Le jean-foutre et la marie-salope, supplément 2016

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En résumé Depuis sa sortie en 2013, Le jean-foutre et la marie-salope salope, sous-titré Les prénoms dénigrés, énigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours, a été salué par plusieurs linguistes. Ils y ont vu, vu outre « Une importante contribution à l’anthroponymie romane », » un « Dictionnaire amoureux des prénoms mal aimés », voire, sur ce phénomène de déconsidération, « Le dictionnaire le plus riche de tous et le plus amusant nt à lire ». « Ample somme originale pleine d’informations, prises à un grand nombre de sources récentes et anciennes, écrites ou orales. Concerne les prénoms pris comme noms communs, porteurs d’une charge symbolique remarquable », a commenté languefrancaise.net, tandis que la revue Francophonie vivante applaudissait ainsi : « On dégustera comme des bonbons les rubriques des prénoms pour lesquels on veut approfondir le dévoiement qu’ils ont subi, et on ira d’abord voir ce qu’on dit de son propre prénom, prêt prê à supporter pour l’un le pot de chambre, pour l’autre l’andouillerie, ou pour un troisième la charge érotique. » Tant d’avis gratifiants, joints à l’émergence de nouveaux souffre-douleur souffre et à l’accès à de nouvelles sources sur leurs devanciers, ont incité inc l’auteur à augmenter d’un Supplément son étude. Celle-ci Celle ci relève de l’aspect le plus plaisant de la déonomastique, une discipline dont l’enseigne austère s’accorde mal avec le contenu savoureux et anecdotique qu’elle embrasse ici.

Ancien journaliste aux Éditions de l’Avenir, où il a tenu une chronique de langage, Maurice GILLET collabore au musée des Traditions populaires en Piconrue (Bastogne). Il y a publié en 2007 une étude sur les parodies du latin liturgique par le dialecte, ouvrage couronné du prix triennal Langue et Littérature Joseph HANSE. Couverture : Couple de paysans au marché, détail d’une estampe d’Albert DÜRER, 1512.


Le jean-foutre et la marie-salope Les prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours


DU MÊME AUTEUR Un retour de Toine Culot - Pastiches et hommages en l’honneur du centenaire d’Arthur Masson, Vers l’Avenir, Namur, 1996 (épuisé). Le Dico des prénoms bavards, 2000-2003 ; version abrégée publiée en feuilleton par les Éditions de l’Avenir, Namur, 2003-2004. Li latin sins dîre âmèn’ - Langue du culte et parodies dialectales, Musée en Piconrue, Bastogne, 2007 (ouvrage couronné du Prix triennal Langue et Littérature Joseph Hanse, décerné par l’Association Charles Plisnier en 2008). Prête-moi ta plume : l’aile, les noms et les mots, in Anges & démons en Ardenne et Luxembourg (collectif), Musée en Piconrue, Bastogne, 2008. Le jean-foutre et la marie-salope - Les prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours, Namur, 2013.

Reproduction interdite à des fins commerciales, mais libre pour un usage privé, sous réserve d’indication de la source.

D / 2015 / Maurice GILLET, auteur-éditeur maurice.gillet@belgacom.net


Avant-propos

Amoureux des prénoms mal aimés

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RIAN ET GONTRAN. Par ces deux marqueurs sociaux fortement typés et promus génériques, un psychologue belge baptisait en 2014 l’écolier harcelé et son harceleur. La même année, a circulé l’expression éphémère faire sa Raymonde (« se comporter avec excès et intolérance ») : à Namur, une syndicaliste ainsi prénommée avait été filmée semant le désordre dans une boutique demeurée ouverte lors d’une grève générale. En France, où des millions de manifestants se proclamaient Charlie 1 après les attentats de janvier 2015, des centaines de zadistes 2 ont milité sous le pseudonyme collectif de Camille, sexuellement indifférencié, et censé retarder leur identification par la force publique. Le jour où celle-ci tua l’un d’eux par un jet de grenade, ils ont en outre adopté Rémi, le prénom de la victime, brandi en symbole communautaire. Depuis peu, chez les jeunes des banlieues, Jean-Pierre caricature le monde des adultes et des enseignants, aux antipodes du leur, et, chez les chômeurs, Popaul se substitue avec désinvolture à Pôle Emploi, histoire d’humaniser cet organisme chargé de l’aide à l’embauche 3. Quant aux commémorations de la Grande Guerre, elles ont rouvert les tiroirs poussiéreux du vocabulaire des Poilus : ils appelaient Stéphane, par calembour sur Stéphane Mallarmé, un biplan à faible puissance de feu (« mal armé »), et grosse Julie l’appareil biplace à large surface portante, en écho à la rengaine Ma gross’ Juli-i-i-i-e, qui célébrait depuis 1895 « une nourrice sans rien de factice sur le devant comme au verso ».

C’est dire si les prénoms se plaisent continuellement à s’écarter de leur vocation spécifique – distinguer une personne déterminée – pour se faufiler parmi les mots et creuser leur trou dans les façons de parler et d’écrire, de manière volontiers péjorative. Il a donc paru légitime d’augmenter d’un Supplément les cinq cents pages vouées à cette pratique ancestrale dans l’ouvrage de 2013 Le jean-foutre et la marie-salope - Les prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés du Moyen Âge à nos jours. Un dictionnaire est une entreprise sans fin, une toile de Pénélope, pour reprendre une locution prénominale classique. Se réclamer ici du grand Émile Littré serait prétentieux, mais fondé. En 1877, en ajoutant un volume à une œuvre pourtant déjà bouclée de A à Z quatre ans plus tôt, il déclarait 4 : « Mais qui peut espérer de clore jamais un dictionnaire de langue vivante ? Encore aujourd’hui, je relève sans sourciller ce que mes lectures ou des communications spontanées m’indiquent comme oubli, comme lacune, comme erreur. » Sa remarque pourrait s’appliquer aussi aux prénoms, matière vivante par nature, et qui le devient doublement dès qu’ils investissent le discours et le parsèment de leur malice.

L’imposteur et le singe Martin, c’est acquis, fut l’un des premiers masculins déconsidérés, dès le XIIIe siècle, sous le sens de « lourdaud, imbécile », mécompte accru par son appariement à un vaste bestiaire5. Pour 1 Emprunté à l’hebdomadaire Charlie Hebdo dont le siège fut la cible d’une des tueries, ce prénom sera vite mis à toutes les sauces, jusqu’à l’absurde : Manger ses crottes de nez, pourquoi c’est Charlie, lira-t-on le 29 mai en couverture du Gorafi Magazine, sur son site d’informations parodiques. 2 Les zadistes (néologisme entré au Robert et au Larousse 2016) occupent une ZAD (Zone à défendre) pour s’opposer aux grands projets d’aménagement du territoire en milieu rural. 3 Il se confond ainsi avec le Popaul, un des sobriquets du sexe masculin, ce qui encourage les équivoques du style « Il est dur mon Popaul ! », relatives à la sévérité de l’institution. 4 Dans sa causerie Comment j’ai rédigé mon dictionnaire. 5 « Le populaire aime à donner aux animaux des noms chrétiens » (Clair TISSEUR, Le Littré de la Grand’ Côte, 1894, publié sous le pseudonyme de NIZIER DU PUITSPELU).

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l’historien, son discrédit pesa parfois sur le destin même d’un individu. Spécialiste du XVIe siècle français, l’Américaine Natalie Zemon Davis a montré en effet que Martin Guerre6, né en 1524 au Pays basque, avait un prénom bien lourd à porter à Artigat, quand sa famille vint s’y établir en 1527 : dans cette localité de l’Ariège, il essuya les quolibets de ses camarades, les Jehan, les Antoine, les Guillaume, les Bernard, etc., pour qui Martin était ridicule et parfaitement insolite : « C’était un nom d’âne, et dans la tradition locale les bergers le donnaient à l’ours qu’ils rencontraient dans les montagnes. » Ces blessures d’enfance, certes suivies d’autres contrariétés, comptèrent parmi les circonstances qui poussèrent un jour Martin à disparaître, à 24 ans, de son village d’adoption et d’un foyer, où, huit ans plus tard, s’immisça l’imposteur fameux qui se fit passer pour lui. S’il n’éveille plus à présent que le nounours des bambins (leur tintin), Martin s’associait naguère au singe en Wallonie et en Picardie par ses dérivés maurticot et marticot, qui y éclipsèrent même le vocable singe, et qu’on destinait notamment à un quidam farfelu ou à un gamin espiègle, prompt à la grimace. Cette simiesque reconversion s’ancra si fermement dans l’usage que le philologue liégeois Maurice Piron la dénonça comme « exemplaire de la déchéance d’un prénom dans le règne animal » 7. Dégoter plus consternant n’est pourtant pas mission impossible. Voyez plutôt Robin, noble abréviatif médiéval de Robert : inséparable de l’espèce ovine et des robinets (une tête de mouton en garnissait jadis le bec), il l’est aussi des roubignoles, qui, avant leur report argotique sur l’anatomie virile, ont désigné les testicules du bélier, cet ardent ruminant, puis, par analogie, les boules que manipulait le robignoleur dans un jeu d’argent (et de dupes) proche du bonneteau. De surcroît, le diminutif s’illustra en Normandie au rayon des végétaux, où bitte-de-robin fut un nom vernaculaire de l’arum tacheté : la silhouette, l’aspect charnu et la couleur de la partie maîtresse de cette plante suggéraient au paysan amateur de métaphores l’organe turgescent de ses béliers, mais également celui de ses taureaux 8, les seconds ayant gagné le surnom des premiers par leurs prouesses reproductrices. Les poissons, eux, ont nagé moins trivialement, et de préférence dans le sillage de notables : le bocal où frétillait déjà le saint-pierre jailli de la légende de l’apôtre se garnira du René, truite saumonée du pays d’Épinal, d’après le duc René II de Lorraine qui en appréciait la chair, puis, en Wallonie, du lodjî, perche goujonnière, que taquinerait Ogier le Danois, héros d’une chanson de geste. Pour ce trio à écailles, invoquera-t-on un prénom mélioratif – le contraire de péjoratif ? Pas vraiment, car un prénom, attribut de l’intimité de l’homme, se destitue ipso facto de sa fonction dès qu’il est dévolu à d’autres qu’à lui : à des animaux, ou, pire encore, à des objets, ustensiles ou récipients. Le chercheur serait tenté de s’en réjouir : le champ si fertile de la déconsidération paraît toujours plus attrayant et plus captivant à prospecter que les gisements, honorables mais rabougris, épargnés par la réprobation 9.

Bien joué, Marguerite ! L’étude de 2013 a montré que, par tradition, le prénom disqualifiant, apte à flétrir le radin comme la cancanière, a surtout distillé son fiel sur les naïfs, les bêtas, les mauvais sujets du type jean-foutre ; sur les femmes et filles nigaudes, sales ou dépravées façon marie-salope. Lorsque des glossaires dialectaux se bornent à la seule étiquette Péjoratif, sans caractériser plus avant la dépréciation, il y a gros à parier que les cibles en sont ces espèces dominantes. Ce doit être le cas sous la plume de Nicolas Haillan, qui, pour le patois vosgien, définit simplement Ros’niote et Baichtié, 6

Dans le film de Daniel VIGNE Le retour de Martin Guerre (1982), inspiré d’un cas authentique d’usurpation d’identité, Gérard DEPARDIEU incarnait le faux Martin et Bernard-Pierre DONNADIEU le vrai. Sous le même titre, Natalie Z. DAVIS, la conseillère historique du tournage, a publié ses travaux sur la vie des deux protagonistes et sur le procès pour mystification (Robert Laffont, 1982). 7 Les noms wallons du singe, 1944. 8 « Ceux qui connaissent la plante devineront sans peine pourquoi » (Achille DELBOULLE, Glossaire pour servir à l’intelligence du dialecte haut-normand, 1876). Le paysan fait d’ailleurs chorus avec le botaniste, pour qui l’arum géant, dont l’inflorescence est la plus grande du monde, est le phallus de titan (Amorphophallus titanum). Honni soit qui mal y pense : l’arum, modèle courant, a décoré quantité de bouquets de mariée. Dans le langage des fleurs, il exprime l’élégance, la profondeur de l’âme et l’harmonie des êtres, mais aussi, à mots couverts et par son symbolisme priapique, le vif désir d’une relation charnelle. 9 « Pourquoi l’historien est-il plus à l’aise sur le terrain documentaire du péjoratif que sur celui du laudatif ? », s’interroge Michel PASTOUREAU, médiéviste et sémiologue (L’étoffe du diable, 1991).

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formes locales de Rosalie et de Bastien, par « prénom employé dans un sens péjoratif 10 ». En raillant la niaiserie, leur tête de Turc, les prénoms exercent une dérision similaire à celle infligée par la masse des argotismes : eux aussi n’embrassent qu’un nombre restreint de notions, mais le niais s’y arroge la place privilégiée avec quatre-vingt-six façons d’exprimer ses travers, a constaté Pierre Guiraud 11. On découvrira par ailleurs de nouveaux exemples où, par subtilité phonétique, un prénom a endossé un sens burlesque : Germaine pour une enquiquineuse (elle gère et mène) ; Lancelot pour un pompier (il lance l’eau) ; Sosthène ou Sostène pour un soutien-gorge (de l’espagnol sostén) ; Luigi pour le mouvement brusque du tire-slip, où l’on remonte par l’élastique le sous-vêtement d’un(e) camarade (de l’anglais wedgie) ; Henri pour le Christ ou le crucifix chez les croquemorts (de l’inscription INRI surmontant la croix) ; Lambert pour une sonnerie mortuaire (d’après la plainte Lambert est mort ! que propagerait la sonnerie du glas) ; Pancrace pour un pouilleux (couvert de crasse) ; Philippe (filipp) pour un coup de fouet (onomatopée). Dans ses recoins, l’univers des stéréotypes se visite lui-même avec un profit sans cesse renouvelé. À l’occasion, le prénom qui y inoculait autrefois sa pertinence ou sa fantaisie s’est volatilisé : Bien joué !, exclamation désormais si quelconque, n’est que la version tronquée de Bien joué, Marguerite ! qu’adresse un Buridan revanchard à la cruelle Marguerite de Bourgogne 12 ; le tour si courtisé Quand il n’y en a plus, il y en a encore, est scalpé de sa plaisante amorce, C’est comme les cheveux d’Éléonore, qui lui ouvrait rime 13. « Comme on connaît ses seins, Éléonore », s’amusait en 1958 Frédéric Dard : transition commode vers ces pourvoyeurs séculaires de prénoms que sont les saints. Ils ont coiffé d’auréoles saugrenues un chapelet de locutions : être brouillé avec sainte Véronique (« souffrir de la syphilis », maladie vérolique) ; dérober la bosse à saint Roch (« s’approprier n’importe quoi », jusqu’au bubon de peste propre à ce bienfaiteur) ; porter à la Sainte-Agathe (« porter quelqu’un sur ses mains croisées », cette martyre ayant croisé les siennes sur sa poitrine pour la protéger, en vain, de la mutilation). D’autre part, le succès d’un culte a pu entacher d’infortune le nom de l’élu : saint Amadour, que perpétue Rocamadour (Lot) où il fonda un rayonnant sanctuaire marial, fut l’éponyme au XVe siècle de l’amadour, « personne de mœurs peu avouables », condamnée « pour choses vilaines et honteuses » à un pèlerinage expiatoire 14 ; sainte Odile, priée au Mont-SainteOdile (Bas-Rhin), fortifia si bien la dévotion que naquirent dans la Lorraine voisine beaucoup de petites Odile, un stock d’où émergea, en milieu rural autour de Metz, une lexicalisation en Oudile visant, au XIXe siècle encore, une fille simplette et une servante maladroite15.

Sur le trône à Guillaume Les prénoms disgraciés par leur accouplement, non plus à des êtres vivants, mais à des choses, des inanimés en général, prodiguent à leur tour leur lot réitéré de surprises au fureteur, qui, pour élucider les mobiles de leurs déboires, devra fréquemment remonter jusqu’à Michel Pipi 16. Si les élèves de Saint-Cyr baptisaient Jésabel l’infâme ragout de mouton servi à leur table deux fois par semaine, ce n’était pas sans raison : ce plat inspirait à leur humour docte et juvénile la Jézabel de Racine, celle qui apparaît en songe à sa fille Athalie (1691) tel « un horrible mélange, d’os et de chair meurtris et traînés dans la fange ». Magma répugnant, dans le rêve comme dans l’assiette 17 ! Avec une persistance insolente, les prénoms ont aussi payé les pots cassés en faisant la fortune du pot, 10 Le premier en 1885 dans Essai sur un patois vosgien (Collot, Épinal) ; le second en 1901 dans Sobriquets, prénoms et noms de famille patois d’un village vosgien, Uriménil (Imprimerie nationale). 11 L’argot, Que sais-je ?, Presses universitaires de France, 1956. Seuls dépassent ce score les cent-soixante mots relatifs au vol et aux voleurs, mais ces derniers, loin d’être regardés comme des tarés ou des marginaux, ont joui d’un certain prestige dans l’argot du milieu. 12 Dans le drame de DUMAS et GAILLARDET La Tour de Nesle, 1832. 13 Variante : C’est comme les tétons d’Éléonore. 14 C’est étonnamment dans la région d’Ypres, vers 1473, que ce sobriquet est attesté. 15 Ernest AURICOSTE DE LAZARQUE, Noms et sobriquets au pays messin, 1906. 16 « Chercher très loin une réponse » est le sens de cette expression rendue cocasse par l’adjonction, à un prénom rebattu, d’un patronyme de fantaisie (VON WARTBURG – cf. infra –, vol. 6, s.v. Michael). 17 Paul EUDEL, L’argot de Saint-Cyr, 1893.

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entendez des vases de nuit, feuillées, latrines ou cabinets d’aisance auxquels on les a attachés. Aux quinze dévoyés dénombrés en 2013 viendront donc incontinent s’accrocher plusieurs autres, dont Eugène (Ugène), Bérenger et Bérengère (Bérenguié, Berenguiera) ou (villa) Louise. Leur dérive obéit tantôt à un réflexe de familiarité gratuite (Pierrot), tantôt à un persiflage délibéré : c’est bien sûr le Kaiser que l’on brocardait en 1914-1918 avec aller chez Guillaume, s’asseoir sur le trône à Guillaume, se torcher avec du guillaume. Concédons au prénom dévergondé dans l’excrétion le mérite d’y être, par essence, utilisé au singulier, à l’inverse de la plupart des mots habituels convoqués en cette occurrence. Voilà une qualité qui aurait dû apaiser Clair Tisseur, intrigué sa vie durant par cette bizarrerie grammaticale d’un pluriel « de nécessité » pour les lieux qui le sont tout autant, chalets, toilettes, cabinets, goguenots, recoins et retraits 18. Cocasse : par de piquants détours, un prénom débauché en Italie au temps de la Renaissance est capable de se travestir en un mot qui colore encore joyeusement la langue wallonne un demi-millénaire plus tard. Il en va ainsi de pasquéye (« péripétie facétieuse, mésaventure » à Namur) 19, qui se prévaut, bien discrètement, d’un tailleur à la clientèle huppée, un certain Pasquino (en français Pasquin, lié, comme Pascal à la fête chrétienne). Pour sa médisance proverbiale, ce commerçant de Rome fut l’éponyme en 1501 d’une statue antique exhumée près de sa boutique et dont le socle se garnit rapidement de venimeux pamphlets contre le pouvoir. Pasquin passera en français pour un moqueur, un conteur de sornettes, et pasquinade pour des quolibets, railleries ou fredaines. On relèvera chez Rabelais pasquil (« plaisanterie grossière ») ; en 1601 à Lille pasquille (« récit en patois, pièce satirique dialoguée »), puis en Ardenne pasquêye (« drôlerie, bouffonnerie en famille »), tandis qu’à Liège pasquèie devint « le nom générique de la chanson wallonne ». On n’appelle plus bébé Pasquin ou Pasquine 20, mais, plus d’une fois, ce sont les prénoms démodés qui auront mitonné les meilleures soupes : Fulcran (d’où foucaran, « individu sans grâce ou querelleur ») ; Gaudemar (d’où goudoumarou, « homme peu civilisé, ours mal léché ») ; Gerbold (mal Saint-Garbot, « diarrhée ») ; Thècle (« fille effrontée et méprisable »). Un sobriquet flanquant un prénom au Xe siècle est à même de resurgir en fanfare au XXIe, invité par l’analogie et l’érudition : le Bluetooth (Dent bleue), ce procédé facilitant le transfert et l’échange de données, ne remémore-t-il pas Harald à la dent bleue († 986) ? Ce roi du Danemark fédéra des peuplades hétérogènes, composites, tout aussi disparates que les appareils interconnectés par le système, ont comparé les concepteurs de celui-ci, des informaticiens férus d’histoire. En caractères runiques et sur fond bleu, le logo Bluetooth reproduit d’ailleurs les initiales du souverain scandinave, dont la dent bleue provenait d’un abus de myrtilles ou d’une peinture masquant les caries.

Déonomastique et lexicographie À propos des noms propres – donc des prénoms –, on a pu dire qu’ils ont longtemps été les parents pauvres de la linguistique21. Le clivage entre eux et les noms communs, consacré par une répartition en nomenclatures distinctes, les a souvent confinés dans le périmètre strict de l’onomastique, science qui leur est spécialement vouée depuis le XIXe siècle 22. « Les noms propres prennent toujours une majuscule », inculque à l’écolier le Petit Grevisse 23. Il saute pourtant aux yeux 18

On lit en effet dans son Littré de la Grand’ Côte (op. cit., 1894), s.v. Chiottes : « Vilain mot pour communs. Pourquoi les mots exprimant cette chose sont-ils pluriels : des latrines, des water-closets, des privés, des lieux, des commodités, des communs, des chiottes ? J’ai passé une grande partie de ma vie à réfléchir làdessus [sic], sans le pouvoir trouver. Peut-être cela vient-il de ce que les planches des latrines avaient ordinairement deux lunettes. C’est encore l’usage dans le Forez et dans la Suisse romande. » 19 En 2015, le quotidien L’Avenir (Namur), publie toujours sa chronique wallonne sous le titre Chîjes èt pasquéyes, que l’on traduira par Soirées et histoires amusantes. 20 En France, les derniers Pasquin sont nés en 1968 et les dernières Pasquine en 1975. 21 Jean MOLINOT, Le nom propre dans la langue, in Langages, n° 66, 1982, cité par Sarah LEROY, De l’identification à la catégorisation : l’antonomase du nom propre en français, Peeters, Louvain-Paris, 2004. 22 Elle se subdivise en anthroponymie (noms de personnes), toponymie (noms de lieux) ou hydronymie (noms de cours d’eau et d’étendues d’eau). 23 Éd. De Boeck, Bruxelles, 2005. On ne s’étendra pas ici sur les caprices apparents de la majuscule : on lit du Simenon en écoutant du Vivaldi, mais on mange du gouda en buvant du bordeaux.

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qu’ils sont doués pour se lexicaliser tels quels (le rugby, le diesel, un kir, un mécène 24), et, plus encore, pour produire des mots qui à leur tour nourriront la langue : saxophone, shakespearien, ubuesque, poujadiste, freudien, baïonnette, limoger. Leurs propriétés morphologiques, syntaxiques ou étymologiques ont conduit à réévaluer et à revaloriser leur rôle dans le discours. On a baptisé déonomastiques, terme bien plus rébarbatif que ce qu’il recouvre, les appellatifs issus de ce vivier opulent et en constante expansion, soit « tirés d’un nom (propre) » – comme un déverbal est tiré d’un verbe (de marcher, vient la marche). La discipline qui les étudie s’intitule aussi déonomastique. Elle englobe les phénomènes d’antonomase où un nom propre se transforme en nom commun en véhiculant son sémantisme (un don Juan, un adonis, un chauvin), ainsi que les dérivés d’anthroponymes (dantesque, herculéen, platonique) et de toponymes, dont les gentilés, ces noms d’habitants d’un lieu (Bruxellois, Ardennais), dont certains sont déjà substantivés (spartiate, parmesan, charentaise). Tout ce matériau, ferment d’une néologie prolifique (sarkozyste, simenonien, Grexit, goncourable 25), entretient avec le lexique beaucoup plus d’affinités qu’on ne le croyait, a montré en 1993 la linguiste Éva Büchi26, pour qui la lexicographie française en est cependant encore à ses débuts en ce domaine : « Ni les onomasticiens ni les lexicologues n’ont produit des dictionnaires historiques de déonomastiques 27. Leur traitement se limite donc, pour le moment, à celui offert par les dictionnaires de langue générale. » En 2013, dans la Belle Province, où l’on substitue onomastismes à déonomastiques, Joël Martin a signé un Dictionnaire des onomastismes québécois 28, où l’on croise, outre chapdelainien (de Maria Chapdelaine, le roman de Louis Hémon), dionesque (de Céline Dion) ou charleboisien (de Robert Charlebois). Quelques prénoms égratignés aussi, pour en revenir enfin à eux, mais qu’intégrait déjà le Jean-foutre 29 : séraphin pour « avare » (de l’usurier Séraphin Poudrier dans Un homme et son péché, du romancier Claude Henri Grignon) ; luciennes et camiliennes pour « toilettes publiques » (du maire de Québec Lucien Borne et de celui de Montréal Camilien Houde). Si l’on négligeait leurs exploits passés ou présents, les prénoms déprisés, malmenés par l’usage, ne constitueraient eux-mêmes qu’une tribu de parents pauvres, une sous-espèce périphérique, alors qu’ils ont tant à offrir à la curiosité et à l’agrément du lecteur. Celui-ci ne sera pas étonné de retrouver, parmi les entrées principales de ce Supplément, et à côté d’une trentaine de nouveaux articles 30, nombre de vieilles connaissances de 2013, sans qu’on puisse jamais parler de doublons, puisqu’elles n’ont été reprises qu’au bénéfice de sens nouveaux, d’extensions ponctuelles, de nuances ou d’amplifications régionales. Les notices actualisées prolongent et complètent ainsi leurs devancières, de façon logique et naturelle. En outre, des recrues viennent s’insérer par dizaines sous les chefs de file ou vedettes déjà bien établis : par exemple Alexis, Alexandra et Sandrine sous Alexandre ; Luigi et Louis-Philippe sous Louis.

La tentation de la récidive Lorsqu’elle s’étend aux prénoms dénigrés, dévoyés ou encanaillés, la notion de péjoration, d’ostracisme ou de marginalisation est parfois sujette à la subjectivité, à l’arbitraire. Il importait tout à la fois de montrer que la mine est inépuisable et d’en contenir les flux. Le propos a donc été 24

Respectivement, et pour mémoire : de Rugby, ville anglaise ; de l’ingénieur Rudolf Diesel, inventeur de ce moteur ; du chanoine Kir, maire de Dijon (marque déposée pour un vin blanc-cassis) ; de l’homme politique romain bienfaiteur des arts. 25 « Susceptible d’obtenir le prix Goncourt » (entré au Robert 2014). 26 Traitement historique des déonomastiques dans la lexicographie française, communication (en allemand) au Congrès international d’Onomastique de Trêves, actes publiés en 2002 (Tübingen, Niemeyer). Absorbée par ses multiples fonctions (directrice au CNRS, directrice de l’ATILF, Analyse et traitement informatique de la Langue française, codirectrice du Dictionnaire étymologique roman), Éva BÜCHI s’est éloignée depuis une dizaine d’années de ce champ de recherches (courriel du 19 mai 2015). 27 À défaut de dictionnaires historiques purs, il existe une série d’ouvrages thématiques ou anecdotiques sur la question (cf. Le jean-foutre…, Introduction, notes 15 et 19). 28 Sous-titré Les mots issus de nos noms propres, éd. du Fleurdelysé, Sherbrooke. 29 En se référant au Dictionnaire des canadianismes de Gaston DULONG, 2ème éd., 1999. 30 Dont Adrien, Amadou, Amédée, Amélie, Amilcar, Armand, Benjamin, Bondon, Bonnet, Brian, Candy, Éléonore, Emmanuel, Fulcran, Gaudemar, Gerbold, Gisquette, Gontran, Harald, Hyacinthe, Jemima, Lancelot, Melvin, Nathan, Némésis, Nicomède, Odile, Pasquin, Pélagie, Thècle.

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recentré en priorité sur les déconvenues encourues par l’individu, en se détachant, sauf exceptions, des emplois relatifs à la faune, à la flore et aux autres excroissances. Par les possibilités de recherches accélérées dans les 13 500 pages du texte intégral, la mise en ligne, au moins partielle en 2014 (avec une traduction française, elle-même réduite), de l’irremplaçable somme qu’est le Französisches etymologisches Wörterbuch de von Wartburg 31, a stimulé l’exploration historique et comparative de l’ample domaine galloroman : langue d’oïl (du franccomtois au picard, du bourguignon au wallon) ; francoprovençal ; occitan. Elle a permis d’enrichir de quelques nouveaux venus le stock des Péjorés et, surtout, de confronter les acceptions, flexions et graphies développées par ces derniers au fil des temps et des lieux, au besoin en consultant d’autres sources, dont Lou Tresor dóu Felibrige (1879-1886) de Mistral32 pour les dialectes de la langue d’oc 33. Un autre facteur déterminant aura assurément favorisé la rédaction des présents feuillets : les réactions positives, voire enthousiastes, et en tout cas très gratifiantes, émises par les lecteurs du recueil de 2013, y compris parmi les linguistes et les scientifiques en général. On pardonnera l’immodestie consistant à en reproduire de brefs extraits : « C’est vraiment une très belle étude, à la fois sérieuse, bien documentée, référencée, mais aussi vive, pleine d’esprit, amusante à lire » (Jean Germain 34, UCL) ; « Quel bonheur de découvrir ces pages où vous nourrissez votre lecteur d’une érudition remarquable, servie par une écriture particulièrement agréable à lire […] Félicitations pour cette importante contribution à l’anthroponymie romane » (Michel Francard, UCL) ; « Le sujet est passionnant et vous me semblez l’avoir parfaitement maîtrisé » (Laurence Rosier, ULB) ; « Une somme impressionnante d’informations à la fois utiles et ‘‘croustillantes’’, fruit de patientes recherches […], sans oublier le style qui se plie toujours admirablement à la matière traitée » (Jacques Merceron, Indiana University, Bloomington) ; « Je travaille depuis plus de deux ans sur les noms communs issus de prénoms en allemand et en français et j’ai dépouillé nombre de dictionnaires sur le sujet. Le vôtre est sans conteste le plus riche de tous (et le plus amusant à lire) » (Vincent Balnat, Université de Strasbourg). Toujours disponible en version électronique et en intégralité chez plusieurs hébergeurs 35, l’étude a été spontanément recensée par ce biais dans les pages de sites spécialisés, dont, en mai 2014, languefrancaise.net, avec ce commentaire : « Ample somme originale riche et pleine d’informations, prises à un grand nombre de sources récentes et anciennes, écrites et orales […]. Concerne les prénoms pris comme noms communs (antonomase), porteurs d’une charge symbolique remarquable. Beaucoup de lectures, large panorama. » Enfin, en décembre 2013, le trimestriel Francophonie vivante lui a consacré un article circonstancié, où l’on lit notamment : « On dégustera comme des bonbons les rubriques des prénoms pour lesquels on veut approfondir le dévoiement qu’ils ont subi, et on ira d’abord voir ce qu’on dit de son propre prénom, prêt à supporter pour l’un le pot de chambre, pour l’autre l’andouillerie, ou pour un troisième la charge érotique. » Que souhaiter de mieux, sinon que ce petit dernier soit à la hauteur de son grand frère ?

31 Cf.

Bibliographie additionnelle, cote FEWI. Bibliographie additionnelle, cote TDFM. 33 Ainsi se dégagent quelques-unes des déclinaisons dépréciatives de Mahomet-Mohammed, dont mahons, dieux païens ou diables en ancien français ; maumet, épouvantail ; mahonner, bougonner, ou, à Vendôme, parler du nez ; en Wallonie magon, homme malpropre (Ligny) ; mahonnie, méchanceté (Liège). 34 Non content d’apprendre à l’auteur, alors dans l’ignorance de ce « vilain mot » (sic), qu’il pratiquait la déonomastique sans le savoir, comme Monsieur Jourdain la prose, Jean Germain proposait un judicieux titre de substitution pour Le jean-foutre et la marie-salope : Dictionnaire amoureux des prénoms mal aimés, en harmonie avec la célèbre collection éditée chez Plon. Sa suggestion a rencontré un premier écho dans la recension du livre par les Éditions de l’Avenir (30 avril 2013), et un second dans l’intitulé même de cet Avant-propos. 35 Dont issuu.com, calameo.com, youblisher.com, youscribe.com et scribd.com. On peut se procurer gratuitement l’ouvrage, au format PDF et sans filigrane de copyright, sur simple demande à maurice.gillet@belgacom.net, chez qui remarques et suggestions demeurent les bienvenues. 32 Cf.

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A ABRAHAM Une coutume de La Gleize (Stoumont, pays de Liège) fut de baptiser Abraham le mannequin hissé chaque année au sommet du grand feu. En tournant autour du bûcher, les danseurs le narguaient en criant : « Abraham !, Abraham ! » Avec d’autres empruntés à l’Ancien Testament à la faveur de la Réforme, ce prénom avait engrangé quelque succès au village, remarquait en 1937 le linguiste Louis Remacle dans Le parler de La Gleize (Palais des Académies, Bruxelles, et Vaillant-Carmanne, Liège). Lors de la sortie de son étude, le bonhomme de paille s’accoutrait encore de son sobriquet. On comparera avec la Suisse, où Abraham produisit les diminutifs populaires Abré, Abrami, Bretchon et Britchon, le dernier affublant les Neufchâtelois et les Jurassiens passés au protestantisme, et ainsi égratignés par les Franc-Comtois restés catholiques. Britchon s’est même lexicalisé dans le dialecte : à l’occasion, il y est adjectif (« un humour britchon »), mais il désigne surtout, outre une pâtisserie à Neufchâtel, un fromage à pâte mi-dure de la vallée de la Brévine, la « Sibérie de la Suisse ». La péjoration se marqua davantage dans la vallée de Joux (canton de Vaud) avec la variante Brino, pour « homme fin, matois », définition présente aussi, mais prolongée par l’épithète « indiscret », sous l’entrée Brinon du Glossaire du Patois de la Suisse romande du doyen Philippe Cirice Bridel (Lausanne, 1866). Quant au déroutant mal d’Abraham, cité en 1485 dans une Vie de Jésus-Christ, il se réclamait de la croyance selon laquelle les Juifs étaient périodiquement affligés d’une perte de sang hémorroïdal, en conformité avec une prophétie de David. En réalité, le « signe bien horrible [de] chaque mois » était destiné, non aux fils d’Abraham, mais aux Philistins, leurs adversaires, que Dieu voulut punir : « Percussit inimicos suos in posteriora, opprobrium sempiternum dedit illis » (Psaume 77, verset 73). Ce qui fut librement traduit par : « Il frappa ses ennemis de plaies si honteuses au fondement qu’elles les couvrirent d’une confusion éternelle », d’autres

auteurs s’en tenant à « Il a sillonné le dos de ses ennemis, les livrant pour toujours à la honte », ou « Il a attaqué ses ennemis par derrière, les accablant d’ignominie ». En 2010, dans La honte de l’endetté (à Paris, au XVe siècle), Julie Claustre (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) fait du verset un adage (« Frapper au postérieur ses ennemis, c’est leur imposer un opprobre éternel »), et l’associe aux peines infamantes prononcées au Moyen Âge, en Provence et dans le Languedoc, à l’encontre des banqueroutiers, débiteurs et faillis suspectés de fraudes : « Au son de la trompe, le failli est conduit à un carrefour, son derrière dénudé frappe à trois reprises une pierre, tandis que son forfait est crié par des officiers publics. Ce rituel méridional est la mise en scène même de la honte. » Le derrière frappé se réfère au fameux Psaume 77, présume-t-elle, en ajoutant que la flétrissure est renforcée par la nudité et l’obligation pour le failli de mimer la défécation en public : « On lui impose ainsi une effraction et une exposition de l’intimité, voire sa propre néantisation. » À Paris aux XIVe et XVe siècles, modère-t-elle enfin, la pratique de l’abandon et de la cession de biens (noms techniques du châtiment) a certes été moins saugrenue que cette avilissante « déculottée » et, au moins dans une première période, a joué sur le ressort de la honte de manière moins brutale. ADÈLE À en lire le Bulletin du Dictionnaire général de la langue wallonne (n° 3, 1907), les Namurois ont recouru à ce féminin pour identifier le faucheux, ce proche parent de l’araignée qui semble faucher en déplaçant ses très longues pattes. D’autres insectes dits adèles, petits papillons communs, doivent plutôt leur nom au grec adêlos (« obscur ») : l’adèle de la scabieuse ou l’adèle métallique (Nemophora metallica). Dans l’Antarctique, l’adélie (ou manchot adélie) tire quant à lui son identité de son fief, la Terre Adélie, elle-même ainsi appelée en 1840 par l’explorateur Dumont d’Urville qui lui attribua, à une lettre près, le 11


prénom de son épouse Adèle. Quatre ans auparavant, la capitale de l’État d’Australie méridionale avait été baptisée Adélaïde, en hommage cette fois à la reine éponyme, épouse de Guillaume IV d’Angleterre. (BDGW, DILC)

pour deux personnes, à en transporter une troisième assise sur leurs mains croisées et enlacées – sur le « petit banc » ou, à Liège, sur la « chaise du roi », a-t-on dit familièrement –, renvoie à son tour un écho indirect et légendaire de la scène de torture : pour se protéger de la mutilation, Agathe se serait en effet croisé les bras sur la poitrine, mais ses tourmenteurs lui tranchèrent alors les mains pour parvenir à leurs fins. Aujourd’hui encore, au moment de sa fête (5 février), les Savoyards de Saint-Pierre-D’albigny confectionnent des mains de sainte Agathe, brioches safranées, comportant quatre ou cinq doigts, et gages de chance. Cette pâtisserie répond au nom dialectal de guêta (déformation d’Agathe), alors qu’en 1933 Van Gennep (Folklore du Dauphiné) avait relevé en Savoie (Chambéry) la variante guèta, « sorte de gâteau avec deux proéminences en forme de seins que les femmes mangent le 5 février », et, dans l’Isère, faire la guèta au sens de « faire un banquet, en parlant des femmes ». Avec l’historien François Lebrun (2001), on notera qu’une tradition de l’Ancien Régime érigeait le 5 février en jour des femmes : à cette date, les tâches ménagères étaient abandonnées aux seuls maris, d’où sans doute ces agapes exclusivement féminines. (FEWI, FOWM, FLES, CROF) Indépendamment de la martyre, le prénom, altéré par les parlers régionaux, fut rudoyé : on a ainsi épinglé egat pour « commère oisive et bavarde » en Suisse romande, et, en Moselle, augatte pour « jeune fille sotte, bornée » (Adam, Patois lorrains, 1881). Agathe équivaut parfois de nos jours à « femme quelconque, bonne femme » dans le registre familier. Les Agathe n’échapperont même pas à Fernandel, lui qui chantait en 1935 : « Agathe, Agathe, Agathe, alors là, vrai, tu m’épates, / J’en reste comme une tomate, enfin tu es dans mes bras / Mon cœur, mon foie, ma rate, c’est pour toi ma petite chatte / Tu m’mets dans tous les états, Agathe, merci d’me faire ça ! » L’Agathe élevée sur les autels et l’agate pierre précieuse doivent une part de leur notoriété à la Sicile : la première, du grec agatha (« la bonne »), y naquit et y fut massacrée ; on découvrit la seconde dans une rivière de cette île volcanique, l’Akhatès, dont elle hérita du nom, grec lui aussi. Par analogie, et sous la graphie agathe, qui fut la sienne jadis, ce minéral désigne à l’occasion les « gros yeux » dans la langue verte. (FEWI, BOBA, PTLR)

