition française en 1890. 4 Frédéric Monneyron, La frivolité essentielle, Paris, PUF, 2001, p. 18.


suivie, dans la même réplique, de sa réponse : « il n’y a plus de femmes ; c’est une race perdue comme celle des carlins et des mégalenthérium ! » (141) et accompagnée d’une évocation nostalgique de la femme d’antan : « Je crois qu’il y a eu des femmes autrefois, à une époque très reculée ; les anciens auteurs en parlent en termes formels ; ils citaient même, comme la plus parfaite entre toutes, la Parisienne […], une créature charmante et sans rivale au monde ; elle réunissait en elle les vices les plus parfaits et les plus vicieuses perfections, étant femme dans toute l’acception du mot. (ibidem) » Cependant « peu à peu, le sang s’appauvrit, la race tomba » et aux manières séduisantes de l’ancienne Parisienne, à son embonpoint, à son amabilité succédèrent « des formes longues, maigres, arides, décharnées, émaciées, efflanquées, […] une désinvolture mécanique, méthodique et puritaine » (ibidem). Les effets de la subversion furent sans retour : « La taille s’aplatit, le regard s’austérifia, les jointures s’ankylosèrent, un nez dur et rigide s’abaissa sur des lèvres amincies et rentrées ; le pas s’allongea ; l’ange de la géométrie, si prodigue autrefois de ses courbes les plus attrayantes, livra la femme à toute la rigueur de sa ligne droite et de ses angles aigus. » (141-142) La déchéance a fini par comporter une métamorphose sans retour: « La Française est devenue américaine » (142). À la femme américaine elle a emprunté non seulement la physionomie mais aussi la mise vestimentaire : « Elle […] s’habille mal, sans goût, et porte des corsets de tôle galvanisée qui peuvent résister aux plus fortes pressions. (ibidem) » Conclusion : la perte de féminité non seulement a comporté l’« américanisation » de la Parisienne, mais elle a entraîné, de manière inéluctable, son androgynisation.


Carmelina Imbroscio

Il est utile d’introduire, là, un aperçu sur le stéréotype de la femme nord-américaine et son fantasme, présent chez les contemporains de Verne qui voient, avec crainte ou exaltation selon les différentes idéologies, ce modèle conquérir rapidement l’Europe et, en particulier, la France et sa capitale. À l’époque, dans l’ouest américain le pantalon est adopté par le femmes qui travaillent dans les ranchs ; à l’est, à Boston, foyer intellectuel des élites puritaines, les femmes subordonnent à la lutte pour le droit d’accès à l’éducation supérieure l’intérêt pour les mises « féminisantes ». Chez les écrivains français qui imaginent des sociétés à venir, aussi bien utopiques que dystopiques, le modèle féminin imaginé ne peut que s’inspirer de cet être perçu comme masculinisé et qui, en se proposant comme cogitans, ne peut qu’avoir perdu ses prérogatives naturelles pour revêtir, même dans l’aspect, celles de l’autre sexe. Chez Verne (qu’une veine d’ironie et le recours au paradoxe sauvent en partie de l’accusation de misogynie), le désarroi se double d’une nostalgie, pour ainsi dire, patriotique : « La France a perdu sa vraie supériorité ; ses femmes au siècle charmant de Louis XV avaient efféminé les hommes ; mais depuis elles ont passé au genre masculin, et ne valent plus ni le regard d’un artiste ni l’attention d’un amant ! (ibidem) » Quelques décennies plus tard (1890) dans La Cité future5 d’Alain Le Drimeur, les descendants des vieilles familles aristocratiques parties dans l’île Bourbon lors de la Révolution de 1789 rentrent en France au XXIe siècle ; dans l’ancienne patrie, surtout à Paris, ils constatent que les mœurs et la vie sociale ont changé et que les femmes, à l’instar de leurs sœurs américaines, sont en train de conquérir une primauté sur les hommes : « Hélas ! nous le voyons bien, tout s’émousse, tout se nivelle… Bien plus, la distinction qu’il y avait entre l’homme et la femme, s’atténue elle-même sensiblement… […] Où trouver maintenant la figure caractérisée d’un homme d’esprit ? la physionomie si originale d’une femme à la mode ? Heureusement que l’homme a gardé la barbe… mon Dieu ! pourvu qu’il ne l’extirpe pas un jour… (152) » 5 Paris, Albert Savine, 1890.


D’ailleurs, déjà dans le navire qui les ramenaient ils avaient rencontré des Françaises définies à cause de leurs habits : « Ni hommes, ni femmes »… (27) Quelques années avant la rédaction de Paris au XXe siècle était mort Émile Souvestre, auteur du Monde tel qu’il sera6 et ascendant dystopique7 de Verne, qui lui rend hommage à travers Michel, son héros, errant parmi les tombeaux oubliés du Père Lachaise. Dans le roman de Souvestre, où le Paris de l’an 3000 (Sans-Pair, habité par les Sans-Pairiens) finira par être anéanti par l’avidité aveugle de sa société super-technologique, les femmes se réunissent dans la « Société des Femmes sages » pour écouter les revendications d’une de leurs représentantes, Mademoiselle Spartacus, dont le nom ne peut, évidemment, qu’être masculin, et l’aspect hideux, comme le montre une illustration (284) dans l’édition originale du roman. À la charnière des deux siècles le socialiste Anatole France (Sur la pierre blanche, 1905)8 réservera à la société à venir un statut positif, mais le prix de l’émancipation féminine sera, encore une fois, la masculisation ou l’androgynisation, toujours à l’instar des Américaines. S’approchant d’un groupe de travailleurs, le visiteur/ narrateur commente : « Je m’aperçus qu’il y avait des femmes parmi eux. Ce qui m’avait empêché de les distinguer tout d’abord, c’est qu’elles étaient vêtues comme les hommes et qu’elles avaient les jambes droites et longues et, à ce qu’il me sembla, les hanches étroites de nos Américaines. (251) » Et encore :

6 Émile Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, Paris, W. Coquebert, 1846. 7 C’est Nadia Minerva qui en souligne l’ascendance dans son Verne aux confins de l’utopie, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 81.

