Histoire et histoire du communisme: analyse comparée du roman "La plaisanterie" et de son adaptation

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UNIVERSITE DE LYON UNIVERSITE LUMIERE LYON 2 INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON

Histoire et histoire du Communisme: Confrontation de points de vue dans le roman La Plaisanterie de Milan Kundera et son adaptation cinématographique par Jaromil Jires Van Tichelen Clémentine Mémoire de Séminaire Récits, fictions et médias

2011-2012 Sous la direction de : Jean-Michel Rampon Membres du jury: Jean-Michel Rampon Marie-Odile Thirouin

(Soutenu le : 6 septembre 2012 )


Histoire et histoire du Communisme: Confrontation de points de vue dans le roman La Plaisanterie de Milan Kundera et son adaptation cinĂŠmatographique par Jaromil Jires


Remerciements

A Jean-Michel Rampon et à Marie-Odile Thirouin, mes membres du jury. A Robin Drelangue pour sa patience et son dévouement pour la relecture de ce mémoire. A Vera Frajtova pour m’avoir fait découvrir la magnifique ville de Prague. A Tereza Brdcova, mon professeur d’Histoire du cinéma tchèque à l’université Charles de Prague qui m’a permis de m’intéresser à un univers qui m’était étranger.

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INTRODUCTION GENERALE

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I. LA PLAISANTERIE : CONTEXTES ET RECEPTIONS

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20 ANS DE BONHEUR COMMUNISTE ? TCHECOSLOVAQUIE 1948-­1968 A/ LE COMMUNISME APRES LA GUERRE, LA « VOIE TCHECOSLOVAQUE »(1945-­‐1948) B/ « REALISME SOCIALISTE » ET DESILLUSIONS (1948-­‐1963) C/ VERS UN « SOCIALISME A VISAGE HUMAIN ? » (1963-­‐1968) MILAN KUNDERA ET SON PREMIER ROMAN, L'ECRIT DE LA MATURITE ? A/ DES DEBUTS PROMETTEURS, MILAN LE POETE ET SON AMOUR DU REGIME B/ LA PLAISANTERIE ET LES POSSIBILITES DU ROMAN C/ SUCCES A L'INTERNATIONAL ET PARADOXES DU PERSONNAGE KUNDERA LE FILM DE JAROMIL JIRES ET LE SOUFFLE DU PRINTEMPS DE PRAGUE A/ NATIONALISATION DU CINEMA: CONTRAINTES ET OPPORTUNITES B/ LA « NOUVELLE VAGUE » TCHEQUE, LA RELEVE C/ LA PLAISANTERIE, CONSEQUENCE DE L'ABOLITION DE LA CENSURE

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II. LUDVIK, NARRATEUR UNIQUE, CONTRE LES 4 VOIX DU ROMAN POLYPHONIQUE

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LUDVIK ET SA « MAUVAISE PLAISANTERIE » A/ LUDVIK, TROTSKISTE MALGRE LUI B/ SA VIE « EN DEHORS DE L'HISTOIRE » C/ LE MYTHE DE LA VENGEANCE L'HOMME, UN ETRE SOCIAL ? A/ LE « BONHEUR COLLECTIF » SOUS LE COMMUNISME B/ « L'AGE LYRIQUE », AGE DES ILLUSIONS C/ L'HOMME, ETRE CONDAMNE ? 4 ETRES EN PERDITION, 4 VISIONS DU COMMUNISME A/ HELENA, ILLUSIONNEE PAR L'AMOUR B/ KOSTKA, FOI CHRETIENNE ET FOI COMMUNISTE C/ JAROSLAV, LE « REVEUR SOLITAIRE » ET SES PROMENADES DANS LE TEMPS

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CRITIQUE DE LA TENTATION TOTALITAIRE ET POIDS DE L'HISTOIRE

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L'ABSURDE DANS LES REGIMES TOTALITAIRES A/ LA SEULE LOI DES PROCES, L'IDEOLOGIE B/ KITSCH ET CULTURE, LE « REALISME SOCIALISTE » C/ LE COMMUNISME, PERE DE LA NATION KUNDERA, L'HISTOIRE ET L'HOMME A/ LA VOLONTE DE L'HOMME, « CONDUIRE LE VOLANT DE L'HISTOIRE » B/ L'APPROCHE PHENOMENOLOGIQUE DE L'HISTOIRE CHEZ KUNDERA C/ L'IRONIE DE L'HISTOIRE Y A-­T-­IL DES SOLUTIONS POUR NE PAS SUCCOMBER AU POIDS DE L'HISTOIRE ? A/ PASSE ET PRESENT, MEMOIRE ET OUBLI B/ LA MUSIQUE, SEUL LIEU « EN DEHORS DE L'HISTOIRE ? » C/ LE ROMAN COMME LIEU DE QUESTIONNEMENTS

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CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

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RESUME

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Introduction générale I/ Définition des termes du sujet « Pravda vítězí » (« La Vérité vaincra ») est la devise de l'actuelle République Tchèque. Elle aurait été prononcée par Jan Hus, théologien et réformateur religieux, lors de sa mort sur le bûcher en 1415 pour hérésie. Le peuple tchèque, qui a vécu sous le joug de l'empire Austro-hongrois pendant plus d'un siècle, du nazisme entre 1938 et 1945 puis du communisme de 1948 à 1992, a cherché tant bien que mal à assumer ses spécificités nationales et par là même sa « vérité ». Dans la littérature comme dans le domaine cinématographique, ces tentatives d'assumer les traditions nationales contre l'oppresseur ont été très présentes. Or le thème de ce séminaire « Récits, fictions et médias » nous invite à réfléchir sur les liens entre fiction et réalité donc entre fiction et vérité. Quelle(s) vérité(s) peut-on trouver dans la fiction ? Et comment rendre compte de celle-ci ? Ayant eu des cours portant sur le cinéma tchèque l'année dernière à l'université Charles de Prague, je me suis dit que c'était l'occasion rêvée d'approfondir ces thèmes. La fin du communisme étant encore récente, seulement vingt ans, souvenez vous de ce qu'il en a été pour traiter du régime du Maréchal Pétain dans les fictions et même les documentaires françaises, la vie durant le régime communiste est un thème récurrent, encore ces dernières années. Néanmoins, mon intérêt se porte plus vers le traitement de l'histoire et donc du communisme durant cette période. Quelle marge de manœuvre pouvaient avoir les artistes et autres intellectuels ? Quelle était leur perception du communisme à ce moment ?

J'avais donc de multiples possibilité qui s'ouvraient à moi mais je devais trouver un thème, un réalisateur ou une période donnée sur lequel me concentrer. 4


L'histoire du communisme en Tchécoslovaquie peut être divisée en trois parties. Tout d'abord la période allant de 1948 à 1960 pendant laquelle le régime a imposé l'idéal communiste par tous les moyens, même les plus absurdes. Puis les années 1960 avec l'émergence d'une certaine libéralisation dans la société, impulsée par la mort de Staline et par le procès du culte de la personnalité fait par Kroutchev en 1956. Cette volonté de réformisme trouvera sa forme la plus aboutie durant le printemps de Prague et la définition d'un « socialisme à visage humain » par Alexandre Dubček. Enfin une dernière période, plus douloureuse pour la liberté de pensée, qui commence par la répression soviétique d'août 1968 et qui s'achève à la chute du régime, en 1992. Durant celle-ci, les critiques de l’idéologie furent obligés de se taire car un engagement tacite avait été pris avec la population, s'il n'y avait pas de politique, le niveau de vie augmenterait. Logiquement, je me suis penchée sur les années 1960 qui permirent un renouveau culturel en Tchécoslovaquie. Le mouvement de la « nouvelle vague » avec ses réalisateurs sortis de la FAMU, l'école de cinéma de Prague, en 1963, fit son apparition avec des noms tels que Miloš Forman, Věra Chytilová ou Jaromil Jireš. Cette jeune génération de cinéastes ne se devait pas d'adopter un style défini mais de tout simplement traiter de la vie quotidienne des gens ordinaires. Dans le même temps, une conférence qui permet la redécouverte des œuvres de Franz Kafka est organisée par Eduard Goldstucker à Liblice. En 1966, la censure de la presse est assouplie. En juin 1967, lors du 4e congrès de l'union des écrivains tchécoslovaques, de nombreuses voix s'élèvent pour l'autonomie totale de la culture. Plus précisément, en faisant des recherches j'ai appris que l'adaptation cinématographique de l'un des premiers romans de Milan Kundera, Zert (« La plaisanterie »), avait été réalisé en 1968 par Jaromil Jireš. Or cet auteur est connu et reconnu en France car il y a émigré en 1975. J'avais donc la possibilité de faire des recherches approfondies, sachant que la barrière de la langue me fermait de nombreuses portes pour d’autres pistes. Je me suis donc penchée sur ces deux supports dont le thème correspondait tout à fait à ce que je cherchais. L'histoire est celle de Ludvik Jahn, un étudiant activiste et communiste un peu trop blagueur. Il se retrouve exclu du parti et de l'université pour avoir provoqué sa petite amie. Sur la carte postale qu'il lui avait envoyé, il avait inscrit cette phrase : « L’optimisme est l'opium du genre humain ! L'esprit saint pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Alors que cette lettre à son amie se voulait sur le ton de la plaisanterie, le 5


Parti la découvre et l’exclut. Suite à cela, il sera envoyé de force dans un camp de redressement pour les « noirs », c'est à dire les déviants et les ennemis du parti. Le roman se déroule lors de son retour dans sa ville natale. Il se passe sur une durée de trois jours pendant laquelle Ludvik revient sur les événements qui l'ont amené à sa chute et prépare sa vengeance. Néanmoins, la forme originale du roman laisse s'exprimer quatre personnages sur le destin du héros. Ludvik lui-même, Jaroslav, son ancien meilleur ami et musicien, attaché à la fois au communisme et aux traditions populaires de Moravie. Helena, la femme de Pavel, l'étudiant qui avait été à l'origine de son exclusion du parti, que Ludvik cherche à séduire à tout prix pour se venger. Ainsi que Kostka, également ancien ami de Ludvik, fervent protestant et communiste. Vingt ans de vie sous le régime communiste sont donc condensés par Milan Kundera. Ecrit en 1965, publié en 1967, le bureau de la censure laissera passer le manuscrit contre toute attente. 120 000 exemplaires seront vendus en Tchécoslovaquie. Le roman recevra le prix de l'Union des écrivains tchécoslovaques en 1968. Son adaptation au cinéma, sur un scénario du même Kundera, sera permise grâce à l'abolition totale de la censure le 26 juin 1968 à la suite du printemps de Prague. Jaromil Jireš et Milan Kundera s'étaient rencontrés à la FAMU, le deuxième donnant des cours de littérature au premier. Le point de vue du film n'est pas le même puisque Jireš a choisi de se concentrer sur le personnage de Ludvik Jahn tout en occultant une partie de son histoire, en particulier sa rencontre avec Lucie, une jeune ouvrière dont il s'éprend lors de son service dans le camp de redressement. Le film se déroule principalement en extérieur, l'occasion pour le réalisateur de montrer la grandeur et la beauté de la campagne Morave si bien décrite dans le roman. Celuici sera interdit de projection lors de la période de « normalisation » du régime qui commence en 1969. Jaromil Jireš sera même tenu de retirer La plaisanterie de sa filmographie officielle.

La base de mes recherches et de mes analyses portera donc sur le roman de Milan Kundera tandis que son adaptation cinématographique se révélera être un objet d'appui pour corroborer ou au contraire atténuer mes réflexions. Cette direction

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s'opère en toute logique quant à la taille des objets, 480 pages contre 85 minutes de film ainsi qu'aux ressources trouvées.

II/ Problématique choisie et hypothèses Dans son roman La plaisanterie, Milan Kundera se réfère clairement à la période communisme tchécoslovaque qui va de 1948 aux années 1960. C'est pourquoi, de nombreux critiques, surtout dans le monde Occidental, y ont vu une critique virulente du régime communiste de par son idéal irréalisable et ses méthodes adoptées. Néanmoins, l'écrivain a toujours été clair sur ce point. Il refusait une interprétation historico-sociale de ses romans. Selon lui, La plaisanterie est un « roman d'amour déterminé par des conditions historiques uniques ». D'un autre côté, après une première lecture, il n'y a pas de possibilité réelle de passer à côté de l'historicisation des péripéties de Ludvik. Milan Kundera en effet, après une seconde lecture, va plus loin. Le romancier inclut la vie du héros dans un contexte plus général, celui de l'Histoire de l'Homme. Il parle du rôle de l'Histoire et de ses conséquences qui peuvent parfois prendre une tournure absurde. Ce positionnement philosophique nous invite à réfléchir à la condition humaine et à son positionnement dans l'Histoire. Dans ces conditions, j'ai choisi de montrer comment la réalité de l'Histoire et celle de l'histoire du communisme sont traitées dans le roman de Milan Kundera et dans son adaptation cinématographique par Jaromil Jireš. Ainsi que l'influence de la technique sur ce but. Littérature et cinéma nous invitent à réfléchir différemment. Mon hypothèse est que le livre nous invite à réfléchir sur le sens de l'Histoire et son absurdité alors que le film traite en majeure partie de l'histoire de Ludvik sous fond de communisme. Ce dernier est une critique du tournant absurde que peut prendre un idéal totalitaire mais ne parvient pas à pousser la réflexion plus loin. Selon moi, le film et le livre ne délivrent pas le même message. Il faut alors revenir à une lecture du roman de Kundera pour comprendre sa position vis à vis de l'Histoire.

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III/ Méthodologie adoptée Pour l'étude comparée du livre de Milan Kundera et du film de Jaromil Jireš, je vais analyser différents thèmes et voir si le traitement par l'un est l'autre est différencié ou similaire. Les axes de ma recherche vont se concentrer sur : la dénonciation d'un monde sans esprit critique ; l'absurdité de la condition humaine ; l'Histoire en tant qu'objet d'étude dans la fiction. Néanmoins, pour cela il me faut établir une méthodologie pour comparer ces deux modes de narration. Je vais pour cela m'appuyer sur les différences qu'a notées Renaud Dumont dans son ouvrage de réflexions à propos d'adaptations littéraires au cinéma1 : 1. Le(s) point(s) de vue(s) de(s) narrateur(s) : la « focalisation » et « l'ocularisation » sont produits par des regards différents dans le roman et dans le film. Pourquoi avoir choisi Ludvik comme seul narrateur dans le film alors que Milan Kundera faisait parler quatre narrateurs simultanément ? Et justement, qu'est-ce qu'apporte la multiplicité des points de vue de l'histoire dans le roman ? ; 2. Le langage : les registres sont différents à l'écrit et à l'oral ; 3. L'énonciation : dans la littérature se fait par les pronoms qui peuvent se référer aux interlocuteurs, les modes et les temps verbaux, les indices d'opinion et les marques de subjectivité alors qu'au cinéma le réalisateur « montre » directement ; 4. Le cadre de l'action : c'est à dire comment sont effectués les changements de perspective ; 5. Les unités narratives : dans la littérature on ouvre un nouveau chapitre pour changer d'action tandis que dans le cinéma on change de décors pour ouvrir une nouvelle « séquence ». Il existe trois éléments dans le roman qui déterminent ces unités. Les descriptions qui sont statiques, l'intrigue qui est dynamique et enfin l'action ou l'opposition entre les personnages ; 6. La temporalité : il faut revenir sur l'ordre des événements, leur durée et leur fréquence. Les deux narrations se situent dans le présent mais n'hésitent pas à faire des allers et retours dans le passé de nos personnages. Cependant récit écrit et récit filmique utilisent des techniques spécifiques : la pause ou le flash-back par exemple. De plus pour un film, des choix peuvent être faits par le réalisateur lors du montage ;

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7. Les personnages : leurs sentiments, les relations qu'il entretiennent. Pour cette catégorie la seule différence d'analyse qui peut être faite est le jeu de l'acteur, celui peut en effet fausser l'interprétation préalable que s'était faite le lecteur à la fois par ses gestes et sa voix

De ces formes d'énonciation découlent des codes. Emmanuelle Meunier cite Francis Vanoye qui répertorie les codes non spécifiques au cinéma et les codes qui lui sont propres2. La musique, le texte écrit, la parole, les gestes des acteurs, les objets, les vêtements, les rôles des personnages et les bruits sont des règles que nous connaissons soit par le récit écrit soit par la vie quotidienne. Cependant, le mouvement de caméra, la variation des plans, l'utilisation du hors champ, la combinaison images-bruits-mots ou le montage sont des techniques peu connues du spectateur

mais

que

le

procédé

cinématographique

utilise.

Le

récit

cinématographique a donc plus tendance à s'abattre sur le spectateur qui n'a aucun recul dessus alors qu'avec le récit écrit le lecteur est plus libre. Techniquement, puisqu'il se repère plus facilement avec les codes littéraires qu'il apprend à déchiffrer tout au long de sa scolarité mais aussi temporellement puisqu'il peut décider de revenir sur un passage qu'il n'a pas compris ou se projeter dans le futur du récit en choisissant de ne pas lire une partie de celui-ci.

IV/ Bibliographie commentée J'ai choisi d'axer mes recherches sur des objets différents pour avoir une vision la plus globale possible du sujet.

La fiction et l'Histoire Avec cet axe de recherche, je cherche à montrer les relations entre la vérité de l'Histoire et la vérité de la fiction tout en sachant qu'il ne faut pas prendre la fiction pour vérité mais plutôt comme la perception de ce que la vie quotidienne était à l'époque. Il y a dans la fiction une nécessaire subjectivité qui parfois va au-delà de la mission que se donne l'historien. 1 De l'écrit à l'écran : réflexions sur l'adaptation cinématographique : recherches, applications et propositions, Renaud Dumont, L'Harmattan, 2007 2 Récit écrit, récit filmique, Francis Vanoye, cité dans De l'écrit à l'écran. Trois techniques du récit : dialogue, narration, description, Emmanuelle Meunier, L'Harmattan, Paris, 2004

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Milan Kundera En deux temps je m'intéresserai à Milan Kundera. Tout d'abord à sa personne. Sa biographie n'est pas à négliger quant à l'interprétation de son œuvre. Son positionnement en tant qu'artiste et la critique de la réception de ses œuvres non plus. Mon but est d'avoir une vision globale de l'écrivain. Ensuite, sur son premier roman, La plaisanterie, mon objet d'étude. Les critiques, les analyses, les commentaires qui ont été faits précédemment sur ce texte me seront utiles.

Le communisme et son histoire Mon troisième axe de recherche cherche à comprendre les liens entre le communisme et l'Histoire. L'histoire du communisme en Tchécoslovaquie, et plus précisément celle qui va de l'année 1948 à l'année 1968, me permettra de situer le roman dans un contexte national mais aussi d'analyser les récits fictionnels de Milan Kundera et de Jaromil Jires. Des témoignages et analyses de la vie quotidienne durant la période communiste m'aideront à mettre en lumière l'engagement politique au nom d'un idéal, le culte de la personnalité, la pression du groupe et la répression commise durant la période que j'ai précédemment indiquée.

Le cinéma tchécoslovaque Cet axe de recherche s'intéresse aux conditions de réalisation des films durant les années 1960, à Jaromil Jireš et au film La plaisanterie. Sous le communisme, l'industrie cinématographique a été nationalisée. Qu'est-ce que cela a permis et a empêché pour un pays aussi petit que la Tchécoslovaquie ? Comment le mouvement de la « nouvelle vague », jeune et revendiquant une certaine liberté, a-t-il pu se développer sous un régime perçu comme répressif ? Pourquoi le film La plaisanterie est-il sorti en salles alors que le régime avait largement condamné le roman de Milan Kundera sorti quelques années auparavant ? Pourquoi Jaromil Jires, cinéaste de films plus lyriques et poétiques a-t-il décidé de tourner cette adaptation dans un registre très réaliste ?

L'adaptation littéraire au cinéma Enfin, tout au long de mon travail, je m'aiderais de manuels méthodologiques pour comparer les deux traitements de l'objet culturel.

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V/ Choix adoptés pour le développement du travail de recherche J'ai choisi de réaliser mon travail en trois parties. Une première qui revient sur les enjeux et les contextes de la sortie de mes objets d'étude. Bien que Milan Kundera refusait de prêter une quelconque vérité à ses romans, il me semblait indispensable d’inscrire son œuvre dans un contexte. D'une part parce que ses romans même s'ils sont fictionnels se déroulent toujours dans un espace et une temporalité existants. D'autre part parce que la Tchécoslovaquie et son histoire restent peu connues en France. Cela impliquait donc de connaître des situations historiques pour comprendre le contexte dans lequel se déroulait le récit mais aussi ceux dans lesquels le roman de Milan Kundera avait été écrit et le film de Jaromil Jires filmé. Il me fallait donc revenir sur l'histoire de la Tchécoslovaquie de l'année 1948 à l'année 1968, sur Milan Kundera l'écrivain et sur les conditions d'écriture de sa première fiction ainsi que sur le mouvement de la nouvelle vague et l'implication de Jaromil Jires. Dans ma deuxième partie j'ai choisi d'analyser les récits des narrateurs. La première différence qui existe entre le livre et son adaptation c'est bien la présence d'un narrateur unique, Ludvik, à l'écran, contre la présence de quatre narrateurs dans le roman de Milan Kundera. Tous écrivent une partie de la vie de Ludvik, dévasté par la solitude qui s'abat autour de lui après que sa plaisanterie soit devenue publique. Les narrateurs entrecroisent leurs récits de vie et leurs engagements politiques. Car c'est cela aussi la force de ce roman, celle de permettre à quatre points de vue sur le communisme de s'affronter. La condition humaine vue par Milan Kundera et par Jaromil Jires est très pessimiste. Leurs personnages vivent dans leurs mondes peuplés d'illusions et ils ne découvrent ce voile qu'après avoir été humiliés par leurs semblables. Enfin dans une troisième et dernière partie, je mets en perspective l'histoire du communisme et la vision de l'Histoire proposée par Milan Kundera. Les totalitarismes sont décrits dans le roman ainsi que dans le film comme des situations absurdes où l'Homme n'a plus d'emprise sur sa propre vie. Son existence est déterminée par des conditions qui lui sont extérieures et qu'il ne peut modifier. 11


L'idéologie devient culture et vice versa. L'engagement politique se rapproche de l'engagement religieux par le fait que l'individu ne se comporte qu'en suivant une doctrine morale. Cependant, là où le romancier va plus loin, c'est sur l'explication de ce qu'est l'Histoire. Dans le roman, l'histoire du communisme n'est qu'une toile de fond pour permette à Milan Kundera de proposer sa façon d'appréhender l'existence humaine dans l'Histoire. Celle-ci se montre cruelle et ironique avec le narrateur principal, Ludvik.

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I. La plaisanterie : contextes et réceptions Dans un premier temps, il m'a semblé nécessaire de contextualiser les œuvres que j'allais étudier. Cette nécessité est corroborée par la réflexion de Renaud Dumont. Pour lui tous les textes de littérature sont « trans-individuels »3. C'est à dire qu'ils découlent à la fois de la personnalité de l'auteur et du contexte socio-historique dans lequel il a été écrit. Dans les textes de fiction il existe donc des mouvements de va et vient entre la réalité et l'imaginaire. La fiction n'est créée que parce que l'auteur a pu réfléchir à sa condition et à celle de ses semblables. Renaud Dumont ajoute d'ailleurs que le texte « ne produit du sens qu'à un moment donné dans un lieu donné, au sein d'une société particulière, dont il est le produit »4. Comprendre La plaisanterie de Milan Kundera comme comprendre celle de Jaromil Jires c'est comprendre une réalité de la Tchécoslovaquie, celle vécue par ces auteurs. Plus loin dans le même ouvrage Renaud Dumont cite Emile Benveniste qui dit que l'individu est en réalité le produit de son appartenance au groupe qu'il représente à travers son discours5. Ces auteurs, ces individus, sont un lien avec le collectif, avec leur société. Leurs réflexions ne sont valables qu'en partant de la réalité existante, celle qu'ils ont vécu sous le communisme.

3 De l'écrit à l'écran : réflexions sur l'adaptation cinématographique : recherches, applications et propositions, Renaud Dumont, L'Harmattan, 2007 4 Ibid 5 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, cité dans Ibid

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20 ans de bonheur communiste ? Tchécoslovaquie 1948-1968 Pays créé de toutes pièces, la Tchécoslovaquie est un territoire qui regroupe la Bohême, la Moravie et la Silésie. La première union entre ces régions date de la sortie de la première guerre mondiale, en 1918. Auparavant, Tchéquie et Slovaquie appartenaient au grand Empire austro-hongrois. A peine sorties du second conflit mondial, ces deux pays vont devoir faire face à un nouvel oppresseur, l'Union des Républiques Socialistes et Soviétiques. Au Centre de l'Europe, rien ne prédestinait la Tchécoslovaquie à se positionner à l'Est ou à l'Ouest. Malgré un parti communiste fort et soutenu par la majeure partie de la population, elle se voulait au-dessus de la mêlée. Après la guerre, le pays devenu communiste veut suivre sa propre « voie ». Il désire une économie semi-nationalisée pour ne pas perdre ses parts de marché avec l'Occident. Il veut également conserver le pluralisme politique avec la mise en place d'une union nationale des partis de gauche. Le tournant historique en décidera autrement. Appuyé par Joseph Staline et Moscou, Klement Gottwald va joliment orchestrer le « coup de Prague » en 1948, en excluant les partis non communistes de son gouvernement. Les liens entre l'URSS et la Tchécoslovaquie vont se resserrer. Cette dernière va peu à peu se plier aux exigences faites pour les démocraties populaires. Culte de la personnalité et purges seront le maître mot des années 1950. Le « réalisme socialiste » va atteindre tous les pans de la culture. Littérature, cinéma, théâtre, musique, sont désormais à la gloire du « nouvel homme socialiste » et de l'idéologie. La mort de Staline puis celle de Gottwald en 1953 semblent changer la donne dans d'autres pays satellites mais le gouvernement tchécoslovaque peinera à faire son auto-critique. Il y aura peu de réactions dans le PCT aux déclarations de Nikita Kroutchev en 1956 au Xxe congrès du parti. Il faudra attendre 1963 pour que la Tchécoslovaquie se réveille. Réhabilitation de Franz Kafka, début du mouvement de « la nouvelle vague » dans le cinéma, déclarations sur les victimes du Stalinisme par Antonin Novotny, chef du parti, l'année fut faste pour l'avancement de la liberté. Les intellectuels sont les chefs de file du mouvement réformateur, Ota Sik pour l'économie, les membres de l'union des écrivains tchécoslovaques pour la culture. C'est le point de départ de l'expérience du « socialisme à visage humain ». L'élection d'Alexandre Dubcek à la tête du parti en 1968 accélère le mouvement puisqu'il ira 14


jusqu'à abolir totalement la censure. C'était sans compter sur l'intervention soviétique d'août 1968 et du processus de « normalisation » qui s'en suivra.

A/ Le communisme après la guerre, la « voie tchécoslovaque »6(1945-1948) Libérée par l'armée rouge entre le 6 octobre 1944 et le 1er mai 1945, la Tchécoslovaquie a tenté tant bien que mal les premières années après la guerre d'être un « relais entre l'est et l'ouest »7. Les négociations pour le futur du pays avaient lieu simultanément à Londres, avec le gouvernement en exil d'Edvard Benes, et à Moscou, avec les dirigeants du parti communiste tchécoslovaque. L'URSS a néanmoins tout de suite pris ses dispositions pour être présente sur le territoire. Elle gérait l'aide pour la reconstruction du pays à travers l'UNRRA, bien que ce programme des nations unies était financé à 70% par les américains8. Un nouveau gouvernement est formé le 3 avril 1945, dirigé par Zdenek Fierlinger, ancien ambassadeur en URSS. Le président d'avant-guerre, Edvard Benes, reprendra ses fonctions. Ce gouvernement s'appuie sur l'idée d'un « Front national des tchèques et des slovaques », où tous les partis de gauche sont représentés. Ce Front regroupe le parti social-démocrate, le parti social-national, le parti populaire, le parti démocrate slovaque et les partis communistes slovaque et tchèque. Trois ministres par parti sont nommés au gouvernement, ce qui avantage les communistes. Ils dirigent alors les postes clés comme la vice-présidence, l'intérieur, l'information, le travail et les affaires sociales. Dès le 24 avril 1945, par décret, des mesures économiques sont prises. On nationalise les mines, l'industrie lourde, l'agro-alimentaire, les banques et les assurances. La Tchécoslovaquie, pays à l'économie développée, souffrira de ces réformes, basées sur le modèle communiste. Par décret également, en juin et en octobre 1945, les criminels nazis, réels ou supposés, seront arrêtés et condamnés. Cette mesure cristallisera le « traumatisme de la seconde guerre mondiale »9. Le travail de mémoire sera rendu d'autant plus difficile en vue des arrestations massives 6 7

Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 8 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995

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qui seront perpétrées dans ce cadre par le gouvernement. Le sentiment national est exhibé à l'extrême dans un pays qui est tout juste libéré de l'oppresseur allemand. Klement Gottwald fait par exemple un discours « de revanche patriotique »10. Ce sont ces débordements qui ont amené les tchèques à se débarrasser des minorités non appréciées. Dans des régions comme à l'Est de la Bohême où l'on comptait 80% d'allemands, la chasse à l'homme est ouverte. Les minorités magyars également ne seront pas en reste. Les élections de 1946 élisent 40% de communistes en République Tchèque et 30% en Slovaquie, où le parti démocratique représente 62%11. Suite à cela, un nouveau gouvernement dirigé par Klement Gottwald est formé le 2 juillet 1946. Les dissensions entre le parti communiste et les autres partis se font de plus en plus sentir, notamment à propos de l'économie, de l'agriculture et de l'information. De nombreux dirigeants sociaux-démocrates s'insurgent contre les nationalisations qui ralentissent l'économie et contre le contrôle de la presse et des actualités cinématographiques par le ministère de l'information.

Malgré cela jusqu'en 1947 80% des échanges commerciaux de la Tchécoslovaquie continuaient d'être faits avec des pays d'Europe occidentale12. Et quand le plan Marshall est lancé en juin 1947, la Tchécoslovaquie désire participer aux réunions, ce qui serait tout à son avantage. L'URSS va cependant refuser. C'est la période où les doctrines Truman et Jdanov se définissent l'une par rapport à l'autre, où le « rideau de fer » s'abat sur l'Europe. Les pays doivent choisir leur camp. Entre l'Est et l'Ouest, entre le communisme et le capitalisme, la Tchécoslovaquie ne pourra pas connaître sa propre voie. Dans cette même période, les comités nationaux sont présidés à 55% par les communistes13, ce qui laisse peu de moyens d'action aux autres partis du Front national. C'est ce qui décide les douze ministres non communistes à présenter leur démission au président Edvard Benes. Ceux ci n'estiment plus avoir de marge de manœuvre ni pour leurs idées ni pour quelconque action, ils veulent donc convoquer de nouvelles élections. Le chef du gouvernement, Klement Gottwald, fait à Benes une autre proposition, celle de remplacer les 9

Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 10 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995, p.316 11 Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 12 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 13 Ibid

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ministres non communistes par des ministres communistes. Selon lui, c'est la volonté du peuple, qui a élu un gouvernement à majorité communiste. Le président Edvard Benes décide finalement de démissionner le 20 février 1948, suite à la non résolution de ce conflit. C'est la fin de la « voie tchécoslovaque », Klement Gottwald a le champ libre. Un mois plus tard, le suicide de Jan Masaryk, petit-fils du premier président tchèque Tomas Masaryk et ministre des affaires étrangères de 1945 à 1948, est le marqueur de la fin d'une époque. La fin de la démocratie pour certains14.

B/ « Réalisme socialiste » et désillusions (1948-1963) De nouvelles élections législatives sont prévues le 30 mai 1948 avec une seule liste commune au Front national. Aucun autre parti n'est autorisé à se présenter. En réalité, les communistes ont verrouillé les élections. Ceux ci obtiennent 89,2% voix15. Klement Gottwald est élu président le 7 juin 1948, Antonin Zapotocky est nommé chef du gouvernement. L'élection de Gottwald en tant que président va permettre à la Tchécoslovaquie de resserrer ses liens avec l'URSS. Le parti socialdémocrate est incorporé dans le parti communiste en juin 1948, puis peu à peu les autres partis vont être interdits, et cela sans grand bruit. C'est ce que remarque Antonin Liehm qui nous dit que la Tchécoslovaquie a opéré une « faible résistance à l'instauration du monopole du parti communiste en février 1948 »16. Il explique cela par le fait qu'à l'époque, ce parti n'était pas plus dangereux que d'autres aux yeux de la population. Il a accédé au pouvoir légalement les premières années. Son ascension n'a donc été que peu contestée. Une des premières mesures du nouveau gouvernement a été de chercher à atomiser les élites intellectuelles. Celles ci avaient un pouvoir trop important. Dès le printemps 1948 des purges violentes ont eu lieu en Tchécoslovaquie. Cela a commencé avec les procès politiques qui ont visé les dirigeants des autres partis comme Milada Horakova. Puis en septembre 1949 Moscou décide d'envoyer des conseilleurs soviétiques pour chercher « l'ennemi » à l'intérieur du parti. Les « traîtres » visés sont les communistes ayant fait la guerre d'Espagne, les communistes proches du gouvernement yougoslave, et les communistes juifs. Staline n'a pas accepté de se faire doubler par Tito en 14 Ibid

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Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 16 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.17

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Yougoslavie. Ce n'est pas tout puisque des procès sont également intentés aux dirigeants catholiques. Fin 1949 le parti dénonce les liens entre l'Eglise et les « impérialistes », les curés et les prêtres sont jugés. Les croyants quant à eux sont acceptés, les communistes voulant « aider leurs camarades à se libérer de leurs préjugés religieux »17. Enfin, des ministres et vices ministres communistes importants sont arrêtés, comme Rudolf Slansky, ancien secrétaire général du parti communiste tchécoslovaque, en novembre 1951. Il est accusé de haute trahison, c'est-à-dire d'être un espion impérialiste. Il avouera tout. Bien sûr la plupart de ces procès étaient montés de toute pièce et ne servaient qu'à montrer l'exemple et à se débarrasser des potentiels concurrents. Toutefois pas moins de 230 000 citoyens tchécoslovaques en furent victime18. Un slogan des années 1950 résume bien l'esprit du parti à cette époque : « Qui ne marche pas avec nous, marche contre nous »19. Au final, il y a eu peu de résistance individuelle au régime communiste à cette époque20. Au niveau économique, une nouvelle vague de nationalisations massives est mise en place à partir d'avril 1948. L'économie tchécoslovaque est réorganisée selon le modèle soviétique. Un bureau d'Etat du Plan gère les orientations à donner. La priorité est faire à l'industrie lourde alors que l'économie tchèque se basait sur la fabrication de biens manufacturés. A la fin de 1948, 95% des employés du pays le sont par l'Etat21. Fin 1948 marque aussi le début de la pénurie des biens essentiels. En 1949 on collectivise les terres agricoles jusqu'à 38%22. Au niveau culturel et scientifique, toutes les institutions sont centralisées. On crée par exemple l'Union des écrivains tchécoslovaques en 1949. L'adhésion est obligatoire pour pouvoir exercer sa profession. C'est dans ce contexte qu'est définit le « nouvel homme socialiste ». Il est fier, patriote, c'est bon chef de famille né dans le mouvement des travailleurs23. Staline meurt le 5 mars 1953, suivi par Klement Gottwald le 14 mars. Antonin Zapotocky devient président et Viliam Siroky président du conseil. Néanmoins peu de remous suivirent en Tchécoslovaquie puisque c'est à Prague en 1955 qui fut érigée la plus grande statue de Staline, comme s'il était toujours le chef 17 18

Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 19 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 20 Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 21 Ibid 22 Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005

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de file des communistes. Antonin Liehm voit dans cela ce que Tomas Masaryk appelle le « conformisme social » de la société tchèque24. Ceux-ci ne se plaignent que lorsque leur confort social et économique est menacé. Or Moscou a laissé à la Tchécoslovaquie une certaine marge de manœuvre en matière géopolitique et économique, le plan de 1954-1955 autorisant à nouveau la commercialisation de biens manufacturés. Malgré quelques révoltes comme celle des ouvriers de Plzen en juin 1953 à cause des nationalisations et des planifications25, le rejet de la période stalinienne ne sera pas aussi fort que par exemple en Hongrie ou en Pologne, et se fera plus tardivement. Ceci est notamment dû à l'amélioration du niveau de vie. A partir de la fin de 1953, la consommation par habitant augmente, les services de santé qui sont les mêmes pour tous sont corrects, les salaires sont nivelés et la production de biens de consommation répandue. De plus, le régime organisait régulièrement des festivités pour divertir le peuple. Certaines étaient très célèbres, comme le défilé du 1er mai, à la gloire des héros soviétiques libérateurs, ou des fêtes plus folkloriques, célèbres en Moravie et reprises par le parti communiste. Ensuite, l'événement c'est février 1956, à Moscou, lors du Xxe congrès du parti, Nikita Khroutchev, alors dirigeant de l'URSS, va révéler publiquement et devant tous les partis communistes internationaux les exactions faites sous Staline. Il va critiquer le culte de la personnalité et révéler l'existence des goulags. C'est la période qui a en quelque sorte sonné le glas de l'Etat totalitaire, celle du « dégel » représentée à son maximum en 1956 en Hongrie et en Pologne. Grâce à cet épisode, selon Antonin Liehm : « La société avait eu le temps de découvrir que le modèle totalitaire, à l'apparence d'un grand bloc de fromage bien compact, ressemblait plutôt à un bloc de gruyère, et elle se mit à pénétrer ses trous »26. Avec ses premières failles révélées au grand public, effectivement, le modèle socialiste-soviétique s'est dilué. Il ne pouvait plus prétendre à tout diriger et tout contrôler sans que certains ne se posent des questions. Les « trous », ce sont les intellectuels qui vont les pénétrer les premiers. Bien que pour la plupart favorables au régime communiste, ils vont remettre en cause une partie des agissements de celui-ci. Les créateurs de cette période pourtant « n'étaient pas des révolutionnaires », plutôt 23 24

Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 25 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 26 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.12

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des révisionnistes, qui voyaient dans le changement une manière de pallier les déficiences des gouvernements précédents27. Leur volonté était simple, elle était de réformer la société afin de la faire évoluer positivement. Avec l'arrivée de Antonin Novotny au pouvoir en 1957, le rêve ne fut que de courte durée. Le 11 juillet 1960 la République Socialiste Tchécoslovaque est créée, avec moins d'autonomie pour la Slovaquie. C'est une nouvelle période de crise de production, de crise de la morale et de crise des valeurs qui s'annonce28. Au début des années 1960, la population choisit d'effectuer une fuite en avant dans les affaires privées et de se réfugier dans des domaines où le parti n'a pas la mainmise comme les loisirs, les voyages et la culture29.

