CITTÀ N°1 MONTREAL/CASABLANCA

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montréal miroir du monde CURATING THE CITY

casablanca/montréal

N°01 • oct. 2013


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NICK COOPER ©

‫ةيحاتتفا‬ J’ai lu quelque part qu’on est toujours plus préparés à l’échec qu’au succès. C’est une chose de se lancer, mais en effet, que faire quand ça décolle ? Pendant un an, cette question a été dans l’air. città n°0 avait, comme on dit, bien marché. Le magazine s’est vendu. De partout, des collaborateurs nous on contactés. Des entreprises nous ont approchés. CITTÀ est apparu dans le quotidien espagnol El Mundo. La librairie du Palais de Tokyo à Paris nous a fait une place sur ses rayons. Le concept, nous disait-on, était unique. Oui mais voilà, comment donner plein gaz à un tel projet, monter une structure financière, bâtir une communauté d’abonnés ou encore convaincre des publicitaires sans perdre la passion première pour les collaborations de longue haleine avec les artistes ? Pour le travail en profondeur sur le texte ? Pour le long et lent façonnage de la ligne graphique (réalisée, en passant, entre Montréal et Québec) ? Pour essayer, raturer, créer ? Pour l’amour, finalement, de l’édition, et non du produit-magazine ? À l’issue de cette réflexion, un désir de trouver la juste mesure, et une décision : CITTÀ restera pour l’instant autofinancé et autodistribué. Le prix à payer pour une liberté créative totale, de l’éditorial à la date de parution. D’autres choses se sont cristallisées dans ce premier numéro: le format (toujours en hauteur, pour voir plus loin), la fréquence (biannuelle, parce que la vie doit rester zen), les premiers amours (le noir et blanc), et bien sûr l’exploration de ces cultures qui font la ville; le contenu, quant lui, a été resserré, établissant comme point de départ de chaque numéro le portrait croisé de Montréal et d’une autre métropole. Tout cela, pour que le plaisir demeure. Et une fois que ces choix eurent été faits, du plaisir, on en a eu. Ce numéro se tourne donc vers Casablanca. Le Maroc, grand oublié des révolutions arabes, qui a pourtant prouvé depuis le début de l’élaboration de ce numéro qu’il avait quelque chose à dire (aurions-nous eu du flair ?). À la lumière du climat mondial actuel, il nous tenait à cœur de lancer officiellement CITTÀ en posant des questions cruciales : dans cette Montréal insouciante et encore jeune, prenons-nous la vie culturelle pour acquise ? Et ailleurs, là où les rues sont millénaires et les mœurs gravées dans les murs, comment la culture compose-t-elle avec la tradition ? Une tradition qui peut représenter un lourd carcan ou, au contraire, nous enrichir d’un bagage indispensable à un avenir fécond. Si j’ai choisi Casablanca, c’est aussi parce que cette ville fait en quelque sorte partie de mon bagage, étant la ville natale d’un papa photographe qui, en m’apprenant à regarder l’Autre, m’a inspirée à faire de ce magazine ce qu’il est. Il était naturel d’inaugurer l’aventure en lui réservant une place dans ces pages. Ne vous reste plus qu’à ouvrir grand ce magazine pour découvrir les voix de Casablanca en mots, en musique et bien sûr en images; découvrir, aussi, l’écho que Montréal leur réserve, car l’ailleurs est souvent plus proche qu’on ne le pense. Au monde, enfin, de découvrir à son tour cette talentueuse et cosmopolite Montréal (un nouveau point de vente international à fois), et de s’inspirer de ce qu’elle a – de ce que vous avons – de plus précieux: la liberté de choix. Bonne lecture,

POUR M’ÉCRIRE lea@cittamagazine.ca

ÉDITO • città


SOMMAIRE

ÉDITO

2 ÉQUIPE CITTÀ

4 LONDON COLLABORATION THE OTHER EDITOR’S LETTER

SOUNDTRACK #1

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BLED SCHIZOPHRÈNE

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NOUVELLES TOUR D’HORIZON

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DESIGN LA TRADITION, AUTREMENT

40 CASABLANCA PLAIDOYER POUR L’BATWAR

ENTRE DEUX CULTURES

45 ART LA VILLE RÊVÉE ?

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CHRONIQUE LE VOYAGEUR SÉDENTAIRE

46 PHOTOGRAPHIE PORTRAIT CROISÉ CASA/MTL

20 TALENTS THE GOLDEN RULE OF THREE

31 FASHION FAUX-SEMBLANTS

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PROCHAIN ARRÊT

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LITTÉRATURE


COLLABORATEURS

ÉQUIPE Éditrice en chef et directrice artistique

Léa Jeanmougin Conception graphique et mise en page

Anne-Marie LaRocque Organisatrice du lancement

Danah Abdulla p.5

Danah Abdulla est la fondatrice, directrice artistique et rédactrice en chef du magazine Kalimat, une publication indépendante sur la culture et la pensée arabe. Elle est actuellement doctorante à Goldsmiths, University of London. danahabdulla.com

BAPTISTE DE VILLE D’AVRAY p. 11|40

Photographe depuis 2005, Baptiste s’intéresse aux territoires et aux populations qui l’entourent. Sa photographie s’inscrit dans une recherche à la fois esthétique et documentaire. Baptiste vit et travaille entre le Maroc, la France et le continent africain. ayoni.ma

Roxanne Doucet p. 31|32

Roxanne Doucet est fondatrice et directrice de création des projets de l’agence TRIPTYQUE. S’associant avec des artistes de talent, elle produit des fashion films et des éditoriaux avant-gardistes, esthétiques et sensibles à l’air du temps. agencetriptyque.com

AnaÏse Camillien

Sarra Gadiri p. 11 Marocaine, Sarra est une jeune femme indépendante et curieuse. Passionnée de littérature, elle œuvre aujourd’hui comme « exploratrice urbaine », à la recherche d’évènements décalés pour un city-guide en ligne novateur. Elle est aussi membre fondateur du collectif artistique La Factory Casaoui.