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8 Anatole France, Sur la pierre blanche, Paris, Calmann-Lévy, 1905. Déjà paru dans différents magazines ; revu et remanié pour la publication en livre.

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« Je fus enveloppé par une seconde troupe d’hommes et de femmes, qui avait la contenance et le costume de la première. Je me confirmai dans cette impression que les femmes, bien qu’il s’en trouvât de fort épaisses et de très sèches et aussi beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand nombre un aspect d’androgynes. (253) »


Carmelina Imbroscio

L’impression est confirmée par les considérations (à la nuance amère) de l’habitant qui guide notre visiteur à travers le nouveau Paris : « Depuis que les femmes travaillent comme les hommes, agissent et pensent comme les hommes, on en voit beaucoup qui ressemblent à des hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer des neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles. Ce sera un grand avantage. (302) » En effet, que faire de la différence de genre, si les hanches étroites, « à l’américaine », signalent la perte de la fécondité et l’incapacité reproductive ? Dans les romans d’anticipation, ceux qui préfigurent des sociétés positives et égalitaires, comme ceux qui dessinent des mondes sinistres destinés à l’autodestruction, la New Woman est donc calquée sur des modèles masculins. Androgyne, garçonne, amazone, stérile, elle représente l’exaspération d’un imaginaire dominant et stéréotypé, incapable d’assumer les changements des rôles sociaux. Revenons à Verne et à Paris au XXe siècle. La tirade de Quinsonnas reprend et développe la question initiale (« Crois-tu qu’il y ait encore des femmes sur la terre ? »): « La femme […] est la Passion et l’homme est l’Action, et c’était pour cette raison que l’homme adorait la femme. Eh bien, ils sont tous deux l’action maintenant et dès lors, il n’y a plus de femmes en France. » (143) À une exception près ; la douce Lucy, aimée par Michel, a échappé au bouleversement et a survécu à la métamorphose de son sexe : « Mademoiselle Lucy était âgée de quinze ans, ravissante avec ses longs cheveux blonds abandonnés sur ses épaules, […] fraîche et toute naissante, si ce mot peut rendre ce qu’il y avait en elle de nouveau, de pur, d’à peine éclos ; ses yeux pleins de naïfs regards et profondément bleus, son nez coquet aux petites narines transparentes, sa bouche humide de rosée, la grâce un peu nonchalante de son cou, ses mains fraîches et souples, les profils élégants de sa taille, charmaient le jeune homme, et le laissaient muet d’admiration. (128) »


Mi-ange, mi-lolita pour l’imaginaire romantique et érotique du héros, ne le serait-elle pas aussi pour celui de son auteur ? Il est défendu, bien sûr, d’identifier le personnage à l’écrivain, mais avec un peu de malice et quelques éléments de contexte, ont peut supposer une contamination… Comment résister, d’ailleurs, à la vague de la nostalgie, quand les Vésuviennes, féministes parisiennes, revendiquent dans leur Constitution (1848) l’égalité vestimentaire entre les deux sexes et donc le port du pantalon, et quand, pour la première fois en France, l’Académie de Lyon a décerné, le 16 août 1861, le baccalauréat à une femme, Julie-Victoire Daubié ?

Chair

La Française sera donc américaine au XXe siècle, et des signes inquiétants avertissent que sa modification est déjà amorcée au XIXe. Ce qui autorise, bien sûr, un regret légitime qui a une senteur d’Ancien Régime.

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Philippe BURGAUD

Romans inspirateurs C

ompte tenu du thème choisi pour ce numéro, la question qu’on peut se poser est de savoir si Jules Verne, – ou plutôt ses romans – a pu être source d’inspiration pour une certaine littérature dite pour adultes. Apparemment, il n’y a pas eu énormément d’emprunt à Verne sur ce thème, en tout cas, j’en connais peu d’exemples. Peut-être que ce numéro sera l’occasion d’en découvrir d’autres que nos lecteurs pourront alors nous signaler. Exemple de roman érotique : « Les séquestrées du Nautilus » de Philippe de Jonas, publié en 1985 chez Robert Laffont. Spécialiste de littérature érotique, l’auteur fait de nombreux emprunts à «Vingt mille lieues sous les Mers» ; dans ce roman, il nous raconte l’histoire d’un professeur qui se retrouve prisonnier dans un sous-marin que la rumeur locale accuse d’être à l’origine de l’enlèvement de jeunes filles sur les plages de la Méditerranée. Son capitaine, qui se fait appeler « Capitaine Nemo », est un Atlante ; il a reconstruit un vieux sous-marin baptisé comme il se doit « Nautilus » et l’utilise pour kidnapper des jeunes filles destinées à redonner le goût de l’amour aux Atlantes vivants toujours dans l’Atlantide, un état souterrain caché au fond d’un volcan, et ignoré des humains. En effet, au fil du temps, les Atlantes, qui vivent très vieux, ne connaissent plus rien des plaisirs de l’amour. Notre Nemo a décidé avec quelques autres Atlantes, hommes et femmes, de leur redonner le goût des plaisirs sexuels, contrevenant aux règles locales. Le périple du Nautilus puis le séjour du professeur dans la caverne de l’Atlantide


