Discours d'inauguration du cirque municipal d'Amiens - 23 juin 1889 - Jules Verne

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Jules V erne

D IS C O U R S D ’IN A U G U R A T IO N D U C IR Q U E M U N IC IP A L D ’A M IE N S 2 3 J U IN 1 8 8 9

ÉDITION

PRÉSENTÉE

PAR

CLAUDE

JULES

DE

ANNOTÉE

LEPAGNEZ

PRO FESSEUR

CENTRE

ET

AU

LYCÉE

DOCUM ENTATION

VERNE 1989

- AM IENS



J ules V erne

D IS C O U R S D ’IN A U G U R A T IO N D U C IR Q U E M U N IC IP A L D ’A M IE N S 2 3 J U IN 1 8 8 9

ÉDITION

PRÉSENTÉE

PAR

CLAUDE

LEPAGNEZ

PRO FESSEUR

CENTRE JU LES

DE

ET A N N O T É E

AU

LYCÉE

DOCUM ENTATION

VERNE - AMIENS 1989



PRESENTATION AMIENS, CITE DE JULES VERNE. par Claude LEPAGNEZ. Né à Nantes en 1828, Jules VERNE, invité par hasard à Amiens pour le mariage de l’un de ses amis, y rencontre, en 1856, une jeune veuve, Honorine de VIANE, qu’il épouse l’année suivante. Il se fixe alors définitivement dans la Somme, d'abord au Crotoy, puis à Amiens, dès 1871. Il habite successivement : 4, boulevard MaignanLarivière ; 23, boulevard Guyencourt ; 44, boulevard Jules Verne (où il mourut) ; et 2, rue Charles Dubois (actuel Centre de Documentation Jules Verne). Bien avant son élection au Conseil Municipal, le 13 mai 1888, sur la liste du Maire sortant, Frédéric PETIT, il se comporte, non en « homme de lettres », retiré du monde, mais, au contraire, en citoyen actif, parfaitement intégré dans la vie sociale de sa ville d’adoption. C’est pourquoi bon nombre de bâtiments amiénois actuels demeurent encore marqués de sa présence ou de son empreinte. Il prononce ainsi des discours à l’Académie des Sciences, Lettres et Arts, qui tient séance à l’Hôtel des Feuillants (actuel Conseil Général), aux distributiofiSfd.es prix du Lycée de Jeunes Filles, ainsi que des écoles primaires de Saint-Roch et du faubourg de Noyon, à VAssemblée Générale de la Société d’Horticulture, dont le siège se trouve déjà rue Le Nôtre.


Conseiller Municipal, il participe aux séances publiques tenues à l'Hôtel de Ville, aux commis­ sions réunies pour la Bibliothèque, le Musée, la Caisse d’épargne, rue de la République ; le Théâtre, rue des Trois Cailloux; le Bureau de Bienfaisance, à la Maison Cozette, place Vogel. Il discute, au Conseil Municipal, de Vorientation de la nouvelle église Saint-Rémi et de l’implantation du Monument aux Illustrations picardes, et donne son opinion sur de nombreux points relatifs à /’architecture et à l’urbanisme. Ses funérailles se déroulent en l’église SaintMartin, son inhumation au cimetière de la Madeleine. Un monument commémoratif, dû également au ciseau d’Albert ROZE, sera érigé ultérieurement dans les Petits Jardins. Comme écrivain, il donne d’Amiens une image objective dans sa Géographie de la France, transposée dans le temps avec Amiens en l’an 2000, dans l’espace pour le secret de Wilhelm Storitz, dans la perspective, lors de 24 minutes en ballon.


LES CIRCONSTANCES DE COMPOSITION. II im p o rte de re m o n te r à 1845 p o u r co m p re n d re l’origine de l ’actu el C irque d'A m iens. C’est, en effet, ce tte année-là que la F oire de la S aint-Jean est tran sfé ré e de la place René G oblet (alo rs place Saint-D enis) à la place Longueville, récem m en t am énagée s u r l’ancien bastion. Or, ch aque année, p o u r le trad itio n n el spectacle de cirque, y un b â tim e n t provisoire en bois, dém oli ap rè s la m a n ifestatio n . so lu tion n ’é ta it v raim en t p a s satisfaisan te . C 'est po u rq u o i, M unicipal, et, en p a rtic u lie r lors des séances du 18 fév rier 22 ju in 1867, est évoquée la nécessité de co n stru ire un cirq u e « en d u r ».

é ta it édifié M ais, cette au Conseil 1864 e t du p e rm a n e n t

Mais, ces te n tativ es n ’ab o u tiren t q u 'à l’in a u g u ra tio n officielle, le 23 ju in 1874, d ’un a u tre cirq u e en bois, b âti p a r M. S ch y tte su r les p la n s de M. G audelette, qui a u ra it, lui, la po ssib ilité d ’ê tre conservé d ’année en année. S im ple palliatif, si bien que M. C arpentier, m e m b re de la C om m ission M unicipale, rep ren d le p ro je t de cirq u e « en d u r » le 10 ao û t 1877. D ém arche renouvelée, l'année suivante, le 15 m ai, p a r MM. Poulie et Vagniez, conseillers m unicipaux, p o u r ab o u tir à la nom in atio n d'une C om m ission, qui fait ra c h e ­ te r le b â tim e n t provisoire p a r la Ville le 4 octo b re 1880 au p rix de 6 000 F. et p ro cé d er à des trav a u x de p rem ière urgence (d élib ératio n du 22 ju in 1881). La du rée de vie de ce C irque est estim ée à six ou sep t ans. Créée le 23 ao û t 1881, une nouvelle com m ission étu d ie ju s q u ’en 1883, le p r o je t de co n stru ctio n d ’un cirq u e p erm a n en t. En atte n d a n t, un e e stra d e m obile est am énagée dans le b â tim e n t ex ista n t p a r décision du 9 ju in 1882. Le 24 m ai 1882, R obert G odefroy, conseiller m unicipal, élu su r la liste de F rédéric P etit dès 1880, in terv ien t dans le sens d ’une c o n stru c tio n neuve. Né à A m iens en 1851, cet avocat, devenu plus ta rd h a u t fo n ctio n n aire, est un am i personnel de Jules V erne, avec qui il e n tre tie n t des relatio n s é tro ite s (cro isières com m unes, invitations réc ip ro q u es). C 'est lui qui, en 1888, p ré se n te ra Jules V erne à F rédéric P etit et co n trib u e ra ainsi à le faire in scrire su r la liste du m aire so rtan t. E nfin, le 17 août 1887, F rédéric P etit fait ad o p te r p a r le Conseil M unicipal le p ro je t de co n stru ctio n d'un cirq u e p erm a n en t « en d u r » place Longueville, su r les plans d ’E m ile R icquier, a rc h itec te en chef du d ép a rtem e n t. T out va alo rs très vite : élections m unicipales o bligent ! Les étu d es p rélim in aire s sont effectuées dès novem bre de la m êm e année ; les décisions tech n iq u es essentielles p rises les 29 d écem b re 1887, 11 ja n v ie r et 21 m a rs 1888. E n trete m p s, la loi du 27 novem b re 1887 avait a u to risé la ville à c o n tra c te r un e m p ru n t de 250 000 F. : F réd éric Petit, sén ateu r, est in terv en u dans ce d éb at national. Les trav au x com m en cen t alors. Les m a téria u x de l'ancien cirque sont revendus 4 500 F., p a r déli­ b éra tio n du 6 m ai 1889. Jules V erne, élu e n tre te m p s conseiller m unicipal le 13 m ai 1888, in te rv ien t dans le d ébat p rélim in aire du 17 avril 1889. V ice-président de la 4' com m ission, Jules V erne a u ra la ch arg e de p ro n o n cer le discours inaugural, considéré en son tem p s p a r l’o p p osition,