Vincent Gravel p. 31|32

Vincent Gravel est directeur artistique et graphiste. Il travaille pour des marques et avec des créateurs ayant une vision novatrice dans le domaine de l’art, de la culture, de la mode, des produits et du design d’intérieur. Il vit et travaille à Montréal. vincentgravel.com

Traduction (anglais)

Naïri Khandjian Traduction (arabe)

Sarah Azouz Correction d’épreuves

Félix Philantrope Vidéaste

Stephen Korzenstein Merci au donateur

Jaune Indigo Inc. et merci à Stéphane Delorme Daniel Díaz Boris Dionne Adèle Flannery Charles Fleury Yves Jeanmougin Étienne L. Côté Gabriel Miguez Carole Provencher Marie-Ève Tanguay Valérie Védrines et à toute l’équipe CITTÀ

Image de couverture par Charles-Frédérick Ouellet, restaurant La table fleurie, Montréal, 2013. CITTÀ numéro 1, octobre 2013. Imprimé à Montréal (Québec) par Transcontinental à 500 exemplaires. Autofinancé, publié et distribué par Éditions Circéa, 3-765 Champagneur, Outremont, Québec, H2V 3P9 Typos : Knockout, Vendetta et Franchise. Le contenu de CITTÀ ne peut être reproduit sans permission de l’éditrice. cittamagazine.ca

ÉQUIPE • città

Yves Jeanmougin p.20

Claude Lavoie p.46

Né en 1944 à Casablanca, Yves débute son parcours à l’agence Viva en 1973. Ses travaux ont été publiés dans divers ouvrages, notamment aux éditions Métamorphoses. Il est artiste résident à la Friche la Belle de Mai, à Marseille. yvesjeanmougin.com

Claude aimerait bien retenir le temps qui passe. Il aime flâner en voyage ; il pratique la photographie parce qu’elle est un bon prétexte pour converser avec les gens. Autrement, il court, il court... claudelavoiephoto.com

Félix Philantrope p.45

Zakaria Rafi p.38 Zak a grandi dans le quartier populaire de Belvédère, à Casablanca. Expert en doublage de télénovelas le jour, il est la nuit un artiste incontournable de la scène underground depuis qu’il a rejoint en 2003 le groupe Haoussa, référence de la musique alternative marocaine.

Félix est né à Sherbrooke, a grandi à Laval et vit à Montréal. Au cours des dix dernières années, il a occupé divers postes dans le domaine du livre. Il travaille maintenant en édition.

Gabriel Miguez p.11 Baroudeur invétéré et passionné d’urbanisme, Gabriel aime partir à la découverte des métropoles du monde. Consultant en gouvernance urbaine à Casablanca, il est aussi membre fondateur du collectif La Factory Casaoui, ayant pour but de stimuler les initiatives d’artistes locaux.

Charles-Frédérick Ouellet p.20 Charles-Frédérick vit et travaille à Québec. Son travail propose des images brutes et sombres sur une trame narrative visuelle. En 2009, il obtient une bourse pour faire un stage à l’Agence Magnum, à Paris. À son retour, il fonde le collectif KAHEM. charlesouellet.com

Etienne Saint-Denis p.31|32

Catherine St-Arnaud p.16

Né en 1991, Etienne a obtenu un diplôme en Beaux-Arts au collège Édouard-Montpetit et en photographie commerciale au Collège Marsan. Il est maintenant photographe freelance et le commissaire de la galerie en ligne DATA Gallery. Il travaille à Montréal et à l’étranger. etiennesaintdenis.com

Montréalaise depuis toujours, Catherine est une scénariste et réalisatrice indépendante. Grande voyageuse, passionnée des arts et de la culture, elle raffole des nouvelles rencontres et aimerait parler toutes les langues du monde. vimeo.com/catherinesta


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Danah Abdulla is the editor in chief of Kalimat magazine. For this issue’s carte blanche, we’ve invited her to write the other editor’s letter.

/ c ittà • SPECIAL COLLABORATION


MONDE • TOUR D’HORIZON

XALAPA Excédés par la décadence politique, deux étudiants mexicains, Daniel Cruz et Sergio Chamorro, ont cet été proposé l’élection d’un certain Morris à la mairie de leur ville : le « candichat » a promis de débarrasser Xalapa de ses « rats » et, dans un noble souci de transparence, de suivre une ligne de conduite semblable à celle de ses homologues, c’est-à-dire dormir et jouer dans la boue. Comptant plus de 159 000 fans Facebook, Morris a raflé la moitié des votes blancs, saluant la triste victoire de « l’apathie » mais signant également le début d’une aventure citoyenne ; sur Facebook, Morris invite la population à lui soumettre ses suggestions pour la suite des choses. Dans un Mexique asphyxié par la corruption, nul doute que le projet a un bel avenir devant lui. •

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MERCI À ÀLVARO HOPPE © SANTIAGO DE CHILE, CALLE ALAMEDA, 1983

L’HONNÊTE CANDIGATO

SANTIAGO

TOUR D’HORIZON • città

MERCI À ADRIEN LE COÄRER ©

Septembre 2013 marque les 40 ans du coup d’État au Chili. Le 11 septembre 1973, le gouvernement du président Salvador Allende était renversé par les hommes du général Augusto Pinochet, qui instaura pendant 17 ans l’une des dictatures les plus déchirantes que l’Amérique latine ait connue. Regroupés sous le nom de l’Asociacion de fotografos independiente (AFI), c’est toute une génération de photographes qui, dans les années 80, ont documenté la violence urbaine se déroulant sous leurs yeux. Geste militant et acte de liberté, beaucoup de ces clichés ont aussi constitué des preuves clé quand vint l’heure des procès. À l’occasion de ce 40e, le MAC de Santiago présente une exposition commémorative avec le travail du photographe Marcelo Montecino. • MAC.UCHILE.CL

PARIS

CLICHÉS ET MÉMOIRE

UNE NOUVELLE BABEL

Premier média à parler de CITTÀ, nous nous devions de rendre un salut mérité à CAFÉ BABEL. Journal paneuropéen engagé et engageant, CAFÉ BABEL est le visage d’une Europe en perpétuel questionnement, et en constante évolution. C’est donc en toute logique que le site a cette année fait peau neuve afin de mieux servir sa navigation multilingue (le journal se lit en français, en anglais, en polonais, en espagnol, en italien, et en allemand) et surtout de représenter plus fidèlement le processus participatif qui le fait vivre depuis les quatre coins du continent. Après le projet Eutopia, clôt ce septembre à Helsinki, ainsi qu’un cycle consacré aux Balkans, c’est vers la méditerranée que CAFÉ BABEL se tourne, initiant en 2014 des collaborations avec les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. • CAFEBABEL.COM


MERCI À HEIDI HOLLINGER ©

LIMA LA RÉVOLUTION DES ASSIETTES

MERCI À JUAN CARLOS VASQUEZ PADILLA ©

Si le Pérou est le nouvel épicentre de la gastronomie, c’est grâce à lui : le chef Gastón Acurio, dont la cuisine se nourrit de 7000 ans d’histoire et de surprenantes influences (chinoise, espagnole, japonaise, italienne et bien sûr inca), brise non seulement les murs jadis érigés entre tradition et modernité, mais est aussi la tribune directe des milliers d’agriculteurs sans qui les assiettes resteraient vides. Récemment cité dans la très cotée revue Apicius, c’est surtout les habitants de Lima que le chef séduit – jusqu’à être encouragé à se présenter aux élections présidentielles. Une confirmation que la cuisine peut (doit) devenir un véritable levier de progrès social et, dans les mots d’Acurio lui-même, une « arme » pour le rayonnement du pays. • ASTRIDYGASTON.COM

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PLUS UNE BLEUE

MERCI À LALIGNEBLEUE.CA ©

MONTRÉAL

image tirée de l’exposition chile desde dentro (le chili, de l’intérieur), exposée en 2001 au mac de santiago et reprise en juillet 2013 aux rencontres d’arles, en france. àlvaro hoppe et son frère alejandro furent deux membres phares de l’afi.