C

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uriosités

est l’occasion de scènes érotiques multiples. Redevenu amoureux, Nemo, considéré comme un traître par ses concitoyens, s’enfuit avec son sous-marin, et le professeur, amoureux lui aussi de l’une des demoiselles présentes, décide de rester à son bord. Du côté des BD, on peut trouver deux exemples d’emprunt à Jules Verne dans des séries de livres de poches pour adultes.

Avant même son départ de Londres Phileas Fout (sic) a une aventure avec une jeune femme. Puis au fil de son voyage, diverses étapes sont l’occasion d’avoir des relations sexuelles avec des passagères rencontrées en chemin aussi bien dans les trains que sur les bateaux ; puis bien sur plus tard avec Aouda, qu’il ne ramène pas à Londres. Ce qui lui permet diverses autres aventures sur le trajet du retour.

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En Italie, ce genre de BD pour adultes est aussi très courant. Le roman Michel Strogoff sert de base pour l’une des aventures de Pinocchio chez l’éditeur GEIS en 1974. Il s’agit du volume deux

Chair

Le premier figure chez Elvifrance, spécialiste français de ce genre de BD bon marché en format de poche, avec un Tour du Monde en 80 jours dans la série « Satires » de cet éditeur publiée en 1979. Cette série comportant 104 numéros publiés entre 1978 et 1987 présentent des contes ou des histoires célèbres qui sont le prétexte d’une illustration grivoise. Le Tour du monde en 80 jours porte le numéro 5 ; Victor Hugo avait l’honneur d’être n°1 avec une adaptation de son roman Les Misérables.


Philippe Burgaud

intitulé Le avventure di Pinocchio Corriere dello Zar. Pinocchio est aidé dans sa mission par la fée bleue, qui a des relations sexuelles avec le tsar. En chemin sur la route d’Irkoutsk Pinocchio aura force relations avec des danseuses mongoles ; ajoutons que comme la marionnette, quand il ment quelque chose s’allonge chez lui, mais ce n’est pas son nez ! On peut aussi noter comme autre emprunt à Jules Verne une BD intitulée Le Tour du Monde en 80 jours qui n’a de rapport avec le roman que le titre et le fait que l’héroïne est une petite fille de Phileas Fogg. Elle doit faire un tour du monde pour gagner 20 000 livres comme son ancêtre. Mais elle devra se débrouiller pour financer son voyage uniquement en comptant sur son charme et plus si affinités... L’auteur, de son vrai nom Xavier Musquera, né en 1942 en Espagne, dessine dès le plus jeune age. Il s’oriente vite vers la BD érotique sous le nom de Chris. Ce Tour du monde figure dans la série Le Marquis, édité chez Glénat en 1991. En parallèle, ce dessinateur illustre de nombreuses autres BD, notamment historiques. eee

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Alexandre TARRIEU

Les mille yeux de Tarrieu The Gun Club est le nom d’un groupe américain de punk rock qui fut actif de 1978 à 1996. « Je me revois encore lisant sur le trottoir, devant les Galeries Lafayette, la nouvelle en gros titre. Les Russes ont battu de vitesse les Américains et, comme toujours quand le moins crédité gagne sur le favori, j’en éprouve une jubilation : bien joué ! Mais surtout je retombe en enfance : celui qui jubile et s’émerveille, c’est le lecteur de Jules Verne, c’est le passionné des 500 Millions de la Bégum. Le terrible professeur allemand a fait construire, en Inde, un canon d’une puissance formidable. D’un seul obus, il va écraser Franceville. Mais il manque son coup ayant mal calculé la charge, et l’obus, échappant à l’attraction terrestre, au lieu de retomber demeure sur sa trajectoire et tournera, sur cette orbite, pour l’éternité... Déjà je me réjouis d’en parler avec Yvonne Desvignes. Elle jubile sûrement autant que moi, n’ayant pas moins que moi admiré jadis (nous sommes du même âge) ce roman fantastique ; que voici dépassé par la réalité. » (Vercors, Les Nouveaux Jours, Plon, 1984, p.316)


Chroniques verniennes

Barnum apparaît ou est suggéré dans de nombreux romans de Jules Verne : Voyage au Centre de la Terre, De la Terre à la Lune, Cinq semaines en ballon, L’Île à hélices (cf. le personnage de Munbar)... Daniel Compère pense qu’il est en effet le ‘’personnage type de la représentation de l’extraordinaire’’. (Daniel Compère, Jules Verne écrivain, Droz, 1991) Abel Hugo (1798-1855) est cité par Jules Verne dans sa Correspondance avec Hetzel (T1, Slatkine, p. 70). Il est l’auteur d’une France historique et monumentale (Dellaye, 1836-1843) et d’autres ouvrages de géographie. Les éditions Le Bastion ont regroupé ses textes par régions avec ceux de la Géographie illustrée de la France de Jules Verne. « Mes excellents et chers directeurs [ il s’agit de Ritt et Larochelle, directeurs du Théatre de la Porte-Saint-Martin ], toute ma maisonnée veut revoir et refaire le Tour du Monde cet étonnant succès. Voulezvous être assez bons pour leur donner quatre places pour ce soir mardi. Remerciement cordial. Victor Hugo. » (Cité par Jean-Michel Margot in Bulletin de la Société Jules Verne n°70, p. 70). « La bibliothèque particulière des hommes, composée de livres sérieux et de livres de fiction, généreusement offerte par l’amiral Richard d’Abnour, est aussi largement mise à contribution et les héros de Jules Verne et d’Alexandre Dumas sont devenus extrêmement populaires, les plus savants se plaisant à raconter leurs lectures aux autres d’une façon pittoresque et souvent inattendue. » (Jean-Baptiste Charcot, Le « Français » au pôle Sud, in Le roman des pôles, Omnibus, 2008, p. 872).