C/ Vers un « socialisme à visage humain ? » (1963-1968) L'année 1963 marque un tournant dans l'histoire tchécoslovaque. C’est en avril 1963 qu'un rapport « sur les violations des principes du parti et de la légalité socialiste à l'ère du culte de la personnalité » est présenté par Novotny lui-même30. C'est en avril 1963 également, que l'écrivain Franz Kafka est réhabilité lors d'une conférence de l'union des écrivains à Liblice. Ecrivain tchèque de langue allemande, ses œuvres majeures comme Le procès ou Le château symbolisent l'homme des temps modernes, en prise avec la bureaucratie et la société de plus en plus impersonnelle. Dans le champ culturel, l'année 1963 est aussi celle de la sortie de la FAMU, l'école de cinéma de Prague, d'une nouvelle génération de réalisateurs qui comprend des grands noms tels que Milos Forman, Vera Chytilova, Ivan Passer et Jaromil Jires. Ce « miracle tchécoslovaque »31 porte un nouveau regard sur la société. Plus jeunes, plus libres, ils filment le quotidien tels qu'ils le voient, absurde et vivifiant à la fois. Ce phénomène n'est pas sans lien avec la « tendance à l'individualisme » de la jeunesse décrit par Albert Knobler dans son documentaire Le bonheur dans 20 ans32. Cette jeunesse admire le mode de vie occidental, et essaie de s'en rapprocher en écoutant du rock et en prenant soin de soi. D'un autre côté de 27 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.13 28 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 29 Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 30 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 31 Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 32 Op cit

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nombreux problèmes de société remontent à la surface, c'est ce que le mouvement des économistes réformateurs dirigé par Ota Sik essaie de démontrer. Ces problèmes sont liés à l'agriculture collectivisée, à la faible productivité de la main d’œuvre et au manque de débouchés utiles dans l'industrie. D'autre part des voix s'élèvent pour une plus grande autonomie de la Slovaquie, soumise au régime centralisé à Prague depuis 1960 et la création de la République socialiste Tchécoslovaque. Au Ive congrès de l'union des écrivains tchécoslovaques de juin 1967, des personnalités importantes comme Ludvik Vaculik, Milan Kundera ou Ivan Klima, demandent purement et simplement l'autonomie de la culture33. C'est le début de la dimension humaine et humaniste de l'expérience socialiste, le « socialisme à visage humain »34. Le 5 janvier 1968 le slovaque Alexandre Dubcek est nommé à la tête du Parti, et Ludvik Svoboda est élu président. Promoteur du « socialisme à visage humain », le nouveau dirigeant tchécoslovaque ne veut plus de divergences entre « la parole et les actes »35. Il demande la transparence du Parti, le droit à la vie privée, et l'abolition de la censure. Fin mai une économie de marché se met en place pas à pas. La censure diminue, des articles de presse paraissent sur les crimes commis durant la période du stalinisme. Les citoyens sont enthousiastes, ils peuvent enfin avoir des activités collectives librement. On crée par exemple de nouvelles organisations hors du parti, et le « club des sans partis engagés » a même le droit de se réunir. En juin 1968 une loi réhabilite les victimes des procès de masse des années 1950. La liberté d'expression est désormais totale puisque l'on abolit la censure. Le 27 juin paraît le « manifeste des 2 000 mots » rédigé par Ludvik Vaculik qui demande une séparation des pouvoirs politiques et le retour au pluralisme36. La décision d'intervention par le parti communiste soviétique est assez tardive, même si ce processus provoquait de virulentes critiques en URSS, en Allemagne de l'Est et en Bulgarie. En juillet les dirigeants de Moscou rencontrent ceux de Prague sans aucun signe d'animosité. Néanmoins les intérêts sont trop importants pour laisser carte blanche à la Tchécoslovaquie. La défense du socialisme doit se faire à l'international coûte que coûte, c'est la doctrine mise en place par Leonid Brejnev. Les hauts dignitaires soviétiques craignent la propagation de ces idées en Pologne et en Allemagne, ils veulent réaffirmer leur domination sur les pays satellites du bloc de l'Est. C'est ainsi 33

Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 34 Ibid 35 Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 36 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995

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que le 21 août 1968 les troupes de Varsovie arrivent sur le territoire tchécoslovaque. La délégation de Ludvik Svoboda à Moscou va être obligée de se plier à la doctrine Brejnev le 23 août. Elle va accepter la présence soviétique sur ses terres, même si la résistance spontanée ne cesse pas. Du 27 août à fin novembre la Tchécoslovaquie n'est ni un Etat de droit ni un Etat souverain37. Le commandement est militaire dans les villes de garnison. Des campagnes de désinformation sont menées contre la politique réformiste par des contrôleurs membres du Politburo soviétique et non proches des Tchécoslovaques. Le changement d'attitude de l'opinion publique a un lien avec la violence soviétique et la crainte d'une guerre de longue durée. Finalement, les tchèques ont préféré le retour à la réalité plutôt que de leur livrer une guerre sans merci. Les rencontres de Kiev entre les partis tchécoslovaque et soviétique ont lieu en décembre 1968. Leonid Brejnev demande une purge dans le PCT. Spontanément, alors qu'elle n'existait pas auparavant, une fraction brejnévienne va se constituer pour une « purification de la société » tchécoslovaque38. Malgré des divisions importantes au sein du parti, la « tactique du salami » va viser à éliminer peu à peu les partisans du printemps de Prague et du réformisme. Par exemple, la réunion du XIVe congrès extraordinaire du parti sera empêchée. Les purges dureront un an. Suite à cela, un contrat tacite sera établi avec la population, « si vous ne parlez pas de politique, nous augmenteront votre niveau de vie »39. 172 000 citoyens tchécoslovaques émigreront entre 1968 et 1971.

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Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 38 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 39 Ibid

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Milan Kundera et son premier roman, l'écrit de la maturité ? Le travail de Milan Kundera méritait d'être replacé dans son contexte historique, car bien que l’auteur pense que le romancier est autonome par rapport à l'Histoire, sa vie a été déterminée par les aléas du régime communiste. Le jeune Kundera, militant de la première heure, s'est malheureusement fait exclure du Parti après le « coup de Prague ». Professeur de littérature à la FAMU, il décide de se consacrer à l'écriture autorisée. Critique littéraire, traducteur, il devient par la suite le poète révolutionnaire idéal des années 1950. Au sommet de sa gloire, il écrira une ode au héros national tchèque Julius Fucik, résistant à l'oppresseur allemand. Ce même héros, il le réfutera par la suite dans son roman La plaisanterie. Empreint de « réalisme socialiste » le jeune Kundera continue sur sa lancée, entre lyrisme et dramaturgie. Ce n'est qu'au milieu des années 1960 que l'auteur tchèque va commencer à se remettre en question. Il va s'engager avec le mouvement des intellectuels révisionnistes pour un communisme meilleur, qui prend en compte ses erreurs, et laisse à la culture la place qu'elle mérite, celle de la culture non politisée, de l'art pour l'art. C'est dans ce contexte nouveau pour Milan Kundera qu'est né La plaisanterie. Désir de tirer un trait sur les erreurs de jeunesse, désir de trouver un mode d'expression plus libre pour enfin se trouver régissent sa première fiction. L'écrivain choisit le roman pour questionner les possibilités humaines et pour explorer ses propres réflexions sur l'existence. Le livre, achevé en 1965, ne sera publié que deux ans plus tard, lorsque la censure se fera moins vigilante. Le récit de Ludvik n'est pas sans rappeler les débuts tourmentés d'un jeune Kundera en manque de repères. Mais la ressemblance s'arrête là. Pour Ludvik Jahn, l'auteur imagine un destin plus funeste, entre désir de vengeance et nostalgie. La réception du roman sera différenciée en Tchécoslovaquie et à l'étranger, à commencer par la France qui fut la première à accueillir une traduction. Publié deux mois après l'arrivée des chars soviétiques à Prague, La plaisanterie ne tarde pas à devenir le pamphlet anticommuniste par excellence. Il faudra ensuite quelques années pour que la critique s'oriente vers des questions plus générales et parvienne à définir des thèmes chez l'auteur comme l'ironie de l'Histoire, l'absurdité de l'existence humaine ou le passage de « l'âge lyrique » à l'âge adulte. Par « âge lyrique » l'auteur entend le moment où, pas assez matures, nous vivons dans un monde idéal, bercés par nos illusions. 23


Néanmoins pour Milan Kundera l'interprétation trop socio-historique de ses romans ne devrait pas exister. C'est pourquoi il va décider par la suite d'influencer les critiques en leur donnant sa propre vision des choses, sa propre vision du roman. Il va par exemple réécrire la traduction de La plaisanterie deux fois, en 1981 et en 1985. Il va également chercher à cacher son passé de jeune communiste rétrogradé et de jeune poète. Milan Kundera, écrivain français, se veut un intellectuel tout sauf engagé.

A/ Des débuts prometteurs, Milan le poète et son amour du régime Milan Kundera est né en 1929 à Brno. Son père Ludvik Kundera, était un important musicologue et pianiste à l'académie de musique Janacek de la ville. Milan lui-même a vite pris goût à la musique. Il suivait des cours de piano, de musicologie et de composition. Durant son adolescence, il était très proche de son cousin, également appelé Ludvik, écrivain et traducteur. Il sera à ses débuts beaucoup influencé par lui. Milan Kundera a fait des études de littérature et de cinéma. Il a suivi pendant un an à la faculté des arts de Prague des cours de littérature et d'esthétique. Il a ensuite décidé de se consacrer au cinéma en intégrant la FAMU, dans les sections réalisation et scénario. L'écrivain dira plus tard qu'il « a été à la fac de cinéma par défaut » car il « aimait trop la musique et la poésie »40. Engagé très jeune dans le parti communiste tchécoslovaque, Milan Kundera en sera pourtant exclu au lendemain du « coup de Prague » pour une simple histoire de « plaisanterie ». Son ami Jan Trefulka le sera également. Après avoir fini ses études il est finalement nommé professeur de littérature à la FAMU en 1952. Il est réintégré au parti en 1953. On le sait peu mais les premières publications de Milan Kundera ont été des traductions. Il a été le premier à traduire en tchèque les recueils Alcools et Calligrammes de Guillaume Apollinaire en 1946 et 194841. Il a été également critique littéraire. Son premier recueil de poèmes L'Homme, ce vaste jardin est publié 40 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970 41 Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001

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en 1953, le deuxième, Monologues, suivra en 1957. Il est vrai que les communistes encourageaient les jeunes auteurs, même peu matures, à publier directement leurs écrits s'ils étaient à la gloire de l'idéologie. La propagande servait le régime et le régime servait la propagande. Ces auteurs avaient un succès assuré. C'est ce que Jan Culik explique quand il cite Milan Jungmann42 : « A la fin des années 1950, le nom de Kundera était devenu très connu et éclipsait même de nombreux auteurs plus âgés et plus importants ». Les influences de Milan Kundera, à cette époque, provenaient directement du « réalisme socialisme ». Jan Culik toujours nous dit que: « Un spécialiste tchèque de la littérature des années 1950 Michal Bauer souligne le fait que le style d'écriture de Kundera serait influencé par ses traductions de poésie révolutionnaire russe et par le style des journaux tchèques de l'ère Staliniste »43. Fidèle militant, le jeune Kundera était heureux et fier de ses idées. Les coucher sur papier c'était pour lui comme une sorte de récompense. A propos d'un de ses trois poèmes introductif au recueil L'Homme, ce vaste jardin Jan Culik analyse Kundera en admettant qu'il est « fier d'être un communiste, car comme il le dit « il n'y a pas d'autre alternative » »44. Un des poèmes du jeune écrivain qui marquera les esprits et sur lequel il reviendra dans La plaisanterie est « Posledni maj [Le dernier mai] » publié en 1955. Dans celui-ci Milan Kundera met en scène la confrontation entre un enquêteur de la Gestapo et le héros national Julius Fucik. Il rapporte même ce dernier à Janosik, brigand du folklore slovaque45. Après la guerre Le témoignage sous la potence de Julius Fucik, journaliste, a servi au régime de Klement Gottwald comme élément de propagande. Rédigé lorsqu’il était emprisonné par les nazis, ce poème est l’œuvre d’un Kundera, jeune, idéaliste, les communistes tchécoslovaques en ayant fait un héros national. Nul ne pouvait douter de la bravoure du résistant à l'oppresseur allemand. C'est ce même poème qui permettra à Milan Kundera de gagner le concours de poésie « Fucik » organisé par l'union des écrivains tchécoslovaques en 195446. Le jeune écrivain s'est également essayé à la dramaturgie puisqu'il a écrit en 1962 la pièce Le propriétaire des clés.

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Cesty a rozcesti, London, 1988 cité dans « Man, a wide garden : Milan Kundera as a young

Stalinist », Jan Culik, University of Glasgow, 2007, p.13 43 Ibid, personal conversation, p.15 44 « Man, a wide garden : Milan Kundera as a young Stalinist », Jan Culik, University of Glasgow, 2007 45 « L'oeuvre poétique et théâtrale reniée de Milan Kundera », Martin Hybler, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-Weinmann, Grenoble, Ellug, 2009 46 Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001

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Néanmoins, le jeune Milan Kundera ne s'en est pas remis au régime par hasard. Pour le comprendre, il faut connaître les liens qu'entretenait la société communiste et la littérature. La carte de l'Union des écrivains tchécoslovaques était indispensable pour être publié mais c'étaient les écrivains eux-mêmes qui géraient celle-ci. Toujours est-il que le groupe littéraire « Kveten » dont l'écrivain faisait partie a été marqué par l'enthousiasme post-libération47. Ce sont des militants communistes de la première heure, qui croient en une idéologie salvatrice et en la possibilité de construire un monde meilleur. Après le « coup de Prague », ce sera bien ce même régime « idéal » et surtout « idéalisé » qui imposera ses idées au monde de la culture. Pour Martin Hybler dans les années 1950 la littérature tchèque dans les années 1950 a subi trois dommages. Une « mutilation » due à la censure, un « éclatement » entre la littérature officielle, la littérature underground et la littérature en exil, et une « perversion » puisque la littérature officielle ne pouvait être subordonnée qu'aux canons communistes48. Maintenant opérons une distinction. La « littérature officielle » était la seule autorisée par le régime. La « littérature underground » était celle qui se diffusait sous le manteau, tandis que la « littérature en exil » comprend les écrivains tchèques et slovaques ayant émigré à la suite du « coup de Prague » et publiant leurs œuvres à l'étranger. Les livres interdits touchaient aussi bien des auteurs vivants que des auteurs morts, comme Franz Kafka jusqu'en 1963. Pour être autorisée la littérature devait être conforme au « réalisme socialiste » imposé à l'art par l'idéologie soviétique. La doctrine Jdanov met en place ce « réalisme socialiste ». Celle-ci définit des thèmes précis comme « la lutte antifasciste », « la collectivisation » ou des thématiques plus nationalistes. Elle doit mettre en scène des personnages positifs comme « le prolétaire », « le soldat », « le héros », « le communiste » et des personnages négatifs comme « le bourgeois décadent », « le capitaliste », « l'étranger », « l'intellectuel individualiste »49. Le bien et le mal doivent pouvoir être distingués et même identifiables, ils ont leurs caractéristiques idéologiques propres.

47 « Aspects de la vie littéraire tchèque des années 60 », Jean-Gaspard Palenicek, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 48 « L'oeuvre poétique et théâtrale reniée de Milan Kundera », Ibid 49 « L'oeuvre poétique et théâtrale reniée de Milan Kundera », Martin Hybler, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-Weinmann, Grenoble, Ellug, 2009

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B/ La plaisanterie et les possibilités du roman Un tournant va s'opérer dans la vie littéraire tchécoslovaque à partir de 1963 et va amener le jeune poète Milan Kundera à se remettre en question. C'est une nouvelle vague de critiques et la crise économique qui suggèrent au régime de laisser des libertés pour les loisirs et le tourisme. Par exemple on va voir circuler des livres d'origine occidentale alors qu'ils ne passaient pas la frontière dix ans plus tôt. L'Union des écrivains tchécoslovaques se permet alors même d'inviter des personnalités étrangères comme Louis Aragon en 1962 et Jean-Paul Sartre en 1963, compagnons de route assumés. Par ailleurs de nombreux intellectuels reprennent contact avec leurs homologues en exil. C'est aussi l'époque à laquelle se développe la revue Literarny noviny, qui deviendra la tribune des intellectuels réformateurs comme Milan Kundera, Antonin Liehm et Ludvik Vaculik50. Le fait marquant de la période est la réhabilitation de Franz Kakfa lors de la conférence de Liblice en 1963. Cet écrivain tchèque d'origine allemande questionnait déjà la condition de l'Homme dans un monde dominé par l'anonymat et la bureaucratie. En mai 1963, on assiste à la deuxième vague de critiques de la période stalinienne avec le IIIe congrès de l'Union. En 1967 les écrivains deviennent le « contre-poids moral » imaginé par Jaroslav Seifert en 1956. Lors du IVème congrès de l'union ils se déclarent pour un « socialisme libéré de toutes déformations et erreurs »51. C'est à l'ouverture de ce même congrès que Milan Kundera prononce son célèbre discours dans lequel il affirme que : « Les écrivains tchèques sont responsables de l'existence même de la nation tchèque » car ils permettent de répondre à la « question vitale de toute nation : mon existence vaut-elle vraiment la peine ? »52. L'écrivain signifie par là que selon lui l'existence d'une nation n'est vérifiable qu'à partir du moment où des preuves matérielles de sa culture sont trouvables. Pour lui, seuls les écrivains, il dira plus tard les romanciers, méritent l'attention du public par la création de véritables « œuvres » qui questionnent l'Homme et sa civilisation. Selon Milan Kundera, aucune autre pratique n'y arrive à ce point car l'écriture doit être dénuée de toute contrainte, qu'elle soit physique ou morale. C'est pour cela qu'il demande l'autonomie de la culture par rapport à la politique et qu'il condamne la censure comme « obstacle à 50 « Aspects de la vie littéraire tchèque des années 60 », Jean-Gaspard Palenicek, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 51 Ibid, p.111

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l'épanouissement culturel de la nation tchèque »53. L'écrivain tchèque sera envoyé en procédure disciplinaire par le comité central du Parti Communiste. Il sera considéré, à tort, comme principal coupable du mouvement intellectuel réformiste. Le PCT décidera également de confisquer à l'union des écrivains la revue Literarny noviny en la plaçant sous une direction plus idéologique. A la suite de cela, l'union demandera un boycott de la revue, qui sera suivi. Le premier roman de Milan Kundera, La plaisanterie, aurait été achevé en 1965. Le manuscrit, qu'il voulait tel quel, passera les mailles de la censure contre toute attente deux ans plus tard. Le roman paraît à Prague en 1967, 120 00 exemplaires seront vendus. La plaisanterie reçoit le prix de l'Union des écrivains tchécoslovaques en 196854. L'histoire parait simple : Ludvik, un étudiant en faculté de biologie, se fait exclure de du parti et de l'université pour s'être moqué de l'optimisme et du communisme dans une lettre à sa fiancée. Ce ne sera que le début de son calvaire puisqu'il sera par la suite envoyé dans les mines puis en prison. Victime, Ludvik a néanmoins décidé de se venger de son principal détracteur, Pavel Zemanek. C'est alors que par hasard il rencontre la femme de celui-ci 15 ans plus tard. Cette histoire, c'est une histoire de vengeance, mais c'est aussi une histoire faite de questionnements. Qu'est-ce qui a bien pu amener Ludvik à sa perte ? Quelles illusions a eu l'idéal communiste sur sa vie et sur celles des trois autres protagonistes ? C'est aussi, malgré ce que l'auteur a pu dire, un moyen pour lui de revivre ses expériences autrement, de les questionner. Choisir la prose pour cela n'est pas anodin de la part de Milan Kundera. Son ami Jan Trefulka avait déjà publié en 1962 un essai intitulé Il a plu sur eux du bonheur dans lequel il rapporte un récit similaire. Il est porté par trois personnages dont un étudiant expulsé de sa faculté pour avoir fait une blague. Or il se trouve que cet incident s'est produit dans la réalité et date de 1948. Les victimes se nomment même Jan Trefulka et Milan Kundera55. A cette époque d'autres auteurs également membres du groupe « Kveten » content des confessions d'homme pris dans les rouages de l'Histoire avec comme fond de toile la 52 « Discours du Ive congrès de l'union des écrivains tchécoslovaques », Milan Kundera, Prague, Ceskoslovensky spisovatel, 1968, cité dans Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001 53 « Discours du Ive congrès de l'union des écrivains tchécoslovaques », Milan Kundera, Prague, Ceskoslovensky spisovatel, 1968, cité dans Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001 54 « Aragon et Kundera : « la lumière de la plaisanterie » », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009 55 « Aspects de la vie littéraire tchèque des années 60 », Jean-Gaspard Palenicek, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007

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période stalinienne. Ils posent des questions générales sur l'aliénation de l'homme et du monde environnant. Le cas du roman de Milan Kundera La plaisanterie n'est donc pas un cas isolé. Pour Michal Bauer, cela est dû aux les régimes totalitaires qui « savent braquer les projecteurs sur les questions de société qui se posent à l'individu, ils savent détruire « le fait » de son individualité, son originalité, son indépendance, et lui offrir à la place « des mots » qui parlent de son caractère unique et exceptionnel, de sa conscience de soi, de sa mission et de son rôle dans l'Histoire »56. Il faut néanmoins souligner que la particularité de Milan Kundera est d'utiliser le rire comme moyen de se défaire de ses propres illusions. Et ce qui est vrai pour ses personnages est aussi vrai pour l'écrivain. Pour Michal Bauer celui-ci utilise l'ironie dans ses romans pour « se débarrasser de son propre passé littéraire »57. Il ne supporte pas d'avoir un jour vécu dans ce qu'il appelle « l'âge lyrique », l'âge de la jeunesse, bercé d'illusions. Il ne supporte pas d'avoir eu une foi sans vergogne dans le communisme les premières années du régime. Il décide donc d'ironiser sa propre vision de l'Histoire dans son premier roman. Pierre Mertens rejoint l'analyse de Bauer sur les erreurs de jeunesse de Kundera. Néanmoins pour lui c'est le passage du lyrisme à la prose qui est un facteur d'émancipation chez l'écrivain tchèque. Il dit qu'« en renonçant lui-même à la poésie qu'il pratiquait dans sa jeunesse – et, par la même occasion, au marxisme... -, [Milan Kundera] se réveille romancier et démystificateur »58. Il a voulu se démarquer de son travail déterminé par le « réalisme socialiste » de l'époque. Il se considère comme désormais assez mature pour critiquer ses erreurs de jeunesse. Et c'est justement la vision du roman de Milan Kundera qui est intéressante dans ce sens où elle nous éclaire sur la manière de procéder dans l'écriture chez cet auteur. Dans une interview accordée à Norman Biron, il définit le roman est une « perspective d'ensemble »59. Selon lui, ce qu'il y a de bien avec la prose c'est que la réflexion peut être poussée à son maximum. C'est le genre littéraire qui laisse le plus de libertés à l'écrivain. A la différence du théâtre ou de la poésie, le roman n'est contraint ni par la taille ni par le format. Un essai quant à lui pose le plus souvent une seule problématique, il n'a pas une vision large de l'existence humaine par exemple. Pour Milan Kundera « le romancier exploite 56 « L'ironie comme mode de polémique et défi au vide dans les écrits de jeunesse de Kundera (19451970) », Michal Bauer, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009, p.103 57 Ibid 58 L'agent double. Sur Duras, Gracq, Kundera, etc., Pierre Mertens, Bruxelles, Editions complexe, 1989, p.258 59 « Entretien avec Milan Kundera », Norman Biron, Liberté, vol. 21, n°1, 1979, p.19-33

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toujours ses expériences personnelles mais pour créer un monde imaginaire autonome »60. Un roman ne peut pas être pris pour vrai puisque c'est une fiction bien que l'écrivain s'appuie sur ses connaissances de la vie et de l'Homme. Le roman doit avoir sa valeur propre, il ne doit pas être une pâle copie de la réalité. La plaisanterie, malgré le fait que ce roman est été perçu comme difficile au départ, lors de sa présentation au Ive congrès des écrivains en 1967, a reçu un grand succès61. De nombreux critiques tchécoslovaques se sont penchés sur le sujet. La réception du livre ne fut pas unanime. Pour Milan Blahynka62 le premier roman de Milan Kundera est une réflexion personnelle sur l'esthétique, sur son passage de la poésie à la prose. Jiri Opelik décrit l'écrivain comme le « spécialiste en matière de désillusion et de mise en cause des valeurs »63. Il insiste tout comme Milos Pohorsky sur la vision révisionniste de l'auteur. Celui-ci n'accepte pas le diktat du régime à ses débuts. Et plus largement il n'accepte pas qu'on lui impose quelque chose. Chaque être humain doit pouvoir réfléchir sur lui-même et sur sa condition, et toute doctrine doit pouvoir être contestée, aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur. Milos Pohorsky justement, voit dans La Plaisanterie « le développement de la fausseté du quotidien face à une époque envahie par les slogans et la propagande », ainsi qu'un « sentiment de nostalgie chez l'auteur »64. Ce « sentiment de nostalgie », c'est celui d'une époque lointaine, révolue, imaginée. C'est celle des contes, légendes et mythes à l'origine du pays. Zdenek Kozmin, quant à lui, parle d'un « roman existentiel » et « non pas existentialiste »65. « Existentiel » car il pose la question de l'existence humaine et de l'Histoire. Quel rôle peut jouer l'Homme dans l'Histoire ? Quelles vérités de notre existence pouvons-nous percevoir ? Néanmoins le roman n'est pas « existentialiste » pour autant puisque les personnages ne sont pas maîtres de leur destin. Pour Milan Kundera, l'être humain est déterminé par des conditions historiques alors que pour le mouvement existentialiste seules ses actions entrent en jeu dans la construction de sa vie. Jan Lopatka est plus critique vis à vis de l’œuvre. Il dit que l'auteur « procède à un montage d'extraits de conversations améliorés, telles 60 Ibid 61 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 62 Plamen, n°1, 1969, p.44-54 cité dans « Quelques jalons dans la réception tchèque de l’œuvre de Milan Kundera », Ales Haman, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-Weinmann, Grenoble, Ellug, 2009 63 Nenavidene remeslo, Prague, ceskoslovensko spisovatel, 1969, p.196-202, Ibid

64 Zlomky analyzy, Prague, cesky spisovatel, 1990, p.270-280, article qui date de 1970, Ibid 65 Studie a kritiky, Prague, Torst, 1995, p.96-99, article qui date de 1967, Ibid 30


qu'on en tient maintenant sur les destins politiques des dix dernières années »66. Par cela il veut mettre en garde sur le fait que le roman de Kundera n'est pas unique sur le plan de la critique de la période stalinienne. Au contraire, à la fin des années 1960, de nombreux romans, et même bon nombre de conversations, étaient tournés vers ce sujet.

C/ Succès à l'international et paradoxes du personnage Kundera Son succès à l'international, Milan Kundera le doit à la France. C'est en effet après la publication de son roman en français que douze autres traductions suivirent. En France pourtant, la vague de curiosité concernant la Tchécoslovaquie a été très tardive. Très peu de romans tchèques ont été publiés entre 1948 et 1968. En réalité, c'est avec le mouvement du printemps de Prague que le public français a commencé à s'y intéresser. La plaisanterie a par exemple été publiée le lendemain de l'arrivée des tanks soviétiques alors que le manuscrit du roman avait été remis à Claude Gallimard dès 1966 par Louis Aragon67. C'est Antonin Liehm, critique tchèque, qui lui avait lui-même fait parvenir le manuscrit. Dans ce contexte, les écrivains ont alors été vus comme des intellectuels engagés politiquement contre le communisme. Ce qui est en partie faux. Certains étaient effectivement des réformistes, c'est à dire qu'ils voyaient dans la fin du régime la fin de tous les problèmes, alors que d'autres, persuadés que le communisme était la société idéale, préféraient chercher à réviser les erreurs du passé. Quoiqu'il en soit en 1968 La plaisanterie devient en France le roman de l'année grâce à Louis Aragon. Dans la préface qu'il a écrite il dit : « il faut lire ce roman, il faut le croire »68. Il interprète en fait la publication de Milan Kundera comme une critique du régime Stalinien. Cette « soif de littérature » engagée est en partie due à l'image que Jean-Paul Sartre a véhiculée de la littérature tchèque69. Il la définit comme une littérature purement engagée.