La « colonne vertébrale culturelle » s’étant calquée le long de la ligne du métro fête son premier anniversaire. C’est par un design tout en rondeurs que l’OBNL avait lancé des initiatives visant à cimenter les liens entre lieux culturels, commerces et communautés. Forte de son succès, La Ligne Bleue continue sur sa lancée, tour à tour créatrice de projets ou promotrice d’événements rassembleurs que résume bien le Couscous Comedy Show, souper-spectacle mensuel créé par l’humoriste d’origine algérienne Uncle Fofi. Mais avec une identité visuelle moderne et diamétralement opposée à ce que le milieu communautaire a l’habitude de produire (on peut le dire : des crimes graphiques), le vrai mérite de La Ligne Bleue aura été de proclamer que le multiculturalisme, c’est cool. •

città • TOUR D’HORIZON


“Vise toujours la lune, même si tu rates, tu atterriras parmi les étoiles” proverbe arabe


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PLAIDOYER POUR UNE CULTURE URBAINE ET POPULAIRE À CASABLANCA


DOSSIER • CASABLANCA

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Alors que le monde arabe résonne encore des terribles bouleversements provoqués par les révolutions, le Maroc, malgré ses graves problèmes socio-écomiques, semble rester un ilot de sérénité et de stabilité. Par rapport à ce qui s’est passé en Egypte, en Tunisie, ou pire encore, en Lybie, le système monarchique qui régit le pays depuis la fin du protectorat français en 1956 s’est montré beaucoup plus sage et intelligent dans sa façon de traiter les choses : les réformes menées aujourd’hui par le jeune et moderne Roi Mohamed  VI ont progressivement permis de répondre à l’impatience sociale, aux besoins primaires et aux aspirations démocratiques de ses 32 millions de sujets.

DOSSIER • città

C’est cette stabilité sociétale qui a permis au « royaume chérifien », pays multiculturel de par son contact historique avec les Phéniciens , les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Français et les Espagnols, de devenir pour les occidentaux le mythe « oriental » par excellence. Déjà dans les années 60, le Maroc devient très vite une destination prisée par les jeunes hippies en quête de spiritualité et d’exotisme. Lassés du mouvement embourgeoisé du Flower Power, ils y découvrent des cultures à l’époque méconnues, et surtout du hachisch de qualité. De nombreux musiciens comme Jimi Hendrix y séjournent, notamment à Essaouira. Plus tard, Marrakech deviendra le terrain de jeu de la jet-set internationale, accueillant Yves Saint Laurent ou Brigitte Bardot dans de somptueux ryhads aménagés par les pontes de la décoration et du design.

TEXTE SARRA GADIRI ET GABRIEL MIGUEZ PHOTOGRAPHIES BAPTISTE DE VILLE D’AVRAY Mais loin des strass de ce monde parallèle où l’on cultive l’entre soi et la débauche (aussi raffinée soitelle), l’accès à la culture pour les masses populaires laisse à désirer. Symbole de ce dédain, le budget annuel du ministère de la culture reste cinq fois inférieur au budget alloué au Palais royal. À Casablanca, capitale économique dont la population avoisine pourtant les 5 millions d’habitants, sévit une misère culturelle totale. Et alors que les cinémas et les théâtres abandonnés de la vieille ville française, truffés de bijoux architecturaux Art déco, tombent en ruines, aucune infrastructure digne de ce nom n’a été construite pour assouvir la soif de culture des Casablancais. Dans ce marasme, la fabrique culturelle des anciens abattoirs de Casablanca, dernier bastion dédié à une culture libre, spontanée et engagée, tente de survivre avec les moyens du bord et malgré la multiplication des coups bas de la part des autorités. Face au dernier en date, la balbutiante scène casablancaise est montée au créneau pour défendre ses abattoirs. Retour sur cette journée de mobilisation qui en dit long sur l’état des lieux de la culture au Maroc.


« Quand on en a les moyens, on peut facilement vivre à Casablanca, comme on vivrait à Londres ou à Paris, mais c’est quand il s’agit de culture que la vérité me rattrape : j’habite bel et bien dans le tiers-monde ! », nous glisse, un brin taquin, Hamza, réalisateur de court métrages et fan de métal, venu, comme des centaines d’autres en ce dimanche matin ensoleillé, déclarer sa flamme aux « abattoirs ». Les anciens abattoirs des faubourgs de Hay Mohammedi, « l’batwar » pour les intimes, restent l’unique lieu public dédié à la création, la production et la diffusion des arts urbains à Casablanca. Mais le devenir de cette exception culturelle, cet îlot de liberté et de créativité si rare dans le Maroc moderne, reste incertain. Le collectif d’associations qui fait vivre l’édifice désaffecté depuis maintenant une décennie a encore fait une désagréable découverte la veille : les autorités ont subitement transformé leur « terrain de jeu » en un vulgaire parking publique. Cette invasion sans préavis a plongé dans la stupeur et dans l’émoi acteurs et spectateurs de la scène culturelle locale. La colère est vite montée. Les slogans ont fait mouche et les appels à la mobilisation générale sur les réseaux sociaux ont fusés. Comme les New-Yorkais à Wall Street ou les Madrilènes à la Puerta del Sol, les indignés ont levé leurs boucliers. Le mouvement « Occupy l’batwar » est né. Une première du genre ici, au Maroc.

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Cet incident, loin d’être le premier, souligne non seulement la fragilité de la fabrique culturelle, mais aussi son importance patrimoniale : ce bijoux architectural de 6 hectares, imaginé en 1922 par l’architecte parisien Desmarest, est absolument indissociable de l’histoire de la ville, notamment de ses quartiers industriels de l’est, terre d’accueil de hordes de négociants, d’immigrés de toutes origines, d’aventuriers et autres saltimbanques.

città • DOSSIER


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le manque de considération pour la culture urbaine est une erreur de stratégie

DOSSIER • città


Fermé il y a une dizaine d’années dans un état d’abandon quasi total, cet espace est aujourd’hui plus que convoité. En effet, Casablanca est en proie à d’intenses et fulgurantes mutations urbanistiques et démographiques qui ont doublé sa superficie et sa population en quelques décennies ; la spéculation foncière menace cet immense espace désormais au cœur de la ville, desservi par un tramway flambant neuf, et par conséquent à la merci d’une décision arbitraire qui pourrait le transformer à tout moment en une juteuse opération immobilière. Oui mais voilà, depuis son abandon progressif, ce lieu magique a retrouvé un second souffle, porté par une génération entière de créateurs, de graphistes, de musiciens et de photographes, dont les identités et les imaginations se sont liées les unes aux autres et se sont concrétisées entre ses murs. L’batwar a pris une place toute particulière dans le cœur des habitants de ce quartier sinistré mais aussi de tous les Casablancais en quête – en manque ! – d’un espace publique de liberté et d’expression. Pour preuve, cette journée d’action à laquelle près de 5000 participants ont répondu présent, et qui a montré ce que les abattoirs ont à offrir de plus beau : une salve de performances artistiques en tout genre, du cirque et du street art, des ateliers de théâtre et de danse pour les enfants, des débats spontanés et des rencontres, le tout clôturé par une série de concerts d’artistes de la scène locale, dans une ambiance sereine et décontractée.