André Salmon surnomme Gustave Le Rouge de ‘’Jules Verne des midinettes’’ dans Souvenirs sans fin.

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Et puisque le numéro de cette Revue est consacré à la « Chair », j’ai noté cette citation d’Annie Ouellet : « Je suis la Jules Verne de l’érotisme. » (Libre expression, Le Journal de Québec du mercredi 16 octobre 2013.)

Chair

Erreur de Jules Verne dans Robur-le-Conquérant (chap. III), François Letur n’est pas mort en 1852 mais en 1854 en expérimentant des parachutes. Autre erreur dans le même chapitre, Vincent de Groof n’est pas mort en 1864 mais en 1874 à bord d’une machine volante de son invention accrochée sous un ballon.


Alexandre Tarrieu

Dictionnaire des personnes citées

par Jules Verne (Am)

Amatris (v 340-v 284 av. J-C) : Kérabanle-Têtu (2, X). Fille du frère de Darius III, Oxyathres, elle fut mariée à Cratère, général d’Alexandre le Grand puis à Denys, tyran d’Héraclée du Pont (Bithynie) (-322) et, à la mort de celui-ci (-306) à Lysimaque (-302) qui la quitta pour Arsinoé. Elle se retira alors à Héraclée qu’elle gouverna. Elle mourut, enfermée dans un sac de cuir et jetée dans les eaux du port d’Amastra, qu’elle avait fondé vers -300, noyée par ses deux fils. Amin : Le rayon-Vert (XXII). Jules Verne écrit : « Ce n’était rien moins qu’Amin, le plus parfait héros des épopées gaéliques. » Nous l’identifions avec Cuchulain, héros des sagas gaéliques, ou Finn (Fionn Mac Coull, ou Cumhaill, ou Fingal), roi des Fiana d’Irlande, héros du cycle de Leinster, beau et blond [d’où la comparaison avec Olivier Sinclair], mythique guerrier d’Ecosse et des îles de Man, né, d’après la légende à Almu (Kildare Co), père d’Ossian. Il ne serait pas mort et vivrait dans une grotte à Dublin. [La référence de Jules Verne est sans doute James Macpherson (Ossian)]. Amiot Pierre (1781-1839) : Famille Sans Nom (2, II). Patriote canadien, né à Verchères. Cultivateur, il fut élu député du Surrey (1813-1830) et siégea à la Chambre d’Assemblée du Bas-Canada pour le District de Surrey (1813) puis pour celui de Verchères (1835-1838). Commissaire du recensement de 1825 et de 1831, il fut révoqué par le gouvernement en 1837 comme un des leaders de la révolte. Une récompense fut offerte pour sa capture. Fait prisonnier à Saint-Charles, il mourut en prison à Montréal. Amenates Tingitsoglu (1868-1887) : Le Testament d’un excentrique (1, VIII). Géant turc, né près de Keressond. Il fut célèbre à Trebizonde où il finit sa vie et fit des tournées en Europe, principalement en Angleterre. Il mesurait 2m33. [Jules Verne écrit Auvassab en recopiant par erreur sa source, La Nature (2ème semestre, vol. 14,


Chroniques verniennes

1886) de Gaston Tissandier, où il est indiqué le nom grec sous lequel tourna Amenates en Europe : Amanab. Notons que l’on retrouve ce nom grec en 1897 dans un journal britannique : The English illustrated magazine (vol. 16) où il est surnommé « The Greek Giant » ].

Amoda ou Hamoydah (v 1840-1876) : Un Capitaine de quinze ans (2, XIV). Fidèle serviteur de Livingstone. Sauvé de l’esclavage par Livingstone, il fut engagé à Shupanga et commença à servir Livingstone dès 1864 sur le Zambèze. Il l’accompagna encore de 1866 à 1874 puis servit Stanley de 1874 à 1876 de Zanzibar à Kabinda. Il trouva la mort près du lac Albert (Ouganda) le 29 janvier 1876.

Sources et remerciements sur : http://pagesperso-orange.fr/jules-verne/ Remerciements_Alexandre_Tarrieu.pdf http:// sourcesremerciementsdicojulesverne. over-blog.com/

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Amphion : Le Tour du Monde en 80 jours (XXIX), Les Enfants du Capitaine Grant (2, XVII) L’île à hélice (1, II). Fils de Zeus et d’Antiope dans la Mythologie Grecque, né à Eleuthéres (Béotie). Poète et musicien, il fut exposé sur une montagne, avec son frère jumeau Zéthos, par leur grand-oncle Lycos. Un berger recueillit les deux bébés et les éleva. Plus tard, aidé de son frère, ils tuèrent Lycos et sa femme Dircé, qui maltraitaient leur mère. Ils attachèrent Dircé à un taureau qui la déchira sur des rochers. Amphion bâtit les remparts de Thèbes, attirant les pierres au son de sa lyre et épousa Niobé, fille de Tantale. Il fut tué par Apollon en essayant, ayant perdu la raison, de détruire un des temples de Dieu. Celui-ci le perça alors d’une flèche et tua ses enfants.