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Predpoklady tvorby, Prague, cesky spisovatel, 1991, p.53, article daté de 1968, Ibid

67 « Aspects de la vie littéraire tchèque des années 60 », Jean-Gaspard Palenicek, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 68 Préface de Louis Aragon à La plaisanterie, 1968, cité dans « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « Lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 69 Ibid

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Louis Aragon, intellectuel français engagé à gauche, tout comme Jean-Paul Sartre, était un proche du régime soviétique. Il reçoit en 1957 le prix Lénine international pour le renforcement de la paix entre les peuples. Il reçoit également le titre de docteur de l'université Charles de Prague en 1962. Il s'intéresse en effet à ses homologues des pays communistes puisqu'il dirige à partir de la fin des années 1950 la collection « littératures soviétiques » des éditions Gallimard. Dans sa préface à La plaisanterie qu'il considère comme « l'un des plus grands romans de ce siècle », il assure que « grâce à l'évocation de ses souvenirs, le lecteur est le témoin subjugué d'une lente maturation au cours de l'évolution des conditions politiques et sociales de la Tchécoslovaquie de 1948 à 1964 ». C'est ce que Louis Aragon appelle la « lumière », c'est-à-dire la fonction de connaissance du roman. Selon lui la description de la vie quotidienne d'une époque est parfois plus réaliste que la recherche de la vérité de l'Histoire. Les romans sont pour Aragon des porteurs de « graines de l'avenir »70. Il finit par le qualifier de « roman idéologique par excellence »71. Pour Michelle Woods, le problème est que Kundera a été traité et interprété de manière différente en Tchécoslovaquie et à l'étranger72. Les tchèques sont restés sceptiques envers lui alors que les étrangers lui ont prêté des rôles qu'il ne prétendait pas jouer. Pour Milan Burda, c'est l'opposition entre le « monde communiste » et le « monde occidental » jugée forte par les français de l'époque qui a créé cette incompréhension73. Examinons de plus près ce qu'elles ont été. Dans le Journal du dimanche du 5 janvier 1969 Philippe Labro nous dit que « La plaisanterie mérite l'attention de tous ceux qui veulent mieux connaître l'état d'esprit, l'atmosphère, la mentalité, les limites de la vie politico-admonistrativo-intellectuelle en Tchécoslovaquie »74. Il ne retient donc du roman que l'aspect socio-historique, comme beaucoup d'autres à l'époque. Frédéric de Jowarnicki quant à lui en novembre 1968 dans L'Express va plus loin. Il voit dans ce roman de l'humanisme : « déchirante, cette éducation sentimentale d'un jeune homme communiste est 70 « Aragon et Kundera : « la lumière de la plaisanterie » », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009 71 Préface de Louis Aragon à La plaisanterie, 1968, cité dans Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001 72 Translating Milan Kundera, Michelle Woods, cité dans « La réception de La plaisanterie de Milan Kundera par la critique tchèque et occidentale », Barbara Wojton, Czasopismo doktorantow, Instytutu Filologii Romanskiej, 2010 73 « La réception des premières œuvres de Milan Kundera en France », Milan Burda, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001

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beaucoup plus et autre chose qu'un témoignage. Une œuvre achevée »75. La critique semble changer d'attitude avec la publication du deuxième roman de Milan Kundera La vie est ailleurs en 1970. On commence à parler de thèmes présents dans ses romans, plus philosophiques, comme l'absurdité de l'existence humaine. Dans Le monde du 15 novembre 1973 Pierre Daix analyse ces points de comparaison. Il voit désormais le monde de La plaisanterie comme « un monde où une blague insignifiante, un mensonge de vaudeville peuvent, à tout moment, déboucher sur l'horreur, sur la terreur »76. On peut donc voit qu'il y a eu, même en France, un changement dans l'interprétation du roman entre l'automne 68 et début 1976. On en parle de plus en plus comme une œuvre de portée universelle. Cela n'est pas sans lien avec un des paradoxes de Milan Kundera. L'écrivain, agacé que l'on ne voit dans son roman qu'une fresque historique va verrouiller les interprétations possibles de ses œuvres en orientant lui-même les critiques. S'étant installé définitivement en France à partir de 1975, il finira par ne publier qu'en français. La plaisanterie quant à elle a connu 3 versions françaises, une en 1968, une en 1981 et une en 1985. L’écrivain a exigé une deuxième puis une troisième traduction qu'il a faite lui-même. Par exemple il remplacera le terme « Europe de l'est » par « Europe Centrale »77. Il s'est aussi empressé de changer ce qui avait fait de lui un écrivain engagé, la préface de Louis Aragon. Dans l’édition de 1985 Milan Kundera décide de la supprimer et de répondre à l'intéressé dans une post-face. Il lui reproche ses rapports avec Moscou. Il dit que ce roman n'est pas politique mais met en lumière des circonstances particulières. Le dernier changement concerne sa biographie. Alors que l'édition de 1968 mentionnait l'exclusion de l'écrivain du PCT, l'édition de 1981, et la suivante, ne mentionnent que la date et le lieu de naissance de l'auteur ainsi que les prix littéraires qu'il a reçu à travers le monde. Milan Kundera a opéré un tri dans ses écrits. L’œuvre pour l'écrivain est « ce qu'il considère comme valable au moment du bilan »78. C'est pour cela qu'il a décidé que désormais sa bibliographie commencerait avec son premier roman, La plaisanterie. Martin Hybler s'interroge sur le fait d'avoir par la suite réussi à contrôler les écrits sur ses sorties, et il se demande si, ironiquement, la méthode n'est pas 74 Cité dans « La réception des premières œuvres de Milan Kundera en France », Milan Burda, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001 75 Ibid 76 Ibid 77 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009 78 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986

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similaire à celle utilisée par les censeurs sous le régime communiste79. A propos de La plaisanterie, dans une interview accordée à Roger Grenier le 31 octobre 68, Milan Kundera dira que c'est : « roman d'amour déterminé par des conditions historiques uniques »80. Sous-entendu ce n'est pas un roman politique. Pourtant pour Bertrand Vibert : « Si on veut bien que Kundera veuille proscrire tout réductionnisme politique ou idéologique, il est difficile, en revanche, de ne pas faire la part de la signification politique de son œuvre, ne serait-ce que parce que Kundera se fait fort de montrer que la sphère publique et la sphère privée obéissent aux mêmes lois »81. Le public et le privé réunis c'est la société communiste. Les premières œuvres de l'auteur ne sont donc pas compréhensibles sans connaissance de l'histoire du pays dans lequel elles se déroulent. Néanmoins la position politique ou plutôt non politique de Milan Kundera est en lien avec sa vision du rôle de l'écrivain dans la société. L'intellectuel selon lui « doit être engagé non pas politiquement mais pour défendre sa civilisation, sa culture ». Il permet « à la nation qu'il représente de laisser une trace dans l'Histoire »82. Par là, pour Petr Kral l'auteur tchèque revendique l'indépendance de l'art et donc la sienne. Il prend position contre la politisation de l'art et sa médiatisation. En quelque sorte il vit un « engagement qui consiste à défendre le non-engagement »83. Son indépendance, il la voudrait en étant anonyme. C'est ce qu'il révèle à Bernard Pivot lors de l'émission Apostrophes du 27 octobre 1984 : « J'aurai aimé avoir écrit tout ce que j'ai écrit sous un pseudonyme ».84

79 « L'oeuvre poétique et théâtrale reniée de Kundera », Martin Hybler, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009 80 Interview de Milan Kundera par Roger Grenier, à propos de La plaisanterie, émission Actualités littéraires du 31 octobre 1968 81 « Paradoxes de l'énonciation et de la réception chez Milan Kundera », Bertrand Vibert, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009, p.178 82 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970 83 « L'engagement et le non-engagement chez Milan Kundera », Petr Kral, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001 84 « Kafka, Orwell, Kundera », émission Apostrophes du 27 octobre 1984 présentée par Bernard Pivot

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Le film de Jaromil Jires et le souffle du printemps de Prague Après avoir parlé du roman de Milan Kundera, parlons du film de Jaromil Jires. Il a été réalisé dans des circonstances bien particulières, mais pour expliquer cela il faut revenir sur l'histoire du cinéma sous le communisme. A la fin de la seconde guerre mondiale, l'industrie cinématographique tchécoslovaque va être nationalisée à la demande des professionnels. Cela va leur permettre de disposer de moyens suffisants pour créer leurs films ainsi que d'une formation spécialisée. La FAMU, école nationale supérieure de cinéma, installée à Prague, va permettre à une nouvelle génération de réalisateurs de sortir du lot. Dans ce contexte, la production tchécoslovaque avait toutes les cartes en main pour réussir. Le coup de Prague de février 1948 en décidera autrement. Les œuvres vont être centralisées par une société d'Etat et contrôlée par un bureau de censure à la distribution nationale et internationale. Les films doivent maintenant reprendre les codes du « réalisme socialisme » et présenter l'homme communiste sous le meilleur jour possible. Le cinéma devient un instrument de propagande de masse pour le régime. Un premier dégel aura lieu après la mort de Staline et le Xxème congrès du PCUS. La deuxième génération de réalisateurs va décider d'éduquer l'esprit critique de la population en cachant des sous-entendus dans ses films. C'est néanmoins la troisième génération de cinéastes qui marquera les esprits. « La nouvelle vague tchécoslovaque » comme elle est appelée a su profiter d'un contexte favorable pour promouvoir la liberté et la jeunesse dans ses films. L'industrie cinématographique tchécoslovaque ayant été démantelée en petites unités de production, le passage de la censure était nettement plus facile ces années-là. Milos Forman, Ivan Passer, Vera Chytilova, sont des grands noms de ce mouvement. Ce sont des individus qui ont su réinventer des codes pour le cinéma, dépeindre la réalité du quotidien, simplement et en toute objectivité. Ils ont voulu prendre leur revanche sur le cinéma de l'optimisme, et montrer que l'homme, en vérité, est imparfait. Soutenus par les critiques, ils ont su s'imposer durablement comme des maîtres de leur discipline. L'un d'entre eux, Jaromil Jires, cinéaste slovaque ayant également étudié à la FAMU, va entreprendre une démarche particulière. D'abord réalisateur de documentaires, il va tourner son premier long35


métrage, Le premier cri, en 1963. Le récit s'intéresse à un jeune couple lors de la naissance de leur premier enfant. Et nous suivons avec eux leurs joies, leurs craintes et leurs peines. Le cinéma de Jaromil Jires est tout d'abord lyrique, cela sera confirmé avec la sortie de son troisième film de fiction, Valérie ou la semaine des merveilles en 1969. Le réalisateur a néanmoins tenu à filmer La plaisanterie, sur un scénario de Milan Kundera d'après le roman du même nom, à cause du contexte particulier de la fin des années 1960. C'est son film le plus réaliste et sans également le plus touchant.

A/ Nationalisation du cinéma: contraintes et opportunités Le cinéma en Tchécoslovaquie est un art qui a su intéresser et être développé dès ses débuts. Peu de personnes savent que le premier théoricien du cinéma, Vaclav Tille, dont le premier travail date de 1908, était tchèque. Dans les années 1930, la République tchèque compte déjà trois compagnies de production cinématographique, dont celui des frères Havel. Ce sont eux qui ont construit les premiers studios de cinéma modernes dans le quartier de Barrandov à Prague. Leur compagnie de production n'était autre que « Lucerna Films »85. C'est l'arrivée du parlant a relancé l'industrie du cinéma tchèque. Elle a permis aux artistes de ce pays de pouvoir s'affranchir de leurs homologues germanophones. Mais paradoxalement, c'est l'annexion de la Bohême-Moravie par les nazis qui va donner aux cinémas tchèque et slovaque une nouvelle opportunité. Elle va favoriser le développement de cette industrie et des formations qui sont liées. Le projet de nationalisation du cinéma tchèque est pensé pendant la guerre, malgré une forte tradition libérale et un appareil industriel moderne. Eva Zaoralova note que le cinéma tchèque et le cinéma slovaque étaient cependant tous deux indépendants avant le communisme86. A la fin de la guerre, les cinéastes en Tchécoslovaquie constituaient le groupe artistique le plus homogène et le plus engagé pour Antonin Liehm87. La nationalisation de tout le cinéma tchécoslovaque le 11 août 1945 n'est donc non pas une idée du régime communiste mais provient des réflexions du comité national des travailleurs du 85

« Le miracle cinématographique tchécoslovaque », Antonin Liehm, dans Culture tchèque des

années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 86 « Pour saluer le cinéma tchèque et slovaque », Eva Zaoralova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 87 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989

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cinéma après la guerre88. Bien que dès mai 1945, le cinéma soit nationalisé en Tchécoslovaquie, la création n'en fut pas atteinte. Au contraire, on a pu voir émerger entre 1945 et 1955 de nouveaux réalisateurs. L'école nationale de cinéma de Prague, la FAMU, est créée en 1946 pour accompagner le plan de développement de l'industrie cinématographique tchécoslovaque. L'école de cinéma, dotée de subventions élevées, reprend les points positifs de l'école de cinéma de Moscou. Elle va être un lieu d'extrême ouverture même dans les périodes les plus dures. Par manque de professionnels du cinéma, notamment de scénaristes, de nombreux écrivains vont y devenir professeurs. Milan Kundera en est l'exemple type. Pour Antonin Liehm, la FAMU n'est pas une simple école de cinéma mais un véritable « laboratoire de culture enseignant que le cinéma est l'art de la synthèse créative »89. D'autres côtés positifs de la nationalisation du cinéma sont relevés par Galina Kopalenova comme la réorganisation des archives, l'organisation en réseaux de clubs de cinéma et la mise en place de festivals90. La nationalisation a également permis de créer le studio de production de films d'animation Kratky et d'organiser collectivement les équipes de production91. De plus, l'Union des artistes de cinéma et de télévision a été, selon Antonin Liehm, le seul syndicat créé par nécessité sous le communisme. Au contraire de nombreux autres, il a été mis en place pour défendre des droits, comme celui que l'industrie cinématographique n'est pas une « usine comme les autres » mais bien avant tout une industrie culturelle92. Tout cela a permis au cinéma tchécoslovaque, déjà développé, de pouvoir être sur le devant de la scène. Antonin Liehm souligne également le fait que de nationaliser l'industrie cinématographique dans un aussi petit pays que la Tchécoslovaquie, même si elle a eu certes des désavantages, lui a permis d'exister sur le plan international. Comme les communistes n'étaient pas en reste en matière de propagande, les moyens y étaient. Il y a fort à parier que dans une société d'une autre forme, le cinéma tchécoslovaque n'aurait pas pu connaître le succès qu'il a eu et n'aurait pas pu faire émerger de grands 88 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 89 « Le miracle cinématographique tchécoslovaque », Antonin Liehm, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.348 90 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996

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http://www.filmbirth.com/czech_republic.html

92 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974

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noms93. Dans la Tchécoslovaquie de l'après-guerre, la nationalisation du cinéma avait toutes les raisons d'être facteur de succès et d'ouverture. Il n'était en effet pas rare de voir circuler des ouvrages littéraires modernes ou de voir diffuser du cinéma d'avant-garde anglais, français et russe. A partir de 1946 certains films d'Hollywood étaient même projetés dans les salles obscures. Les œuvres de Franck Capra et d'Orson Welles pouvaient y être admirées. Et il n'était pas rare que des orchestres de jazz praguois soient sollicités pour collabore dans des productions américaines94.

En février 1948 c'est un « coup brutal pour la culture ». Les institutions vont être centralisées. Les modèles culturels de la renaissance tchèque vont être imposés avec le ministre Nejedly95. Les 10 et 11 avril 1948 a lieu le congrès de la culture nationale à Prague qui va définir les objectifs de celle-ci sous le communisme. Et puisque le cinéma n'est pas en reste, il est décidé que la société d'Etat « le film tchécoslovaque » concentrera toute la production. Cela durera jusqu'en 195096. En juillet 1951, on ferme les frontières de la Tchécoslovaquie. Plus aucune œuvre étrangère ne circule sans autorisation de l'Etat. A partir de 1952 le cinéma est soumis à l'esthétique de Jdanov. Le cinéma tchécoslovaque devient un instrument de promotion du régime. D'une certaine façon le cinéma est lié à la propagande par le « mythe Léninien » qui le concerne. Lénine a dit que le cinéma était « l'art le plus important du monde », le régime communiste a donc pris cette phrase au pied de la lettre97. Et dans la société tchécoslovaque des années 1950 un « amalgame était fait entre l'idéologie et la culture »98. La culture devait être au service de l'Etat et du « réalisme socialiste ». Pour Antonin Liehm le cinéma peut permettre l'instruction, l'éducation mais aussi la propagande99. Selon lui, plus le pouvoir politique est concentré et plus ses dirigeants s'occupent de qui fait et quoi dans le cinéma. Mais « la fin justifie les moyens », et certains cinéastes opportunistes se sont vite rendus 93 Closely watched films. The czechoslovak experience, Antonin J. Liehm, New York, International arts and sciences press, 1974 94 Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 95 Ibid 96 « Chronologie : histoire, culture, cinéma », Zdenek Zaoral, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 97 « Le miracle cinématographique tchécoslovaque », Antonin Liehm, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 98 Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 99 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989

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compte que pour avoir du succès dans les années 1950 il fallait se fondre dans la masse. Ce système auto-centralisé a aussi engendré chez les réalisateurs déjà contraints à la censure à s’autocensurer eux-mêmes. Ne voulant pas subir le joug du censeur puisque cela signifiait être relégué au rang de réalisateur potentiellement « individualiste » et « bourgeois-capitaliste », certains préféraient ne pas commettre de dérapages. Dans les pays satellites de l'URSS toutes les découvertes ont été mises au service de « l'Idée »100. L'arrivée du communisme en Tchécoslovaquie, c'est le « règne de l'homme positif »101. Dans la culture l'homme communiste devait être montré sous son meilleur jour. Optimiste, idéaliste, fier et patriote, c'est le pilier de la société collective qui doit être construite. Le réalisme des films de divertissement participe à la construction du socialisme. Ils mettent en scène les bâtisseurs du socialisme, les héros révolutionnaires contre les « réactionnaires » qui sabotent l'idéologie communiste et soutiennent le capitalisme. Peu à peu ce schématisme va s'installer durablement dans ce cinéma. C'est pour cela que Jean-Loup Passek parle de « glaciation académique »102. La FAMU et les professeurs attitrés n'avaient à l'époque que peu de marge de manœuvre et devaient se plier aux exigences de la Tchécoslovaquie de Klement Gottwald. L'inspiration folklorique est aussi très présente dans les années 1950. Elle s'appuie sur le modèle construit au XIXe, tout en incluant une dose de « renouveau national »103. Néanmoins des incohérences officielles alliées à des traditions différentes ont permis à certains films de sortir.

La mort de Josef Staline en 1953 entraîne un certain assouplissement. Les studios Barrandov, là où étaient tournés les trois-quarts des films, passent sous la responsabilité de Jiri Marek qui veut dépasser la ligne esthétique imposée. Une demande officielle de traiter de nouveaux thèmes est alors envoyée à l'administration centrale. En 1954 on réorganise le cinéma avec la création de l'administration centrale de la cinématographie tchécoslovaque104. L'emprise de l'Etat sur le cinéma n'est plus directe mais les films produits doivent être autorisés par l'administration 100 Ibid 101 Préface de Jean-Loup Passek, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 102 Ibid 103 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996

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centrale. Cette nouvelle couche de bureaucratie profite aux réalisateurs et à la créativité. Le « premier dégel » a lieu après le discours du Xxème congrès du PCUS. Pour les cinéastes qui avaient tourné leur premier film après 1945, ce discours a été non un choc moral mais une confirmation de leurs choix politiques car selon eux les autocritiques font la force de la société. C'est donc à cette période que va voir lieu une « libéralisation de la censure idéologique »105. La deuxième génération de cinéastes aura quant à elle une réaction « plus moraliste ». Bien que depuis 1945 de nombreux films sur la seconde guerre mondiale et l'occupation allemande avaient étaient tournés, eux vont réussir à transposer les problèmes du nouveau régime sous couvert de la critique nazie. Ils vont parler par exemple des problèmes de la violence engendrée par l'occupation ou de la guerre comme le mal qui détruit les valeurs des vainqueurs comme des vaincus106. Jean-Loup Passek note que le ton devient « plus libre et plus personnel » à partir de 1957 avec l'arrivée de Antonin Novotny au pouvoir107. Mais après l'offensive hongroise en 1958, la culture subit une censure nettement plus virulente. Seuls le langage et la forme cinématographiques, peu connus des autorités, vont permettre à certains artistes de faire passer leurs messages. C'est le cas par exemple de nombreux films d'animation, destinés non plus qu'aux enfants mais aussi bien aux parents accompagnateurs108. Les réalisateurs vont s'indigner contre « la tyrannie de l'ignorance »109. Ils désirent mieux saisir la réalité et non pas la décrire telle que l'idéologie communiste la voit. En février 1959 est organisé le premier festival des films tchèques et slovaques par l'union des cinéastes. Le festival ne se déroule pas vraiment comme prévu puisque les autorités critiquent certains films et en conséquences demandent à l'administration centrale de freiner la production. Pour Antonin Liehm ce sont ces moments de crise politique qui ont permis au cinéma de parler au nom du véritable public110. Dans ce cas, les cinéastes cherchent à mener une contre-pression en essayant d'acquérir une liberté collective. Jean-Loup Passek en Tchécoslovaquie parle lui de culture comme du « gardien du 104 « Chronologie : histoire, culture, cinéma », Zdenek Zaoral, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 105 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 106 Ibid 107 Préface de Jean-Loup Passek, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 108 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 109 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 110 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989

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temple de la conscience nationale »111. Cela n'est pas nouveau dans l'Histoire de ce pays. A la fin du XIXème siècle, la nation tchèque s'est construite en revendiquant sa propre culture contre la culture germanophone présente dans l'Empire AustroHongrois. Ce sont les littéraires qui, grâce à la nouvelle grammaire élaborée, ont fait acte de résistance. Par la langue écrite et donc par la culture, en redécouvrant les mythes et légendes de l'ancienne Bohême. Dans les villages de Tchécoslovaquie, « l'homme ordinaire était touché par une crise existentielle », ses idéaux avaient été vidés de sens par la propagande. Il était sans cesse confronté à des vérités qui n'existent pas. C'est pourquoi « L'art décide alors d'aider l'homme à se positionner »112.

B/ La « nouvelle vague » tchèque, la relève Le douzième congrès du parti communiste tchécoslovaque a lieu en décembre 1962 et permet un dégel de la culture par rapport à l'idéologie. En février 1963 a lieu la première conférence de l'Union des cinéastes sur le film de fiction. Cette période qui va de l'année 1963 à l'année 1969, Antonin Liehm la nomme « miracle du cinéma tchécoslovaque »113. Un nouveau vent de liberté souffle sur la Tchécoslovaquie, ce qui va révéler au grand public de nombreux talents. Ce qui est « miraculeux », c'est d'abord la possibilité de parler de tous les sujets. Milos Forman et Ivan Passer ont cherché à reconstituer la réalité non plus à travers une intrigue réaliste mais par l'observation de détails et de personnages. Ce qui est important également, c'est la réorganisation de la production. A la place de l'administration centrale, le cinéma va être divisé en petites unités de production qui vont recevoir une subvention statutaire. Les studios et les laboratoires vont devenir des prestataires de services. Ces unités sont dirigées par un scénariste et un producteur assistés d'un conseil artistique qui produit 5 ou 6 films par an. Les cinéastes peuvent choisir de travailler avec tel ou tel groupe, ce qui, bien sûr va influencer leurs productions artistiques. Or ces groupes vont peu à peu s'autonomiser par rapport à l'Etat. Pour 111 Préface de Jean-Loup Passek, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 112 « La cinématographie tchèque : littérature et cinéma, et plus particulièrement dans les années 60 », Zdena Skapova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 113 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989

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Antonin Liehm le passage par le bureau du censeur était finalement mis en cause par ces unités de production. L'argent étant dépensé, l'Etat ne pouvait plus faire machine arrière114. Cela va créer des conflits entre les cinéastes soutenus par ces groupes de production et les cinéastes soutenus par l'Etat. Le syndicat F.I.T.E.S dont les responsables étaient Ludvik Pacovsky et Ladislav Helge, jouera un rôle important dans la promotion de l'indépendance de la production cinématographique115.

C'est en 1963 que le mouvement appelé « nouvelle vague tchécoslovaque » émerge. La troisième génération de cinéastes issue de la FAMU est sans doute la plus libre. La nouvelle vague était une « libre communauté d'individus et non dogme » selon Stanislava Pradna. La plupart des personnalités n'étaient pas opposées au régime mais tout simplement désintéressées de la politique. Ils ont inventé un nouveau style d'écriture cinématographique dans lequel ils abandonnent toute subjectivité116. Le cinéma de la nouvelle vague est à la recherche d'un nouveau langage. Il refuse le scénario traditionnel et les décors de studio. Ce cinéma a été conçu comme un « instrument de destruction des mythes et de recherche de la vérité sur l'homme et la société »117. Ces cinéastes de réputation européenne unis dans le combat contre la censure marcheront vers le printemps de Prague. Les réalisateurs de la nouvelle vague étaient soutenus par les critiques et les scénaristes. Selon Antonin Liehm : « la critique de film était la nouvelle forme de journalisme politique »118. En effet, le mouvement de la nouvelle vague ne se limitait pas aux productions cinématographiques. Il s'est développé et a été largement soutenu par les journalistes qui lui ont permis d'exister pour le public et de remporter un large succès. Pour Jaromil Jires le lien qui unissait ces cinéastes était « une opinion commune, politique plutôt qu'esthétique ». Ce sont des œuvres marquées par le « respect de la dignité des gens ordinaires »119. L'esprit critique de la nouvelle vague tchécoslovaque pour Peter Hames peut se résumer au : « « réalisme » utilisé contre le « réalisme 114 « Le miracle cinématographique tchécoslovaque », Antonin Liehm, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 115 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 116 « Les personnalités de la nouvelle vague », Stanislava Pradna, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 117 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 118 Closely watched films. The czechoslovak experience, Antonin J. Liehm, New York, International arts and sciences press, 1974 119 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996

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socialiste » »120. C'est à dire que les cinéastes de ce mouvement ont tout simplement choisi de montrer des personnes dans leur vie quotidienne, non politisée et sans connaître le sens de leur vie. Ils filmaient sans artifices pour démontrer que la réalité socialiste n'était pas la seule réalité possible. Peter Hames cite Karel Kosik « Durant cette période, la culture Tchécoslovaque se préoccupait particulièrement des problèmes existentiels, et le dénominateur commun était la question : qu’est-ce que l’Homme ? »121. La culture tchécoslovaque à cette époque était liée à une nouvelle philosophie de l'Homme, opposée à la vision communiste de l'Histoire. L'existence humaine est questionnable, sa fin n'est pas déterminée en avance, la société dans laquelle vit l'Homme évolue, même après l'avènement du communisme. L'ironie et le sarcasme de Milan Kundera, professeur à la FAMU, les ont inspirés. Les thèmes communs à ce mouvement sont la dédramatisation, la recherche de la vérité à travers les imperfections de l'homme, la dénonciation des abus politiques, la solidarité122. Le personnage principal est un « antihéros », solitaire, fragile et au destin tragique. Pour Zdena Skapova les réalisateurs de la nouvelle vague préfèrent attacher de l'importance à ce qui se passe dans le présent plutôt que ce qui se passe dans le passé. Ils font vivre des personnages à la recherche d'une place dans l'histoire, et non pas des personnages historiques préétablis123. La nouvelle vague tchèque n'a pas un style défini. Des thèmes communs peuvent néanmoins être relevés comme « l'observation joueuse », la « poésie visuelle », le « sarcasme mordant », « l'humanisme », « l'absurde », « l'érotisme tendre » et « l'expérimentation »124. C'est un mouvement qui se concentre sur la vie quotidienne des gens ordinaires et essaie de capturer leurs envies. Il n'a pas vraiment d'association avec le mouvement politique libéral de 1968. En mars 1965 une loi pour protéger les droits d'auteur est créée. Le 21 décembre 1966 le régime décide d'assouplir la censure en supprimant la régie centrale de la surveillance de la presse. En juin 1967 lors du Ivème congrès de l'union des écrivains tchécoslovaques, des voix réclament l'autonomie totale de la culture. Le 26 juin 1968, suite à un ordre d'Alexandre Dubcek, la censure est abolie. Pour Karel Kosik 120 The czechoslovak new wave, second edition, Peter Hames, London, Wallflower press, 2005 121 Ibid 122 « Un quart de siècle de métamorphoses », Galina Kopanevova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 123 « La cinématographie tchèque : littérature et cinéma, et plus particulièrement dans les années 60 », Zdena Skapova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 124 http://www.greencine.com/static/primers/czech-slovak-1.jsp

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en 1968 avec la suppression totale de la censure le cinéma est allé au bout de « la totalité concrète »125.

C/ La plaisanterie, conséquence de l'abolition de la censure Jaromil Jires est né en 1935 à Bratislava, en Slovaquie. Il l'a fuie avec ses parents à l'âge de 9 ans car ce pays était dirigé par un proche des national-socialistes allemands. Son père était tchèque, ils ont donc décidé de se réfugier en Bohême. Jaromil Jires, comme Milan Kundera, a participé en tant qu'étudiant aux événements de l'après-guerre. Il a fait des études de directeur de la photographie puis de réalisateur à la FAMU. Il a décidé de devenir réalisateur suite au renvoi de l'école de son ami Ivan Passer de qui il se sentait le plus proche artistiquement. Le cinéaste a commencé sa carrière en tournant deux documentaires sur des procès historiques. Le citoyen Karel Havlicek qui date de 1966 présente le récit d'un journaliste nationaliste tchèque condamné par le régime austro-hongrois, tandis que Le tribunal, tourné en 1969, parle du procès d'Emil Filla, peintre non conforme au « réalisme socialiste » de l'époque. Sa première fiction, Le premier cri est sorti en 1963. Filmé à la manière d'un documentaire, le réalisateur met en avant les souvenirs, les angoisses et les préoccupations d'un jeune couple le jour de la naissance de leur premier enfant. Jaromil Jires lui-même le décrit comme un questionnement sur le fait de pouvoir élever un enfant dans un monde sous tension. Il dit qu'à « l'époque il y avait une potentielle menace de troisième guerre mondiale »126. Peter Hames cite Ivan Svitak qui décrit la démarche de Jaromil Jires comme un « un engagement lyrique et social »127. Dans une interview d'Antonin Liehm, Jaromil Jires explique qu'après son film Le premier cri, il en a eu marre d'être pris pour un homme polit, calme et plaisant. C'est pour cela qu'il a décidé d'attendre pour sortir un nouveau film et de 125 Cité dans Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 126 Témoignage de Jaromil Jires : « S'il faut être malheureux, autant l'être dans son pays », propos recueillis par Michèle Levieux, L'Humanité, 21 août 1999

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réaliser La plaisanterie128.

Mais Antonin Liehm plus tard en fera une autre

interprétation. Il dit que c'est son premier film qui créera des difficultés au cinéaste pour tourner autre chose que des court-métrages jusqu'en 1968 car il a été perçu comme trop subversif129.

Son deuxième long-métrage La plaisanterie est une production des studios Barrandov, réalisé par Jaromil Jires et scénarisé par Milan Kundera et Jaromil Jires, d'après le roman du même nom. Et bien que le scénario ait été écrit en 1967 avec Milan Kundera, le tournage était sans cesse bloqué par la direction générale des studios. Une autorisation de tournage est finalement obtenue en janvier 1968. Celuici a débuté en juin 1968 et s'est terminé en septembre avec un arrêt du 21 au 28 août lors de la répression du mouvement de Prague par les troupes soviétiques. La littérature est pour le cinéma une source inépuisable de sujets. De plus on compte sur la notoriété des œuvres pour attirer des spectateurs. C'est pour cela que de tous temps, les scénaristes empruntent aux romanciers leurs écrits. Le film La plaisanterie de Jaromil Jires est décrit par Zdena Skapova comme une « réflexion critique sociopolitique sur la société des années 1950 et 1960 » dans lequel deux types d'hommes sont dépeints130. Ludvik Jahn, un être amer, mis au bord de la société pour des raisons idéologiques et Pavel Zemanek, son détracteur, arriviste, opportuniste, qui s'adapte facilement, sans mémoire et sans conscience. Le cinéaste a pourtant choisi de laisser de côté l'une des intrigues majeures du roman, l'amour de Ludvik pour Lucie, pour se concentrer sur le thème principal, les possibilités de l'existence humaine. Jaromil Jires parle de La plaisanterie comme d'un récit sur une « région dépossédée de ses traditions »131. Jaromil Jires a tourné La plaisanterie entre Le premier cri et Valérie ou la semaine des merveilles car il « se sentait une dette envers la réalité »132. Le film a été vu par deux millions de personnes entre février et avril 127 The czechoslovak new wave, second edition, Peter Hames, London, Wallflower press, 2005 128 Closely watched films. The czechoslovak experience, Antonin J. Liehm, New York, International arts and sciences press, 1974 129 Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 130 « La cinématographie tchèque : littérature et cinéma, et plus particulièrement dans les années 60 », Zdena Skapova, dans Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 131 « Le cinéma comme sacerdoce », interview de Jaromil Jires par Galina Kopaneva pour le festival de La Rochelle, 1999 132 Témoignage de Jaromil Jires : « S'il faut être malheureux, autant l'être dans son pays », propos recueillis par Michèle Levieux, L'Humanité, 21 août 1999

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1969. C'est à partir de ce moment que Gustav Husak prend le pouvoir et impose la normalisation à toute la société. Après 1968 la distribution des films tchécoslovaques passe sous le contrôle des autorités avec la création de la « compagnie d'exportation de films ». Les projections dans les salles de cinéma sont également contrôlées133. Entre 1968 et 1970 des tentatives de résistance à la normalisation vont être faites par les artistes. Jaromil Jires par exemple, délaissera la réalité pour tourner Valérie ou la semaine des merveilles en 1969, une sorte de rêve éveillé. Mais entre 1970 et 1974 les meilleurs films des années 1960 vont être exclus de la distribution. Ces films ne réapparaîtront qu'après la chute du mur de Berlin, en 1989. La plaisanterie de Jaromil Jires ne sortira en France qu'en novembre 1990134. C'est à ce moment que de nombreux cinéastes et écrivains choisissent l'exil. Le cinéaste slovaque décidé néanmoins de rester dans son pays. Même si, comme beaucoup d'autres réalisateurs étiquetés « contre-révolutionnaires » il va être privé de travail pendant un certain temps. Il a eu le droit de ne tourner que des documentaires jusqu'en 1972.

133 http://www.filmbirth.com/czech_republic.html 134 « Le cinéma du printemps de Prague vu de France – identification d'un cinéma », Jean-Pierre Jeancolas, dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007

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II. Ludvik, narrateur unique, contre les 4 voix du roman polyphonique Après avoir mis en contexte les œuvres de Milan Kundera et de Jaromil Jires, il me fallait trouver un angle d'attaque pour faire apparaître les différences de points de vue qu'il existe entre le roman et le film. J'ai choisi de m'intéresser à la différence principale qu'il y a entre le récit littéraire et son adaptation cinématographique, la narration. Alors que Ludvik est l'unique interlocuteur du film de Jaromil Jires, dans le roman de Milan Kundera, Ludvik, Helena, Jaroslav et Kostka prennent la parole tour à tour. Néanmoins la trame principale n'est en rien changée. Le film comme le roman décrivent la descente aux enfers d'un étudiant en biologie qui au travers d'une mauvaise plaisanterie n'a que cherché à provoquer sa copine de l'époque qu'il trouvait trop naïve. De plus, cette adaptation a dû se faire sans trop de difficultés car le roman est très vivant. Les narrateurs prennent beaucoup la parole et les descriptions sont très précises, ce qui a été respecté par le cinéaste slovaque. N'oublions tout de même pas que Milan Kundera a exigé d'être coscénariste de cette adaptation. Il voulait donc que le réalisateur suive à la lettre nombre de ses intentions. Linda Seger dans Adapter un livre pour le cinéma ou la TV nous livre les impératifs imposés par cette transposition un peu spéciale135. Tout d'abord, elle nous indique que pour adapter une œuvre littéraire, il faut reformuler et reconceptualiser l’œuvre. Par exemple, le format filmique nécessite de condenser l'intrigue. Dans le film de Jaromil Jires l'histoire d'amour entre Lucie et Ludvik qui occupe pourtant un-tiers du roman a tout simplement été supprimée. Le cinéaste devait trouver que cela nuirait à la compréhension globale de l'intrigue principale. Les livres peuvent exprimer des idées alors que les films doivent se concentrer sur l'action. Dans l'adaptation cinématographique du roman de Milan Kundera les thèmes abordés sont au service du récit de Ludvik. Inversement, le livre permet une meilleure compréhension des événements historiques. Des détails sont donnés par le 135 Adapter un livre pour le cinéma ou la TV, Linda Seger avec la participation de Edouard Blanchot, Paris, Dixit Editions, 2006

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narrateur qui jongle facilement entre passé, présent et futur. Ensuite, le rapport aux personnages n'est pas le même entre récit écrit et récit écran. Dans un roman on peut vivre au travers du narrateur puisque celui-ci nous aider à interpréter et à comprendre les événements. Néanmoins dans le film de Jaromil Jires le narrateur s'impose également au spectateur puisque c'est Ludvik, en voix off, qui revient sur son passé. Enfin, le thème au cinéma est traité de manière dramatique et non plus littéraire. Le récit est restitué sous forme de dialogue. Les événements sont présentés visuellement par les décors ou les vêtements utilisés. Cette ambiance crée une émotion qui guidera le ton du film.

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Ludvik et sa « mauvaise plaisanterie » La plaisanterie, que ce soit le roman de Milan Kundera ou le film de Jaromil Jires, c'est en premier lieu le récit de la descente aux enfers de Ludvik Jahn, jeune militant communiste qui ne se prend pas assez au sérieux pour la Tchécoslovaquie d'après février 1948. On est amenés, à travers ce narrateurpersonnage à revivre avec lui les pas de sa chute. « D'individualiste » il va devenir trotskiste aux yeux de ses camarades puis « ennemi du Parti » et enfin un homme sans histoire. L'amour qu'il avait pour Marketa, militante joyeuse et optimiste va se transformer en soif de revanche, en désir de renverser le cours des choses à son tour. C'est peu après l'accession au pouvoir de Gottwald que Ludvik va être jugé par ses amis de l'université pour avoir écrit une plaisanterie à Marketa sur le Parti. Son intention n'était pas mauvaise, juste de la taquiner, mais il va vite devenir l'homme de ses écrits pour ses camarades qui ne lui laisseront pas le choix. Il sera exclu de la faculté et du Parti car on ne rigole pas avec l'optimisme, ni avec Trotsky le traître d'ailleurs. Dans une société où privé et public se confondent, Ludvik va payer le prix fort. Il va être jeté hors de l'Histoire avec le bataillon des « ennemis du socialisme ». Ces individus perçus comme potentiellement dangereux travaillent d'arrache-pied à la mine, suivent des cours d'idéologie et ne sont pas considérés par leurs supérieurs comme des égaux. Ludvik n'aura plus de moyens pour construire sa propre histoire, il va vivre celle qu'on lui a imposée pendant plus de cinq ans. Il ne s'en remettra pas, persuadé que sa faute n'en est pas une. Ses pensées seront toutes remuées à revivre le passé. C'est pour cela que lorsqu'il réintègre une vie « normale », son désir de vengeance n'en sera pas calmé. Il rencontre Helena la femme de Pavel Zemanek, son bourreau, et décide de prendre sa revanche. Savoir qu'un autre homme possède sa femme est pour Ludvik le pire des supplices. Pas à pas, il cherche donc à séduire Helena pour arriver à ses fins. Il n'est pas au bout de ses peines puisqu'il découvrira qu'encore une fois il a été en proie aux illusions. La vengeance est un plat qui ne se mange pas froid car elle risque de ne pas être comestible.