ADRIEN Quantité de noms propres renseignés par Mistral comme synonymes de « niais » ou « niaise » parsèment les deux volumes du Trésor du Félibrige (1879-1886) et étaient donc en usage à ce titre en provençal et dans les dialectes de langue d’oc, sans que soit toujours décelée la raison de leur disgrâce. Adrien et Adrienne (Andrian, Andriane) sont de ceux-là. Six papes et plusieurs saints, dont un martyr vénéré à Marseille, ont précédé les six mille Adrien nés en Belgique au XXe siècle, le pionnier historique restant l’empereur romain, héros, avec un H à l’initiale, du roman de Marguerite Yourcenar (Mémoires d’Hadrien, 1951). C’est Adria, ville de Vénétie fondée par les Étrusques, qui fit éclore ce prénom. La même racine flotte dans l’Adriatique, une mer dont les rivages ont naturellement produit l’adrien. De ce vin et d’autres, ainsi que des personnages des Écritures qui en consomment, le moine Adso de Melk, assoupi à l’office, reçoit une vision initiatique dans Le nom de la rose (1980), d’Umberto Eco : « Et tous de boire, Jésus du vin de paille, Jonas de l’entre-deuxmers […], Moïse du vin de canne, Isaac du crétois, Aaron de l’adrien, Zachée du vin brûlé, Técla du capiteux, Jean de l’albain, Abel du campanie, Marie du bouqueté, Rachel du florentin. » (TDFM) Adrian. Dans les syntagmes baraque Adrian et casque Adrian, le nom, patronymique, est celui de l’ingénieur français Louis Adrian (18591933) qui, pendant la Première Guerre, imagina, d’une part des constructions préfabriquées pour le cantonnement provisoire des soldats ou le stockage du matériel, et, d’autre part, le casque en tôle d’acier bleuté qui équipa les fantassins à partir de l’automne 1915. (BOBA) AGATHE Dans l’iconographie, cette vierge et martyre du IIIe siècle exhibe sur un plateau les seins que lui arrachèrent ses bourreaux. Sous l’effet de la « logique analogique », cette représentation suffira à l’instituer patronne des nourrices, qui la prenaient jadis à témoin en s’exclamant : « Par les tétons de sainte Agathe ! » La tournure locale porter à la Sainte-A(u)gathe, qui consiste,

AGLAÉ La beauté d’Aglaé, une des Trois Grâces des mythes antiques, a été balayée en Gaume, où, à 12


contre-courant de sa rayonnante étymologie (« Splendeur », en grec), ce prénom caricaturait une fille simple et niaise. (BSLW)

cognac et de crème de cacao, il substitue du lait concentré sucré au trait de crème fraîche et il ajoute à l’occasion une noix de beurre fondu, pour faire plus gras. L’alexandra est servi frappé dans le Robert, avec une citation de Simone de Beauvoir (La force de l’âge, 1960) : « Nous buvions avec éclectisme des baccardi, des alexandra [sic], des martini. » On l’aurait créé en 1922, en l’honneur de la fille de George V, la princesse royale Mary (18971965), dont Alexandra était le second prénom, et qui épousa cette année-là à Londres le vicomte Henry Lascelles. Alexis. « Quelle pépinière d’Alexis et de Corydons est un collège religieux ! », jubilait Roger Peyreffite en avouant avoir savouré « tout ce que le catholicisme donne de raffinement à l’amour grec » (Notre amour, Flammarion, 1967). Avec d’autres en effet, le prénom a été emblématique de l’homosexualité antique : chez Virgile (Bucoliques), le bel Alexis est aimé du berger Corydon. Corydon intitulera l’essai d’André Gide sur l’homosexualité et la pédérastie (Quatre dialogues socratiques, 1924). Pour Claude Courouve (Dictionnaire de l’homosexualité masculine, 1985), longue est la liste des personnages, réels ou de fiction, dont le nom devint, de façon fugace ou durable, synonyme d’homme homosexuel. Il en cite une petite trentaine (Adelsward, Adonis, Adrien, Alcibiade, Alexandre, Alexis, Antinoüs, Bagoas, Boisrobert, Charlus, Chausson, Corydon, Cupidon, Émile, Éphestion, Ganymède, Germiny, Giton, Jésus, Jupiter, Ligurinus, Nicomède, Sardanapale, Socrate, Vautrin, Villette), et, pour plusieurs d’entre eux, il développe une notice. « Dans le domaine hétéro, il n’y a guère que Jules et Jeanfoutre », compare-t-il. (DHMC) Alexis ! a par ailleurs restitué le bruit de l’éternuement, en humble concurrence avec le conventionnel Atchoum ! : « A » pour la bouche qui s’ouvre en grand ; « Xi » pour l’air expulsé. Quant aux Lyonnais, ils substituaient « alexis » à « élixir » : « Nous avons l’alexis de la GrandeChartreuse, qui est souverain pour tout ; l’alexis de longue vie, qui assure une longue existence à ceux qui deviennent vieux » (Tisseur, 1894). (LGCN) Sandrine, fille d’Alexandre par apocope et ajout d’un suffixe, a affiché en 1971 son meilleur taux de diffusion du XXe siècle. Au XVIIIe, sa forme diminutive sandrinette a été dévolue à un bonnet de nuit pour femme à Malmedy, tandis qu’à Liège et à Namur, cette coiffe était une sandronète, et à Ath une

AGNÈS Le Vocabulaire des poissardes du Pays wallon (1867) reprend mot à mot la définition du Dictionnaire des proverbes français d’André Joseph Panckoucke (1750) : « Agnès : fille idiote, simple, facile à persuader. » L’étymologie (grec agnos, « pur, chaste ») et le lien phonétique entre Agnès et niaise et entre Agnès et l’agneau, symbole d’innocence, ont consolidé l’acception. Le sens classique (« ingénue, de peu de jugement ») a suscité le verbe éphémère désagnétiser, correspondant à « déniaiser ». Spécialiste du XVIIIe siècle français, le Suédois Gunnar von Proschwitz († 2005), professeur de littérature à Göteborg et à la Sorbonne, l’a pointé dans L’âne promeneur d’Antoine-Joseph Gorsas, en 1786. Il s’agissait là, nuance-t-il, d’un pendant parodique au néologisme dessuzaniser imaginé par Beaumarchais à propos de Suzanne, dans son Mariage de Figaro (1784). (VPPW) L’Agnès la plus ingénue du répertoire classique est certes la jeune fille de L’école des femmes (1662), celle qui annonce à l’acte II « Le petit chat est mort ». Phrase équivoque parmi d’autres dans cette comédie, et qui, pour certains exégètes, signe la perte du pucelage. On ne peut leur donner tort dans le cas de la créatrice du rôle en 1662, Catherine Leclerc du Rosé, alias Mlle de Brie : cette maîtresse de Molière avait déjà 32 ans lorsqu’elle prononça pour la première fois cette réplique culte, et pas moins de 55 quand on la pressa de renoncer enfin à jouer les jouvencelles. ALBERT Dans les croyances médiévales, et parmi bien d’autres noms, le diable portait ceux d’Albert et de mauvais Bert. Le second provient d’une réinterprétation de l’ancien nom de baptême germanique Amalbehrt, soit « fort brillant » : perdant sa voyelle initiale, il se romanisa en Maubert, avec une première syllabe parfois ressentie comme un signe du mal ou du Maudit. (GLPM, DINO, DNWB) ALEXANDRE Alexandra. « Je suis le Mithridate de l’alexandra ! », annonce à ses visiteurs Prétextat Tach, l’adipeux héros d’Hygiène de l’assassin (Albin Michel, 1992), premier roman d’Amélie Nothomb. Dans ce cocktail réputé, à base de 13


sandrinète. De leur côté, les Ardennais entendaient par cendronette une « coiffure de vieille femme se nouant sur le front », et, à Maubeuge (Nord), on parlait de sandronette pour « un vieux bonnet de coton ». L’attribution d’un prénom à un couvre-chef n’a vraiment rien d’exceptionnel : fanchon (de Françoise), charlotte, clémentine, colinette, jeannette ou thérèse en sont d’autres exemples. (FEWI)

rime : « Oui, comme saint Amadou, en chair et en ou [en os] ! » Zola utilise dans L’Assommoir (1877) l’expression avoir une peau d’amadou pour « être vite excité sensuellement ». Quant au verbe amadouer, il apparaît déjà chez Rabelais, au sens de « se jaunir le visage avec de l’amadou », technique employée par les mendiants pour avoir l’air malade et inspirer la pitié : ils s’amadouaient pour amadouer. (SIMF, ROCF, DISX) Surtout de souche ouest-africaine, les quelque 1 200 Amadou ou Ahmadou nés en France dans le dernier tiers du siècle passé se rattachent pour leur part au prénom Ahmed, soit en arabe « digne d’éloges ». L’Ivoirien Ahmadou Kourouma a obtenu le Renaudot 2000 pour Allah n’est pas obligé (Seuil), tandis que le Malien Amadou Hampâté Bâ († 1991), auteur des Contes de la Savane, est considéré comme le plus grand auteur négro-africain de langue française, avec Césaire et Senghor.

AMADOUR L’ancien nom de baptême Amadou(r), forme occitane d’Amateur, rappelle un saint ermite aimant Dieu (latin amare Deum) qu’une légende identifia au Zachée de l’Évangile, et dont le souvenir demeure présent dans Rocamadour, la célèbre ville touristique du Lot. Là, au creux de la falaise, il établit en l’honneur de la Vierge un sanctuaire, destination majeure de la chrétienté médiévale avec Rome, Jérusalem et Compostelle. Amadour fut cependant un exécrable surnom, et curieusement dans les Flandres. On lit en effet chez Ernest Rupin (Roc-Amadour, Étude historique et archéologique, Baranger Fils, 1904) : « Vers 1473, un certain Joas Pieterssenne, condamné par les magistrats d’Ypres au pèlerinage de Roc Amadour pour meurtre involontaire, s’empresse de faire appel. Il fait ressortir que ce pèlerinage est une peine plus forte que toute autre, et que ceux qui doivent la subir gardent toute leur vie le sobriquet d’amadours, mot qui, dans les environs d’Ypres, est devenu synonyme de gens de mœurs peu avouables. Il ajoute que ce n’est pas son cas, puisqu’il a été condamné pour meurtre ‘‘et non pour choses vilaines et honteuses’’. » Naguère, pour accéder au lieu réservé aux dévotions, les pèlerins gravissaient à genoux 143 marches ; un ascenseur supplée aujourd’hui à cette épreuve (Deroy et Mulon, 1992). (DILI) À son tour, un second saint Amateur, évêque d’Auxerre (Ve siècle), contribua à l’essor du prénom (et patronyme) Amadou sous lequel on le vénérait, et qu’on soutirait à tort au provençal amadou (« épris, brûlant de désir »), lui-même source de l’amadou, la substance inflammable extraite d’un champignon. En Wallonie et dans l’Yonne, par la vertu de cette identité rectifiée, il a parfois concurrencé Valentin dans les parrainages amoureux. Dans le Lyonnais, la comparaison sec comme saint Amadou s’appliquait à « quelqu’un qui n’est pas gras » : on le présumait consumé par un feu intérieur. Dans la Somme, à la question « Es-tu là ? », la coutume était de répondre, pour la

AMÉDÉE Le jargon des pilotes a baptisé de ce masculin la servocommande de l’avion Mercure, appareil qui intégra pendant vingt ans, jusqu’en 1995, la flotte française d’Air Inter : « Amédée supprime l’hypersensibilité du manche proche du neutre. » Des prénoms sont ainsi associés, par pure connivence, à divers mécanismes et accessoires des cockpits : Arthur « fait varier le bras de levier sur la commande », et Oscar est la vanne accélérométrique. En désuétude au moment de cette reconversion utilitaire (à peine quinze attributions en France entre 1951 et 2000), Amédée correspond à l’Amadeus ou l’Amadeo latin et au Théophile grec (« ami de Dieu » ou « aimé de Dieu »). Mozart, qui reçut au baptême le second prénom de Theophilus, pencha plus tard pour Amadé, sans jamais laisser d’écrits signés Amadeus. Amédée fut héréditaire dans la maison de Savoie, le pieux duc Amédée IX († 1472) étant même l’un des saints patrons. Selon le père Englebert (1946), cet adepte du jeûne et de la pénitence ne tolérait pas les jurons, et mettait à l’amende les courtisans qui en proféraient. Moins austère est, dans les sketches de l’humoriste belge François Pirette, le personnage récurrent d’Amédée, pensionnaire d’une maison de retraite, impénitent blagueur et philosophe parfois attendrissant. (PARM, FLES) AMÉLIE « Passe-moi la dernière dépêche d’Amélie ! » : les milieux journalistiques français ont familièrement surnommé Amélie l’agence 14


américaine Associated Press, fondée en 1846, de même qu’ils recouraient à Ursule pour United Press, sa cadette, créée en 1907. Occupe-toi d’Amélie, titre du vaudeville de Georges Feydeau (1908), s’emploie de façon plaisante entre parents d’une porteuse de ce prénom. Celui-ci se réclamerait d’une racine germanique (amal, « fort »), décelable dans la lignée des Amali, rois wisigoths. Rien de commun, de toute évidence, avec le mot amélie repris au Grand Robert, et qui désigne, chez le nouveauné, l’absence de bras ou de jambes (grec a-mélos, « sans membre »). Dans l’affaire dite du Softénon, source d’un procès retentissant à Liège (1962), les bébés naissaient avec une forme particulière de ces malformations, la phocomélie (« membres de phoque »), des doigts palmés étant fixés à même le torse ou l’épaule. (PARM, GROB) Amélia. Voici un féminin que l’on a foulé aux pieds et qu’auront fait marcher les Parisiennes cossues en villégiature à Cabourg, Trouville ou Étretat : l’Amélia était une chaussure de plage, « légère, commode et d’une parfaite utilité », mais dont seul le Supplément d’Émile Littré (1877) a recueilli l’empreinte lexicographique. Empreinte métallique aussi : si sa partie supérieure (l’empeigne) était en toile, le milieu de la semelle présentait « une plaque de laiton percée de trous, pour donner issue à l’eau et au sable ». Selon la Revue des deux mondes (15 juin 1868), la semelle, double et grillagée, permettait « de laisser circuler l’eau librement sans que la couche intérieure en liège soit jamais atteinte par la moindre humidité ». L’Amélia, quelquefois précédé du mot cothurne, était une petite révolution : « Il n’est question, parmi les voyageuses élégantes, que du cothurne Amélia. Ce genre de chaussure est en vente à la maison Ferry, 5, rue Grange-Batelière, et semble destiné à faire fureur (Les modes parisiennes, 27 juin 1868). Des réclames placardées dans Paris pendant l’été 1868 recommandaient : « N’allez pas aux bains de mer sans Amélia ! », ce qui inspira au rédacteur de la revue La Veilleuse (15 juin 1868) ces propos lyriques, où il saute de l’objet au prénom tentateur : « Ô Amélia ! Amélia ! Ce bas de jambe me fait rêver, ce bas de jambe me fait déjà t’aimer… Oui, j’irai aux bains de mer avec toi… Je cours chez le Monsieur qui te vend, afin que tu n’appartiennes pas à d’autres ! » Soixante ans plus tard (1928), ce prénom, quittant les vagues, prenait de l’altitude avec Amelia Earhart († 1937), native du Kansas et première femme à traverser l’Atlantique aux commandes d’un avion.

AMILCAR Un Amilcar était un compagnon agréable, jovial, plaisant. Ou, à tout le moins, qui prétendait l’être, a-t-on tempéré. Mince restriction, certes, mais qui lui vaut sa petite entrée dans nos pages. Archaïque aujourd’hui, l’antonomase n’échappait pas à Molière, dont l’une des Précieuses ridicules (1659), Cathos, constate, à propos de Mascarille : « Je vois bien que c’est un Amilcar. » Paru au même moment, le Grand Dictionnaire des Précieuses, d’Antoine Baudeau de Somaize, définissait Amilcar par « homme enjoué ». Le nom propre et son sens émanent d’un personnage majeur de Clélie, histoire romaine, le roman kilométrique de Madeleine de Scudéry, publié de 1654 à 1660, en dix volumes. Dans cette œuvre à clés, Amilcar est, avec Artaxandre, le pseudonyme du poète Jean-François Sarasin, qui a réellement existé (1614-1654). Intime de Mme de Scudéry et assidu de ses salons littéraires et mondains cultivant la préciosité, il meurt sous sa plume comme il meurt dans la vie. Modèle de bonhomie, mais inconstant et sceptique, il fut « un ami dévoué, négociateur habile et adroit, hardi avec grâce, et d’une galanterie vive ». Joignant le savoir au génie, « il sut si bien l’art de plaire qu’il plut même à ses ennemis », glorifie son épitaphe. De Clélie, la postérité a retenu, davantage que ce poète, l’expression carte du Tendre, allégorique d’un pays imaginaire, le Tendre, royaume de l’amour courtois. Fleurant l’antique, le prénom a glané une centaine de titulaires en France au XXe siècle (dont treize en 1971). Il s’écrit aussi avec un H à l’initiale : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » est l’incipit insigne du Salammbô de Flaubert (1862). Parmi les titulaires, quatre chefs ou généraux carthaginois. À Conakry, l’université AmilcarCabral perpétue le père de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, assassiné en 1973. Amilcar était le second prénom de Benito Mussolini (1883-1945), qu’il reçut en hommage au patriote italien Amilcare Cipriani (1843-1918), fondateur de l’Internationale et l’un des chefs de la Commune de Paris. Amilcar a été choisi par Anatole France pour baptiser le chat de Sylvestre Bonnard, le savant héros de son premier roman (1881). L’étymologie est phénicienne : « frère de Melqart », un dieu dont le nom signifie luimême « roi de la cité ». Pas de divinité en revanche derrière l’Amilcar, voiture sportive française de l’entre-deux-guerres, mais 15


l’anagramme, approximative, des patronymes des deux fondateurs de la marque, Joseph Lamy et Émile Akar (« En 1926, c’est à bord d’une Amilcar rouge que Jean Moulin et son épouse sont partis en voyage de noces »). (BEHI)

plumes, le vocable fut patronymique, et jamais innocemment : George Dandin, paysan berné chez Molière (1668) ; Perrin Dandin, juge improvisé et opportuniste chez Rabelais (Pantagruel, 1532), comme dans L’huitre et les plaideurs de La Fontaine (1671) et dans Les Plaideurs de Racine (1668). Perrin Dandin réalisera d’ailleurs de la sorte un type théâtral de magistrat fanatique, déraisonnable et inculte, dont le nom même sera injurieux : « Ô grand Perrin Dandin de la littérature ! », répliquera à un censeur Marie-Joseph de Chénier († 1811), frère du poète André. Dandin se fonde ici sur la vieille onomatopée exprimant le balancement, source à son tour, vers 1550, de (se) dandiner. Rien n’interdit de combiner le prénom au verbe et d’imaginer que le dandy fut au départ « un petit Andrew qui se dandine », et dont on se moquait lorsqu’il suivait les filles de son pas précieux, dans un déhanchement et un accoutrement de m’as-tu-vu. (DILC, DIFU)

ANASTASIE Réputé pour être allégorique de la censure sous les traits d’une mégère castratrice, le prénom fut plus discrètement associé par l’argot de Paris, au XIXe siècle, à la jeune fille sotte, oiselle ou oie blanche, qu’un homme fait mine d’aimer. (PAGV) ANDRÉ Diminutif d’Andrew, Andy, jadis Dandy en Écosse, répond au Dédé français. Pour Jean Tournier (1998), là est la souche du mot dandy, « élégant aux manières affectées », « qui se pique d’une suprême élégance dans sa mise et ses attitudes », voire, aujourd’hui, « snob, blasé, prétentieux ». Outre-Manche, le terme serait d’abord apparu dans le tour Jack-a-dandy, « petit homme vif et bien mis ». Jean-Paul Kurtz (Dictionnaire étymologique des anglicismes et des américanismes, 2013) date de 1780 la première attestation de Dandy, dans une ballade anonyme de la frontière écossaise, là où, dit-il, il abrégeait Andrew depuis le moyen anglais. Dandy distinguait alors le jeune homme qui, pour fréquenter l’église ou la foire annuelle dans cette région du Border, s’habillait de vêtements excentriques. À Londres, dans les années 1810, comme en France qui l’importa à la faveur de la vague d’anglomanie de la décennie suivante, il épousa le sens de « raffiné, distingué ». Type littéraire majeur au XIXe, le dandy glissa peu à peu vers une péjoration que consacra Littré : « homme […] recherchant les modes jusqu’au ridicule ». Ainsi le fringant coq du village des origines prit-il parfois du plomb dans l’aile, jusqu’à devenir un synonyme occasionnel de « fat » ou de « godelureau ». En 1821, une féminisation passagère en dandizette, étrennée par l’anglais avec une terminaison française délibérée, n’a rencontré aucun succès sur le continent. » (MANF, PROB, TLFI, DIHL) Les étymologistes n’approuvent pas tous l’éclairage par le prénom. Littré (Supplément, 1877) reproduisait l’opinion d’un lecteur d’Édimbourg, pour qui le dandy anglais provenait plutôt du français dandin, « dadais, nigaud, aux manières empruntées », ou, selon Furetière (1690), « grand sot qui n’a point de contenance ferme, qui a des mouvements de pieds et de mains déshonnêtes ». Sous plusieurs

ANNE Non, l’orvale de la Sainte-Anne n’est pas la bière trappiste que l’on savourerait en l’honneur de la mère de la Vierge Marie. Répandu en Suisse romande et en Franche-Comté, le terme orvale signifie « dégât causé aux cultures par les caprices du temps ». Il englobe la grêle, les bourrasques, les pluies torrentielles, les orages, les éboulements, les ravinements, la gelée, etc. En observant qu’autour du 26 juillet, jour de la fête patronale, des pluies diluviennes s’abattaient souvent sur les campagnes, le bon peuple a propagé l’adage « Sainte Anne tous les ans fait ses orvales » (Charles Alexandre Perron, Proverbes de la Franche-Comté, Besançon-Paris, 1876). Pour repousser ces calamiteux assauts célestes, les villageois s’en remettaient, non à une sainte, mais à une fée, tante Arie : ce « bon génie des familles rurales protège chaumières et récoltes contre les orvales et les esprits malfaisants, empêche de s’embrouiller la quenouille des femmes et la vertu des filles » (Victor Du Bled, Légendes et traditions populaires de Franche-Comté, in Revue des Deux Mondes, 1893). Reine Anne est morte, tour d’origine anglaise, fut de mise pour ponctuer une nouvelle connue de tous, une vérité première, alors que Du temps de la reine Richard impliquait un fieffé mensonge dans la conversation, puisqu’il n’y a jamais eu de reine de ce nom. En Italie, l’idée d’une époque révolue était rendue par Du temps de Marie-Châtaigne et du roi enragé (Joliet, L’argot, langage excentrique des peuples étrangers, 1891). (CJPE) 16


Anna a subi la dépréciation par son diminutif nana (« niaise, sotte ») qui n’a pas davantage épargné les hommes (« dadais, niais, bêta, mignard ») et que précédait souvent l’adjectif grand(e). En 1885, dans son Glossaire du patois de la forêt de Clairvaux (Aube), publié à Troyes, Alphonse Baudouin consignait également nanas (sic), « femmelette qui croit tout ». Annette. Dans le Loir-et-Cher, Annette, compris ânette et assimilé, par voisinage phonétique, au petit de l’âne, s’est galvaudé en épousant l’acception d’« individu à l’esprit borné », têtu comme le baudet. À Blois, le prénom est ainsi allé à « une jeune fille un peu bébête ». (FEWI) Nanon et Nânon, autres dérivés, se sont appliqués ici et là à la « femme mal accoutrée, ayant l’air vieillot par sa coiffure » ; à la « femme simple et nigaude », ou à la « personne nigaude de petite taille ». Paru à Bruxelles en 1843, un Complément du Dictionnaire de l’Académie française de 1842 accueillait la nanon toquet, « femme coiffée de façon bizarre et ridicule ».

« arrondissement où réside la population indigente de Paris ». (BOBA, DIMO) Antoinette. Vers 1850, certaines femmes se couvraient les cheveux d’une Antoinette : cette pièce d’étoffe s’attachait derrière la tête, avec un gros nœud de ruban, contrairement au fichu Charlotte Corday, noué au-dessus de la poitrine. En 1910, à Mourmelon (Marne), une autre Antoinette, en l’espèce un avion, fut le premier appareil à atteindre les mille mètres d’altitude. On l’avait appelé ainsi en l’honneur d’Antoinette Gastambide, fille de l’homme d’affaires basque qui finançait alors la construction aéronautique. Le prénom fut d’abord attribué à un moteur (moteur Antoinette), tel celui qui, le 12 novembre 1906, équipait le biplan d’Alberto Santos-Dumont, premier recordman officiel de l’histoire des ailes françaises après un vol parisien de 220 mètres en 21 secondes et un cinquième. Antoinette baptisa ensuite l’avion lui-même : le 19 juillet 1909, six jours avant Blériot, Hubert Latham, aux commandes d’une Antoinette IV, échoua de justesse dans sa traversée de la Manche. À noter qu’en 1911, dans l’euphorie des meetings aériens, le prénom Aviateur fut accepté pour un petit Français. (BHVF)

ANTOINE Dans le sud de la France, les abréviatifs issus de ce chef de file ont multiplié les mécomptes : tôni-boui, « nigaud brutal, imbécile méchant » ; Touôni ou Ton, « benêt, nigaud » ; E toco, Toni ! pour « Et fouette, cocher ! » ; Jan, Pèire, Tôni (Jean, Pierre, Antoine) pour « n’importe qui, le tout-venant » (notre Pierre, Paul ou Jacques). Les prénoms ont fait là-bas leur féminin en - o, sans pourtant se soustraire aux déboires : Tònio et Touònio (Antoinette) ont ainsi caractérisé une femme lourdaude et grossière, et Touniasso une empotée. En 1929, Peterson notait à ce propos : « Dans les patois, on trouve assez souvent des cas où une influence sémantique du nom d’homme correspondant est possible, même si le nom de femme n’est pas simplement la forme féminine du nom générique masculin : Basse-Manche : Michon ‘‘sotte’’ ; provençal Tonio ‘‘femme stupide, niaise’’, Touniasso ‘‘grande imbécile’’. » D’Hombres et Charvet (1881) écrivaient Tougnas et Tougnasso le sobriquet donné respectivement à un homme et à une femme. Définition : « Gros Antoine, gros benêt, gros pataud, gros imbécile, gros joufflu, paysan lourd et grossier, gros nigaud. » (TDFM, PPNP, LFHC) Avec quelques autres, le faubourg SaintAntoine fut réputé faubourg souffrant par l’argot du XIXe siècle, soit, selon Rigaud (1888),

ARMAND « Hier, je suis tombé par hasard sur un maître trou ! », annonça triomphalement, le 18 septembre 1897, Louis Armand, forgeron de son état. Il venait de découvrir, en Lozère, sur le Causse Méjean, une des plus remarquables grottes de France, qui perpétuera désormais son nom : l’Aven Armand. Et il était loin de se douter que l’appellation de ce gouffre honoré de trois étoiles au Michelin serait récupérée par le vocabulaire érotique. Dans la pièce Les mots et la chose de Jean-Claude Carrière (2007), adaptée de son ouvrage sous-titré Le grand livre des petits mots inconvenants, la trouvaille livre sa pleine mesure. Consulté par une dialoguiste de films X qui se dit affligée de la pauvreté du lexique sexuel, un vieil érudit, superbement campé par Jean-Pierre Marielle, la détrompe en lui fournissant une fastueuse panoplie de termes et de métaphores, anciens et modernes, relative à l’accouplement, à la fellation, à la sodomie, à la masturbation, au sexe masculin et au sexe féminin. Ce dernier y est même décliné selon les occupations de ceux qui l’évoquent : « Pour les alpinistes, c’est la grande crevasse ; pour les militaires, la forteresse ; pour les sapeurs, la brèche ; pour les laboureurs, le sillon ; pour les littéraires, le rouge et le noir ; pour les spéléologues, l’Aven Armand, 17


la grande galerie ; pour les boutiquiers, la devanture, etc. » (MCHE) D’autre part, en 1690, Furetière consacrait une entrée à l’armand, terme de manège à la filiation mal établie : « C’est une espece de bouillie ou de remede pour un cheval malade, qu’on luy fait entrer dans le gosier pour luy donner de l’appetit & des forces. » Ingrédients : pain, verjus, miel rosat, vinaigre, sel, cannelle en poudre, clous de girofle, muscade et cassonade. Au XVIIIe siècle, les Encyclopédistes recommanderont l’armand pour déboucher le gosier d’un cheval « qui auroit avalé une plume ou telle autre ordure semblable ». (DIFU, DIMR ENDI) Le prénom, qu’illustra le cardinal de Richelieu (1585-1642), nous vient, peut-être à cheval, du germanique harja-man (« soldat, homme d’armée ») ou hard-man (« homme dur »). Hartmann apparaît en toponymie dans le sommet vosgien Hartmannswillerkopf, francisé en Vieil-Armand. Un saint évêque bavarois († 1164) est fêté sous le double nom. En 1962, la chanson Armand, aux allures de complainte pathétique, fut le premier succès de Pierre Vassiliu (1937-2014) : « C’était un pauv’gars / Qui s’appelait Armand / L’avait pas d’papa, / L’avait pas d’maman ! » Armande, qui coïncidait à la fin du Moyen Âge avec un des noms de l’amande (armande, almandre, amandre, voire allemande), est une des Femmes savantes de Molière (1672), lequel avait épousé dix ans plus tôt Armande Béjart, deux fois plus jeune que lui (vingt ans contre quarante).

dans la France profonde jusqu’au milieu du siècle. Le redoutable défilé a reçu différents noms, tels chasse Hennequin, chasse Saint-Hubert, chasse du roi Arthur, cette dernière étant notamment décrite, avec la mention du chat-huant Artus et de son funeste hululement, par l’abbé Vincent Foix, dans son Glossaire de la sorcellerie landaise (Revue de Gascogne, 1903, vol. III). (BSLW, MERP) Enfonçons le clou à propos du tour se faire appeler Arthur (« être sermonné, enguirlandé ») : il est bien antérieur à la Seconde Guerre mondiale, comme le soutiennent encore certains jeux télévisés en se fondant sur l’explication lue dans Wikipedia. Non, le « Acht uhr ! » des patrouilles allemandes rappelant l’échéance, au demeurant variable, du couvrefeu (huit heures du soir) n’a pas été converti en Arthur par l’incompréhension ou la facétie des citoyens occupés. L’intrusion d’Arthur dans cette locution tient au prénom lui-même, qui, après sa période faste du début de l’époque romantique – Eugène Sue en baptisa même en 1836 un roman de mœurs –, perdit de sa superbe en s’appariant vers 1840 à l’amant d’une femme entretenue, puis souffrit d’une brusque régression dans ses attributions : la mode était passée. Dans le Dictionnaire du français non conventionnel qu’il cosigna avec Jacques Cellard (1980), Alain Rey commente à ce sujet, sous l’entrée Arthur précisément, la capacité de la langue à banaliser et à vouer aux gémonies certains prénoms : « Le prénom masculin le plus à la mode, et par conséquent le plus usuel au cours d’une période donnée, devient souvent, une fois la période passée (et alors qu’il n’est plus choisi que par des familles retardataires), un terme dévalorisant. Ainsi : faire le Jacques, se faire appeler Jules, se faire appeler Arthur. » Si George Kenneth date de 1849 appeler Arthur (« réprimander »), il se trouve qu’un Arthur déterminé, factionnaire négligent à l’École navale vers 1880, a parfois été invoqué pour son aptitude particulière à se faire houspiller. Ceux qui, dans son sillage, affichent leur désinvolture méritent d’être nommés comme lui, insinuait-on. Cet Arthurlà se serait temporairement substantivé : « Arthur : factionnaire », lit-on en 1889 dans le lexique de l’Histoire de l’École navale et des institutions qui l’ont précédée (éd. Quantin), de Flavien Pech de Cadel, pseudonyme d’un ancien officier de marine. Depuis 1960, Arthur a opéré un redressement prodigieux dans sa diffusion, doublant même ses meilleurs scores du XIXe siècle, mais, en 1955, il pataugeait XXe

ARTHUR Héros des légendes médiévales, le roi Arthur s’est paré de diverses graphies, dont Artu et Artus. La première a eu cours en Gaume pour distinguer un individu obstiné et sournois (Édouard Liégeois, Lexique du patois gaumais, 1897). La seconde renvoie à un oiseau de mauvais augure dans l’expression lou rey Artus (le roi Arthur) par laquelle on désignait le chathuant. Annonciateur de malheurs, celui-ci précédait les chasses sauvages ou fantastiques, ces équipages fabuleux de cavaliers et de chiens qui, la nuit, semaient leur effroyable tintamarre. Il s’agissait en fait du fracas d’un orage ou d’une tempête, mais ces signes étaient réinterprétés de bonne foi, dans une large partie de l’Europe, comme la manifestation d’un cortège diabolique ou maudit. En 1979, la série télévisée Inventaire des campagnes, d’Emmanuel Le Roy Ladurie et Daniel Vigne, a montré que cette croyance a pu subsister 18


encore dans le creux de la vague. C’est d’ailleurs à ce moment que les marins du commandant Cousteau († 1997) prirent l’habitude de surnommer Arthur le mannequin servant à leurs expériences : ils le jetaient à l’eau dans une tenue de plongée emplie de poissons et étudiaient les réactions des requins. (DFNC, KGDT)

AZOR Si ce masculin est attesté chez l’évangéliste Matthieu et au XVIe siècle en Artois, sa présence dans l’opéra-comique de Grétry Zémire et Azor (1771) détermina son emploi pour « compagnon fidèle », et, de là, sa dévolution aux chiens. Dans l’argot militaire du XIXe, où l’azor était le havresac des fantassins, leur « fidèle compagnon », ceux-ci aimaient à plaisanter en disant À cheval sur azor ! lorsqu’ils se mettaient en route (Lorédan Larchey, Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien, Polo, 1872). Tout chien court le risque d’être grondé, circonstance de nature à éclairer l’acception de « nigaud, malappris » (à traiter comme un chien) qui, au début du XXe autour de Neufchâtel, fut celle du mot azor, suivi par azorer, d’abord synonyme d’ « injurier ». En Suisse romande, ce verbe a toujours cours pour « réprimander » : « Il faut que je porte vite la facture à la comptabilité, sinon je vais me faire azorer par la bibliothécaire. » (BDLP)

AUGUSTE Quand les clowns accomplissent leur numéro à trois, deux augustes occupent la piste à côté du clown blanc, et le second auguste s’appelle alors le contre-auguste. C’est un contre-pitre, loufoque et parfois pathétique, « troisième figure d’un trio, qui subit imperturbablement toutes sortes de rebuffades » (Albert Doillon, Le langage du cirque, 1974). Dans La piste aux étoiles, qui fit les beaux soirs de la télé de 1956 à 1978, Nello (Lionello-Meschi-Bario) était ainsi le contre-auguste des célèbres Bario, le rôle de l’auguste étant joué par son frère Fredy (Alfredo) et celui du clown blanc par Henny, l’épouse de Fredy.