Chair

Ammien Marcellin (v 330- v 400) : 20 000 lieues sous les mers (2, IX). Historien latin d’origine grecque, né à Antioche. Ses Histoires, couvrant la période allant du règne de Nerva à la mort de Valens (96-378), continuent l’œuvre de Tacite (Rerum gestarum, libri XXXI, dont treize livres sont perdus).


Claude LEPAGNEZ

Chroniques verniennes

Le Verne est-il encore Vernal ?

À

cette question récurrente, que nous nous posons, dans cette revue, depuis des années, la réponse ne manque pas, à chaque livraison, de se révéler éminemment positive. C’est encore le cas, aujourd’hui, où nous nous attacherons à la récente restauration de la tombe de Jules Verne, au cimetière de La Madeleine, à Amiens, inaugurée le mercredi 19 février 2014 (voir plus loin). LA RESTAURATION DE LA TOMBE DE JULES VERNE Genèse d’un tombeau Décédé, comme on sait, le 24 mars 1905, à son domicile du 44 boulevard Longueville, (actuel boulevard Jules Verne), ses obsèques seront célébrées le 28, en l’église Saint Martin, sa paroisse, avant l’inhumation au cimetière de La Madeleine, où une concession familiale avait déjà été réservée. A cette époque, la sépulture n’était qu’une modeste dalle, portant seulement son nom patronymique, ses prénoms, avec ses dates de naissance et de décès. C’est seulement en 1907 que la famille passa commande au sculpteur amiénois Albert Roze (1861-1952), directeur de l’Ecole des Beaux Arts et conservateur du Musée de Picardie, d’un monument en marbre : un corps jaillissant de la dalle, la main tendue au ciel… Ce genre de représentation se trouve plusieurs fois dans l’œuvre de l’artiste, en particulier : Résurrection (1898, Musée de Picardie), et l’effigie de Jean Jaurès, devant l’Hôtel de Ville de Friville Escarbotin, dans le Vimeu, à l’ouest du département de la Somme. Mais, ce monument, propriété privée de la famille, n’avait jamais été restauré, et il avait tendance à se dégrader d’année en année. L’action de la Ville d’Amiens Elle est entamée dès la séance du Conseil Municipal en date du 20 septembre 2012, point 23, objet : entretien par la ville d’un monument érigé sur une concession privée, convention. « Le monument érigé sur la concession accordée à perpétuité le13 juin 1905 à Monsieur Michel Verne pour y faire inhumer les époux Jules Gabriel Verne et Honorine Anne Hébée Devianne, a fait l’objet, le 10 mai 1995, d’un arrêté de classement parmi les monuments historiques. La ville d’Amiens souhaite entretenir ce monument, alors que la concession appartient toujours aux descendants des époux VerneDevianne.


Chroniques verniennes


Claude Lepagnez

Considérant qu’aucune intervention ne peut être réalisée sur une sépulture sans l’autorisation des ayants-cause, Considérant que pour permettre l’intervention de la Ville, il y a lieu de formaliser l’accord des descendants des personnes inhumées et du concessionnaire, en la forme d’une convention. « LE CONSEIL MUNICIPAL DE LA VILLE D’AMIENS Vu le Code Général des Collectivités Territoriales ; DELIBERE Article1 : Le Maire est autorisé à signer la convention ci-jointe destinée à permettre l’entretien, par la Ville ou tout mandataire, du monument érigé sur la concession référencée section L, n° 211 A du cimetière de La Madeleine. Article 2 : Le Maire est autorisé, chaque fois qu’il est nécessaire d’intervenir sur la sépulture, à solliciter les autorisations et financements justifiés par les mesures de classement. Article 3 : Le Maire est chargé de l’exécution de la présente délibération. » Cette délibération a été adoptée à l’unanimité et certifiée tant par les Secrétaires de Séance que par le Maire. » Suit la convention dont voici le texte intégral : Entretien de la sépulture de Jules Verne. « Entre la Ville d’Amiens, représentée par Monsieur Gilles Demailly, agissant en cette qualité et dûment autorisé par délibération du Conseil Municipal, en date du 20 septembre 2012, n° 23, Et Monsieur Jean Verne, [… nous ne mentionnons pas ici l’adresse inscrite ] Il est convenu et arrêté ce qui suit : Article 1 : Objet de la convention Par la présente convention, la Ville d’Amiens et le cocontractant ci-dessus désignés décident que la concession perpétuelle, référencée (…) du cimetière de La Madeleine, accordée le 13 juin 1905 à Monsieur Michel Verne pour qu’il y soit procédé à l’inhumation de Jules Gabriel Verne et Honorine Anne Hébée Devianne, sera entretenue par la Ville d’Amiens. Article 2 : Engagement de la Ville La Ville s’engage à réaliser ou faire réaliser l’entretien du monument posé sur la concession perpétuelle, référencée […] du cimetière de La Madeleine, dans la respect du Code Général des Collectivités territoriales, des prescriptions relatives aux Monuments Historiques, conformément