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L’édifice mêlant architecture Art déco, néo-mauresque et traditionnelle rappelle avec ses façades imposantes aux couleurs délavées, ses portes monumentales aux courbes épurées, sa tour d’horloge et sa grande halle surmontées de dômes les gares coloniales françaises d’Oran ou de Dhaka. Coincé dans une sorte de no man’s land entre les friches industrielles de Hay Mohammedi et « carrière centrale », son bidonville, ce lieu est aussi un symbole fort de l’histoire des classes ouvrières.

Ce message est simple mais ferme : il est vital que les abattoirs restent un espace public, une véritable plateforme culturelle dédiée à la création, à la diffusion et à la formation de toutes les disciplines artistiques. Si l’édifice avait en son temps pour vocation d’approvisionner la ville en toutes sortes de viandes, il doit aujourd’hui avoir pour ambition d’approvisionner la métropole en toutes sortes de cultures. Un lieu qui accueille, qui stimule et qui forme. Pour cela, le tissu associatif – actuellement au bord de l’asphyxie – doit être soutenu par les autorités afin de pouvoir travailler de manière sereine et structurée, une condition sine qua non pour véritablement faire de l’art dans les règles de l’art. Car le manque de considération pour la culture urbaine, spontanée et populaire, est tout simplement une erreur de stratégie. C’est en effet par le foisonnement d’initiatives indépendantes que l’on fait respirer une ville et que l’on retient ou que l’on attire la « classe créative », moteur de croissance et condition indispensable si l’on prétend faire partie du cercle prisé des « villes mondes » (l’un des objectifs de Casablanca). C’est aussi par l’émulation culturelle que l’on canalise une jeunesse de plus en plus nombreuse et désorientée par les révolutions du « Printemps arabe ». Mais peut-on vraiment favoriser la libre expression et l’émancipation quand on cherche avant tout à préserver le statut quo sur les plans politique et social ? Telle est la question, et peut-être même la réponse. Mêmes si les autorités ne semblent pas prêtes à sortir de leur mutisme (ou serait-ce du déni ?), « Occupy l’batwar » aura au moins permis de tirer la sonnette d’alarme sur l’état de la vie culturelle dans le royaume et de réaffirmer la vigueur naissante du mouvement associatif casablancais. Et il semble que le combat ne fasse que commencer. Un combat pour l’accès à la culture pour tous, qui semble aujourd’hui désuet dans les métropoles « occidentales » dans lesquelles les initiatives sont légion et où l’offre est saturée, mais qui reste à Casablanca un combat d’avant-garde, largement incompris par l’establishment en place. C’est ce qui rend les initiatives fructueuses d’autant plus savoureuses. • photographies réalisées lors de la journée de mobilisation, le 2 mars 2013

Au total, ce sont plus d’une vingtaine d’artistes locaux, tels que Khansa Batma, Tal’Fine, Loo Nope ou encore Si Simo, et autant d’associations, qui ont rythmé cette belle journée. On a senti comme un air de liberté planer entre ces hauts murs de béton armé. Un air de liberté dans un pays où le poids des traditions, de la religion et de la société conservatrice continue de formater la « masse » et les esprits . Alors que la majorité des villes marocaines ne possède pas de bibliothèque, de cinéma et encore moins de théâtre, les Casablancais de tous bords, de tous âges et de tous quartiers ont montré l’affection et l’attachement qu’ils portent à ce précieux lieu culturel, adressant ainsi un message fort aux autorités.

città • DOSSIER


MONTRÉAL • ART

PORTFOLIO • città


LA VILLE RÊVÉE ?

La toile est une œuvre sans nom, peuplée de grattes-ciels colorés : New-York, Vancouver, ou peut-être bien Montréal. D’origine marocaine et installé au Québec depuis 2011, Mamoun Belghiti semble colorer une ville dense et vibrante, quelque part entre optimisme et étrangeté. Sa série 2010 s’inspire de séjours dans plusieurs métropoles, partout où la ville peut se réinventer. TEXTE CATHERINE ST-ARNAUD

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vos toiles sont des aplats au pastel, un médium difficile à travailler, sur-

tout lorsqu’on veut obtenir une couleur uniforme. pourquoi avoir choisi cette technique ?

À mon arrivée au Canada, en 2008, je vivais dans un minuscule espace qui ne comprenait qu’une chambre et une kitchenette, au 18e étage d’un immeuble. C’était à Vancouver. De ma fenêtre, je voyais les gratte-ciels, compacts, gris, bétonnés. Par manque d’espace, j’ai commencé à dessiner au pastel, installé sur ma cuisinière. L’idée de l’aplat remonte, elle, à Casablanca, où je m’installais sur les rochers du site de Sidi Abderrahmane 1. Avec la chaleur, mes pastels fondaient ; j’utilisais mes doigts pour faire des dégradés. J’ai décidé de reprendre la technique dans mes toiles. et le choix des couleurs vives ?

La juxtaposition de couleurs vient de mon enfance. Mon père était un collectionneur et notre maison regorgeait de toiles. Des couleurs partout, mais rien qui jurait. Les premières toiles de ma série 2010 utilisent des couleurs assez sombres ; la nostalgie du nouvel arrivant, je crois. Au Maroc, l’art est très coloré. Je me suis dit : « si on colorait tous ces immeubles, la vie serait-elle plus gaie ? » C’est ce que j’ai questionné dans mes toiles. 2010 est une série d’univers urbains, tous dénués de présence humaine. est-ce

votre sentiment de la ville, étrangère malgré tout ?

Avec cette série, je me suis plutôt réconcilié avec l’urbanisme dense des villes. J’ai voulu illustrer l’invasion de l’urbain : le béton, le rétrécissement de l’espace, de la possibilité de réflexion de l’individu. Mes toiles ont réveillé les souvenirs de mes séjours à New York et à San Francisco. De grandes villes où je vivais pourtant dans de petits environnements clos, seul. Peut-être est-ce pour cela qu’il n’y a pas de présence humaine dans mes toiles.

città • PORTFOLIO


De ma fenêtre, je voyais les gratte-ciels, compacts, gris, bétonnés.

qu’est-ce qui vous a amené à montréal ?

Mon exposition au Devon Arts Gallery à Vancouver s’était bien déroulée pour les premières toiles de la série 2010. Mais après deux ans et demi là-bas, je n’avais pas réussi à exposer ailleurs, ni à m’intégrer. Je voulais partir. Le français me manquait. C’est par son mélange de culture française et anglo-saxonne que Montréal s’est imposée. En arrivant, j’ai tout de suite su que j’étais dans mon élément. La communauté marocaine m’a immédiatement ouvert les bras, la ville m’a adopté. En commençant de nouvelles toiles, j’ai senti que je revenais aux sources, que j’étais chez moi. J’ai vendu plusieurs toiles et mon public s’est bâti ainsi. et pourquoi être resté ? la communauté artistique de montréal est-elle bien

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différente de celle de casablanca ?