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B BAPTISTE Les comparaisons franc comme Baptiste (Picardie) et contin come Batisse (Charleroi) ont été recensées en 1886 par Defrecheux. Seul dans son cas, et sans doute aveuglé par le culte de son terroir, Clair Tisseur (1894) assigne à tranquille comme Baptiste une origine lyonnaise, avec l’anecdote suivante : Baptiste était un canut nonchalant du début du XIXe siècle, dont un voisin vint un soir interrompre la rituelle partie de cartes à l’estaminet pour lui annoncer que sa femme se trouvait « en conversation animée » avec un compagnon. Sans se démonter le moins du monde, et malgré les rappels insistants du messager, Baptiste continua à jouer comme à l’accoutumée, puis rentra chez lui, d’où il revint au bout de cinq minutes. Assailli de questions, il répondit, toujours imperturbable : « C’était ben vrai ! J’y ai dit comme ça à la Josette : ‘‘Est-ce que tu es en révation [en train de rêver] ?’’ Oh, alle a ben compris qu’alle était dans ses torts ! Elle s’a tiré de côté tout de suite ! » (RCJD, LGCN)

BASILE Pour se dévergonder, Basile n’aura pas attendu la fin du XVIIIe siècle et l’hypocrite don Bazile du Barbier de Séville qui lui a valu l’amalgame avec un « personnage vil et sot ». Cinq cents ans avant Beaumarchais, l’adjectif bazan, dérivé du prénom lui-même emprunté au grec basileus (« roi »), équivalait à « insensé, fou », peut-être par contre-emploi étymologique, mais plus sûrement par l’ostracisme spontané qui a matraqué à l’aveuglette certains noms plus que d’autres. La péjoration s’installera dans les dialectes avec quelques nuances : pour la Wallonie, bazou pour « esprit bouché » (Mons) ou « homme apathique » (Nivelles) ; en Flandre, basile, tel quel, pour « sot, imbécile ». Dans le Berry, baziot demeure vivace pour « bête, niais, balourd » (Pierre-Valentin Berthier, Glossaire de la Champagne berrichonne, Royer, 1996). Quant à l’étymon latin Basilius, il a produit, par chute de la syllabe initiale et réfection de la terminaison, le mot sille, qui, dans le Jura, a ciblé à son tour un homme stupide. (FEWI) Bazet. Cette variante confidentielle dédaigne le martyrologe : saint Bazet est inconnu au bataillon, bien qu’il ait jadis animé l’expression proverbiale aller à Saint-Bazet (ou à Saint-Bezet), définie par « s’agiter, ne pas tenir en place », et fondée sur le vieux verbe normand bezer ou beser (« courir »). Celui-ci s’employait à propos des vaches qui, tourmentées par les piqûres d’insectes, se tortillaient et s’enfuyaient. Par extension, la tournure est passée aux femmes émoustillées par l’aiguillon de la chair, à celles qui ont le diable au corps. Mais c’est par calembour sur baiser qu’on disait faire le voyage Saint-Bezet pour « faire l’amour ». (DIAF, DITR, SIMF)

BARNABÉ Barnaba a nommé, dans le Pas-de-Calais, une figure grotesque, « sujet d’autodafé pour les feux de la Saint-Jean », rapporte von Wartburg. Écartant toute confusion avec le brigand Barabbas dont le peuple réclama la libération lors du procès de Jésus, Marcel Simon (Le christianisme antique et son contexte religieux, Tübingen, 1981) considère que ce Barnaba est saint Barnabé, à qui on prêtait le pouvoir de stopper la pluie (celle du saint Médard pissard) et d’accrocher au firmament l’arc-en-ciel, dit régionalement couronne de saint Barnabé ou saint Barnabé tout court. En rappelant que des rites propitiatoires étaient déjà solennisés dans la Gaule préchrétienne, l’auteur estime que l’établissement de la Saint-Barnabé en juin, mois des feux de la Saint-Jean et de leurs pratiques superstitieuses, aura contribué à perpétuer un héritage païen. Rien d’ailleurs dans la vie ou la légende du bienfaiteur n’explique pourquoi son effigie méritait le mépris et les flammes. (FEWI)

BAYARD Racontant l’école de son enfance dans Le cheval d’orgueil (Plon, 1975), Pierre Jakez Hélias († 1995) insiste sur le respect dont on y honorait les grands hommes, « comme ce Bayard, sans peur et sans reproche, dont le nom se donne aux seigneurs chevaux ». Si, en Wallonie, Bayard a aussi désigné des chevaux ou leur a servi de 20


comparant (« on tchvâ come Bayâ », 1892), c’est avec pour référence privilégiée la monture légendaire des quatre fils Aymon. (FOWM)

né à son tour de l’onomatopée d’un cri qui n’est pas gage de distinction, aura facilité la péjoration jadis reportée sur l’homme. En bêlant lors de son procès, le berger de la Farce de maître Pathelin (ca 1460) ne passe-il pas pour un idiot ? (FOLK, DNWB, LBNL, DINO, BEHI, DIAN)

BELIN Dans son Glossaire de la langue romane (1808), Jean-Baptiste Bonaventure de Roquefort définit certes belin par « mouton et bélier franc », et figurément par « sot », mais il lui attribue en outre la valeur de « sorcier, enchanteur », raffermie par le verbe béliner (« tromper »). Les langues d’oc ont disposé d’embelina (« ensorceler ») et d’embelinaire (« enjôleur »). Par extension du sens de « tondre, filer » (la laine du mouton), béliner en vint en effet à correspondre à « filouter » quelqu’un, à le tondre, le déposséder, comme on dépouille l’animal de son pelage (Annales franccomtoises, T. 10, Besançon, 1868). Chez Rabelais, béliner veut à la fois dire « filouter », « faire le doucereux », et, ce qui est davantage connu, « coïter, s’accoupler » à l’instar du bélier. Par ailleurs, « Mon belin » et « Ma beline » furent des interpellations d’affection, douces comme la toison, et destinées autrefois aux enfants. (FEWI) « Les bouchers [de Rouen] ne pourront mettre ni exposer en vente mouton à couille appelé belin, depuis la [sainte-] Magdeleine jusqu’à la Saint-Denis », enjoignait en 1487 Charles VIII, dans une ordonnance qui rappelle au passage combien la vie était rythmée par les fêtes religieuses, la période visée ici allant du 22 juillet au 9 octobre. Belin, surnom du mouton dans le Roman de Renart (XIIe siècle) et dans le Roman de la Rose (XIIIe) est également, au Moyen Âge, un prénom, que porte par exemple, chez le poète anglo-normand Wace (Le Roman de Brut, ca 1150), le fils de Donvalo, roi légendaire de Grande-Bretagne. C’est au XIIe siècle aussi que s’est généralisée l’imposition des noms de baptême, l’un des viviers de nos patronymes. Si Jean Germain (2007) constate le double sens – « bélier » et « sot » – du mot belin dans l’ancien français, il rattache surtout le nom propre à Robert ou à Hubert, après étêtage de leurs variantes Robelin et Hubelin. Y compris pour la Béline de Molière (Malade imaginaire, 1673), Dauzat (1951) convoquait le seul belin-bélier, source de sobriquets, alors que le site Behind the name tient Bélina pour un succédané de Belle ou d’Isabelle. Quant à l’adjectif belin, « relatif au mouton », il a précédé d’une centaine d’années celui d’ovin, emprunté en 1278 au latin ovis (« brebis »). Bien avant le bélier (terme attesté en 1412), bêlait donc le belin, et son bêlement,

BENJAMIN Faire le benjamin, c’était pratiquer le vol au benjamin : un type d’escroquerie décrit en 1844 par le Dictionnaire complet de l’argot employé dans Les mystères de Paris, ce chef d’œuvre d’Eugène Sue, paru en 1842-1843. Il s’agissait d’une technique de substitution imaginée par les vendeurs à la sauvette, qui, au dernier moment, remplaçaient les marchandises présentées à l’acheteur par des modèles plus petits, de moindre qualité ou en nombre réduit. Ainsi, là où il avait payé pour un lot de six mouchoirs, le client floué n’en recevait que quatre. L’article délivré était bien le plus riquiqui, le cadet, le benjamin de la panoplie des arnaqueurs ; il était tout autant leur joker, leur chouchou, leur préféré, le mot benjamin évoquant aussi naguère un « (enfant) favori » : « Les examinateurs furent très contrariés de devoir toujours porter le premier […] sur leur liste ce Julien Sorel, qui leur était signalé comme le benjamin de l’abbé Pirard », lit-on chez Stendhal (Le rouge et le noir, 1830). Dans la Genèse, Benjamin (« le fils de la main droite », « l’enfant né du bon côté ») fut à la fois le cadet, le préféré – et le bâton de vieillesse –, du patriarche Jacob, qui, de ses quatre épouses successives, eut douze fils, les fondateurs des douze tribus d’Israël. (DICR, BOBA, SURP, PERM) Les mouvements de jeunesse et les sociétés sportives ont également leurs benjamin(e)s, dont l’âge va de dix à douze ans. « Je suis resté à les observer sous la benjamine et le grand hunier », consignait dans un rapport de 1874 le capitaine Touffet : ici, dans le vocabulaire de la marine, benjamine se disait d’une voile de goélette et du foc d’artimon, mais pas forcément de la plus petite pièce du gréement. Au Scrabble, on entend par benjamin un mot formé par l’ajout de trois lettres à la gauche d’un autre déjà placé : ramassis est le benjamin d’assis ; élégant de gant ; bonjour de jour ; dessein de sein ; poulaine, de laine. Un même terme peut avoir plusieurs benjamins : niche fait corniche et bonniche ; bique donne arabique, iambique et phobique. Le Français Benjamin Hannuna, double champion du monde (1979, 1984), a excellé dans ce coup, qu’on baptisa de son prénom (Laurent Raval et Thierry Leguay, 500 21


jeux avec les mots, Larousse, 2004). « Le benjamin ne casse pas si on lui laisse quatre à cinq boutons » : c’est d’une fleur qu’il est question, un œillet incarnat clair, « dont les panaches sont confus ». En Wallonie et en Picardie, on appelle benjamine la balsamine, l’impatiens (impatiente) des jardins. (DIFT) Quant au diminutif Benji, il bondit en souplesse jusqu’au benji, anglicisme snob et superflu qui a désigné, en 1990, le saut à l’élastique, une activité alors toute récente. Benji contracte bungee jumping, où bungee est le câble élastique et jumping le saut. (MANF)

bénédictin de l’Aude († 1093), modèle de piété et grand faiseur de miracles : les pèlerins affluaient vers son abbaye de Saint-Papoul, devenue après sa mort et jusqu’à la Révolution le siège d’un évêché. Le prénom s’est également établi de longue date en Italie : dans l’abbaye bénédictine du XIVe siècle servant de décor au Nom de la rose (Umberto Eco, 1980), fratello Berengario (frère Béranger) est cet aide-bibliothécaire retrouvé à l’état de cadavre dans les bains. La bonne fortune des Bérenger et des Bérengère fut flétrie de façon plutôt surprenante : sous Berenguiero (Bérengère), le Nouveau Dictionnaire provençal-français d’Étienne Garcin (1841) indique en effet : « Gros pot de chambre à une ou plusieurs anses, par extension toutes sortes de vases inutiles. » En 1879, Mistral définit Berenguiero par « vase de chaise percée » et Bérenguié (le Bérenger provençal) par « pot de chambre ». Il rapproche du vertueux nom propre l’italien berlinghiere, « goinfre, glouton », ainsi associé au récipient et à son « appétit ». En 1846, sous Berenguiera, le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat écrit que l’objet, que l’on place dans une chaise percée, s’appelle en français un bourdalou s’il est de forme oblongue. Épatant : ce mot-là renvoie aussi à un religieux, Louis Bourdaloue (1632-1704), orateur sacré et sacré orateur, qui occupait si longtemps la chaire que son nom passa à l’ustensile, par allusion, plaisantait-on, « aux longues et pénibles attentes à l’église que ses amples sermons opposaient à la satisfaction de certains besoins naturels ». Un usage du XIXe siècle étant de peindre sur le secourable vase un œil flanqué d’inscriptions lestes, on a aussi évoqué les propos grivois ou gaillards que ce jésuite entendait en confession. (TDFM, TLFI, GLEN, DIHL)

BENOÎT Populairement illustré par l’expression Le couvent de saint Joseph, quatre pantoufles sous le lit, le saint état de mariage le fut aussi par Le couvent de saint Benoît, on se couche à deux, on se lève trois. On appréciera l’anecdote contée par Clair Tisseur (1894) : « Un de mes oncles avait une petite fille qui disait toujours qu’elle voulait se faire religieuse. – Oui ma fille, répondait le bonhomme, je te mettrai au couvent de saint Benoît. – C’est ça, Papa, ce doit être un joli couvent ! Elle n’a pas manqué d’y entrer, et elle en a si bien observé la règle qu’elle a eu dix enfants. » (LGCN) BENONI « Fils de ma douleur » par l’hébreu – dans la Genèse, Rachel meurt en couches après avoir appelé ainsi le fils cadet de Jacob, qui le renommera Benjamin –, Benoni a surtout été considéré comme une variante de Benoît, « avec un suffixe de fantaisie auquel a aidé le Benoni biblique », commente Tisseur (1894). Pour cet auteur, benoni a signifié dans le Lyonnais « godiche, un peu bugne, un peu caquenano », soit maladroit, timide, benêt : « Fallait-t-i que ce Joset soye Benoni ! » (Il s’agit du Joseph des Écritures, qui rabroua la femme de Putiphar et ses appas.) Caquenano fusionne caca et nano (« lit d’enfant, dodo »). Parmi ses Vieux mots du Lyonnais (1907), Adolphe Vachet accueille pareillement Benoni sous le sens de « bêta, imbécile », par contamination, montre-til, de Benoît, lui-même dévoyé, et dont le choix pour désigner la pauvreté d’esprit « n’a été inspiré, c’est manifeste, que par le voisinage de benêt ». C’est navrant, se désolait l’ecclésiastique : la souche latine benedictus (« béni ») méritait un tout autre sort. (LGCN, GGAV)

BERNARD Sans en fournir la genèse, Villatte et Bonte (1892) renseignent l’expression argotique et parisienne être bon pour Bernard ou pour Cadet, dont le sens est « être traité comme un paillasson, une carpette », et que l’on devine destinée à un homme méprisé et servile, plat et rampant à l’image du petit tapis. (PAGV) Avec Michel Pastoureau (L’ours - Histoire d’un roi déchu, Seuil, 2007), on observera que saint Bernard, la célèbre figure cistercienne du XIIe siècle, portait un nom qu’il aurait dû être le premier à flétrir, pour sa signification de « fort comme l’ours » (germanique bern-hard), lui qui dénonça si souvent la présence de bêtes fauves, peintes ou sculptées, dans les églises

BÉRENGER Le succès de Bérenger dans le sud de la France est redevable au culte du saint éponyme, moine 22


monastiques. L’ours, regardé comme un modèle de force et de courage, a longtemps dominé l’anthroponymie germano-scandinave, sous diverses formes, toutes masculines : Bern, Bero, Bera, Born, Beorn, Per, Pern, Björn. Même Thor, le dieu de la guerre, fut surnommé Björn. Lors de l’attribution des noms de baptême latinisés (Bernardus), nombre d’évêques, dès le VIIe siècle, avaient milité, mais parfois en vain, pour que les nouveaux chrétiens optent pour un nom d’apôtre ou de saint, en récusant tout choix qui, selon la pratique barbare, évoquait « les animaux féroces, la violence, le sang et la guerre ». L’ours est aussi la souche lointaine d’Arthur, ici par l’irlandais (art), le gaulois (artos) ou le gallois (arth). Bernat est le Bernard des langues d’oc, où gros Bernat a signifié « gros nigaud » : « Il paraît que c’est le nom de quelque personnage proverbial, type de l’homme borné » (Peterson, 1929). « Anen, boufo, Bernat ! » se traduit librement par « Crois tout cela, naïf ! », tandis que « T’a toucat, Bernat ! » se dit à celui qui vient d’encaisser une réplique ou une correction méritée, et que « fa del boun Bernat » revient à « faire le bon apôtre » (Mistral, 1879). (PPNP, TDFM) Naudet. Bernard a semé au Moyen Âge des abréviatifs désormais oubliés, mais que l’on prenait en mauvaise part. C’est le cas de naudet, employé pour « sot » au XIIe siècle. À la fin du XVe, ce diminutif prénomme le héros de la Farce du gentilhomme et Naudet, où le personnage n’est finalement plus si sot : mari trompé, il se venge du seigneur qui l’a cocufié en lui infligeant le même sort et en lui prêchant cette morale édifiante, où son propre nom devient verbe : « Ne venez plus naudettiser / Je n’irai plus seigneuriser ! »

falloir te vouer à sainte Berthe, comme dit l’autre » (La Revue de Paris, septembre-octobre 1897). Bertau. Cet ancien nom de baptême s’est appliqué à Nice à la punaise des plantes, qui, écrasée, dégage odeur infecte, puis, figurément, aux personnes incommodes, « qui vous sont à charge, qui vous causent quelque peine, qui gênent, etc. Les joueurs malheureux baptisent ainsi celui qu’ils accusent d’être la cause de leur perte » (Toselli, 1864). On comparera avec les malheurs de Bernard dans le composé bernatpudent (« Bernard puant »), réservé à tout insecte sentant mauvais, dont précisément la punaise, et, par extension, chez les Gascons, à tout homme insupportable, porte-poisse ou importun qu’on ne peut sentir. (JBTG, BELR) Bertha. Croquemitaine ou vilaine fée de blanc vêtue, la Lady Bertha, de souche anglaise, « enlève dans leur berceau les enfants abandonnés par les nourrices » (Charles Joliet, 1891). (CJPE) Bertin. Au Moyen Âge, à en croire Tisseur (1894), bertin « était un nom proverbial de femme », d’où a pu dériver, à Lyon, le mot, masculin et vieilli, de bertin pour une coiffe de nuit. (LGCN) BLAISE L’étymologie latine qui fait de Blaise un bègue (blæsus) aura traversé les siècles : dans les Charentes, jusqu’à une date récente, on a dit blaiser pour « bégayer d’une manière peu prononcée » (Marie André Arthur Éveillé, Glossaire saintongeais, Champion, Paris, et Moquet, Bordeaux, 1887). Blésité et blèsement, termes techniques, ont d’ailleurs toujours cours chez les spécialistes pour un vice de prononciation par substitution de consonnes (zeveu pour cheveu). Le Moyen Âge entendait plutôt par blésité le bafouillage, le balbutiement, tel, selon un manuscrit du XIVe siècle, celui infligé par Dieu aux maçons de Babel qui le défiaient en bâtissant leur tour. S’il reste un mystère pour les toponymistes, le nom même de Blois (Loir-et-Cher) a été relié très tôt, dans les mentalisés du lieu, à la souche blæsus, « parlant indistinctement, bredouillant » (Deroy et Mulon, 1992). À Blois encore, dans la cour du château favori des rois de France au XVIe, semble jaillir d’une corniche, sculpté dans la pierre, le visage d’un blaise plus concret : il incarne le bouffon, le fol joyeux, « l’arme parlante » de la ville (pagus blesensis, ancien nom du Blésois). Gaignebet et Lajoux (1985), qui en publient l’illustration, décrivent ce

BERTHE En Champagne, à Avenay, près d’Épernay, l’eau de la fontaine sainte Berthe détient certaines propriétés contre la folie depuis que, dans un moment de démence, la sainte est venue y boire, relate en 1821 Collin de Plancy dans son Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses (Guien & Cie). On s’y rendait en longues processions en guettant le miracle, ce qui a propagé l’expression vouer à sainte Berthe pour « traiter quelqu’un de fou, le soigner comme fou » : « Toute la sainte journée, tu cours dans la plaine, à quoi fricoter ? Je te le demande : à guigner aux mouches, à écouter s’il pleut. Ali ! Tu fais un joli ‘‘bêtet’’ ! » ; tu deviens fou ! Ma parole, va 23


blaise emblématique comme le baladin d’une mythologie populaire ancestrale où se bousculent Merlin le devin, Mélusine la femme-serpent, Gargantua l’avaleur de bœufs, etc. Pour ces auteurs, le blaise bateleur est le « fou omniprésent qui siffle, saute, rote, pète, virevolte et qui fait de ses vesses lanternes de sagesse, qui nourrit son esprit creux au souffle divin ». (DILI, GLPM) Les flatulences, le souffle et le sifflement associés ici au blaise doivent beaucoup à un paronyme allemand, le verbe Blasen (« souffler », « siffler dans un instrument »), qui s’est employé également pour « émettre un pet ». Prié d’ordinaire contre les maux de gorge, saint Blaise a veillé sur les vents en général, ceux dont tirait parti le meunier pour son moulin, ou les flux d’air nécessaires au musicien pour sa cornemuse, mais aussi sur les gaz expulsés par l’homme : c’est même sous son enseigne (Blesensis) que fut publié en latin, dans les années 1620, « le plus ancien traité relatif aux évacuations alvines », dont l’auteur, anonyme, s’abritait derrière le pseudonyme de Buldrianus Sclopetarius – apprend-on dans Bibliotheca scatologica ou Catalogue raisonné des livres traitant des vertus, faits et gestes de très noble et très ingénieux Messire Luc (à rebours) [Cul, lu de gauche à droite], Seigneur de la Chaise et autres lieux, etc. Cet ouvrage se prétendait traduit du prussien et affichait un éditeur et une année de publication de haute fantaisie (Scatopolis, 5850), alors qu’il parut en 1850. Il était dû à « Trois savants en - us », que des rééditions identifièrent comme étant Pierre Janet, JeanFrançois Payen et Auguste Alexandre Venant. (GLPM) C’est toutefois sous les traits du niais, du nigaud, que le prénom s’établira le mieux dans la langue. Au gré des patois, on a noté blez (« benêt »), blaiser (« pleurer bêtement », dans l’Yonne), blaisa (« agir avec nonchalance », en Languedoc) et blasi (« homme mou »). Pour ce mollasson, des dictionnaires ont aussi accueilli blèche et blaiche (« faiblard, dolent »), étrangers au Blaise ébréché, mais héritiers du vieil adjectif blet (blece au XIIIe) caractérisant un fruit ramolli, trop mûr. Manquant lui-même de fermeté, décati ou poltron, cet homme mou est ipso facto de mauvaise foi : « Il n’a pas la force de tenir les paroles qu’il donne » (Académie, 1762), et l’argot s’en souvient, lui qui qualifie de blèche (ou de bléchard) ce qui est mauvais ou peu engageant (« Une fille blèche à gerber », « Une soirée blèche »). (FEWI, ACFR, DARG)

BONDON En lui assignant dans le premier cas une origine anglaise et le sens d’ « homme de la terre », guide-prenom.com et asiaflash.com ont inclus dans leur panoplie ce prénom plutôt bizarre, délaissé par behindthename.com, site encyclopédique qui ratisse pourtant très large et sous toutes les latitudes. Il existe certes un saint Bondon, mais il n’a officié qu’au bénéfice de détournements parodiques de la piété : l’expression avoir la maladie saint Bondon caractérisait autrefois un homme « fort gras et en bonne santé », un « malade » à qui on attribuait par antiphrase des joues « plates comme une boule » (Oudin, 1640). En situant dans la Nièvre la dévotion envers le bienfaiteur de l’embonpoint, Jacques Merceron (2002) estime probable un calembour convoquant le bondon, mot déjà attesté au XIIe siècle pour le bouchon en bois obturant la bonde d’un tonneau. Une lettre en moins et voici saint Bodon, authentique évêque de Toul au VIIe siècle. Avec une fête le 11 septembre, il a fait l’objet d’un culte local dans les Vosges, où la région de Badonvillers fut baptisée « le pays des gros rois fainéants » par des gens du cru, pour qui, rappelle Wikipedia, « lo groüs bodon, c’est le gros ventre ». (CUFR, SIMF) BONIFACE Tantôt « sobriquet des benêts », tantôt « personne qui a bon cœur », Boniface n’a pas essuyé partout un égal discrédit. On l’a promu synonyme de « débonnaire, bonhomme », d’« homme d’une extrême simplicité et d’une bonté sans pareille », ce qui est plutôt gratifiant, mais on en a fait aussi un « bonasse », à la bienveillance excessive et à l’esprit fragile. Bounifàci et bounifàcio, ses pendants méridionaux, en appellent à leur tour au caractère bon enfant et à la niaiserie. Quant au port de Corse, on l’aurait baptisé Bonifacio pour porter chance : le sens étymologique de « bon destin », « bon augure » (bonus fatum) du toponyme rejoint ainsi celui du prénom. (FEWI, TDFM, DILI) À Lyon, par analogie entre bonne face et le nom propre, on entendait par Boniface un individu « malicieux comme un oison », autrement dit un candide ou un simplet, oison (petit de l’oie) étant pris ici au sens ancien et figuré de « très crédule, facile à mener » : « – Comment que te trouve ton prétindu ?, disait-on à la Touainon. – A paré ben dzenti, mé al è in grand Boniface [‘‘Il paraît bien gentil, mais a l’air d’un grand Boniface’’]. – A te fera bin tot ce que to vodré [‘‘Il te fera bien tout ce que tu voudras’’] » (Tisseur, 1894). (LGCN)

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symbolique des autres ». Cette même analyse baptisait Gontran l’enfant harceleur. Les deux prénoms font office de marqueurs sociaux : en dépit d’une étymologie flatteuse mais contestée (« noble, élevé »), l’américano-celtique Brian ou Bryan, dont le fief fut longtemps l’Irlande, est bien plus répandu dans les couches populaires que ne l’est le racé Gontran. En 2015, une étude sur les résultats du bac en fonction des prénoms de 350 000 candidats (sur 665 300), menée par le sociologue au CNRS Baptiste Coulmont, a montré que, parmi les 247 Brian ou Bryan qui se présentaient, seuls 0, 8 % ont obtenu la mention Très bien, alors que ce score atteint les 19, 3 % chez les Théophile. « Le prénom n’est pas magique. Il ne favorise pas de lui-même un résultat plutôt qu’un autre. Il est le reflet indirect de l’origine sociale », nuançait l’auteur, maître de conférences à Paris 8 et spécialiste de ces statistiques. (HBSB, BEHI, COTP)

BONNET Les vitraux de la cathédrale de ClermontFerrand (Puy-de-Dôme) racontent la vie d’un évêque du lieu à la fin du VIIe siècle et gros bonnet de la piété populaire : en France, une quarantaine de toponymes perpétuent son nom, qui s’écrivit aussi sur les registres de baptême jusqu’en 1935, et qui fut même attribué au féminin (Bonnette) une ultime fois en 1978. Par nature, ce saint Bonnet était bon (latin bonitus, diminutif de bonus), comme le sont certains aliments ou breuvages : « Ce cidre est bonnet », applaudissaient les Normands. S’il est aujourd’hui acquis que le prélat auvergnat n’a pas le moindre brin de laine en commun avec la coiffe qui tient la tête au chaud, il n’en a pas toujours été ainsi : « Le mot bonnet a une origine curieuse. Il servit primitivement à désigner une certaine étoffe qui se fabriquait, dit-on, dans la ville de Saint-Bonnet. Comme la plupart des couvre-chefs étaient faits de cette étoffe, ils en reçurent le nom », s’aventurait encore Quitard en 1842. Mais il n’en est pas moins vrai que le protecteur a été prié, par réflexe analogique, pour la guérison des maladies qui se propagent, lancinantes, sous le bonnet, migraines ou névralgies. Lorsque les révolutionnaires escamotèrent le mot saint présent dans l’intitulé de tant de localités de France, plusieurs bourgs et villages appelés Saint-Bonnet ont été rebaptisés Bonnet-Rouge, ce qui concordait avec l’emblématique bonnet phrygien. (DILC, QUIP, SIMF, NOVI)

BUCK N’en déplaise aux lecteurs de Buck Danny, ce prénom s’est envolé depuis 1982 des registres de naissances aux États-Unis, où il avait obtenu en 1908 son meilleur score du XXe siècle. Sa signification anglaise de « cerf » subsiste chez les Franco-canadiens : beau buck pour un cervidé mâle de forte taille et à large panache ; faire le buck, « imiter l’appel de l’animal afin d’attirer la femelle » ; buck fever (fièvre du cerf) pour le trac et les tremblements propres au chasseur néophyte. Mais, de façon familière, buck s’est aussi appliqué là-bas, par analogie ou innovation sémantique, à l’individu, l’« homme en général, considéré dans sa virilité » (« C’est le plus beau buck du village »). Les francophones de l’Ontario ont dit naguère gros buck pour un personnage influent, nanti, cossu : « Pis y avait un hôtel pas loin, là, un nommé Conry, un gros buck, c’étaient rien que des gros bucks qu’il recevait là. Du pauvre monde, il en voulait pas de ça, lui » (Sturgeon Falls, 1959, in Germain Lemieux, Les vieux m’ont conté, 1976). (BDLP)

BRIAN À l’occasion d’un sondage largement diffusé en Belgique en 2014 et révélant que le harcèlement à l’école touchait un élève sur trois, Bruno Humbeeck, chargé de recherche à la faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’Université de Mons, appelait génériquement Brian l’enfant présentant le profil typique du harcelé : issu d’un milieu défavorisé, ce souffre-douleur « a très peu de mots à sa disposition et est soumis à la violence

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C CALVIN surtout d’une danse de la Jamaïque et d’une musique antillaise, sur des mélodies popularisées en 1955 par le chanteur Harry Belafonte, « roi de la calypso » – le mot fut féminin jusqu’en 1960. Plus feutré que ces rythmes entêtants puisqu’il fendait les flots du Monde du silence (film de 1955), le Calypso du commandant Cousteau était un dragueur américain de 1942, réaménagé pour l’exploration sous-marine. Lui aussi fut baptisé de la sorte en référence à l’homérique nymphe de la mer. Pour les puristes, lorsqu’un bateau porte un nom propre féminin, l’article se met au masculin si le genre du bateau lui-même est masculin (le Lorraine, cuirassé ; le Liberté, paquebot), et c’est donc improprement que l’on a parlé de la Calypso pour un navire océanographique. En revanche, l’article sera féminin si le bateau l’est : la Denise, une péniche ; la Victorieuse, une frégate, etc. (André Jouette, Dictionnaire de l’orthographe, Nathan, 1989). (PAGV, BEHI, TLFI)

Au pays de Lyon, faire des yeux de Calvin revenait à « regarder de la façon la plus haineuse » : « Quand la Colarde s’a aperçue que son mari me trouvait plus jolie qu’elle, alle m’a fait des yeux de Calvin » (Tisseur, 1894). Il s’agit d’une vieille formule catholique, réminiscence des guerres de religion du XVIe siècle et de l’austérité attachée au réformateur Jean Calvin († 1564), né Jehan Cauvin (du latin calvus, « chauve »). En Suisse, les vieux Genevois du parti national, toujours en lutte ouverte avec le parti calviniste, imposaient volontiers à leur chien le nom de Calvin, « ce qui manque certainement d’urbanité », considérait JeanDaniel Blavignac dans ses Études ethnographiques (1885). Pour rappel, Calvin est aussi un prénom (Calvin Coolidge, Calvin Klein). En le décapitant, on en obtient un autre, qu’illustra le sociologue américain Alvin Töffler, l’auteur du Choc du futur (1974). Prononcé à l’anglaise comme Kevin ou Melvin, cet héritier du germanique adel-win (« noble ami », par ailleurs souche d’Elvis) a pour fâcheux répondant en français l’adjectif vieilli alvin, « relatif au ventre, aux intestins » : le flux alvin est la diarrhée. Cette circonstance n’a pas endigué le flux des Alvin sur les registres des naissances : près de huit cents attributions dans l’Hexagone entre 1985 et 2000. (LGCN, EGJB)

CAMILLE « Pour répondre aux médias, qu’ils n’apprécient guère, ils ont choisi le prénom de Camille, qui a l’avantage de coller aussi bien pour les filles que pour les garçons. » Jeunes en rupture, utopistes ou paysans, ces militants, apparus en France en 2014, sont des zadistes, néologisme né de l’acronyme ZAD, pour « Zones à défendre » (et entré au Robert et au Larousse 2016). Luttant contre des politiques qu’ils estiment purement productivistes et liberticides, ils occupent le terrain « face aux grands projets d’aménagement du territoire dans les arrière-pays ruraux, précisément là où certains étaient venus se réfugier » (Dans l’écosystème zadiste, journal Libération, 31 octobre 2014). On les a vus se déployer en Bretagne, sur le site de Notre-Dame-des-Landes voué à la construction d’un aéroport, puis à Sivens (Tarn), manifestant contre le projet de barrage. C’est là que, le 26 octobre, l’un des leurs fut tué sur le coup par la grenade offensive d’un gendarme. « ‘‘Il faut faire renaître la vie dans cet endroit de mort’’, dit un Camille à foulard (ici tout

CALYPSO Inusité jusqu’en 1986 en France, Calypso y fut dévolu quatre cents fois au cours des quinze années suivantes. Lorgnant subitement sur la mythologie grecque, l’argot parisien du XIXe siècle a adopté de façon passagère l’expression faire sa Calypso (« être maniéré, prétentieux, se donner des airs importants »). Selon Villatte et Bonte (1892), elle s’est dite tant pour des hommes que pour des femmes. Dans L’Odyssée, la nymphe de ce nom, qui se traduit par « celle qui cache, dissimule », retint pendant sept ans sur son île le naufragé Ulysse, dont elle était éprise, avant de le libérer sur l’ordre de Zeus. C’est elle qui deviendra l’éponyme d’une orchidée (Calypso bulbosa), et 26


le monde dit s’appeler Camille) » (Canard enchaîné, 5 novembre 2014). En souvenir de Rémi Fraisse, la victime, Rémi est l’autre prénom générique qu’ils renseignent aux policiers lors d’une garde à vue. Au printemps 2015, pendant la longue grève de Radio France, plusieurs journalistes pigistes, craignant de s’exprimer nommément sous peine de perdre leur job, se sont retranchés à leur tour derrière le « pseudonyme zadiste » de Camille Àlapige pour décrire leurs conditions de travail (Rue 89, 7 avril 2015).

Candace Goodwin, alias Candy, dans le film Meet the Stewarts d’Alfred Green. La détentrice du rôle, Frances Dee, y donnait la réplique à William Holden. Candace, que l’on traduit par « possédante », émane d’un titre héréditaire des reines d’Éthiopie cité dans un texte saint. Les Anglo-saxons l’introduisirent sur les registres d’état civil lors de la Réforme. Toutefois, son abréviatif ne mobilisa ses premières titulaires américaines que pendant la Seconde Guerre, puis céda rapidement du terrain après son pic d’attribution en 1968. C’était l’année où, en France, Jean-François Michaël ressassait son Adieu jolie Candy. Dans l’Hexagone, où elles se réclament donc plutôt du terme latin, les Candy n’ont vu le jour qu’en 1969, leur meilleur score datant de 1980 : près d’une naissance quotidenne, contre une quinzaine par an seulement au début de ce siècle. En 2003, la population belge, elle, en rassemblait 432, dont quarante-cinq millésimées 1985. (BEHI)

CANDY À propos d’une jeune femme qui, de son plein gré, avait pris part au tournage d’un film X avant de dénoncer dans les médias le « traitement violent et dégradant » subi à cette occasion, le forum de Sudpresse (23 mai 2015) publiait cette réaction d’un lecteur : « Lorsqu’on se lance dans ce genre d’aventure, on ne vient pas ensuite faire publiquement la Candy. » « Je ne suis pas une candy, mais je suis assez intelligente pour saisir le sens du mot respect », témoignait pour sa part, dix ans plus tôt, une internaute (ravebook.com, 9 décembre 2005). Sous l’impulsion phonétique et étymologique de sa souche latine (candidus, « d’un blanc pur » ; par extension, « candide, innocent, naïf »), une Candy apparaît ainsi comme une fausse prude, une vraie godiche, une oiselle qui joue les vierges effarouchées et fait mine de s’indigner des vices et vicissitudes de la « vraie vie ». On peut y voir aussi une allusion à l’ingénuité de Candy, éponyme du dessin animé japonais de longue haleine (115 épisodes) diffusé par Antenne 2 à partir de 1978. Par ailleurs, dans le jargon des drogués, candy a identifié, selon les cas, une dose de barbituriques ou de cocaïne, et candyman le fournisseur de ces substances. Cet emploi est à rapprocher de la friandise homonyme, achetée dans un candy-bar ou un candy-shop : ces anglicismes sont en perte de vitesse au Québec, mais y baguenaudent à nouveau, de même qu’en France, grâce au jeu vidéo Candy Crush où l’on écrase des bonbons sur plus de 1 500 niveaux (en 2015). Pour sa forme, sa couleur et ses rayures qui rappellent à leur tour les bâtons de sucreries à bout coudé, on désigne familièrement par candy cane un serpent, du type serpent des blés (Pantherophis guttattus). (DISS) Si le nom de la friandise a pu encourager aux États-Unis le choix du prénom, celui-ci le fut aussi par le diminutif porté en 1942 par

CATHERINE Ce féminin s’est aussi dévoyé en caturine pour conspuer une femme aux mœurs dissolues (Henri Cormeau, Essai d’une phonétique du BasAnjou, Crès, 1922). En Wallonie, même phénomène, par aphérèse, avec trîne : « fille publique » à Verviers, mais simplement « fillette » à Malmedy. Quand elle ne se confondait pas avec la célibataire prenant de l’âge, et par pieuse référence à la bienfaitrice des cousettes, la catherinette n’était qu’une modeste couturière dans l’Yonne, mais elle n’échappait pas à la vilaine connotation en Touraine : « sainte nitouche, hypocrite qui fait ses affaires au détriment des autres », dépréciation également de mise en Languedoc avec catarinò et catarinot, employés pour « fourbe ». (FEWI) Catau, dont la première péjoration date de 1660, a marché, souvent à la traîne, sur les traces de catin pour fustiger la femme à la vertu équivoque. Dans le Dauphiné, une catau fut aussi une jument. (TDFM) Catin, d’abord appellatif affectueux « adressé à une fille de la campagne », est déjà sporadiquement attesté comme terme de mépris dès 1538, soit par usure prématurée de ce diminutif, soit par dérision ou offense envers la patronne des jeunes filles, soit par extension de ses autres sens, ceux de « pansement » et de « poupée » – catiner, c’est aujourd’hui encore, au Québec, jouer à la poupée, câliner. En Sologne, encatiner revenait à placer un pansement (sur le doigt, il évoque la 27


poupée), qu’on ôtait en décatinant. Le rouchi de Valenciennes, parler picard du cru, appelait catin le buste en carton servant à monter des bonnets de femme. S’agissant des personnes, catin n’a pas visé que la créature vénale, la roulure, la marie-couche-toi-là, pour qui l’argot de Paris disposa du verbe pronominal se catiniser (« devenir putain »), mais aussi la malpropre, la désordonnée et la grimacière, vocation que partagèrent à leur tour catiche et catuche. Par catin farnello (« farineuse »), les Cévenols entendaient la bégueule, la bigote ou la pécore. L’expression N’i’a’ per Catin et l’ai (« Il y en a pour Catin et pour l’âne ») se disait à propos d’un plat surabondant et grossier. Dans le Doubs, le catin, mot masculin dissocié de Catherine, allait aux bohémiens, aux vagabonds, par l’ancien français caut (« retors, rusé ») présent dans cautèle (« défiance »), présumait Charles-Louis Contejean (Glossaire du patois de Montbéliard, Barbier, Montbéliard, 1876). (FEWI, TLFI, PAGV, TDFM) Cato et Cathô, selon de Fresnay (1881), étaient usités adjectivement au pays de Caux pour dauber l’inconduite d’une femme (« une lingère cathô »). (MPNC) Katharina, à rebours des précédentes, fut emblématique, en Allemagne, de la « riche fille à marier ». À la fin du Moyen Âge, ce nom de baptême était en effet couramment dévolu aux filles de meuniers, de charrons, et de tous les autres artisans qui fabriquaient ou utilisaient la roue dans leur métier. Ce choix allait de soi dans les familles dévotes, puisque sainte Catherine d’Alexandrie avait subi le martyre de la roue, d’où son patronage de ces corporations et de leur progéniture. « Toutes les filles de meuniers s’appellent Catherine », généralisait une vieille chanson, en garantissant qu’elles constituaient un excellent parti pour des épousailles (Pastoureau, 2004). (HSMP, MERP)

procédé se vérifierait aussi à travers les prénoms Louisette et Marianne, moins « tranchants » que la guillotine à laquelle ils ont été associés, et à travers les masculins Félix, Ferdinand, Philidor, etc., qui suppléent à « pénis », comme en anglais Dick, Jack ou Willy. L’euphémisme n’explique pas tout, pensons-nous : dans le choix d’un nom propre, de préférence un petit nom, au détriment d’un nom commun, il existe souvent une quête de connivence, de fantaisie, de personnification espiègle, qui va bien au-delà du seul souci d’adoucissement du propos. (KGDT) CHARLES C’est vers 1800 que le sobriquet de Charles associé aux voleurs a été relevé dans le jargon des chauffeurs, ces brigands qui brûlaient la plante des pieds de leurs victimes pour leur faire avouer la cachette de leur magot. Càlot, que von Wartburg rattachait à Charles pour la région de Mons avec le sens de « commissionnaire, crocheteur », prend l’acception supplémentaire de « goujat » chez Sigart (1866). Celui-ci le relie au latin calo : « goujat, valet d’armée », et, argotiquement, « teigneux ». Le même Sigart note que Francisque Michel (1856) invoquait à ce sujet la calotte, un emplâtre employé comme remède de la teigne. (GESS, FMPA) Caroline. Renaud a chanté dans Amoureux de Paname (1985) : « Toutes les idoles, de la Coupole, / Les midinettes, les gigolettes, / Les carolines en crinolines, / Ne sont en fait que des starlettes. » Selon Courouve (1985), caroline est ici « un terme d’argot utilisé dans les années 1960-1970 par les folles, travestis et efféminés ». (DHMC) Châlas, une des variantes du chef de file en Moselle, y nomma la personne de peu d’énergie, le nigaud, ce que fit aussi Calas (« godiche »), tandis que le paronyme Chalat donnait lieu à calembours par homonymie avec le mot dialectal signifiant « noix ». (PRMZ) Charlie. Après l’attentat terroriste commis par des islamistes radicaux au siège du journal satirique Charlie-Hebdo à Paris le 7 janvier 2015 (12 morts), le slogan Je suis Charlie a spontanément fleuri dans la population, qui étendit cette devise aux victimes des trois fusillades des deux jours suivants. L’identification fut telle que Charlie nomma les participants de la marche républicaine du 11 janvier dans la capitale française, gigantesque élan d’émotion et de catharsis : « Plus de 3,7 millions de Charlie ont manifesté avec dignité dans les rues de France » (L’Avenir, 12 janvier).