à l’arrêté du 10 mai 1995 portant classement de cette sépulture. Ces engagements mettent un terme à la responsabilité des actuels ayantscause en matière de préservation de la sépulture et de ses effets. Article 3 : Engagement des ayants-cause Monsieur Jean Verne se porte fort pour l’ensemble des descendants du concessionnaire. Il autorise la Ville d’Amiens à pourvoir à l’entretien du monument installé sur cette sépulture et à solliciter les autorisations nécessaires auprès de Monsieur l’Architecte des Bâtiments de France et, à s’assurer des participations financières prévues par la mesure de classement aux Monuments Historiques de cette construction. Il ne pourra être exigé aucune contrepartie de la part des ayants -cause. Article 4 : Début de la convention La date d’entrée en vigueur de la convention sera celle de sa signature par les deux parties. » [ Il s’agit du 31 octobre 2012 ] Dans le compte rendu de la séance du Conseil Municipal en date du jeudi 17 octobre 2013, se lit encore, après le rappel de l’arrêté de classement du 10 mai 1995 et de la signature de la convention le 20 septembre 2012 :

C’est pourquoi il y a lieu que la collectivité sollicite auprès de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) la participation financière de 40% du montant des travaux réalisés. »

Chair

« La délibération du 20 septembre 2012 autorise la Ville d’Amiens à solliciter les autorisations de financement justifiées dans la mesure de ce classement.

Le travail technique de restauration 165

Il a été relaté fidèlement aussi bien dans le quotidien régional, Le Courrier Picard Picardie Matin et dans le Journal des Amiénois, ainsi que dans Amiens Forum.


Claude Lepagnez

Entre fin septembre et fin novembre 2013, soit pendant six semaines, un temps relativement bref pour ce genre de travail, deux restauratrices des Bâtiments de France, Sabine Cherki et Christine Bazireau, ont mené ce chantier. Car, au fil du temps, l’œuvre s’était teintée de vert, dans la mesure où des micro-algues la recouvraient. C’est pourquoi la statue, la stèle, mais aussi les noms de Jules et Honorine Verne ont été passés au peigne fin. Xavier Bailly, alors directeur du Patrimoine d’Amiens Métropole, et qui part, dès le 1er juin 2014 pour le Mont Saint Michel, commente ainsi l’évènement : « Chaque partie a été analysée et a reçu un traitement thérapeutique en fonction des pathologies trouvées. » Et d’ajouter : « Pour l’intérêt du site, pour les promeneurs, mais aussi pour les dizaines de milliers de visiteurs qui fréquentent la Maison de Jules Verne chaque année et passent, peut-être par La Madeleine, la Ville se devait de redonner de l’éclat à cette tombe. ». Le marbre de Carrare de la statue, et celui, moins précieux du tombeau, ainsi que le calcaire de Bourgogne et non du grés des Vosges, comme cru pendant longtemps, de la bordure et du sol ont, ainsi, été nettoyés et traités. Les inscriptions dorées brillent de nouveau et la croix de bronze, au-dessus de la stèle, a été refixée par un couvreur. « Nous avons aussi refait une patine pour la croix de bronze qui s’approche le plus possible du vert brun d’origine et rehaussé la dorure de la stèle qui s’était estompée avec le temps. » Quant à l’environnement, Xavier Bailly, déjà cité, le commente ainsi : « Il faut saluer également le travail du service espaces verts, qui a fait des propositions pour aménager les cheminements et les abords de la tombe afin de retrouver l’esprit de l’époque. » Reste la question de la pose provisoire d’une housse pendant l’hiver, jusqu’au 31 mars « Car le tombeau est toujours à l’ombre, l’humidité est permanente » commente la restauratrice. Cette restauration a coûté 18.500 euros (20.000 prévus), financée au tiers par la DRAC. Elle a été inaugurée le mercredi 19 février 2014, en présence de Jean Verne, arrière petit fils de l’homme de lettres, Amiénois d’adoption, entouré d’élus, du personnel de la Ville, des Monuments Historiques, de la DRAC, ainsi que de membres d’associations gravitant autour de l’auteur, dont le Centre international Jules Verne bien sûr. Mais, laissons la conclusion à Jean Verne lui-même, qui salue « La magnificence de cette sculpture qui montre la force, même après la mort. Un bel hommage à son œuvre, qui continue d’inspirer les aventuriers. » eee

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•Amiens Métropole ; •Le Conseil régional de Picardie ; •La Direction régionale des affaires culturelles de Picardie ; •Le Centre National du Livre ; et bien sûr les adhérents du centre, les auteurs de la revue qui contribuent à cette publication ainsi que Parmis Parki Sayous qui en complète sur mesure l’illustration depuis décembre 2011.

Le Centre international Jules Verne a déménagé et vous propose une petite librairie spécialisée sur Jules Verne et les imaginaires reliés. La Revue Jules Verne y tient bien sûr une place de choix. Soyez le bienvenu au 70 de la rue des Jacobins, au centre d’Amiens.

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Le Centre international Jules Verne reçoit de précieux soutiens pour réaliser ses différentes missions culturelles. Nous tenons à remercier chaleureusement, pour leur fidélité et leur bienveillance, les partenaires qui nous accompagnent tout au long de l’année et qui contribuent durablement à nos travaux. Sans eux, cette publication ne pourrait voir le jour :


ILLUSTRATIONS Couverture : Portrait d’Emma Gillingham Bostwick [entre 1851 &1860], et d’un inconnu [entre 1844 et1860], par le Mathew Brady’s studio in Daguerreotype collection, Library of Congress, Le daguéorétype en première de couverture est revisité par Parmis Parki Sayous.