com m e une prise de positio n politique, bien q u ’il n ’ait en rien p articip é à la p rise de décision initiale, qui d ate de 1887. C’est que le nouveau cirq u e fait l’o b je t d ’une cam p ag n e de d én ig rem en t m enée p a r La Picardie, jo u rn a l b o ulangiste ho stile à F réd éric P etit, qui, le 4 ju ille t 1889, co nsacre une chanson sa tiriq u e à l’écrivain, s u r l ’a ir de C adet Roussel : L 'hom m e d u jo u r, M ’sie u r Ju les V erne, sous la plum e de S altarello. LA SOIREE INAUGURALE. L’in au g u ra tio n du C irque p ren d la form e d ’u n g ran d co n cert donné p a r l'H arm o n ie d ’Am iens, avec le concours des au tre s sociétés de la ville, et o rg anisé p a r Jules G ontier, son p résid en t, s u r le m odèle du F estival G ounod, d o n t l ’am p leu r et le succès avaient frap p é les im ag in atio n s, en m ai 1888. L’allocution de Jules V erne se situe en prem ière p artie, ap rès le tro isièm e m orceau. Le programme : très re p ré se n ta tif des goûts du tem p s (e t du lieu), il fait la p a rt belle au rép e rto ire lyrique, s u rto u t m o d ern e e t co n tem p o rain , m algré l’éclectism e des form u les retenues. Le voici, reclassé p a r o rd re chronologique : — H aydn, F ranz-Joseph (1732-1809) : Les Saisons (o ra to rio , 1801). — M eyerbeer, G iacom o (1791-1864) N ord (1854).

: Le P ro p h ète (1849) ; L’E toile du

— M endelssohn-B artholdy, Félix (1809-1847) : A thalie (m u siq u e de scène, 1845). — M aillart, Louis-Aimé (1817-1871)

: Les D ragons de V illars (1856).

— G ounod, C harles (1818-1893) : S apho (1851) ; La Reine de S ab a (1852). — S aint-S aëns, Cam ille (1835-1921) : Le tim b re d 'arg en t (1877). — M assenet, Jules (1842-1912) : Le Roi de L ahore (1877). S ’y ad jo ig n en t des pièces de m usique de ch am b re de M endelssohn, déjà cité et de D elphin-Jean Alard, violoniste et co m p o siteu r (1815-1888), des airs d'o p éras, des chœ urs et des chansons com iques. Les sociétés : en 1889, A m iens com pte une v ingtaine de sociétés civiles d ’am a te u rs et deux phalanges m ilitaires : la m u siq u e du 72' de ligne et la fan fare du 8e b ataillon de ch a sseu rs à pied. Dans le d é p a rte m e n t de la S om m e se d én o m b re n t environ 270 sociétés. — L’H arm onie, devenue m unicipale en 1876, est fondée en 1871 à p a r tir de l’ancien corps de m usique de la gard e natio n ale, récem m en t dissoute, p a r Jules G ontier, présid en t ju s q u ’en 1936. E n novem bre 1875, B lanckem ann, ancien chef de m usiq u e m ilitaire, succéda, p o u r la directio n , à L acoste et à C asim ir A m ourdedieu. Il fut rem placé p a r le p ia n iste Paul B ulot de 1887 à 1893. L’o rch e stre co m p tait 80 m usiciens de très h a u t niveau.


— L 'O rphéon (ou : C ercle des O rphéonistes) est u ne ch o rale en 1860 p a r E m ile M orel, g reffier en chef de la Cour d ’Appel et p a r G rigny, ancien chef d ’o rch e stre du T h éâ tre d ’Am iens, de 1872 A p a r tir de 1863, A uguste Ja n v ier en assum e la présidence. Les c o m p te n t 120 ch a n te u rs.

fondée dirigée à T 894. ch œ u rs

— La société des m atin ées m usicales, p résidée p a r le violoniste G oudroy, o rg an isera, de 1877 à 1901, des co n certs de m usiqu e de ch am b re. — La société sym phonique des a m a te u rs (1865-1893) fondée san s doute à p a r tir de la société p h ilh a rm o n iq u e (créée' en 1836) est alo rs présid ée p a r T horel et dirigée p a r G. D ottin. Les artistes : le b a ry to n N um a Auguez, am i p erso n n el de C harles G ounod, m em b re de l’A cadém ie de M usique (O péra), des con certs Colonne e t Lamoureux, est la vedette de la soirée, avec B lanche D escham ps, so p ran o de l’opéra-com ique. A lbert Lavignac dit de lui (La M usique et les m usiciens, 1895) : « L ’un des plus beaux ch a n te u rs d ’église... p arm i les ch a n te u rs à ja m a is illu stres ». Q uant à S erra ssain t, il est appelé p a r la presse locale : « la p erle des ch a n te u rs com iques et la coqueluche du public am iénois ». Le violoniste O. D esaint e st si apprécié que l’on déplore ses tro p rares ap p a ritio n s ; il se p ro d u it to u r à to u r en soliste et en d u ettiste avec G oudroy. Q uant au p ia n iste Paul B ulot, il est à la fois co ncertiste, acco m p ag n a teu r et d ire c te u r de l’H arm onie.