CÉCILE George Kenneth (1993) classe parmi les prénoms euphémiques les féminins employés, suivant le modèle anglais, pour désigner la cocaïne. Cécile est de ceux-là, avec Corinne et Caroline, alors qu’Hélène se substitue à l’héroïne dans le tour d’allure innocente aller chercher Hélène (« s’approvisionner »). « Les drogués, mal acceptés par la société traditionnelle, adoptent par contrecoup des formes non classiques », argumente l’auteur. Selon lui, le recours de l’argot aux mots jules, thomas ou colin pour le pot de chambre témoignerait du même artifice lexical. Ce 28


Accessoirement, il alla aussi aux dessinateurs du magazine : « Si nos dirigeants aimaient tant les charlies, s’ils représentaient la liberté et la République, pourquoi les ont-ils si souvent attaqués et si mal défendus ? » (blog d’Isabelle Chevalier, Mediapart, 10 janvier). Charlot. Charlot casse-bras était, dans le Doubs, un sobriquet dont on gratifiait les Charles. Selon Beauquier (1881), cette pratique malicieuse se nourrissait du souvenir de Charlot (Charles Sanson), célèbre bourreau de Paris, « appelé casse-bras parce qu’il rouait les malfaiteurs en place de Grève ». En fait, les Sanson formèrent, de 1688 à 1847, une dynastie d’exécuteurs, ou le prénom Charles était héréditaire. En Wallonie, raviser Chârlot (ressembler à Charlot) revenait à « courir à sa perte, accumuler les déficits, précipiter sa ruine » : ce Charlot-là, ironisait-on, « è l’plèce dè fé dès âddiseur, fé dès âddiso », soit « au lieu de faire des au-dessus (de dominer ses affaires), fait des en-dessous (demeure sous sa tâche) ». (VPDD, RCJD) Charlus. « Les jeunes gens qui, par intérêt, condescendent à l’amour des Charlus leur affirment que les femmes ne leur inspirent que du dégoût », a écrit Marcel Proust. L’aristocrate parisien ainsi cité en 1923 dans À la recherche du temps perdu - La prisonnière symbolise l’homosexualité aux yeux de l’écrivain, qui recourra aussi au terme générique de charlisme à ce sujet. (DHMC)

était une écervelée, une tête de linotte. On rencontrait gliâoudo pour une sotte et yôdine pour une niaise. Dans le Jura, on appelait les iaudines les malaises des femmes à la ménopause (Mémoires de la Société d’émulation du Jura, 1901). C’est aussi au départ du Jura et des coutelleries de la ville de Saint-Claude qu’essaimèrent les mots yaude et yaudot, employés, surtout en Bourgogne, pour des petits couteaux rustiques. Ceux-ci se parèrent parfois du prénom pur, comme dans ce texte de 1878 : « En face d’elle, assis sur un escabeau, un homme mangeait, avec un de ces méchants couteaux appelés claudes, une tranche de lard étendue sur un morceau de pain bis. » (TDFM, BOBA) Commun aux deux sexes, Claude est qualifié d’épicène, et il en va de même pour Yaude et Liaude, que l’on trouve au féminin, en région lyonnaise entre autres, dans l’expression secret de la Yaude (ou de la Liaude), qui signifie « secret de Polichinelle, confidence connue de tous » : « – Je crois ben qu’y vont marier leur fille, mais je sais pas avec qui. – Eh, bugnasse [imbécile] ! avec le Jules, tout le monde sait ça… c’est le secret de la Yaude ! » (Vachet, 1907). On lit même ce tour sous la plume d’André Billy, de l’Académie Goncourt : « Ils avaient joué souvent à ce petit jeu à l’époque de leur liaison, bien que celle-ci fût le secret de la Yaude » (L’herbe à pauvre homme, Flammarion, 1942). (GGAV) Dire « C’est un Liaude » revient à décréter « C’est un sot, un nigaud », et Liaude, féminin, s’unit à « sotte, niaise, qui ne sait rien dissimuler », résumait en 1894 Tisseur, pour qui « le sens péjoratif de certains noms propres vient de ce qu’ils étaient plus spécialement en vogue dans certaines classes inférieures, manants, paysans, etc. ». Le féminin Dodon fut porté tel quel par la grand-tante paternelle de ce lexicographe, qui y consacre une entrée de son Littré de la Grand’ Côte. Canuse de son état, cette « personnalité curieusement poétique » avait épousé un passementier. (LGCN)

CLAUDE Claude, défini par « imbécile » (Dictionnaire de Trévoux, 1771), aura durablement déferlé dans les patois pour y vilipender le lourdaud, l’étourdi, le balourd un peu toqué, voire le cocu, le tout sous maintes variantes, dont glaude (jadis en usage même à Paris) ; diaudiche, daudiche, didiche (Meuse) ; didôch (Lorraine) ; diaude, iaude, yaude, liaude (Lyon) ; clàudi et glàudi plus au Sud. (FEWI) Glaudo, un pendant féminin (Claudine), fut éreinté dans le Dauphiné, où une grosso glaudo

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D DAVID En Bretagne, autour de Redon, la charrette ou la brouette de la mort était appelée le chariot David. « [Il] passe, la nuit, dans les rues du village, et fait trembler ou se blottir sous la couverture de leur lit ceux qui l’entendent. L’essieu frottant contre les roues non graissées produit un bruit qui annonce la mort d’un chrétien. Signons-nous ! » (Orain, 1897). La course du chariot David, ou char du roi David, s’inscrivait dans le sillage des chasses fantastiques, ces équipages nocturnes qui semaient l’effroi (cf. chasse du roi Arthur). David est ici le roi biblique, que Dieu éleva au ciel en plaçant son char parmi les étoiles brillantes de la Grande Ourse (Sébillot, 1904). Lorsqu’il revient sur terre, la croyance l’a associé à la mort : dans le Midi, son char est celui des âmes (lou carris dis amo). L’astronomie populaire a retenu son nom dans un dicton : « Rosée de mai, grésil de mars et pluie d’avril / Valent mieux que le chariot David » (Calendrier des bons laboureurs, 1618). (AOVM, SCRO)

devancé dès le Xe siècle par d’autres édifices, fortifiés ceux-là. Ils étaient établis eux aussi sur la route conduisant à la basilique SaintDenis, cette nécropole des rois de France où avait été inhumé le saint éponyme après son martyre. (BOBA, ARSI) Selon Adolphe Orain (1897), le malicieux adage « À Saint-Denis des Bois / On y va deux, on en revient trois » se fonde sur les rencontres qui s’opéraient sous les frondaisons de la forêt de Rennes (Ille-et-Vilaine), où l’on pérégrinait en foule au pied d’une vieille chapelle dédiée à saint Denis, le dimanche suivant le 9 octobre, jour de la fête de cet élu. Toute la jeunesse de Rennes s’y bousculait. À Plédéliac (Côtes d’Armor) – et à coup sûr en d’autres lieux pieusement fréquentés –, avait cours le même proverbe rimé, cette fois à l’occasion d’un gros pardon au saint Esprit, invoqué contre l’épilepsie : « À Saint-Esprit-des Bois / On y va deux, on en revient trois. » Une chanson profane serinait d’ailleurs : « On y va deux, on en revient trois / V’là c’que c’est qu’d’aller au bois ! » (AOVM)

DENIS Dans L’affaire Champignon (1899), un des Tribunaux comiques de Courteline, Champignon déclare maintenir sa plainte contre sa femme : elle l’a déshonoré, dit-il au juge, « au point de ne plus pouvoir passer sous la porte SaintDenis, ni même sous l’arche de Noé ». Ce mari trompé s’empanachait donc des cornes symboliques surdimensionnées, ou, sous l’effet d’une autre métaphore, d’un panache de cerf à la ramure considérable, puisque l’arcade de ladite porte parisienne culmine à plus de quinze mètres du sol. Une version édulcorée complétait l’expression ne pas pouvoir passer sous la porte Saint-Denis par « ou n’y pouvoir passer sans se baisser ». Arc de triomphe élevé en 1672 à la gloire de Louis XIV, ce monument avait été

DIANE Au moment de justifier l’emploi passager de ce féminin pour accabler une « femme de mauvaises mœurs », von Wartburg hasarde un lien avec la troublante Diane de Poitiers. Mais on pourrait aussi invoquer la déesse antique de la chasse, qui avait du chien, et dont le nom, comme l’a rappelé Jean Haust, a fréquemment été attribué à des chiens, animaux très présents dans son iconographie. Si avoir du chien implique du charme, de l’attrait, les mots chien et chienne ont revêtu dès l’ancien français « un sens figuré fortement péjoratif, appliqué à un homme, ou, au féminin, à une femme, avec une référence de réprobation sexuelle » (Alain Rey, 1992). (FEWI, DIHL)

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E ÉLÉONORE « Comme on connaît ses seins, Éléonore » : une trouvaille de Frédéric Dard, alias San-Antonio, qui titrera d’une expression plus authentique, Comme les cheveux d’Éléonore, le chapitre VII de Tu vas trinquer (Fleuve noir, 1958), avec ce développement : « Ces truands américains, c’est comme les cheveux d’Éléonore : quand y en a plus, y en a encore (air connu, vieux refrain de chez nous. En vente dans toutes les bonnes pharmacies). » On se borne volontiers à la seconde partie de la formule (Quand y en a plus, y en a encore), sans nul égard pour l’Éléonore qui lui ouvre pourtant la rime. Le sens est « rien ne se tarit », « tout arrive à profusion », et souvent ce qui agace : les taupinières dans le jardin, les averses répétées, les taxes, le plat qu’on vous ressert d’office copieusement et que vous détestez. La tournure complète, qui émanerait d’un adage provençal, est ancienne. De la barbe des Poilus, on assurait ainsi en 1915 qu’elle était « comme les cheveux d’Éléonore : quand il n’y en a plus il y en a encore ». Auteurs en 2008 d’un Dictionnaire des expressions quotidiennes intitulé On va le dire comme ça (Balland), les linguistes et lexicographes Charles Bernet et Pierre Rézeau ont récidivé en 2010 en baptisant précisément leur nouveau recueil C’est comme les cheveux d’Éléonore. Dans le Journal du dimanche (6 novembre 2010), Bernard Pivot, en saluant l’ouvrage, a épinglé la variante moins courue C’est comme les tétons d’Éléonore, où la profusion évoquée peut n’être pas déplaisante. Pour l’étymologie du prénom, il y a de quoi s’arracher les cheveux : on l’a apparenté à Léon et à Hélène, et on l’a aussi fourré sous l’arabe el nour (« la lumière »), voire sous l’adjectif latin lenis (« calme, lénifiant »). (CALB, BOBA)

soldat suisse de la Grande Guerre, il baptisa Isabelle sa baïonnette : un sobriquet de « camaraderie » qui rejoint ainsi la Rosalie des Poilus. (FEWI, PNBJ, BOBA, JRSR) EMMANUEL Emmanuelle. L’héroïne homonyme du film érotique de Just Jaeckin (1974), tiré du livre d’Emmanuelle Arsan (1932-2005), est morte en 2012, mais son fauteuil et son prénom lui survivent : dans l’histoire du mobilier, peut-être parlera-t-on du fauteuil Emmanuelle comme du buffet Henri IV. « L’actrice principale, Sylvia Kristel, devint célèbre dans le monde entier, ne serait-ce que pour la photographie de l’affiche qui la montrait assise, la poitrine nue, dans un grand fauteuil en osier qui devait vite devenir le fauteuil Emmanuelle, et connaître un immense succès commercial », confirme Philippe Chassaigne (Les années 1970 : Fin d’un monde et origine de notre modernité, Armand Colin, 2008). Ce siège typique s’associe volontiers aux bars à filles. Ainsi chez le romancier belge Armel Job, décrivant, dans Les mystères de sainte Freya (Robert Laffont, 2007), un rez-dechaussée dans une des rues chaudes de Liège : « À l’avant, il y a une vitrine, une petite estrade fermée par une tenture pourpre, un fauteuil Emmanuelle et un interrupteur qui allume des néons rouge. » Hébraïque et très courtisé au masculin chez les hispanophones (Manuel), le prénom contredit son caractère sulfureux par son origine sacrée : il se traduit par « Dieu est avec nous », formule employée par les prophètes pour annoncer le Messie. ÉTIENNE Un revolver, ou encore un pistolet, s’est parfois appelé un Saint-Étienne : « Il se contenta, pour me maintenir en bonnes dispositions, d’un pistolet quasiment neuf. Nom de Dieu ! C’était mon Saint-Étienne ! » (1968). Ce mot composé renvoie à la célèbre Manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne (Manufrance), fondée en 1885 dans le chef-lieu de la Loire, et dont les articles se vendaient aux particuliers par

ÉLISABETH En France aussi, les abréviatifs familiers d’Élisabeth et d’Isabeau se sont dépréciés : zobyat pour « niaise, sotte » en Moselle, babeau pour « femme de mauvaise vie » à Grenoble. Lisète fut un nom souvent attribué aux juments en Normandie (Joret, 1881). Quant au 31


correspondance, sur catalogue. L’Armée française fut aussi une excellente cliente de cette société, qui construisit notamment pour elle, en 1907, un modèle de mitrailleuse, la Saint-Étienne (ici au féminin), future compagne des combattants de 1914-1918 (François Déchelette, L’argot des Poilus, Dictionnaire humoristique et philologique de la Grande Guerre, Jouve et & Cie, 1918). (BOBA) Estève. Planté juste à mi-chemin de l’évolution menant de Stéphane à Étienne, Estève a été déconsidéré en pays d’Oc : « pantin, homme gauche et dégingandé » ; « grotesque, ridicule ». Estevena caractérisa à son tour « la femme sotte et niaise » (Louis Alibert, Dictionnaire occitanfrançais d’après les parlers languedociens, Institut d’Études occitanes, Toulouse, 1966). Tévène fut en Saintonge « nom injurieux pour une femme » : il ne faut y voir qu’une autre dérivation péjorative, et non pas, comme l’a supposé Pierre Jônain (Patois saintongeais, 1869), l’influence « du vieil anglais twain, deux » pesant sur une « femme appartenant à plusieurs ». Déprécié enfin le diminutif Tiennot, « dadais ». (FEWI, JPST) Stéphane. Fabriqués au cours de la Grande Guerre, plusieurs types d’avions Nieuport biplaces affectés à des missions de bombardement ou d’observation offraient un armement si défectueux que des Poilus les identifièrent par Stéphane (Esnault, 1919) : calembour cousu de très gros fil sur le prénom du poète fameux du XIXe siècle, foncièrement mallarmé. (PTQP)

À la même époque, les soldats ont dit un eugène pour un canon de 75, par pur plaisir d’utiliser un prénom en vogue. Mais qui chercherait une motivation plus savante à leur choix sortira de son chapeau l’ingénieur Eugène Brillié, père, en 1916, du premier char français qu’armait un canon de ce calibre, ou encore le chimiste Eugène Turpin, concepteur, en 1885, de la mélinite, l’explosif qui alimentait ces pièces d’artillerie. (BOBA) EUSÈBE Selon Mistral (Félibrige, 1879), le syntagme Mèste Éusèbi (Maître Eusèbe) représente « un nom en l’air dont on se sert pour désigner une personne que l’on ne veut pas nommer ». C’est le Tartempion de service. (TDFM) ÈVE En Inde, où 90 % des crimes commis en 2011 ont eu des femmes pour victimes et où Delhi est surnommée « la ville du viol », on ne dit pas « harceler sexuellement », mais banalement « taquiner Ève » (Canard enchaîné, 2 janvier 2013). De jolis mots pour de sales manières, titre le site des Martiennes : « En Inde et au Bangladesh, l’expression est malheureusement connue de tous : taquiner Ève (Eve teasing) est une façon très poétique de désigner le harcèlement sexuel que subissent les femmes au quotidien, dans des pays peu connus pour leur progressisme envers la gent féminine. La tradition est très ancrée et tolérée dans les mentalités, aussi bien masculines que féminines, et peut aller du regard lubrique à l’agression sexuelle. Mais pour la première fois, au mois de janvier [2013], la justice bangladaise a reconnu que taquiner Ève était du harcèlement sexuel, ouvrant ainsi une brèche vers la caractérisation de ce délit, jusqu’à présent minoré quand il n’est pas tout simplement ignoré, mais qui conduit pourtant régulièrement des femmes au suicide. »

EUGÈNE Dans son Poilu tel qu’il se parle (1919), Gaston Esnault signale qu’Eugène, prononcé Ugène, a été dévolu par certains troupiers aux feuillées. Il date cette trouvaille de septembre 1916, et l’illustre d’un bref exemple extrait d’un journal du front : « Le poste d’écoute qu’est au bout d’Ugène. » (PTQP)

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F FÉLIX Félicien. Voici un prénom aux lointains relents hérétiques : le félicien adhérait à la thèse, développée par l’évêque espagnol Félix d’Urgel (750-818), suivant laquelle le Christ n’était que le fils adoptif de Dieu. Cette théorie sacrilège fut condamnée par le concile de Francfort (794), qui déposa le prélat. Il y avait de quoi en faire tout un fromage. En France, deux fromages s’appellent saint-félicien : l’un tire son nom du village de Saint-Félicien (Ardèche), où sont conservées les reliques d’un martyr du IIIe siècle ; l’autre est fabriqué dans le Dauphiné. Tous deux présentent une pâte onctueuse et une croûte fleurie, à l’instar de leur pieux cousin le saint-marcellin.

vieilles se rendre ridicules pour appeler encore leurs maris fanfan. » (GLPC) La locution Fanfan la Tulipe circulait sous l’Ancien Régime : ainsi appelait-on « les soldats fanfarons et gais », « les caporaux et sergents qui faisaient les jolis cœurs », dont les casernes et les corps de garde entretenaient encore au XIXe le souvenir amusé (Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1839). Le tour s’échappe parfois du domaine militaire : saluant les rares vignerons plus soucieux de l’authenticité du terroir que de la course aux AOC, Christian Millau (Dictionnaire amoureux de la gastronomie, Plon, 2010) les décrit comme suit : « Un peu anars, flibustiers, francs-tireurs, pirates des petits matins qui désaltèrent, ils sont les Fanfan la Tulipe de la vigne libre. » Et bien avant 2012 et sa course à la présidence française, François Hollande gagna, parmi ses adversaires, et par la grâce de son prénom et de son patronyme, le label sarcastique de Fanfan la Tulipe : « Les ambitions de Fanfan la Tulipe passaient-elles [dès 2007] par la mort politique de Ségolène Royal ? » (voie-militante.com). Fanfan suggère en effet François, et tulipe la Hollande, pays dont cette fleur est le fleuron. À ce Fanfan, les mauvaises langues ont souvent substitué Flanflan, tiré de Flanby, autre surnom (depuis 2003) de l’homme politique, d’après la marque de flan au caramel, « dessert connu pour son aspect flageolant, mais qui reprend toujours sa forme initiale, même secoué dans tous les sens ». (Le Point, 10 avril 2013). François-Joseph. Ce composé prénommait l’empereur d’Autriche et roi de Hongrie, allié de l’Allemagne, mort en 1916 à 86 ans. Dans le jargon des Poilus, il distingua brièvement, pendant le premier conflit, un mortier autrichien : « Je rejoins en vitesse mon poste de secours, car, ce matin-là, François-Joseph – c’est ainsi que nous appelions le 88 autrichien – rend le séjour dans le boyau plutôt malsain » ; « Les armes allemandes donnent des balles et des obus de tous calibres. Sans oublier le petit canon de tranchée autrichien, le François-

FRANÇOIS Pour d’obscures raisons, la langue verte a jadis désigné par françois la chaîne servant à attacher les forçats, de même que les menottes passées aux poignets des détenus. (BOBA) Fanfan. Chico, diminutif de Francesco, correspond en français à Fanfan, sort partagé aussi à l’occasion par Tchantchès, ce petit François du wallon liégeois. Dans les Antilles françaises, le prénom chef de file, prononcé Fanswa, fonde le même abréviatif Fanfan (Raphaël Confiant, Dictionnaire du créole martiniquais, 2007). Mais c’est dans le Jura que celui-ci a subi l’acception fâcheuse de « niais » (Patois de Chaussin, 1899). Dans Fanfan la Tulipe, le nom n’implique cependant qu’une vieille flexion (XVIe siècle) du mot enfant, la seule d’ailleurs qu’ait retenue la postérité, à la faveur, notamment, de la chanson de 1819 (En avant, Fanfan la Tulipe !) et du film de ChristianJacque (1952). Gérard Philippe y incarnait le héros, enfant terrible, troupier courageux et galant, volant au secours de la Pompadour, dont il reçoit une broche en forme de tulipe, source de son sobriquet. Le Dictionnaire de Trévoux (1771) définissait fanfan par « terme familier dont les pères & les maris se servent pour caresser leurs femmes & leurs enfants. Les femmes & les mères s’en servent aussi à l’égard de leurs enfants et de leurs maris. On a vu des 33


Joseph. Très rapide, tiré de plein fouet à deux mètres de nous sans qu’on l’entende, il fait des ravages » (textes de 1919). (BOBA)

de fauberts pour un garçon de café, qui, par sa barbe aux riches rouflaquettes, ressemble à un officier de marine (Vie et langage, 1971). Le port de fauberts était recommandé chez les gens de mer, qui n’oubliaient pourtant pas le sens premier du vocable : dans leur jargon en effet, tordre son faubert revenait à « uriner » (Pierre Sizaire, Traité du parler des gens de mer, Patrimoine et Médias, 1996). (FEWI, EAGL, DIHL, TLFI).

FRÉDÉRIC Frédéric s’emploie pour « Français moyen » parmi les jeunes revendeurs de drogue exerçant dans les halls d’immeubles des quartiers Nord de Marseille : « Étonnamment, ils rêvent de devenir des ‘‘Frédéric’’, comme ils disent », explique l’auteur du reportage Marseille, la ville qui mange ses enfants (magazine Complément d’enquête, France 2, le 3 octobre 2013). « Quand je vois des ‘‘Frédéric’’ sur les chantiers, ils sont chefs d’équipe ou quoi, je ne vous mens pas, je les envie. Un ‘‘Frédéric’’ chef d’équipe, il peut faire des crédits, il dort bien ! », confiait l’un de ces dealers.

FULCRAN Avant 1914, à Lodève (Hérault), un usage familial était de prénommer Fulcran les fils aînés, par piété envers le saint évêque homonyme, enfant du pays et bâtisseur de la cathédrale romane de la ville (Collectif, Lodève pas à pas au fil des ans, 2000). La relative abondance du nom en Languedoc a pu jouer en défaveur de celui-ci, comme ce fut le cas pour tant d’autres trop distribués : par ses variantes foucaran, floucaran, froucan, froucand, on a pointé du doigt, non pas un niais – une fois n’est pas coutume –, mais un homme sans grâce, dégingandé, ainsi qu’un caractère emporté et querelleur. (TDFM) Foucaran est défini par « batailleur » dans le Dictionnaire français-occitanien de Louis Piat (Montpellier, 1893), et ce sens même pourrait apporter un nouvel éclairage aux mécomptes encourus, à travers un événement dont la dépouille du saint fit les frais en 1573. Particulièrement belliqueux et vindicatifs furent en effet les soldats protestants qui investirent cette année-là la cathédrale. Y reposait le prélat, si bien conservé depuis sa mort en 1006 qu’il animait le tour proverbial être en chair et en os comme saint Fulcran de Lodève pour « être intact, inaltérable ». Les hérétiques va-t-en-guerre profanèrent sa sépulture et, en criant « Sen Froucan, fay dé miracles ! », mirent au défi le corps momifié de prouver ses talents surnaturels. Dans son Éloge des évêques (1665), Antoine Godeau rapporte qu’à cet instant le cadavre se releva par trois fois, mais ce prodige ne découragea pas les blasphémateurs : ils lui attachèrent une corde au cou, le lacérèrent de leurs épées, entreprirent de l’incendier et le promenèrent dans les rues avant de le démembrer et de le céder à un boucher pour le mettre en vente comme l’on débiterait le bœuf gras du carnaval. En définitive, les restes ne furent pas consommés, mais précipités à la rivière, où de bonnes âmes les recueillirent pour les replacer dans le saint lieu, où, depuis 1834, un tableau rappelle la scène des offenses de 1573. Ne peut-on conjecturer que, sous .

FULBERT Toute péjoration chevillée à un prénom a pu se produire gratuitement, sans raison décelable : c’est l’avis qu’émet von Wartburg à propos de Fulbert et de ses vieilles formes Foubert et Faubert, synonymes, au XIIe siècle déjà, de « lourdaud, dupe, rustre, malotru ». Récusée donc l’influence du chanoine Fulbert, le perfide castrateur d’Abélard, tandis que la dépréciation par « fou » interposé ne convainc guère, car ce mot se disait autrefois fol. Kölbel (1907) penchait néanmoins pour une contamination possible de fou par l’ancien français faus (« faux, destiné à tromper »). Ce saut sémantique s’observerait à travers les patois, avec, dans l’Aveyron, fouberto (« mensonge »), et, dans l’Yonne, fuberter (« tricher »), afauberti ou afouberto (« ahuri, affolé, perverti »). A été mis à contribution à son tour le lourd balai de marine fait de cordages de réemploi, qui répond luimême au nom de faubert : dans son essai sur Julien Green (Desclée de Brouwer, 1969), Jacques Petit fait valoir que ce terme de faubert provient du foubert du bord, en l’espèce, dit-il, le benêt affecté aux corvées du pont. Hypothèse balayée elle aussi, au profit d’un emprunt au verbe néerlandais zwabber (« nettoyer »), auquel ne souscrivent d’ailleurs pas tous les étymologistes, certains voyant dans le nom de l’ustensile une marque de fabrique – ce qui surprend, ses matériaux étant par nature récupérés. Quant au passage du faubert-balai aux fauberts-favoris, il soulève fort peu de difficultés : « Dans le langage du matelot, les favoris sont appelés fauberts, par assimilation aux balais de vieux cordages utilisés » (Neptunia, 1980). Par extension, l’argot a recouru à porteur 34


l’action d’une métonymie, les auteurs des faits, batailleurs lâches et provocants, aient été dénigrés par le nom de leur victime ? Emprunté au latin fulcrum (« appui, support ») – mot repris tel quel par l’anglais soutenu pour « pivot, point d’appui » –, le prénom a pour

féminin Fulcrande et redore son blason depuis les années 1960. Un de ses honorables titulaires fut le sulpicien Fulcran Vigouroux (1837-1915), un spécialiste de la Bible : de 1900 à 1909, il en publia une édition polyglotte (hébreu, grec, latin, français) en huit volumes.

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G GASPARD S’il a désigné argotiquement le rat et le chat vers 1850, Gaspard en a fait tout autant avec le bourreau. Pour Lazare Sainéan (Le langage parisien au XIXe siècle, 1920), ce tir groupé se justifiait par l’analogie de couleur : noir est le rat, noir le chat de sinistre présage, noire la cagoule du bourreau, noir enfin le mage africain des anciennes processions de l’Épiphanie. Celui-ci, aujourd’hui plus souvent identifié par Balthazar, répondait en beaucoup d’endroits au nom de Gaspard, Kaspar en Allemagne, où la cathédrale de Cologne, détentrice de la châsse des trois rois depuis le XIIe siècle, a largement contribué à leur culte. Jusque dans les Cévennes, à Alais (désormais Alès), l’exécuteur des hautes œuvres s’appelait Gaspard. Dans le Var, on entendait par bando de Gaspard un groupe de brigands : allusion au bandit Gaspard de Besso (natif de Besse, près de Brignoles), supplicié à Aix en 1776. (TDFM) Dans son Glossaire des gones (1907), l’abbé Vachet s’attardait sur les expressions lyonnaises faire connaissance avec Gaspard et passer la nuit avec Gaspard, pour « être envoyé à la cave, aller en prison ». « Les caves de l’hôtel de ville, écrivaitil, n’ont pas seulement enfermé des vauriens et des vagabonds. Plus d’un honnête bourgeois, plus d’un homme des meilleures familles de notre ville, y a passé, pendant la Révolution, de longues nuits de tristesse, égayées par Gaspard. Qu’était-ce que Gaspard ? C’était un des nombreux rats qui s’engraissaient des reliefs des prisonniers. Il était plus familier que les autres et s’était fait remarquer par des traits de gentillesse qui amusaient et l’avaient rendu populaire. Dès lors, Gaspard, la cave, la prison, furent synonymes. » L’auteur reproduisait la Ballade de Gaspard, « doyen des rats de cave de l’hôtel de ville », dont voici les deux dernières des douze strophes : « Sous l’isolement je succombe / Bientôt Lyon me pleurera / Mais j’espère qu’on inscrira / Cette épitaphe sur ma tombe : / ‘‘Ci-gît Gaspard ! Il fut l’ami, / Le compagnon de maint ivrogne / Et bien souvent sur une trogne / Doucement il s’est endormi’’. » Un autre trait laudatif soutenait : « La cave si longtemps par lui fut amusée / Qu’on eût dû l’empailler et le mettre

au musée. » Mais Gaspard et son sous-sol faisaient aussi office de croquemitaines pour les enfants turbulents : « Si tu n’es pas sage, les Romains viendront et te mettront avec Gaspard ! », prévenaient les mères de famille (Romain surnommait un policier municipal vers 1830-1840, sous Louis-Philippe). (GGAV, LGCN) La langue verte a chichement appliqué Gaspard à « l’homme malin et débrouillard ». Elle a aussi employé se secouer le gaspard pour « se masturber », ici par pure association burlesque du prénom, de la même façon que l’argot parisien recourait à bouffer Gaspard pour « communier à l’hostie eucharistique ». (BOBA) GAUDEMAR « Homme peu civilisé, ours mal léché, un de ces gens qui ne disent rien et n’en pensent pas davantage » : ainsi d’Hombres et Charvet (1881) définissaient-il le mot goudoumarou, donné pour héritier direct, en Languedoc, du prénom Gaudemar : un individu ainsi appelé a pu servir de prototype à cette appellation ironique, comme on dit un Blaise, un Gille, un Basile, soutenaient ces auteurs. À les lire, Gaudemar était « très commun et très familier au Moyen Âge », ce qui paraît plus discutable, même s’il fut porté aux XIIe et XIIIe siècles par une lignée de seigneurs du Forez. L’étymologie fournie permet à tout le moins d’en repousser une autre, plus ingénieuse mais plus douteuse, produite en 1821 par l’abbé de Sauvages : pour ce lexicographe, goudoumarou résulterait d’une corruption de l’anglais Good morow, « bonjour ». Pendant le joug odieux de l’occupation anglaise des provinces méridionales de la France, sous Charles VI et Charles VII, on raillait les envahisseurs en les baptisant d’un sobriquet pris dans une de leurs paroles : bonjour. Puis, « quand on voulut désigner un malotru, un être déplaisant, on le nomma Goudoumarou, comme on aurait dit : un Anglais ». (LFHC) GAUTIER Du XIIIe au XVIe siècle, ce prénom correspondait à « misérable, filou », défaveur qui a donc précédé celle de « badin, sot » sous 36


laquelle Cotgrave l’a défini en 1611. Du Gautier-fripouille, Villon a tiré les verbes engaultrer et engaudrer (« berner, entortiller ») : « Toujours trompeur aultruy engaultre / Et rend vessies pour lanternes » (Testament, 1461). Gaultière. Un chapitre des commentaires des Œuvres de Rabelais par l’abbé de l’Aulnaye (Ledentu, 1832) traite des Erotica verba en vogue au temps de l’écrivain (XVe siècle). Filles de jubilation, femmes de pêché : pour la prostituée, près de quatre-vingts synonymes sont énumérés, dont les prénoms Gaultière et Janneton, sans omettre Vénus avec prêtresses de Vénus ou pèlerines de Vénus. Si on croise une Henriette la Gaultière dans Notre-Dame de Paris (1831), Hugo nous la présente comme une discrète et vénérable demoiselle. Wâtî, qui fut un sobriquet du diable en Wallonie (« li laid Wâtî », le laid Gautier), surnomma aussi à Liège, vers 1830, un employé aux sépultures du quartier d’Outremeuse, plutôt moche lui aussi, ce qui propagea l’expression locale èsse po l’lêd Wâtî (« être mort ou moribond »), usitée pour annoncer un décès effectif ou imminent (Bulletin Le Vieux-Liège, n° 83, 1949).

barrique. En 1225, selon le site abbayes-vendee.fr, le sanguinaire Geoffroy, par convoitise ou par jalousie, saccagea l’abbaye de Maillezais, dans le marais poitevin, et il en trucida les moines, dont son propre frère. Au pape qui l’excommunia, il promit de s’amender et de reconstruire l’édifice, et il tint parole. Sa dent surdimensionnée était une tare de naissance, un signe que sa mère la fée l’avait conçu lors d’une union interdite avec un mortel. Une autre légende a fait de lui un ancêtre du Pantagruel de Rabelais, « le grand-père du beau cousin de la sœur aînée de la tante du gendre de la bru de sa belle-mère » (sic) ! Reste que Rabelais vécut effectivement six années à Maillezais, dans le monastère rebâti, un lieu hanté par le souvenir du monstre. GEORGES Von Wartburg n’évoque pas spécialement le saint Georges cavalier, pesamment armé et vêtu, mais on peut penser que le dérivé jhorgi, appliqué à une « personne emmitouflée ou surchargée d’habillements » s’inspire de sa pieuse et chatoyante iconographie. À côté du verbe enjourgiá (« s’habiller mal »), les Niçois disposaient de enjourginá (« envelopper, harnacher », et, par extension, « entourer d’artifices, enjôler »). Geòrgi seul a signifié « lourdaud », et geòrgi-empègna « gros lourdaud » à Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence), tandis que le Dictionnaire provençal-français (Honnorat, 1847) accueillait le jòrgi-banet (Georges cornu) pour « nigaud, imbécile ». Enfin, dans le Limousin, le jòrgi-bon-tems rejoignait celui qu’on appelait ailleurs un roger-bontemps, un joyeux gaillard. (FEWI, TDFM)

GENEVIÈVE Ginette. Le sens d’« homosexuel » pris par ce diminutif a été relevé par Claude Courouve dans cet extrait du Journal 1995 de Renaud Camus (Fayard, 2000) : « Heures au London, affreuse nouvelle boîte pleine de moustachus latins effémines, de la tendance qu’il était convenu jadis d’appeler ginette. » (DHMC) GEOFFROY « C’est Geoffroy la grande dent ! », se plaisait-on à dire « de celui dont une dent avance plus que les autres » (Antoine Caillot, Nouveau dictionnaire proverbial, satirique et burlesque, Dauvin, 1829). Cette incisive ou cette canine protubérante fut le trait physique dominant d’un géant redoutable, Geoffroy II de Lusignan, né à la fin du XIIe siècle et identifié en 1392 par Jean d’Arras, dans son Roman de Mélusine, comme l’un des dix fils de cette fée fabuleuse. Michel Ragon (L’Accent de ma mère, Albin Michel, 1980) le présente comme un ogre, affublé d’une « dent de sanglier qui lui fait un visage épouvantable ». Le père de cet auteur aimait raconter aux enfants que Geoffroy se gavait de champignons vénéneux sans être incommodé, que son armée ramassait dans les champs des bœufs comme on récolte des escargots et qu’il buvait du vin à même la

GERBOLD Émanant du germanique gari-bald (« lance courageuse ») et dévolu à dose homéopathique, essentiellement en Normandie, ce masculin garde mémoire d’un évêque du Calvados, établi à Bayeux où il n’a pas fait tapisserie. Vivant au VIIe siècle, le saint homme fut promu en effet patron des diarrhéiques sous le nom altéré de Garbot. Il décore à ce titre La farce de Maître Pathelin (XVe), où, dans un jargon normand qui répugne peu à la scatologie, Pathelin s’exclame, à l’adresse du drapier venu le relancer : « Les play’ Dieu ! / Qu’esse qui s’ataque / A men cul ? Esse ou une vaque / Une mousque, ou ung escarbot ? / Bé dea ! J’ai le mau Sainct-Garbot / Suis-je des foureux de Baieux ? » (Soit : « Par les plaies de Dieu ! Qu’est ce qui s’attache [ou s’attaque] / À mon cul ? Est-ce un bousier [ou une 37


vache, selon les traductions] / Une mouche, ou un escarbot [autre insecte coprophage] ? / Ah Diable ! J’ai le mal Saint-Garbot ! / Suis-je des foireux de Bayeux ? »). Dans ses Contes populaires, préjugés, patois, proverbes, noms de lieux de l’arrondissement de Bayeux (Édouard, Rouen, 1834), Frédéric Pluquet montre comment la légende associa ce saint à la foire (diarrhée) puis à son traitement. Bien qu’expert en miracles – il parsemait les rues des fleurs rares et odorantes –, l’évêque Gerbold fut un jour expulsé de son diocèse par le peuple. Dépité, il jeta dans la mer son anneau pastoral, en promettant qu’il ne rentrerait au pays que lorsqu’il l’aurait retrouvé. Pendant son absence, ses ouailles furent affligées de lienteries (rejet d’aliments non digérés), de flux dysentériques et d’hémorroïdes. Elles ne tardèrent pas à admettre leur erreur et supplièrent le prélat de regagner la ville, ce qu’il fit par compassion, mais aussi parce qu’il venait de retrouver son anneau dans un poisson servi à sa table. La maladie cessa, Gerbold en devint le guérisseur désigné par la dévotion, mais les sobriquets de foireux et clichards (diarrhéiques) restèrent appariés aux Bayeusains. Selon une variante citée par Jacques Merceron, l’épidémie, parfois mortelle, précéda le limogeage de Gerbold : les fidèles avaient attribué leur pathologie à son autoritarisme, alors qu’elle résultait d’une punition divine. Dans cette version, où un quidam découvre la fameuse bague, l’évêque, sensible au repentir des fidèles, a invoqué le Ciel, et aussitôt la maladie qu’on baptisera de son nom fut endiguée. Enfin, il existe une troisième mouture à propos de ce mal de Saint Garbot. Elle met en scène, à une époque indéterminée, un évêque de Bayeux : soumis aux pressantes avances d’une dame, il les repoussa, mais il fut accusé de viol – tel le Joseph de la Bible – et condamné à mort. En représailles, il infligea la foire à tous ceux qui osèrent applaudir à son exécution. (SIMF)

t-on à une importune. Parfois vue sous un angle moins péjoratif, la Germaine s’apparente alors à une battante. Dans l’argot du soldat roman (Roux, 1921), une germaine était une femme en général ; dans d’autres parlers familiers, elle fut celle pour qui on éprouvait un caprice amoureux, un béguin. (JRSR, BOBA) GILLES Partiellement fondée depuis le XVIIe siècle sur le personnage de Gilles le niais, la valeur de « nigaud, bouffon » du prénom s’est généralisée dans les patois : gille pour « bête, penaud, déconfit » en Ardenne ; gilles pour « polisson, mauvais sujet, imbécile » à Valenciennes, pour « lâche » dans l’argot parisien, pour « homme grand et mal bâti » à Tourcoing. De Gilles encore ont émané les mots girot et girotin, appliqués par les Normands à l’individu qui fait des grimaces ou se plaint d’une manière ridicule (Duméril, 1849). Quant aux Namurois, ils destinaient l’adjectif ridjîlté, de même souche, à celui qui s’attire la risée publique, au dindon de la farce. (FEWI, PAGV, PNED) Gillain. Par mal saint-Gillain, on désignait les chancres, les fistules (Cotgrave, 1611) : « Que toutes vilaines et vilains / Aient tout le mal saintGillain » (Des XXIII manières de vilains, XIIIe siècle). Gillette. À Liège, la variante djélète (gillette) allait à la « fille innocente et timide », tandis que les Bourguignons distinguaient par gillaude la trop bonne mère, gâtant à l’excès ses enfants ou soumise à leurs caprices. GISQUETTE Déruchette, venu de Durande (Les travailleurs de la mer, 1866) ; Éponine et Azelma (Les Misérables, 1862) : Victor Hugo avait un faible pour les prénoms insolites, et Gisquette en est autre exemple (Gisquette la Gencienne) dès 1831 dans Notre-Dame de Paris. Gisquet, le patronyme, passe pour un fils de Gi(s)card, luimême né des vieux noms propres germaniques Gischard (gisel-hard, « otage dur ») ou Guichard (wig-hard, « combat dur »). La Gisquette d’Hugo n’a rien d’une cocotte, et c’est pourtant sous le sens de « prostituée, fille en carte » que l’argot a accueilli en 1925 le terme gisquette, appliqué aussi à une maîtresse (1928), et, populairement, après 1945, à une jeune fille ou une femme en général : « Il est peut-être avec une gisquette qu’il a levée à Berne, et les autres tordus du réseau vont s’annoncer pour casser la cabane » (San-Antonio, Au suivant des ces messieurs, Fleuve noir, 1957) ; « ‘‘Marquisette’’

GERMAINE « Germaine (gère & mène) méritait vraiment son nom. Toute sa vie elle avait fait chier André, décidant de tout, criant après lui sans arrêt, se mêlant de ses affaires, bref une vraie de vraie Germaine » (Alloforum, 2014). Par dissection du prénom, au Québec mais aussi sur le vieux continent, une Germaine est ainsi une femme qui gère et qui mène, distribue ses ordres, ne se laisse jamais marcher sur les pieds et a tout de l’enquiquineuse : Ne fais pas ta Germaine !, lance38


était une gisquette dodue qui ruinait la bourse et la santé des beaux messieurs de Paris » (JeanPierre Chabrol, La soupe de la mamée, Librio, 1995). (TLFI, AMLD, DNWB) Pour plusieurs exégètes, dont les rédacteurs du Larousse de l’argot (1994), ce synonyme de « marchande d’amour » (dont une autre forme est gisclette), a été dérivé du préfet de police Henri Gisquet (1792-1866), qui, en 1834, imposa une carte aux prostituées. En 1841, un ample chapitre des Mémoires de ce haut fonctionnaire traite des filles publiques, au nombre précis de 3 479 en 1831 à Paris selon les chiffres de la police, sans compter celles réputées « de bas étage » ou « à soldats », soustraites à tout contrôle. Ces insoumises échappaient notamment aux visites médicales, alors que, pour plus d’un tiers, elles étaient atteintes de syphilis, un mal qui ravageait les garnisons. C’est pourquoi Gisquet les fit rechercher et enregistrer. (DARG, NPDC) De l’avis de Rey et Cellard, cette étymologie, pour attrayante qu’elle soit, ne satisfait pas, en raison du trop grand écart chronologique, près d’un siècle, entre la mesure préfectorale et la première attestation du nom commun. Ces auteurs préfèrent voir dans gisquette une « jeune fille vive », via un diminutif de l’ancien français fri(s)que, « pimpant ». (DIHL, DFNC) Parmi les substituts familiers à « prostituée, fille de mœurs légères » ou « gonzesse », figure le mot poule. Il est amusant de noter que, dans la BD Aristote et ses potes de Gerrit de Jager (publiée dans Spirou de 1985 à 1994), Gisquette nomme la poule (le gallinacé), tandis que tous les autres héros de la ménagerie humoristique portent des prénoms beaucoup plus courus : Georges le cochon, Julio le taureau, Emmy la vache, Ronald le canard, etc.