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A/ Ludvik, trotskiste malgré lui Ludvik Jahn passe en peu de temps du jeune militant à « l'individualiste ». Bien qu'il ait décidé de s'engager dans le parti très tôt, le personnage principal du roman de Milan Kundera tombera vite de son piédestal. L'arrivée du communisme en République Tchèque a suscité de nombreuses émules chez les jeunes. Enthousiastes, optimistes pour leur avenir, chez Ludvik comme chez d'autres, le militantisme était ressenti positivement. C'est le seul pays où le socialisme a été développé dans l'esprit de Marx pour Antonin Liehm, c'est à dire que le mouvement est arrivé dans un pays développé industriellement depuis plus de 100 ans et soutenu en partie par des ouvriers136. L'impression d'être sauvé par l'idéologie était dans toutes les bouches et plus particulièrement dans celle de Ludvik : « C'était la première année après février quarante-huit ; une vie nouvelle avait commencé, vie vraiment différente, dont la physionomie, telle qu'elle s'était fixée dans mes souvenirs, était d'un sérieux rigide, avec ceci d'étonnant que ce sérieux n'avait rien de sombre, mais au contraire les dehors du sourire ; oui, ces années-là se déclaraient les plus joyeuses de toutes, et quiconque n'exultait pas devenait aussitôt suspect de s'affliger de la victoire de la classe ouvrière ou bien (manquement moins grave) de plonger en « individualiste » au fond de ses chagrins intimes »137.

Après la révolution, faire parti du mouvement devait être pris au sérieux, Ludvik le savait bien. Il fallait se réjouir de l'accession au pouvoir des communistes en montrant son dynamisme et son énergie à servir le Parti. Aucune autre alternative n'était acceptée. On devait être membre du Parti pour pouvoir espérer des responsabilités, que ce soit dans son travail ou même à l'université. L'éducation marxiste-léniniste avait pour but de se défaire de « l'idéologie bourgeoise » et de tenter d'atteindre « l'esprit du parti »138. Le but étant d'accéder à une « société transparente, prévisible et sans conflits »139.

136 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974 137 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.49-50 138 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 139 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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Le problème de Ludvik pour Peter Steiner, c'est que c'est qu'il est un être humain en proie aux doutes, qu'il est « un sceptique »140. Ludvik n'accepte pas de se donner entier au mouvement. Il va commencer à avoir des doutes sur sa propre vision de l'idéologie quand il va rencontrer Marketa, de qui il tombe amoureux. Dans l'esprit de son temps, la jeune femme était à la fois « naïve », « pleine de joie » et « sérieuse ». Marketa refuse à Ludvik l'amour physique car elle pense que ce n'est pas une preuve d'amour que de se donner trop tôt alors que lui en rêve. Il va d'autant plus mal vivre son refus du fait qu'elle décide de partir pendant les vacances à un stage politique alors que lui avait prévu de l'emmener à la campagne, dans un chalet au calme, rien que tous les deux. Dans le film de Jaromil Jires, on voit Marketa, souriante, monter dans le bus et partir pour son stage141. Elle s'éloigne de Ludvik physiquement et psychologiquement. Alors que le bus part, la voix de Marketa lit une lettre qu'elle lui envoie pendant son stage. Elle lui dit qu'elle est heureuse d'apprendre des choses, sur Trotsky par exemple et qu'elle ressent le « pouvoir de l'optimisme » présent à son stage. Puis, la voix de Ludvik, mélancolique, retentit dans le même temps où la caméra se rapproche de la carte postale qu'il lui a adressé. Ludvik lui répond que « L'optimisme est l'opium du peuple. L'esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! Ton Ludvik ». Même si le film ne donne pas d'explications sur la réaction de Ludvik, on comprend grâce au décalage de ton, que Marketa et lui n'ont pu que s'éloigner, elle trop enthousiaste et lui, trop sceptique. Et c'est effectivement l'explique que nous livre Ludvik dans le roman : « Il n'y avait qu'une chose que je n'approuvais pas : qu'elle se sentit contente et heureuse alors que j'étais en mal d'elle. Alors, j'achetais une carte postale et (pour la blesser, la choquer, la dérouter) j'écrivis : L'optimisme est l'opium du peuple ! L'esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! Ludvik »142.

Ludvik, vexé qu'elle ne choisisse pas de passer ses vacances avec lui, décide de la provoquer. D'autant plus que les échanges entre les deux sont vécus comme une douleur pour lui. Il lui a écrit son mal-être qu'elle ne soit pas avec lui, et elle préfère lui parler de son stage que de lui parler d'amour. Il décide, comme à son habitude 140 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000 141 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène où Ludvik repense à Marketa [12'37 - 14'41] 142 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.55

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avec elle, d'adopter une attitude supérieure, pour la faire réagir, pour qu'elle se livre enfin. Dans le livre, Luvik est décrit comme un jeune homme qui manque d'assurance avec les filles. C'est sa manière à lui de se construire et de se faire remarquer.

Mais dans la Tchécoslovaquie communiste, « la vérité devient un enjeu quotidien »143. Si l'on commet une faute vis à vis du Parti, il faut être capable de s'auto-critiquer. Plus largement, il faut pouvoir se livrer au Parti qui considère que la barrière entre le public et le privé n'existe plus. Tout doit se savoir et tout doit être dit. Cela revient néanmoins à « de l'hypocrisie sociale »144 selon Gérard Bellouin, car si le citoyen est tenu de réagir à la propagande, un climat de suspicion s'installe alors dans la société. Pourtant, la critique aussi doit être faite collectivement, car il ne faut pas laisser ses camarades être submergé par un mauvais esprit. C'est ce que va vivre Ludvik. Peu après l'envoi de sa carte postale, il va être convoqué par trois de ses camarades de l'union des étudiants pour s'expliquer à ce sujet. Ils l'assaillent de questions rhétoriques : « Tu crois qu'il est possible de construire la socialisme sans l'optimisme ? Demanda un autre. Non, dis-je. Alors toi par conséquent, tu n'es pas partisan de l'édification du socialisme chez nous, déclara le troisième. Comment ça ? Protestais-je. Parce que, pour toi, l'optimisme est l'opium du peuple ! Éclatèrentils »145. L'interrogatoire s’enchaîne sans que Ludvik n'ait vraiment le temps de réfléchir à des réponses. De la même manière dans le film, on voit ses détracteurs se passer la carte de Marketa tout en continuant à lui poser des questions146. Les trois le fixent gravement, comme s'il s'agissait de la plus haute trahison commise par un membre du Parti. C'est un problème pour eux, communistes de dénigrer l'optimisme. Ils prennent les écrits pour des faits et accusent Ludvik d'être réellement un Trotskiste. Ils cherchent à savoir s'il n'a pas d'autres écrits sur Trotsky dans ses affaires. L'adaptation de Jaromil Jires a la particularité de placer Ludvik en tant que personnage passif, envahi par ses souvenirs. Les images de son présent et de son passé s'entremêlent, on le voit interagir avec la scène de sa jeunesse, tantôt pensif, tantôt apeuré, seul dans sa chambre d'hôtel. Le problème à cette époque d'être un 143 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974 144 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 145 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.59

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trotskiste c'est que celui-ci s'était opposé à Staline dans la lutte pour le pouvoir communiste. Trotsky, avait déjà analysé le modèle stalinien qu'il n'approuvait pas puisqu'il le voyait comme une « déformation bureaucratique »147, comme un modèle non marxiste qui ne fait que supprimer des libertés au citoyen alors qu'il devrait lui en apporter. Pour Gérard Bellouin, un autre problème du Stalinisme est qu'il n'accepte pas toutes les branches du mouvement ouvrier. Même s'ils en dépendent tous, des différences étaient faites entre le trotskiste, le communiste, le mutualiste, le socialiste, l'anarchiste et le jociste148. Pour ses camarades du Parti, c'est le vrai visage de Ludvik qui s'est révélé au travers de cette lettre. Ils lui disent : « Il se peut que si tu avais réfléchi davantage, tu n'aurais pas écrit cela. De cette façon, tu l'as écrit sans masque. Comme ça, au moins, nous savons qui tu es »149. Ils le voient comme quelqu'un de faux, qui sépare sa vie privée et sa vie publique, il ne mérite donc plus de faire partie de l'Union des étudiants. Pour Milan Kundera, à l'époque « le public est le miroir du privé, et le privé révèle le public »150. Ses camarades ont donc pris ce dicton au pied de la lettre et se sont mis à considérer Ludvik comme un « individualiste », qui a des pensées pour lui qu'il ne révèle pas au Parti.

Ludvik sera finalement exclu du Parti et de la faculté lors d'un procès monté de toutes pièces. Ce récit, c'est le « déchirement intérieur de Ludvik, entre sa raison et sa conscience politique »151. Bien qu'il sache que sa faute était une faute grave pour le Parti, Ludvik a décidé de ne pas céder à Marketa. Il a choisit de ne pas s'auto-critiquer devant elle, alors qu'elle aurait pu être pour lui un atout favorable à sa défense. Il sait qu'en plus de cela il la perdra mais ne préfère ne pas abandonner son sens critique. C'est le point de sa chute, son choix moral. Pour Alain Bourreau en allant trop loin dans ses propos « Ludvik refuse le lien social et les règles de la société »152. C’est la société communiste particulièrement qui a permis à sa 146 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de l'interrogatoire [14'52 17'32] 147 « Démocratisation et pensée critique », Robert Kalivoda, dans Socialisme à visage humain. Les intellectuels de Prague au centre de la mêlée, présenté par Antonin Liehm, Paris, Editions Albatros, 1977, p.67 148 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 149 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.61 150 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993 151 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009 152 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105

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plaisanterie de devenir publique. En cela, elle devient presque irréelle. La dénonciation de Marketa, qui a montré la carte aux autres membres du Parti, n'est pas fortuite puisqu'elle croyait bien faire, qu'elle croyait pouvoir aider Ludvik en faisant cela. L'exclusion du parti de Ludvik reste néanmoins comme l'a justement noté Maria Nemcova Bernejee un quiproquo153. Marketa n'a pas su recevoir le message codé de Ludvik, qui lui demandait un peu plus d'attention.

B/ Sa vie « en dehors de l'Histoire » Ludvik tombe peu à peu dans l'oubli de ses camarades et commence à mener une vie insignifiante et dure. Il se retrouve hors du chemin traditionnel de la vie, banni pour une simple plaisanterie. Il doit désormais accomplir sa vie hors de la société et hors de l'Histoire : « Oui, tous les fils étaient cassés. Brisés, les études, la participation au mouvement, le travail, les amitiés, brisés l'amour et la quête de l'amour, brisé, en un mot, tout le cours, chargé de sens, de la vie. Il ne me restait plus que le temps »154. Velichka Ivanova développe l'idée de François Ricard de « l'idylle de l'expérience »155. Alors que l'Idylle chez Milan Kundera est l'existence idéalisée par un individu à un moment donné, « l'Idylle de l'expérience » ou anti-Idylle est constituée par l'isolement et l'oubli. Dans La plaisanterie, c'est le personnage de Ludvik qui la vit puisqu'il est exclu du Parti communiste puis envoyé en camp d'internement. Ludvik va peu à peu descendre la scène de l'Histoire. Alors qu'auparavant il était une personnalité importante du Parti, il va en être exclu à cause de sa vie privée. C'est son idéal, celui de la société communiste de l'époque, qui va se retourner contre lui et ne lui laissera aucune place. Une fois désillusionné sur la vie en société, Ludvik ne pourra pas revenir en arrière. Au contraire, il va vivre la difficile expérience de paria de la société puisqu'il n'accepte pas ses codes.

153 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 154 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.86 155 « L'Idylle et l'idylle, relecture de Milan Kundera », François Ricard, cité dans Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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Dispensé d'études, Ludvik doit accomplir son service militaire. Pour cela il est envoyé à la caserne d'Ostrava, dans le bataillon des « ennemis de la République ». A son arrivée, on lui rase la tête et de là s’enchaîne le mouvement de dépersonnalisation des nouveaux arrivants : « Par la chaise du coiffeur commençait la chaîne qui devait nous transformer en soldats : de cette chaise où nous avions perdu nos cheveux, nous étions dirigés vers un local attenant, là contraints de nous déshabiller complètement, d'emballer nos vêtements dans un sac en papier qu'il fallut lier avec une ficelle et remettre à un guichet ; tondus et nus, nous traversions le couloir pour aller toucher des chemises de nuit dans une autre salle »156. Des vêtements officiels, avec l'écusson noir du bataillon, leurs sont alors remis. Dans le film, la séquence d’introduction du camp d’internement est prenante157. Sur fond de chant de militant communistes, les hommes en file indienne, sont tondus un par un comme des animaux. On peut voir sur leur visage grâce au gros plan qu'ils ne savent pas vraiment ce qu'ils font là. Ils lèvent les yeux pour regarder le coiffeur, façon de montrer qu'ils sont plus passifs qu'actifs. Ils se font traiter d'idiots dès leur arrivée par les officiers. Les uniformes ne sont pas donnés mais balancés à chacun qui, dans une course effrénée, va rejoindre le hall d'entrée de la caserne. Ils se retrouvent là, tremblants, agglutinés et apeurés. Tous ces hommes, ces « ennemis du socialisme » se retrouvent là sans identité, égaux les uns aux autres, mais bien inférieurs à leurs supérieurs. Dans le roman de Milan Kundera, le narrateur est mis en scène explicitement, il est « dramatisé », ce qui permet de suivre Ludvik jusque dans ses moindres doutes158. La relation du lecteur au narrateur est subjective avec l'emploi de la première personne du singulier. Le lien se resserre avec le personnage principal, pris en sympathie car la proportion qu'a pris les événements qu'il a vécu nous semble totalement démesurée.

Les membres du bataillon doivent travailler à la mine tous les jours et faire des exercices « d'éducation au socialisme ». Ils doivent apprendre les bases de l'idéologie. Ce sont des soldats tellement mal considérés qu'ils n'ont pas droit aux armes. Et bien qu'ils soient payés, ils sont traités cruellement. Peu à peu Ludvik va 156 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.79 157 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène d'embrigadement [28'22 30'05]

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comprendre

qu'il

n'est

plus

maître

de

ses

propres

mouvements :

« La

dépersonnalisation qu'on nous infligeait semblait parfaitement opaque les premiers jours ; impersonnelles, imposées, les fonctions que nous exercions se substituèrent à toutes nos manifestations humaines »159. La cruauté qu'exercent les officiers sur eux est sans limite puisqu'ils ne doivent servir le pays qu'en exerçant des tâches peu nobles. Le travail à la mine par exemple, difficile du fait de la poussière et des maladies générées par ce type d'exercice. Ces « ennemis de la République » ne sont pas considérés comme des égaux, ils n'appartiennent pas au communisme, ils sont haïs car n'acceptent pas les règles de la société160. Ils sont vus comme une menace pour la cohésion du collectif. Dans le roman de Milan Kundera, les exercices physiques sont de plus en plus éprouvants et perdent de leur sens. Après les avoir fait courir en avant et en arrière tous les 5 mètres, le nouvel officier décide d'organiser une course de relais un peu spéciale. Plusieurs équipes de noirs doivent concourir contre une équipe d'officiers alors qu'ils ont travaillé à la mine le matin et viennent de faire des exercices. Le départ se fait à genoux. Exaspérés par tant le manque de compréhension de leurs supérieurs, les noirs décident de fausser le jeu. Seul Alexej ne veut pas y participer car il est « communiste », il se considère comme un égal des officiers et exècre ses camarades du bataillon. Malgré cela, son corps ne tient pas et il sera vu comme le fauteur de troubles. Il doit faire 15 jours de prison ferme. Dans la scène de la course de relais du film161, le réalisme est encore une fois accru. La fatigue se ressent sur leurs visages et c'est plein de boue qu'ils s'élancent dans la course. Les officiers râlent puisqu'ils ont finit bien avant eux alors que les noirs s'acharnent à simuler des blessures. Seul Alexej tente un sprint mais est rattrapé par la fatigue. Il a un point de côté.

C/ Le mythe de la vengeance Le récit de La plaisanterie est en fait le récit de la vengeance de Ludvik. Pavel Zemanek, l'homme qui a mené le procès contre lui à l'université, l'obsède encore 15 ans après. Il nourrira en lui sa haine de la société et sa haine des hommes. 158 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 159 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.80 160 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 161 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de la course de relais [37'32 - 39'44]

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Un jour, alors qu'il a repris une existence « normale », Helena, la femme de Pavel qui est journaliste, va venir l'interviewer. Il travaille désormais dans un laboratoire scientifique, et c'est précisément pour quoi Helena est là. Il décide donc de profiter de cette « chance » car non seulement il n'a pas oublié ce que Pavel lui a fait mais il ne lui a toujours pas pardonné. Dans le film de Jaromil Jires, Ludvik fait la connaissance d'Helena dès la première scène162. On rentre directement dans le vif du sujet. Notre homme, ennuyé d'être interrogé par une journaliste, décide de dévier la conversation sur des propos plus personnels pour la taquiner. Il lui demande ce que fait son mari et finit par comprendre le lien qu'elle a avec Pavel quand elle lui tend son étui à cigarettes. Helena garde cette photographie de lui avec elle, toujours, elle lui rappelle le bon vieux temps. Dans ses pensées, Ludvik dévoile qu'il est d'un coup devenu obsédé par cette femme car il la hait comme il hait Pavel Zemanek. On ne sait rien de lui à ce moment-là. Dans la scène suivante Ludvik nous livre que : « Soudain, [il] y [a] vu [sa] chance de revanche ». La différence avec le roman est double. Non seulement les faits sont inversés chronologiquement puisque le récit de la rencontre avec Helena vient dans la cinquième partie du livre. Mais également, pour renforcer la puissance des mots que Ludvik utilise à l'encontre de Pavel, celui-ci s'amuse à énumérer les défauts de son bourreau qu'il compare à sa femme. Ludvik dit à propos d'Helena : « Cette journaliste phraseuse, remuante, arriviste, avait, me sembla-t-il, un air de famille avec ce personnage que j'avais connu pareillement phraseur, remuant et arriviste »163. Alors qu'il ne la connaît nullement, son point de repère va être son mari. Il va décider de la détester autant qu'il déteste Pavel. Puis peu à peu Helena lui apparaît comme une femme qui a des attributs, et qui est donc désirée et désirable. Lors de leur conversation, il décide de franchir leur intimité. Sa vengeance serait alors double, envers Pavel et envers les femmes qui n'ont pas voulu de son amour physique, Marketa et Lucie. Néanmoins dès qu'Helena part, il ne ressent plus que de l'antipathie pour elle. Ludvik est donc, après toutes ses années, incapable d'oublier le passé et de vivre. Il continue à se chercher et à chercher sa place dans la société. Il pense qu'en se vengeant du responsable de sa chute, il pourra enfin vivre pleinement, il pourra enfin profiter de la vie. A partir du moment où il décide de se venger, Ludvik pense qu'il peut pour une fois, maîtriser le cours d'une partie de l'histoire de sa vie : « Moi, en revanche, 162 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de sa première rencontre avec Helena [02'53 - 06'12]

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j'avais agi dès le commencement comme auteur et metteur en scène de l'aventure que j'allais vivre »164. La domination qu'il veut exercer sur Helena est sexuelle. Pour Ludvik, obtenir le corps d'une femme, c'est l'obtenir en elle-même, la maîtriser, la dominer. Obtenir le corps d'une femme mariée, c'est prouver sa supériorité sur l'autre homme. C'est comme cela qu'il a décidé de prendre sa revanche, plus psychologiquement que physiquement. Pour Maria Nemcova Banerjee, « la ville de Moravie désertée par l'Histoire est le champ de bataille de Ludvik »165. Il mène seul un duel sexuel avec Pavel. Il veut dominer Helena pour dominer Pavel. Milan Kundera opère généralement une distinction entre « l'amour physique » et « l'amour de l'âme », c'est ce qu'il fait ici pour le personnage principal de La plaisanterie. Dans la vie de Ludvik, les deux sont séparés. Il aime avec son âme Marketa et Lucie mais leur corps ne lui appartiendra jamais. A l'inverse, il a aimé physiquement Helena mais sa raison n'était pas d'accord avec cette décision. Alors qu'il a obtenu d'Helena ce qu'il voulait, cette dernière, en confiance, va lui révéler une vérité qui va bouleverser Ludvik. Elle ne vit plus avec son mari depuis trois ans. Sa vengeance est donc néante, il n'a pas plus réussi à maîtriser le cours de son histoire. Pour Velichka Ivanova, le récit de Ludvik est « l'histoire d'une vengeance par la séduction »166. L'érotisme est le dernier domaine privé laissé libre par le système mais il est également victime d'hypocrisie et de mensonge. Ludvik et Helena n'ont pas choisi d'être francs l'un envers l'autre dès le départ, ce qui va finalement se retourner contre eux deux. Ludvik est « égaré entre le rôle de la victime qui se trompe de coupable et celui du bourreau qui se trompe de cible »167. Il revient après ses années passées à la mine en croyant que rien n'a changé. Son temps à lui est figé dans le désir de vengeance, il n'a plus de notion de la réalité.

Le coup sera d'autant plus dur pour Ludvik lorsqu'il va rencontrer Pavel pendant de la chevauchée des rois. Désormais professeur de philosophie à l'université, il est venu avec sa nouvelle compagne, une de ses étudiantes, pour parler 163 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.265 164 Ibid, p.263 165 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 166 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 167 « Aragon et Kundera : « la lumière de la plaisanterie » », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009

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à Helena. Dans le roman de Milan Kundera Pavel, apparaît tout d'abord à Ludvik comme « le même ». Ce dernier va néanmoins se rendre compte que, comme le dit Zemanek : « Les temps ont changé »168. Il s'est adapté à son temps, il est à la mode, il enseigne la « philosophie » et non pas le « marxisme ». Il a été promu professeur dans cette matière alors qu'il avait fait des études de biologie, ce qui prouve bien qu'avoir des responsabilités dans le Parti était la seule condition pour réussir dans la vie. Il est l'idéal de Mlle Brozova puisqu'il fait « cause pour la jeunesse », il a défendu un garçon qui devait être expulsé de la faculté. C'est le professeur le plus populaire, il parle très bien et tout lui sourit. Ludvik se rend vite compte qu'il n'a plus la même attitude qu'autrefois. Dans le film, c'est Pavel qui décide d'aller aborder Ludvik169. Ils conversent, Ludvik un peu gêné et réservé, Pavel tout souriant. Il a l'air heureux de revoir un ancien camarade de classe. Il semble avoir oublié ce qui s'était passé avec Ludvik puisqu'il va même lui dire que selon lui ce genre de festivités a été créé dans les années 1950 pour cacher des condamnations faussées. La vengeance de Ludvik Jahn est « tragique »170. Ludvik reste une victime de l'Histoire et de son passé. Son erreur se ressent jusqu'au bout, lui a passé la moitié de sa vie enfermé dans un camp militaire alors que Pavel a été promu professeur. Lui se retrouve seul à la fin alors que Pavel est populaire auprès de ses élèves et même encore auprès de sa femme. Sa vengeance pour enfin oublier le passé ne se fera pas. La réalité c'est celle des rencontres qu'il va faire tout au long de son récit. Ce sont les autres individus qui, à chaque fois, vont sans le vouloir, remettre Ludvik à sa place.

L'Homme, un être social ? Pour le philosophe grec Aristote « l'homme est par nature un animal politique »171. Par « politique », il faut entendre « qui vit dans la cité » car le grec « Polis » se traduit par « cité ». L'Homme ne peut donc développer ses facultés propres que dans la société, il ne se développe que grâce à son activité collective. 168 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.393 169 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de rencontre avec Pavel et son étudiante [01'01'14 - 01'04'46] 170 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 171 Politiques – livre I, Aristote, Paris, Nathan, 2000

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Milan Kundera, prend le contre-pied de cette affirmation en faisant du Ludvik de sa « plaisanterie » un animal isolé et solitaire. Il le devient un peu plus tout au long de son parcours, de son récit. Jeune militant communiste, lui aussi rêvait des lendemains meilleurs pour la nouvelle Tchécoslovaquie. Il imaginait construire une société jeune, libre et pleine d'enthousiasme. C'est par le groupe qu'il devait se définir et il le faisait, jusqu'à sa chute. Il célébrait gaiement avec ses camarades la commémoration de la libération de Prague par l'armée rouge en participant au défilé du Premier Mai par exemple. Mais plus le temps a passé, plus il a vu dans ces festivités des impostures. Des manifestations qui ne sont qu'artificielles, et à la gloire du Parti. Ce mythe de la société communiste idéale, Milan Kundera le déconstruit en développant son concept de « l'âge lyrique ». C'est l'âge de la jeunesse fanatique, peu mature, qui ferait tout pour défendre ses idéaux. Ce que Ludvik a subi, dans les années 1950, beaucoup d'autres l'ont également subi. Les procès n'étaient que des conséquences des abus de pouvoir de ces hommes-enfants, prêts à tout pour parvenir à leurs fins, à leur société harmonieuse. Le héros du roman finit par le comprendre et exècre la bêtise de la jeunesse. Il se rendra néanmoins compte que lui aussi a, par moments, été bercé d'illusions. C'est le cas de son amour pour Lucie, jeune ouvrière fragile et douce, qui ne se livrera pas à lui. Il découvrira la vérité bien trop tard. Il avait par ailleurs été trop occupé à penser à lui-même. Ludvik est un être condamné à connaître des déceptions amoureuses et amicales. Mais il n'est pas le seul. Les personnages du roman et du film La plaisanterie sont des êtres qui se rencontrent sans se découvrir réellement. Ils jouent les uns avec les autres. Ludvik joue avec Helena qui est moins qu'une simple conquête puisqu'elle n'est pour lui qu'un objet, le moyen de sa vengeance. Ce sont aussi des individus qui n'acceptent pas de se livrer à l'autre de peur de devenir trop vulnérables. Lucie avec Ludvik ne sera jamais ellemême, de peur qu'il ne découvre sa vérité. Ces êtres en perdition nous amènent à nous demander si l'Homme est réellement un animal social.

A/ Le « bonheur collectif » sous le communisme « Le totalitarisme, ce n'est pas que l'enfer, c'est aussi le rêve de paradis, un rêve vieux comme le monde, où les tous les hommes vivent dans l'harmonie »172. Ce propos de Milan Kundera révélé à Philip Roth lors de l'une de leurs conversations 172 « Conversation à Londres et dans le Connecticut avec Milan Kundera » dans Parlons travail, Philip Roth, Paris, Gallimard, 2004

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exprime parfaitement l'idéal communiste. Vivre dans une communauté où chacun peut partager son moindre bien et où les hommes ne manquent de rien. Vivre dans une communauté solidaire, où emplis de joie, les citoyens peuvent mener une existence de rêve. Pour Gérard Bellouin, c'est la « fraternité communiste » qui permet le mieux de pouvoir aspirer à des lendemains meilleurs grâce à l'intégration dans un groupe173. Mais l'adhésion au Parti est un don de soi qui exige des contreparties. Pour les militants, ces devoirs étaient une réalité qu'ils se devaient d'accomplir, au nom de leurs idéaux, comme par exemple la lutte contre les inégalités dans la société. Cette réalité n'était en fait qu'une illusion, une « réalité plus forte que la réalité objective »174 qui menaient les individus à des actes pas toujours bénéfiques pour connaître le bonheur communiste. Le groupe soude les individus mais dans le même temps les dépossède de leurs caractéristiques propres car ils se doivent d'être parfaits aux yeux du Parti. Le communisme dispense de réfléchir et interdit de penser. Il n'y a pas de doutes à avoir sur sa propre vie puisque le seul la seule liberté possible est collective. Gérard Bellouin cite Gaston Plissonier qui dit qu'il y a : « une nécessité d'être en harmonie avec le Parti » pour les personnes vivant dans ce type de régime175. L'amour des communistes ne dérive que de l'amour qu'ils portent au Parti, et c'est dans les moments de fêtes et de célébrations qu'ils le lui rendaient le plus. Une des célébrations les plus importantes en Tchécoslovaquie communiste était le 1er mai, date de la libération du pays par l'armée soviétique. De fastueuses manifestations à la gloire des héros morts pour la patrie étaient organisées. Milan Kundera a décidé de revenir sur ce souvenir puisque dans son roman La plaisanterie, Ludvik se remémore ses souvenirs de bonheur collectif. C'est l'un de ses seuls bons moments passé avec Pavel Zemanek : « Deux années de rang nous participâmes au défilé du Premier Mai, et Zemanek […] s'était joint à nous. […] Ce Praguois de naissance qui n'avait jamais été en Moravie jouait avec fougue au coq de village de chez nous et je le regardais avec amitié, heureux que la musique de ma petite patrie,de temps immémorial paradis de l'art populaire, fût tellement aimée. »176. 173 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 174 Ibid 175 « Une vie pour lutter », Gaston Plissonier, cité dans La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 176 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.65-66

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La joie et l'enthousiasme des jeunes pour les festivités créées sous le régime se ressentaient. Et Ludvik était en ce temps-là admiré par le simple fait d'être Morave, ses camarades l'avaient bien compris et le mettaient à l'honneur pour cela. Ce bonheur, c'est un bonheur artificiel puisque le régime de Gottwald ne s'intéressait au folklore des campagnes que pour assurer sa communication. En même temps, il était bien réel puisque de milliers de personnes s'étaient réunies à Prague en 1948 et 1949 pour célébrer le Premier Mai. Dans le film, la scène de cette manifestation177, met en scène une jeunesse communiste et militante qui se sent libre et heureuse. Ils dansent, chantent, à la gloire de Gottwald, le nouveau dirigeant du pays et de l'armée rouge venue lui apporter la paix. On peut également apercevoir Pavel Zemanek plein d'entrain en costume traditionnel. Des militants avec des banderoles sifflotent et chantent eux aussi. Des jeunes filles en robes et couronnes de fleurs défilent. Des militaires applaudissent des rondes alors que les jeunes chantent « Le temps de la liberté est venue ». Toute la célébration est bien orchestrée. Mais le commentaire de Ludvik en voix off résonne dans nos oreilles : « On se sentait obligés d'être heureux. C'était une sorte de joie sérieuse que nous devions éprouver, qui ne laisse pas d'espace à la liberté. ». Il nous ramène à la réalité de cette mascarade. Être heureux sous le communisme était plus un devoir qu'un droit puisque chacun se devait d'être enthousiaste vis à vis du Parti.

D'autres festivités sont présentées par Milan Kundera et Jaromil Jires. C'est par exemple le cas du baptême laïc, instauré par les communistes, la « cérémonie de bienvenue aux nouveaux citoyens ». L'écrivain tchèque nous fait suivre Ludvik qui, alors qu'il se ballade seul dans sa ville natale sans vraiment savoir où aller, se retrouve dans une cérémonie qu'il trouve tout d'abord étrange. Il s'assoit puis la musique retentit et la procession commence. Des jeunes femmes avec leurs nouveaux-nés dans les bras puis leurs maris sont invités à prendre place devant le maire. Ensuite c'est au tour des enfants de réciter des poèmes pour célébrer l'arrivée de ces nouveaux-nés dans la société. Ludvik remarque que les enfants sont les plus disciplinés, ils tiennent des bouquets d’œillets dans leurs mains. Enfin le maire fait un discours en disant qu'ils seront « la fierté de leurs familles, de l'Etat et de l'idéologie ». A la fin de la manifestation, celui-ci le reconnaît, c'est Kovalik, un 177 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de la manifestation du 1er mai 1949 [10'33 - 12'24]

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copain de collège, qui dirigeait la cérémonie organisée par le comité national de la ville. Il lui confie : « (…) Ce n'était pas un baptême, mais une « bienvenue dans la vie aux nouveaux citoyens ».Il était manifestement enchanté de pouvoir causer. Deux grandes institutions, d'après lui, s'opposaient : l'Eglise catholique avec ses rite, de tradition millénaire, et, en face, des institutions civiles dont le jeune cérémonial doit se substituer à ces rites immémoriaux. Il disait que les gens ne renonceraient à célébrer les baptêmes et les mariages à l'église que lorsque nos cérémonies civiques auraient autant de grandeur et de beauté que les cérémonies religieuses. »178.

Les citoyens sont donc invités par le Parti à la naissance de leurs enfants, à venir célébrer leur arrivée de manière institutionnelle. Ils n'ont pas obligation de venir mais sont jugés s'ils ne le font pas. Une des volontés de la propagande et de la culture communiste était de pouvoir supplanter le pouvoir de l'Eglise dans le cœur des membres de la société. Le bonheur devait certes être collectif mais ne s'appliquer qu'aux citoyens qui voulaient entrer dans la nouvelle ère, l'ère communiste. Dans le film, la scène179 se déroule de la même manière à quelques exceptions près. Ludvik qui attend Helena en ville ne suit pas un couple mais une belle jeune femme bien habillée. Il entre dans le bâtiment puis est invité à s'asseoir par une femme. Les couples et leurs nouveaux-nés ainsi que les enfants sont tous coordonnés. Pendant que le maire fait son discours pour célébrer ces naissances, tous les invités l'écoutent dans un profond silence, presque solennel alors qu'un orgue et un violon accompagnent les festivités. A la fin de la scène ce n'est pas un ami membre de la mairie qui vient le voir mais le violoniste lui-même qui le reconnaît. Dans le film, Ludvik ne l'appelle pas par son prénom mais il a certaines caractéristiques du personnage du roman Jaroslav. Ludvik et lui étaient amis d'enfance et ont tous deux joué dans un orchestre folklorique. Pour Velichka Ivanova c'est l'importance qui Ludvik accorde au « moi » plus qu'au collectif qui va le conduire à sa perte180. Il n'a malheureusement pour lui pas su se positionner dans cette société idéale puisqu'il en a rejeté les codes.

178 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.259 179 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène du baptême laïc [21'44 – 30'44] 180 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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B/ « L'âge lyrique », âge des illusions Le combat de Milan Kundera est un combat contre les illusions qui sont le plus souvent dues au fanatisme de la jeunesse. Le communisme s'est construit dans les démocraties populaires grâce à l'adhésion des jeunes militants. Gagner leur confiance en leur offrant des distractions et des responsabilités, c'était gagner les générations suivantes. Et cette confiance passe par le groupe, le collectif. Pour Gérard Bellouin le communisme a mis en exergue « le fantasme de l'unité fusionnelle de la société »181. Il explique ce concept en citant Didier Anzieu pour qui le groupe est une « membrane à double face ». C'est à dire que le groupe a une réalité extérieure mais aussi une réalité intérieure. Il est bien sûr impossible que tous les militants aient des pensées uniques, c'est pour cela que le groupe crée une façade, une nouvelle réalité pour masquer ces conflits internes. L'identité de l'individu est remplacée par l'identité de groupe. Le désir de sécurité des individus et du régime est satisfait. Albert Knobler dans son film Le bonheur dans 20 ans, a le même propos : « Dans la réalité communiste, nous devions désapprendre à penser par nous même, nous n'avions plus le droit à la réflexion, notre vie était en dehors de la réalité »182. Pour Eva Le Grand c'est « l'Idylle totalitaire » qui imposait des règles strictes à ses participants183. « L'Idylle » chez Milan Kundera c'est un temps d'illusions, de communion avec son idéal. Dans L'art du roman Milan Kundera la définit comme « l'état du monde d'avant le premier conflit ; ou, en dehors des conflits ; ou, avec des conflits qui ne sont que malentendus, donc faux conflits »184.Velichka Ivanova nous dit que « dans les romans de Kundera, les failles de l'individu ont des résonances dans les failles de la société »185. En effet, les failles de Ludvik, révèlent les abus de la société communiste, pourtant voulue comme idéale. L'écrivain lui-même a vécu la désillusion de cet idéal puisqu'autrefois il a connu le sentiment de bonheur collectif. L'Idylle du communisme est à la fois totale et collective puisque l'avenir est une éternelle promesse. L'homme est soumis à une illusion puisqu'il ne vit plus que pour son futur. Reynald Lahanque note chez Kundera la maturité littéraire atteinte par une rupture avec la politique et le lyrisme encouragé par le socialisme 181 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 182 Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 183 Kundera ou la mémoire du désir, Eva Le Grand, Montréal, L'Harmattan, 1995 184 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.157 185 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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de l'époque186. Dans Les testaments trahis, l'écrivain parle du « regard lucide et désabusé du romancier »187, qui à l'inverse du poète a su se défaire de ses préjugés premiers. Dans le roman La plaisanterie, Ludvik mène un combat contre la bêtise de la jeunesse. Il parle de la jeunesse immature : « La jeunesse est horrible : c'est une scène où, sur les hauts cothurnes et dans les costumes les plus variés, des enfants s'agitent et profèrent des formules apprises qu'ils comprennent à moitié, mais auxquelles ils tiennent fanatiquement. »188. Dans son entretien avec Antonin Liehm, Milan Kundera définit « l'âge lyrique » comme « l'insouciance de la jeunesse », « le moment où l'on se cherche et donc on ne pense qu'à soi »189. Pour lui-même la sortie c'est la fin de la poésie. Milan Kundera considère que tant que l'on n'a pas fait ses propres expériences difficiles, il n'est pas possible d'avoir un esprit critique. Il n'est possible de revenir sur ses actions pensées que plus tard. Ludvik lui-même va reconnaître qu'il n'est pas arrivé à maturité. Lorsqu'il découvre que son amour pour Lucie n'a été qu'un rêve, qu'un idéal. Il se reproche de n'avoir pensé qu'à lui-même et de ne pas avoir su la découvrir :

« Une vague de colère contre moi-même m'inonda, colère contre mon âge d'alors, contre le stupide « âge lyrique » où l'on est à ses propres yeux une trop grande énigme pour pouvoir s'intéresser aux énigmes qui sont en dehors de soi et où les autres (fussent-ils les plus chers) ne sont que miroirs mobiles dans lesquels on retrouve étonné l'image de son propre sentiment, son propre trouble, sa propre valeur. »190.