4 La Chair, Parmis Parki Sayous d’après une sculpture de Marc Sayous. 6-7 Pas de fumée sans feu,Parmis Parki Sayous. 8 Nu féminin assis de dos avec draperies, Eugène Durieu 1854, in “Album contenant trente-deux études de modèles pour la plupart posés pour Eugène Delacroix”, planche 30, 1854, BnF. 10 Le Pays des Fourrures, Jules Verne, ill. Férat & de Beaurepaire, Paris, Hetzel,1873. 15 Le Rayon vert, Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris, Hetzel, 1882. 16 Le Tour du monde en 80 jours, Jules Verne, ill. Alphonse de Neuville & Léon Benett, Paris, Hetzel,1873. 17 Michel Strogoff, Moscou - Irkoutsk, Jules Verne, ill. J. Férat, grav. Charles Barbant, Paris, Hetzel, 1876. 21 Les Indes noires, Jules Verne, ill. J. Férat, grav. Charles Barbant, Paris, Hetzel,1877. 23 Le Pays des Fourrures, Jules Verne, ill. Férat & de Beaurepaire, Paris, Hetzel,1873. 24 Collage - Parmis Parki Sayous & Marc Sayous. 27 Michel Strogoff, Moscou - Irkoutsk, ibid. 31 La Princesse d’Hetzel, collage : Hetzel in Magasin d’Education et de Récréation, Paris, 1886 et Le Tour du monde en 80 jours, ibid. 32-33 Femme endormie, Johann Baptist Reiter, Galerie Belvedere, Wien, Österreichische. 34 Apple, Parmis Parki-Sayous - 2013 Tehran. 36 Les Contes de Perrault, Dessins par Gustave Doré, J. Hetzel éditeur,1862. 38 Voyage au centre de la Terre, Jules Verne, ill. E. Riou, Paris, Hetzel,1867 (détail). 39 Les Tribulations d’un Chinois en Chine, Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris, Hetzel, 1879. 40 Le Comte de Chanteleine, Jules Verne, ill. Morin, A. de Bar & Foulquier, Paris, 1864.

42 Clovis Dardentor, Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris, Hetzel, 1896. Le Testament d’un excentrique, Jules Verne, ill. George Roux, Paris, Hetzel, 1899. 43 Le Tour du monde en 80 jours, ibid. 44 Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin, Jules Verne, ill. George Roux, Paris, Hetzel, 1901. 45 Le Village aérien, Jules Verne, ill. George Roux, Paris, Hetzel, 1901. Kéraban-le-têtu Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris, Hetzel, 1883. 46 L’Archipel en feu, Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris, Hetzel, 1884. 47 Voyage au centre de la Terre, ibid. 48 The Harvard Observatory in 1858, coll. part. 49 De la Terre à la Lune. Trajet direct en 97 heures, Jules Verne, ill. de Montaut, grav. Pannemaker, Paris, Hetzel,1865. 50 Ange du silence - Parmis Parki Sayous 2014. 51 Le Rayon vert, ibid. 52 Scène primitive - Marc Sayous - 2014. 53-54-55 Voyage au Centre de la Terre, Luc Dellisse & Claude Laverdure, Bruxelles, Claude Lefrancq éditions, 1993 & 1997. 56-57 In Accademia, Parmis ParkiSayous,Firenze. 58-63 Une fantaisie du Docteur Ox, Jules Verne ill.Lorenz Froelich, Paris, Hetzel, 1874. 66 Aventures de la famille Raton, Jules Verne, ill. F. de Myrbach, Paris, Hetzel, 1891. 69-75 Sans dessus dessous, Jules Verne, ill. George Roux, Paris, Hetzel, 1889. 76 Collage [Jules Verne + cuvette à effet d’eau, siphon et fermeture hydraulique, Vincenot-Barbet, 1875] Marc Sayous et Parmis Parki Sayous, 2014. 79 Aristide Hignard en 1880, par Étienne Carjat, BnF. 81 Purgatio, constipatio, coitus, sperma, ebrietas, foca, Banque d’images interuniversitaire de santé. Paris. Maria-Anna Thekla Mozart, auto-portrait, 1777 ou 1778, Mozart-Museum Salzburg. Autriche.