GRÉGOIRE Ce prénom fut l’un des innombrables masculins associés à la stupidité, son abréviatif Grégo s’employant dans le Jura bernois pour « nigaud ». Selon la revue Les dialectes belgoromans (janvier-juin 1965), Grégoire se disait jadis Grigou en divers endroits du Hainaut (Chapelle-lez-Herlaimont, Morlanwelz et La Hestre), et quelques interprétations expéditives lui rattachèrent même le terme homonyme (grigou, « avare »). En fait, celui-ci provient du mot « grec » via son dérivé gascon gregoun, qui, dans le sud de la France, où les colons grecs n’eurent pas bonne presse, avait pris le sens de « filou, gredin ». Dans Les Paysans (1844), Balzac baptise Grégoire Rigou l’usurier ; l’initiale du prénom accolée au patronyme (G. Rigou) attisait les lourdes plaisanteries de son entourage. (DIHL) Seul vrai patron des écoliers, saint Grégoire est encore fêté à ce titre dans quelques villages de Wallonie. Ce n’est que sous l’effet de la rengaine Ô grand saint Nicolas, patron des écoliers qu’on lui a peu à peu substitué saint Nicolas, en charge jusque-là des enfants sages en général. « Dans tout le pays wallon, saint Grégoire est appelé le patron des écoliers », constatait Monseur (1892). Le 12 mars, jour de sa fête, les élèves de Hesbaye enfermaient leur instituteur dans sa classe et chantaient – mais pas en grégorien, ce plain-chant dont leur papal bienfaiteur passe à tort pour l’inventeur : « Sin Grîgorî / Patron dè skolî / Diné no on d’joû d’kondji ! » (« … Donnez-nous un jour de congé »). À La Roche, ils partageaient avec leur maître une bouillie faite d’œufs, de farine et de lait, le matrou. (FOWM) GUILLAUME Empêtré par son étiquette de « demeuré » dès la Farce de Maître Pathelin (XVe siècle), Guillaume nommera souvent l’imbécile, le cocu ou le valet lourdaud dans les comédies des deux siècles suivants, alors qu’au XVIIe encore, associé au supplicié par référence au bourreau Jean Guillaume, il le sera aussi à la corde du pendu elle-même. Mais au XXe surgiront des péjorations d’un autre ordre, nées de la tentation, parmi les Poilus de 14-18, de ridiculiser l’empereur d’Allemagne Guillaume II : aller chez Guillaume (« déféquer ») ; s’asseoir sur le trône à Guillaume (idem) ; du guillaume (« du papier pour se torcher en cette circonstance »). Outre les pièces allemandes de vingt marks, les grenades à main des tranchées, de même que les sous-marins du Kaiser furent

GONTRAN Opposé à l’écolier harcelé qu’est le Brian, l’enfant harceleur a été étiqueté Gontran : il développe « une fluidité verbale importante et est capable de ‘‘casser’’ les autres rien qu’avec des mots ». Socialement typés, les deux prénoms sont apparus sous ces sens caricaturaux en 2014, lors de la publication d’un sondage révélant que le harcèlement scolaire touchait un élève sur trois, étude commentée par Bruno Humbeeck (Université de Mons). Venu du germano-scandinave gundhramm (« guerre-corbeau »), Gontran a conquis en priorité la bonne société, sans jamais dépasser une moyenne de vingt dévolutions annuelles dans la France du siècle dernier. (HBSB) 39


à leur tour des guillaumes ou des Guillaume : « Nous n’avons pas à nous plaindre... Les Guillaume, comme disent si drôlement les marins de l’équipage pour désigner les sousmarins allemands, nous ont laissés en repos » (témoignage de 1917). Le nom impérial sera volontiers rectifié en Guimauve, de manière à amplifier la dérision. (FEWI, PAGV, BOBA)

national du sport, Conseil de la simplification pour les entreprises, Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, etc.). Le coût déclaré de ces comités se chiffrait à trente millions d’euros en 2012. « Le gouvernement fait le ménage, mais les habitudes ont la vie dure » (Paris-Match, 27 janvier 2014). GUY Dans l’Isère, le guionet (« petit Guy ») était un imbécile, selon Albert Ravanat (Dictionnaire du patois des environs de Grenoble, Rey, 1911), ou bien, s’il s’agissait d’un objet, une simple vrille (percerette). « La dame aux sept petites chaises est malade en ce moment : elle a la danse de syndic » (Ernest Coquelin, Pirouettes, Lévy, 1888) : par jeu ou par méconnaissance de l’expression danse de saint-Guy, celle-ci a été trafiquée en danse de cinq quilles ou en danse de syndic (Georges Musset et al., Glossaire des patois et parlers de l’Aunis et de la Saintonge, Masson, La Rochelle, 1931).

GUSTAVE Comité Gustave, comité Théodule, comité Hippolyte : ainsi, dans cet ordre ternaire qui lui était cher (cf. « La hargne, la rogne et la grogne », 1961), le général de Gaulle avait-il donc aimablement baptisé en 1963 les commissions sans véritable utilité pour le peuple français. Un demi-siècle plus tard, une flopée de ces structures proliféraient encore. Si, au cours de l’année 2013, quelque 128 d’entre elles ont été supprimées (dont le Comité de lutte contre la grippe et l’Observatoire des distorsions), vingtdeux nouvelles se sont créées depuis 2012 et l’élection de François Hollande (Conseil

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H HARALD Après Geoffroy la grande dent, voici Harald à la dent bleue, distrait pour le bon motif de sa Scandinavie native et médiévale et plongé dans notre XXIe siècle informatisé. Ce roi du Danemark (910-986) s’appelait dans son pays Harald Blåtand, en anglais Harald Bluetooth (Dent bleue), et c’est bien son surnom qui, en 1996, a été choisi par des ingénieurs avisés au moment de baptiser un système permettant aux téléphones portables de communiquer avec des ordinateurs. De la même manière que le souverain danois avait unifié les tribus disparates de son royaume auquel il intégra la Norvège, le système Bluetooth unit désormais entre eux les appareils les plus divers, pour le transfert ou l’échange de leurs données. Le logo de ce procédé entremêle d’ailleurs, en caractères runiques et en bleu, les initiales H et B, enseigne Wikipedia. Chez les Vikings, lit-on encore, les notables limaient et coloraient en bleu leurs dents noircies par les caries, mais, pour Harald, cette teinte pourrait aussi provenir d’un penchant marqué pour la consommation de myrtilles. Quant au prénom lui-même, il signifie « chef d’armée ». Un de ses célèbres titulaires au XXe siècle fut Harald Jäger, le garde-frontière de Berlin-Est, qui, le premier, laissa s’engouffrer vers l’Ouest la foule de ses compatriotes, lors de la chute du Mur, le 9 novembre 1989. (BEHI)

demeure », le Hanri-crochot, croquemitaine dans la Moselle, répond au Hanri-crotchèt (ou des Crochets) du pays de Bastogne et au Henri-crotchèt gaumais : « N’allèyes m’au bouôrd dè l’ètang, le Henri-crotchèt venrè v’happèye ! » (Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg, Arlon, 1996). Quant à la locution se porter comme Henri IV sur le Pont-Neuf (« être en bonne santé »), elle a été sarcastiquement corrompue en se porter comme Henri IV qui pond un œuf : « Pourtant, un grand cadavre comme lui, qui se portait comme Henri IV qui pond un œuf, il n’a pas eu le temps de mourir d’inhumation [pour inanition] depuis hier, faut être juste ! » (1899). (BOBA) En 1892, dans ses pages sur les blasons populaires, « produits de la verve satirique des enfants et du peuple », Eugène Monseur rapporte que les écoliers liégeois, pour taquiner ceux d’entre eux prénommés Henri, répétaient la formulette que voici : « Hinri / Tchawsori / Ki tchès’ lè rin-ne / Amon Dèri / Avou n’ pitit’ korîh di fi » (« Henri / Chauve-souris / Qui chasse les grenouilles /Chez Deriz (?) / Avec un petit fouet de fil »). (FOWM) HERCULE Quand il n’est pas un costaud baraqué façon armoire à glace, un hercule (harculès en Provence) se présente comme un « fort-engueule, une personne hautaine et babillarde, qui veut tout emporter à force de parler et de crier » (Honnorat, 1846). (PFLH)

HENRI Les croquemorts aussi ont leur jargon, et il leur est arrivé d’attribuer au Christ ou au crucifix le sobriquet de Henri, d’après le titulus (sigle) INRI figurant sur la croix (pour Iesus Nazarenus Rex Iudæorum, soit Jésus le Nazaréen, roi des Juifs). Cet usage a été rappelé par George Kenneth, dans sa communication sur Les prénoms français dans les dictionnaires d’argot, au congrès Onomastique et Lexicographie - Déonomastique, tenu à Trèves en 1993. (KGDT) En Suisse romande, un Henri qui a réellement vécu aurait laissé au diminutif local de son prénom, antyé, le sens d’« homme extravagant ». « Sorcier qui attire les enfants dans le puits où il

HÉRODE Chez les Poitevins, un harode, d’après Hérode, le roi meurtrier de saint Jean-Baptiste, s’est dit par analogie d’un homme dur, méchant ou cruel. Quant au verbe haroder (« maltraiter, malmener »), il s’était aussi établi dans le Morvan et en Saintonge (Abbé Lalanne, Glossaire du patois poitevin, Poitiers, 1868). HIPPOLYTE Pipo. « As-tu connu Pipo quand il était militaire ? As-tu connu Pipo quand il était matelot ? » Non, ce n’est pas du pipeau : depuis le dernier tiers du 41


siècle, Pipo, diminutif suisse d’Hippolyte, a désigné familièrement l’École polytechnique, et surnommé les futurs ingénieurs qui la fréquentent, ou encore les anciens qui y ont accompli leur cursus. On a dit : préparer pipo, entrer à pipo, sortir de pipo, faire pipo, être reçu à pipo : « Pendant les vacances, cette année-là, le neveu de Mme Barrel […] qui venait d’être reçu à pipo, se joignit au groupe » (Aragon, Les beaux quartiers, 1936). Selon Gaston Esnault (Dictionnaire historique des argots français, 1965), le mot résulte d’un calembour à rebond entre Pipo, Polyte (l’autre abréviatif du prénom), et Polyte (chnique). Fondé à Paris en 1794 et établi depuis 1976 à Palaiseau, l’établissement répond au sobriquet plus usité de « l’X », en raison de l’importance des mathématiques dans son enseignement et de la présence de deux canons croisés dans son blason. (DIHL) Par ailleurs, dans l’univers des enfants, Pipo est souvent associé au clown, quand il ne l’est pas au chien.

portes) avec un maillet de bois. Jeunes gens et enfants ponctuaient leur geste de cette annonce : « Saint Hubert qu’èst riv’ nou / Avou s’ mayèt à s’ cou ! », soit « Saint Hubert qui est revenu / Avec son maillet au cul ! » (Roger Pinon, Traditions wallonnes, 1995). Cette pratique, qui subsista même après son interdiction par l’Église, serait une réminiscence, vague et profane, de l’arrivée du saint à la tête du diocèse de Tongres-Maastricht, après l’assassinat, en 705 à Liège, de Lambert, son prédécesseur.

XIXe

HYACINTHE Selon le Glossaire franco-parisien de l’ouvrage récréatif Paris à vol de canard (1857), on entend ironiquement par Hyacinthe « l’artiste qui, sans avoir jamais touché un piano, est possesseur d’un Érard ». Artiste doit se prendre au second degré : il vise le bourgeois, propriétaire de l’instrument comme d’un « beau meuble », signe extérieur de richesse. L’Érard, célèbre piano droit puis à queue, le plus prestigieux de son temps, tire son nom du patronyme de ses facteurs, deux frères puis leur neveu, de 1770 et 1855. Eugène Furpille, l’auteur du livre, ne s’exprime pas sur le choix du prénom. Un Hyacinthe jouant les Crésus ? Hyacinthe Jadin, mort en 1800 à 24 ans, virtuose du clavier et compositeur ? Faut-il remonter à la mythologie grecque ? Hyacinthe, courtisé par Apollon, y fut involontairement tué par le dieu solaire, dont le disque avait été dévié avec perfidie par le dieu des vents Zéphyr, très jaloux. Le sang du malheureux se transforma en fleur, la jacinthe, autrefois écrite hyacinthe et plantée au 9 floréal du calendrier révolutionnaire – le nom commun est désormais réservé à une pierre précieuse jaune rougeâtre et à une étoffe de même couleur. En Normandie, un des saints patrons, un dominicain du XIIIe siècle, fut invoqué pour la fécondité, avec cette chaude recommandation : « Si tu veux devenir enceinte / Va t’en prier saint Hyacinthe. » Le prénom est mixte, avec une nette préférence masculine : environ 1 100 garçons pour 500 filles en France pendant le siècle écoulé. (SIMF)

HUBERT Incertaine demeure l’origine de l’expression avoir vu Hubert (pour « être pris de boisson »), encore dûment consignée en 1978 par Horst Steinmetz dans Galloromanische bezeichungen für ‘‘betrunken / sich betrinken’’, ‘‘trunkenheit’’, ‘‘trunkenbold’’ (Désignations galloromanes pour “ivre / s’enivrer”, “ivresse”, “ivrogne”, Bonn). On a dit aussi voir Hubert, à l’infinitif présent. Von Wartburg n’exclut pas que ledit Hubert ait été le tenancier ou le propriétaire d’une auberge, encore qu’il puisse s’agir du saint bienfaiteur des chasseurs, à l’occasion de libations faites par ceux-ci en son honneur. À Mons, le pain d’Saint-Hubert était une tartine de pain sec, sans beurre, à l’image du pain béni par le prêtre en la fête patronale (le 3 novembre). On consommait jadis ce quignon à jeun, après récitation de trois ou cinq Pater ou Ave, et en prenant soin d’en donner un morceau à son chien pour le préserver lui aussi de la rage. Au pays de Liège, le jour de la Saint-Hubert ou la veille au soir, on bourinait (tambourinait aux

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IJK INNOCENT « La musique de saint Innocent [est] la plus grande pitié du monde » : dans sa comédie Le pédant joué (1654), Savinien Cyrano de Bergerac souscrit à un proverbe de son époque, décrétant que « La musique de saint Innocent [ou des Saints-Innocents] fait pitié à qui l’entend ». Discordante, criarde ou triviale, elle écorche les oreilles. Ceux qui la jouaient dans cette paroisse parisienne étaient de médiocres exécutants, glosera au siècle suivant le Dictionnaire de Trévoux. Éclairage trop sommaire pour Georges Kastner (1886), qui lui préfère trois autres hypothèses : les gémissements déchirants des bambins sacrifiés sur l’ordre d’Hérode ; le caractère extravagant, dans certains diocèses et couvents, de la célébration de la fête du 28 décembre (à Antibes, les hymnes étaient remplacés par des chuchotements confus et des cris violents accompagnés de contorsions), et, enfin, les sonorités désagréables des ménétriers qui se produisaient au XVe siècle sous les arceaux des charniers du cimetière des Innocents. (KAPA)

(Glossaire des terroirs mauges), en mentionnant dans la foulée le Jacques d’Ail, sous l’invocation de qui on rangeait les niais et les « point-fins » (sic) – Jacques d’Ail représentant une corruption du jacquedal, « homme naïf dont la femme fait la risée ». Dans le Nord et le Pas-de-Calais, le Jacques à la tarte était un placide ou un gourmand, amateur de bons morceaux, et le biau Jacques un « mal bâti, contrefait, mal habillé », par antiphrase. Quant à Jacques Goudron, moins rudoyé, il a désigné de façon générique ou collective le marin outre-Manche : « Mais les choses ne se passaient pas comme en Angleterre où Jacques Goudron (ainsi qu’on surnomme nos matelots), avec toute l’importance d’un maître de maison, invite les dames à prendre place et contemple à son aise leurs jolis minois » (Jules Belin de Launay, Les sources du Nil, Hachette, 1868). (BOBA, GVYD, JRSR, PBCN, CJPE) Côté cuisine et chez Oudin (1640), le jacques était « une pièce de rosty qui a traisné longtemps à la broche, qui est dure et vieille cuitte ». On la destinait, paraît-il, aux pèlerins de Compostelle, pas trop regardants. Il existe toutefois un rapport moins indigeste entre saint Jacques et la rôtisserie : à Paris, l’hôpital Saint-Jacques aux pèlerins, créé en 1319, arborait sur son portail une statue de l’apôtre, au regard braqué sur la rue aux Ours, où se concentraient la plupart des tourneurs de broche et manieurs de gril de la ville, dont les clients mangeaient sur place. D’un bâfreur patenté, on proclamait : « Il est comme saint Jacques de l’Hospital : il a le nez tourné à la friandise » (la friandise étant alors ce qui allèche et rend friand). Au rayon des desserts, retenons, vers 1750 à Paris, le jacque-sanguin, « fromage frais et mou, mêlé et pétri avec des fraises ». Le fromage bourguignon s’appelait jacque, et sanguin en exprime l’aspect lorsqu’on le mélange avec des fruits rouges. Par métaphore, mettre un visage au jacque sanguin revenait à le mettre en compote : « Je commencerais par t’accommoder la figure comme du jacque sanguin » (Vadé, Les

JACQUES Dadais, naïf, humilié, benêt, dupe, faiseur d’embarras : Jacques aura été copieusement accablé entre les XIVe et XXe siècles, avec un bel éventail de nuances sémantiques : « fier, fanfaron » (d’où faire le Jacques) ; « déconcerté, attrapé » (à Mons) ; « bonasse » (djåque à Verviers) ; « conscrit » (en Saintonge) ; « cul, postérieur » (dans l’argot militaire, en Suisse romande et en Franche-Comté). Sa disgrâce s’est aussi installée dans le blasonnement populaire, comme à Botz-en-Mauges (entre Nantes et Angers) : « Jadis, on surnommait Jacques les imbéciles et les simplets, rappelle Pierre-Louis Augereau (Les secrets des noms de communes et lieux-dits du Maine-et-Loire, Cheminements, 2004). Dans les Mauges, on les affublait parfois du sobriquet de Jacques de Botz. Et l’on parlait de Jacques de Botz ‘‘qui mène les poules pisser et les jaux pondre’’ (en patois, le jau est le coq). » Jacques d’oseille était réputé patron des serins (serin au sens ancien de « nigaud »), relevait en 1912 Henry Corneau 43


Racoleurs, 1756). Coïncidence épinglée par Charles Nisard (Parisianismes, 1876) : « Il y eut réellement un Jacques Sanguin qui fut prévôt des marchands de 1606 à 1611. » Et d’imaginer une plaisanterie sur le nom de ce magistrat, dont le peuple aurait conservé le souvenir. (CUFR, DIFU, QPPN) « Naturablement [sic], le Jacques [ici le geai apprivoisé] est le parent de la Margot [la pie]. Le populaire aime à donner aux animaux des noms chrétiens », analysait Tisseur (1894), à la suite de la citation « Y’a Brigolat qu’a acheté un Jacques pour se tenir compagnie ». (LGCN) Tous les « petits Jacques » que sont jacoupet, jacoupeto, jaquelin, jaqueli ou jaumet ont milité sous la bannière de l’idiot, du minus ou du couillon. (TDFM) Jacot, nom alloué aux perroquets, s’est introduit en Provence dans la locution verbale toumba dins li jacot (« rabâcher comme un perroquet »), restée vivace : en avril 2012, sur le forum de France 2, rubrique Jeux, à un internaute faisant état du belgicisme berdeller (« parler pour ne rien dire »), un Français du Midi répondait : « Chez nous, on dirait ‘‘toumba dins li jacot’’. » Quant à Qué jacou !, il équivalait là-bas à Quel nigaud ! Jacqueline a également ployé sous la matraque : « simplette, niaise » (canton de Vaud) ; « d’une simplicité un peu sotte » (jaquéline dans les langues d’oc) ; « ignorante » (jaquelino, idem) ; « femme grossière, d’un air mâle » (Jâco-Jaquëlène – sic – dans la Manche) ; « sotte, étourdie, virago » (wallon djåk’lène, jaguelène, jaquelène, jaqu’léne). Autre variante dialectale et synonyme : jauquelène (à Verviers), dont le Dictionnaire liégeois-français de Forir (posthume, 1866) soutirait un masculin jaklin, « rarement employé » selon le Vocabulaire des poissardes du Pays wallon (1867). (LFHC, VPPW) Jacquet fut en moyen français synonyme de « flatteur intéressé et sans dignité », tandis que faire Jacquet a correspondu à « mettre les pouces, s’enfuir » (sur le modèle de faire Jacques déloge, « décamper »), mais aussi, de façon plus saugrenue, à « saigner du nez ». (FEWI, TDFM) Jacquot, un des nombreux noms régionaux du geai, fut à la source de l’expression appeler Jacquot, pour « s’embrasser bruyamment », car celui qui voulait appeler l’oiseau, le faire venir à lui, se baisait fortement le dessus de la main (Beauquier, 1881). (VPDD) Jaqué, autre petit Jacques, animait en Languedoc l’expression faïre Jaqué, « faire le poltron ; mettre les pouces ; s’enfuir devant un danger ou une rixe » (d’Hombres et Charvet,

1881). De même source, une variante supplémentaire, Jaquéli, impliquait « une idée de niaiserie candide et ingénue, [comme] un Nicaise, un Nicodème, un Janot ». (LFHC) JAVOTTE Outre celle de « bavarde », le Dictionnaire vivant de la langue française (dvlf.uchicago.edu) et le Dictionnaire Bob du site languefrancaise.net attribuent à Javotte deux autres acceptions, plutôt surprenantes, mais non étayées par des citations : « Jeune femme qui se prostitue et satisfait sa passion pendant qu’un autre (sic) la regarde à travers une glace sans tain » ; « Femme qui racole dans les tramways et dupe en faisant croire qu’elle n’a pas d’argent pour payer sa place ». Quant à la javotte, commère loquace, caquetant à tort et à travers, son babil lui vient, non du prénom, mais du jabot des animaux : en cancanant, elle jabote ou javote. Parmi les plus productifs de la langue, l’étymon roman *gaba a déterminé bien des mots se rapportant à la gorge (gosier, gorger, gaver, cf. Job), y compris en wallon : ainsi, à Gembloux, djaw’ter pour « pépier, gazouiller ». (FEWI, BOBA) JEAN La cause est entendue : nul autre prénom n’a été laminé par tant d’emplois désolants, nés de sa surabondante diffusion, et donc de son extrême banalité. Si des personnalités, rois ou papes, l’ont honoré, ce champion historique des masculins a aussi distingué une multitude de gens ordinaires, sinon insignifiants, et, de l’avis de von Wartburg, il constituait dès lors « une proie facile pour la désignation d’individus de faible valeur ». On l’a apparié dès 1457 au cocu (jan, jehan, jeannin, genin, etc.) : « Un Jan en vaut deux » – sous-entendu : deux cornes –, lancera à Frère Jean le Panurge de Rabelais (1532). Il s’est uni intimement à l’idiot, au propre à rien, au béotien, au cuistre, au maladroit, à la chiffe molle (« Qui m’a donné un Jean comme celui-là ? »), au péquenaud voulant faire le malin. Dans ses lexicalisations en solo, il fut si rebattu qu’on l’a volontiers assorti d’un ou de plusieurs mots pour préciser ses travers. « Un Jean… quelconque », note en 1886 Kastner (en glosant C’est un lanlère, « homme sans consistance ») : preuve qu’il convenait de substituer aux points de suspension une indication affinant le trait. Déjà produits en exemple dans nos colonnes en 2013, les quelque cent-vingt syntagmes fondés sur le paradigme jean-foutre ne demandaient qu’à 44


s’enrichir de dizaines d’autres. En voici un nouvel échantillon. (FEWI, GLPM, KAPA) Djean se combinait ainsi à liade, pendant local de Claude – lui-même synonyme de « niais » – pour former le djean-liade (« balourd ») dans le Doubs, là où un djean-lou-fo (« le fou ») était un étourdi et un djean-corrai un imbécile, d’après un simple d’esprit appelé Jean Corray, hasarde Charles-Louis Contejean (Glossaire du patois de Montbéliard, Barbier, Montbéliard, 1876). Djean-des-grillots (« des grelots ») est défini chez cet auteur par « mendiant en lambeaux, homme mal accoutré » : sur les vieux almanachs, témoigne-t-il, Mercure était représenté au centre d’un cercle de lunes à leurs différentes phases, que les paysans prenaient pour des grelots. Dans le Pas-de-Calais, le Jean saisi avait toujours peur. Les Grenoblois traitaient de jean fèna (« jean fille ») le garçon trop absorbé par les tâches ménagères, juste bon à troquer ses braies contre un cotillon. Ils entendaient par jean-lèra un imbécile : « Je suis Piero, & non pas un Jean Lèra ! », s’offusque Piero dans La Pastorale de Janin (1676), comédie de Jean Millet en patois du Dauphiné (Albert Ravanat, Dictionnaire du patois des environs de Grenoble, Rey, Grenoble, 1911). Les Provençaux disposaient de jan-gèrba et de jangourgou pour un niais (d’après le gourgou, ver parasite des récoltes ?). Le pittoresque Jeanchauffe-le-lit (Jan cháoufo lo coucho) blasonnait chez les Creusois le « mari qui fait toutes les volontés de sa femme » (Dr Louis Queyrat, Contribution à l’étude du parler de la Creuse : le patois de la région de Chavanat, Lecante, Guéret, 1924), tandis que chez les Bretons le Jean Large-Gorge était un ivrogne (Léopold-François Sauvé, Proverbes et dictons de Basse-Bretagne, édition bilingue, Champion, 1878). Le Bouquet pour le jour de la Saint-Jean, compilation péjorative parue dans Le Mercure en juin 1717, s’embaumait du Jean-Fausset, incarnant un lourdaud : « Tu n’es point Jean [cocu] de par ta femme / N’étant rien moins que Jean-Doucet [nigaud, d’après le bouffon de Louis XIII] / Jean qui ne peut [impuissant] ou Jean Fausset. » De même source, le Jean-Gingeole, qui marche de guingois ou serpente, s’inspirerait du Cadet la Gingeaule, chasseur de serpents dans L’Ovide bouffon de Louis Richer (1649). Dans son Glossaire des terroirs mauges (1912), Henry Corneau hébergeait le Jean-Denis Couillardeau, un « couillon », qui, se moquait-on, s’en va pêcher à la ligne les lumas (escargots). Il lui adjoignait d’autres figures imaginaires : le Jean Givoriâ (« J’y vois rien »), bellâtre incapable, ou le Jean-

le-Soûl, acheteur de mets trop fins pour lui. À côté du Jean-joli, où l’épithète relevait probablement de l’antiphrase, la revue Folklore brabançon (10, 1926) épinglait le Jean-ribotte, amateur de beuveries, et le Jean-goulu, goinfre patenté, suivis par le Jean-fafouye, « chicanier, faiseur d’embarras », propre au pays de Nivelles. (FEWI, PBCN) Jean-bête (« crétin, minus ») a été associé à l’antihéros de ce nom, dépeint par JeanBaptiste Gouriet dans son Tableau historique des personnages qui se sont rendus célèbres dans les rues et sur les places de Paris (Les charlatans célèbres, 2e éd., Lerouge, 1819) : « La vie de Jean Bête fourmille de traits d’une bêtise admirable. Un jour, gardant son tout jeune frère qui dormait au berceau, et voyant une mouche se poser sur le nez de l’enfant, il eut tellement peur qu’elle ne réveillât le marmot qu’il s’approcha tout doucement un marteau à la main, et allait d’un seul coup montrer comme on tue les mouches, si sa mère ne fût entrée à temps pour le dispenser de donner cet exemple. » À Lyon, une mode consistait à surnommer les petits garçons Jean Broche, non par piteux calembour, mais d’après broche (« objet mince, fluet »). Clair Tisseur (1894) évoque ainsi cet usage, dont il ne fut pas exempté : « – Jean (lors même qu’il s’appellerait Magloire), Broche (lors même qu’il s’appellerait Bousinet), va donc m’acheter pour deux sous de tabac ! À la maison, quand on n’appelait pas Lustucru (c’était moi), ou bien Coco (c’était moi), on appelait Jean Broche (c’était moi). » Charles Joliet (1891) fait état d’une origine anglaise pour le Jean Bon-Marché (« marchand ambulant ») et italienne pour le Jean-laine (« pauvre »). (LGCN, CJPE) Le seul Tresor dou Félibrige (1879) voit se bousculer pas moins de trente-cinq Jean flanqués d’une déconsidération avérée, dont jan-coulougnado, « homme qui file la quenouille, jocrisse » ; jan-d’Oulando (« de Hollande »), « indolent, sans souci, flegmatique comme un Hollandais » ; jan-firo, « enfant mâle qui porte encore la jupe ; garçon qui court après les filles » ; jan-l’emprés, « empressé, cogne-fétu, nigaud » ; jan-coucounie, « jocrisse, tâte-poule » (vétillard, il palpe les poules pour voir si elles ont pondu, opération peu ragoûtante « qui n’appartient qu’aux femmes ») ; jan-de-rideto, « dupe dont on rit » ; jan-di-bararauno, « visionnaire, extravagant » ; jan-mau-m’agrado, « bougon, maussade » ; jan-que-saup-tout, « qui se croit omniscient » ; jan-recuelo, « lambin » ; jantoupin, « godiche » ; jan-trouno, « époux complaisant » ; jan-trepasso, « qui exagère, passe 45


les bornes » ; jan-fourre, « lou plus couquin de tóuti » (avec ses variantes jan-foutre, jan-foultre, jan-fouire, jan-filtre), etc. En compagnie d’une vingtaine d’autres, plusieurs de ces appellatifs ont animé la bien nommée Cansoun sus li Jean (Chanson sur les Jean), texte de Charles Galtier (site Paraulas en Oc, 2014). À noter que janet, janin, janetou, jouannet et consorts sont allés au mari commode, au nigaud. Quant au proverbe « Il faut que Janet reste Janet », il reflétait l’idée qu’on doit se contenter de sa position, de sa condition. (TDFM, GVYD) Jean patagan était le quolibet frondeur que des écoliers de Suisse romande réservaient à l’un d’eux lorsqu’il paradait sous un habit neuf. Ainsi les moins bien vêtus humiliaient-ils ce camarade richement sapé – patagan renverrait au patagon, l’ancienne monnaie. Ils ricanaient : « Jean patagan / La canne à la man (sic) / L’épée au côté / La bouse sur le nez ! », et, le cas échéant, ils substituaient à bouse un mot plus explicite et plus consistant. Peu enclins à la compassion, certains enfants faisaient une autre cible de leurs condisciples estropiés ou bossus, les JeanJean boiteux de leur ritournelle : « Jean-Jean boiteux / La béquille à trois yeux ! » Greffier de ces lazzis en 1875, Jean-Daniel Blavignac s’attarde d’autre part sur le jean-foutre, un composé qui nous est si cher qu’il se pavane dans notre titre. À l’opposé de la majorité des étymologistes, cet auteur dissocie l’élément foutre du mot qui, dès la fin du Moyen Âge, s’attacha à l’acte de pénétration, de possession charnelle, puis au sperme. Il préfère souscrire à la théorie exposée en 1856 par François Genin (Récréations philologiques, éd. Chamerot) : foutu, apprend-on, dériverait de féauté, feuté ou fouté, termes voués au parjure, au traître au serment prêté à son suzerain : « C’était un adjectif énergique, une épithète qui mettait le comble à l’outrage, et au-delà de laquelle on ne pouvait plus rien ajouter. » Notons au passage que pour Adrien Timmermans (L’argot parisien, Étude d’étymologie comparée, Klincksieck, 1892), « jeanfesse et ses assonances jean-foutu et jean-foutre sont l’équivalent allemand de Hùndsfott, ‘‘anus canis’’ ». (EGJB) Jean Dix-Sept (Yann Seitek) était encore synonyme de « bêta » en Bretagne dans les années 1920 : parlant de ses condisciples peu délurés en classe, Jakez Hélias (Le cheval d’orgueil, 1975) rapporte que leur vie se débitait tel « un chapelet de bêtises à faire rougir Jean DixSept lui-même, ‘‘celui qui met dix-huit pour faire dixneuf’’. » Quinze pages plus loin, il admet que ses camarades et lui-même éprouvaient bien des

difficultés avec la numérotation en français, dix-huit se disant en breton trois-six (tri c’hewh). Deux nouvelles pages encore, et il évoque les casse-tête de l’arithmétique, où « les totaux sont si stupéfiants que Jean Dix-Sept s’en apercevrait ». Quant à Gérard Nédellec, il écrit dans son recueil de nouvelles D’Armor et d’Argoat (Cheminements, 2009) : « Yann Seitek (Jean dix-sept) est le parent de Jean du trou à moustiques ! Et chaque région a aussi sans doute son Yann Seitek ou son Jean de la Lune... » Jean du trou à moustiques n’est autre en effet que l’illustre Hans em Schnockeloch des Alsaciens, qui le célèbrent dans une rengaine fameuse, en tambourinant (traduction) : « Il a tout ce qu’il veut / Ce qu’il a il n’en veut pas / Ce qu’il veut il ne l’a pas. » Jean Bazin (en mosellan Chan Bezïn) était l’une de ces silhouettes inquiétantes d’ « homme au fagot » puni d’exil et que l’on croyait apercevoir dans les cratères ou les tavelures de la lune. Rendant compte, en dialecte, d’un incendie à Féy (canton de Verny), le Courrier de la Moselle (12 octobre 1867) décrit parmi les curieux un quidam « enveloppé dans un gros manteau et qui avait sur la tête une espèce de capuchon qui faisait qu’il avait un peu l’air de Jean Bazin avec son fagot dans la lune » (traduction de Raphaël de Westphalen, Petit dictionnaire des traditions populaires messines, Metz, 1934). (MERP) Créature hybride, puissante, sauvage et rebelle, le Jean de l’Ours était le fruit de l’accouplement du plantigrade et d’une femme. Si elle a jadis nourri les contes fabuleux avant de rejaillir dans le folklore contemporain, la croyance en l’existence réelle de ces bâtards velus, favorisée par l’anthropomorphisme et présente du Caucase à la Scandinavie, aurait encore subsisté à la fin du XIXe siècle : « Les ours, dit-on dans les Pyrénées, enlèvent les jeunes filles dont ils ont des produits moitié hommes, moitié ours » (Rolland, Faune populaire, 1877-1915). Selon Gaignebet et Lajoux (1985), on trouve même dans certaines églises des sculptures exploitant ce thème : à Villefranche-de-Rouergue, sur des motifs de stalles du XVIe, « une femme dans sa fuite fait une chute qui permettra à l’ours, la poursuivant tout sexe dehors, de la rejoindre et de l’emmener prisonnière dans sa grotte ». Après son rapt, elle enfantera donc son Jean sauvage, d’un brun roux comme son père. Mais, au gré des variantes, Jean de l’Ours prendra parfois ailleurs des profils tout différents, imputables à sa vigueur, et plus à sa naissance : à treize ans, c’est lui alors qui étrangle un ours pour se tailler un vêtement 46


dans sa fourrure, et, toute sa vie, il multipliera les tours de force. Ses capacités physiques seront mises en avant par l’imagerie d’Épinal (la maison Pellerin), et complétées, pour l’édification populaire, par celles, intellectuelles, de Jean le Liseur, petit paysan traité de nigaud car il est toujours plongé dans ses livres, mais pour qui l’instruction est gage de prospérité. Dans ses ambitions éducatives, la littérature de colportage propagera ainsi les aventures dessinées d’autres Jean, modèles ou repoussoirs : Jean le Sage, Jean le Fou, Jean le Tisserand, Jean le Malpropre, Jean le Bossu, Jean le Matelot, Jean Cheminot, Jean de Calais, Jean qui pleure - Jean qui rit, Jean-la-Chance, Jean-le-Goulu, Jean Bête, etc. (Jean-Marie Privat, Jean Bête et Jean Alphabète, in Cahiers de Littérature orale, 622007). (FPRF, GLPM) La Wallonie ne s’est pas fait faute d’adosser Jean à divers attributs persifleurs : en Gaume djean-routi, « gosse qui court les rues » ; à Namur djan-binauje (« content », « béat », « empoté ») et djan-comère (« qui se complaît dans les occupations propres aux dames ») ; à Fosses djan-cacouye, « niquedouille », le dya-kokoy des Ardennais, lequel renvoie tant à l’œuf et aux friandises chocolatées qui en épousent la forme (cocognes) qu’au jeune coq (kokoy, kokay), naïf au point de croire que son cri matinal fait se lever le soleil. À Liège, J’han l’tigneux (« couvert de teignes » et « hargneux, intrépide »), héros de la comptine énumérative « Onke et deux, / J’han l’tigneux… », rappelle au loin le Jean le Teigneux d’un récit merveilleux et quasi millénaire, dont s’empara un clerc du XIIIe siècle pour camper Robert le Diable dans un roman de chevalerie. Les deux personnages, Jean et Robert, ont été voués à Satan, qui a permis leur venue au monde inespérée après d’interminables années d’un mariage infécond, et leur existence accumulera crimes et méfaits, jusqu’à leur expiation et leur rédemption. Jean le Teigneux, violeur de nonnes et chef d’une bande de tueurs, sera blessé à la jambe lors d’une bataille et deviendra Jean le Boiteux. S’il disait souffrir de la teigne, d’où son surnom, c’était pour dissimuler sa chevelure, tout en or, qu’il camouflait sous une vessie de porc. Dans le conte des Frères Grimm Le petit jardinier aux cheveux d’or (1844), le prince recouvre lui aussi ses cheveux d’or, ici sous un bonnet, mais en prétextant être atteint du même mal. Et, d’un autre Jean très typé par la tradition, il se fera l’ami : c’est Jean de Fer, appelé de la sorte pour sa peau couleur de rouille, effet de son

long séjour au fond d’un lac, d’où un chasseur l’a extrait pour l’emprisonner. (GLPM) J’han l’nâhi (« Jean le fatigué ») était le mannequin que dressaient des cultivateurs wallons, en guise de moquerie, au milieu du champ du plus lent d’entre eux, le dernier à rentrer ses foins ou sa moisson (Albin Body, Vocabulaire des agriculteurs de l’Ardenne, du Condroz, de la Hesbaye et du Pays de Herve, Vaillant-Carmanne, Liège, 1883). À Sinsin (Condroz), selon Eugène Monseur (1892), ils chantaient sur un ton plaintif à cette occasion : « N’âront-i jamè fè l’a-ou ? » (« N’auront-ils jamais fait l’août ? » – moissonné ?). À Liège, on jouait à la perche Jean Farine (pîce J’han Farène) : une perche arrondie est posée, mais non fixée, sur deux supports ; à droite, on a saupoudré une toile de farine, et à gauche une autre de noir de fumée, et le joueur doit marcher d’un bout à l’autre de la perche, sans tomber, ni dans le blanc, ni dans le noir (Julien Delaite, Glossaire des jeux wallons de Liège, Vaillant-Carmanne, Liège, 1889). (FOWM) Juxtaposés à un autre nom, les Jean, on l’a compris, n’ont donc pas identifié que des individus : ainsi, en Haute-Normandie, le JeanBinet consistait en un mélange d’eau-de-vie et de café bouillis ensemble (abbé Camille Mazé, Étude sur le langage de la banlieue du Havre, 1903). De son côté, la qualification blasphématoire de Jean le Blanc, imaginée par les protestants pour l’hostie – et pour le Christ par les sorciers lors des messes noires – est attestée dans un pamphlet en vers de 1677, repris l’année suivante dans Le cabinet jésuitique, publié à Cologne, chez Jean le Blanc comme par hasard. Cet ouvrage développe « l’histoire de l’hostie depuis le jour où elle n’est qu’un grain de blé en germe, jusqu’à celui où, après des transformations diverses, elle subit la destinée de tout ce qui sert à l’alimentation de l’homme. Il n’y a rien de plus plat, de plus sot […]. Il fallait un autre ton pour attirer le ridicule sur un sujet qui ne s’y prête guère d’ailleurs, et l’auteur ne l’a attiré que sur soi », s’indignait en 1876 Charles Nisard, qui a débusqué en 1756, dans Les Racoleurs de Jean-Joseph Vadé, une réminiscence de l’injurieux sobriquet, destiné cette fois à un particulier fort naïf : on le traitait de Monsieur Jean l’Blanc. (QPPN) La phraséologie embrigadant le prénom est elle aussi apte à s’étendre ici : un objet à la JeanGuérin était de peu de valeur, ou mal fabriqué (Almanach des Traditions populaires, 1884) ; ressembler à Jean de Bavière (ou au roi de Bavière) se