Pour Peter Steiner, Milan Kundera divise la vie des hommes en deux temps. Son « enfance », là où il a « de nombreuses obsessions et croyances » et sa « maturité », là où « toutes ses illusions se sont envolées »191. Dans le film de Jaromil Jires, cette croyance en « l'âge lyrique » n'est tout simplement pas évoquée.

186 « Aragon et Kundera : « la lumière de la plaisanterie » », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009 187 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993 188 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.139 189 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970 190 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.366 191 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000

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C/ L'Homme, être condamné ? Par son passage dans « l'âge lyrique », Ludvik devient un être seul, incompris. Il reste bercé par ses illusions de vengeance et ne veut pas en sortir. Il n'arrive pas à s'ouvrir aux autres, trop peu sûr de leurs réactions. Ce que Milan Kundera met en avant dans ce récit c'est aussi l'incommunicabilité des êtres humains. Ludvik, dans sa jeunesse, militant morave aimé de tous, se transforme peu à peu en personnage condamné à être solitaire à cause de ses croyances. L'écrivain tchèque rejoint sur certains points Jean-Paul Sartre et sa théorie sur les relations humaines. Dans L'Etre et le Néant, le philosophe français dit : « ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre ; … je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification et aliénation de mes propres possibilités. »192. Il exprime par là le fait que quand autrui me regarde, il me met en position de faiblesse car je le laisse me découvrir. Je ne suis plus maître de la situation, je deviens un objet pour l'autre. Sartre nous propose ensuite deux solutions. Soit je décide de me laisser faire et je deviens une « transcendance transcendée », soit je décide à mon tour de piéger l'autre, de le faire devenir objet. C'est à dire que soit je deviens pour l'autre un être au-dessus de lui si je le laisse se prendre à mon jeu, soit je lui prends à mon tour sa liberté. Les relations humaines sont donc un perpétuel duel. Or ce duel se retrouve dans la communication entre les hommes. Le langage est la faculté d'exprimer verbalement sa pensée. Il peut néanmoins être distanciée par rapport à celle-ci car il nécessité une réflexion préalable. De plus il existe des masques derrière lesquels il est possible de se cacher. La parole en est un. Je peut décide de paraître quelqu'un vis à vis d'une personne, alors que je suis en réalité autre. Eva Le Grand rejoint cette réflexion quand elle dit que Milan Kundera « nous apprend avant tout une vérité fondamentale : celle de « l'absolue relativité » de toute chose humaine et partant, l'inachèvement et la relativité de toute connaissance »193. Kundera n'est pas tendre avec ses personnages, il les laisse bercer dans leurs illusions, il les fait se découvrir au fur et à mesure, ce qui parfois les amène à de mauvaises surprises.

C'est tout d'abord le cas entre Ludvik et Helena. D'entrée de jeu, le jeune morave décide de se servir d'elle pour accomplir sa vengeance. Seulement, il ne se 192

L'Etre et le Néant, essai d'ontologie phénoménologique, Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1980

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doute pas qu'en tentant de la séduire il va pas à pas lui laisser la porte ouverte vers de nouveaux sentiments. Ludvik se joue d'Helena, il lui dit ce qu'elle désire entendre : « C'est vrai, Helena. Vous avez raison, j'ai eu beaucoup de femmes et elles m'ont appris à ne pas craindre d'en changer le cœur léger, mais notre rencontre à nous, c'est autre chose. - Vous ne dites pas ça simplement comme ça ? - Non. La première fois que je vous ai vue, je me suis vite rendu compte qu'il y avait des années que je vous attendais, vous précisément »194. Après le récit que nous venons de lire, cela nous semble déplacé, voire grossier. Cela est encore plus flagrant dans la même scène de leur conversation dans le film195. Ils sont tous les deux allongés sur le canapé, tranquillement. Ils discutent de l'amour alors que nous savons que Ludvik n'aime pas Helena et qu'elle n'est que l'objet de sa revanche. Des images de leur première rencontre entrecoupent la scène, ce qui a pour effet de pénétrer dans les sentiments des protagonistes. Jaromil Jires non rappelle en quelque sorte l'état d'esprit de Ludvik quand il l'a rencontrée ainsi que celui d'Helena. Ludvik est pensif alors qu'Helena est souriante, enthousiaste. Pour elle ils semblent s'accorder, alors qu'elle ne connaît pas les véritables raisons de l'intérêt soudain d'un homme comme Ludvik. Il lui paraît tendre et simple mais en réalité il est rancunier et difficile à cerner. Elle pense être la femme de sa vie alors qu'elle n'est qu'un objet de convoitise. Néanmoins, après qu'il se soit rendu compte que sa vengeance n'était plus d'actualité, Ludvik se résout à dire la vérité à Helena, ou tout du moins une partie. « Je ne me reconnaissais pas le droit de tromper Helena plus longtemps ; elle était innocente à mon égard et j'avais agi bassement, l'ayant convertie en une simple chose, une pierre, que j'avais voulu (mais pas su) jeter sur un autre.[...] Mais je ne pouvais rien lui expliquer : non seulement parce que la vérité l'aurait blessée, mais parce qu'elle ne l'aurait pas comprise. Il ne me restait donc qu'à lui répéter plusieurs fois : nous avions été ensemble pour la dernière fois, je ne la reverrais plus, je ne l'aimais pas et il fallait qu'elle le comprenne »196. 193 Kundera ou la mémoire du désir, Eva Le Grand, Montréal, L'Harmattan, 1995, p.26 194 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.276 195 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de conversation entre Ludvik et Helena chez Kostka [51'06 – 52'06] 196 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.409

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Dans le film, c'est Helena, qui demande à Jindra, son assitant, de la laisser seule avec Ludvik. Elle aussi veut lui avouer une vérité, mais toute autre197. Elle le regarde amoureusement alors que lui refuse de la regarder dans les yeux. Il se détourne d'elle car il ne veut pas affronter sa faute, sa cruauté. Helena finit par lui annoncer qu'elle veut divorcer pour rester avec lui, elle semble heureuse. Elle essaie de le prendre dans ses bras mais il la rejette. Puis quand il lui annonce qu'il ne l'aime pas elle commence par ne pas le croire, sans doute parce qu'elle n'ose pas imaginer la vérité. Tant bien que mal elle essaie de s'accrocher à lui mais il finit par réussir à s'enfuir. Entre-temps la caméra passe sur des gros plans, sur les visages de personnes âgées du village. Elle nous livre la solitude de ces personnes, laissées pour compte désormais par la société. Et par là recoupe l'état d'esprit des deux protagonistes à la fin de leur conversation. Ils sont seuls, eux aussi.

Un autre problème de communication entre des êtres est conté dans le roman sans l'être dans le film. C'est celle de la grande histoire d'amour de Ludvik, Lucie, qu'il a rencontré lors de son service dans la caserne. Esseulé dans un monde sans distraction, le jeune homme va peu à peu s'éprendre de cette ouvrière, à l'apparence plutôt ordinaire, parce qu'elle est pour lui sa seule évasion. Malgré cela, une nouvelle fois, Ludvik va se tromper sur la personne. Il l'imagine fragile, timide et sans histoire alors qu'elle est en réalité une femme victime de la violence humaine. C'est l'épisode de la robe qui va être un bouleversement pour Ludvik et Lucie. Brusquement, il découvre son corps. La tendresse qu'il éprouvait pour elle va peu à peu se transformer en sensualité, et il va chercher à tout à prix à l'avoir pour lui. Pourtant, avec l'aide de ses camarades, il va créer un mythe autour d'elle. Ludvik va se sentir obliger de parler de Lucie et d'imaginer leur sexualité face à ses compagnons qui ne rêvent que d'amour féminin. De plus, c'est la seule vraie femme qu'ils côtoient, les autres sont imagées. A force de l'évoquer en récit, Ludvik va se mettre à prêter à Lucie des talents qu'il ne connaît pas. Il va la désirer de plus en plus. Lucie va devenir sa seule envie dans son quotidien, l'objet de son seul désir. Il comprendra mal qu'elle refuse de se livrer à lui. Ludvik, désespéré d'amour et fou de frustration, sera amené par une force de la nature à la violer. Ce n'est que bien plus tard, lorsqu'il parlera avec son ami Kostka, qui l'a connue lui aussi, qu'il se rendra 197 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène où Ludvik avoue à Helena qu'il ne l'aime pas [01'07'24 – 01'08'56]

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compte de son erreur. Il s'est trompé sur elle, il n'a jamais cherché à la connaître comme Kostka l'avait fait. Lucie lui a en fait totalement échappé198. Leur rencontre n'a abouti nulle part car il n'a fait que rêver d'elle, il ne l'a pas réellement connue : « Lucie, la déesse des brumes, m'avait jadis privé d'elle-même, […] elle a changé jusqu'au souvenir d'elle-même en je ne sais quelle dérision navrante, je ne sais quel leurre grotesque, puisque les révélations de Kostka attestaient que durant toutes ces années je me suis souvenu d'une autre femme, vu qu'en fait je n'avais jamais su qui était Lucie »199. Aron Aji va même plus loin en disant que « l'existence de Lucie est soumise à la perception des autres », qu'il n'y « a pas de vérité à propos d'elle »200. Bien que Kostka ait découvert Lucie sous des aspects que Ludvik ne connaissait pas, puisque lui interpréter son refus de se donner comme une crainte de perdre sa virginité alors qu'elle avait été violée à 16 ans, il lui manque certaines explications la concernant. Elle ne lui a jamais révélé qu'elle avait vécu une histoire d'amour de six mois avec le soldat qui l'a également violentée. Et Kostka n'apprendra pas non plus de Ludvik ce fait. Dans L'art du roman, Milan Kundera explique que Lucie a pu garder ce « caractère mystérieux et insaisissable » car elle est le seul protagoniste principal à ne pas avoir de monologue201.

Malgré la négation du personnage de Lucie dans le film, c'est lui qui décrit le mieux l'apothéose de la non-communication et de l'incompréhension entre les hommes par sa dernière scène202. C'est la confrontation finale entre Jindra et Ludvik. L'assistant d'Helena, amoureux d'elle depuis deux ans, n'a pas supporté que Ludvik se moque d'elle. Il l'a vu désespérée et enrage. A la fin du concert, à la tombée de la nuit, le jeune homme décide d'aller trouver Ludvik. Il le regarde calmement puis d'un coup commence à le frapper. Finalement, en essayant juste de se défendre Ludvik le tue. Il avait trop de force dans les bras et trop de rage en lui. Toute sa haine de l'espèce humaine et de Pavel Zemanek s'est déversée contre lui. C'est alors qu'il regardant le corps gisant de Jindra il dit : « ce n'était pas toi que je voulais tuer ». La 198 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 199 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.364 200 Milan Kundera and the art of fiction. Critical essays, edited by Aron Aji, New York, 1992, p.173 201 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.106 202 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène finale du film [01'16'20 1'17'15]

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dernière image, forte, est le visage de Ludvik désespéré, il relève la tête, presque implorant la pitié des spectateurs. Dans le roman de Milan Kundera, une scène d'altercation entre Jindra et Ludvik existe bien aussi mais elle se termine autrement. Furieux, le jeune homme tente de bousculer puis de donner des coups à Ludvik mais décide de le laisser partir.

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4 êtres en perdition, 4 visions du communisme Dans le roman de Milan Kundera, « Ludvik n'est qu'une hypothèse de son histoire » pour Alain Boureau203. L'écrivain tchèque a choisi pour sa plaisanterie, une composition singulière en sept actes. Divisé en sept parties, le roman fait écho aux voix de quatre narrateurs. Ludvik Jahn, bien sûr, qui occupe la place la plus importante du roman, les deux-tiers, Jaroslav, son ami d'enfance passionné par le folklore morave en occupe un-sixième, Kotska, son camarade à l'université unneuvième et enfin, Helena, sa proie, un dix-huitième. Tous ces personnages nous livrent leur vérité sur Ludvik tandis que notre héros se charge aussi à son tour de nous livrer ses pensées sur eux. Dans L'art du roman, Milan Kundera, confie que tous ses romans se posent la question de la définition du « moi » à travers différents personnages204. Nous poursuivons Ludvik dans sa longue chute vers la solitude mais nous apprenons aussi à le connaître de l'extérieur. Quelles ont été les véritables raisons de son engagement politique, quelles sont les tensions qui existent entre lui et le monde extérieur, comment sa morale a pu aider certains de ses camarades, comment il s'est moqué de l'amour en transformant une femme qui ne demandait qu'à être aimée en objet. Pour Martin Rizek, « les différentes voix se complètent et se contredisent »205. Certes, elles se contredisent, mais elles vivent toutes une expérience similaire, celle de la « déconstruction des idéologies »206, ou plutôt de leurs idéologies. Les personnages de La plaisanterie révèlent quatre engagements et quatre visions différentes du communisme : Ludvik, est le sceptique, celui qui aime jouer de son esprit critique sur les contradictions, Jaroslav, est celui qui pense retrouver un passé traditionnel perdu dans celui-ci, Kostka, celui qui prend le communisme comme un acte de foi et Helena, celle qui a trouvé dans le Parti l'amour fusionnel qu'elle recherche. Ils vivent dans un rêve éveillé, un monde sans tensions, mais leur abandon par le communisme et par l'Histoire sera brutal. Milan Kundera, dans un entretien à Norman Biron, définit son roman comme celui de « la fragilité 203 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 204 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986 205 Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001, p.382 206 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000

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des valeurs humaines »207. La fragilité chez l'écrivain tchèque, c'est de céder à nos illusions, de devenir fanatiques. Ne pas regarder la vérité droit dans les yeux, se détourner de celle que l'on ne veut pas croire ou entendre, est la solution de facilité. En déconstruisant leurs rêves, leurs idéologies, Kundera essaie d'avoir une vision plus juste du monde. Pour Velichka Ivanova, c'est « la structure polyphonique du récit » qui « permet de dénoncer la voix unique du régime totalitaire », elle « contribue à dénoncer les mensonges venant à la fois du public et du privé »208. Ce roman sur la psychologie des valeurs humaines nous fait partager les sentiments des quatre narrateurs et l'absurdité de leur destin. Martine Boyer-Weinmann voit quant à elle que « pour sa leçon phénoménologique et existentielle, La plaisanterie, mérite vraiment d'être distinguée comme le plus grand roman des impostures démasquées »209. Avec Milan Kundera, les masques de ses personnages tombent en même temps que leurs illusions.

A/ Helena, illusionnée par l'amour Helena, femme de Pavel Zemanek et amante de Ludvik Jahn, mêle son amour pour le communisme avec son amour des hommes. Elle est tombée amoureuse de son mari lors d'une manifestation du Parti, et est donc liée sentimentalement aux deux. Arrivée à Prague en 1949, elle a rencontré Pavel dans orchestre communiste de musiques folkloriques. Quand elle se rappelle de lui elle livre que son mari : « c'est [sa] jeunesse, Prague, la faculté, la Cité universitaire et surtout le célèbre ensemble Fucik de chants et de danses »210. Elle a commencé à avoir des sentiments pour le Parti et pour Pavel le même jour, celui de l'anniversaire de la libération. Elle l'a remarqué alors qu'il chantait lors de cette célébration quelque chose de différent des autres : « C'était lui tout craché, il ne se contentait jamais de s'adresser à la raison, il voulait atteindre les sentiments, j'ai trouvé que c'était magnifique de saluer sur une place de Prague un dirigeant ouvrier italien en lui chantant une chanson révolutionnaire de son pays, j'ai souhaité que Togliatti soit ému comme je l'étais moi207 « Entretien avec Milan Kundera », Norman Biron, Liberté, vol. 21, n°1, 1979, p.19-33 208 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 209 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009, p.58 210 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.30

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même d'avance, et donc, de tout mon souffle, je me suis associée à Pavel »211. Pour elle la lutte commune mène à l'amour. Pour Peter Steiner, « Helena identifie la révolution socialiste avec sa libération sexuelle »212. La liberté, elle pense l'avoir trouvé à la fois en amour et en politique, c'est pour cela qu'elle est très attachée aux deux. Dans le fond, Helena éprouve des sentiments pour le Parti comme pour un Homme. Marion Chapuis pense également que chez Helena privé et public ne font qu'un comme dans les idéaux communistes213. Elle s'est dévouée totalement au Parti par amour pour Pavel et tous ses souvenirs ne sont liés qu'à lui. Dans le film, Helena livre à Ludvik ses sentiments sur sa première rencontre avec Pavel lorsqu'ils se retrouvent seuls chez Kostka214. La situation est différente puisque dans le roman c'était Helena qui nous livrait ses pensées les plus intimes d'elle-même, nous la suivions dans son rêve de jeunesse, alors que dans la version adaptée c'est Ludvik qui lui demande de lui parler de Pavel. Dans cette scène, ils sont assis tous les deux sur un canapé, vautrés et pensifs. Helena lui confie alors qu'elle aime penser à son passé, que ce sont des moments de bonheur pour elle. Elle lui révèle qu'elle a rencontré son mari dans une manifestation et qu'elle l'a remarqué car il chantait un chant différent de celui des autres, « Bandiera rosa ». Helena se met alors à chanter, émue, comme si elle revivait cette scène de son passé. Elle pense à lui et sourit. Elle sent son foulard comme si elle cherchait à nouveau à sentir son odeur, ou celle qu'ils ont partagée. « Il savait comment gagner les cœurs », qu'elle lui confesse. Pavel était pour elle un sentimental et un sentimentaliste. Il a su gagner le sien. Lorsqu'elle lui avoue ces choses, le regard d'Helena est détourné de celui de Ludvik, elle lève les yeux vers le ciel, certainement vers le passé. Elle est détendue et peut parler de son mari librement. Helena dans le film par contre ne livre rien de son engagement politique. La seule chose que l'on sait c'est qu'elle y attache de l'importance au travers de son mari et des chants de l'époque. Helena est néanmoins vu par ses camarades, 15 ans après l'arrivée des communistes au pouvoir en Tchécoslovaquie, comme une rétrograde qui n'a pas su évoluer : « Je ne suis plus tellement bien vue à la radio, il paraît que je suis une sale vache, fanatique, dogmatique, chien de garde du Parti et tout et tout, seulement, ce 211 Ibid, p.31 212 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000, p.201 213 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 214 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de Ludvik et Helena chez Kostka [52'08 - 53'36]

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qu'il y a, moi, je ne rougirai jamais de l'aimer, le Parti, de lui sacrifier tous mes loisirs. D'abord qu'est-ce qu'il me reste dans la vie ? »215. Helena voit le Parti comme la seule personne qui ne l'a pas abandonné. Il n'est pas comme ses camarades ni comme Pavel, qui préfère courir les jeunes femmes. Et parce qu'elle pense tout lui devoir, le Parti est devenu une vérité absolue chez elle. Elle ne croit pas vraiment aux événements racontés à partir de 1956, et elle rejette cette nouvelle génération de communistes qui ne prennent que ce qu'ils veulent dans celui-ci. Elle se sent même redevable envers le Parti puisqu'elle l'a déjà aidé à exclure des membres qu'elle jugeait inaptes à y être. Pour Maria Nemcova Banerjee, Helena est une femme aigrie qui « est restée fidèle aux premières doctrine du Parti que Pavel lui a apprises »216. C'est en quelque sorte sa manière à elle de continuer à garder une morale, un guide qui l'aide à se comporter. Elle est optimiste et se considère comme une « femme nouvelle ». Même si elle est d'origine bourgeoise, tout comme son mari, elle est contre « l'esprit bourgeois » et ressent l'obligation de ne pas laisser les autres tomber dans ce piège.

La chute d'Helena, c'est la recherche de l'amour qu'elle idéalise. Après qu'elle ait défait ses dernières illusions sur son mari, avec qui elle ne partage plus rien depuis des années, elle est un cœur qui veut qu'on le prenne. Elle recherche un amour plus vrai, plus sincère que celui qu'elle a eu avec son mari qui était uniquement basé sur l'amour du Parti et qui s'est dissipé au fil des années. Lorsqu'elle rencontre Ludvik, elle est séduite par le fait qu'il rassure son besoin de plaire. Il la complimente, chose dont elle n'a pas l'habitude, et cela lui suffit pour tomber sous le charme. Helena va tomber amoureuse de l'image que Ludvik lui renvoie ou plutôt l'image que celle-ci perçoit de lui. Elle voit en lui l'homme simple, qui vient de Moravie et qui a travaillé dur. Elle voit en lui « le nouvel homme communiste » des années 1950. Pour Marion Chapuis, cela est lié au fait qu'Helena « dissocie l'être et le paraître »217. Elle entre dans le jeu de Ludvik sans lui poser de questions et sans se poser de questions. Elle ne sait rien de lui mais le croit tout de même sincère, parce qu'il lui parle, lui, alors qu'elle est seule. Helena est une femme qui a besoin 215 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.35 216 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 217 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009

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d'attention et qui vit dans un rêve où séduction et amour ne font qu'un. Elle s'illusionne face à l'amour du Parti comme face à l'amour des hommes. La journaliste se donnera sans vergogne à Ludvik car elle croit à la fusion de ce que Milan Kundera appelle « l'amour de l'âme » et « l'amour physique ». Pour elle, le corps est une réalité qui ne trompe pas, le désir non plus. Velichka Ivanova explique qu'en faisant cette comparaison, le romancier interroge la réalité du corps218. Il nous met en garde sur le fait qu'il peut aussi tromper les individus car il est à la fois visible et perceptible, à la différence de « l'amour de l'âme ». Les sentiments amoureux sont cachés et ils ne sont dévoilés que selon le bon vouloir de l'autre. Pire encore, autrui peut feinter des sentiments que l'on ne s'en rendrait pas compte. C'est pour cela que quand Ludvik apprend à Helena qu'il ne l'aime pas, celle-ci ne comprend pas, puisqu'elle croyait qu'il s'était livré à elle en toute sincérité. Elle est seule dans son désespoir : « Ludvik, je ne te comprends pas, tu es venu masqué, tu es venu me ressusciter pour ensuite, ressuscitée, me détruire, toi, et toi seul, je te maudis et en même temps je te supplie de revenir, de revenir et de t'apitoyer »219. Helena est effondrée par l'annonce de Ludvik. Elle décide de prendre des comprimés, au départ pour se soigner, puis elle se met à songer de plus en plus à sa fin. Pour Velichka Ivanova, « Helena a un discours spontané et chaotique »220. Elle ne réfléchit pas à ce qu'elle fait. Elle est prête à tout, même à sa propre destruction, pour ne pas regarder la réalité en face. La dernière scène où Helena est présente diffère un peu dans le roman et dans le film. Alors que d'après Milan Kundera, Jindra, l'assistant d'Helena, et Ludvik, se mettent à la chercher ensemble après que ce dernier ait lu sa lettre d'adieux, d'après Jaromil Jires, c'est Jindra seul qui va retrouver Helena. Celle-ci est enfermée dans des toilettes en bois, dehors et croit qu'elle est en train de mourir. Elle pense avoir pris un poison mais le jeune homme lui apprend que le tube contenait en réalité des laxatifs. Helena implore l'amour de Ludvik mais prend Jindra dans ses bras puis lui demande de partir. Ce dernier finit par partir à la recherche du héros en disant : « Je vais le tuer ! »221. Nous quittons donc Helena dans ses toilettes lorsque la porte se referme sur elle. Le roman de Milan Kundera est encore plus cruel avec l'amante de Ludvik. Alors qu'ils la trouvent bel et bien dans ces cabinets, l'écrivain 218 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 219 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.412 220 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 221 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de la fin d'Helena [01'10'07 01'11'29]

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prend soin de nous donner quelques détails olfactifs de la découverte d'Helena, « dans sa puanteur ». Mais comme celle-ci aperçoit Ludvik, elle se jette sur lui pour le frapper mais tombe dans sa précipitation car n'a pas pensé à relever sa jupe. Maria Nemcova Banerjee dit qu'Helena « a été humiliée par son auto-complaisance »222. Le jugement est un peu fort. Helena aurait bien fini par comprendre que Ludvik s'était joué d'elle.

B/ Kostka, foi chrétienne et foi communiste Pour Kostka l'amour du communisme et l'amour de Dieu sont une seule et unique chose. Il s'est engagé politiquement car il croit en une morale socialiste forte, fédératrice de la communauté et solidaire envers tous ceux qui lui viennent en aide. Il fait partie de la minorité qui en Tchécoslovaquie était à la fois communiste et chrétienne. Selon Kotska, les deux croyances se complètent plus qu'elles ne diffèrent. Il pense que l'idéologie est la nouvelle religion, plus vraie que celle des Eglises de l'époque, qui laissent de côté les plus pauvres et qui ne se préoccupe pas des problèmes quotidiens des citoyens. Kostka est sévère avec elles : « Les Eglises n'ont pas compris que le mouvement ouvrier était le mouvement des humiliés et des soupirants affamés de justice. Elles ne se souciaient pas d'instaurer, avec eux et pour eux, le royaume de Dieu sur la terre. Elles se sont alliées aux oppresseurs, et ainsi ont enlevé Dieu au mouvement ouvrier. Et voici qu'elles prétendent lui reprocher d'être sans Dieu ? Quel pharisaïsme ! Certes, le mouvement socialiste est athée, seulement, moi, je vois là un blâme divin, qui s'adresse à nous, aux chrétiens ! »223. Pour Kostka, « le socialisme est religieux par essence »224. Il est religieux dans le sens où il impose une « Vérité » aux Hommes, une « Vérité » qui définit ce qui est « Bien » et ce qui est « Mal ». Cette « Vérité » n'est pas négociable, elle est imposée à tous comme un code de conduite qu'il faut suivre. Gérard Bellouin pense que cette dualité provient de ce qu'il appelle « la passion de l'égalité »225. Ce désir de construire une société égalitaire, idéale, où tous les Hommes vivent en paix, nécessite 222 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 223 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.311 224 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993

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de prendre quelques dispositions. Donner une morale à une idéologie, c'est permettre aux Hommes de s'identifier à elle et d'agir pour la protéger. Chez Kostka, « l'engagement politique est vu au départ comme une possibilité de mettre en œuvre des idéaux »226, pense Marion Chapuis. Romain Rolland cité par Gérard Bellouin va plus loin en disant que « le marxisme avait pour but premier de faire rentrer le divin dans la révolution sociale »227. On peut effectivement voir dans l'idéal de la société communiste, un paradis futur qui ne sera atteint que si l'on respecte à la lettre la morale imposée par les libérateurs de l'oppression capitaliste.

Mais pour Kostka, Dieu ne rythme pas que sa croyance dans le Parti, il le suit et le guide tout au long de sa vie. Pour Peter Steiner il « vit en dehors du temps, dans une union mystique avec Dieu et sa présence absolue »228. Après février 1948, il reçoit des menaces d'exclusion du Parti. Il est croyant, et pour les communistes de l'époque, être croyant signifie vénérer un autre idéal, ce qui n'est selon eux pas compatible avec « l'Homme nouveau ». Il sera une première fois sauvé par Ludvik qui prendra sa défense même s'il n'accepte pas l'existence de Dieu. Puis, six mois après, il sera finalement exclu du Parti et poussé à partir de la faculté. Prenant les médisances de ses camarades pour un appel du Christ à ne pas se complaire dans son confort, Kostka décide alors de prendre les devants et de demander une mutation dans une ferme d'Etat. Cette décision est vue positivement par ses camarades qui voient pour lui une possibilité de se racheter. Ils l'aident à trouver une ferme où les conditions de travail sont bonnes. Kostka est heureux, il a répondu à l'appel de Dieu qui lui a demandé d'être utile pour la communauté. Mais la « quête de transcendance »229 de cette homme cache bien des choses. Plutôt Kostka lui-même se persuade que cette quête est la ligne à suivre alors qu'il n'accepte pas de prendre d'autres décisions. Pour Velichka Ivanova il est « un chrétien qui s'adresse à luimême »230. Bien qu'il semble parler à Dieu et qu'il rêve de communion avec 225 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 226 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 227 Mémoires et fragments du journal, Romain Rolland, cité dans La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 228 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000, p.200 229 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 230 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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l'Evangile, il en réalité peur de se guider lui-même sur le chemin de la vie. Marion Chapuis pense que Kostka se réfugie dans la religion pour oublier son mariage raté231.

Lors de son travail à la ferme, il va rencontrer Lucie qui venait de fuir Ludvik et va dès l'instant où il la voit vouloir la protéger. Kostka la voit comme une « âme meurtrie », calme et timide. Il va l'aider en lui parlant, en la conseillant mais aussi en l'éduquant à la religion. Elle va alors se révéler à lui, bien plus qu'elle ne l'a fait avec Ludvik, elle et son passé difficile. Kostka va lui proposer de « donner sa vie passée » à Dieu, à travers lui. Pour Maria Nemcova Banerjee, il va décider de l'aider car Lucie est pour lui « la victime d'un monde sans foi ni loi »232. Il voit là encore en Lucie, un appel de Dieu à secourir une pauvre fille qui ne sait plus dans quelle direction elle doit aller. Lucie commence alors peu à peu à voir en lui un amant possible, elle tombe amoureuse de lui car jamais un autre homme ne s'était intéressé à elle de cette manière-là. Kostka finira par la consommer mais dans un élan de doute, va chercher à la fuir. Il ne sait plus si il a voulu l'aider ou l'avoir pour lui. Une nouvelle fois, Kostka va être suspecté d'être un « ennemi du socialisme » car il était proche de son directeur qui lui aussi en est un. Il va encore y voir un signe du destin, et décide de s'en aller. Persuadé d'avoir fauté avec Lucie, et ne trouvant pas le courage de laisser sa femme et sa fille toutes deux à Prague, seules. Après quelques années et qu'il ait retrouvé Lucie dans la ville où il avait décidé de s'installer, Kostka commence à revenir sur ses illusions passées : « Subitement, l'idée me vient que j'invoque de prétendus appels divins comme simples prétextes pour me dérober à mes obligations humaines. Les femmes me font peur. Je crains leur chaleur. J'ai peur de leur présence continuelle. La perspective de vivre avec Lucie m'a effrayé, tout comme m'effraie l'idée de partager durablement le deux-pièces de l'institutrice de la ville voisine »233. Il livre une deuxième interprétation de ce qui s'est passé. Il a été lâche face à l'amour de Lucie et face aux complications qu'il lui aurait apportées. Kostka ne sait plus que croire, son amour pour Dieu ou sa peur des femmes.

231 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 232 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 233 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.359

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Dans le film de Jaromil Jires, le personnage de Kostka est nettement diminué. Il apparaît deux fois. La première fois lorsque Ludvik vient lui demander sa chambre à prêter. On apprend alors qu'il est protestant et qu'il a une amie dans une autre ville. Il vit dans un appartement qui n'est pas très spacieux, on ne sait pas ce qu'il fait dans la vie. La deuxième fois c'est dans une scène qui se passe dans le passé. Ludvik va voir Pavel pour tenter de lui parler du fait qu'il a été convoqué par l'union des étudiants. Tout d'un coup ils voient Kostka déambuler dans les couloirs de la faculté, les bras chargés de tableaux de papillons empaillés. Il est vu comme quelqu'un d'un peu original, encore plus du fait qu'ils les salue en leur disant « messieurs » de manière courtoise, ce qui est en décalage avec le langage des jeunes.

C/ Jaroslav, le « rêveur solitaire » et ses promenades dans le temps Jaroslav, quatrième et dernier protagoniste a aimé le communisme parce que celui-ci a revalorisé ses traditions perdues, celles du folklore morave. Son engagement politique est largement lié à son attachement à la musique populaire : « Personne n'a jamais autant fait pour notre art populaire que le gouvernement communiste. Il a consacré des sommes colossales à la création de nouveaux ensembles. […] Non seulement le jazz disparut complètement de la surface de notre patrie, mais il symbolisa le capitalisme occidental et ses goûts décadents. […] Le Parti communiste s'appliquait à créer un nouveau style de vie. Il s'appuyait sur la fameuse définition qu'avait donné Staline de l'art neuf : un contenu socialiste dans une forme nationale. Cette forme nationale, rien ne pouvait la conférer à notre musique, notre danse, à notre poésie, sinon l'art populaire »234. Dans ce monde de traditions perdues, le socialisme est pour Jaroslav la seule solution pour réveiller la musique folklorique, qui n'est plus assez écoutée. Le communisme a pour lui apporté une nouvelle manière de construire la vie collective à travers des rites nationaux. L'enthousiasme du Parti vis à vis de son ensemble musical a conduit ses membres à le rejoindre : « Le Parti communiste nous soutenait. Aussi nos réticences politiques se dissipèrent-elles rapidement. J'entrai au Parti dès le 234 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.216

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début de l'année quarante-neuf. Les copains de l'ensemble m'y rejoignirent l'un après l'autre »235. L'orchestre de Jaroslav se met alors à composer des chansons sur « l'histoire la plus contemporaine ». Maria Nemcova Banerjee le définit comme « un communiste du coeur ». Attaché plus au folklore morave qu'au Parti, il lui a néanmoins rendu ce qu'il considère être une avancée pour les traditions populaires236. Pour Alain Boureau, Jaroslav passe sa vie à poursuivre une « identité » à travers la musique, la famille et les traditions. Cette identité est « basée sur la transmission de valeurs » et ces valeurs, il pense que le communisme aidera à les transmettre aux générations futures237. L'Idylle de Jaroslav pour Velichka Ivanova, c'est le lyrisme238. Il aspire à la renaissance de la chanson populaire et ne vit que pour les traditions anciennes.