L’ACCUEIL DU PUBLIC. La polém ique e n tre te n u e p a r La Picardie n ’o b tin t h eu reu sem en t p as le succès escom pté p a r ses p ro m o te u rs ! Ainsi, le soir de l’in au g u ratio n , un public « aussi no m b reu x que choisi », com m e l’é c rit le jo u rn al, se presse-t-il a u to u r de l’e stra d e décorée et tap issée de velours : 3 000 sp e cta teu rs, p o u r une salle de 3 100 places ! Un trio m p h e. Ju les V erne se m o n tre éb lo u issan t : son discours, long d ’une vingtaine de m inutes, sem ble n ’en d u re r q u ’une seule, ta n t se déploie son ta le n t de co n te u r et d ’o ra te u r. Il est fré q u em m en t in te rro m p u de bravos, et salué à la p éroraison, p a r une salve d ’applaudissem ents. Il fau t souligner que, depuis vision p ro p h étiq u e :

1875 il ap p e la it de ses vœux, d an s une

« Un vaste m onum ent de fo rm e hexagonale, avec une su p erb e entrée. C’é ta it à la fois un cirq u e et un e salle de concert, assez g rande p o u r p e rm e ttre à l ’O rphéon, à la Société philh arm o n iq u e, à l’H arm onie, à l’U nion chorale, à la F an fare M unicipale des S apeurs-P om piers v o lo n taires, d ’y fu sio n n er leu rs accords ». Or, ce m onum ent, a tte n d u depuis p lus de q u a ra n te ans, é ta it enfin co n stru it, et c’est Jules V erne qui avait la jo ie de l'in au g u rer. Il reviendra


encore, com m e o ra te u r, p o u r une a u tre occasion, au C irque : le 25 fév rier 1894, p ré sid a n t l’A ssem blée G énérale de la Société d ’H o rticu ltu re , il p ro n o n ce ra une sp iritu elle allocution : Le Président malgré lui. M ais, le p ro g ra m m e m usical est v raim en t tro p copieux e t la séance, co m m encée à h u it heures, se term ip e à m in u it et dem i ; m alg ré de n o m b reu x rap p els, l’heu re tard iv e em pêche S e rra ssa in t de b isser son d ern ie r m o rceau : C ham pagne, chanson à boire !... L’acou stiq u e est excellente, et l'au d ito ire p eu t a p p ré cie r à le u r ju ste valeur, non seu lem en t les q u alités des sociétés locales, d éjà bien connues de lui, m ais su rto u t les prouesses vocales des ch a n te u rs, ap p lau d is à to u t ro m p re p o u r le fam eux Duo des D ragons de V illars, p a r exem ple. Le ton, rassérén é, du Jo u rn al d ’Am iens, le 25 ju in , p a ra ît te m p érer la cam pagne de dénigrem ent qui sévit ju s q u ’en ao û t, m êm e si ce rtain s co m m en tate u rs y décèlent une fine ironie. Un article anonym e, in titu lé « La c a rte à p ay er », y détaille en effet, le finan cem en t du cirque. Un coût to tal de 450 000 F., environ, couvert p a r un e m p ru n t de 250 000 F., o b te n u à un taux d ’in té rêt très peu élevé et rem b o u rsé en tre n te ans p a r le m oyen des ressources o rd in aires du bud g et de la ville et des p ro d u its annuels du Cirque, sans vote de cen tim es ad d itio n n els aux q u a tre co n trib u tio n s directes. 145 000 F. sont p o rtés au budget su p p lé m e n taire de au plus tô t les en trep rises.

1889 p o u r p ayer

S ’y a jo u te n t des su rco û ts techniques de l'o rd re de 50 000 à 55 000 F., exigés p a r le Com ité des m o n u m en ts publics du M inistère de l ’In térieu r. Mais, l'in v estissem en t p a ra ît ren ta b le : l’ancien cirque, acheté 6 000 F., n ’avait-il pas, en h u it ans, ra p p o rté plus de vingt fois sa v aleu r ?

LA PREMIERE SEANCE DE CIRQUE. Prévu p o u r l’in au g u ratio n , à h u it h eures de son succès,

le lundi 24 ju in , jo u r de la S aint-Jean et len d em ain de le gala initial doit être finalem en t rep o rté au m ercred i 26, et q u a rt du soir, le cirque de T héodore RANCY, victim e é ta n t encore reten u à Limoges.

Son p ro g ram m e accorde la plus g ran d e place au spectacle éq u e stre : non seulem ent la h au te école, rep rése n tée p a r A lphonse e t S abine RANCY, m ais aussi les exercices, plus originaux et périlleux, de Lucien LOYAL, ou encore les g racieuses évolutions des écuyères Miss SANGA et Miss GODFREY. Dans un souci de variété, d ’a u tre s n um éros venaient s ’y associer. Des an im aux dressés, com m e les p e rro q u e ts sav an ts de R obert ABDY, ou Bébé, le p oney des clow ns GOUGOU et JACK, ainsi que des acro b ates, HUMMEL à la b a rre fixe, PACHA, le sa u te u r m arocain, G eorges PALMER, l ’éq u ilib riste, sans o u b lier M. SYLVAIN (d it l'hom m e-caoutch o u c), co n to rsio n n iste, ni les V irtuoses d u pavé, ex-paveurs m élom anes...