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disait dans le Lyonnais en cas de candeur excessive ou prolongée, chez un enfant par exemple : Jean de Bavière, relate l’abbé Vachet (1907), était « un type d’autrefois ; inoffensif, visage barbu, les yeux noirs, les lèvres souriantes, les jambes tordues, haut comme une botte, portant toujours plusieurs décorations en fer-blanc. Je ne lui ai jamais parlé, mais comme il était originaire de Bavière, il n’est pas difficile de soupçonner qu’il avait la folie douce de se croire le roi de ce pays-là ». Le tour Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! n’est pas sans rapport avec l’injonction Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche ! « Ces mots, qu’on a souvent employés comme titre ou refrain de chanson, interviennent dans le discours à propos d’une chose demandée ou annoncée et qui ne se fera point », remarque effectivement Georges Kastner (1866), en enchaînant : « ‘‘Pense-t-il me convaincre ? Espère-t-il m’amener à ses fins ? Va-t’en voir s’ils viennent, Jean !’’. On le dit même par ironie, pour montrer le néant d’un avis, d’une supposition, d’une conjecture. ‘‘On prétend que cet homme est loyal et sincère, qu’il a de l’honneur et de la probité. Va-t’en voir s’ils viennent, Jean’’. » (GGAV, KAPA) Cocasse et localisée à Wiers-les-Tournai, la formule taper Jean contre Jène (où Jène est Jeanne), qui signifie en gros « se cogner les jambes », remonte à l’ancienne coutume wallonne d’attribuer plaisamment aux jambes des noms de personnes : on les baptisait Jean, Jeanne, Jacquette ou Marion. Dans le Hainaut encore, taper Mayon parmi Djakète (à Bourlers-Chimay) ou Magnon parmi Djakète (à Harmignies-Mons) revenait à « s’écorcher les chevilles », ou bien à « forger les chevaux », Mayon et Magnon représentant des formes de Marion, et Djakète de Jacquette (Bulletin du Dictionnaire wallon, 1912 ; Haust, 1923). Enfin, Ch’est Jean et Jenne (Jeanne) s’appliquait, plutôt en mauvaise part, à deux personnes bien appareillées, deux gens semblables de goûts, d’habitude et de caractère (Haigneré, Patois boulonnais, 1903). (HEWF, BDGW) Patron des imprimeurs, l’évangéliste Jean le devint aussi des tonneliers, par une vertueuse équivoque : son autre nom de Jean Porte Latine, référence au martyre auquel il aurait échappé près de la Porte Latine à Rome, fut réinterprété en « Jean porte la tine » (le tonneau) par cette corporation, avec cette astuce que la tine serait également la cuve, emplie d’huile, où on chercha à l’ébouillanter, mais qui ne fut pour lui, paraît-il, qu’un bain rafraîchissant. Quant à Jean le Précurseur, il a éveillé cette innocente comptine : « Saint Jean-Baptiste dans le

désert / Ne mangeait que des pois verts / Et vous, petit polisson / Qui ne mangez que des bonbons / Vous voudriez aller au Paradis ? / Nenni, nenni, nenni ! » Janicot, à la fois Petit-Jean et jean-nigaud, tire à Dieu et à Diable, puisqu’il a désigné l’un et l’autre. « Janicot : le diable, en terme de sorcellerie », définit Mistral (1886). Janicot et Nicot (« niais ») sont renseignés parmi les sobriquets du Diable « témoignant de sa familiarité ou de ses accointances maléfiques » (Histoire linguistique de la Romania, Collectif, Berlin-New York, 2006). Mais le Diable destinait à son tour ce sobriquet au Sauveur, l’appelant « par blasphème Janicot, comme qui dirait Petit-Jean », lit-on en 1612 chez Pierre de l’Ancre, l’inquisiteur du Pays basque (Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons). Un jour que les sorciers s’étonnaient de son absence à quatre sabbats consécutifs, Satan avait répliqué qu’il était parti plaider leur cause contre Janicot (« Petit-Jean, il nomme ainsi Jésus ») et avait obtenu que les sorcières détenues échappent au bûcher. Les sorcières des Pyrénées appliquaient aussi au Christ ce surnom, qui, avec celui de Jean-le-Blanc, lui fut également attribué dans les messes noires (Pierre Canavaggio, Guide des superstitions, Presses du Châtelet, 2007). On trouve Janicot mis pour « Dieu » dans une des prières parodiques rapportées par de l’Ancre, où les mots « Gastellano Janicot » sont traduits par « Dieu de Castille » (Jelle Koopmans, Le Théâtre des exclus du Moyen Âge, Imago, 1997). C’est Satan qui s’exprimait en ces termes, dans une incantation où il réclamait qu’on lui embrasse le postérieur (« Faictes moi un baiser par-derrière »), geste associé aux messes noires et réputé baptême du Diable. Selon l’inquisiteur, l’une des marques caractéristiques de ces rites sataniques était l’aspersion avec l’urine du Malin et le signe de croix raillant la Trinité (Merceron, 2015). Noire comme la messe singée était l’hostie qu’élevait le célébrant, avant la piétiner en proférant des insanités (Gérald Messadié, Réalités et mystifications du paranormal, L’Archipel, 2015). À Orléans, ladite hostie était à nouveau un janicot. (TDFM, MERP) Janicot distingua de façon plus sereine un comédien et farceur fameux du XVIe siècle, contemporain de Ronsard, virtuose des tours d’adresse, de passe-passe, et autres numéros que saluera son épitaphe. Il savait en effet : « Ores [Tantôt] sa face enfariner, / Et puis quelque farce tonner ; / Ores [tantôt] sans aucune farine / Se feindre un lourdaud contadin [paysan] / Ou un bergamasque Zanin [de Zanni, le rustaud de la comédie italienne]. » 48


Janot. À la dépréciation de Janin (« benêt »), Corblet (Patois picard, 1851) ajoutait celle de Janot, avec ce commentaire : « Plusieurs noms de baptême ont servi à désigner la sottise : Benet [Benoît], Glaude, Colas, Nicaise, Nicodème, Jeanjean, Jaquedale. Il a suffi qu’un individu de ce nom fut considéré comme un type de sottise, pour que son nom en devînt l’expression ». (GEPP) Kenneth (1993) mentionne janot-tête-en-l’air pour « piéton distrait », auquel on pourrait accrocher le janot-nez-en-l’air ou le jeannot-nez-enl’air. D’autre part, une croyance du Gers recommandait, pour arrêter le hoquet, de dire neuf fois sans respirer : « Janot, / As lou sanglot ; / Passa la riou, coupo-t’lou cot », ce que la Revue des Traditions populaires (T. XXII, n° 12, décembre 1907, Superstitions gersoises) traduisait par « Jeannot / Tu as le hoquet ; / Passe la rivière et coupe-toi le cou. » (KGDT) Jean-Claude s’intègre dans la locution familière et contemporaine faire son Jean-Claude (« raconter des histoires, débiter des sornettes ») : allusion à la logorrhée de l’acteur Jean-Claude Van Damme, ou bien aux propos de drague de Jean-Claude Dusse (alias Michel Blanc), l’éternel cavaleur malchanceux des Bronzés des films de Patrice Lecomte ? (BOBA) Jean-Marie. L’alliance de Jean et de Marie, les deux prénoms les plus portés au cours des siècles, a fait éclore une substantivation spécialisée dans le Quercy : un Jean-Marie y était « un petit colporteur ariégeois vendant lunettes et images pieuses ». (FEWI) Jeanne. Conter des chansons de Jeanne et de Paquette, expression déjà présente sous la plume de Mathurin Régnier à la fin du XVIe siècle, équivalait à « tenir de sots discours, faire des commérages, parler du tiers et du quart, colporter des médisances ». Un sens voisin a figuré dans les langues d’oc (où Jano répond à Jeanne) avec parla coum la bello Jano (« babiller comme une commère ») et avec la jano-de-toutme-mêle (« femme indiscrète »). La grosse-jeanne, pour « corde de potence », résulterait d’une féminisation du prénom de Jean Guillaume, exécuteur des hautes œuvres sous l’Ancien Régime. (KAPA, TDFM, BOBA) Jeanneton, à défaut de faucille pour aller couper le jonc, exhibe sa poupée, dont les formes ne valent pas les siennes : être comme la poupée de Jeanneton, c’est en effet offrir un physique sans relief, inconsistant. Le bon peuple fait d’ailleurs rimer le prénom avec « Elle n’a ni cul, ni fesses, ni tétons ». « Plate comme une planche », résume Henri Bauche

(Le langage populaire, Payot, 1920). La comparaison se lit sous la plume de Jeanne Ramel-Cals (La belle captive, Les Éditions de France, 1927) : « Edmée est plate encore, comme la poupée de Jeanneton. Oh ! mais il y a de l’espoir ! Elle est fleurie de toutes les fleurs de l’âge, les fruits viendront à leur saison. » Colette l’a glissée dans La fin de Chéri (Flammarion, 1926), de façon imagée et à propos de mode : « Fruit d’une logique rudimentaire, c’est le chapeau-tube, à présent, qui couronne le chef-d’œuvre de géométrie revêche qu’on appelle la robe-tube et qui n’a, comme la poupée de Jeanneton, ni devant ni derrière. Ô sadisme, ô mortification ! » Pour rappel, c’est une autre Colette, sainte celle-là, qui animait en Picardie un tour fort voisin : « Elle est comme sainte Colette, elle n’a ni panche ni tettes » (« ni ventre ni seins »), car l’artiste qui l’avait représentée ne lui avait accordé nulle grâce. Jeannot, le diminutif si populaire, a lui-même pour rejeton Jeannotin, qui surnomma en Bretagne le lutin des chevaux, celui que l’on appelait le Pacolet dans le Morvan (Lecomte, 1910). (PDSM) Jean-Pierre caricature, chez les jeunes des banlieues françaises, le monde des adultes et des enseignants, à l’opposé du leur, l’univers de « ceux qui ont un salaire, dorment dans de vrais lits, vont à l’église ou à la synagogue, au cinéma, au restaurant, et pas forcément au kébab […] ; eux qui nous fileront peut-être un jour un boulot, si on a beaucoup de chance. À nous, qui ne seront jamais eux ». Eux, les profs, les adultes, les Jean-Pierre intitulait (dans Arrêt sur image, 20 janvier 2015) un article sur le ressenti, parmi ces jeunes, des attentats tragiques à Charlie Hebdo et ailleurs (7, 8 et 9 janvier). Au journaliste qui s’enquérait de son prénom, un des ados répondit effrontément Jean-Pierre, ce qui fit s’esclaffer tous ses copains. Jouan. Le « bèt Jouan » (beau Jean), c’était, en Midi-Pyrénées, l’époux convoité, le prénom échappant pour une fois à la péjoration grâce au saint homonyme : « Une jeune fille à marier désire naturellement un mari accompli et riche. Aussi s’adressera-t-elle à saint Jean par la prière suivante : ‘‘Sent Jouan, / Dat mé un bèt Jouan, / Que sio bèt è gran / Qu’aougo ün bèt bé, / En dé que me hesqué bioué sen hè ré’’, soit ‘‘Saint Jean / Donnemoi un beau Jean / Qu’il soit beau et grand / Qu’il ait un beau bien [patrimoine] / Pour qu’il me fasse vivre sans rien faire’’ » (Superstitions gersoises, in Revue des Traditions populaires, T. XXII n° 12, décembre 1907). 49


ironie d’autant plus vive que jerry était dans leur argot un nom populaire du pot de chambre, ustensile dont le casque de l’ennemi leur rappelait la forme. Ce contexte fit naître le mot jerrycan, soit « bidon boche ». Pendant la Seconde Guerre encore, lorsque les troupes allemandes investirent les îles AngloNormandes – l’archipel fut le seul territoire britannique à subir ce sort –, le sobriquet particulièrement infamant de Jerry-bag (« sac à boche ») accabla les femmes qui pratiquaient avec l’occupant une collaboration horizontale. Coïncidence : Jèrry désigne aussi Jersey, l’île principale, dans le vieux dialecte normand qu’est le jersiais. Celui-ci n’est plus parlé que par une frange minime de la population, mais il bénéficie du statut de langue régionale : « Seyiz les beinv’nus à Jèrry », lisent les touristes à leur atterrissage à Saint-Hélier.

JEMIMA « J’ai remarqué que, dans un certain nombre de romans anglais, les auteurs donnent volontiers le prénom de Jemima aux vieilles filles (old spinsters) qui jouent généralement dans ces sortes d’ouvrages un rôle sacrifié. Nos voisins attachent-ils une idée particulière de ridicule à ce prénom qui n’a pas d’équivalent dans notre langue ? », s’enquérait, le 10 octobre 1924, un abonné de L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux. Dans le numéro suivant, un autre ophélète (ainsi les lecteurs et les chercheurs de ce mensuel se désignent-ils) lui répondait que, de fait, Jemima « est actuellement démodé en Angleterre et presque risible », mais sans fournir de raison à cette mésestime, sinon que, dans la version anglaise de la Bible (celle du roi Jacques Ier, 1611), « les trois filles du patriarche Job s’appellent Jemima, Kesia et KerenHappuch ». À l’occasion de la Réforme, lorsque les protestants choisirent pour leur progéniture des noms de l’Ancien Testament plutôt que ceux de saints, le féminin Jemima bénéficia d’un large essor chez les Anglo-saxons. Sans doute aura-t-il véhiculé une part de l’austérité ou du rigorisme liée au courant puritaniste. Si, comme le suggèrent les correspondants de la revue, il se discrédita peu à peu en GrandeBretagne, il n’est pas négligé en France, avec plus de deux cents attributions pour l’ensemble du XXe siècle, et vingt-huit encore pour la seule année 2010. Dans le plus célèbre roman anglais du XIXe (La foire aux vanités, de William Makepeace Thackeray, 1848), évolue une Jemima plus accorte que maussade, miss Jemima Pinkerton, gérante avec sa sœur d’un pensionnat londonien pour jeunes filles. Quant aux filles de Job, « il n’y en avait pas dans tout le pays d’aussi belles ». En hébreu, Jemima signifie « colombe » et, au-delà, « pureté » ; Kesia « parfum(ée) sans rival(e) » ; KerenHappuch « flacon de nard », le nard dégageant de capiteuses fragrances. Une transcription latine du Livre de Job les a baptisées différemment : Dies (« jour ») pour l’aînée, « belle comme le jour » ; Casia (« cannelle ») pour la seconde, « plus agréable que les plus douces senteurs » ; Cornustibii pour la cadette (« corne emplie de fard »), en considération de l’éclat de son teint.

JÉSUS C’est bien la gracieuse image de Jésus enfant qui a attaché au prénom la valeur, d’abord non connotée, de « joli garçon », un beau gosse dont l’argot du XIXe siècle, à Lyon puis à Paris, tirera celles, franchement blasphématoires, de « personnage aux allures efféminées, giton, mignon » ; de « bardache » (« adolescent dont les gens de mœurs levantines abusent ») ; de « jeune prostitué dressé au vol et à la débauche » (Vidocq, 1837 ; Michel, 1856 ; Villatte-Bonte, 1892). De surcroît, à la fin du XVIIIe, les milieux athées avaient répandu l’idée d’une homosexualité de Jésus en invoquant des liens ambigus avec ses disciples (Rey, 1992). Sur sa relation privilégiée avec l’apôtre Jean, précise Courouve (1985), des allusions furent ainsi émises par Denis Diderot et le marquis de Sade et, avant eux, par le roi Frédéric II de Prusse et, au XVIe, par le dramaturge anglais Christopher Marlowe. Mais il resterait alors à déterminer comment le vocabulaire de la truanderie a pu subir l’influence de ces beaux esprits. (AMLD, FEWI, TLFI, FMPA, PAGV, DIHL, DHMC) Le mot jésus a répondu dans le jargon des Poilus (Esnault, 1919 et 1956) à deux autres sens transgressifs : « phallus en érection » et, par extension, « couteau ». Jésus demeure parfois en usage pour « sexe d’un petit garçon » : « Retire la main de ton Jésus, ce n’est pas le savon de Marseille qui va lui piquer les yeux, tu sais ! », lance, dans le film Le grand chemin (Jean-Loup Hubert, 1987), Marcelle, alias Anémone, à Louis, 9 ans, qui lui a été confié par sa mère et à qui elle donne le bain. Jésus de quatre sous s’est dit pour « nouveau-né ».

JÉRÉMIE Jerry. Ce fils de Jeremy-Jérémie, on le sait, équivalait à « boche » pour les Anglais, qui le rapprochaient de german (« allemand ») avec une 50


Passager et confidentiel fut le recours à l’expression Y’a pas de bon Jésus qui tienne !, destinée à balayer une opposition, une réticence, un doute ou une tentative de justification, sur le mode Y’a pas de Mais qui tienne ! (PTQP, BOBA, PAGV) À Bayeux (Calvados), on a baptisé jésuet un faux dévot, et, dans le Puy-de-Dôme, béni-jésu (ou bénitou) une personne aux allures doucereuses, confite en dévotion (Glossaire des mots particuliers du dialecte d’oc de la commune d’Ambert, Revue de philologie française et de littérature, 1912). Dans le Jura, le mal du petit Jésus a désigné l’accouchement, avec cette phrase en écho : « Quand il est passé, on n’y pense plus » (Patois de Chaussin, 1899). Si faire Jésus a signifié « faire pitié », et faire bon Jésus « réciter sa prière » (dans le langage enfantin), faire des points de Jésus-Christ (fé des ponts d’jèzu-cri), c’était, chez les couturières du pays de Liège, « coudre à larges points et sans soin ». (GLPC) Basilic Jésus et lézard Jésus-Christ surnomment un reptile (Basilics plumifrons), pour sa capacité à marcher sur l’eau, tel Jésus sur le lac de Tibériade. En fait, ce saurien, qui vit en Amérique centrale, court sur la surface liquide pour se soustraire à ses prédateurs, sur des distances atteignant quatre cents mètres. Sa prouesse tient à la morphologie et aux mouvements rapides de ses pattes arrière, aux doigts très longs. Quant à la scène du Nouveau Testament, elle est aussi, pour mémoire, à l’origine du mot pétrel (ou oiseau de Pierre), une étymologie populaire tardive ayant comparé la progression hésitante de l’apôtre Pierre sur les flots ce jour-là à celle de l’oiseau palmipède rasant les vagues en quête de nourriture. (NPDC)

rebaptisé illico comme la créature glauque de la vision (Paul Eudel, L’argot de Saint-Cyr, Ollendorf, 1893). La scène 5 de l’acte II de la tragédie est marquée par le récit de ce songe épouvantable, infligé par le Dieu des Juifs à la reine Athalie, qui, cruelle à l’instar de sa mère, a renié sa religion et massacré les candidats au trône (sauf Joas, alias Éliacin, véritable héros de la pièce). La macabre narration s’ouvre par « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit » – dont, ô surprise, le chanteur Carlos fera l’incipit de son Bougalou du loup-garou (1975) –, et elle comporte un autre alexandrin fameux : « Pour effacer des ans l’irréparable outrage » (rimant avec le visage de Jézabel, paré jusqu’à l’instant où sa fille tente de l’embrasser). Jézabel, Jésabel et Jezebel sont trois formes du prénom, qui renvoie au loin au dieu Baal, à qui mère et fille s’étaient inféodées. La troisième graphie intitulait en 1950la chanson écrite pour Édith Piaf par Charles Aznavour, qui l’avait lui-même adaptée du répertoire de Frankie Laine (traduction de l’original : « Si jamais le diable était né sans une paire de cornes, ce serait vous, Jezebel »). J OB De la superstition, on a dit qu’elle était la poésie de l’ignorance, et on peut en dire tout autant de l’étymologie populaire, elle aussi irrationnelle mais si attractive pour l’esprit. Selon ses partisans, les fidèles ont très tôt associé le nom de Job à la crédulité, à la niaiserie, aux chimères, à la jobarderie, car, de la figure biblique, ils avaient retenu ce qui les frappait le plus : les déboires en cascade, les maladies, la perte de ses enfants, la ruine de ses biens, le caractère querelleur de sa femme, la déchéance et le dénuement sur un tas de fumier, bref une adversité tenace mais supportée avec un déconcertant fatalisme. La résignation du personnage confinait à la naïveté aux yeux du bon peuple, chez qui elle aurait attisé davantage la dérision que la pitié. Renseignés par Frédéric Godefroy (Lexique de l’ancien français, 1901), enjobarder (« tromper, railler », en 1280) et enjobeliner (« abuser par des paroles flatteuses ») auraient émergé dans ce contexte, bientôt suivis par jobiner (« dépouiller quelqu’un ») en moyen français, puis en 1547 par le mot job (« niais, nigaud »), ancêtre de jobard (1804). Si elle séduit par sa logique, la démonstration n’a pas résisté à l’analyse des érudits, qui, nous l’écrivions en 2013, rattachent jobard (« gobeur que l’on gave en lui faisant tout avaler ») à l’étymon job signifiant « gosier » (tiré de *gaba,

JÉZABEL Il était vraiment peu ragoutant, ce ragoût de mouton qui, à la fin du XIXe siècle, atterrissait de façon réglementaire, deux fois par semaine, sur les tables de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Ce plat, les futurs officiers, doublés de fins lettrés, l’appelaient avec humour Jésabel, du nom d’une des figures bibliques de l’Athalie de Racine (1691). En effet, lorsqu’en rêve Athalie cherche à étreindre sa défunte mère Jézabel, elle ne découvre plus devant elle qu’un magma abominable, et elle s’écrie : « Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange, / D’os et de chair meurtris et traînés dans la fange, / Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux, / Que les chiens dévorants se disputaient entre eux. » Dans ces vers, les Saint-Cyriens feignaient donc de voir la parfaite description de leur indigeste fricot, 51


cf. Javotte). Cette filiation vaut aussi pour l’ancien jobet (« sot, badin, cornard »), le jobelin bridé (« cocu » au XVIIe siècle) ; la jobette (« femme crédule, petite fille », en Bourgogne) ; l’adjectif djob (« décontenancé, confus », à Mons), etc. Jobard lui-même a cumulé jadis, au gré des régions, les sens de « plaisantin », « moqueur », « niais », « sournois » ou « vaniteux », la joberie recouvrant alors à la fois la sottise et la fantaisie. Étonnamment polysémique fut à son tour le verbe jober : « railler », « jouer », « s’amuser », « dormir », « s’assoupir en remuant la tête ». En Lorraine, celui qui jôblait perdait son temps à des bagatelles (Lucien Adam, Les patois lorrains, Maisonneuve & Cie, 1881). (FEWI, DIHL, CUFR) L’explication du vulgaire et celle du savant sont à même de converger, pour qui accepte l’idée que, par le job-gosier, le Job du fumier ravalait ses malheurs.

quant au mot joseph seul, il a parfois identifié un couteau et une pipe. (GLPC, FEWI, GGAV, BOBA) En Suisse, dans le canton de Fribourg, de tradition catholique, le prénom Joseph fut naguère copieusement distribué, si bien que d’autres cantons romands (Vaud, Neufchâtel) employèrent le dérivé Dzoset pour blasonner les Fribourgeois(es) de la campagne : « On dit en badinant un Dzoset, une Dzosette. » Les sobriquets, on l’a vu, ont fonctionné dans l’autre sens, Britchon (cf. Abraham) étant destiné aux Neufchâtelois et aux Jurassiens passés au protestantisme. Autrefois, on prenait un malin plaisir à placer sous la houlette du saint les cocus, réputés par sarcasme confrères de saint Joseph. Au demeurant, il arrivait même aux époux trompés de se tourner spontanément vers lui. Témoin cette anecdote de Clair Tisseur (1894), qui revient du même coup sur le caractère tardif de l’attachement voué à celui « qui fut père comme l’on sait » : « Les saints eux-mêmes ont leur destin. Vous ne sauriez, dans toutes les cathédrales du XIIIe siècle, rencontrer une chapelle dédiée à saint Joseph, et, aujourd’hui, la dévotion à saint Joseph vient immédiatement après la dévotion à la sainte Vierge. J’étais un jour à Saint-Denis, dans la chapelle de saint Joseph. J’avais devant moi un bon canut qui, se croyant seul, faisait sa prière à voix assez haute pour que je l’entendisse : ‘‘Grand saint Joset, patron des maris, faites-moi la grâce que, si je le suis, ça soye sans le savoir ; si je le sais, que ça soye sans le voir ; et, si je le vois… eh bien… donnez-moi patience !’’ » Dans son Étoffe du diable (1991), Pastoureau a montré que, dans l’iconographie ancienne, le tissu rayé, révélateur d’un personnage négatif, a aussi connoté l’ambivalence, l’exemple le plus pertinent étant justement fourni par le cas du saint, auquel cet historien et sémiologue consacre un développement édifiant. Joseph, y lit-on, fut longtemps en Occident un personnage dévalorisé, réduit au rôle de comparse ou de gêneur, et que ridiculisa le théâtre religieux en lui prêtant des vices inconnus des Évangiles : sottise, maladresse, avarice, ivrognerie. Dans les processions, il était couramment incarné par l’idiot du village ou de la paroisse, parfois même jusqu’au XVIIIe siècle. Les images médiévales en font volontiers un vieillard chauve et chevrotant, toujours en retrait. Ce n’est qu’à la Renaissance qu’il acquerra de l’avancement, lié au culte de la Sainte-Famille : de vieux benêt, le voici homme plus digne et rajeuni, père nourricier ou artisan charpentier,

JOSEPH La propension à brocarder le Joseph des Évangiles éclaire dans une large mesure les déboires du prénom, que l’argot du XIXe siècle assimila donc à « cocu » et à « sot ». Mais on le rudoya aussi sous des variantes dialectales familières, dont la consonance prêtait déjà au persiflage : ainsi zozo pour un imbécile à Paris, un clown à Liège et à Charleroi, un « homme d’une simplicité comique » dans la Meuse, un bouffon des parades foraines dans le Jura (Patois de Chaussin, 1899). À Tournai, djodjo a désigné un pitre ; à Namur et à Givet, un niais. Dans l’est de la France, zizi et žižä (Metz) ont caractérisé un « garçon bébête » ou un « nigaud grand et fluet », également houspillé par jœzé, terme de moquerie dans les Vosges (Oscar Bloch, Lexique français-patois des Vosges méridionales, 1915). À Toulouse, pépi équivalait à « toqué », à l’instar du pèpi du Béarn, « qui parle et agit sottement ». Von Wartburg a repéré dans l’Yonne (Chablis) l’expression scatologique faire Joseph (« déféquer »), qu’on ne confondra pas avec faire son Joseph (« refuser les avances d’une femme », tel le vertueux Joseph, ici celui de la Genèse, repoussant sa tentatrice). À Lyon, être à Saint-Joseph revenait à « être en prison » : la maison des anciens pères jésuites, placée sous le patronage du saint, devint plus tard une prison ; ce fut la prison Saint-Joseph. Elle a disparu, la locution s’est perdue (Vachet, 1907). Dans la langue verte, le chapelet de saint Joseph, par analogie avec l’objet de dévotion, a distingué la chaîne entravant les détenus ; 52


mais tout en restant ambigu (« croire à une conception naturelle de Jésus est une hérésie »). Il ne se valorisera pour de bon qu’à la Contreréforme, grâce aux jésuites et à l’art baroque. À propos des rayures elles-mêmes, l’auteur fait valoir que la période la plus intéressante de l’iconographie joséphine se situe au XVe et au début du XVIe : Joseph, désormais moins déconsidéré que pendant le haut Moyen Âge ou l’époque féodale, n’est encore alors ni promu ni vénéré, et, pour exprimer ce statut particulier, les artistes le vêtent souvent de chausses rayées. « La rayure des chausses est une marque plus discrète que la rayure de l’habit proprement dite. Vêtir Joseph d’une robe, d’une tunique ou d’un manteau entièrement rayé aurait été nettement dégradant ; le doter de chausses rayées représente simplement un accent destiné à souligner son caractère spécifique. » (LGCN, EDMP) Fifine. Sachant que cette Joséphine diminuée a notamment nommé dans l’argot de la prostitution la serviette hygiénique – « éponge protectrice qui permet à une fille de se livrer à l’exercice de sa profession pendant la période des règles » –, on sera peu surpris par la tournure Fifine est saoule, usitée lorsque « l’éponge, saturée de sang, a besoin d’être remplacée » (Lacassagne-Devaux, 1948). (AMLD) Joséphine. Le Dictionnaire Bob renseigne lâcher une joséphine (« péter »), tour plus confidentiel que lâcher une louise : « Est-ce dangereux de lâcher une joséphine en combi de plongée ? Attention, ça donne des formes. Gonflé, tu remontes sans respecter les paliers de décompression » (Yahoo, Questionsréponses, 2013). D’après Bob encore, le canon de 75 et le canon de 88 autrichien furent d’autres Joséphine (en concurrence avec le François-Joseph dans le second cas) et ont motivé chez les Poilus la formule envoyer le bonjour de Joséphine. À Abbeville (Somme), c’est la daurade grise qui accaparait ce féminin (Corblet, 1851). Enfin, la forme wallonne jôzine égratignait « la femme lourde, stupide ». (BOBA, GEPP, VPPW, WETY)

prestigieux dans des galas dont sont conservés quelques enregistrements, captés en 1906. Il était violoniste et chef d’orchestre, exactement comme Yehudi Menuhin († 1999), autre Judas, ici sous une forme araméenne primitive. Par sa trahison, l’apôtre scélérat discrédita un prénom révéré jusqu’alors, qui éclipsa dans les mentalités occidentales Judas Macchabée ou le patriarche Juda, père d’une des tribus d’Israël. Loin de tout contexte religieux, le paria des textes sacrés revient périodiquement à l’avantscène : « La presse belge est-elle passée en mode Judas, les médias sont-ils devenus sans foi ni loi ? », s’interrogeait Le Vif/L’Express (décembre 2012) ; Vatican : les judas au tribunal, titrait la une de Libération (28 septembre 2012) lors du procès, pour divulgation de documents secrets, du majordome de Benoît XVI. La vie politique se parsème de baisers de Judas : celui de Mitterrand à Mendès-France (1981), celui d’un DSK déchu à son « amie » Martine Aubry (2011), celui d’un conseiller de Sarkozy à l’ancien président, enregistré à son insu (2014). « Ne jamais faire confiance à un baiser de Judas, à un chien étranger et à un pied de cheval », prêchait déjà un proverbe allemand. « Au plus larron la bourse », a enseigné un autre adage pour avertir du danger qu’il y a à confier son argent à l’individu dont on devrait le plus se méfier : Judas n’avait-il pas été le trésorier de la communauté des Douze, selon l’évangéliste Jean ? Si, par antiphrase, le renégat a déterminé, sans y être cité, la tournure faire le bon apôtre (« contrefaire l’homme de bien pour tromper autrui »), un stéréotype plus récent fait appel au cul de Judas. Venu du Portugal (« Os cus de Judas »), il illustre le bourbier où s’empêtra ce pays pendant la guerre coloniale d’Angola (1961-1974) : une descente aux enfers ou « dans le trou du cul du monde », cet « anus mundi » qui baptisa aussi le camp d’Auschwitz selon le propos d’un médecin SS (cf. Maurice Gillet, Judas : le retour du maudit, musée en Piconrue, Bastogne, Bulletin 117, 2015). « Judas était rousseau ; c’est pourquoi on hait beaucoup les rousseaux », avançait Antoine Furetière (1690). Bien qu’aucun écrit canonique ou même apocryphe ne décrive le physique de Judas, il a été peu à peu associé, en tant que traître, à la couleur rousse (chevelure, barbe), tout comme Caïn, Dalila, Saül, Ganelon et Mordet, Thor et Loki, constate le médiéviste Michel Pastoureau (2004). « Mélange du mauvais rouge et du mauvais jaune », le roux a distingué le mensonge, l’hypocrisie, la trahison. Outre-Rhin, à partir du XIIe siècle, le surnom

JUDAS Rendez-vous des mélomanes parisiens, les concerts Colonne ont pour créateur éponyme, en 1873, Judas Colonna (1838-1910), né à Bordeaux dans une famille juive de sept enfants, originaire d’Italie. Ce musicien, qui francisa son patronyme et troqua son petit nom pour celui d’Édouard, fit connaître au public les œuvres de Bizet, Saint-Saëns ou Gounod et dirigea les interprètes les plus 53


de l’apôtre, Iscariote (en allemand Ischariot) – l’homme de Carioth, au sud d’Hébron – fut décomposé, par jeu de mots étymologique, en « ist gar rot » (qui « est tout rouge »), et, ce faisant, Judas devint l’homme tout rouge par excellence, celui dont le cœur est habité par les flammes de l’Enfer, et celui qui, dans les images, doit être représenté avec les cheveux flamboyants, c’est-à-dire roux, la rousseur étant le signe de sa nature félonne et annonçant sa trahison, commente encore cet auteur, éminent spécialiste de la symbolique des couleurs. En 1991, le même Pastoureau, dans L’étoffe du diable, avait souligné que, dès avant l’an mille, l’iconographie réserva à la rayure du vêtement un statut péjoratif : « Comme la chevelure rousse, l’habit rayé constitue l’habit ordinaire du traître des Écritures. Certes, de même qu’ils ne sont pas toujours roux, Caïn et Judas, par exemple, ne sont pas toujours rayés ; mais ils le sont plus fréquemment que tout autre personnage de la Bible, et ces rayures […] suffisent pour mettre en valeur leur caractère félon. » (DIFU, HSMP, MERP, EDMP) Brassée en Belgique par Alken-Maes, la bière Judas, qui titre 8, 5°, joue à son tour la duplicité : « Le goût de l’alcool ne se fait pas sentir, ce qui est traître ! », diagnostique un amateur avisé. Judas a laissé d’autres « reliques » : au Trésor de la basilique de SaintDenis, on montrait la lanterne qu’il brandissait au jardin des Oliviers pour guider la troupe vers sa proie ; dans l’abbaye de Saint-Corneille, près d’Aix-la-Chapelle, la marque de Judas aurait été visible sur le linge avec lequel le Seigneur essuya les pieds des apôtres après les avoir lavés. Mais un autre linge issu du même épisode était conservé à Rome : « Il faut bien que l’un des deux soit faux », tranchait Calvin (Traité des reliques, 1543). Le réveil de celui qui, de façon parfois pathétique, incarna jusqu’au mythe l’image du mal a été stimulé par la diffusion, sinon le matraquage, du fameux Évangile de Judas (dont il n’est pas le rédacteur, mais le protagoniste), transcription d’un texte ardu, anonyme et fragmentaire du IIe siècle, découvert en 1978 en Égypte parmi plusieurs papyrus détériorés. On y fait écho à une « révélation » du Christ à Judas, celui-ci étant exonéré de sa cupidité et de sa perversité, et présenté comme « le plus proche du maître » : par son geste, n’en accomplit-il pas la volonté de « sacrifice de l’enveloppe charnelle » et de rédemption ? Le document a donné du grain à moudre aux indécrottables théoriciens du complot et aux

partisans d’une réhabilitation, dont la quête a traversé les siècles, mais que Rome a toujours repoussée : « C’est Judas qu’on a trahi ! », claironnera un slogan provocateur (Nouvel Observateur, décembre 2010). Dénominateur commun, outre le battage médiatique, au Da Vinci Code (Dan Brown, 2003) et à L’Évangile de Judas (adaptation française en 2006) : des secrets que l’Église dissimulerait aux fidèles pour conserver son crédit. JULES S’il expédie en une seule ligne le jules « vase de nuit » né de l’argot des casernes et repris au Larousse en 1907, le Französisches etymologisches Wörterbuch signale que le prénom désigna aussi naguère le cochon à La Louvière (Hainaut). Jules fut également, selon Lacassagne et Devaux (1948), « un nom donné aux boches sous l’occupation ». Une première péjoration de Jules avait déjà émergé au XVIIe siècle, à l’occasion des Mazarinades, ces pamphlets dirigés pendant la Fronde, à partir de 1648, contre le cardinal Jules (Giulio) Mazarin, mais, confirme Rey, l’écart chronologique interdit de recourir à ce précédent pour éclairer le sens, tardif, de « pot de chambre ». (FEWI, AMLD, DIHL)) Juliana. À côté de julienne, synonyme de lingue depuis le XVe siècle, et sous l’effet du même « cheminement sémantique obscur » issu de Jules, on a entendu par juliana, dans le Languedoc, le Midi-Pyrénées et le Pays basque, un autre poisson de mer, la morue (bacallà en catalan), par exemple celle que l’on consommait, salée, pendant le carême : « En Roussillon, la Vieille aux sept jambes dont on arrache une jambe toutes les semaines du Carême est entourée des signes rituels du jeûne : oignons, poivrons, aulx, harengs ou sardines, parfois morue salée (bacallà, juliana) » (Jean-Louis Olive, La salutation au soleil. Notes d’ethnographie héliotropique en Pyrénées catalanes, in Bulletin de la Société de Mythologie française, 1996, 183). Dans certaines mentalités populaires, la Vieille aux sept jambes symbolisait les sept semaines de privations précédant Pâques (46 jours, du mercredi des Cendres au samedi saint). Cette Dame Carême était parfois représentée en mégère bourrue, en butte à Carnaval, son prédécesseur calendaire, figuré, lui, en bonhomme festoyant et replet, héros du mardi gras. (DIHL, MERP) Le prénom fut royal aux Pays-Bas, où Juliana régna de 1948 à 1980. Julie. En mai 1918, de façon désinvolte, les militaires français baptisèrent grosse-julie l’avion 54


d’école Nieuport (Nie-13 BA 2), en s’inspirant de Ma gross’ Juli-i-i-i-e, chanson très populaire à Paris depuis 1895 : « Ma grosse Julie est une nourrice / Que j’ai connue au parc Monceau / J’vous jure qu’elle n’a rien de factice / Sur le devant comme au verso. » La surface portante du biplace était en effet près de deux fois supérieure à celle (13 m2) du Nieuport monoplace (Nie-11 BB), ce biplan de chasse léger, d’ailleurs resté dans l’histoire de l’air sous le nom de bébéNieuport. (PTQP) Julien. À Liège, Julien (Djulin en wallon) était l’index dans la comptine des doigts. La maman touchait l’un après l’autre les doigts de l’enfant, du pouce d’une main à l’auriculaire de l’autre, qu’elle agitait. Elle disait ainsi (traduction) : « Poucet / Julien / Je viens / Je vais / Je cherche / Un doigt / Quel doigt ? / Le petit / Où est-il ? / Le voici, le voici, le voici ! » (FOWM) Au Moyen Âge, la légende et le culte de Julien l’hospitalier, ce « bon herbet » (hébergeur) patron des voyageurs et des aubergistes, propagèrent l’expression avoir l’ostel saint Julien, signifiant « recevoir bon gîte », « être accueilli avec simplicité et cordialité ». Par extension, elle s’appliqua aussi au foyer où le mari fait bon ménage, où il ne manque de rien, y compris au lit : « Qui prend bonne femme je tiens / Que son ostel est saint Julien », considérait ainsi Eustache Deschamps au XIIe siècle (Francisque Michel et

Édouard Fournier, Histoire des hôtelleries, cabarets, courtilles, Delahays, 1859). Juliette était il y a deux siècles un nom abusivement donné dans la province française au septième mois de l’année. Il s’agit là d’un des vices de langage dénoncés en 1821 par Jean Claude Léonard Poisle Desgranges dans son Petit dictionnaire du peuple à l’usage des quatre cinquièmes de la France, large inventaire des incorrections et barbarismes du parler populaire. « Vous, petites provinciales, qui avez quitté le grossier sarrau pour la robe à cœur, mais qui n’avez pu aussi promptement oublier vos expressions saugrenues, achetez mon Dictionnaire, bientôt vous me saurez gré du soin que j’ai pris de votre instruction », bonimentait-il dans sa préface. Invitant à prononcer « jui-ié » pour le mois d’été et « prénom » à la place de pronom, il rectifiait aussi divers noms de baptême écharpés : Ursule et non Ersule, Eugène et non Ugène, Claude et non Glaude, Geneviève et non Geniève. Autres recommandations : bien dire caleçon au lieu de caneçon ; sage-femme au lieu de chaze-femme ; porcelaine au lieu de pourceline ; rhumatisme au lieu de rumatice ; avoir le hoquet au lieu d’avoir le loquet, etc. Son livre demeure un témoin précieux des particularités ou des travers du discours d’autrefois, cent ans avant qu’on tende les premiers micros aux locuteurs.