Jaroslav défend par tous les moyens possibles son art. Et c'est pour cela que lorsqu'il invitera Ludvik à une répétition de leur orchestre après ses années passées à la mine, il ne comprendra pas sa réaction. C'était pourtant ce même Ludvik, qui, dix ans plus tôt, avait initié l'ensemble à des chansons plus mixtes, à mi-chemin entre la tradition et le moderne. Jaroslav lui propose d'écouter le nouvel hymne qu'ils ont composé, à la gloire de Julius Fucik. Alors qu'il le pense recueilli, il vient le voir à la fin du morceau pour lui demander ce qu'il en a pensé, persuadé qu'il serait enthousiaste. Sa réponse l'étonne, Ludvik lui dit qu'il n'aime pas les chansons populaires « remises au goût du jour », il les trouve « fausses ». Jaroslav n'accepte pas que Ludvik dise que ces nouvelles chansons plus contemporaines soient « de l'utopie », qu'ils « érodent de leurs chansons tous leurs traits singuliers », et il tente de le convaincre que c'est lui qui a tort239. Dans le film de Jaromil Jires, la scène ne se déroule pas au même moment. Alors que Ludvik s'est rendu au baptême laïc par pure curiosité, il croise son ami musicien, qui n'a pas de nom dans la version adaptée, qui lui propose de venir écouter sa répétition, « en souvenir du bon vieux temps »240. A la fin de la répétition, son ami, toujours en train de jouer du violon, va voir Ludvik 235 Ibid, p.217 236 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993, p.41 237 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau 238 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 239 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.234-235 240 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de discussion entre Jaroslav et Ludvik après la répétition [45'58 – 46'55]

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et lui demande s'il aime la musique qu'ils font. Il ne comprend pas sa réaction puisque son ami lui dit que ce genre de musique le rend malade. C'était pourtant ce qu'il aimait avant. Jaroslav lui reproche alors d'avoir changé. Pour Marion Chapuis, Jaroslav se dérobe du présent en éprouvant une certaine nostalgie vis à vis des traditions et du folklore241. Il crée des mythes qu'il n'accepte pas de voir déconstruits. Jaroslav vit dans un rêve, celui du temps passé. Vlasta, sa femme, est « la pauvre servante » de la légende de la chevauchée des rois. Ils se sont mariés selon la coutume locale puis civilement mais c'est les rites qui ont marqué la mémoire de Jaroslav. Il a été davantage ému par la cérémonie de la couronne, qui signifie le passage pour une femme à l'âge adulte, que lors de leur première étreinte. Il aime passer du temps dans la forêt à rêver, c'est son seul moyen de s'éloigner de la réalité qu'il trouve triste et terne. Maria Nemcova Banerjee nous dit que pour Jaroslav « la vraie vie se trouve dans le rituel folklore en lien avec l'expérience »242. Avec la chevauchée des rois par exemple, c'est un hommage suprême qui va être rendu à son fils d'avoir le droit d'être roi. Tout comme lui l'a été après la mort de son père, à la libération.

Jaroslav va néanmoins peu à peu se rendre compte de la réalité des choses. Alors qu'il prépare encore cette année la chevauchée des rois, le comité national ne soutient plus financièrement cette fête comme à l'avènement du communisme, et il n'accepte pas non plus de suspendre le trafic routier. Ces premiers désagréments lui feront prendre conscience que le communisme n'était peut-être pas la solution pour la survie des traditions. Sa deuxième désillusion, c'est lorsqu'il apprend, par la bouche de l'un de ses voisins, que son fils n'est pas le roi de la chevauchée cette année. Celui-ci a préféré aller avec des copains voir une course de motos. Jaroslav va alors prendre Vlasta comme complice de la non-coopération de Vladimir. Il l'oppose, elle, la fille de riches paysans, à sa situation, celui de pauvre communiste explique Maria Nemcova Banerjee243. Lorsqu'il comprend qu'il a été berné Jaroslav ne sait plus quoi faire : « Où aller ? Les rues étaient à la Chevauchée, la maison à Vlasta, les auberges aux ivrognes. Et ma place à moi, où est-ce qu'elle est ? Je suis le vieux roi, abandonné et banni. Roi vertueux et mendiant. Roi sans successeur. Le dernier 241 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 242 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993

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roi »244. Alors que ses rêves de grandeur pour son fils se sont envolés, Jaroslav continue de se voir dans ce passé traditionnel. Il ne comprend pas le décalage qu'il existe entre ce monde passé et le monde moderne, qu'il maudit. Il ne veut pas que celui-ci prenne le pas sur sa réalité à lui. Il s'enfuit dans la forêt et rencontre Ludvik, qui lui demande de jouer avec son orchestre ce soir. Jaroslav accepte, heureux que quelque chose lui remonte enfin le moral. Dans le film, on peut voir l'ensemble jouer pour la fête du village245. Ils sont en communion, rien ne peut les arrêter. Ils sont habillés en costume traditionnel. Soudain des jeunes commencent à mettre de la musique et c'est la fin des illusions pour Jaroslav. Celui-ci demande aux autres d'aller jouer dans la nature, pour leur propre plaisir, plutôt que pour un public qui ne les écoute pas. On sent sa déception vis à vis de la jeunesse. Un de ses camarades le rappelle pourtant à l'ordre, ils ont obligation de jouer toute la nuit, ils se sont engagés. C'est alors que l'on peut voir l'ami violoniste de Ludvik , se tenir de plus en plus mal au fur et à mesure du concert. La caméra avance vers lui et il finit par se recroqueviller. Livide, Ludvik et un autre membre de l'orchestre l'accompagnent jusqu'à une ambulance. Il apparaît alors comme un homme qui ne supporte pas que l'on renie les traditions, comme quelqu'un d'émotionnellement lié à la musique folklorique. Dans le roman, la scène se déroule de la même manière. Ludvik y voit néanmoins la mort psychologique de Jaroslav, désillusionné. Maria Nemcova Banerjee pense elle que « Jaroslav est victime d'un malaise », parce qu'il a été « trahi par son époque »246.

243 Ibid 244 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.441 245 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène du malaise de Jaroslav à la fin [01'11'30 – 01'15'41] 246 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993

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Critique de la tentation totalitaire et poids de l'Histoire Après avoir analysé le style de narration adopté par Milan Kundera et par Jaromil Jires, il est temps d'aborder le sujet principal, le traitement de l'histoire du communisme. Il est pour cela important d'avoir bien en tête ce que révèle le terme « Histoire » puisqu'il revêt deux réalités. L'Histoire c'est à la fois les faits du passé ou la « réalité historique » mais aussi la recherche historique ou la science du devenir des hommes et des sociétés. La connaissance historique n'est donc pas détachable des hommes qui sont dans l'Histoire, qui la font ou qui essaient de la comprendre. Cette Histoire peut être écrite par un historien qui recherche la vérité de son sujet, qui cherche à établir des conclusions par rapport à suite de faits, mais comme dans La plaisanterie, elle peut également être écrite par des écrivains de fiction, qui eux cherchent à mettre en perspective des faits historiques et des personnages imaginés. Marc Ferro développe dans son ouvrage Cinéma et histoire, les différences entre ce qu'il appelle « l'Histoire générale » et « l'Histoire-fiction »247. Alors que pour l'Histoire des Etats le principe d'organisation est chronologique, pour l'Histoire réinventée celui-ci est dramatique ou esthétique. Il y a une hiérarchie dans le choix de ces informations qui visent à être objectives alors que dans la fiction les informations retenues sont liées au présent. L'auteur a lui aussi un but différent. L'un chercher à être légitime, l'autre ne vise que le plaisir. Enfin, l'historien classe et organise ses données alors que pour l'écrivain celles-ci ne sont choisies que selon l'importance de leurs enjeux. Cette différenciation de l'Histoire existe car l'un a une visée la plus objective possible, l'autre assume pleinement sa subjectivité. L'historien quand il écrit l'Histoire, choisit, sélectionne et construit des faites historiques. Or c'est un savoir scientifique même si son objectivité est plus relative que celle des sciences naturelles. Il existe des règles de recherche à respecter comme dans toute matière scientifique. Pour parvenir à une conclusion, les documents analysés doivent être critiqués, les témoignages multipliés et les hypothèses questionnées. Enfin, pour que l'Histoire soit intelligible l'historien établit une synthèse des faits, des relations de causalité et des liens entre les événements. L'écrivain quant à lui ne fait que


s'appuyer sur des expériences passées pour créer un environnement pour ses personnages. Il ne faut néanmoins pas négliger la vérité qu'il peut y avoir dans la fiction. C'est ce que nous dit Roger Chartier248. Pour lui, les œuvres de fiction sont devenues des objets d'histoire. Il y a désormais une « négociation » entre la création esthétique et la réalité sociale dans celles-ci puisque le public recherche des sujets qu'il peut comprendre et appréhender facilement. Il met cependant en garde contre ceux qui prendraient la fiction pour la réalité de l'Histoire. Les représentations ne sont jamais neutres à la différence des pratiques. La vérité, c'est que les pistes sont brouillées entre une Histoire qui se veut plus objective qu'elle ne l'est et une fiction qui analyse les faits historiques.

247 Cinéma et histoire, Marc Ferro, Paris, Gallimard, 1993 248 « La vérité entre fiction et histoire », Roger Chartier dans De l'histoire au cinéma, sous la direction d'Antoine de Baecque et Christian Delage, Bruxelles, Editions complexe, 1998

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L'absurde dans les régimes totalitaires Le premier aspect historique que nous fait découvrir La plaisanterie c'est l'absurdité que revêt certains aspects de la société totalitaire. La chute de Ludvik, c'est son procès, parade artificielle orchestrée par Pavel Zemanek, leader du parti communiste dans la faculté et orateur réputé. Accusé par des événements qui le dépassent, notre héros ne pourra pas faire face à la propagande. Car c'est bien cela la justice sous le régime communiste dans les années 1950, une justice sans foi ni loi, sans queue ni tête, qui ne fonctionne qu'au nom d'un idéal. Fautif d'être un « optimiste » doublé d'un « trotskiste », Ludvik sera directement catalogué par ses camarades comme un « ennemi de la République », un homme à bannir du rêve socialiste. Il sera sacrifié sur l'autel de l'intérêt communiste. Son pire ennemi, c'est Julius Fucik, héros national tchèque, résistant à l'oppresseur nazi, que le régime a érigé en légende. En choisissant de commencer le procès de Ludvik par la lecture de son Témoignage sous la potence, Pavel Zemanek théâtralise le destin de celui-ci. Faut-il continuer d'accepter cet individu avec nous alors que pendant la guerre il aurait pu agir comme le traître Mirek qui à la moindre difficulté décide de mettre ses idéaux de côté et de passer à l'ennemi ? Cette question rhétorique sous-entendue ne laissera pas le choix à Ludvik, il sera perdu pour la société. Au nom du « réalisme socialiste » nécessaire dans la culture, le régime communiste impose sa vision du monde jusque dans les moindres recoins de la communauté. C'est ce que Milan Kundera lui reprochera en l'englobant dans un terme plus général, le « Kitsch ». Il le définit comme un idéal esthétique illusoire qui n'accepte qu'une seule Vérité. Il fait partie intégrante de la culture communiste puisque celle-ci a choisit d'inventer sa propre culture, son propre idéal, basé sur un mélange entre des traditions nationales anciennes et le mythe de l'homme nouveau socialiste. Dans La plaisanterie, Milan Kundera rit au nez de ce « Kitsch », il se moque de lui. Il imagine une Marketa prête à tout pour sauver Ludvik, grâce à la force qu'elle a puisé dans un film soviétique. Il imagine aussi un artiste incompris de son temps, Cenek, envoyé chez les noirs avec Ludvik, qui se moque des allégories de la guerre en dessinant une fresque de ses conquêtes nues. Ce « Kistch », cette idéologie, sont liés à la perception du pouvoir communiste par les membres de la société. Celui-ci était vu comme un père, comme un idéal sacré, presque divin, qui dictait la conduite à avoir dans une société où il n'y avait pas de place pour les « ennemis ».


A/ La seule loi des procès, l'idéologie La plaisanterie de Ludvik prend une tournure absurde lorsque celui-ci est appelé à comparaître devant ses camarades dans le grand amphithéâtre de la faculté. Monté de toutes pièces et à la manière d'une tragédie, le procès du traître Jahn révèle l'absurdité de l'utilisation de l'idéologie dans la justice. Habilement, Pavel Zemanek manipule les foules dans l'intention de remporter cette bataille rhétorique. Dépassé par les événements, l'accusation de Ludvik crée sa faute. Velichka Ivanova met justement en relation ce procès avec celui qu'un autre écrivain tchèque a imaginé, le procès de « K. » imaginé par Franz Kafka249. Pour l'un comme pour l'autre, l'absurdité du châtiment veut que l'accusé cherche à justifier sa peine alors qu'il ne se sent pas coupable. Kafka a ouvert une nouvelle voie pour la définition de l'individu nous dit Kundera dans Les testaments trahis, il essaie de positionner ses personnages dans un monde où les conditions extérieures sont si écrasantes qu'il ne peut rien faire250. C'est sur ce modèle que le romancier se base. Le procès de Ludvik comme celui de K. contient des éléments à la fois publics et privés. Kundera nous explique que pour K. c'est « le conformisme de l'opinion publique s'est érigé en tribunal » mais l'on pourrait dire la même chose pour Ludvik. Dans le roman La plaisanterie, Ludvik décrit précisément ce qu'il s'est passé dans la sixième partie, lorsqu'il est seul avec Helena chez Kostka et qu'elle se met à parler de son mari. Pavel, c'est le juge de Ludvik, c'est son ennemi juré. Il a orchestré son procès de manière magistrale en commençant par lire un extrait du Témoignage sous la potence de Julius Fucik, « le livre sacré de l'époque », dans lequel il évoque le traitre Mirek, ce « lâche » qui a sacrifié ses compagnons. Les mots de Fucik qui accompagnent le public sont les suivants : « Comme elle était superficielle, cette vaillance que quelques coups ont suffi à effacer ! Aussi superficielle que ses convictions.. Il a tout perdu dès l'instant qu'il s'est mis à penser à lui. Pour sauver sa carcasse, il a sacrifié ses compagnons. Il s'est abandonné à la lâcheté et par lâcheté il a trahi... »251. Après cet émouvant passage, Pavel décide de lire la lettre de Ludvik à Marketa. Zemanek n'hésite pas à faire le parallèle entre l'ami qui a trahi Fucik, le héros national, et Ludvik, qui pourtant n'a physiquement abandonné personne. Ce discours Martine Boyer249 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 250 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993 251 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.286

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Weinmann le nomme « discours de la manipulation rhétorique »252. Pavel Zemanek utilise son talent oratoire pour arriver à ses fins. La foule, omnibulée par les accusations de Fucik faites à Mirek, ne cherche pas à savoir ce que Ludvik a fait de bien ou de mal. Elle se laisse voguer sur ses propres émotions pour juger. Dans son procès, le jeune Jahn a pourtant une occasion de se repentir, de s'auto-critiquer. C'est une camarade qui lui propose de mettre en parallèle son attitude et celle des lâches qui ont abandonné la patrie par peur des nazis. Néanmoins, Ludvik refuse de jouer « le rôle de l'accusé » qui implore la pitié de ses juges. Zemanek décide alors que le scepticisme de son ami est une trahison au Parti, il propose son exclusion de l'université et de l'organisation politique. A main levée, celles-ci seront votées à l'unanimité. Dans le film de Jaromil Jires, la scène du procès de Ludvik arrive à un tout autre moment253. Alors que celui-ci se retrouve dans la cérémonie du baptême laïc, le discours du maire raisonne peu à peu dans la tête de Ludvik comme celui de Pavel dans sa pleine solennité. La voix, puis les images se mélangent grâce à un montage parallèle des images passées et présentes. Pavel, toujours dans le grand amphithéâtre amorce la lecture du témoignage de Fucik pour un public attentif. Sept responsables du Parti sont là pour le juger dont Pavel est le leader. Les membres du jury toisent Ludvik mais ne le laissent pas s'exprimer. Marketa lui lance quelques regards, alors que sa présence n'était pas mentionnée dans le roman. Zemanek relis la carte et dit que c'est une honte pour ceux qui ont combattu pour l'avènement du communisme. Une seule question est posée à Ludvik, sans bien sûr lui laisser le temps d'y répondre : « Qu'auraient dit de votre comportement ceux qui ont lutté pendant la guerre ? ». On vote pour son exclusion du Parti et de la faculté à main levée, il est obtenu à l'unanimité. Les juges se cherchent d'abord du regard pour savoir quoi faire puis peu à peu, les mains se lèvent, même celle de Marketa. C'est l'effet de groupe, la pression sociale qui accentue la décision, les juges pensent qu'ils n'ont pas d'autre choix que de suivre le leader. Dans le montage, avant que le vote ne se fasse, à la cérémonie le violoniste et l'organiste se mettent à jouer une mélodie triste, mélancolique. C'est là que Ludvik revoit ses juges décider de sa fin. Finalement, Pavel s'assoit, toujours en regardant Ludvik, et remet sa montre. Marion 252 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009, p.63 253 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène du procès de Ludvik [24'44 28'06]

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Chapuis dit de Ludvik qu'il est « la victime consciente du régime ». Conscient qu'on a atteint sa liberté individuelle ainsi que son intégrité physique et morale254.

Pour Maria Nemcova Banerjee, l'animosité contre Ludvik a été aussi forte lors de son procès car un parallèle a été établi avec le témoignage de Julius Fucik. Les réactions à cela ne sont que sentimentales, comme si le public assistait à une mise à mort théâtrale. Elle nous dit que Ludvik est « le martyr du courage comique qui persiste à se regarder avec les yeux sans l'humour de ses bourreaux »255. Pour Peter Steiner, qui a étudié de plus près le témoignage de Fucik : « C'était précisément cet aspect de vérité qui a fait que le reportage était si bien conçu pour son usage comme propagande […] la mort sacrificielle de Fucik était à mettre en relation avec un autre mythe : celui caractérisé par le critique britannique Robert Pynsent comme la croyance commune des tchèques que tout au long de leur histoire, les martyrs étaient la seule manière de préserver leur identité nationale »256. Le régime communiste a donc eu toutes les raisons de penser que le témoignage de Fucik serait vu comme un hommage à la résistance de la nation tchèque. De plus, Peter Steiner nous rappelle que Milan Kundera avait une revanche à prendre sur Julius Fucik et sur lui-même. Son poème « Le dernier mai » écrit en 1955 racontait l'épisode où celui-ci rencontre le commissaire de la Gestapo Bohm en 1942. C'est une manière pour l'écrivain tchèque d'enquêter sur les mythes auxquels il croyait. Peter Steiner pense que : « cela a permis à Kundera-le-prosaïste de détruire quelques uns des mythes que Kundera-le-poète avait aidé à créer »257. Le romancier en faisant ce geste, quitte lui-même son « âge lyrique », il se sent assez mûr pour attaquer ses propres croyances anciennes et affirmer son esprit critique nouvellement retrouvé.

254 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009, p.75 255 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993, p.34 256 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000, p.19-20 257 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000, p.22

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Dans L'art du roman Milan Kundera nous dit : « La vérité totalitaire exclut la relativité, le doute, l'interrogation et elle ne peut donc jamais se concilier avec l'esprit du roman »258. C'est cette vérité totalitaire que l'écrivain confronte à ses personnages, et notamment à Ludvik dans La plaisanterie. Il met en relation les doutes qu'il a éprouvé à l'époque à travers ses héros fictifs. Pourtant, cette tragédie a réellement existé dans l'histoire tchèque. La période du Slanskime dans les années 1950 a inauguré toute une série de procès plus absurdes les uns que les autres. Le but du communisme est la suppression de toute forme d'exploitation et de domination pour créer des conditions favorables à l'épanouissement de l'homme nous dit Gérard Bellouin259. Il ajoute toutefois que cela conduit à la haine de ceux qui sont des obstacles à la réalisation de cet idéal « les ennemis de la République ». Dans ce contexte, la répression n'est utilisée que pour sauver l'utopie. L'homme nouveau est un idéal impossible à atteindre et la seule solution pour que les dirigeants ne soient pas déstabilisés par le peuple était la fuite en avant. Antonin Liehm dans Le passé présent souligne d'ailleurs très justement le fait que les procès du début des années 1950 se sont déroulés dans un contexte où la véritable bourgeoisie avait déjà fui le pays260. Il fallait donc trouver d'autres victimes. Françoise Mayer cite Petr Fidelius qui expose que les communistes ont utilisé le verbe comme instrument de pouvoir261. Ils ont créé des attentes pour les citoyens mais aussi des devoirs. Si ceux ci ne les respectaient pas, ils devenaient à leur tour « ennemis ». C'est ce que Fidelius appelle « l'illusion de l'intentionnalité ». Il ajoute que le mensonge politique renvoie à une pratique particulière du langage qui utilise des termes flous pour confondre l'esprit des masses. Par exemple le terme « la société » renvoyait à la fois au « peuple », à « l'ouvrier » mais aussi au « Parti ». Dans ce contexte, les militants luttaient « pour le mot et son sens ». C'est à dire pour la pratique et le respect de ces mots. Ludvik, en dénigrant « l'optimisme » et en vénérant Trotsky commet une double faute à l'égard de la société dans laquelle il vit. Le pouvoir particulier du langage est d'autant plus important dans les sociétés totalitaires du fait que celles ci doivent s'appuyer sur « l'accord conscient » du peuple pour appliquer sa terreur. C'est ce que souligne 258 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.25 259 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 260 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974 261 Les tchèques et leur communisme : mémoire et identité politique, Françoise Mayer, Paris, Editions de l'école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2003

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Dusan Hamsik dans Socialisme à visage humain262. Cet accord conscient était réel. C'est ce que prouve son interview d'un vieux communiste qui a participé à des procès dans les années 1950. Il lui explique : « Je croyais fermement que c'était l'intérêt sacré du Parti. Il me l'avait confié parce qu'il savait que, toujours et en toutes choses, j'obéis au parti »263. Cet « intérêt sacré » dont il parle c'est « l'accord conscient » de la population, c'est l'effet que la propagande et l'idéologie ont eu sur elle. Or la justice ne peut être faite par rapport à un intérêt absolu, elle doit d'abord juger et analyser objectivement les causes et les conséquences des actes des accusés pour répondre de leur faute.

B/ Kitsch et culture, le « réalisme socialiste » Dans La plaisanterie, la culture est devenue propagande, elle est devenue idéologie. C'était aussi le cas dans la société tchèque des années 1950. La culture était au service du Parti et de l'Etat. Elle se devait de « lutter contre l'art bourgeois, décadent et cosmopolite »264. Cette lutte fut possible au communisme par l’invention une nouvelle forme d'art qui lui était propre. Dans les démocraties populaires, Staline avait permis à ce que celle ci soit à la fois communiste tout en respectant les spécificités nationales. C'est ce que les communistes ont appelé « le réalisme socialiste ». Pour Antonin Liehm, c'est une forme de culture figurative, permettant de revenir aux fondements de la nation265. Car revenir aux origines, c'est relancer le patriotisme national, ce qui aide pour construire un nouveau patriotisme international, contre le capitalisme. Zdenek Pinc dans Culture tchèque des années 60 nous livre les pensées de Roger Garaudy : « Le capitalisme est une illusion qui au contact de la réalité socialiste s'évanouira »266. Il ajoute que pour aider à l'éclatement de cette illusion, la culture se définit nouvellement, selon les bases du « réalisme socialiste ». Pour lui dans la culture, « ce qui est de qualité est réaliste »267. Le réalisme dans ce contexte, c'est la construction du socialisme. Les héros de la culture 262 « Les procès qui ont écrit l'Histoire », Dusan Hamsik, dans Socialisme à visage humain. Les intellectuels de Prague au centre de la mêlée, présenté par Antonin Liehm, Paris, Editions Albatros, 1977, p.91 263 Ibid, p.96 264 Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 265 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974 266 « Recherche de contextes et préparation à « l'être prêt » ou la philosophie tchèque ressuscitée par l'espoir d'un changement », Zdenek Pinc dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.409 267 Ibid, p.409

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doivent honorer la patrie, être communiste, si possible ouvriers, ou peuvent être issus de mythes nationaux plus anciens. Mais la réalité socialiste a aussi sa part de nouveauté, sa part d'inventivité. Le but est de rendre cohérent des mythes passés avec le présent communiste. C'est par exemple le cas des ensembles musicaux dans lesquels. Ils composent des mélodies inscrites dans la tradition folklorique, ont les instruments traditionnels d'un orchestre de cymbalum, mais composent des chansons à la gloire des héros du communisme, comme Fucik. Eric Hobsbawm parle pour cela de « traditions inventées » qu'il définit comme « un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé »268. Cette continuité est en réalité fictive, artificielle.

Ce simulacre, cet artifice, c'est ce que Milan Kundera dénonce sous le terme « Kitsch ». Dans L'art du roman, il le définit comme « la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l'émotion ». Il ajoute que « le besoin du kitsch de l'homme-kitsch : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue »269. Dans la société communiste des années 1950, le Kitsch est l'esthétique réaliste-socialiste. La réalité est plus complexe, plus diverse. Une « cérémonie de bienvenue pour les nouveaux citoyens » n'existe que dans ce contexte socio-historique. Mais la réalité est que cette cérémonie, d'après les dires du maire, a été créée pour pallier au manque qu'avaient les citoyens face à la religion. De plus, elle reprend les codes et a le même but qu'un baptême « classique », religieux. Il n'est pas possible de l'imposer à la population sans que celle ci ne finisse par vouloir revenir à ses anciennes traditions. Ceux qui le voulaient vraiment continuaient de baptiser leurs enfants à l'Eglise car on ne peut pas imposer une seule réalité. Pour Virginie Sauzon et Stéphane Chaudier, « Le kitsch est l'idéal, esthétique de tous les hommes politiques, car il contraint à l'unanimisme »270. Le kitsch vise à construire une société idyllique avec une représentation réductrice du monde, celle d'un idéal politique. Pour construire une 268 The invention of the traditions, Eric Hobsbawm, cité dans La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 269 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.160 270 « L'anti-lyrisme et ses enjeux », Virginie Sauzon et Stéphane Chaudier, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009, p.253

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mémoire commune qui n'existe pas, celui-ci se réapproprie les traditions. C'est ce qu'en déduit Marion Chapuis271. Cette illusion de la beauté, de l'esthétique, Milan Kundera l'oppose à « la beauté de la connaissance » pour Eva Le Grand272. « La beauté de la connaissance », c'est l'esprit critique de l'homme. Celui-ci peut réussir à se détourner du Kitsch voire même s'en moquer.

Etudions tout d'abord un passage où l'un des personnages est soumis au Kitsch, où il ne réagit que pour cet idéal. Marketa, le premier amour de Ludvik, après ses aveux à ses camarades pour la lettre qu'il lui avait écrite, décide de reprendre contact. Elle ne s'en veut pas d'avoir montré la carte, au contraire. Quand au stage on lui demande des explications sur Ludvik elle dit qu'il est « bizarre », qu'il ne respecte rien, qu'il s'exprime différemment en réunion et avec elle. Et c'est ce qu'elle pense réellement de lui, qu'il se conduit différemment dans le public et dans le privé. Ses camarades lui conseillent donc de continuer à lui écrire pour qu'il en dise plus sur ses liens avec le trotskisme mais elle refuse. Elle préfère se taire plutôt que de lui mentir. Après que la lettre lui soit parvenue, Pavel Zemanek conseille même à Marketa, alors que Ludvik était venu le voir pour lui demander conseil, de le quitter. Mais chez Marketa c'est l'émotion provoquée par le Kitsch qui l'emporte toujours : « Elle s'est souvenue du film soviétique Tribunal d'honneur (œuvre alors extrêmement prisée dans les milieux du Parti) où un médecinchercheur soviétique accordait la primeur de sa découverte au public étranger avant d'en faire bénéficier ses compatriotes, ce qui fleurait le « cosmopolitisme » (encore un péjoratif célèbre de l'époque), voire la trahison ; Marketa, émue, se référait surtout à la conclusion : le chercheur se voyait à la fin condamné par un tribunal d'honneur formé de ses collègues, mais son épouse aimante, loin de se détourner de son mari humilié, s'employait à lui infuser la force de réparer sa lourde faute »273. Le Kitsch pour Marketa est la Vérité. Et même si cela n'est qu'un film, elle aime à penser que c'est un idéal, un chemin à suivre. En disant cela, elle sousentendais qu'elle pardonnerai tout à Ludvik, comme la femme aimante du Tribunal soviétique, si celui-ci accepte de lui avouer ses fautes, accepte de se repentir devant elle. Accusé alors qu'il ne se sent pas fautif, Ludvik refuse de se soumettre au Kitsch 271 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 272 Kundera ou la mémoire du désir, Eva Le Grand, Montréal, L'Harmattan, 1995, p.60 273 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.73

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et à l'amour de Marketa. Il la pense naïve, n'accepte pas son manque d'esprit critique. Sa raison l'emporte et il décide de la quitter. Le Kitsch peut donc lui-même conduire à des tragédies, puisque c'est cette décision qu'a prise Ludvik qui lui a fait perdre son dernier soutien, la jeune femme qu'il désirait. Dans le film, bien qu'il y ait une scène où Marketa avoue à Ludvik qu'elle ne veut pas l'abandonner, on ne parle pas du Kitsch274. Elle dit juste qu'elle ne veut pas, sans plus d'explications. On en déduit qu'elle ne veut juste pas se fier aux avis des autres.

Etudions maintenant une deuxième scène où Milan Kundera décide cette fois de tourner le Kitsch en dérision. Cenek est un copain du bataillon de Ludvik qui a été envoyé là-bas à cause des peintures cubistes qu'il avait faites aux Beaux-Arts. C'est donc un personnage qui est hors du Kitsch car il n'accepte pas les codes culturels qui lui sont imposés. A la caserne, les noirs devaient suivre des cours d'éducation au socialisme pour parfaire leur idéal. C'est pourquoi le commandant avait demandé à Cenek, l'artiste, de dessiner une fresque à la gloire de l'armée rouge. Cette commande sérieuse sera tournée en dérision par le protagoniste qui décide de créer une œuvre érotique pour parler de ses femmes devant ses amis. Néanmoins quand le commandant arrive celui-ci trouve tout de suite une parade à ses débordements : « Voilà une allégorie symbolisant l'importance de l'armée rouge pour le combat de notre peuple ; ici (il montra le sergent), l'armée rouge ; de chaque côté figurent les symboles de la classe ouvrière (il montra la régulière du galonné) et les glorieuses journées de Février (il montra sa copine d'études). Voici (il montrait d'autres dames) le symbole de la Liberté, celui de la Victoire, celui de l'Egalité ; et ici (il montra la régulière du galonné exposant son postérieur), on reconnaît la bourgeoisie en train de quitter la scène de l'Histoire »275. Dans ce passage, le réalisme socialiste est tourné en dérision, Cenek décrit son tableau à la manière d'un artiste politique alors que celui-ci ne représente qu'un soldat entouré de femmes nues. Néanmoins, avouer à Cenek qu'il a réussi à se jouer de lui serait trop humiliant pour le commandant. Donc celui-ci, même s'il pense que le tableau « est tout juste bon pour des masturbateurs », ne le condamne pas. Dans le 274 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène où Marketa décide de ne pas l'abandonner [18'04 – 19'32] 275 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.136

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film, la scène se déroule de la même manière276. L'ambiance est détendue lorsque Cenek présente ses dessins à ses camarades. Tout le monde est joyeux, rigole. Il détaille les corps de ces femmes que l'on peut désormais identifier. Après son explication, les officiers se regardent, perplexes, mais ne font aucune réflexion.

c/ Le communisme, père de la nation Même si, comme Alain Boureau le dit « le pouvoir n'est jamais analysé dans le roman, où il semble relever d'une pure instrumentalité, d'une dure exécution »277, une analyse de la relation qui lie les individus au pouvoir communiste se révèle pertinente. D'après la proposition du personnage de Kostka, la foi en Dieu et la foi du communisme sont liées. Lui attend que l'être suprême fasse son apparition parmi ses camarades, mais la réalité est que le pouvoir est lui-même un mystique, il est lui-même vu comme quelque chose de sacré. Pour Antonin Liehm le « matérialisme historique » originel de Karl Marx est devenu dans les sociétés communistes « une religion d'athées »278. Ce qui au départ n'était qu'une simple hypothèse, la possibilité de construire un avenir meilleur dans une société où les moyens de production sont partagés, a été élevé au rang de dogme. Pour Aron Aji, il est clair qu'il y a un « code de conduite » dans la société communiste279. Ce code moral, qui dicte le Bien et le Mal dans la vie des individus est une vérité absolue qui ne doit pas être remise en cause. Pourtant, avec ce principe, on se retrouve bien loin d'une autre théorie de Karl Marx, celle de l'aliénation de l'homme. Certes, l'ouvrier dans la société capitaliste est aliéné par le fait de ne pas posséder les moyens de production, c'est à dire les machines, et est donc soumis au pouvoir de ses maîtres. Mais dans la société communiste créée sous Staline, l'individu n'est pas plus libre. Il doit obéissance et respect à une doctrine morale qu'il doit suivre pour parvenir à son paradis, la société harmonieuse du futur. Si l'on ne respecte pas cette doctrine, et c'est le cas du personnage de Ludvik dans La plaisanterie, on est tout droit conduit en 276 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de la fresque de Cenek [35'29 - 37'10] 277 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105, p.100 278 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974, p.16 279 Milan Kundera and the art of fiction. Critical essays, edited by Aron Aji, New York, 1992

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enfer. Milan Kundera avoue à Antonin Liehm dans un entretien que sa génération a été dévastée par la « confusion morale » créée sous le Stalinisme280.

Gérard Bellouin dans son essai La faucille, le marteau et le divan, fait le lien entre pouvoir communiste et le besoin d'un amour paternel pour la société. Tout comme Dieu est un père pour les croyants, « Leparti » qui est « au commencement et à la fin de tout ce qui a été, est et sera pensé » est un père pour les militants281. Le Parti est ce qui a permis à l'idéal de prendre corps, il lui a permis de se crédibiliser. En fabriquant une croyance dans son pouvoir, celui-ci a tenté d'infantiliser le peuple à travers la propagande. Tout ce qui est bon pour le peuple est décidé par le Parti, les individus ne peuvent pas disposer d'eux-mêmes. « Le sacré » c'est l'intérêt de la classe ouvrière dans le communisme. Il permet d'opérer une ligne de démarcation avec les autres croyances. Gérard Bellouin nous explique que ces mythes ne servaient qu'à voiler la vérité ou plutôt les vérités282. Il y a selon lui quatre vérités communistes : celle pour les dirigeants, celle pour l'appareil du Parti, celle pour les militants et celle pour le grand public. Celles-ci sont liées mais cachent de plus en plus la réalité au fur et à mesure que le cercle d'individus qui y a accès s'élargit. Le communisme est en fait construit selon le modèle biologique, ou du moins il reprend ses termes. Le Parti est « l'incarnation de la nation », il existe « différent niveaux d'organismes », les « membres » du parti ont à leur « tête » un secrétaire général, ils ont une « voix » qui porte leurs idées, les journaux. Il y a une possibilité pour d'éventuelles menaces de « l'esprit » et dans ce cas il est nécessaire d'effectuer une « épuration »283. Guy Laval dans Bourreaux ordinaires, psychanalyse du meurtre totalitaire parle du communisme comme de « l'universel moins 1 »284. L'universel c'est la volonté de perfection, mais qui se fait sans l'individu, sans le « 1 ».

280 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970 281 Lucien Bonnafé, cité dans La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 282 La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 283 Ibid 284 Bourreaux ordinaires, psychanalyse du meurtre totalitaire, Guy Laval, cité dans La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008

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Kundera, l'Histoire et l'Homme Si le film de Jaromil Jires La plaisanterie tout comme le roman de Milan Kundera nous permet de découvrir une vision de la réalité socio-historique de la Tchécoslovaquie des années 1948 au début des années 1960, celui-ci ne cherche pas à délivrer une analyse des liens entre l'Histoire et l'Homme. Milan Kundera, quant à lui dans son premier roman expérimente sa propre philosophie de l'Histoire. Il commence par chasser les illusions marxistes du « matérialisme historique ».