83 Cuvette collective pour collectivité en1880 Doulton. 85 Le Client, Jean-Louis Forain, 1898, Dixon Gallery and Gardens, Memphis, Tennessee. 85 Le Nouveau Parnasse Satyrique du dixneuvième siècle pour faire suite au Parnasse satyrique ; édition revue, corrigée, complétée de nombreuses Pièces nouvelles Inconnues et inédites , A Bruxelles, 1881. Coll. Dehs 88 Manneken-Pis, Parmis Parki Sayous, 2014. 89-93 “Lamentations d’un poil de cul de femme” in Le Nouveau Parnasse Satyrique du dix-neuvième siècle pour faire suite au Parnasse satyrique. Coll. Dehs 93 Mouche, Parmis Parki Sayous, Paris, 2014. 94-95 Ghosts, Parmis Parki Sayous, 2014. 96 Portrait d’Emma Gillingham Bostwick [entre 1851 &1860] par le Mathew Brady’s studio (image complète), in Daguerreotype collection, Library of Congress. 98 Autoportrait, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, avant 1822, coll.part. 100 Le Violon d’Ingres, Man Ray, 1924, © Man Ray Trust/ADAGP, Paris, 2014 – Cliché : Telimage / Banque d’images de l’ADAGP. 102 Violons d’Hoffmann, Marc Sayous et Parmis Parki Sayous, 2014. 106 Portrait de Denis Diderot (détail), par Jean-Baptiste Greuze (vers 1767), Pierpont Morgan Library & Museum. 107 The Purloined Letter in Edgard Poë et ses œuvres, Jules Verne, Ill. Frederic Lix, Yan Dargent. Paris, 1864. 108 Femme tenant une viole de gambe : la cantatrice Barbara Strozzi, Bernardo Strozzi, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde, Allemagne. 113 Sigmund Freud, 26 juillet 1884, Freud Museum, London. 115 Le Château des Carpathes, Jules Verne, ill. Léon Benett, Paris Hetzel, 1884. 116 Un moulage sur nature chez Haviland à Auteuil, Edouard Joseph Dantan,1887, Musée des beaux-arts de Göteborg. 119 Les Contes d’Hoffmann, Théâtre de l’Opéra, opéra en quatre actes,1881, BnF. 122 Le Château des Carpathes, ibid.

127 Pygmalion et Galatée, Jean-Léon Gérôme, 1890, The Metropolitan Museum of Art - NYC. 129 Giambologna, (1574-1580), Parmis Parki Sayous, Firenze, 2014/ 131-132 Première du théâtre optique de C.E. Reynaud à Paris, 1892, Louis Poyet. 136 Roger délivrant Angélique, Jean-AugusteDominique Ingres,1819, Musée du Louvre. 137 Le Secret de Wilhelm Storitz , Jules Verne, ill.George Roux, 1910. 138 Teatro San Carlo, Giorgio Sommer, Napoli. 139 Le Château des Carpathes, ibid. 142 Le Fantascope, CIJV. 143 Le Phonautographe, grav. J. Blanadet, CIJV. 144 Les Vésuviennes, série de 18 estampes, ill. E. de Beaumont, éd.Aubert, planche 8. 146 Trousers dress from Paris, Woman modelling trouser dress of the Maison Bernard. George, 1914, Grantham Bain Collection, Library of Congress. 147 La Mode pratique, publicité, Paris, Almanach Hachette, 1903. 151 We can do it, ill. J. Howard Miller , 1943. 152-153 Eugen Sandow par Napolon Sarony, (1821-1896), Library of Congress 154 Les séquestrées du Nautilus, Ph. de Jonas, 1985, Robert Laffont. 155 Tour du Monde en 80 jours, série « Satires », Elvifrance. 156 Le avventure di Pinocchio Corriere dello Zar, GEIS,1974. Le Tour du Monde en 80 jours, série Le Marquis Glénat, 1991. 158 The Bookworm, Carl Spitzweg,1850, Museum Georg Schäfer, Allemagne. 160 « Un Géant Grec » La Nature, n°382, pp. 257 Paris, 1880. 161 Libellus Novus Elementorum Latinorum, Ill.Jan Christian Bierpfaff, grav. Jeremias Falck - cf. le site : The Public domain review 163-165 La Tombe, Marc Sayous, Amiens, 2014. 170 à 175 Marc Sayous 2012-14. 176 Nude, Biblioteca delle Oblate, Parmis Parki Sayous, Firenze, 2014.



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Géant des mers. Jules Verne et l’argent. Un écrivain célèbre et méconnu. Voyageur ou sédentaire ? L’or. L’Enigmatique Orénoque. Jules Verne et la cité. Un vingtième siècle d’images. Jules Verne au féminin. Entretien avec Julien Gracq Le théâtre de jeunesse. Qu’est-ce qu’une maison d’écrivain ? Entretien avec Michel Serres. Jules Verne et les États-Unis. Les Territoires de l’espace. Jules Verne et les pôles. Conversations avec M. Butor et P. Estérhazy. Mondial Jules Verne. Le ciel astronomique. 2005, année Jules Verne. Jules Verne et la musique. La science en drame. Jules Verne en ligne, édition critique. Jules Verne et la poésie. Jules Verne à table. Jules Verne au Canada. Les Voyages à l’étranger : un phénomène éditorial. Maître Zacharius, horloger genevois. D’un biographe l’autre. Les Arts de la représentation. Conversations sous influence - Régis Debray À la vie, à la mort ! P.-J. Hetzel : éditeur par excellence. Chair - Entre allusions et illusions.


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CENTRE INTERNATIONAL JULES VERNE Bureau : Présidence : Alexandre Tarrieu Vice-Présidence :

Piero Gondolo della Riva Bernard Nemitz Paul Personne

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Eric Douchain (adjoint)

Membres du conseil

Alain Braut, Jean-Paul Dekiss Pierre Gévart Claude Lepagnez Marie-Françoise Melmoux-Montaubin Ariel Pérez Jean-Pierre Picot Soulier Patrice Zanot Irène

Délégué général : Marc Sayous

Assistante :

Véronique Simard

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Entre allusions & illusions

n°38

achevé d’imprimer en

2014 Pulsio Paris & Sofia juillet

par l'imprimerie



& ILLUSIONS

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IONS ENTRE ALLUS

REVUEJULESVERNE ISBN : 978-2-901811-54-1

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