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L LAMBERT Parce que sa voix lugubre rappelait aux paroissiens l’annonce Lambert est mort !, Lambert a désigné la sonnerie mortuaire, en Belgique (Louvain), mais aussi en Normandie : « On dit sonner en Lambert ou sonner un Lambert. Il y a le petit ou le grand Lambert, suivant l’importance du défunt et surtout de la somme payée » (Bulletin de la société d’Études diverses de l’arrondissement de Louviers, Eure, 1906). On utilisait parfois la minuscule : « Le cortège approche de Vironville ; un glas timide sonne au clocher ; c’est la première cloche qui s’ébranle doucement..., la sonnerie en mort, le lambert, dont l’ironie mélancolique de nos aïeux chantait ainsi la plainte lente : ‘‘Lambert est mort’’ » (Mensuel Le Correspondant, Paris, 1914). (LBNL) Deux variantes wallonnes du prénom ont été étrillées, le redoublement du b renforçant leur péjoration : à Stavelot et à Liège, bambêrt pour « nigaud » ; à Verviers, babièt pour « bonasse » (Mélanges Godefroy Kurth, Liège, 1906, et Jules Feller, Bulletin du Dictionnaire général de la Langue wallonne, Liège, 1920). (BDGW)

Dans la Belgique du XVIe siècle, on pointera deux porteurs notables : le Montois Lancelot de Casteau, cuisinier de trois princes-évêques de Liège et auteur d’Ouverture de cuisine (1585), recueil de 181 recettes ; le Brugeois Lancelot Blondeel († 1561), peintre, architecte, ingénieur et géographe. A priori germanique (land, « pays »), le prénom a également été rapporté au mot français lance (l’arme blanche), d’origine celtique et présent tel quel dans le diminutif que fit pédaler Lance Armstrong. Les prénoms Lance et Armstrong ont même été attribués à des bébés belges en 2002, alors que le champion cycliste n’avait pas encore vu pâlir son étoile. (BEHI) LAURENT L’intrigante expression dire Laurent de l’oreille, glosée par « défi énigmatique, qui se fait en plaisantant », est ainsi commentée par Jônain (Patois saintongeais, 1869) : « En effet, il est impossible de dire Laurent... de l’oreille, avec l’oreille ; c’est avec la bouche qu’on le dit. » Il n’y a pas grand risque non plus à suspecter un jeu de mots fondé sur la consonance LaurentL’oreille. Aux affections de la peau qui reprirent jadis par analogie le nom du saint patron, brûlé vif, on ajoutera le feu saint Lorens, « érésipèle gangreneux » (vers 1300), les cloches de sainct Laurens, « ampoules qui viennent dans la figure » (Cotgrave, 1611) et les clotchètes sint Lorint, « varicelle », à Bastogne. (JPST, FEWI)

LANCELOT Qu’obtient-on en démembrant Lancelot ? Lance-l’eau. Et qui lance l’eau pour éteindre l’incendie ? Le soldat du feu. Voilà par quelle lourde pirouette l’argot a baptisé de ce prénom le pompier (George Kenneth, 1993). Plus noblement, dans un registre soutenu et en référence à la belle figure de la légende arthurienne, on appellera « un Lancelot » l’homme qui réalise le type accompli de la chevalerie courtoise. « Choisy moi quelqu’un de ces beaux vieux romans françoys, comme un Lancelot », recommandait aux futurs poètes Joachim Du Bellay (Défense et illustration de la langue française, 1549) : le nom propre a en effet aussi étiqueté indifféremment divers cycles de récits chevaleresques d’Europe de l’Ouest et du Centre, des productions unies par beaucoup de similitudes et qui, selon Jean Duvignaud (Styles et modes de création, 1990), furent orales avant d’êtres fixées par l’écriture. (KGDT, HIMO)

LAZARE « Si encore on nous disait pour combien de temps nous serons à Lazare ! », se lamentait en 1828 une détenue de la prison parisienne de Saint-Lazare. De 1799 à 1927, celle-ci hébergea des milliers de femmes publiques, pour les punir et pour les soigner dans son dispensaire. Les prostituées s’entendaient alors traiter de gibier de Saint-Lazare, de volaille de Saint-Lazare ou de bijou(x) de Saint-Lazare. Si les plus pieuses appelaient l’établissement pénitentiaire La Résurrection par allusion au Lazare évangélique ramené à la vie, Virmaître (1894) considérait 56


que « ce n’est une résurrection que pour celles qui en sortent guéries et peuvent reprendre leur commerce ». (BOBA, DRFS) On sait comment les deux Lazare des textes sacrés – le cadavre ambulant de Béthanie, et surtout le mendiant ulcéreux de la parabole du Mauvais riche – ont creusé leur trou dans la langue, en y engendrant, via lazre, le mot ladre, d’abord « lépreux » puis « avare, grigou », par report sur le caractère des tares physiques et par présomption de dénuement : riche comme un ladre signifiait par antiphrase « indigent » au XVIe siècle. L’idée du nécessiteux en souffrance subsistait naguère en Wallonie : lazar, « malade, misérable » à Malmedy ; låzåre, « pauvre, miséreux » à Liège ; fé comme un Lazare, « mal arrangé » à Mons. Dans le Poitou, lezerou correspondait à « malpropre », et, dans le Nord (Tourcoing), lazare maintenait sa valeur d’« avare ». Nuance en Normandie, où l’on définissait lazare par « homme qui ne vit qu’à l’aide d’un travail excessif » et lazarer par « travailler jusqu’à épuisement » (Mazé, Langage de la banlieue du Havre, 1903). En 1781, les Français nommaient lazzaron le mendiant napolitain « vivant à moitié nu », et lazzaronisme apparaît dans le Journal des Goncourt (1894) pour « paresse d’esprit ». (DIHL, TLFI, FEWI)

main de leur maître Sarko […] », écrivait Le Soir (2 mai 2015) sous le titre Être artiste et de droite : l’impardonnable hérésie. Christian Clavier pourrait aussi être frappé du label : ne chaussat-il pas à son tour les bottes de l’empereur dans un téléfilm de 2002 ? Sur la toile, un anonyme a poussé encore plus loin le gros calembour, en assurant que la politique est faite pour « tromper son monde avec un appeau Léon ». Pour le public fanatique de ses meetings, Léon Degrelle (1906-1994), le fondateur du rexisme (1935), était certes un lion, en accord avec l’étymologie de son prénom, mais aussi, en raison de sa superbe et de son sens de la parade ostentatoire, un paon, cet oiseau dont le cri si lancinant se transcrit précisément par Léon ! : « Son nom vénéré se répandait comme une traînée de poudre. C’est ‘‘le’’ Léon ! Comme pour un paon, la foule hurlait : Lé-on ! Léo-n ! Lé-ooon ! », rapporte en 2015 Patrick Roegiers, qui consacre au rugissant tribun un large pan de son roman L’autre Simenon (Grasset), où le frère de Georges, Christian, fasciné par le « Führer belge », s’engagera dans la collaboration et sera condamné à mort par contumace à la Libération. Au surplus, « le paon des Ardennes » était l’un des surnoms de Degrelle : il le devait à son goût pour l’exhibition et à sa fierté proverbiale d’être né à Bouillon.

LÉON Le sobriquet de nabot-Léon dont des détracteurs accoutrèrent Napoléon Ier puis Napoléon III (nabot-Léon le petit) a enrôlé à une date récente de nouveaux destinataires, au point de passer pour un gros mot générique. En ont fait les frais, par représailles, des internautes parasitant les forums, y compris ceux qui ne se prénomment même pas Léon (« T’es beau comme un nabot, Léon ! », sur affection.org, 2007). La cible la plus prisée demeure cependant Nicolas Sarkozy, d’abord comme ministre de l’Intérieur (« Je m’appelle Nicolas et j’ai l’ambition d’un nabot-Léon », plaisante un « sarkophage » en 2005), ensuite, en 2007, comme président fraîchement élu (« Ne sommes nous pas en train de laisser se créer un nabot-léon qu’il nous faudra expulser à la force des baïonnettes ? », blog Ma vie, mon œuvre). Le chanteur Serge Lama est un autre héritier du surnom, pour sa comédie musicale Napoléon (1984) et pour ses affinités avec la droite : « Ils sont étiquetés de droite. Des Judas de la patrie des arts. Que n’a-t-on entendu sur les uns ou sur les autres ! Sardou ? Un dangereux réactionnaire. Delon ? Un facho imbu de sa personne. Lama ? Un nabot-Léon. Clavier, Barbelivien ? Des chiens léchant la

LÉONARD Longtemps emblématique des maçons de la Creuse, ce prénom foisonna dans tout le Limousin, au point que, devenu insipide et quelconque, il subit les tourments de la péjoration : ses formes dialectales Lyünar (et au féminin Lyünarda) furent ravalées au rang de « niais(e) » par les patois du Centre, oublieux de la vive dévotion dont bénéficia le saint patron, l’ermite Liénart, enfant du pays. Selon sa légende dorée, ce filleul de Clovis sauva la reine Clotilde surprise en pleine forêt par les douleurs de l’enfantement et il brisa les chaînes de beaucoup de prisonniers, « avec des circonstances extraordinaires que la crédulité du Moyen Âge pouvait seule accueillir » (Louis Monmerqué et Francisque Michel, Théâtre français du Moyen Âge, 1870). Ce qui frappe d’emblée, c’est que le nom même du bienfaiteur sous-entend déjà l’idée de lien, et, par là, de délivrance : on ne s’est donc pas privé de le prier pour délier les bambins lents à marcher, pour dénouer les femmes enceintes ou en mal d’enfants et pour désentraver les captifs, 57


autant de victimes du mal Saint-Liénart. Il est amusant de remarquer que, dès le XIIIe siècle, cette logique associative a fourni matière à boutades. Ainsi, en 1276, dans le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, le médecin diagnostique chez maître Henry le mal Saint-Liénart (« Tu as le mal Saint-Liénart. Beau prudhomme, je n’en veux plus rien entendre »), alors que son patient n’est forcément ni un bébé, ni une femme, ni un détenu. Mais il est obèse, et son ventre suggère une grossesse avancée. De la sorte, le mal de saint se trouve ironiquement dévoyé et « s’applique dans un sens comique aux personnes ayant de l’embonpoint » (Normand Cartier, Le Bossu désenchanté – Étude sur le Jeu de la feuillée, Droz, Genève, 1971).

prénom, souvent campé à l’ombre de Laurent et du laurus latin (laurier), il revendique son caractère marial, puisqu’il a été favorisé par la piété envers Marie. Au-delà des arguments sémantiques, il reconquiert depuis 2000 le lustre peu à peu perdu par Laurette : en 2004, ces deux féminins ont fait jeu presque égal en France, avec 90 naissances pour le premier et 113 pour le second, lequel dépassait encore les deux cents dévolutions en 1957. LOUIS Aux expressions recrutant le louis pièce d’or, s’ajoutera le crache-louis (« amant qui paye ») : « Pouvait-elle dans les hommes voir autre chose que des crache-louis ? » (Lucien-Victor Meunier, Les baisers tristes, 1883, cité par Antoine Macrobe, La Flore pornographique – Glossaire de l’école naturaliste, Doublelzevir, 1883). On complètera avec ne pas donner sa place pour un louis, soit « profiter du spectacle » : « Il ne donnerait pas sa place pour un louis ! » Par ailleurs, le sobriquet de Petit Louis a harnaché au XIXe siècle le jeune soldat de ligne, ce fantassin néophyte appelé aussi pioupiou par onomatopée sur le pépiement du poussin. (BOBA) Selon une croyance wallonne, se prénommer Louis avantageait celui qui prétendait détenir le pouvoir de guérir, mais d’autres conditions, plus restrictives, s’imposaient au candidat guérisseur : être né après la mort de son père, avoir été baptisé entre deux messes, être le septième fils de la famille (Folklore wallon, 1892). (FOWM) Louise. En Suisse romande, une louise est une femme : « helvétisme familier », rappelle L’Officiel du Scrabble. L’édition 2011 l’a insérée alphabétiquement entre la longeole (saucisse de porc) et le leckerli (variété de pain d’épices), de même provenance suisse. Plus insolites ont été la louise pour « gendarme de département », et la villa Louise, alias les W.-C., dans l’argot du soldat romand (Roux, 1921). Quant à l’abréviatif loulou, rapporté tantôt au prénom, tantôt au chien et au-delà au loup, il est défini chez l’abbé Corblet (1851) par « jeune fille dont la figure est un peu forte, avec de grosses lèvres, et dont la vue n’est pourtant point désagréable ». (BOBA, JRSR, GEPP) Louis-Philippe. En 1915, les mortiers de tranchée ont été surnommés louis-philippe par certains artilleurs, pour qui ces pièces de tir trapues et portatives étaient surannées : on les avait récupérées dans les fortins, citadelles et arsenaux qui les stockaient depuis le règne du

LORETTE À contre-courant de l’étymologie habituelle, Jules de Marthold fait état du terme lorettes pour des dames de petite vertu et autres filles galantes ayant vécu à une époque bien antérieure aux datations communément admises. Dans Le langage de François Villon – Argot du XVe siècle (Daragon, 1909), il écrit en effet : « Partout fausses Jeanne d’Arc, ribaudes au costume impudique, vendant leur soi-disant fleur d’innocence dans les églises même, devenues marché de débauche, toute maison, pourtant, en ces rues chaudes, recelant un mauvais lieu, sans parler des étuves où tout se passe […]. Deux ordonnances, l’une de 1420, l’autre de 1446, seront impuissantes à empêcher les courtisanes de porter cette ceinture dorée que Martial appelle ceinture de Vénus, Lorum, d’où lorette, nom déjà porté par les Belles-d’amour sous Henri III [XVIe s.]. » Il est vrai que le mot lorum (« courroie, ceinture »), présent dans les épigrammes du poète latin Martial, fut associé à Vénus par la mythologie : cet attribut magique de la déesse de l’amour garantissait l’irrésistible pouvoir de séduction de celles qui en ceignaient symboliquement leur taille. Mais lorette, ce mot désormais vieilli pour « jeune femme de mœurs légères, grisette », n’apparaît en vérité que vers 1840, en s’appliquant par métonymie aux belles qui exerçaient leur activité dans le quartier parisien de Notre-Dame de Lorette, non loin de l’église homonyme, construite en 1823. Lorette n’est ici que la transcription de Loreto (du latin lauretum, bois de lauriers), nom d’une cité italienne : selon la légende et ses prodiges, des anges y transportèrent jadis la Santa Casa de Nazareth, cette maison où la Vierge reçut l’annonce de sa divine maternité. Quant au 58


souverain éponyme, roi des Français de 1830 à 1848. Ces mortiers furent aussi baptisés crapouillots : « Ils avaient tout à fait la silhouette du crapaud ; le nom est resté aux engins perfectionnés qui leur succédèrent et qui gardent du crapaud d’être obèses, béants et de se guinder sur un affût court et gros, pareils d’attitude à la grenouille qui avale les palets au jeu du tonneau » (Esnault, 1919). (TLFI, PTQP) Par ailleurs, les républicains se sont volontiers gaussés du parapluie de Louis-Philippe, sorte de sceptre de ce monarque constitutionnel : « Ah, j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tout à tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule » (Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869). Cet accessoire symbolique et légendaire a déterminé l’expression plus raidi que s’il avait avalé le parapluie de Louis-Philippe, qui prit la valeur de « guindé, affecté, rigide sur le plan moral ». (BOBA) Luigi. Déverbal de l’anglais to wedge (« coincer, caler »), le terme familier de wedgie, traduit par « tire-slip », a été repris en Belgique, et partiellement en France, sous les traits d’un prénom complice, Luigi, qui en reproduit une large part de la sonorité. Le Luigi ou wedgie consiste à tirer brutalement vers le haut les sous-vêtements de l’adversaire, souvent son caleçon, pour l’humilier, par brimade, ou simplement par jeu stupide. La manœuvre, assez classique dans les cours de récréation, les campus ou les clubs sportifs aux États-Unis, n’est pas sans danger : l’écrasement brusque des parties génitales peut laisser des séquelles. On distingue diverses formes de cet exercice, dont le melvin et la Minerve (qui vise les filles), ainsi que le Luigi atomique (atomic wedgie), où le slip est remonté jusqu’à la tête, que comprime l’élastique. Un quinquagénaire de l’Oklahoma,

a succombé, à la fois par étranglement et par traumatisme crânien, à une telle agression, pratiquée par son beau-fils ivre, un ancien marine de 33 ans, a relaté la presse (La Dernière Heure, 9 janvier 2014 ; Le Point, 9 février 2014, sous le titre Le slip de la mort). « Un Luigi ! J’avais plus entendu ça depuis mes 13 ans dans le vestiaire de foot ! Mais oui hein, vous connaissez : il s’agit de remonter violemment le slip de son camarade par l’élastique. Une pratique aussi ridicule que puérile ! », badinera pour sa part Martial Dumont (Deuzio, 11 janvier 2014). Quant au plus fameux des Louis à l’italienne, Luigi Boccherini († 1805), il préférait faire vibrer les cordes de son violoncelle que les élastiques des dessous. LUC Lucas. Lucâs et bwègne Lûcas (« Lucas borgne ») ont signifié à Liège « nigaud, imbécile », en lien probable avec la comparaison léger comme l’oiseau de saint Luc (« lourdaud »), inspirée du bœuf ailé, attribut traditionnel du saint. De son côté, le juron Satyre-Lucas ! a surtout eu pour fief la Normandie, de même que Satyre-Bourne ! (prononcé Satyrbourne), Satyre-mâtin ! ou Satyrefiche ! Selon Henry Moisy (Dictionnaire du patois normand, 1887), cité par Lucien Barbe (Patois de Louviers, 1907), on joignait à satyre d’autres mots pour former des interjections énergiques, exprimant, précisera von Wartburg, « le regret d’un accident, l’étonnement que cause un imprévu ». Satyre, dans ce contexte, ne veut pas dire « lubrique » à la façon du faune des Anciens, mais équivaut plutôt au « sacré » ouvrant des jurons plus connus (Sacré nom d’une pipe !). Satyre-mâtin ! pourrait ainsi se traduire par Sacré coquin ! Quant à Lucas, il fut l’un des sobriquets bretons du diable, ce qui donnerait à l’imprécation le sens de Sacré, satané démon ! (FEWI, LBNL)

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M MACAIRE Dans le sud de la France, cousiniè Macàri s’est dit pour « méchant cuisinier » ou « cuisinier du diable », le nom propre rappelant à la fois le prénom Macaire et le grec mageiros (« cuisinier, boucher ») : « Lou cousiniè Macàri porge lou roustit moustre » (« Le cuisinier du diable sert le rôt monstrueux »), écrivait Frédéric Mistral dans son poème Calendau (1867). Mieux : l’expression servit de pseudonyme à ce même auteur dans ses chroniques culinaires, où il donna par exemple la recette de l’aïoli (Almanach prouvençau, 1874). (TDFM)

tenu bon : ses fidèles sont restés sourds aux « chansons lupanariennes » ou « d’une lubricité excessive » (sic) dans lesquelles leurs ennemis ont tenté de dévoyer la pieuse rengaine, se félicite cet auteur, lui-même muet sur le détail des perversions qu’il dénonce. (EGJB) MALCHUS De Malchus, l’apôtre Pierre trancha l’oreille, et le nom de ce domestique, serviteur du grandprêtre, servit jadis par métonymie à désigner un coutelas. Selon Luc, Jésus, en touchant le mutilé, le guérit sur-le-champ, circonstance omise au pays de Liège, où d’ner l’côp d’Malcus’ (« donner le coup de Malchus ») revenait à donner le coup de la mort, le coup de grâce. Malchus a produit dans le Jura l’adjectif malkeusse pour « perclus, estropié, éclopé », et von Wartburg rattache au même personnage un autre mot dialectal, macoin, pour « enfant difforme » : « La femme qui perd son anneau au cours de la première année de son mariage aura des enfants difformes ou macouins (Jacques Feneant et Maryse Leveel, Le folklore de Touraine, Dictionnaire des rites et coutumes, Chambray-lès-Tours, 1989). À Malchus encore, est rapporté saint Macou, éponyme, dans le département de la Vienne, de plusieurs fontaines où l’on immergeait les bambins mal conformés, réputés macouins ou malouins. (FEWI)

MADELEINE Si la mante religieuse fut çà et là baptisée madeleine, ce n’est pas sous l’effet de la pécheresse débauchée croquant l’homme comme l’insecte dévore son mâle après l’accouplement, mais en raison du repentir de cette même figure évangélique, réfugiée dans la prière telle la mante qui joint ses pattes avant, attitude qui lui vaut déjà sa qualité de religieuse (Tisseur, Les vieilleries lyonnaises, 1891). Quant aux larmes de la femme au parfum, elles ont un peu partout érigé le prénom en synonyme de « pleureuse », avec, le cas échéant, une nuance plus dépréciative : une Sinte Mad’linne, pour « pleurnicheuse, geignarde » à Liège. Faire suer la Madeleine revenait en argot parisien à « avoir du mal à gagner en trichant », mais aussi à « prêter à usure autour de la table de jeu ». (VPPW, PAGV) « Tiens bon, Marie-Magdeleine / Tiens bon, MarieMagdelon ! » : à Genève, ce refrain s’entonnait à tue-tête dans le quartier de la Madgeleine le 22 juillet, « jour de la fête de la belle hétaïre de Jérusalem, de la pécheresse repentante qui avait tant aimé et à qui le Sauveur du monde avait tout pardonné » (Blavignac, 1875). La jeunesse promenait en procession un mannequin figurant la sainte, puis l’installait sur la fontaine qu’elle cerclait de ses rondes. En rendant compte de cette réjouissance populaire, le folkloriste y voyait la protestation énergique, réitérée chaque année, des catholiques contre la Réforme. Comme on l’y invitait, la sainte a

MARC Marc-Antoine. Infime nuance : à Nice, un Marc-Antòni était un nigaud pour Mistral (1886), mais un benêt pour Piat (Dictionnaire français-occitanien, Montpellier, 1893, rééd. Ciel d’Oc, 2012). Le tour toc de marc-antoni (« morceau de marc-antoine ») dénigrait, dans les Alpes-de-Haute-Provence, une personne sotte, désagréable, difficile à satisfaire (François Arnaud et Gabriel Morin, Le langage de la vallée de Barcelonnette, Honoré Champion, 1920). MARCEL Marcelline. Dans le sud de la France, le prénom féminin Marcelino s’est dépravé et a 60


été assigné à la guenipe, autrement dit à la femme de médiocre condition ou à la prostituée de bas étage. (TDFM)

en quelque sorte l’égarement, la folie furieuse du mal. N’a-t-on pas baptisé Dulle Griet le grand canon de Gand ? Zwarte Griet, qui signifie la même chose dans toutes les Flandres, la Hollande, une partie de l’Allemagne, personnifie la femme méchante, celle devant qui le diable lui-même a peur », comparent Émile Michel et Victoria Charles (Les Breughel, Parkstone International, 2007). Si elle court vers le lieu de la damnation, c’est peut-être, a-ton dit, pour y mettre en sécurité ses biens (coffre, ustensiles de cuisine), mais plus sûrement pour l’investir, le conquérir, en damant le pion aux démons. Cette seconde interprétation se retrouve chez les folkloristes Gaignebet et Lajoux (1985) : « […] la folle Margot qui met l’enfer à sac, la fille à soldats au visage anguleux et mâle telle que Breughel en a éternisé les traits sous le nom flamand de Dülle Griet ». (GLPM) Guigite, diminutif très familier, est à l’origine de (sauter) à guiguite, soit « à cheval (de bois) » dans le langage enfantin : « Hardi, Gadelette !, disait-il en entrant. Saute à guiguite sur mes genoux ! Et elle sautait, leste comme un cabri » (Camille Lemonnier, Un mâle, 1881). Margot fut injurieux en Gascogne : « voleuse, femme de rien ». Voleuse comme Margot la pie ? En Limousin et en Languedoc, margau et margal désignèrent l’un le chat mâle non castré, l’autre le vif penchant au plaisir sensuel. Margalau et margalido ont eu cours en Dauphiné et en Bigorre pour « fille peu modeste, décolletée, garçonnière », et (mar) goutoun en Provence pour « fille sans retenue ». Oublié de nos jours, le terme argotique goteur (« paillard, débauché, libertin ») est l’un des rares héritiers masculins de goton (« femme vénale, catin »), cette autre funeste fille de Marguerite via Margoton. (TDFM, FEWI) En 1857, dans le Glossaire de son Paris à vol de canard (Impressions de voyage dans les 13 arrondissements de la capitale, éd. Passard), Eugène Furpille attribuait à Margot cette définition marquée du sceau de l’infidélité : « Nom générique que l’homme marié donne au fruit défendu, au treizième arrondissement, au péché caché et non pardonné, au dessert adultérin, par rapport au pot-au-feu conjugal : ‘‘– Maintenant que ta femme est à la campagne, où passes-tu tes soirées ? – Parbleu ! est-ce que ça se demande ? chez Margot !’’ » Passant en revue les vieux diminutifs des noms de baptême « créés par la tendresse maternelle et souvent conservés par l’enfant jusque sous les cheveux blancs » (Pierrot, Lisette, Mariette,

MARGUERITE Selon le Glossary of french slang (Olivier Leroy, Harrap, London, 1922), ce prénom surnomma la mitrailleuse (« machine-gun »), tandis que sur languefrancaise.net, le Dictionnaire Bob accueille marguerite pour « femme quelconque ». D’autre part, l’interjection Bien joué !, aujourd’hui si commune, n’est en fait que la version amputée de Bien joué, Marguerite ! figurant au troisième acte de La Tour de Nesle (1832), le drame de Frédéric Gaillardet et Alexandre Dumas : ainsi Buridan s’adresse-t-il en effet à Marguerite de Bourgogne, cette sanglante reine de France dont une légende assure qu’elle précipitait ses amants dans la Seine. « Bien joué, Marguerite ! À toi la première partie, mais à moi la revanche, je l’espère ! », lui lance le jeune homme alors qu’elle l’expédie au cachot. On a prétendu qu’avec ce Bien joué !, c’était Dumas lui-même qui s’exprimait par sa bouche : « Il y a dans ce mot toute l’allégresse du bon dramaturge qui se réjouit de voir marcher sa pièce. Le mot est devenu célèbre pour sa bonne humeur et son élégance cavalière ; le joli mot, et bien français, pour un homme [Buridan] qui joue sa tête » (Albert Pauphilet, Le théâtre en France au XIXe siècle, Le Caire, 1910). (BOBA, EXOL) Griet. Peinte vers 1562 et conservée au musée Mayer van den Bergh à Anvers, Dulle Griet, en français Margot la folle ou Marguerite la débridée, est l’une des toiles les plus fameuses et les plus ésotériques de Breughel l’Ancien (1525-1569). Elle s’inspire du personnage homonyme du folklore flamand qui, dans les farces médiévales déjà, symbolisait la commère échevelée, la harpie cupide et démoniaque. Son nom redoutable fut attribué, bien avant le XVIe siècle, à une machine de guerre, une bombarde projetant des boulets. L’artiste a représenté cette harengère, mi-paysanne, miguerrière, casquée et armée d’une épée, se précipitant vers la gueule de l’enfer, dans un décor sulfureux peuplé de monstres et de ruines. « Il a peint une Margot l’Enragée, faisant razzia devant l’Enfer et qui a un regard de démente et est affublée de façon étrange et bariolée », écrira en 1604 Karel van Mander, le premier biographe de l’auteur (Le livre des peintres, Harlem). « Marguerite la Folle, Marguerite la Terrible, on peut traduire comme on veut le nom de cette mégère qui personnifie 61


Suzon, etc.), Blavignac (1875) observe qu’en son siècle Margot est devenu ridicule. On semble ignorer, regrette-t-il, que ce nom signifie « petite perle » et que la belle Marguerite l’employa dans l’épitaphe à jamais célèbre qu’elle se composa à elle-même : « Cigît Margot, la gente damoiselle, / Qu’eut deux maris et si mourut pucelle. » Marguerite d’Autriche n’avait que 17 ans lorsqu’elle imagina ce distique. Après une tempête qui secoua son bateau, ses compagnes de voyage lui demandèrent, par jeu, ce que la postérité aurait pu retenir d’elle si les flots l’avaient engloutie, et elle eut cette réponse, à la fois amère et spirituelle. (EGJB) Peggy, émanant de Margaret par altération de Meggy, s’est appliqué en anglais, au début du siècle dernier, à un homme aux habitudes féminines, d’où son association, par l’argot des marins, au préposé affecté aux corvées, dont le service au mess du navire. Pour le Dictionnaire des canadianismes, le mot peggy, masculin, nomme un jeu de plein air et son principal accessoire. La partie se dispute avec deux morceaux de bois, l’un de la longueur d’une jambe, l’autre plus court – le peggy. Au centre du cercle des joueurs, un frappeur, à l’aide du grand bâton, doit soulever et propulser le plus loin possible le petit, que les autres cherchent à attraper et à relancer vers son point de départ, afin de devenir à leur tour des frappeurs. « Il ne faut pas dire le jeu de peggy, mais le jeu de moineau », rectifiait le journal Le Canada français (11 juin 1936). (DCAN) En Belgique, l’année la plus faste du prénom fut 1972 (615 naissances), avant une plongée dans les oubliettes, dont ne put évidemment l’extraire la Peggy la cochonne du Muppet Show (1977). Depuis 1990, il a disparu du Top 1 000 aux États-Unis, où il occupait une confortable 36e place à la fin des années 1930. Beaucoup de jeunes filles américaines s’appelaient donc Peggy en 1958, quand Buddy Holly composa son fameux Peggy Sue : « Oh well ! I love you girl / And I need you Peggy Sue ! » Cette Peggy-là, Peggy Sue Gerron, était la petite amie (et la future femme) du batteur des Crickets, le groupe qui accompagnait le chanteur.

travers du caractère, la tendance au commérage, la morphologie, les maladresses vestimentaires ou l’inconstance de la vertu. Voici la marie-sans-soin (« désordonnée », en Saintonge), qui répond à la marie-toroÿe de Nantes (« piètre ménagère ») ; la marie-saguenot et la marie-pancrasse (« souillon »), la marie-propret (« sale », par antiphrase). Normande, la compulsive marie-lanfron, elle, « passe sa vie à se laver », ce que répugne à faire la marie-torchon, terme défini aussi par « appellation péjorative pour une gamine de douze ans ». Mal peignée, et, de là, présumée désinvolte et facile, la mariesoêpée se réclame d’un verbe signifiant « froisser (une étoffe) ». À Vendôme (Loir-et-Cher), la mari-gas « aime à jouer avec les garçons » et la marie-tratra prend plaisir à jaser et à médire, ce que fait à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) la marietapette. Comme l’indique le mot foire, la mariegoule-à-foire est atteinte de diarrhée verbale, là où la marie-tafoira « souffre de ventosités ». Plus au sud, la marïoun-brutiet est une malpropre, une marie-graillon, tandis que dans le Béarn marie-hole a caractérisé une « jeune fille folâtre, évaporée ». Le picard, lui, a aligné la marie tia tia, « bredouilleuse, volubile » ; la marie-tipgie, « imbécile » ; la marie-drouillon, « répugnante » (drouille équivaut à chiasse) ; la marie-madon, « ventripotente » ; la marie-chichète, « fille qui fait la capable » ; la marie grouette, « méchante, croquemitaine dont on effraie les petits enfants : « Gare à Marie-Grouette, si té vos tout près d’ech’ puche » (« si tu vas près du puits »). Ce dernier personnage était à Saint-Hubert (Luxembourg belge) Marie Crochet : « N’allez pas jouer près des abreuvoirs : Marie Crochet vous y attirerait ! » (Monseur, 1892). Jean Dauby a introduit dans son Livre du rouchi (picard valenciennois) la Marie cache à bites, « nymphomane », cacher représentant ici chercher (Société de Linguistique picarde, Amiens, 1979). (FEWI, PDSM, BOBA, TDFM, FOWM, ROCF) En 1978, dans Ornicar, bulletin du Champ freudien, et dans Sémiologie de la sexualité (Payot), où il recense six cents termes baptisant la putain, le linguiste Pierre Guiraud montrait que métonymies et métaphores ont fait de la femme « un objet, une dépravée, une mocheté ». À cette occasion, il répertoriait les quarante-deux combinaisons écornant Marie fournies par von Wartburg sur le modèle classique de marie-salope. Ce système de nomination correspond étroitement à celui de l’injure, observait-il. Si la langue populaire a capturé le prénom féminin le plus répandu pour le rendre emblématique de toutes les