Ludvik, qui s'est engagé dans le parti communiste tchécoslovaque alors que celui-ci n'était pas encore au pouvoir, a cru pouvoir maîtriser sa destinée. Il a voulu prendre sa revanche sur la famille de son père qui l'a élevé après la mort de celui-ci. Trop bourgeois, trop religieux, il les reniera tout comme il reniera leurs idéaux. Avec le communisme, Ludvik a cru être le sujet de sa propre histoire, il a pensé, avec ses camarades, au moins pendant un temps, pouvoir décider de ce qui était bon et de ce qui ne l'était pas pour construire une société meilleure. Mais Milan Kundera met à mal dans son roman la vision utopique de l'Histoire utilisée par les régimes socialistes. La volonté de renverser la tendance entre les oppresseurs et les opprimés n'est juste pas possible pour l'écrivain car se mettre au service d'un idéal, c'est être potentiellement dangereux pour tous ceux qui ne rentrent pas dans les codes. Vouloir une société où la liberté règne totalement, c'est se condamner à ne pas jouir de celleci. En fixant un idéal moral, les sociétés politiques fixent des règles, ce qui est « Bien » et ce qui est « Mal », malheureusement l'histoire contemporaine a révélé que l'Histoire pouvait se jouer des Hommes et ne pas le protéger. La pression créée par le collectif, c'est la chute originelle de l'Homme chez Milan Kundera. Et le groupe communiste, en décidant d'orienter l'Histoire vers un futur meilleur, n'a pas eu d'autre choix pour poursuivre son idéal que de chasser son « ennemi ». Avec le roman, l'écrivain crée pour ses personnages des « situations existentielles révélatrices » qui lui permettent d'analyser la micro-histoire. Qu'est-ce que l'Homme et comment réagit-il à des situations données ? Jusqu'où l'Homme peut-il aller pour défendre sa vision du monde et de l'Histoire ? Dans La plaisanterie, Milan Kundera n'est pas tendre avec le genre humain. Il pense que le groupe est cruel et qu'il peut


envoyer son prochain à la mort dans n'importe quelle circonstance. Cela est dû au fait que l'Homme chez le romancier tchèque est broyé par des conditions extérieures qui sont plus fortes que lui, dont l'Histoire. L'Histoire dirige l'Homme, et surtout elle n'a pas de fin. Et comme elle est infinie, ses possibilités aussi sont infinies. Elle peut décider de la vie comme de la mort de son prochain. Elle peut faire des erreurs humaines des méprises qui se transforment en exil. La vie de Ludvik n'est qu'une série de mauvaises plaisanteries, longtemps ignorées ou sous-estimées par le héros. L'Histoire est tragiquement cruelle avec lui, elle ne lui laisse pas de répit. Et c'est la plume ironique de Milan Kundera qui nous révèle, à travers lui, l'insignifiance de l'Homme.

A/ La volonté de l'Homme, « conduire le volant de l'Histoire » Dans son premier roman, Milan Kundera analyse au travers de Ludvik la philosophie de l'Histoire et notamment le concept marxiste de l'Histoire. L'engagement communiste de Ludvik vient d'une humiliation préalable pour Martin Rizek, ce qui va le conduire à rejeter totalement les bourgeois et la religion285. Après la mort de son père lors de la Seconde Guerre Mondiale, son oncle et sa tante, les Koutecky, vont décider de maîtriser le destin du jeune homme, seul souvenir de son père décédé, quitte à l'arracher à sa mère. Ils vont lui offrir tout ce que celle-ci ne pouvait pas se permettre de lui offrir. Ludvik a tout de suite vu cela d'un mauvais œil car il ne voulait pas que son éducation se fasse au dépend de son lien maternel. C'est pourquoi un beau jour, il a décidé de se rebeller. Alors garçon d'honneur lors du mariage d'une de ses cousines il se sent humilié du haut de ses quinze ans d'avoir au bras une fillette de onze. Il décidera de couper tout lien avec les Koutecky, qu'il considère comme ses premiers bourreaux, avec la bourgeoisie qu'ils représentaient ainsi qu'avec l'Eglise, lieu de sa relégation au rang d'enfant. C'est le fondement de son engagement communiste. Mais ce qui a attiré le plus Ludvik dans l'idéologie, c'est d'y voir une possibilité de prendre sa revanche sur l'Histoire, de la tenir et de diriger. L'illusion des communistes, c'est la construction d'un avenir meilleur, où l'on a ôté à l'humanité tout ce qu'elle avait de mauvais, la bourgeoisie, la religion, la

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jalousie, le pouvoir. Cependant après avoir rencontré Lucie, personnage atypique qui se situe « en dehors de l'Histoire » et qui ne connaît ni ne cherche à connaître rien d'elle, il remet en cause son engagement. Pire, il commence à penser que sa chute, c'est d'avoir voulu manipuler l'Histoire : « Ce qui, dans le mouvement, m'avait par-dessus tout fasciné, ensorcelé même, ç'avait été le « volant de l'Histoire » près duquel je me suis trouvé (ou ai cru me trouver). En effet, nous décidions alors réellement du sort des gens et des choses ; et cela justement dans les universités : comme en ces temps les membres du Parti au sein des assemblées professorales se comptaient sur les doigts d'une seule main, les étudiants communistes, au cours des premières années, assumaient à peu près seuls la direction des facultés […]. Nous étions envoûtés par l'Histoire […]. Il y avait en même temps là-dedans (notamment pour nous, jeunots), la belle illusion que nous inaugurions, nous, cette époque où l'homme (chacun des hommes) ne serait plus « en dehors » de l'Histoire ni « sous le talon » de l'Histoire, mais la conduirait et la façonnerait »286.

Etre maître de soi, maître de sa vie et de son destin, tel est le rêve de tout communiste, et même de tout Homme. Malheureusement chez Milan Kundera, cette possibilité n'existe pas. L'Homme est broyé par des conditions extérieures qui se révèlent liberticides. Il ne peut ni posséder son destin ni même contenir les décisions du groupe qui sont plus fortes que lui. Chez le romancier tchèque, l'Histoire est cette force obscure qui dirige l'Homme et non l'inverse. L'Homme est l'objet et non le sujet de son Histoire, il est manipulé par elle.

Pour Alain Boureau, « la philosophie de l'Histoire est une plainte de l'existence chez Kundera »287. Il chercher à renverser la théorie marxiste qui pense que l'Homme, dans la société communiste, va enfin décider du sort qui lui est réservé. Dans sa théorie du « matérialisme historique », Karl Marx, nous explique que c'est la production matérielle de la vie qui crée l'histoire, ce sont les techniques et les outils qui déterminent son existence. Le noyau de cette histoire réside dans la notion de lutte des classes : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que 285 Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001 286 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.115

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l'histoire de la lutte de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf […], en un mot, oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée »288. Pour que l'Homme soit enfin débarrassé de ses oppresseurs, il doit aller vers la « révolution prolétarienne » en renversant la tendance. L'opprimé doit maîtriser son oppresseur pour que celui-ci se rende compte de ce qu'est une vie sous influence. Vient alors le temps où l'homme peut enfin maîtriser sa condition et son destin. A partir de là peut commencer le « règne de la liberté » où tous les hommes vivent librement et sont maîtres de leur destin, le règne du communisme. Karl Marx le définit comme : « La véritable fin de la querelle entre l'homme et la nature et entre l'homme et l'homme[...]. Il résout le mystère de l'histoire, et il sait qu'il le résout »289. Seulement sous le régime communiste, la théorie a été appliquée à la lettre. Les bourgeois et ceux qui ne respectaient pas l'idéal sont devenus des « ennemis de la République ». Seuls les prolétaires sont les vrais représentants de la nation, c'est à eux que revient légitimement le pouvoir. Ils ont le droit et le devoir de « conduire le volant de l'Histoire » d'une main de maître pour s'assurer que chacun respecte bien son rôle. Mais dirigeants et prolétaires, ce n'était pas la même chose. Le régime stalinien s'est servi de cet idéal pour lui-même diriger l'Histoire. Les militants, alors qu'ils croyaient que leur destin était entre leurs mains, ont peu à peu compris qu'il leur échappait totalement. Pour Françoise Mayer, la situation est encore plus particulière en Tchécoslovaquie. Elle pense que l'idée de la lutte des classes s'est plus facilement imposée avec la théorie de la continuité de l'histoire tchèque290. Les citoyens de ce pays sont traditionnellement des déterministes convaincus. Ils pensent que l'histoire tchèque est particulière et que quelque soit l'oppresseur qui les soumettra, le réveil de la nation viendra un jour comme cela a été le cas au XIXème siècle. Ayant subi le joug de l'Empire Austro-Hongrois puis de l'Allemagne nazie et enfin de l'Union soviétique, ils en sont devenus fatalistes au point de croire que leur destin était écrit. L'idéal d'un futur communiste meilleur leur a paru comme l’avènement d'une ère nouvelle certes, mais aussi comme la possibilité pour le peuple tchèque d'enfin pouvoir gagner sa place au pays de la liberté.

287 « Milan Kundera, historien de la contingence », Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 288 Manifeste du parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, Editions sociales, 1961 289 Manuscrits de 1844, Karl Marx, Paris, Editions sociales, 1990

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B/ L'approche phénoménologique de l'Histoire chez Kundera La réflexion de Ludvik sur l'Histoire ne s'arrête pas là. Grâce à une subtile approche de ses personnages, Milan Kundera arrive à révéler les possibilités de l'Histoire et de l'existence humaine. Il met en exergue l'esprit de groupe et les dangers d'une société basée sur un idéal collectif. Pour lui, les Hommes ne sont pas faits pour s'entendre car ils ont des visions et des destins différents les uns des autres. Rêver d'un idéal commun, c'est déjà un pas vers la condamnation de l'Homme. Le groupe prêt à tout pour son idéal va se révéler impitoyable face à ceux qui ne respectent pas les codes moraux écrits par sa société. L'Homme n'a pas de liberté face à l'Histoire, elle est imprévisible. Il n'a pas non plus de liberté face au groupe. Les idéologies totalitaires du Xxème siècle ont prouvé que l'Homme pouvait être cruel envers lui-même et elles sont elles-mêmes liées à la philosophie de l'Histoire. Donner un Sens et une Raison à l'Histoire dans une société donnée, c'est donner les moyens à un groupe politique de s'en emparer et en son nom de faire abattre la terreur et l'arbitraire. Pour Antonin Liehm, dans la société soviétique : « Le marxisme est ainsi peu à peu dépouillé de ce qui était un de ses plus précieux apports à la pratique politique : la capacité, disons même le devoir de se soumettre soi-même à l'analyse historique »291. Il ajoute : « On a mis dans l'éprouvette de l'histoire un mélange dont devait sortir une matière nouvelle et inconnue. De ce laboratoire devait sortir une recette pour l'histoire »292. Cette « recette pour l'Histoire » est l’ensemble des codes de la société communiste. Il fallait alors définir le « Bien » et le « Mal » et ceux qui ne s'enthousiasmaient pas de la supériorité des ouvriers communistes sur la bourgeoisie devaient être éliminés car ils risquaient d'être un élément perturbateur dans la construction du futur harmonieux. Et bien que les historiens communistes existaient, ceux-ci ne savaient pas prendre de distance avec l'idéologie. C'est ce que nous explique Claude Karnoouh. Pour lui les spécialistes du communisme posaient des questions « au passé et au présent soviétique » mais « n'arrivaient pas à s'affranchir de la langue figée d'une idéologie qui faisait fi des mutations dynamiques 290 Les tchèques et leur communisme : mémoire et identité politique, Françoise Mayer, Paris, Editions de l'école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2003 291 Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974, p.19 292 Ibid, p.23

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propres aux sociétés de l'URSS »293. L'Histoire qu'ils écrivaient était alors faussée, orientée et n'avaient pas de lien avec la réalité présente.

Au milieu de cette vérité historique faussement écrite, il y avait les intellectuels. Ils ont pris le relais dans cette quête de conquête de l'esprit critique. Milan Kundera a fait ce choix. Dans le contexte de la fin des années 1960 en Tchécoslovaquie, pour Antonin Liehm les hommes de lettre et d'art ont accepté leur tâche : « de démystification, de démythification, une tâche d'éveilleurs de connaissance concrète, de restaurateurs de la morale, de « réhabiliteurs » de la conscience humaine »294. Milan Kundera lui-même pense que la culture a joué un rôle important dans la construction d'une identité nouvelle pour la Tchécoslovaquie du printemps de Prague. Petr Bilek cite son interview faite par Alain Finkelkraut : « La grandeur de l'époque ne tient pas à la politique de cette époque (politique qui était incompétente et a fini par tout détruire), mais bien à sa culture. Culture dans le sens le plus large du terme : non seulement les arts et les sciences, mais aussi le comportement global des gens, leur tradition de tolérance, d'humour et de liberté »295. C'est avec le roman que Milan Kundera commence sa quête de vérité. Le roman permet pour Claude Karnoouh de ne pas imposer de discours. Il est selon lui en cela différent du récit historique « parce qu'il représente une édification bien plus forte, car il ne participe pas au jeu nihiliste des thèses et antithèses pour imposer le discours d'une génération dans son présent comme seule vérité »296. Dans La plaisanterie, cette affirmation est d'autant plus vraie que Kundera a choisit de faire parler quatre narrateurs. Ces quatre personnages nous livrent chacun leur version de la vie de Ludvik et leurs ressentis sur leur engagement communiste. Il n'y a donc pas qu'une seule vérité pour l'écrivain. Néanmoins Claude Karnoouh insiste sur le fait 293 « Histoire où on ment. Scolies en marge du livre de Paul Ricoeur « temps et récit » », Claude Karnoouh dans La littérature face à l'Histoire. Discours historique et fiction dans les littératures esteuropéennes, sous la direction de Maria Delaperrière, L'Harmattan, Paris, 2005, p.26 294 « Au centre de la mêlée », Antonin Liehm dans Socialisme à visage humain. Les intellectuels de Prague au centre de la mêlée, présenté par Antonin Liehm, Paris, Editions Albatros, 1977, p.25 295 « Kundera : l'exode de la culture », interview d'Alain Finkelkraut, revue Corriere della sera, n°1511, 21-27 juin 1980, p.137, cité par Petr Bilek dans « Littérature tchèque, littérature centre-européenne et littérature mondiale dans l'oeuvre essayiste de Milan Kundera » dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyerweinmann, Grenoble, Ellug, 2009 296 « Histoire où on ment. Scolies en marge du livre de Paul Ricoeur « temps et récit » », Claude Karnoouh dans La littérature face à l'Histoire. Discours historique et fiction dans les littératures esteuropéennes, sous la direction de Maria Delaperrière, L'Harmattan, Paris, 2005, p.35

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qu'il ne doit pas être pris à la légère. Il apporte une vérité comme une autre car : « L'individu-personnage est un homme défini par des traits psychosociaux, et c'est en fonction de ces qualités humaines (oserais-je dire « trop humaines ») qu'il réagit à des situations politiques, économiques, religieuses, éthiques, impersonnelles »297. Le roman fait réagir des personnages à des situations données, et il explore les possibilités de réponse. Ce qui est précisément la démarche qu'a adopté Milan Kundera. Dans L'art du roman, il nous livre les trois principes qu'il veut respecter par rapport à l'Histoire. Tout d'abord il fait ce qu'il appelle une « économie de circonstances historiques » en ne retenant que celles « créent pour [ses] personnages une situation existentielle révélatrice ». Ensuite il s'intéresse non pas à l'Histoire de la société mais celle de l'Homme, à des histoires particulières, à ce qu'aujourd'hui on a appelé « micro-histoire ». Enfin, « non seulement la circonstance historique doit créer une situation nouvelle pour un personnage de roman, mais l'Histoire doit en elle-même être comprise et analysée comme existentielle »298. Il considère l'Histoire uniquement comme un moyen de compréhension de l'individu. Kundera considère que l'Histoire lui a ouvert les yeux, en faisant « avec les hommes des expérimentations insoupçonnées ». Il ajoute qu'elle « a enrichi [ses] doutes et [ses] connaissances sur ce que sont l'homme et la condition humaine ». Pour Kvetoslav Chvatik l'Histoire a permis à Milan Kundera qui y a lui-même pris part, de pouvoir analyser des situations existantes en cherchant les différents comportements que lui aurait pu adopter299. Cela a été une manière pour lui de se libérer de son ancien « moi », du Kundera poète.

Dans La plaisanterie, Ludvik essaie de se situer lui-même dans l'Histoire. Pour Velichka Ivanova, Ludvik s'interroge sur le sens de son drame et sur celui des autres dans le même cas que lui car il a été rattrapé par une société qui n'acceptait pas l'humour à l'égard de sa condition. Il a fait partie de la génération de 1948 qui a accomplit le rêve de la révolution communiste mais s'est vite confronté aux « idéaux révolutionnaires puritains » qu'il n'a pas accepté300. Plus que cette génération qui l'a trahi, Ludvik revient sur l'acharnement du groupe et la cruauté des Hommes. Sa réflexion commence lorsqu'il est surpris par le rejet d'Alexej, communiste et fils d'un 297 298 299

Ibid, p.30 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.51-52 Le monde romanesque de Milan Kundera, Kvetoslav Chvatik, Paris, Gallimars, 1995

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officier communiste accusé de haute trahison, par la communauté des noirs. Comme ils le voient ne pas se réveiller, ils ont décidé de lui faire une mauvaise blague, celle de le réveiller avec un seau d'eau. Mais encore une fois la plaisanterie tourne au cauchemar car Alexej, qui n'a pas supporté son humiliation publique par le commandant qu'il soupçonnait de pactiser avec l'ennemi, a pris du poison pendant la nuit. Ludvik se sent alors coupable de ne pas l'avoir aidé à dépasser ses illusions de communiste, que lui-même ressentait au début. Il était « le plus proche de [lui] par sa destinée ». Alexej n'a pas voulu se mêler aux « traîtres » et ils le lui ont bien rendu en le considérant comme leur souffre-douleur. S'ensuit alors la réflexion de Ludvik sur les possibilités tragiques du groupe : « C'est alors aussi que j'ai perdu le chaud sentiment de ma solidarité avec mes compagnons noirs, et, partant, l'ultime possibilité de ressusciter ma confiance dans les gens. Je me suis mis à douter de la valeur de notre solidarité due seulement à la pression des circonstances et à l'instinct de conservation qui nous agglutinaient en un troupeau compact. Et je commençais à penser que notre collectivité de noirs était capable de traquer un homme tout comme la collectivité de la salle d'autrefois, et comme peutêtre toute collectivité »301. Pour lui, le groupe est l'ennemi de l'Homme libre. Peut importe qui ils soient ou où ils se trouvent, les membres d'une collectivité seront toujours les bourreaux d'un autre. Autre exclu, autre différent ou autre qui n'accepte pas les règles. C'est ce que Milan Kundera appelle « l'expérience anthropologique » du héros302. Ludvik se rend compte, après avoir été exclu du Parti et après avoir vu un autre que lui se faire exclure de la même manière, de ce qu'est l'Homme. Il est capable dans n'importe quelle situation d'envoyer son prochain à la mort, pour défendre un collectif, un idéal. Pour Martine Boyer-Weinmann, l'Histoire chez l'écrivain tchèque « c'est l'impossibilité d'avoir plusieurs visages, la condamnation à être toujours ce que l'on est ou ce que les autres veulent voir de vous »303. Ce que les autres voyaient de Ludvik, c'était un communiste qui ne respectait pas les codes et qui de plus se moquait d'eux. Ils y ont vu là les marques d'un « individualiste », « sceptique » quand à l'avènement de leur idéal et qui pactisait avec l'ennemi de leur chef suprême, Trotsky. Ce que les autres voyaient d'Alexej, c'était un innocent tout comme eux 300 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 301 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.181 302 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986 303 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009, p.67

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envoyé au bataillon des noirs mais qui se croyait au-dessus d'eux. Il n'a pas accepté les règles de la communauté, et n'a même pas daigné leur parler car ils étaient des « ennemis » du communisme, alors que c'était en fait lui qui n'avait pas compris que leur ennemi était commun, l'erreur humaine. François Ricard nomme La plaisanterie « le roman de la dévastation » dans sa post-face. Il nous dit que Kundera relate des vies dévastées par l'Homme lui-même et sa cruauté. Pour Velichka Ivanova l'écrivain a une conception relative de l'Histoire car pour lui le désir d'une société réconciliée est déjà totalitaire car les individus ont des aspirations différentes304. Dans Les testaments trahis, Milan Kundera confirme ces analyses en écrivant : « Tous mes romans exhalent l'horreur de l'Histoire, de cette force hostile, inhumaine qui, non invitée, non désirée, envahit de l'extérieur nos vies et les démolit »305.

C/ L'ironie de l'Histoire L'Histoire n'est pas tendre avec les personnages de Milan Kundera. Elle joue avec eux. Pour Ludvik, tout finit par devenir plaisanterie, que ce soit son amour pour Marketa, son amour pour Lucie ou son désir de vengeance. Tout est méprise, il est impossible de décider de sa propre histoire puisque c'est elle qui la dirige. La fin d'Helena aussi est plaisanterie, quand elle se retrouve non pas morte humiliée par l'amour comme elle l'avait espéré mais doublement humiliée puisque Ludvik, l'homme qu'elle aime, la retrouve dans « sa puanteur » dans des toilettes publiques car elle a pris des laxatifs et non du poison. La vie de Kostka perd son sens lorsqu'il se rend compte qu'au lieu d'appels divins, c'était sa lâcheté qui l'a empêché de faire ce qu'il voulait de sa vie. Il s'est lui-même, ironiquement, construit une carapace contre sa liberté. Enfin, le ridicule envahit Jaroslav lorsqu'il s’aperçoit qu'il n'a pas su voir venir le rejet des traditions par son propre fils. Il le choyait sagement en train de chevaucher avec la troupe folklorique, il croyait qu'il avait accepté la tradition, alors que Vladimir était parti avec des amis voir une course de motos. C'est encore une fois le personnage de Ludvik qui se rend compte de la vérité de l'Histoire, il se rend compte qu'il n'a pas pu la contourner alors qu'elle lui a joué de biens mauvais tours. Il 304 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 305 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993

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revient sur la réalité de sa plaisanterie : « Je sentis avec épouvante que les choses conçues par erreur sont aussi réelles que les choses conçues par raison et nécessité »306. Les méprises dont il parle sont la carte qu'il a écrite à Marketa qui a été prise au sérieux mais aussi la vie d'Alexej qui a basculé le jour où il a été envoyé chez les noirs ou encore l'emprisonnement de son père pour haute trahison. Il a été réhabilité après la déstalinisation mais il était déjà mort. L'Histoire a eu gain de lui. Ludvik s'interroge alors sur la rationnalité de l'Histoire : « Alors qui est-ce qui s'est trompé ? L'Histoire elle-même ? La divine, la rationnelle ? Mais pourquoi faudrait-il lui imputer des « erreurs » ? Cela n’apparaît ainsi qu'à ma raison d'homme, mais si l'Histoire possède vraiment sa propre raison, pourquoi cette raison devrait-elle se soucier de la compréhension des hommes et être sérieuse comme une institutrice ? Et si l'Histoire plaisantait ? »307. François Ricard pense que chez Milan Kundera « l'Histoire se poursuit par-delà sa propre dévastation »308. Elle n'a pas de fin. Pire, elle se poursuit toujours malgré tout le mal qu'elle peut faire. Martin Rizek ajoute que dans La plaisanterie, Milan Kundera a une « vision désabusée de l'Histoire », et que ce qu'il entend par l'Histoire, c'est surtout « une civilisation, une somme de biens culturels »309. Par là il entend le fait que l'écrivain tchèque considère comme historique pour une nation les événements qui vont la marquer culturellement, néanmoins les fondements de celle-ci restent toujours la même. Par exemple bien que la Bohême et la Moravie aient vécu sous quatre régimes politiques différents en moins d'un siècle, ses traditions restent les mêmes. Il n'y a que l'aspect extérieur qui évolue. Peter Steiner pense lui que chez Milan Kundera « la totalité de l'Histoire est une union de moments discontinus »310. L'Histoire n'a donc ni queue ni tête, elle avance et recule selon son bon vouloir, elle ne suit pas un sens donné, elle ne va pas vers une fin.

La phrase de Vaclav Jamek, écrivain tchèque, « le tragique n'est jamais aussi fort que lorsqu'il prend la forme de l'humour » résume bien l'atmosphère des 306 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.414 307 Ibid, p.415 308 Post-face de François Ricard à La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.468 309 Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001, p.308 310 The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000

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romans de Milan Kundera311. Le tragique destin des personnages de La plaisanterie, est saupoudré d'une pointe de rire jaune. L'ironie, qui chez le romancier se transforme en hyperbole, est pour lui le seul moyen de lutter contre le pouvoir en place. Par l'humour, Kundera révèle le ridicule de nos illusions qui peuvent nous amener à prendre des décisions qui n'ont pas de sens réel. Michal Bauer parle de « l'ironie comme école de l'esprit critique face à la routine de l'existence » chez l'écrivain312. En s'essayant au roman, il a voulu démontrer que l'on pouvait s'affranchir de nos illusions passées et a prouvé que son sens du comique n'était pas en reste. En quelque sorte il ironise sa propre vie de jeune poète communiste. Tout comme il le fera par la suite pour la totalité de sa vie. Dans un entretien à Antonin Liehm il confie : « Je suis né le 1er avril. Ce n'est pas sans impact sur le plan métaphysique »313. Il hypothétise alors son destin comme une vaste plaisanterie, tout comme Ludvik, le personnage de son premier roman. Dans Les testaments trahis, il nous livre sa définition de l'ironie : « Aucune des affirmations qu'on trouve dans un roman ne peut être prise isolément, chacune d'elles se trouve dans une confrontation complexe et contradictoire avec d'autres affirmations, d'autres situations, d'autres gestes, d'autres idées, d'autres événements »314. L'ironie révèle l'ambiguïté du monde, l'incompétence de l'homme à juger les autres et à juger ses propres certitudes. Dans L'art du roman Milan Kundera ajoute qu'en « nous offrant la belle illusion de la grandeur humaine, le tragique nous apporte une consolation. Le comique est plus cruel : il nous révèle brutalement l'insignifiance de tout »315. Insignifiance de tout, même de l'Histoire qui est un imposteur puisqu'elle prétend nous rendre la liberté alors qu'elle nous confine dans des choix extérieurs. Pour Velichka Ivanova « la vision ironique chez Kundera appartient à l'individu mature qui accepte l'imperfection du monde »316. Il y a une tension entre les idées de la vie qu'ont les personnages et ce qu'elle est réellement. D'ailleurs, à la fin de La plaisanterie, tous les narrateurs découvrent qu'ils avaient été bernés par leurs illusions.

311 Cité par Jean-Loup Passek dans « Préface » à l'ouvrage Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 312 « L'ironie comme mode de polémique et défi au vide dans les écrits de jeunesse de Kundera (19451970) », Michal Bauer, dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009, p.129 313 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970, p.98 314 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993, p.243 315 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986, p.150 316 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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Y a-t-il des solutions pour ne pas succomber au poids de l'Histoire ? Alors que Ludvik est étouffé par le poids de l'Histoire dans le roman de Milan Kundera, ce dernier propose des alternatives pour ne pas se laisser diriger par cette force puissante qu'est l'Histoire. Cette Histoire, écrite à partir de la mémoire des narrateurs présuppose l'oubli. Elle échappe en partie à tous les personnages du premier roman de l'écrivain tchèque. Se souvenir, c'est garder en mémoire une partie de notre vie, de nos actions, de notre histoire. Seulement, en tant qu'être humain, il est impossible de tout garder en tête. C'est pourquoi nous sélectionnons et non classons les faits qui nous ont le plus marqué. L'oubli est partie prenante de La plaisanterie et ses personnages nous apparaissent alors comme plus humains, plus vrais, plus à même de réagir à l'Histoire qu'un narrateur omniscient qui vivrait la Tchécoslovaquie des années 1950 et 1960 de l'extérieur. Par ce geste, Milan Kundera cherche aussi à démontrer que petit à petit les traditions se perdent et que finalement c'est peut-être ce qui fait leur charme. Mais être en dehors de l'Histoire est-ce possible ? Le seul refuge connu par Ludvik comme par Jaroslav c'est la musique. C'est un autre langage qui permet de vivre pleinement ses émotions sans être jugé mais aussi de partager ses sentiments en toute sincérité. L'harmonie en société, Ludvik ne la vivra qu'une fois dans le récit, lorsqu'il prendra sa clarinette pour accompagner l'ensemble de son ami à la fête du village. Par là même, le romancier a décidé de rendre hommage à la musique folklorique qui lui tient tant à cœur. La musicalité frappante de ce roman mais également son passé de musicien nous aident à mettre le doigt sur ce que Milan Kundera considère comme un paradis terrestre. Néanmoins celui-ci cette communion avec la nature et les hommes ne dure qu'un instant. La réalité rattrapera aussi bien Jaroslav que Ludvik. Ce que Milan Kundera propose toutefois c'est de se retrouver au-dessus de l'Histoire par le roman. Pour lui seul cette forme d'écriture peut imaginer les différentes manières de réagir à l'Histoire. Dans le roman il n'y a ni affirmation ni vérité absolues, simplement des questionnements sur la place de l'Homme dans l'Histoire. Dans La plaisanterie, l'écrivain tchèque interroge à la fois les conflits intergénérationnels et l'amour.

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A/ Passé et présent, mémoire et oubli Dans La plaisanterie, l'Histoire est écrite à partir de la mémoire des personnages. Si les narrateurs se souviennent des débuts du communisme, de leurs histoires d'amour ou de leur engagement politique, leurs mémoires ne sont pas sans failles. Comme tout être humain, ils oublient ou se raccrochent parfois à des bribes de souvenirs. Milan Kundera explore les possibilités de ce que Paul Ricoeur appelle la « mémoire vive » par le biais de la fiction. Le philosophe oppose la mémoire personnelle à la « mémoire collective » générée par l'Histoire et qui rend compte des faits sociaux majeurs. Elle se distingue par trois caractéristiques:

1) Elle repose sur la possession personnelle d'un souvenir, ce souvenir étant par nature subjectivement construit 2) Elle existe chez l'individu par un sentiment de continuité, l'individu ne cherche pas à modifier sa mémoire, en tout cas pas intentionnellement 3) Elle est liée à l'oubli car l'être humain fait le tri dans ses souvenirs, il en laisse certains de côté.

En réalité, « mémoire vive » et « mémoire collective » sont indissociables puisque la mémoire personnelle s'appuie toujours sur des représentations collectives. Des souvenirs d'autrui racontés en détail peuvent devenir des souvenirs propres. Par exemple, on peut se souvenir d'un événement public qui a été commémoré mais que l'on n'a pas suivi directement. La mémoire est constituée de deux subjectivités, la subjectivité privée et la subjectivité collective. Pour Paul Ricoeur le souvenir est un discours que l'on se tient à soi-même mais pour cela le langage est un médiateur nécessaire, et mettre des mots sur des concepts c'est se soumettre à des représentations collectives qui sont ancrées en nous. En citant Saint Augustin « la mémoire est le présent du passé, le présent du futur est l'attente », Paul Ricoeur résume le rapport des hommes avec leur passé, leur présent et leur futur317. Ils vivent dans l'espérance d'un futur meilleur tout en éprouvant un fort sentiment de nostalgie à l'égard de leur passé, qui pourtant n'est que celui dont ils se souviennent. Il est alors fort probable que les moments les plus difficiles ne soient pas retenus.

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Pour Maria Nemcova Banerjee, le roman de Milan Kundera est une réflexion sur « la signification des événements de 48, que des gens comme Zemanek s'efforçaient activement d'oublier »318. L'écrivain tchèque veut par là réécrire une partie de son histoire trop vite oubliée. C'est le narrateur qui a gain de cause et qui peut supposément raconter une version possible des faits. C'est ce que Kvetoslav Chvatik nous dit : « Le monde romanesque de Milan Kundera est un monde de la fiction construit sur le discours personnel du narrateur, qui y règne en souverain par la force de son imagination et de son intellect »319. Le romancier laisse les narrateurs revenir sur leur passé, appréhendés comme une partie de la mémoire collective. Les récits sont basés sur des souvenirs des personnages, et l'on se rend vite compte qu'ils ont des intérêts différents puisqu'ils ne se souviennent pas de la même façon. Ludvik et Helena par exemple n'ont pas la même vision du défilé du Premier Mai. Helena y est attachée car c'est lors d'une de ces manifestations qu'elle a rencontré Pavel, qu'elle considère toujours comme l'homme de sa vie malgré le fait qu'ils ne soient plus ensemble. A l'inverse, quand Ludvik y repense, il y voit plutôt une mascarade qui repose sur les illusions d'un idéal politique. La mémoire est en perpétuelle évolution. Le rappel d'un souvenir peut permettre la réminiscence d'un ou de plusieurs autres. Pour Velichka Ivanova, la « non-vérité dans le roman » est présente non seulement par l'oubli, par la déformation des souvenirs par la mémoire mais aussi par la volonté de l'auteur d'imaginer les événements320. C'est une des possibilités de la fiction, où le vrai et le faux s'entremêlent. Marion Chapuis revient justement sur le fait que l'oubli peut être créé pour des raisons politiques, elle reprend à son compte le concept de « mémoire instrumentalisée » de Paul Ricoeur321. Dans le roman de Milan Kundera, le régime communiste crée par exemple la « cérémonie de bienvenue aux nouveaux citoyens » pour dépasser une autre cérémonie bien plus importante, le baptême. En mettant sur pied une manifestation des plus majestueuses et des plus fastes, le responsable du Comité National veut supplanter la cérémonie originelle. Il veut que les individus l'oublient au profit de celle qui a un lien avec l'idéal communiste. Dans 317 « Histoire et mémoire », Paul Ricoeur dans De l'histoire au cinéma, sous la direction d'Antoine de Baecque et Christian Delage, Bruxelles, Editions complexe, 1998 318 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993, p.60 319 Le monde romanesque de Milan Kundera, Kvetoslav Chvatik, Paris, Gallimars, 1995 320 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 321 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009

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le film de Jaromil Jires, le thème de l'oubli n'est pas de mise mais le jeu sur la mémoire est sans cesse rappelé par les interactions entre les scènes du passé et les scènes du présent. Par exemple, lorsque Ludvik et Helena se retrouvent seuls chez Kotska, les révélations sur la vision de l'amour de l'un et de l'autre sont entrecoupées par des images de leur première rencontre. Ludvik se souvient qu'il était pensif alors qu'Helena se souvient qu'elle n'avait pas été aussi enthousiaste avec un homme depuis bien longtemps. Ces images, blanchies, qui apparaissent presque comme des signes mystiques pour Helena, sont reliées aux images du présent par la technique du montage parallèle.

La mémoire n'est pas tendre avec Ludvik, elle lui fait oublier le visage de son seul amour retrouvé Lucie. Alors qu'il est en train de se faire coiffer, Ludvik s'interroge sur l'identité de la jeune fille, qu'il n'est vraiment pas sûr de reconnaître : « Assurément, ce visage était un peu différent, comme si c'était celui de sa sœur aînée, devenu gris, fané, un peu creusé ; mais cela faisait quinze ans que je l'avais vue pour la dernière fois ! Pendant cette période le temps avait imprimé un masque trompeur sur ses traits authentiques, mais par bonheur ce masque avait deux orifices par où de nouveau pouvaient me regarder ses yeux, réels et vrais, tels que je les avais connus »322. Lucie, qu'il a aimée, qu’il a idéalisée, n’est que qu’un souvenir qui est resté celui d'une jeune femme belle, fragile et perdue. Or la retrouver dans ce contexte, quinze ans après, alors qu'elle a maintenant un mari et un travail dans lequel elle est épanouie, brouille les pistes. S'il ne reconnaît pas ses gestes ni ses mains, c'est qu'elle n'a sûrement plus la même façon de se comporter, elle n'est plus la Lucie timide d'autrefois. Plus tard dans le roman Ludvik revient sur sa relation à Lucie dans le présent : « Lucie m'était devenue un passé définitif (qui en tant que passé vit toujours, et en tant que présent est mort), lentement elle perdait pour moi son apparence charnelle, matérielle, concrète, pour de plus en plus se défaire en légende, en mythe écrit sur parchemin et caché dans une cassette de métal déposée au fond de ma vie »323. La jeune femme est devenue pour lui un concept abstrait, il ne la revoit plus concrètement. Il ne peut plus l'imaginer physiquement. Il l'a aimée dans un contexte et dans une situation donnée, continuer à la chercher ou même tenter de la 322 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.24 323 Ibid, p.246

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revoir serait sans issue. Marion Chapuis explique cela par le fait que l'oubli dans les régimes totalitaires produit des changements sur l'individu. L'identité de Lucie est dans le passé324.