Jules VERNE DISCOURS D’INAUGURATION DU CIRQUE MUNICIPAL D’AMIENS. Mesdames, Messieurs, Ce n’est pas sans étonnement, peut-être que vous avez déjà lu sur le programme d’une soirée musicale le nom... de l’artiste, qui se présente en ce moment devant vous. En effet, il fera triste figure dans ce concert organisé par M. Gontier, président de YHarmonie, avec le concours fraternel des autres Sociétés lyriques de la ville (*). Pourquoi cet intrus se hasardet-il au milieu de cette estrade devant une si nombreuse et si imposante assemblée ? Tout lui manque, le geste, la diction, l’habitude de parler en public. A peine sa voix parviendra-t-elle aux dernières limites de cette enceinte ! Cela est téméraire de sa part ! Aussi, vous prie-t-il de l’écouter avec indulgence, si vous le voulez bien, et de tâcher de l’entendre, si c’est possible. Il va avoir l’honneur d’exécuter devant vous quelques variations sur le nouveau Cirque muni­ cipal, même sans l’aide d’un pianiste-accompagnateur. On a fait, paraît-il, des romances sans parole : cette fois, ce ne seront que des paroles sans romance (1). Si cela ne vous déplaît pas, transportons-nous par la pensée à travers le champ des visions et des rêves, où l’imagination se donne libre carrière. Un beau jour, Amiens s’est réveillé, après un long sommeil de dix-huit mois (*). La foule se dirige vers la place Longueville (2) par un beau dimanche de juin. Elle arrive des quartiers les plus excentriques. Les fau­ bourgs de Beauvais et de Saint-Pierre ont fourni leur


contingent comme les faubourgs de Hem et de SaintMaurice (3). Tout ce monde a suivi les admirables boulevards, à quadruple rangée d’arbres, qui, sur un arc de quatre kilomètres, desservent trente-huit rues, cinq places, et deux gares, en reliant l’aval et l’amont de la Somme (4). Nous autres, bons Amiénois, c’est que nous l’ai­ mons, notre place Longueville, un peu trop chaude l’été, un peu trop froide l’hiver ! Nous aimons son cadre verdoyant de lilas et de tilleuls, son désert sablonneux, sur lequel notre excellent jardinier en chef, M. Laruelle, s’apprête à disposer les massifs et les pelouses d’une nouvelle oasis ! Nous aimons les revues qui s’y passent, les fêtes qui s’y donnent ! Nous aimons sa fontaine hydrofuge, et les tourbil­ lons de vapeur blanche, trop souvent salis de fumée noire, qui empanachent les deux extrémités de son tunnel ! (5) Nous aimons son vieux cirque de bois, dont la toiture grisâtre s’arrondit comme la calotte d’un champignon colossal ! (*) Mais quel changement s’est opéré ? Quelle sur­ prise ? L’aspect de la place est entièrement modifié. Ce n’est plus le Sahara en miniature des anciens jours. Plus de fontaine ! La nourrice sèche et ses nourrissons altérés ont fui vers d’autres bocages. Plus de cirque en bois ! Au lieu de l’énorme cryptogame, qui moi­ sissait dans son coin, se dresse — pardonnez cette comparaison fantaisiste — se dresse une sorte de gigantesque et superbe narghilé au centre d’un pano­ rama de verdure ; son tuyau ciselé, terminé par un bouquin de métal, laisse même échapper une fumée légère, et sa cassolette, toute resplendissante, étin­ celle sous le soleil amiénois. D’où vient ce prodige, et quel est le magicien dont la baguette l’a créé comme par enchantement ?


Avant de le dire, Mesdames et Messieurs, qu’il me soit permis de donner un souvenir, sinon un regret, à notre ancien Cirque. Il a eu ses belles soirées et ses beaux jours. Il s’est complaisamment prêté aux distributions de prix des Ecoles, des Sociétés de tir, à des réunions publiques, à des conférences mémo­ rables, entre autres celles de M. Jules Simon (6) et de M. Ferdinand de Lesseps (7). Là ont eu lieu des fêtes scolaires, des séances de gymnastique et d’escrime, de brillants concerts, où Y Harmonie de M. Gontier, la Société Symphonique de M. Thorel, les Orphéonistes de M. Janvier, ont triomphé sous la direction de MM. Blanckeman et Bulot, de M. Dottin, de M. Grigny, leurs vaillants chefs d’orchestre. Là, les musiques mi­ litaires avec MM. Tourneur et Dovin, la fanfare des Pompiers d’Amiens avec M. Longy, les fanfares ru­ rales, se sont fait souvent et justement applaudir. Là, nous avons entendu des artistes de grand tabnt, instrumentistes ou chanteurs, et parmi eux des com­ patriotes dont nous sommes fiers, Auguez, Delacroix, Désiré Mohr, Goudroy, Desaint, Niquet, Génin, Cuny, Fusier, Serrassaint, Hue, Brau, Douville, Jones et bien d’autres (8). Enfin, il semble que le festival Gounod, pour lequel M. Thorel avait invité nos Sociétés musicales à fusionner leurs accords en l’honneur du maître français, a été comme le couronnement de sa carrière ! (9) Vous le voyez, ce cirque de bois, si hardiment édifié par M. Schytte (10) sur les planx de M. Gaudelette (11), a bien mérité de la Ville. Inauguré le 23 juin 1874, il aura vécu... ce que vivent les bâtisses de ce genre. Sans doute, il était usé, décrépit, caduc; il fléchissait sur ses jambettes ; le vent et la pluie passaient à travers l’écumoire de sa toiture ; mais, cette toiture, il la portait gaillardement, un peu sur l’oreille, peut-être ! Et, précisément parce qu’il n’était


que provisoire, il aurait pu vivre longtemps encore, s’il n’avait dû céder la place à son successeur, quinze ans, jour pour jour, après sa naissance ! Donc, souvenir de reconnaissance à l’ancien Cirque, et salut au nouveau (*). Lorsqu’il a été question de le reconstruire, l’un de nos plus distingués concitoyens a dit : « Si vous bâtissez sur la place Longueville, vous n’y pouvez bâtir qu’un monument ! » L’Administration municipale l’a compris. Elle n’a point hésité devant la dépense. Abandonnant l’idée étroite d’un Cirque à bon marché, M. Frédéric Petit (12) a résolu de faire grand et beau. Il s’est adressé à l’Artiste amiénois, auquel on doit déjà quelques-unes des plus pittoresques habitations de la Ville, l’Hôtel des postes et télégraphes, la façade du Lycée de jeunes filles, les nouvelles salles du Musée de Picardie, l’Ecole normale des Instituteurs, l’Hos­ pice des aliénés, à M. Emile Ricquier, architecte en chef du Département (13). Je m’empresse d'ajouter que ce serait commettre une impolitesse doublée d’une injustice, si j’oubliais de saluer ses confrères, qui, eux aussi, ont tant fait pour l’embellissement de notre vieille Samarobrive ! (14) Mesdames et Messieurs, vous connaissez l’œuvre, et vous ne lui avez point ménagé vos applaudisse­ ments. Ce programme complexe : amuser et instruire, pourra s’exécuter à l’aise dans ce large vaisseau, aussi intelligemment disposé pour les concerts et les jeux que pour ces conférences, dont le succès est toujours assuré devant un public d’élite. N’est-ce pas justifier le vieux dicton latin, qui convient aux édifices de cette sorte : Ad ludum, ad lucem (15).