À Montréal, il y a une liberté, un mouvement. Lorsque j’ai commencé à peindre, il y a 20 ans, il n’y avait pas de débouchés au Maroc. J’ai donc travaillé dans l’évènementiel, puis j’ai tout quitté pour voyager, pour m’ouvrir. Évidemment, les choses ont changé depuis. La culture prend plus de place. Le nouveau roi soutient les peintres marocains, il y a plus de galeries, de musées, de collections privées, de ventes aux enchères. Mais c’est en développement. Le Maroc fait partie de moi dans la manière que je peins, que je vois le monde. J’aimerais avoir une exposition dans ma ville natale, mais je ne veux pas retourner y vivre. C’est ici que je me sens chez moi. des envies pour le futur ? des projets ?

Je reviens d’un symposium international de peinture à Marrakech, où j’ai créé une œuvre en deux jours. Pour moi qui suis un perfectionniste, ça a été exigeant. Mais ça m’a stimulé à produire autrement. Je prépare donc une prochaine série de toiles à l’acrylique. Je veux aussi sortir de la ville. Travailler dans un atelier avec plus d’espace, sur plusieurs toiles en même temps. Je suis autodidacte, je travaille spontanément, je fais des essais. Une chose est sûre, où que je sois, je veux conserver mon émerveillement. • entrevue réalisée alors que mamoun était de passage au maroc, en juin 2013

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sidi abderrahmane est un îlot situé à quelques

mètres de la corniche de casablanca. lieu mystérieux et objet de légendes, il abrite le monument du marabout qui a donné son nom au site.

PORTFOLIO • città


19 città • PORTFOLIO


PORTRAIT CROISÉ 20

Casablanca Yves Jeanmougin Montréal Charles-Frédérick Ouellet Texte Léa Jeanmougin

Casablanca, Montréal. Deux villes qui se confrontent, deux regards qui s’interrogent. D’un côté, celui du photographe humaniste né sur ces sols en 1944, son Leica vissé à l’œil, sans cesse en quête d’une vérité de l’Autre. Ici, chaque centimètre recèle une histoire, promet de la vie, crée du chaos. Cette Casanegra1 où l’on dit que s’opère un étrange phénomène de ruralisation urbaine2 ; cette Casa, comme il l’appelle, ouverte par la mer et paradoxale en ses terres, des plages abandonnées à la monumentale Mosquée Hassan II. S’offrent ainsi à nous les images d’un travail de longue haleine au cœur d’une ville étrange, étrangère, qui est chez soi sans l’être jamais vraiment. De l’autre, celui du photographe filmique, intériorisant le réel jusqu’à toucher l’intime en nous. Le polaroïd prend parti sur la modernité, capture le fugace depuis le seuil. Et pour cause : le sujet se fait impénétrable. Jean-Talon, passé Saint-Michel, ses commerçants afférés à préparer la fête de l’Aïd3, s’esquivant avec politesse, présents dans leur absence. Étrangement, ce sont les femmes qui peuplent les images, tels des fantômes que seul le film aurait su capturer. Jean-Talon et ses duplex de briques, fruit d’un autre exode4, qui a entendu les langues se succéder, silencieuse comme une ville peut parfois l’être. Dans l’attente se trame alors d’autres histoires, une nouvelle solitude dont on se saurait dire si elle est la nôtre ou celle de ces rues immobiles. •

1 « casanegra » est le nom que donnent beaucoup de casablancais à leur ville ; casanegra est aussi le titre d’un film du réalisateur marocain nour-eddine lakhmari.

2 abdellatif mouhtadi, dans l’opinion (journal marocain) du 15 janvier 2013, disait : «cette ville qui est en train de perdre ses valeurs, ses réflexes, ses belles manières, ses charmes, et jusqu’à ses raisons d’être. cette ville qui devient méconnaissable au milieu de laquelle l’être humain est en train de se réduire et de se banaliser. »

3 célébration de la fin du ramadan, fête où, un mois durant, les musulmans jeûnent pendant la journée. 4 l’architecture de la rue jean-talon, du boulevard saint-michel à anjou, a été développée par la communauté immigrante italienne dans les années 60.

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PORTRAIT CROISÉ • città


PHOTOGRAPHIE  • CASABLANCA/MONTRÉAL

città • PORTRAIT CROISÉ



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1 place des nations-unis 2 sour jdid 3 jardin mehdi ben barka, maârif 4 aïn bordja 5 derb ghalef 6 • 7 prière du vendredi, mosquée ancienne médina

8 enceinte de l’ancienne médina 9 mosquée hassan ii

ould el hamra,


images de casablanca prises sur pellicule

35mm, extraites du livre casablanca : photographies yves jeanmougin, texte youssef fadel,

préface paul balta ; métamorphoses / tarik éditions, 2007. livre broché 14,2 x 9,5 po / 208 pages / 190 photographies en bichromie / 35 ¤. images de montréal prises au film polaroïd, réalisées spécialement pour ce numéro de città par charles-frédérick ouellet en août 2013 dans le petit maghreb, montréal.

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‫نافذة‬ fenêtre


FASHION  • MONTRÉAL International, collaborative, and authentic. Three words that immediately bound TRIPTYQUE and CITTÀ together. We doled out three more for each TRIPTYQUE collaborator to describe their work. An encounter with an agency that gets the golden rule of three. • Lire l’entrevue en français sur agencetriptyque.com/magazine

TEXT LÉA JEANMOUGIN Translation NAÏRI KHANDJIAN

TALENTED TRINITY “STORIE(S)” Roxanne Doucet, Producer and Creative Director

“ANALOGUE” Etienne Saint-Denis, Photographer

“Ah, that’s my thing! I think I chose film for its aesthetics. There’s something warm in film, in its grain. I like working with neutral tones, I like when things look natural. I really work intuitively. And shooting with film works the eye! I have to visualize most of my shots, because every click costs. Actually, some of my clients prefer the fact that I’m using this medium. There’s something romantic about it… My style actually resembles what’s going on elsewhere, especially in London. Images that don’t look staged, that are less glamorous. In America, our style is more materialistic, people are proud to be wearing clothes: it’s how you demonstrate your social status. In London, clothing is taken with a grain of salt. You can be more creative. This year, I actually published more in London than in Montreal! I’m finally going there this fall, to meet some folks, chat, go for tea. Plus I really like Earl Grey!”

the following editorial is a project created, directed and laid out

“The notion of play is evident as soon as you lay eyes on my work. It’s tinged with an ironic sense of humour. With objects like clothes, I act as a curator: I create works that are critical, though not necessarily actively, but it still provokes an interrogation. My work often makes people smile. The scene is a little absurd; we don’t immediately understand what’s going on. I like that people wonder if the moments have actually happened; that’s how you blur the lines between fiction and reality. I’d say that when I work as an artistic director, just as when I’ve worked on zines, the spontaneity is there, but it stems from a concept. It makes room for subtext, which isn’t necessarily understood the same way by everyone. The images are stronger this way, I think. I play with the image like others play with words; with double-entendres.”

by triptyque , etienne saint-denis & vincent gravel for città n°1.