Dans La plaisanterie, les images se perdent de même que les traditions ou plutôt leur origines. La coutume de la Chevauchée des Rois intrigue Ludvik, parce qu'il se souvient avec joie d'y avoir participé lorsque Jaroslav jouait le rôle du Roi. Cette fête se déroule traditionnellement lors de la pentecôte en Moravie du Sud-Est. Les jeunes garçons qui y participent sont appelés à devenir Hommes. Des cavaliers protègent le Roi, ils l'escortent jusqu'à son arrivée. Les trois jeunes sont voilés pour qu'on ne les reconnaisse pas. Pour l'origine de cette coutume, une des possibilité est qu'elle remonterait au temps du Roi Mathias de Hongrie, qui aurait fui la Bohême par la Moravie avec un groupe de soldats proches habillés en femme. Dans les archives cependant, cette coutume existait bien avant le XVème siècle. Ludvik suppose alors que le travestissement d'hommes en femmes pourrait être le souvenir d'une ancienne stratégie de guerre ou encore une croyance païenne utilisée pour lutter contre le mauvais sort ou tout simplement un rite du passage à l'âge adulte. Mais il n'y a pas de souvenirs précis. Ludvik considère la chevauchée comme un langage perdu : « Il se peut que la chevauchée des Rois soit si belle parce que le contenu de sa communication est perdu depuis longtemps et que ressortent d'autant plus les gestes, les couleurs, les mots, attirant l'attention sur eux-mêmes, sur leur aspect, sur leur forme »325. Pour Maria Nemcova Banerjee, la chevauchée est à la fois l'oubli et la mémoire326. Elle est oubli car on ne sait retracer ses origines, mais elle est aussi mémoire car la tradition a perduré jusqu'à nos jours.

B/ La musique, seul lieu « en dehors de l'Histoire ? »

324 « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 325 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.382 326 Paradoxes terminaux : Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993

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Dans La plaisanterie, la musique est un refuge pour deux des personnages principaux, Ludvik et Jaroslav. Kundera et la musique, c'est une histoire de cœur. Après avoir longtemps hésité entre la musique et la littérature, le romancier penchera du côté de cette dernière car il se sent moins lié à elle. La composition de son premier roman est assez singulière, il donne la possibilité aux voix de quatre narrateurs de laisser s'exprimer leurs sentiments dans une polyphonie. Martine Boyer-Weinmann cite Milan Kundera parlant d’un roman « réaliste poétique »327. Le réalisme est offert par des personnages qui nous livrent leurs pensées les plus personnelles pendant plus de 400 pages alors que le lyrisme repose tout à fait sur l'aspect musical. Kundera donne les « tempi » dans le récit, et à la différence d'un musicien il sait comment sa composition va se finir328. Pour David Christoffel, la musique dans La plaisanterie est associée à des lieux329. Les chansons moraves sont associées à la campagne, et aux souvenirs de jeunesse de Ludvik et Jaroslav. Les chansons de l'ensemble Fucik sont associées au défilé du Premier Mai pour Helena. Au fur et à mesure du récit, les musiques qui sonnent faux vont s'estompaient pour ne laisser place qu'aux chants traditionnels. Ils vont devenir dans la septième partie le son d'une nouvelle histoire. Le refuge de Jaroslav, comme celui de Milan Kundera, c'est la musique folklorique. C'est une musique singulière et nous ressentons tout l'amour que l'auteur a pour elle lorsqu'il fait parler le violoniste. C'est une « musique qui obéit à ses lois secrètes ». Elle repose sur le « ton lydien » et refuse la linéarité de la musique baroque. Elle s'oppose à la civilisation de la Bohême et est, pour Jaroslav, le véritable « chant du peuple ». C'est une autre réalité pour Jaroslav puisqu'il nous confie : « Je vois le Dieu des païens et j'entends sa flûte » lorsqu'il entend des airs populaires330. L'auteur vibre autant que son narrateur puisqu'il a jugé bon de faire figurer des lignes de musique comme didascalies pour expliquer les tons utilisés par la musique morave. Jaroslav continue à ne pas tarir d'éloges cependant. Le rythme de cette musique est complexe, c'est le « parlando » de Bela Bartok. Il ajoute que : « Leos Janacek affirmait que cette complexité insaisissable du rythme résulte de variations momentanées de l'humeur du chanteur » mais s'en affranchit331. Pour lui la 327 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009 328 « Entretien avec Milan Kundera », Norman Biron, Liberté, vol. 21, n°1, 1979, p.19-33 329 « Mélos, roman et remélos », David Christoffel dans Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009 330 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.201 331 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.203

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musique morave est plus qu'une composition sentimentale, elle a aussi ses propres règles et ses propres codes. Enfin il juge que la musique est en dehors de l'Histoire puisqu'elle a survécu à toutes sorte d'événements : « Chanson ou cérémonie populaire, c'est un tunnel sous l'Histoire où l'on a sauvé une bonne part de tout ce qu'en haut, depuis longtemps, détruisirent guerres et révolutions, la civilisation »332.

Dans le film de Jaromil Jires, la musique est un moyen de permettre à des images issues d'une réalité aussi forte de ne pas étouffer le spectateur. Le réalisateur prend ses distances avec ce qu'il s'est passé en se moquant des codes et des idéaux de l'époque grâce à la musique. Il l'utilise ironiquement, à la manière d'un chef d'orchestre qui ne voudrait pas la partition et le livret correspondant pour son opéra. Dans La plaisanterie, Jaromil Jires n'utilise pas le lyrisme à proprement parler comme dans ses autres films mais la musique est pour lui un moyen de s'en rapprocher. La musique donne cet aspect hors du temps aux éléments fictionnels. Pour Yveline Baticle la musique et le son au cinéma ont plusieurs rôles. Tout d'abord « Le son aide à créer une ambiance et ajoute incontestablement à l'intensité dramatique ou au pouvoir suggestif de l'image »333. Dans le film de Jaromil Jires son n'ajoute pas au pouvoir suggestif de l'image mais au contraire a son pouvoir propre, celui de le contrer. Ensuite, « le son peut avoir une valeur de signe »334. Un personnage peut se rendre compte de ce qu'il se passe grâce à un son ou une musique ou, comme dans La plaisanterie, le spectateur peut lui-même faire le lien entre l'intention supposée et l'intention réelle de l'auteur. Enfin le son a également un intérêt artistique. Selon Yveline Baticle « c'est principalement la musique qui semble un accompagnement naturel à l'aspect poétique d'un film »335. La musique donne le ton du film, elle est une sorte de transition entre les scènes du passé et du présent de Ludvik. Lorsque celui-ci accompagne son ami violoniste à sa répétition, il va être assailli par ses souvenirs. Jaroslav est heureux de jouer pour son ami d'enfance mais les paroles des chansons sonnent faux pour Ludvik. Dans cette scène la musique est intradiégétique, c'est à dire qu'elle fait partie de la narration et qu'elle peut être entendue par les personnages. La première chanson « Dans la vallée » ne comporte pas de paroles, mais introduit le souvenir du travail à la mine chez le narrateur. 332 333 334 335

Ibid, p.205 Clés et codes du cinéma, Yveline Baticle, Paris, Magnard, 1973, p.200 Ibid, p.202 Ibid, p.204

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L'intensité de la musique diminue au fur et à mesure que l'on avance dans la scène du passé pour ne laisser place qu'à ses souvenirs336. Puis, la deuxième chanson composée par l'orchestre « Nous sommes heureux de ne plus avoir de maitres » s'annonce encore plus en décalage avec le vécu de Ludvik que la précédente. De plus, le chanteur porte des lunettes de soleil, comme s'il était aveugle, qu'il ne pouvait pas voir la réalité des choses. Cette fois, Ludvik repense encore à la mine mais se voit, lui et ses compagnons du bataillon, travailler dans des conditions difficiles pendant que des officiers à l’air strict leur donnent des ordres337. De même, dans une autres scène, la musique est encore la transition ironique entre le passé et le présent. Lorsque Ludvik et Helena font l'amour chez Kostka, on peut entendre au loin la chanson « Nous construisons des ponts vers le futur, un monde où la jeunesse avance » puis voir une scène dans le passé où l'on voit un groupe de jeunes chanter dont Pavel. Cette fois-ci le décalage n'est pas direct, mais le jeune Zemanek qui chante et qui danse pour un idéal qui fait avancer la cause de la jeunesse, est aussi celui qui a envoyé Ludvik à la mort sociale. Pour lui, il a coupé les ponts vers le futur. La musique est hors de l'Histoire parce qu'elle est un lien permanent entre le passé et le présent, elle est au-dessus des faits dans le film.

Quand Ludvik rejoint l'orchestre pour un dernier concert, il se rend compte de ce que peut être la musique dans la vie des Hommes, un lieu de Vérité qui n'est soumis à aucune contrainte. Le narrateur principal de La plaisanterie qui se sentait tout d'un coup trop seul et ridiculisé par sa propre vengeance, va vouloir échapper à la société. Il retrouve par hasard son ami d'enfance Jaroslav dans la forêt et décide de revivre ces moments passés uniques à jouer de la musique pour son propre plaisir. Enchanté par le fait d'être enfin de nouveau intégré dans un groupe, Ludvik est comme transporté : « Dans ces instants-là, qui requièrent de la fantaisie, de la précision et une profonde complicité, Jaroslav devenait notre âme à tous et j'admirais le musicien éblouissant caché dans cette espèce de géant qui également (et avant tous les autres) comptait parmi les valeurs dévastées de ma vie »338. Jaroslav lui apparaît alors comme l'ami sympathique d'autrefois. La musique est un refuge qui leur permet de se réunir alors qu'ils ne partageaient plus les mêmes valeurs dans la vie. Ludvik 336 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de répétition 1 [30'47 – 32'18] 337 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène de répétition 2 [33'15 – 35']

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retrouve vite la camaraderie de l'orchestre et est complimenté sur sa manière de jouer. Cette forme de lyrisme devient un symboliquement pure : « J'étais heureux dans ces chansons (dans la cabine de verre de ces chansons) où la tristesse n'est pas légère, le rire n'est pas rictus, l'amour pas risible, la haine pas timide, où les gens aiment corps et âme (oui, Lucie, corps et âme), où le bonheur les fait danser et le désespoir bondir dans le Danube, où, donc, l'amour demeure amour, la douleur douleur, et où les valeurs ne sont pas encore dévastées »339. Ludvik arrive à trouver une issue dans la musique car c'est seul lieu qu'il considère comme vrai, où il n'y a pas d'illusions. Il est impossible de se cacher derrière des mots, ici ce sont les sentiments qui parlent. Cette scène est également présente dans le film340. C'est Ludvik qui vient directement trouver Jaroslav pour lui demander de jouer avec son orchestre. Lorsqu'ils commencent à se lancer, Ludvik et Jaroslav se sentent presque immédiatement complices. Ils se lancent des regards vrais, ce que Ludvik fait pour la première fois depuis le début du film avec une personne. C'est un moment de vérité, de communion entre les musiciens qui communiquent grâce à un langage qui leur est propre. Même le clarinettiste qui a laissé Ludvik jouer à sa place chante avec eux. Chacun est libre de livrer ses sentiments, ses émotions, ses humeurs. Les ennuis s'envolent pendant ce moment si particulier, les membres de l'orchestre n'ont plus d'autres soucis que de former des envolées cohérentes. Cependant même si la musique est dans La plaisanterie le seul lieu en dehors de l'Histoire, celui-ci ne peut être atteint que pour un court instant. Les musiciens seront bientôt coupés par le bruit des jeunes qui ne savent plus apprécier la musique traditionnelle.

C/ Le roman comme lieu de questionnements 338 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.449 339 Ibid, p.452 340 La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010, scène où Ludvik rejoint l'orchestre pour jouer avec eux [01'11'34 – 01'14'57]

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Dans ses romans, Milan Kundera ne cherche pas à donner sa vision des choses, il essaie de questionner des problématiques qui touchent à l'existence, et explore les réponses possibles. C'est ce qu'il nous livre dans Les testaments trahis : « Le roman n'affirme rien, il cherche, il pose des questions »341. La volonté de l'écrivain tchèque est de sortir de l'Histoire pour la réinventer dans le roman. Pour cela, il part de ses expériences réelles et tente d'expliquer le sens des événements à travers plusieurs hypothèses. Pour Velichka Ivanova, les romans de Milan Kundera « illustrent une situation humaine universelle et non la critique d'un système particulier »342. Ils dénoncent l'absence d'auto-critique dans les sociétés. Le romancier se veut en effet dans la continuation de l'histoire du roman qui au contraire de l'Histoire laisse sa liberté à l'Homme. Dans L'art du roman, l'écrivain énumère des romans qui démythifient l'Histoire après la première guerre mondiale343. C'est le roman et non la philosophie qui a permis à l'homme moderne de se découvrir. Pour Milan Kundera, cela est dû à la fin de certains paradoxes comme le fait que l'Homme ait été dépassé par la technique ou que l'idée d'une humanité unie ait diminué. Dans ce contexte, il pense que seul le roman peut créer le temps et l'espace nécessaire aux libertés. Il ajoute que celui-ci est : « La grande forme de prose où l'auteur, à travers des ego expérimentaux, examine jusqu'au bout quelques thèmes de l'existence »344. Les « egos expérimentaux » sont en quelque sorte les doubles de l'auteur. Ils lui permettent de ne pas avoir une vision unique de la manière dont il aurait voulu réagir à telle ou telle situation. Pour Reynald Lahanque le roman est un mode spécifique de connaissance. Il permet de dire l'inexplicable et de faire entendre l'indicible. Dans le cas de La plaisanterie, il permet de livrer une vérité interdite par le pouvoir et de plus, inacceptable pour celui-ci345. Lors d'une interview faite par Claude Roy en 1968, Milan Kundera avoue : « Je voudrais, comme romancier, écrire des livres qui soient la synthèse de notre romantisme et de l'esprit d'analyse, d'observation exacte du monde comme il est, de scepticisme froid »346.

341 Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993 342 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 343 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986 344 Ibid, p.175 345 « Aragon et Kundera : « la lumière de la plaisanterie » », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009 346 « Socialisme et littérature, Milan Kundera, Josef Skvorecky et Antonin Liehm parlent », interview de Claude Roy dans Le monde des livres du 9 novembre 1968, p.VII, cité dans Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001

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L'un des grands questionnements du premier roman de Milan Kundera est l'incompréhension des générations. Il met en perspective dans La plaisanterie deux générations qui ne se comprennent pas. Celle de Ludvik, celle qui avait 20 ans en 1948 et qui est aussi la sienne, et celle de Mlle Brozova, maitresse de Zemanek et qui a 20 ans au début des années 1960. Cela n'est possible que grâce au recul que permet le roman. Milan Kundera résume 15 ans d'histoire en un peu plus de 400 pages. Au cours d’un entretien avec Antonin Liehm, l’auteur avoue son sentiment sur le conflit des générations : « Plus que ce ne fut jamais le cas auparavant, j'ai l'impression que nous vivons une période où entre nous traîtreusement foisonnent les chausse-trappes de l'âge et les malentendus de génération »347. Pour Milan Kundera, le fossé qui existe entre les jeunes et les personnes plus âgées est immense. Dans le roman La plaisanterie, le conflit est présent lorsque Ludvik converse avec Zemanek et Mlle Brozova. Elle parle de l'auto-stop comme du « manifeste de sa génération ». Elle divise les personnes en deux groupes, ceux qui les prennent et ceux qui ne les prennent pas, elle pense que c'est parce « qu'ils ont peur de la vie ». Ludvik en plaisantant l'appelle alors la « dogmatique du stop » mais elle n'accepte pas qu'il utilise ce mot. Pour elle, c'est un mot qui comme de nombreux autres a été inventé par la génération précédente à laquelle elle n'appartient pas. Zemanek explique alors à Ludvik qu'elle est issue d'une autre génération, qui certes, est beaucoup plus individualiste mais qui sera sans doute plus heureuse que la leur348. De plus au fur et à mesure de la conversation, Ludvik comprend qu'il ne pourra pas parler de son procès à lui devant elle. Il existe une querelle temporelle trop forte pour qu'elle puisse le comprendre. Pour elle cet événement est beaucoup trop « littéraire », c'est une réalité qui a été décrite mainte fois dans les romans donc qui ne paraît plus vraie. Leur deux attitudes lui auraient semblé tordues puisqu'elle n'a pas vécu l'expérience du collectif. Au final, seul Pavel Zemanek a réussi à vivre avec son temps et à s'adapter à l'Histoire349. Dans le film de Jaromil Jires une scène similaire existe. Pavel et Vera retrouvent Ludvik lors de la chevauchée et discutent des temps présent et passé. Le bourreau du narrateur explique là aussi que cette jeune génération est différente, qu'ils ne pensent qu'à eux alors qu'eux étaient à des meetings toute la journée. Vera n'aime pas la chevauchée elle ne trouve pas cela assez drôle. Quand le couple en vient à plaisanter sur l'assistant d'Helena qui l'aime, Ludvik rappelle qu'il a 347 « Entretien avec Milan Kundera » dans Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque., Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970, p.100 348 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.398-399

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été dans les mines donc qu'il peut lui faire face. Vera demande alors si c'était un job d'été, il lui répond que oui, « pour 6 ans ». Cette phrase pourtant ironique est symptomatique de la réalité passée qui a été omise. Mais alors que Vera insiste pour savoir où cela s'est déroulé, Ludvik préfère esquiver sa question. Il s'est rendu compte que parler de cela maintenant était hors de propos. Le conflit de générations dans le film est aussi représenté par le décalage entre les jeunes et les moins jeunes vis à vis du folklore. Alors que les personnes âgées sont habillées en costume traditionnel, les plus jeunes portent des vêtements de ville. De plus, ces derniers ne sont pas réceptifs à la musique. Peter Hames a cette phrase très juste pour résumer la démarche qu'ont adopté le cinéaste et l'écrivain : « Plutôt que de lancer une attaque simpliste contre le système, Jires et Kundera essaient de comprendre les mentalités de leur époque »350. Ils essaient de comprendre ce qui différencie leur génération de la suivante.

Le deuxième grand questionnement de La plaisanterie n'est présent que dans le roman de Milan Kundera. Il n'y a pas d'histoire d'amour dans le film. Lucie est le seul personnage qui n'existe pas. Il est pourtant le plus important dans la vie de Ludvik dans le roman. Pourquoi alors n’apparaît-il pas ? Il y a deux hypothèses à cela soit insérer ce personnage justement trop important aurait été trop contraignant car long à raconter soit l'intention première de Jaromil Jires n'était pas de parler d'amour. La deuxième explication est la plus probable car il a avoué qu'avec ce film, il avait pu rendre des comptes à la réalité. Le questionnement de Milan Kundera est le suivant, l'amour peut-il être une réponse au poids de l'Histoire ? Peut-on vivre hors de l'Histoire grâce aux sentiments ? Il répond à la fois par oui et par non. Oui, car Ludvik a opéré une fuite dans le temps lors de sa relation avec Lucie, il se sentait enfin libre de ses mouvements, il n'avait plus peur de rien. Non, car Milan Kundera opère une distinction entre « l'amour physique » et « l'amour de l'âme ». Ludvik ne possédera jamais le corps de Lucie ni celui de Marketa. Quant à Helena, elle ne possédera jamais la raison de Ludvik. C'est pourquoi François Ricard nous dit que La plaisanterie est un « roman de déception amoureuse »351. Pour Velichka Ivanova c'est à l'écart de l'Histoire que Ludvik va pouvoir vivre l'amour car Lucie n'est pas 349 Ibid, p.401-402 350 The czechoslovak new wave, second edition, Peter Hames, London, Wallflower press, 2005, Peter Hames, p.84

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intéressée par la politique352. Elle est ce personnage insaisissable, qui ne prend presque jamais la parole. C'est Ludvik lui-même qui va inventer sa parole pour imaginer sa vie qu'il ne connaît pas. Lors de leur première rencontre, il pense que celle-ci s'est imposée à lui comme une « vérité révélée ». Il la trouve hors du temps par sa lente démarche. Elle est la « simplicité », il se sent naturel avec elle. Ils n'ont pas de contact physique mais elle sera quand même une libération pour Ludvik : « Elle ignorait tout de l'Histoire ; elle vivait au-dessous d'elle ; elle n'en avait pas soif ; elle ne savait rien des soucis grands et temporels, elle vivait pour ses soucis petits et éternels. Et moi, d'emblée j'étais libéré ; il me semblait qu'elle était venue pour m'emmener dans son paradis grisâtre »353. Elle est un signe d'apaisement dans sa vie parce qu'elle est hors de l'Histoire, elle n'a pas d'avis sur le communisme par exemple. Pourtant chez Milan Kundera l'amour sexuel est à double tranchant car il y a une séparation du corps et de l'esprit. Il n'existe que des gestes ambigus pour l'exprimer. Petr Kral parle « d'érotisme paradoxal »354. Et c'est bien cet « amour physique » qui a perdu Ludvik par rapport à Lucie. Alors que lui pensait la connaître, il n'a pas su interpréter son refus. Au lieu de quoi, comme il la désirait de plus en plus, il finira par tenter de la violer. Ludvik est souvent pessimiste à l'égard de l'acte sexuel. La seule étreinte qu'il aura lors de son récit sera solitaire.

351 Post-face à La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.475 352 Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010 353 La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985, p.116 354 « L'engagement et le non-engagement chez Milan Kundera », Petr Kral, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001

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Conclusion La réalité de l'histoire du communisme et plus globalement celle du sens de l'Histoire sont donc traitées différemment dans le roman de Milan Kundera et l'adaptation filmique de Jaromil Jires. Cela s'explique tout d'abord par le vécu sociohistorique de ces deux personnalités tchèque et slovaque. Tous deux de la génération qui a connu l'enthousiasme de l'avènement du communisme en Tchécoslovaquie, ils n'ont pas eu la même réalité à exprimer. Milan Kundera a été expulsé du Parti Communiste après le coup de Prague puis réintégré. Il a néanmoins voué ses débuts en tant qu'artiste poète à la culture et donc à l'idéologie communiste ayant même écrit ses sentiments sur le héros de l'époque, Julius Fucik. A l'inverse à ses débuts Jaromil Jires a tout de suite cherché à rendre à la réalité en enquêtant sur des procès historiques comme celui d'un journaliste tchèque dénigré pour son nationalisme par l'Empire Austro-Hongrois. Les années 1960 ont été pour la culture tchécoslovaque et leurs œuvres libératrices. Les intellectuels ont petit à petit repris le contrôle de la société civile en refusant de se plier aux codes de la société communiste. En littérature la relecture de Franz Kafka en 1963 influence le nouveau roman tchèque et particulièrement Milan Kundera. Les personnages de l'écrivain tchèque d'origine allemande sont des individus qui ne peuvent pas diriger leur propre vie. Ils sont broyés par des conditions extérieures. Dans La plaisanterie le romancier tchèque a choisi de reprendre cette vision de l'individu pour son personnage principal, Ludvik. C'est aussi pour lui un moyen de reprendre le contrôle de sa propre vie et de régler des comptes avec ses erreurs de jeunesse. Le Kundera romancier renie le Kundera poète de ses novices années. Pour Jaromil Jires la restructuration de l'industrie cinématographique en petites unités de production puis l'abolition totale de la censure a été une occasion de mettre en images le scénario de son professeur de l'école de cinéma de Prague. Entre deux visions lyriques de la réalité, le réalisateur choisit d'adapter un roman critique et réaliste qui ne laisse pas indifférent.

Dans les deux versions de La plaisanterie, les modes de narration choisis déterminent la ou les visions de l'histoire du communisme que les auteurs ont décidé


d'exploiter. Alors que dans le film Ludvik est le conteur unique de sa propre histoire, dans le roman trois autres personnages nous livrent une partie de la réalité du héros. Helena, Jaroslav et Kostka existent dans le film mais ne prennent pas la parole. Ces quatre individus explicitent quatre vérités sur l'engagement communiste qui seront leurs points de chute. Ludvik qui croyait pouvoir diriger l'Histoire de main de maître se retrouve hors de celle-ci pour ne avoir pris au sérieux l'idéologie de l'époque. Helena, à la recherche de « l'homme nouveau », l'idéal communiste, modeste et fidèle au Parti, se retrouve rattrapée par ses illusions amoureuses. Jaroslav, qui au travers de la culture imposée par le régime pensait pouvoir revivre le passé folklorique morave, est dépassé par ces nouvelles traditions revisitées. Enfin Kostka le chrétien qui voyait dans le communisme un acte de foi, perd pied dans ce qu'il pensait être des appels divins. Ces histoires permettent à Milan Kundera de dénoncer les illusions de la jeunesse de l'âme, ce qu'il appelle « l'âge lyrique » dans une société maternante. Dans le roman comme dans le film privé et public ne font qu'un et transforment la plaisanterie de Ludvik en un imposant quiproquo.

Sur l'histoire du communisme, Milan Kundera et Jaromil Jires s'accordent pour démontrer l'absurde présent dans les régimes totalitaires. Ludvik, condamné par l'idéologie au travers du héros national, Julius Fucik, ne comprend pas la tournure que prennent les événements. Le communisme, guide de la nation, a pourtant livré un code de bonne conduite qu'il fallait suivre au pied de la lettre. Dans cette société, même la culture devient ridicule en se basant sur des illusions esthétiques. Néanmoins dans le roman, Milan Kundera développe une réflexion propre sur la place de l'Homme dans l'Histoire. Il s'applique à déconstruire la vision marxiste de l'Histoire qui a un sens et une fin. Pour lui, le futur de l'Homme n'est pas écrit et aucun individu ne pourra peser sur son devenir. Au contraire, l'Histoire plaisante avec les Hommes. Elle n'a pas de morale car elle est au-dessus d'eux. Finalement, Milan Kundera nous propose de se tenter de s'en défaire. Puisque l'on ne peut pas la connaître entièrement, la mémoire humaine étant défectueuse, il faut l'aborder d'une autre manière. Avec le roman, il est possible de recréer des situations historiques pour analyser des questionnements de l'existence.

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Pour le film La plaisanterie, Milan Kundera a été co-scénariste comme plus tard pour l'adaptation de L'insoutenable légèreté de l'être. Pour Martine BoyerWeinmann la volonté de superviser la ré-écriture de ses œuvres est liée à la technique de récit particulière qu'est le cinéma355. C'est un art nettement moins malléable que la littérature. Pourtant dans L'art du roman, Milan Kundera dénigre toutes les adaptations de ses œuvres356. Il dit que jamais il ne pardonnera celles qu'autrefois il a laissé faire. Cela est sûrement dû au fait que le film de Jaromil Jires a permis à l'analyse socio-historique qui avait été faite de son roman d'être mise en avant. Pourtant le premier roman de l'écrivain tchèque n'est pas qu'une vision de l'Histoire, il prépare l’œuvre qui va suivre. C'est ce que Jean-Gaspard Palenicek nous dit : « La plaisanterie contient en germe toutes les préoccupations que Kundera développera dans son œuvre à venir »357. De nombreux thèmes qu'il développera dans ses romans suivants sont abordés. « L'âge lyrique » de La vie est ailleurs, « le règne de l'oubli » du Livre du rire et de l'oubli ainsi que « la crise du langage » de L'insoutenable légèreté de l'être.

355 Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009 356 L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986 357 « Aspects de la vie littéraire tchèque des années 60 », Jean-Gaspard Palenicek dans Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007, p.93

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Bibliographie • La plaisanterie, Milan Kundera, traduit du tchèque par Marcel Aymonim, Paris, Gallimard, 1985 • La plaisanterie, Jaromil Jires, Paris, Malavida distribution, 2010

Sur le communisme et son histoire • Culture tchèque des années 60, textes réunis par Michael Pospisil et Jean-Gaspard Palenicek, Paris, L'Harmattan, 2007 • Histoire des pays tchèques et slovaque, Antoine Mares, Paris, Hatier, 1995 • Histoire des pays tchèques, sous la direction de Pavel Belina, Petr Cornej, Jiri Pokorny, Paris, Editions du Seuil, 1995 • La faucille, le marteau et le divan, Gérard Belloin, Monaco, Editions du Rocher, 2008 • Le bonheur dans vingt ans. Prague 1948-1968, Albert Knobler, Paris, Doriane Films, 2005 • Le passé présent. Le socialisme oriental face au monde moderne, Antonin Liehm, Paris, Editions JC Lattès, 1974 • Socialisme à visage humain. Les intellectuels de Prague au centre de la mêlée, présenté par Antonin Liehm, Paris, Editions Albatros, 1977 (recueil d'articles parus au printemps 68 dans la revue Literarny Listy) • Les tchèques et leur communisme : mémoire et identité politique, Françoise Mayer, Paris, Editions de l'école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2003

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Sur Milan Kundera • Man, a wide garden : Milan Kundera as a young Stalinist , Jan Culik, University of Glasgow, 2007 http://eprints.gla.ac.uk/3806/1/Milan_Kundera.pdf • Trois générations. Entretiens sur le phénomène culturel tchécoslovaque, Antonin Liehm, Paris, Gallimard, 1970 • Comment devient-on Kundera ? Images de l'écrivain, écrivain de l'image, Martin Rizek, Paris, L'Harmattan, 2001 • Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera, textes présentés par Marie-Odile Thirouin et Martine Boyer-weinmann, Grenoble, Ellug, 2009 • L'agent double. Sur Duras, Gracq, Kundera, etc., Pierre Mertens, Bruxelles, Editions complexe, 1989 • L'art du roman, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1986 • Lire Milan Kundera, Martine Boyer-Weinmann, Paris, Armand Colin, 2009 • « Kundera et l'Histoire ; les Histoires de Kundera », Marion Chapuis, mémoire de master 1 « lettres et arts », Université Stendhal Grenoble III, 2008/2009 http://dumas.ccsd.cnrs.fr/docs/00/43/38/70/PDF/Chapuis_M._Memoire.pdf • Paradoxes terminaux: Les romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, Paris, Gallimard, 1993 • Interview de Milan Kundera par Roger Grenier, à propos de La plaisanterie, émission Actualités littéraires du 31 octobre 1968 125


http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I04091605/milan-kundera-a-propos-dela-plaisanterie.fr.html • L'engagement et le non-engagement chez Milan Kundera, Petr Kral, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001 http://www.ulb.ac.be/philo/cet/PDF_kundera/04%20Kral,%20Engagement.pdf • Aragon et Kundera : « La lumière de la plaisanterie », Reynald Lahanque dans Recherches croisées Aragon/ Elsa Triolet, n°12, coordonné par Corinne Grenouillet, Presses universitaires de Strasbourg, 2009 http://www.louisaragon-elsatriolet.org/IMG/pdf/Lahanque.pdf • La réception des premières œuvres de Milan Kundera en France, Milan Burda, discours prononcé lors du colloque Milan Kundera : une œuvre pluriel, organisé par le Centre d'Etudes Tchèques de l'Université Libre de Belgique, 2001 • Entretien avec Milan Kundera, Norman Biron, Liberté, vol. 21, n°1, 1979, p.19-33 http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1448919/60129ac.pdf • La réception de La plaisanterie de Milan Kundera par la critique tchèque et occidentale, Barbara Wojton, Czasopismo doktorantow, Instytutu Filologii Romanskiej, 2010 http://romdoc.amu.edu.pl/Wojton.pdf • Kafka, Orwell, Kundera, émission Apostrophes du 27 octobre 1984 présentée par Bernard Pivot Invités : Simon Leys, sinologue, littérature chinoise à Canberra, Maurice Nadeau, critique littéraire et éditeur de la quinzaine littéraire et Milan Kundera http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/CPB84054702/kafka-orwellkundera.fr.html • Fiction, utopie, histoire : essai sur Philip Roth et Milan Kundera, Velichka Ivanova, Paris, L'Harmattan, 2010

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• The deserts of Bohemia. Czech fiction and its social context, Peter Steiner, Ithaca, Cornell university press, 2000 • Milan Kundera, historien de la contingence, Alain Boureau, 20e siècle, Presses de Sciences Po, 2011/4 – n°112, p.99-105 • Les testaments trahis, Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1993 • Kundera ou la mémoire du désir, Eva Le Grand, Montréal, L'Harmattan, 1995 • Milan Kundera and the art of fiction. Critical essays, edited by Aron Aji, New York, 1992 • « Conversation à Londres et dans le Connecticut avec Milan Kundera » dans Parlons travail, Philip Roth, Paris, Gallimard, 2004 • Le monde romanesque de Milan Kundera, Kvetoslav Chvatik, Paris, Gallimars, 1995

Sur le cinéma tchécoslovaque et Jaromil Jires • Closely watched films. The czechoslovak experience, Antonin J. Liehm, New York, International arts and sciences press, 1974 • Le cinéma tchèque et slovaque, sous la direction d'Eva Zaoralova et Jean-Loup Passek, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996 • Les cinémas de l'Est de 1945 à nos jours, Mira et Antonin Liehm, Paris, Editions du Cerf, 1989 • The czechoslovak new wave, second edition, Peter Hames, London, Wallflower press, 2005 • Czech and slovak cinema, by Andrew James Horton http://www.greencine.com/static/primers/czech-slovak-1.jsp

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• History of cinema in the czech republic http://www.filmbirth.com/czech_republic.html • « Le cinéma comme sacerdoce », interview de Jaromil Jires par Galina Kopaneva pour le festival de La Rochelle, 1999 http://www.festival-larochelle.org/taxonomy/term/198 • Témoignage de Jaromil Jires : « S'il faut être malheureux, autant l'être dans son pays », propos recueillis par Michèle Levieux, L'Humanité, 21 août 1999 http://www.humanite.fr/node/378488

Ecrits politiques et philosophiques • L'Etre et le Néant, essai d'ontologie phénoménologique, Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1980 • Manifeste du parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, Editions sociales, 1961 • Manuscrits de 1844, Karl Marx, Paris, Editions sociales, 1990

Fiction et Histoire • La littérature face à l'Histoire. Discours historique et fiction dans les littératures esteuropéennes, sous la direction de Maria Delaperrière, Paris, L'Harmattan, 2005 • De l'histoire au cinéma, sous la direction d'Antoine de Baecque et Christian Delage, Bruxelles, Editions complexe, 1998 • Cinéma et histoire, Marc Ferro, Paris, Gallimard, 1993

Cinéma et littérature • Clés et codes du cinéma, Yveline Baticle, Paris, Magnard, 1973

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• Adapter un livre pour le cinéma ou la TV, Linda Seger avec la participation de Edouard Blanchot, Paris, Dixit Editions, 2006 • De l'écrit à l'écran : réflexions sur l'adaptation cinématographique : recherches, applications et propositions, Renaud Dumont, L'Harmattan, 2007 • De l'écrit à l'écran. Trois techniques du récit : dialogue, narration, description, Emmanuelle Meunier, L'Harmattan, Paris, 2004

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Annexes Scène du baptême laïc [21'44 – 30'44]


Scène du procès de Ludvik [24'44 – 28'06]

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Scène d'introduction au camp d'internement [28'22 – 30'05]

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Scène de répétition [30'47 – 32'18]

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Scène de la chevauchée des rois [59'10 - 01'07'17]

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Résumé Quels sont les traitements de l’Histoire dans les deux versions de La Plaisanterie ? Quelle a été l’influence du contexte socio-historique dans l’écriture des ces œuvres ? Quel est l’apport d’une narration polyphonique dans le roman ? Comment Kundera articule-t-il ses réflexions sur l’histoire du communisme et sur le sens de l’Histoire dans son roman ? Ce travail apporte la lumière sur ces questions en balayant des thèmes aussi variés que le communisme, la justice, le cinéma, l’écriture, dans un contexte artistique, politique et social propre aux œuvres de Milan Kundera et de Jaromil Jires. Il sera aussi l’occasion de voir les degrés d’adaptation du roman à l’écran et de se plonger dans des thèmes chers à Kundera tels que la désillusion, l’ironie ou la crise du langage.

Mots-Clés Histoire ; Communisme ; Narration polyphonique ; Existence ; Désillusion ; Ironie ; Crise du langage ; Milan Kundera ; Jaromil Jires ; Fictions : Cinéma ; Roman ; Nouvelle vague tchécoslovaque ; Justice ; Vengeance ; Oublie ; Antonin Liehm ; Folklore morave ; Tchécoslovaquie ; Morale


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