Le moment est venu, Mesdames, de vous propo­ ser un voyage de quelques minutes autour, au dedans, je dis même au-dessus de notre nouveau Cirque. Je n’invite que nos aimables spectatrices, sachant bien que les Messieurs sont trop galants pour ne pas les suivre. Ne craignez ni fatigue ni vertige. Il s’agit simplement d’une promenade idéale (16). Puisque nous sommes en plein rêve, figurez-vous que des ailes ont poussé à votre corsage, et tenez-vous prêtes à les déployer. Tout d’abord, arrêtons-nous devant le portique de ce monument, où l’architecte a si heureusement mélangé le style romain et le style de la renaissance italienne. Huit colonnes cannelées à chapiteaux com­ posites d’une remarquable finesse d’exécution, sou­ tiennent un entablement brodé d’un léger tore, et dont la frise porte en lettres dorées : Cirque muni­ cipal. Une corniche, agrémentée de modillons et de denticules se développe à la base d’un fronton artistement fouillé. Au centre de ce fronton s’écartèle le masque antique, grimaçant et farouche, enrubanné de rinceaux aux courbes gracieuses. Peut-être ce masque crie-t-il par sa large bouche dans le langage païen : « Evohé ! Evohé ! » à moins qu’il ne dise tout bon­ nement dans la langue foraine : « Prenez vos billets et donnez-vous la peine d’entrer! » Quoi qu’il en soit, il ne parvient pas à troubler la tranqui lité sereine des deux panthères ailées, fièrement campées aux angles du fronton, la patte sur une boule avec le thyrse et les grappes de raisin pour attributs. On les appelle volontiers des chimères... Soit ! Mais la chimère, si c’est le monstre, a dit quelque part Victor Hugo, c’est le rêve aussi (17), et ces animaux symboliques sont bien à leur place sur le seuil d’un édifice qui n’est pas uniquement destiné aux prouesses de l’équi­ tation franconienne (18).


Commençons notre promenade circulaire. Deux bars, deux cafés, enrichis de cartouches aux armes de la Ville, revêtus de marbres rouges de Flandre, montrent leurs élégantes armatures vitrées, où le fer et le bronze se marient harmonieusement. Cette dis­ position architecturale, élargissant la façade, était la seule qui put lui donner un aspect monumental. En effet, ces bars sont couronnés de larges terrasses, dont le cordon de balustres, en se continuant aux balcons et aux annexes, imprime à l’ensemble un grand caractère d’unité. Les murs contrebutés de piliers robustes à chaque angle d’un polygone à seize côtés, offrent un véritable spécimen de la construction, telle que la comprennent les architectes de notre temps. Le fer, la pierre, le cuivre, le bronze, le marbre, le ciment, le plâtre, la brique, le bois, s’y associent dans une fraternité toute démocratique. Si ces matériaux manquent pour la plupart au sol de notre Picardie, si ces pierres sont venues des exploitations de Savonnière dans la Meuse, si ces fers ont été fournis par les mines de Haumont dans le Nord, si ce plâtre a été extrait des plâtrières de Paris, et ce ciment des carrières de Vassy et de Boulogne, du moins, les ouvriers qui les ont mis en œuvre appartiennent-ils presque tous à notre ville. Et, puis­ que ce soir, sur la bienveillante invitation de M. le Maire, ils assistent à cette séance d’inauguration, félicitons-les hautement pour le zèle non moins que pour l’habileté dont ils ont fait preuve. Grâce à la prudence de leur architecte, de leurs patrons et contre-maîtres, aucun accident grave ne s’est produit au cours des travaux, et pas un d’eux ne manque à l’appel. Sous la direction de Tellier pour les plâtres, de M. Bouchard pour les ciments, de M. Châtelain pour la plomberie et le zingage, de M. Drobecq pour la charpente, de M. Loleu et de M. Mercier pour la


maçonnerie, de M. Rouillard pour la peinture, de M. Birschler pour la tenture, de M. Lemel pour la me­ nuiserie, de M. Waymel pour le chauffage, de M. Schupp et de M. Triaud pour la serrurerie, de M. Payen pour la couverture, ces ouvriers ont été les dévoués collaborateurs d’Emile Ricquier, si intelli­ gemment sécondé déjà par l’infatigable personnel de ses bureaux. Enfin, M. Blondel, ingénieur-mécanicien, MM. Velliet et Lescure, constructeurs de chaudières, M. Cance, électricien, M. Bèges, ornemaniste, lui ont apporté leur précieux concours. Quant au motif du fronton, c’est à un ami de M. Ricquier, c’est à un artiste de grand talent qu’il est dû, M. Germain, l’auteur des sculptures du châ­ teau de Chantilly et du Palais de Justice de Paris (19). Vous voici derrière les annexes du Cirque. Dans le sous-sol de l’ancien éperon, si fréquenté autrefois des enfants de la ville, se creuse une cave, où quatrevingts chevaux-vapeur, développés par de puissants appareils évaporatoires, actionnent deux dynamos, qui alimentent les lampes électriques de la coupole et de la façade. Un peu au-delà, sur son portique à quatre pieds, se dresse — comme l’un des bébés de la tour Eiffel (20) — une cheminée d’un jet hardi et superbe. Grosse matière à discussion, cette cheminée ! Fallait-il la dissimuler, la reculer en quelque coin de la place, la reporter dans l’une des rues adjacentes ? M. Emile Ricquier ne l’a point pensé. Et cela n’est-il pas plus pratique ? En effet, ne convient-il pas d’ad­ mettre dans le plan des constructions modernes, la juxtaposition de ces indispensables appendices, du moment que l’on veut puiser l’éclairage à des sources électriques? L’avenir en décidera (21).