“PLAY” Vincent Gravel, Artistic Director and Graphic Designer

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The TRIPTYQUE story has evolved so much since its beginnings! Our goal was always to promote emerging talents and foster collaborations. Lately we’ve refocused the spotlight onto artists, directors and photographers who have international potential, like my associate Jessica Lee Gagné, Etienne Saint-Denis and Alejandro Escamilla. They’re authentic folks with a minimalist and timeless aesthetic. We offer them an innovative platform, because whatever’s edgy right now is often misrepresented in Montreal. It’s our own risk-taking that helped TRIPTYQUE develop from merely a project into a thriving agency. In fashion films and editorials, our approach is based on the concept of storytelling, ensuring our clients’ and collaborators’ brand image is heard and respected. We’re one of the rare agencies specialising in fashion that actually want to create avant-garde projects and of course, propel Montreal onto the international scene. Even at that level, I work with people who share my creative vision, and I follow my instinct.

città • TALENTED TRINITY


Eva — Top : Adidas – Pants : Stylist’s own – Shoes : Nike


Dominique — Dress : Petrole – Jacket : Travis Taddeo – Sandals : Stylist’s own Eva — Top & skirt : Tavan & Mitto – Shoes : Nike


Dominique — Cap : Nike – Clothes: Stylist’s own


Eva — Top : Stylist’s own – Pants : Zara – Sandals : Stylist’s own


Eva — Top : Adidas – Skirt : H&M – Jacket : Christian Lacroix Vintage Socks : Simons – Sandals : Adidas


Photography : Étienne Saint-Denis Art Direction : Vincent Gravel Fashion/Production /Styling: Roxanne Doucet (TRIPTYQUE) Hair&Makeup : Catherine Deschamps Model : Eva at Folio & Dominique Daoust Stylist Assistants : Julie Lapouge & Carole Goux Production Assistant : Audrey McDiarmid

Eva — Top & pants : Tavan & Mitto – Accessories : PréLoved griffé courtesy of Julinthesky


Entre occident et orient, de l’ancien et du récent, du traditionnel et du sulfureux, du populaire et du survolté… Un pied under the ground et la tête dans les nuages. Cette playlist est à l’image du Maroc : une terre de contrastes, un peuple troublé…un véritable « bled » schizophrène !

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TEXTE & PLAYLIST ZAKARIA RAFI Traduction Sarah Azouz

PLAYLIST • città


CASABLANCA • SOUNDTRACK N° 1

1 NASS EL GHIWANE

5 HAJA HAMDAOUIA

Siniya

Ya Lehssen bechwiya

(le plateau de thé) Une chanson qui décrit les tracas de la vie quotidienne en prenant pour image la consommation du thé à la menthe et de toutes les coutumes qui l’accompagnent. Nass El Ghiwane est un groupe de cinq artistes du même quartier de Casablanca (Hay El Mohamadi). Créé en 1970, le groupe a mis en place la pratique des « ghiwane » : une coutume ancestrale qui conférait à des gens connus pour leur probité et leur modestie la faculté de décrire par le chant et la parole la vie quotidienne.

(« Lehssen, vas y doucement »)

2 AL AÂLOUA AUTEUR INCONNU

6 OUM Taragalte

Une chanson en hommage à M’hamid El Ghizlane, ville très liée au nomadisme, et à son Festival Taragalte des Musiques du désert et du Monde.

ÉCOUTEZ LA PLAYLIST SUR 8TRACKS.COM/CITTA/BLED

7 BIG LKHASSER Lkhouf (la peur)

Une chanson sur la liberté d’expression, réprimée au Maroc et sur la peur du système (makhsen).

8 HOBA HOBA SPIRIT BLED SKIZO

2

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Al Aâloua est un chef-d’œuvre de la musique marocaine populaire, racontant moult anecdotes et épopées sur la guerre de l’indépendance, l’amour et surtout la religion. Cette chanson est interprétée par beaucoup de chanteurs de musique Chaâbi (musique populaire). Historiquement, Al Aloua est un saint mort célibataire. Son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage où les gens malheureux (surtout côté cœur) tviennent se lamenter en espérant trouver réconfort et attirer l’amour.

Rouicha est un chanteur berbère marocain spécialiste du Ouatar, un instrument de musique marocain apparenté à l’Oud, mais plus rustique.

Une chanson qui définit parfaitement une société marocaine pleine de contradictions et une nouvelle génération qui ne sait plus où donner de la tête : dans l’ensemble, les paroles ne veulent absolument rien dire ! Aji, tle9, hchem, gless ! Viens, lâche-ça, honte à toi, assis-toi

Sir, tla3, nzel, ghli ! Pars, monte, descend, casse-toi !

3 ABDELAZIZ SETATI

Zid, gleb, t7an, lwi !

Bye bye ha mon amour

Mout, heyyed, balak, tla7 !

Une chanson dans laquelle l’artiste dit au revoir à sa bien aimée car il compte émigrer (illégalement) en bateau, faire fortune et revenir demander sa main. Setati signifie « le sixième ». Ce chanteur Chaâbi virtuose du violon porte ce nom à cause du 6e doigt de sa main gauche.

4 HAJA HAMDAOUIA Ya Lehssen bechwiya

Encore, change de disque, fonce, fuis ! Meurs, dégage, pousse toi, saute

9 H-KAYNE Koulna mgharba (tous marocains)

Une chanson qui présente le groupe et son origine et qui définit bien son style musical aux origines issawies profondes. Une invitation à chanter et à danser ensemble entre marocains, tous kifkif.

(« Lehssen, vas y doucement »)

Cette chanson décrit d’une manière très explicite une nuit d’ébats amoureux entre une jeune fille vierge et son amant, Bba Lehssen. Haja Hamdaouia est une chanteuse marocaine qui a largement contribué au succès de la chanson populaire dans les années 50, du temps où le chant de la Aïta Marsawiya était un divertissement considéré immoral.

10 HAOUSSA Leftikhabat (jeu de mots entre «  élections » et l’action de rouler un joint)

Une chanson sur ce qui se fait en période d’élections au Maroc, les mascarades, les fausses promesses et la crédulité ambiante.

città • PLAYLIST


RABAT • DESIGN

LA TRADITION, AUTREMENT 40

Dans un Maroc où l’artisanat semble figé dans le temps, elle bouscule avec grâce et innove en beauté. Libre, lumineuse, et contemporaine jusqu’au bout des cheveux, Myriam Mourabit autant que ses créations fascinent et nous inspirent bien au-delà du design.

ce qui frappe tout de suite dans vos créations, c’est le raffinement du motif. ce sont ces reliefs qui ont fait votre « signature », je crois.