Continuons de suivre la base du polygone dont la périphérie ne mesure pas moins de 150 mètres. Un regard à son soubassement, relevé de bossages bien accusés, à ses murs rayés de refends lapidaires, à ces fenêtres de grand style, à ses triples baies par lesquelles pénètrent à profusion les rayons du jour, et desquelles s’échappent à flots les lumineuses ef­ fluences du soir. Plus haut courent les moulures d’une corniche nettement tracée, et le chêneau, surmonté de seize pinacles, qui communiquent avec le puits intérieur des piliers pour l’aération de la salle. Allons, Mesdames, c’est le moment d’ouvrir vos ailes, de planer à la surface de cette vaste coupole ! Faites sans crainte ce que nos ouvriers n’ont pas fait sans danger sur leurs échasses vacillantes. Voltigez gracieusement le long des arêtiers jusqu’au lanterneau central. Avec quelle assurance il repose sur ses con­ soles d’appui ! Avec quelle délicatesse s’enroule son collier d’antéfixes à têtes de lion ! Avec quelle élé­ gance se découpe son faîte, où la brise déploie le pavillon français que nous saluons tous de nos hurrahs ! Et avant de redescendre, regardez ! Autour de vous émergent les monuments de la ville, la Cathé­ drale (22), les clochers de dix églises (23), le cam­ panile de l’hôtel Vagniez-Fiquet (24), le dôme du Musée (25), le toit boursouflé du Beffroi munici­ pal (26), ensemble curieux et varié, auquel le Cirque d’Emile Ricquier mêle sa note si moderne ! Puis, laissez-vous glisser doucement jusqu’au sol. Et, après les merveilles du dehors, les merveilles du dedans. Nous franchissons les marches en granit breton du portique, dont le plafond sculpté, les bas-reliefs latéraux et le pavé de mosaïque, œuvre des Italiens


Zanussi, complètent l’ornementation. Au delà s’ar­ rondit un large hall, que drapent les plis si décoratifs du velours de ramie, fabriqué par l’industrie picarde. Sous nos pieds se dessinent cinq étoiles à cailloux multicolores, puis une date : 1889. C’est la date de la construction du Cirque, qui coïncide avec celle du Centenaire. Observons, en passant, que les onze cent soixante-douze membres des trois ordres qui cons­ tituèrent, il y a un siècle, l’Assemblée des EtatsGénéraux, eussent tenus à l’aise dans cette en­ ceinte (27). A droite et à gauche, sous les voûtes qui portent l’amphithéâtre, sont am énagées ces installations nécessaires aux exercices olympiques, les magasins d’accessoires, les loges pour tout un monde d’artistes à deux pieds, les écuries pour tout un escadron d’artistes à quatre pattes. Trois couloirs, prolongés jusqu’à la piste, desservent les places réservées et les premières. Deux escaliers extérieurs et deux escaliers intérieurs, se dédoublant au premier étage, permettant d’accéder facilement aux secondes et aux troisièmes. Que le public veuille bien ne point s’écra­ ser ni pour entrer ni pour sortir ! Les issues sont largement ouvertes. A chacun, d’ailleurs, l’adminis­ tration municipale, juste mais sévère, a garanti cin­ quante centimètres de largeur par place — moyenne consciencieusement établie entre les spectateurs trop gras et les spectateurs trop maigres. De n’importe quel endroit, les regards ne seront point gênés pour embrasser la scène, occupée ce soir par nos sociétés lyriques, et la tribune en encorbellement, réservée aux musiciens des troupes équestres. Par un ingénieux mécanisme, cette scène est susceptible de se relever suivant l’oblique des gradins et de la transformer en amphithéâtre. Trois mille personnes peuvent alors trouver place sur les dix-sept rangées ininterrompues des banquettes.


Au-dessus des parois à fond rouge-antique, déco­ rés de guirlandes, regardez la frise polychrome, où sourient de gracieuses figures de femmes entre des têtes d’hommes rébarbatives. Cette frise relie les puissantes consoles, sur lesquelles les arêtiers des formes prennent leur point d’appui, en rayonnant du centre de la coupole. N’admirez-vous pas ce merveilleux plafond, ses caissons ourlés d’un filet d’or, ses entrelacs de fines arabesques, le semis capricieux de ses fleurettes, les rosaces touffues de ses losanges, et les douze lunes voltaïques, qui nous versent les rayons de leurs arcs, mêlés à cette cons­ tellation de lampes à incandescence ? Rayons brillants, mais sans chaleur, Mesdames, et qui ne fâneront ni les fleurs ni les feuilles de vos chapeaux. Ne craignez pas que cette floraison céphalique ne défraîchisse au milieu d’une trop chaude atmosphère ! Rien que par la pression de la main, un petit appareil permet de relever la plaque vitrée du lanterneau, et l’air renou­ velé se distribue à toutes les zones de cette salle, j’allais dire de ce parterre artificiel ! Mesdames et Messieurs, nous avons achevé notre promenade. Il est grand temps que je cède la place aux artistes que vous êtes impatients d’applaudir. Cette allocution n’a pour excuse que d’exprimer la très sincère admiration due à notre nouveau Cir­ que. Oui ! Amiens peut s’enorgueillir de le posséder. Ce qu’il coûtera, je n’en sais rien ! Mais ce que je sais, c’est qu’il vaudra son prix, c’est qu’il rapportera largement à la ville l’intérêt de ce qu’il lui aura coûté (28). Et, d’ailleurs, le présent s’est-il jamais inquiété de savoir si les architectes du passé étaient restés fidèles à leur devis, et l’avenir se plaindra-t-il si les architectes du présent les ont plus ou moins dépassés?


Non ! Le devoir du présent, c’est d’être le bienfaiteur de l’avenir. Un monument s’imposait sur cette place, et, si nos arrière-petits-fils ne se montrent pas re­ connaissants envers l’administration amiénoise, c’est que la reconnaissance ne sera plus de ce monde ! Notre Municipalité a construit là un édifice utile, indispensable à toute grande ville, et, nous l’espérons, encouragée par ce succès, elle voudra compléter son œuvre, en lui donnant son pendant naturel. Après le nouveau Cirque, le nouveau Théâtre ! Maintenant, Mesdames et Messieurs, levez encore une fois les regards vers ce plafond resplendissant, vers cette coupole si légère, si aérienne, bien que son poids se chiffre par deux cent cinquante mille kilo­ grammes. N’apparaît-elle pas comme un morceau du firmament, tout semé d’étoiles ? Cerclée d’une triple ceinture métallique, liée par les entretoises qui résis­ tent à l’écartement des arêtiers, elle est solide ! Elle a déjà défié plus d’une rafale ! Elle défiera même celles qui se produisent sous la forme de critiques malveillantes qu’invente la jalousie et que répète la sottise ! Oui, solide ! Et si les Gaulois disaient jadis : « Nous ne craignons rien, si ce n’est que le ciel ne nous tombe sur la tête ! » soyez plus rassurés que ne l’étaient vos aïeux... Le ciel de Ricquier ne tombera pas sur vous ! (29). Et pourtant, des reporters, évidemment mal infor­ més, ont cru devoir propager une nouvelle qui a trouvé de l’écho, dit-on, jusque dans les sections rurales et même au-delà ! Boves (30) en a tremblé dans sa colline historique, illustrée par les souvenirs de Gabrielle, et Camon (31) a pu croire que l’heure


était enfin venue de le proclamer capitale de la Picardie au lieu et place d’Amiens (32), enseveli sous ses ruines municipales ! C’est qu’elle était grave, cette nouvelle ! Les terribles « M’est-avis », des boulevards Fontaine et du Mail (33) se la communiquaient à voix basse, en levant les bras vers le zénith. « Il paraît que celà ne tient guère ! disait l’un. — Il paraît que les murs se sont lézardés ! disait l’autre. — Voilà ! La toiture était trop pesante ! répétait celui-ci. — Que de pauv’ monde va-t-être écrasé làdessous ? » murmurait celui-là. Bref, un effondrement devait se produire tôt ou tard, peut-être même le jour de l’inauguration, et cette catastrophe compterait parmi les plus mémo­ rables du XIXe siècle ! « N’allez pas au Cirque! N’allez pas au Cirque! » Ce cri menaçait d’être le cri général. Cela ne laissait pas d’impressionner les gens et plus particulièrement les dignes pensionnaires de Saint-Charles, réunis en conciliabule sur les bancs du boulevard (34). Moi-même, en entrant, ce soir, dans cette salle, condamnée à une chute si prochaine, je n’étais pas sans de certaines inquiétudes ! Et je me disais : « Bien que ce ne soit pas Josué, qui conduise l’orchestre, pour sûr les trompettes de YHarmonie


et de la Société Symphonique vont faire choir ces murailles, comme autrefois les murailles de Jéricho sous les fanfares des Hébreux ! » (35) Emile Ricquier a laissé dire. Appuyé sur des calculs indiscutables, guidé par l’expérience, il a continué son hardi travail sans y rien changer. Et, lorsque les cales supérieures de l’échafaudage sur les­ quelles portaient les fermes ont été retirées, l’abais­ sement prévu de vingt millimètres n’en a pas atteint cinq. Il paraît même que cet échafaudage, dégagé de ses cales, s’est quelque peu relevé à ce moment psychologique ! Mesdames et Messieurs, Le nouveau Cirque est une œuvre d’art que votre Administration municipale a voulu doter de tous les perfectionnements de l’industrie moderne. C’est le plus beau, sans conteste, c’est aussi le plus complet par ses aménagements et son outillage, qui ait été édifié en France et à l’étranger. Il est solidement et correctement construit. Il saura résister aux se­ cousses des gymnastes, dont les trapèzes se balan­ ceront à ces fermes. Il résisterait même aux secousses autrement redoutables des meetings, si — ce qu’à Dieu ne plaise — il devait jamais servir de théâtre aux luttes de la politique contemporaine ! Le talent de son architecte lui assure toute cette longévité que la nature accorde, dans l’ordre matériel, aux travaux les plus parfaits de l’homme. Non ! Il ne croulera pas, preuve, quelle plus incontestable on exiger, puisqu’il ne s’est pas les applaudissements dont vous tante inauguration !

et quelle meilleure garantie en pourraitécroulé ce soir sous avez salué son écla­


NOTES (*) V oir : p rése n tatio n . (1) A llusion p ro b ab le aux Rom ances sans paroles, recueil p o étiq u e de Paul V erlaine (1844-1896), paru en 1874 et réédité avec g ran d succès en 1887, donc to u t récem m ent. Mais, le co m p o siteu r M endelssohn (1809-1847), dont des œ uvres figurent au p ro g ra m m e de l’in au g u ratio n , av ait d é jà usé de ce titre , inspiré n o ta m m e n t p a r H enrich H eine (1797-1856) p o u r des pièces p ia n istiq u es (en allem and : L ieder ohne W ôrte) ; ce m êm e in titu lé fut réem ployé u lté rie u re m e n t p a r le F ran çais G abriel F au ré (1845-1924). M élo­ m an e et fin lettré, Jules V erne co n n aissait sans aucu n do u te to u te s ces références. (2) En 1845, l’ancien b astion de Longueville fut nivelé p o u r en faire une place p u b liq u e ; le 28 se p tem b re 1873, Jules V erne en p a r tit p o u r une ascension en ballon (voir : 24 m in u tes en ballon). (3) Q u artiers situés en dehors des anciennes fo rtificatio n s (fo ris b u rg u m ; e x tra m u ro s), respectivem ent au sud, au nord, à l’o u est et au nord-ouest de la ville. (4) Jules V erne, avec ad m iratio n .

qui y a to u jo u rs h abité, évoque

souvent

ces

lieux

(5) Le chem in de fer suit, au sud, le fossé des fo rtificatio n s et fra n c h it la p lace Longueville sous un tunnel. (6) Ju les Sim on (1814-1896), philosophe et hom m e p o litiq u e fran çais, m e m b re de l'A cadém ie F rançaise, prononça, en 1887, au p ro fit des D am es F ran çaises, une conférence qui fut im prim ée la m êm e année à Amiens. (7) F erd in an d de L esseps (1805-1894), d ip lo m ate et in g én ieu r fran çais, m em b re de l’A cadém ie F ra n ça ise; son nom est lié au p ercem en t des isth m es de Suez et de Panam a. (8) Auguez, D esaint, G oudroy et S e rra ssa in t p articip a ien t au concert. (9) Le F estival G ounod, qui eu t lieu le je u d i 17 m ai 1888, à 8 h eures du soir, en p résen ce du M aître, c o n stitu a un très g ran d succès d ’affluence. (10) S ch y tte (E m ile-H onoré), négociant en bois, né le 7 avril 1839 à Saint-V alery-sur-Som m e, m o rt à A m iens le 6 avril 1924. (11) G audelette (Rose-Jacques-A chille), em ployé au Service d ’A rchitecture de la Ville d ’Amiens, né et m o rt dans cette ville (16 ju ille t 1815-28 fév rier 1899). (12) P e tit (F rançois-F rédéric), né à Bussy-les-D aours (S o m m e) le 3 ju in 1836, décédé à M ers-les-Bains (S om m e) le 19 avril 1895 ; fo n d a te u r du Progrès de la Som m e en 1869 ; élu conseiller général d'A m iens Sud-O uest et conseiller m u n icipal d ’A m iens en 1874 ; m aire d ’A m iens p a r in té rim du 14 se p tem b re 1880 au 17 m a rs 1881 ; élu m aire le 18 m ai 1884, réélu en 1888 (Ju les V erne fig u ra it su r sa liste) ; élu sé n a te u r de la S om m e le 31 ja n v ie r 1886, réélu le 4 ja n v ie r 1891. M ort en charge.