Oui, je suis devenue « la fille à la maroccan touch » ! C’est pendant mes études à Paris que j’ai commencé à travailler le motif arabe, sans trop me poser de questions. Au début, je dessinais des petites fleurs, c’était… « mignon ». (Rires) Petit à petit, mon travail s’est affiné. Maintenant, à l’atelier, on travaille les reliefs à la pipette ou à la seringue. J’aime la répétition, mais il faut que ce soit décalé. Je m’inspire de motifs celtes, amérindiens, berbères. J’aime que ce que je fais raconte quelque chose. J’aime aussi énormément le design, l’art contemporain. Je fais des objets à identité, mais je ne suis pas identitaire sur moi. Je n’aime pas quand la tradition est imposée. justement, le maroc est un pays hyper traditionaliste. est-ce que votre travail vient bousculer l’establishment ?

Au Maroc, si vous bousculez, vous dérangez ! Le Marocain a peur de perdre son patrimoine dans l’innovation, que le gouvernement accepte mal, d’ailleurs. On est très en arrière par rapport à d’autres pays, même maghrébins, comme l’Algérie et la Tunisie. Mais il faut le comprendre : on est un berceau culturel extrêmement riche, alors quand on change, il faut le faire en douceur. C’est surtout vrai dans la relation entre designer et artisan. c’est-à-dire ?

Le designer réinvente par définition, alors que l’artisan reproduit le geste appris par son maître depuis des siècles. Il y a ceux qui ont compris l’intérêt d’apporter des touches de modernité, mais ici, un artisan qui répond positivement à un changement, ça n’existe pas ! Les relations mettent des années à se bâtir. Moi, je suis quelqu’un de tenace. Quand je crée un objet, si je veux qu’il soit moulé d’une certaine façon, je vais tout faire pour l’obtenir. C’est extrêmement long, mais c’est plus gratifiant lorsque ça fonctionne. Et puis entre l’artisan et moi, c’est une vraie relation d’amour. Surtout parce que je suis une femme.

DESIGN • città


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J’aime la répétition, mais il faut que ce soit décalé.

TEXTE LÉA JEANMOUGIN PHOTOGRAPHIES ORIGINALES BAPTISTE DE VILLE D’AVRAY

città • DESIGN


les petites mains de votre atelier sont d’ailleurs toutes féminines. était-ce

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un choix de travailler uniquement avec des femmes ?

Peu d’hommes travaillent les choses délicates, à part les tailleurs de djellabas1. Sinon, tout ce qui est raffiné est plutôt réalisé par les femmes. J’ai commencé en embauchant une hannayat2 et je lui ai réappris à travailler à la seringue. Mon motif était tellement régulier, tellement géométrique, qu’elle a dû apprendre à retenir ses mains. Et, oui, c’était important que ce soit des femmes. Je mène une vie que j’ai choisie ; pour elles, je suis un exemple d’émancipation. Le code de la famille n’a changé que depuis 10 ans. Avant, elles n’avaient même pas le droit de voyager sans l’autorisation du mari ou du père. Grâce à ce travail, elles ont leur propre compte en banque, sans compter qu’au Maroc, on peu faire vivre 5-6 personnes avec un salaire. vous sentez-vous parfois différente ?

Oui, je suis atypique. Mon mode de pensée n’est pas commun. Rien que le fait que j’aie les cheveux courts, on trouve ça bizarre. J’ai dû apprendre à m’accepter ainsi. Je suis aussi quelqu’un de facilement émue. Alors qu’ici, la société fait appel à des émotions codifiées plutôt qu’à des émotions personnelles : on pleure dans ces cas-ci, on rit dans ces cas-là… mais vous aviez quand même voulu revenir au maroc après vos études.

Oui et non. Je suis surtout revenue parce que mon mari voulait y vivre. Et puis pour la richesse culturelle. C’est qu’il n’y a pas de mouvance design, ici. Les rares galeries sont destinées à une toute petite élite et ferment après un ou deux ans. Les designers qui ont tenu la route au Maroc, il y en a peu. Si je peux faire mon métier, c’est parce que j’ai une reconnaissance à l’étranger suffisante pour qu’on regarde mon travail. parlons justement de vos objets : vous utilisez beaucoup de couleurs, mais aussi du doré, de l’argenté. ça m’évoque des objets sacrés. on imagine bien un de vos vases figurer dans le salon d’un déesse ou d’un dieu, non ?

Ça, c’est un regard très occidental ! (Rires) Ici, rien ne doit être comparé à Dieu. Je ne suis pas pratiquante, mais cet aspect est quand même présent dans mon travail parce qu’il s’inspire de l’art ancien. Je l’ai d’ailleurs redécouvert cet été, lors d’un voyage à Alhambra3, en Espagne. Pour moi, ces lieux représentent l’apothéose de l’art arabe, le comble du raffinement. J’en ai eu des frissons, physiquement.

DESIGN • città


à quoi ressemble votre processus de création ?

43

J’ai beaucoup de flashs. Un mot ou une sensation réveille une idée que je consigne dans un carnet. Je dessine aussi toujours à la main : je scanne, je mets en couleur, puis je reviens à la main. Ensuite, je transmets le dessin au potier pour qu’il fabrique la pièce. Quand je la récupère, je dois me la réapproprier. Finalement le tracé est réalisé sur chaque objet. Le processus est donc très long, mais c’est fantastique de créer du beau. Je le sens dans le fond de mes tripes ; quand ils regardent mes objets, les gens ont les yeux qui brillent. Ça me nourrit beaucoup. vous semblez produire beaucoup, vous renouveler sans cesse. est-ce facile, pour vous, de créer ?

entrevue réalisée en juillet 2013.

Je lutte beaucoup mais je le cache bien ! Avant, je disais que la création faisait souffrir. Mon discours a changé. Je peux le comparer au yoga, que je pratique depuis un certain temps : quand on respire, la douleur change, se transforme. Ce qui reste douloureux, c’est l’auto critique, se rendre compte que c’est moche, que ça ne tient pas. Ce sont des émotions qu’il faut apprendre à accepter. Le yoga m’aide bien pour ça.

1 robe longue traditionnelle portée par les hommes

ou les femmes.

,

2 tatoueuses au henné dessinant des motifs sur les

mains et les pieds des femmes à l’occasion de cérémonies. le henné est une plante sacrée dont on dit qu’elle porte bonheur.

qu’est-ce que vous évoque montréal, côté design ?

Je vois Montréal comme une ville « cool », où il se passe plein de choses. Mais côté design, je ne sais pas. Aux salons de design internationaux que je visite, je vois beaucoup de Japonais, des Scandinaves, des Espagnols… mais pas de Québécois. Ils devraient y participer ! La demande est croissante, partout on a soif de jeunes créateurs.

3  alhambra

« la

rouge », aussi appelée grenade.

l’espagne conquise par les musulmans en

700

fût

une terre arabe jusqu’en 1492.

le mot de la fin ?