(13) R icquier (C harles-E m ile-T héodore), a rc h ite c te en chef d u d é p a rte ­ m e n t de la Som m e, né et m o rt à A m iens (3 fév rier 1846-15 se p tem b re 1906) ; Ju les V erne le reç u t à l’A cadém ie d ’A m iens le 10 ju in 1891. (14) S am aro b riv a, francisé en S am arobrive, est l’ancien n om d ’A m iens (étym ologie : A m bianis). (15) T ra d u ctio n : p o u r le jeu , p o u r la lum ière. (16) V oir : Une ville idéale, Amiens en Tan 2000, d isco u rs à l’Académ ie d'A m iens (12 décem b re 1875). (17) Hugo.

C ette citatio n ne sem ble pas se tro u v er te x tu ellem en t chez V ictor

(18) A djectif q u alifica tif fan ta isiste, c a r form é, non su r la région de F ranconie, m ais s u r le nom des F ra n c o ri, A ntonio (1737-1836) et V ictorAdolphe (1810-1897), fo n d a te u rs du cirq u e éq u estre. (19) G erm ain (G ustave), sc u lp te u r fran çais, né à Fism es 1843, m o rt à P aris le 27 avril 1909.

(M arn e) en

(20) La co n stru c tio n de cette to u r de 300 m ètres de h au t p a r G ustave E iffel (1832-1923) p o u r l’E xposition U niverselle de P aris en 1889, souleva de longues polém iques. (21) La chem inée, in itialem e n t h au te de 35 m ètres, fut réd u ite en 1958. (22) C o n stru ite de 1220 à 1288, sa flèche culm ine à 112,42 m ètres. (23) Saint-Leu, S aint-G erm ain, Saint-A cheul, S aint-Jacques, S aint-P ierre, Saint-R ém y, S aint-H onoré, Saint-M aurice, S aint-F irm in, S aint-M artin, SainteAnne, auxquelles peuvent s ’a jo u te r les églises des fau b o u rg s : Longpré, M ontières, R enancourt. (24) H ôtel L em erchier.

V agniez-F iquet

:

co n stru it

par

E m ile

R icquier,

14,

rue

(25) Le M usée de P icardie, rue de la R épublique, fu t co n stru it de 1855 à 1857, et te rm in é p a r E m ile R icquier en 1882. (26) Le B effroi, co n stru it au d éb u t du X IV 1 siècle, p ro b ab le m en t à l’em ­ p lacem en t d ’une to u r beaucoup plus ancienne, fut, ju s q u ’à l’incendie de 1940, co u ronné d ’une coupole su rm o n té e d ’un cam panile. (27) N om bre inexact. Les d éputés aux E tats-G énéraux, o u v erts le 5 m ai 1789, é ta ie n t 1 139 : 291 p o u r le clergé, 270 p o u r la noblesse, 578 p o u r le T iers-E tat. (28) A llusions aux polém iques su r le coût de co n stru ctio n . (29) A llusions aux polém iques su r la solidité de l’édifice. (30) Boves : chef-lieu de canton, à 9 km d ’Amiens, 1 861 h a b ita n ts en 1889. S u r sa colline, les im p o san ts vestiges d ’un ch âteau -fo rt m édiéval, qui a b rita , dit-on, les am o u rs de H enri IV et de G abrielle d ’E strées. (31) Cam on : com m une à 4 km d ’Am iens, dans le can to n d ’A m iens SudO uest, 1 452 h a b ita n ts en 1889.


(32) A m iens com pte 80 288 h a b ita n ts en 1889. (33) A ctuellem ent : boulevard C arnot et M ail A lbert 1er, resp ectiv em en t à l'ouest et à l’est de la place Longueville, rive nord. (34) H ospice de vieillards, pau v res et orphelins, fondé au X V IIe siècle, sous l’invocation de S aint-C harles B orrom ée et Sainte-Anne, p rès du bou­ lev ard S aint-C harles, actuel b oulevard M aignan-L arivière, im m éd ia te m en t à l’o uest de la place Longueville, rive nord. L’actuel p avillon V icto r Duvauchelle d ate de 1896. (35) Célèbre épisode de l'Ancien T estam en t (Livre de Josué, c h a p itre V I) p o p u larisé p a r V icto r H ugo : Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée (Les Châtim ents, V II, 1) 1853.


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1871-1971, Agence

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C laude Lepagnez, Ju les V erne e t la Pologne, Peuples Amis (1985-1986). C laude Lepagnez, M odernité e t/o u p asséism e chez Ju les V e rn e ? (1985 e t 1989). Alain Le T ribroche, La vie m usicale à A m iens et Abbeville au X IX ' siècle, U niversité de P aris V III - V incennes, m ém oire de m a îtrise (1987) ; D iplôm e d ’E tu d e s A pprofondies (1989). Editions antérieures du discours : Jo u rn a l d ’Am iens, M oniteur de la Som m e, lundi 24 et m a rd i 25 ju in 1889, page 2. Le P rogrès de la Som m e, m a rd i 25 ju in 1889, page 3. Ju les V erne, C ésar Cascabel, U.G.E., 10/18, n° 1247, p ages 421-431 (1978). Ju les V erne, T extes oubliés, U.G.E., 10/18, n ” 1294, pages 293-304 (1979). Jacq u es G offinon, Les C irques en P icardie - le C irque d ’Am iens, C.R.D.P. d ’Am iens, pages 12-19 (1984).


Cette édition a été publiée grâce aux concours financiers suivants : — la V ille d ’Amiens. — le cabinet d’assurances W illiam LESAGE et GENERALI FRANCE.


IMPRIMERIE NOUVELLE. AMIENS



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