Je suis contente que vous fassiez un numéro sur le Maroc ! Il y a encore plein d’a priori, que le Printemps arabe et la guerre du Golfe n’ont pas aidés. Moi, je suis bien dans ma peau, mais je souffre du regard des gens. On parle tout de suite du voile ou de clichés comme la plage et les chameaux. Le Maroc est un pays moderne ! Il est simplement très fier de sa culture, et donc très protectionniste. Tout ce que je fais, je le fais aussi pour représenter une nouvelle génération de créateurs et pour sensibiliser à la fois les marocains et les étrangers. Il faut vraiment faire connaître le Maroc autrement. •

città • DESIGN


POUF POUF

Silvin Ross, concepteur de meubles 1675 rue amherst montréal 514 509-6536

città • SPONSOR

& cie


LIVRES  • MONDE Vous ne connaissez rien à la littérature marocaine. Ce n’est pas grave, voici quelques suggestions pour vous y lancer. PAR FÉLIX PHILANTROPE ILLUSTRATIONS ÉTIENNE L. CÔTÉ

Abdellah Taïa Tahar Ben Jelloun La relève Né en 1973, Abdellah Taïa fait partie de la génération montante des écrivains marocains. Il s’est fait connaître du grand public en remportant le Prix de Flore en 2010 pour son roman Le jour du roi. Il était cela dit déjà une figure marquante dans son pays, étant le premier auteur à affirmer publiquement son homosexualité.

Mathias Énard

L’étranger Il n’est pas du tout marocain, mais Mathias Énard mérite quand même une place à ce petit palmarès par l’intérêt qu’il porte dans son œuvre à ce qui touche de près ou de loin au Maghreb et au Moyen-Orient, tout particulièrement dans son dernier livre : Rue des voleurs. On y raconte les tribulations d’un jeune marocain, Lakhdar, entre Tanger et Barcelone. Un roman imprégné de l’air du temps, entre le Printemps arabe et les révoltes des indignés.

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L’incontournable Né à Tanger en 1944 et vivant en France depuis 1971, Tahar Ben Jelloun est non seulement un des auteurs marocains les plus connus, mais aussi un auteur de langue française de renom. Il a publié une quarantaine de titres depuis les années 70, dont plusieurs ont reçu un accueil chaleureux du public (en plus d’être traduits et lus au quatre coins du monde). Ben Jelloun a remporté le Prix Goncourt en 1986 avec La nuit sacrée, roman dans lequel il raconte le Maroc contemporain à travers les yeux d’une jeune femme, tout en reprenant la tradition des conteurs qui ont façonné la littérature maghrébine.

Driss Chraïbi

Le révolté On pourrait qualifier l’œuvre de Driss Chraïbi de politique. La vérité est qu’il a su rendre compte de son temps, que ce soit la décolonisation, l’islam, ou la condition de la femme. Une suggestion : La civilisation, ma Mère!... roman brossant le portraits de deux femmes marocaines, une dans les années 30, et l’autre dans les années 50, au moment ou le Maroc se sépare de la France et obtient son indépendance.

città • LIVRES


MONTRÉAL • CHRONIQUE D’UN VOYAGEUR SÉDENTAIRE

PAR CLAUDE LAVOIE

Je ne suis jamais allé au Maroc ; tout au plus m’en suis-je approché un peu. Pourtant, le Maroc est souvent venu à moi. D’abord par Rachid, un confrère de travail qui avait atterri par hasard et par erreur dans notre ville de province, au milieu des années 70. Affable et raffiné, il détonnait au milieu de nous, rustres oubliés de la civilisation à quelques arpents de neige du cercle polaire. Les filles de la boîte, du nord elles aussi, ne savaient comment se faire remarquer de lui. Elles le pourchassaient presque (on se serait parfois cru dans La Grande Meute de Paul Vialar), mais Rachid, bon joueur, feignait de ne rien voir. J’enviais sa popularité, mais que faire contre l’exotisme ? Il a finalement épousé l’une d’elles et ils eurent deux enfants. Je lui ai pardonné depuis.

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Ensuite, il y a une quinzaine d’années, par Marouane, un taciturne aux paupières à demi-closes par la méfiance ; nous habitions à Manosque un immeuble dont nous partagions la cuisine. Dès l’aube, il s’en allait cultiver des melons sur la route d’Aix ; il repassait en fin d’après-midi prendre sa canne et partait pêcher la truite. Il rentrait au crépuscule pour frire ses prises et échanger à l’occasion quelques grognements pendant le repas. Quand je lui demandais de m’amener avec lui, il me fixait d’un œil encore plus petit, puis refusait, prétextant que les attroupements apeurent le poisson. Il n’a jamais révélé où il allait, mais on a rapporté avoir aperçu sa Twingo déglinguée dans les fourrés qui bordent la Maire, du côté de Moustiers. Plus tard encore, par le doute, ne sachant s’il fallait croire le volubile jardinier de l’auberge, près de Fuengirola, lorsqu’il décrivait les nuages de sable saharien que le sirocco poussait parfois par-dessus le Rif et les Monts Atlas, jusqu’en Andalousie. Le soir, pendant que ma bien-aimée et moi étions assis sur la plage, le regard tourné vers le sud, se moquait-il avec ses amis de ces crédules touristes, avides de merveilleux, qui parcourent des milliers de kilomètres pour se laisser envoûter par d’extravagantes histoires de sable venu d’Afrique ? Et puis récemment, ici même à Montréal, par cette inconnue, marocaine, elle aussi à qui, après que notre agréable conversation ait dérivé sur la photographie, j’ai tendu ma carte de visite pour lui proposer de poser. En la quittant, j’eus la folle conviction que le cours de son long voyage la mènerait nécessairement devant mon objectif, où je pourrais sonder le mystère de ces gens dont le secret semblait toujours m’échapper. Hélas, il s’est dérobé encore : elle n’a jamais rappelé, et il ne me reste de cette rêverie romanesque qu’un arrière-goût aigre-doux. Je sais maintenant que ce n’est pas un hasard si les Marocains me fascinent : accueillants mais farouches, ouverts mais élusifs, leurs contrastes m’intriguent ; peut-être est-ce parce qu’ils me renvoient tel un miroir quelque chose qui m’appartient aussi. Je l’aurais compris bien avant si, adolescent, j’avais vraiment écouté mon père. Quand il passait devant la porte de ma chambre, un capharnaüm dans lequel il était téméraire de s’aventurer sans boussole, il secouait la tête et me disait, d’une voix impatiente et ironique : « Si elle est à l’image de ta chambre, ta vie sera un souk ! » Il avait déjà tout vu.

CHRONIQUE • città


daniel díaz

PROCHAIN ARRÊT

MEXICO


DANS CE N° in this issue

OCCUPY CASANEGRA! FASHION +  FAUX-SEMBLANTS BY ETIENNE SAINT-DENIS L’AVENIR DU DESIGN MAROCAIN EST UNE FEMME YOU’VE GOT MAIL — FROM LONDON! THE TRIPTYQUE AGENCY’S GOLDEN RULE OF 3 ÉCOUTE TON BLED SCHIZOPHRÈNE PETIT MAGHREB, DU SILENCE SUR POLAROÏD

Retrouvez à chaque n° de città un parallèle Montréal/une autre ville un portrait croisé spécialement commisionné Des talents locaux et internationaux des projets créatifs inédits et toujours un regard neuf sur cet ailleurs qui est en nous.

cittamagazine . ca


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