MARIE Même si le lecteur s’est déjà convaincu que la locomotive des féminins a remorqué une kyrielle d’emplois malveillants, on allongera sans peine la liste de ceux, abondants et fondés sur le paradigme Marie + élément distinctif, où les composés obtenus, surtout dialectaux, ont fustigé en vrac les défaillances domestiques, les 62


femmes, c’est aussi, selon son analyse, en jouant « sur l’homonymie entre Maria et Marita (femme [mariée]), dont la forme française est marie ». Dans les alliages ainsi obtenus, « on cherchera en vain la moindre qualification positive », insistait Guiraud : la seule, Mariebonne (marie-boine chez les Picards) « désigne en fait une ‘‘fille dissolue’’, tant il est vrai qu’une bonne fille ne peut être que celle qui fait bien son travail au service des hommes ». Nuançons : il existe tout de même, dans d’autres gisements, de rares formules où l’assemblage n’est pas outrageant, telle la marie-coundou, « petite fille boulotte et sage » (Pyrénées). Plusieurs, certes irrévérencieuses, comme Marie-pattes-en-l’air, visent non seulement la femme (« fille facile »), mais aussi l’homme, féminisé (« un efféminé de bistrot ») ou non (« un pendu », par analogie facétieuse). Déjà citée en 2013, même marietampane, synonyme de « crasseuse », peut revêtir un petit côté amical : dans le Poitou, on l’adresse « d’un ton demi-grondeur, demiaffectueux, à une fillette ou jeune fille sans conséquence, qui s’est montrée maladroite ou négligente dans les travaux de ménage ». Enfin, mais à l’écart du stéréotype prénom + dénotation, le tour bain-marie (ou femme au bain-marie et type au bain-marie) ratisse dans les deux sexes : « fainéant(e), nonchalant(e), effacé(e) ». (BOBA) Marie-salope, vedette en titre de notre étude avec son compère jean-foutre, s’est courbée sous des flexions d’une profonde ignominie, dont « dégringolé du cul de Marie la salope », pour « enfant né de père inconnu », nous instruisent Villatte et Bonte (Parisismen, 1892). Mais s’agitil bien là d’un authentique parisianisme, recueilli avec une fréquence suffisante dans la bouche du peuple, ou plutôt d’un mot d’auteur, trouvaille sans réel lendemain ? Elle permet à tout le moins de comprendre pourquoi la préface de la version néerlandaise de Parisismen déconseille, en lettres majuscules et en caractères gras, la lecture du livre « à la jeunesse qui apprend le français ». (PAGV) Il arrive que l’attribut offensant qui emboîte le pas au prénom soit soudé à celui-ci, et non plus séparé par un trait d’union. C’est le cas pour maricailla (Mariecaille), « terme de mépris pour Marie » selon Albert Hugues dans un chapitre traitant d’une façon d’insulter, de « chanter pouilles », qui fut à la mode chez les écoliers de son village natal du Bas-Languedoc (Simples notes sur le folklore du Gard, in Revue de Folklore français et de Folklore colonial, mars-avril 1935, T. VI). Laissons lui la parole : « Il y a cinquante et quelques hivers, au sortir de l’école, un

polisson […] proposait souvent aux autres – dont j’étais – d’aller faire enrager une brave fille du village un peu naïve et portant le prénom de Marie. Nous nous groupions en demi-cercle devant sa maison, face à la porte d’entrée, à une distance jugée convenable pour parer par la fuite à une attaque au balai aux mains de l’assiégée, ou d’un membre de sa famille, et de l’envoi d’un seau d’eau venu de la porte ou de l’une de ses fenêtres, puis nous entonnions avec force et conviction la traditionnelle rengaine suivante : ‘‘Maricailla, / La granailla, / Très pésoul y fan batailla : / Dous ou quioui, l’aoutré à la testa, / Maricailla ès una bestia’’. Traduction : ‘‘Maricaille, / La grenée [de poux], / Trois poux lui font bataille : / Deux au cul, l’autre à la tête, / Maricaille est une bête.’’ » Avec Jacques Merceron, on peut imaginer que l’occitan cailla (l’oiseau) offre ici la même connotation de sexualité, voire de dévergondage, que le français caille. Car, lorsqu’ils ne sont pas de tendres appellatifs (Mon poussin, Ma poulette), les bien nommés noms d’oiseaux ou de volailles se font volontiers péjoratifs : un dindon est une dupe, un pigeon ; une dinde une femme stupide ou vaniteuse. (MERP, DIMC) Moins de flétrissures auront entaché le prénom pur, sinon, à nouveau, dans ses variantes dialectales : marito, « femme sans pudeur » (Béarn) ; mayatte, « petit nom de femme dérivé de Marie, qui s’est ensuite employé pour une jeune niaise » (Lorrain, Glossaire du patois messin, Sidot, Nancy, 1876) ; à Liège, mamêie, « fille de joie » ; marâie, « personne qui se déguise en se cachant simplement la tête dans une mante ou un capuchon » ; marôïe, qui, en 1867, cumulait six sens, dont quatre négatifs, d’après le Vocabulaire des poissardes du pays wallon (« maîtresse, amante, commère, fille impudente, caqueteuse, babillarde »). En province de Liège toujours, le prénom, baigné de la sauce locale, a de surcroît animé un chapelet d’expressions : fé marèye (faire Marie), « s’occuper des menus travaux du ménage (en parlant d’un homme) » ; toûrner Marôye, « tourner en rond, lambiner » ; marèye tchipote (« chipotière, lente à se décider ») ; marèye clapesabots, « femme qui fait sonner bruyamment ses sabots » ; Marèie-Bada (« Marie l’étourdie, la fantasque ») d’après la harengère de l’opéracomique Li Voyèdje di Tchaufontainne (Le voyage de Chaudfontaine, 1787), musique de Jehan-Noël Hamal ; C’est Marèye roufe tot-djus èt Djihan l’nåhi (« Un ménage où la femme – Marie – est alerte et le mari – Jean – indolent ») ; mareie drouse, « homme travesti en femme du peuple au 63


carnaval (de Malmedy) » : « Une sâvadje haguette [la haguète happe les spectateurs], armée d’un balai à long manche, poursuit une mareie-drouse qui tout égarée fend la foule en jetant de hauts cris » (revue La Vie wallonne, 1921). (FEWI, VPPW) Curieuse locution que faire (sainte) Marie dans la maie (à Liège fé sainte Marèye èl mé), ou mettre sainte Marie dans la maie, autrement dit ajouter trop d’eau dans la farine en préparant la pâte à pain. Rendue ailleurs en Belgique (Soignies, Ath, Mons, Tournai) par noyer le meunier, elle s’est établie en Wallonie, de Malmedy (province de Liège) à Chapelle-lez-Herlaimont (Hainaut), constatait en 1925 Jean Haust (Archives dialectales, in Bulletin du Dictionnaire wallon, 1-2, Société de Littérature wallonne), en annotant un témoignage sur la cuisson du pain à Liège dans les années 1870-1890. À Fauvillers (Luxembourg), Haust a glané aussi foute saint Pière al mé (foutre saint Pierre dans la maie). Il hasarde un lien entre l’excès d’eau dans le pétrin et les larmes abondantes versées par la Vierge, Mater dolorosa, et, pour le chef des apôtres, celles répandues après son reniement et ses remords. (BDGW, BSLW) Manon : non content de stigmatiser la fille de mauvaise vie depuis l’abbé Prévost et sa Manon Lescaut (1731), ce prénom s’est associé dans le Vendômois à l’ « homme qui s’occupe des petits soins du ménage, de niaiseries ». Ch’est comme les pos à Manon (« C’est comme les pois à Manon ») : cette comparaison avait cours à Valenciennes lorsque les légumes étaient durs à cuire ou à manger. (FEWI, RCJD) Marotte a subi le discrédit en wallon : mahote, « tête sans cervelle » à Liège et « homme qui s’occupe de vétilles, de soins domestiques minutieux » à Verviers ; comére marotte « femme ridicule et prétentieuse » à Huy. (FEWI)

Dentu, 1859). Littré (Supplément, 1877) conteste néanmoins que marin soit l’étymologie de marinette, ce dernier mot provenant à son sens du vieux terme magnete, emprunté au latin magnes (aimant) et qui désigna d’abord la pierre d’aimant, puis la boussole. De nos jours, dans la Flotte française, on surnomme marinette la femme matelot, tandis qu’à la lecture des petites annonces du Nouvel observateur (2 janvier 1982), marinette incarne la jeune femme aimant prendre la mer en bonne compagnie : « Ouest. Gr. br. sport. cinquant. ch. marinette max. 45 a, pour nav. w.-e., vac. et plus. » En 1656, chez Molière, une Marinette était la suivante de Lucile dans Le dépit amoureux. Chez Brassens, juste trois siècles plus tard (Marinette, 1956), une autre éconduisait son prétendant : « Quand j’ai couru tout chose au rendez-vous de Marinette, / La bell’ disait ‘‘J’t’adore !’’ à un sal’ typ’ qui l’embrassait / Avec mon bouquet d’fleurs, j’avais l’air d’un con, ma mère, /Avec mon bouquet d’fleurs, j’avais l’air d’un con. » Enfin, c’est pour une Marinette que l’atelier de couture est en fête et oublie l’ouvrage un instant, dans On n’a pas tous les jours vingt ans (Berthe Sylva, 1934). (DILC, DIFM) MARTHE Ce féminin s’est-il autrefois associé à la domesticité dans les lupanars ? On pourrait le croire, à la lumière de l’ouvrage Un mois chez les filles (1928), de Maryse Choisy (1903-1979). Journaliste, romancière et psychanalyste, celleci s’infiltra dans les bordels parisiens pour les besoins de son enquête. Dans la recension de son livre, réédité chez Stock en 2015, Le Canard enchaîné (10 juin) relève notamment qu’elle se fit femme de chambre dans une maison de rendez-vous, « sous le prénom obligatoire de Marthe ». Il serait imp(r)udent de voir dans cette contrainte une allusion à la sainte Marthe évangélique, si accorte et hospitalière, « maîtresse de maison » par son étymologie araméenne. La résidence vaticane qui perpétue son nom est l’hôtel où descendent cardinaux et visiteurs du Saint-Siège, et c’est là aussi que s’installa le pape François après son élection en 2013.

MARINETTE D’un prénom, on fait un objet : la jeannette, planchette de repassage. Et d’un objet, un prénom : dans le sillage de Marius ou Marine, la marinette, nom ancien de la boussole, a été rapportée à la mer, où elle est l’indispensable outil de navigation, la compagne naturelle des marins. Bien avant que Marinette débarque dans les états civils et surfe (en 1928) sur ses meilleurs scores, les matelots personnifiaient l’instrument dans leurs chants : « Marinette semblait dire : / Bonne amie au marinier. / Ce nom qui faisait sourire / Pilotin et timonier/ Était marqué de tendresse / À l’adresse / De leur maîtresse d’acier » (Gabriel de la Landelle, Le langage des marins,

MARTIN Singe, ours, bœuf, mule, âne, mouton, bouc, oie, martinet, martin-pêcheur… : Martin, calculions-nous en 2013, est, et de très loin, le prénom qui a le plus investi le bestiaire. Son palmarès pourrait s’enrichir du bélier en Normandie ; de la vache dans les HautesPyrénées – « alerte » à Bagnères, « vieille et qui 64


travaille » en vallée d’Aure – ; de la petite vive ou du tacaud (faux-martin, poisson à la morsure redoutée des pêcheurs) en Bretagne ; du faucheux, araignée des champs à Écaussines (Hainaut) ; de la grenouille (martinolle, rainette verte) ; du hanneton à Bouillon (martiko). Quant au martin-singe, il fut un marteken dans les Flandres et un marticot ou maurticot en Wallonie (adrette comme on mârticot, adroit comme un singe). Autant de mots qui, au figuré, sont également allés à un homme laid, à un gringalet ou à un individu farfelu, bizarre, celui que les Picards baptisaient martchico. Marticoter revenait à « faire des singeries » au pays de Liège, où l’animal s’appelait aussi mârtikaine (mârtikène la guenon). Marticot fut si systématiquement substitué à « singe » qu’il le supplanta longtemps dans les dialectes, où il s’est distingué entre autres comme terme de reproche aux enfants trop remuants. En Suisse, il a qualifié de façon analogue un garnement rebelle ou espiègle. Dans Les noms wallons du singe (Bulletin de la Commission royale de toponymie et de dialectologie, 18, 1944), Maurice Piron tenait le cas de marticot pour exemplaire « de la déchéance du prénom Martin dans le vocabulaire du règne animal ». Il est malin, le singe : un proverbe wallon ne garantissait-il pas que les malins étaient au nombre de trois : « feume, marticot, diâle » (la femme, le singe, le diable) ? (FEWI, RCJD, PDSM) De son côté, martin-l’ours a semé quelques poils dans la langue familière en France : martin pour « pelisse, manteau de fourrure » ; fournir Martin (« porter une fourrure »), lumineuses références à la livrée du plantigrade. (BOBA) Tant pour la faune que pour la flore, et sous l’influence de l’instruction obligatoire, les dénominations officielles ont progressivement pris le pas sur les désignations autochtones et vernaculaires. L’orthodoxie a certes gagné au change, mais au prix d’un appauvrissement des observations et de l’imagination populaires, fondées sur un savoir spontané et ancestral. Le folkloriste Roger Pinon († 2012) parlait à ce propos d’une décadence lexicale, à l’occasion d’un article sur La libellule dans le folklore et les dialectes de Wallonie (Le Vieux Liège, 1955, N° 4). L’insecte étudié bénéficiait en effet jadis, au gré des régions, de dizaines de noms métaphoriques, liés à sa manière de voler, à sa morphologie, à son habitat, aux croyances qu’il inspirait, etc. Beaucoup ont été éclipsés par le vocable banal et passe-partout de libellule. Parmi eux, et pour rebondir sur Martin, figurait martin-diable (mârtin-diâle à Liège), où le prénom

altérait mârté (marteau) : outre une tête large sur un corps effilé, l’hôte des points d’eau partage avec l’outil la capacité de tapoter par mouvements brusques, saccadés, heurtant les fronts tel un diable obstiné. Une superstition, que rapporte Monseur (1892), prétendait même que celui qui était ainsi tamponné courait le risque de mourir dans l’année. À Dinant, et selon Monseur encore, petite couturière de saint Martin (kostîrèt’ di sin Mârtin) nommait poétiquement la coccinelle. Les enfants la faisaient courir sur leur main, et son envol était gage de beau temps s’il se produisait au terme de l’énoncé de la formulette suivante : « Kostîrèt’ di sin Mârtin, / Si vo n’mi d’jo nin / K’i frè bya dmwin / D’ji v’kop li tyes’ int’ deu fyèrmin » (« … Si vous ne me dites pas / Qu’il fera beau demain, / Je vous coupe la tête entre deux haches »). (FOWM) D’autre part, dans la région de Nice, Martin incarna le type du paysan du cru (« le paisan nissart ») après avoir été caricaturé sous ce nom sur les planches, dans le sillage du PantaléonePantalon de Venise, de l’Arlequin de Bergame et d’autres célébrités de comédie des provinces italiennes – Nice ne passa à la France qu’en 1860. Créateur du personnage vers 1840, Eugène Emanuel écrivait en 1864 : « Martin avait pris de la vogue avec ses saillies, ses bons mots, ses naïvetés peines de malice. [Par sa bouche], nous pouvions dire bien des vérités, attaquer bien des ridicules, nous permettre quelques excursions dans le champ de la politique » (Toselli, 1864). (JBTG) Martina a identifié une servante dans le Limousin. (FEWI) MATHIAS Matz, abréviation germano-alsacienne de Mathias, prénomme en Belgique le footballeur Sels, gardien de but du club de La Gantoise en 2015, et né à Lint (province d’Anvers) en 1993. Devenu archaïque dans sa lexicalisation, ce diminutif a été employé au début du XXe siècle par la langue verte pour « proxénète », à l’instar du julot emprunté à Jules (« C’est le matz que je t’ai causé »). Sa première attestation sous ce sens a été relevée en 1901 par Gaston Esnault (Dictionnaire historique des argots français, Larousse, 1965). Sa proximité sonore avec mac et avec mec, observe Alain Rey, a fait qu’il a ensuite désigné le mari et l’amant (1960), ainsi que l’homme en général : « Que vont glander ces matz autour de ma roulotte ? » (Boris Vian, 1952). Pour le Larousse de l’argot, ce sobriquet de Mathias a aussi nommé 65


l’étourneau. Ajoutons qu’on le délivre parfois à des chats. (DIHL, DARG)

voire le pot belge, « bombe atomique du dopage, mélange explosif d’une dizaine de produits : amphétamines, caféine, cocaïne, héroïne, antalgiques, corticoïdes... ». Relax, Max !

MATHIEU Mathî. Livreur de bière et grand soiffard, un certain Mathieu Frénai a investi la comparaison wallonne et rimée beûre come (boire comme) Mathî Frénai, cèques et tonai (les cercles – du fût – et le tonneau). Defrecheux (1886) observe à ce propos que les voituriers brasseurs recevaient de leur patron un pécule qu’ils étaient tenus de dépenser, le dimanche, dans les cabarets qu’ils desservaient. (RCJD) Matî. À Liège, où Matî l’ohé (Mathieu l’os) est cet os de jambon promené sur une civière lors de l’enterrement des fêtes de la mi-août, les écoliers du XIXe siècle baptisaient du même nom leurs condisciples maigrichons : « Matî l’ohé / Kwat’ bos’, kwat’ ohê » (« Mathieu l’os / Quatre bosses, quatre os »). Par ailleurs, pour sceller une donation qui venait de lui être faite par un camarade, l’enfant touchait ou baisait un objet quelconque en fer en jurant : « Krâ boyé / Matî l’ohé / Vo n’el’ râré pu jamé ; / Dj’a bâhî dè fyèr » (« Boyau gras / Mathieu l’os / Vous ne le raurez plus jamais ; / J’ai baisé du fer »). (FOWM)

MÉLUSINE Désignant parfois en France une femme revêche, la fabuleuse créature des légendes médiévales n’a pas rechigné à pénétrer le lexique wallon. Le Hainaut l’a spécialement associée au vent : marluzen ou marlujène, « espèce de vent très fort » à Thuin ; marlojène à Chimay (« Li marlojène choufèle » pour « Il fait grand vent ») ; berluzine, « vent du nord » dans le Borinage ; marluzènes à Soignies, « nom donné devant les enfants aux bouffées de vent dans la cheminée ». À Stambrugues, en cas de gémissements de la bise, on disait « L’mèrlwézine brait », soit « La mélusine pleure », ce qui n’est pas sans rappeler l’expression pousser des cris de Mélusine. (FEWI) MELVIN Conquérant depuis peu la France (plus de 600 naissances en 2003), ce masculin a engrangé ses meilleurs scores dès 1930 aux États-Unis où il s’abrège volontiers en Mel (cf. les acteurs et réalisateurs Mel Brooks et Mel Gibson). Son terreau est écossais, avec des racines plongeant dans le vieux normand Melville, au sens de « mauvaise ville ». Outre-Atlantique, un Melvin quelconque, aux mauvaises manières, a laissé son nom au melvin, une variante de la manœuvre dite du tire-slip (en anglais wedgie, cf. Luigi), en vogue parmi certains écoliers, étudiants ou sportifs. Le wedgie le plus pratiqué consiste, par farce ou par offense, à attaquer sa victime par l’arrière et à lui remonter le slip ou le caleçon le plus haut possible, voire jusqu’à la tête, et non sans risque, vu la pression exercée par l’élastique. Dans le melvin, l’agression, délibérée, s’effectue par devant, avec pour séquelle possible une lésion des parties génitales. Chez la femme, indique Wikipedia, cette variante s’appelle parfois la Minerva ou la Minerve. (BEHI)

MATHURIN Le sens de « fou », jadis imprimé à ce prénom par saint Mathurin, exorciste et guérisseur de la folie, s’est localement étendu par dérision à d’autres comportements perçus par le peuple comme déraisonnables. Ainsi, dans le Maineet-Loire, un mari maussade, ombrageux et jaloux était-il traité de mathurin pour son irritabilité et ses suspicions, une qualification identique frappant aussi, pour ses frasques et ses fredaines, l’homme adultère (Anatole Joseph Verrier et René Onillon, Glossaire étymologique et historique des patois et les parlers de l’Anjou, Germain et Grassin, Angers 1908). MAXIME Max, petit Maxime ou tout petit Maximilien, est aussi le surnom familier du Maxiton® dans le jargon du dopage. Jean-Pierre de Mondenard (Dictionnaire du dopage – Substances, procédés, conduites, dangers, Masson, 2004) a rendu compte de l’habitude, parmi les coureurs, de baptiser les amphétamines par des raccourcis de connivence : Mémé pour le Mératran®, Riti pour la Ritaline®, Tintin pour le Pervitin®, Tonton pour le Tonédron®. À défaut de repérer tous les stimulants interdits, la pissette (contrôle antidopage) permettait de débusquer du Max,

MICHEL Sous l’acception de « dupe, sot », le prénom pur s’est maintenu jusqu’en 1900, année de l’occurrence suivante, que l’auteur devait cependant gloser : « Ce Noirot vint à moi, puis, me prenant à part, il me dit qu’il était avec un michel, en terme d’argot cela signifie une poire. » Alors tout récent (1888 ou 1893), (bonne) poire pour « naïf » renvoyait « à la mollesse du fruit 66


mûr qui tombe de lui-même de l’arbre ». Par ailleurs, la pittoresque expression remonter jusqu’à Michel Pipi (« remonter très haut pour trouver une réponse ») ne s’expliquerait, selon von Wartburg, que par l’accouplement à Michel d’un patronyme de fantaisie, afin de garantir un effet comique. Néanmoins, ce nom de Michel Pipi, parfois vertueusement traduit par Michel Pierre, figurait aussi en 1839 dans le titre d’un petit livre breton (32 pages), paru à Morlaix : Franch-Coz, pe Perac hac abalamour ha Michel Pipi, pe ar farcer breton (littéralement : Le vieux François ou Pourquoi et parce que, et Michel Pierre, ou le farceur breton). Par un échange de questions et de réponses (Pourquoi - Parce que), cet ouvrage s’efforçait de satisfaire la curiosité et l’agrément d’un public populaire, en alternant des éléments de sciences naturelles et des devinettes. (BOBA, DIHL, FEWI) Tant-pire Michel !, soupiraient les paysans du pays de Caux lorsqu’ils voulaient simplement dire « Tant pis ! » ou « Dommage ! ». Pourquoi annexaient-ils ainsi Michel à leur dépit ?, s’interrogeait de Fresnay (1881), muet sur ce choix. (MPNC) Michaut, apparié au badaud et au nigaud au XVIe siècle, s’est aussi déprécié à la même époque avec sire Michaut ou maistre Michaut, « expression dédaigneuse pour un prêtre ». Michau distingua dans le Var un individu à la crédulité excessive et il fut également un terme injurieux chez les Béarnais. Dans la Manche et le Vendômois, on a surnommé le bouc Michaud, tandis qu’en wallon on’ èwaré Michau (« un Michel étonné, ébahi ») était un étourdi, un inconséquent. (FEWI, TDFM) À des degrés divers, Mikel, Miquel, Michèu, Miquèu, Miquèl, Michiau, Miché ou Michi ont été à leur tour sujets à opprobre, de même que Michelas et Miquelas (« gros Michel, vilain Michel », à Nice) et que Michon, « sotte » dans la Basse-Manche (Peterson, 1929). Mistral (1886) renseignait leva las Miquellos (« lever les Michèles ») pour « niaiser, baguenauder ». Citant Jean Haust et son Enquête dialectale sur la toponymie wallonne (1940-1941), Jules Herbillon (Éléments espagnols en wallon et dans le français des anciens Pays-Bas, Liège, 1961) relevait que mik’lèt – de Miguel ou Miquelete, sobriquets du soldat espagnol – était « le blason populaire des habitants de Bouillon, de Houyet, de Lesse (ici dans la bouche des habitants de Redu) ». « Leur aurait-il été donné par quelque soldat de Napoléon ayant fait la campagne d’Espagne ? », conjecturait l’auteur. Cette étymologie est contestée. Michelin, enfin, n’a

pas manqué d’air : Va te faire gonfler chez Michelin, « formule insultante de congé, de refus, de rejet » (« Quand je me lâche, je me lâche, après je ne me contrôle plus et mes paroles provoquent des dégâts irréversibles ! Va te faire gonfler chez Michelin, après on en reparle ! », sur theatrotheque.com). (TDFI, PPNP, BOBA) Miché et Michi, variantes parmi les plus péjorées, ont développé à Lyon le sens spécialisé d’« apprenti canut », selon Tisseur (1894) : « Noutron Michi d’aprinti / Soute à bas de son meti » (Noël, Jean Guigoud). (LGCN) MIREILLE Pour l’avoir attribué à l’héroïne de Mirèio, pouèmo prouvençau (1859), Mistral a certes popularisé le prénom Mireille, qu’il présenta au clergé comme une variante de Marie via Myriam lors du baptême, en 1861 à Beaucaire, de sa première porteuse effective, sa propre filleule. Cependant, Mirèio, émanation du verbe provençal mira (« admirer »), désignait déjà au début du XIXe siècle une fille admirable, célèbre par sa beauté, dans un dicton de Maillane (Bouches-du-Rhône), que l’écrivain tenait de sa grand-mère, native du lieu : Sèmblo la bello Mirèio, mis amor ! (« On dirait la belle Mireille, mes amours ! »), s’exclamait-on en effet devant une charmante demoiselle. (PREN, TDFM) MOHAMMED La recommandation de l’islam de donner aux fils aînés le nom du prophète Mahomet (Muhammad) a fait de Moham(m)ed un prénom très largement distribué chez les musulmans. Fortement identitaire, il a souvent pris, vu de l’extérieur, un caractère xénophobe : « – Votre fille vous annonce qu’elle va se marier avec un Mohamed, que faire ? – Si j’avais une fille qui veut se marier avec un Mohamed comme tu dis, d’abord j’essaierais de la raisonner » (Forum Yahoo, Questions-Réponses, 2004) ; « Je préfère partager ma vie avec un Mohamed honnête, bosseur, bon père de famille et sérieux plutôt qu’avec un Denis ou un Kévin qui me tromperait, ne m’aiderait pas à la maison et rentrerait soûl tous les soirs ! » (Forum Auféminin, 2005). En fait, cet ostracisme est vieux comme la langue : par mahons, de même source, l’ancien français entendait les dieux païens, et, de là, un diable et un scélérat ; par maumet et magon un épouvantail ; par mahoum une idole, mahomerie définissant à la fois l’idolâtrie et la mosquée. Lou Maumet fut à Béziers (Hérault) un sobriquet de Satan, et l’on n’hésitait pas, à Montpellier et ailleurs, à jurer 67


par Mahomet (Pèr Mahoum !, Par Mahon !) : en 1885 encore, on trouve cette imprécation chez Mistral, dans l’offrande à Notre-Dame d’un prisonnier des Sarrasins (La cadeno de Moustié, La chaîne de Moustiers). (TDFM) Mahomet fut tout autant déconsidéré en Wallonie, à travers ses dérivés magon, « homme malpropre » à Ligny (Hainaut), ou mahonnie, « méchanceté » à Liège. En France, selon les régions, mahonner revenait à « bougonner », « bredouiller », « maugréer », « gronder », voire,

comme à Vendôme, « parler du nez ». Même polysémie pour le mahoun, « homme très entêté et morose », « bègue » ou « personne qui a un bec de lièvre ». Le mahonnage était un « combat à coups de poing », et, à Vannes (Morbihan), le mahonet un « esprit follet ». (FEWI) Dans un autre registre, l’argot des prisonniers entendait par mahomet « la petite bourse de cuir que les bagnards portaient sous leur chemise et dans laquelle ils cachaient leurs maigres économies » (Villatte et Bonte (1892). (PAGV)

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N NAPOLÉON La pièce de monnaie d’or créée en 1803 par Napoléon, alors Premier consul, a animé, parmi d’autres, l’expression jouer du napoléon, pour « dépenser sans compter » (Delvau, 1866). (DILV)

qui frappe le méchant sur son trône endormi » (André Chénier). Némésis baptisa en 1832 un recueil pamphlétaire, hostile au gouvernement de Louis-Philippe. Dans Monsieur Ripois et la Némésis, roman de Louis Hémon (posthume, 1950), la Némésis de Ripois sera le suicide de la fille qu’il a engrossée et le cortège de remords pour le vil séducteur qu’il fut. Les Allemands et les Anglais connaissent également le mot, synonyme savant d’ « instrument de vengeance, agent d’une vengeance à retardement ». La Némésis des Nations (Nemesis of Nations) évoquerait un sort qui, tôt ou tard, malmène chaque grande puissance, toute phase de prospérité précédant une phase de déclin. (MOSF) Dans la version française du film Le silence des agneaux de Jonathan Demme (1990), némésis est employé par le directeur de l’asile à propos d’Hannibal Lecter : « Il croit que je suis sa némésis. » De la notion de « bras vengeur », on a glissé vers celle d’« ennemi juré » : « La sixième saison fournirait l’occasion à Patrick Jane de démasquer sa Némésis, John le Rouge, meurtrier de sa femme et de sa fille » (staragora.com, à propos de l’enquêteur, héros de la série télévisée The mentalist). Nemesia est par ailleurs la dénomination d’une fleur et celle d’une variété de mygales, dont une quinzaine d’espèces vivent en France. On croise Nemesio chez les hispanophones, tandis qu’un poète latin du IIIe siècle et un théologien du IVe s’appelaient respectivement Némésianus et Némésius.

NATHAN À Destry (Moselle), le sobriquet de Nathan allait à un type de croquemitaine itinérant, appelé l’homme au sac ou peut’homme (« vilain homme ») en d’autres villages du département. Méchant autant qu’imaginaire, ce personnage « voyage la nuit, arrête et punit les enfants attardés dans les champs ou sur les chemins, et il les fourre dans un grand sac qu’il porte sur l’épaule », résumait Raphaël de Westphalen (Petit dictionnaire des traditions populaires messines, 1934). Le prénom, lui, n’effraie plus personne : il fut en 2010 le masculin le plus attribué (plus de 7 000 fois) dans une France où il était inusité avant 1985. Il séduisit les anglophones dès le XVIe siècle, pour avoir été porté par un prophète biblique. Son sens en hébreu est « Il a donné ». (MERP, COTP) NÉMÉSIS Ce féminin émergent (quatre naissances en France en 2006, trois en 2008) illustre l’art de faire du neuf avec de l’antique. Il suggère une maladie grave, diagnostique une internaute sur meilleursprenoms.com, là où d’autres saluent sa belle sonorité, son côté audacieux, mystérieux, sans taire ses lourds antécédents : dans la mythologie grecque, Némésis, dont l’identité s’appuie sur un verbe signifiant « distribuer, répartir », n’était-elle pas la déesse de la vengeance ? Mais si elle châtiait les humains, c’était pour veiller à l’harmonie du monde en réglant les destinées. C’est à son pouvoir que l’on attribuait l’alternance, chez l’individu et dans la société, de joies et de malheurs. Elle n’était donc ni foncièrement, ni gratuitement vindicative, mais assurait une sorte d’équilibre général, de justice distributive. C’est néanmoins sous le sens de « punition, riposte » que s’est lexicalisée la « tardive déesse

NICAISE Nicaise, « sobriquet d’un homme stupide », s’est chevillé au nigaud (Nikêse à Liège), un bêta quelquefois doublé d’un casse-pieds : dans les Alpes-de-Haute-Provence, le dérivé niquéssa blâmait « un crampon, un agaçant personnage » (François Arnaud et Gabriel Morin, Le langage de la vallée de Barcelonnette, Honoré Champion, 1920). À Rouen, où l’on prononçait Nigaise, l’église Saint-Nigaise était celle d’une paroisse où vivaient les purins, cet inélégant surnom désignant les « ouvriers de bas étage ». (MPNC) 69


même entre « homme stupide, se mêlant des détails qui concernent les femmes » (D’Hautel, 1808) et « personne à la langue redoutable » : « J’ai peut-être l’air d’un Nicolas-tac-tac, mais je suis plus malin qu’on croit » (« Je ressemble peut-être à un crétin, mais je suis plus futé qu’on l’imagine »), rabâchait un de ces faux naïfs. (PDSM, TDFM, DIBA) Colas, Colin. Colin, qui fut adjectif au XVIe siècle, jouait aussi sur les deux tableaux : tantôt « gueux, bélître », tantôt « flatteur, cajoleur », mais à Nantes, on entendait par colin-Jeannette l’« homme qui s’occupe des choses du ménage ». Dans le Hainaut (Sigart, 1866), le colau-pouye (« colas-poule ») était un idiot, que l’on remballait par Va-z-ein, colaupouye, mener tés pouyes picher ! (« Va-t’en mener tes poules pisser ! »). (FEWI, GESS)

NICODÈME C’est bien ce prénom, jadis prononcé Nigodème (Nigodaimo à Lyon, Nicodenme à Boulogne), qui, par apocope, a donné naissance vers 1500 à nigaud, en restant lui-même synonyme de « benêt, niais, imbécile ». Les langues d’oc ont recouru à Nicoudème pour « dadais », et l’ont introduit dans la locution Sèmblo l’estatuo di Nicoudème (« Il ressemble à la statue de Nicodème »), autrement dit « Il a l’air nigaud ». Dans les chapelles du saint Sépulcre, justifiait Mistral (1886), les images de Nicodème montraient un personnage représenté avec la bouche entrouverte. Membre du Sanhédrin, ce Nicodème de l’Évangile de Jean est peu ouvert aux enseignements du Christ, et les Mystères du Moyen Âge en caricaturèrent le manque de perspicacité et la sottise présumée. Dans l’Yonne, Nicodème désigna spécialement un « grand garçon, niais et mal bâti », et, en HauteSavoie (Thônes), un « enfant bonasse, qui n’a pas beaucoup d’intelligence ». À Nicodème et à nigaud, a été aussi rapporté le sobriquet nigousse, dévolu naguère par dérision au Breton bretonnant et au conscrit breton. Mais plus plausible est l’hypothèse qui rattache ce terme aux mots bas-bretons « Ann hini goz » (« La vieille femme »), titre d’une chanson souvent entonnée par les intéressés. Dans Un temps pour aimer, un temps pour haïr (Grasset et Fasquelle, 1999), Jean Ferniot rapporte combien ceux-ci subissaient les quolibets des Parisiens, qui leur rabâchaient : « À la nigousse, gousse, gousse / Les pommes de terre pour les cochons / Les épluchures pour les Bretons ! » ; « Du Finistère au Morbihan, / Y’a plus d’putains que d’bonnes d’enfants, / À la nigousse, à la nigousse, à la nigousse merdous ! » (LGCN, PBCN, TDFM, FEWI)

NICOMÈDE D’après Suétone et sa Vie des douze Césars, Nicomède (Nicomède IV Philopator, roi de Bithynie, en Asie Mineure) entretint des rapports amoureux, passionnés, avec le jeune Jules César, ce qui valut au futur consul un lourd déshonneur, bien plus durable que sa liaison, émaillé des moqueries de ses ennemis politiques (dont Cicéron) et même de ses soldats, qui le surnommèrent « la reine de Bithynie ». De ce Nicomède, des érudits firent par la suite une figure typique de l’homosexualité dans l’Antiquité. Ainsi Voltaire qui, vers 1740, dans une première version de La Pucelle (où il raille Jeanne d’Arc), le cita en compagnie du marquis de Thibouville († 1784) et du duc de Villars († 1770), qui étaient deux homosexuels avérés : « Tels on a vu Thibouville et Villars, / Imitateurs du premier des Césars, / Tout enflammés du feu qui les possède, / Tête baissée attendre un Nicomède ; / Et seconder, par de fréquents écarts, / Les vaillants coups de leurs laquais picards. » (DHMC) Signifiant par le grec « méditer sur la victoire, penser à vaincre », le prénom, qu’on ne confondra pas avec Nicodème, a déserté les registres des naissances françaises depuis les années 1960. Son saint patron, un prêtre martyrisé sous Domitien, appartiendrait à la légende plutôt qu’à l’histoire. (BEHI)

NICOLAS Nicolas est du genre à faire la bête pour avoir du son : on l’a assimilé au nigaud et au maladroit (Niclause à Verviers, Nicou en Rouergue, Nicot dans le Morvan, Niclaud à Saint-Malo, Nicouno et Nicoueso en Languedoc), ou encore à un individu chétif et sans élan (niclaut dans la Manche), mais sa variante Nicouès se prévalait du sens de « malin, goguenard ». Le Nicolas-tac-tac se partageait lui-

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O ODILE Au Mont-Sainte-Odile (Bas-Rhin), ancestral centre de pèlerinages, on invoque contre les troubles oculaires la patronne de l’Alsace († 720), fondatrice d’un monastère en ce haut lieu de spiritualité, et elle-même guérie d’une cécité de naissance lors de son baptême à l’âge de douze ans, précisent ses hagiographes. Sous l’action de la dévotion, son prénom, de souche germanique (od, « richesse »), essaima dans la Lorraine voisine, mais, par son caractère devenu trop commun et sa large diffusion dans les classes populaires, il se galvauda autour de Metz : « Une servante peu délurée, maladroite, est encore dans nos campagnes une Oudile », écrivait Ernest Auricoste de Lazarque († 1894) dans ses Noms et sobriquets au pays messin (in Revue des Traditions populaires, 10, 1906). Cet historien et folkloriste remarquait que certains prénoms, une fois défigurés (par exemple Tontiche pour Antoinette et Jeannette, ou Guiguite pour Marguerite), constituaient des sobriquets fort désobligeants pour ceux ou celles qui les portent, ou à qui ils sont infligés. Ce fut surtout le cas, poursuivait-il, du masculin Chan (ainsi les dialectes lorrains écrivaient-ils et prononçaient-ils Jean), autrefois très répandu et dont la péjoration s’est estompée, et, chez les femmes, d’Oudile, toujours en butte à la disgrâce au moment de la rédaction de son texte : « J’ignore pourquoi le gracieux nom d’Odile est employé chez nous dans une acception niaise. À la ville, on dit : C’est une Agnès, probablement par l’assonance de niaise et d’Agnès. » Dans Chan Heurlin ou Les fiançailles de Fanchon, un poème du XVIIIe siècle en patois de Metz, Albert Brondex et Didier Mory opposaient la finesse de Fanchon à la gaucherie d’une Oudile (« eine Oudile »), et un commentateur expliquera : « D’une jeune fille un peu simplette, on disait qu’elle était une Oudile, ou qu’elle était née le jour de la sainte Oudile. » Lors de la réédition de l’œuvre en 1948 (in Annales de l’Est, Berger-Levrault), la glose signée Marcel Cressot passe de simplette à sotte : « À certains prénoms s’attache une nuance ironique ou péjorative : Chan implique la naïveté, Oudile la

sottise, Calas se dit d’un être godiche. » Quant au Chan Heurlin du titre, il signifiait « Jean (benêt) aux cheveux hérissés ». OGIER Dans son étude sur L’étymologie de quelques noms wallons de poissons (Dialectes de Wallonie, 2002), Jean Germain a montré que l’appellation régionale de lodjî (ou odjî, rôdjî, ôrlodjî) dévolue à la grémille (perche goujonnière), et dont l’origine était jusque-là réputée obscure, pourrait provenir, pour des raisons tant phonétiques que géo-ethnographiques, de l’anthroponyme Og(i)er (forme wallonne : Odjî). Bien distribué dans la vallée de la Meuse, celuici se réclamerait du personnage populaire d’Ogier le Danois (XIIe siècle), dont les hauts faits furent relatés par le chroniqueur Jean d’Outremeuse et, plus tard, par le théâtre de marionnettes liégeoises. Germain invoque une allusion métaphorique aux épines dorsales, rapportées à la crinière du casque du héros de la chanson de geste, et il n’exclut pas une corrélation entre le comportement particulier de ce poisson vorace, si agressif pour sa taille, et le caractère combatif du héros. Le site Art de la pêche renseigne Ogier parmi les vingt-deux noms vernaculaires de ce spécimen, à la chair sans intérêt alimentaire. OTTO Avec une réserve objectivée par un point d’interrogation, le Bob (Trésor argotique et populaire) renseigne l’emploi de Otto pour « babil, caquetage, propos de trottoir ». (BOBA) Outre Fritz, Friedrick, Ernest, Michel et Frigolin (sic), tous « prénoms boches fréquents » (sic), Esnault et Dauzat (1919) ont pointé Otto parmi les sobriquets prodigués au soldat allemand, l’artilleur surtout, par les Poilus de 1914-1918. Otto prénommait le chancelier Bismarck († 1898), resté dans les mémoires depuis la guerre de 1870, tandis qu’Otto le Grand (Otton 1er) fonda en 936 le Saint-Empire romain germanique. Germanique lui aussi, l’étymon se traduit par « privilège, 71


fortune ». La forme italienne, Ottone, s’offre pour diminutif Ottorino. Le XXe siècle a vu naître en France à peine huit cents Otto, le gros du contingent avant 1920. Otto Graff, signa un jour l’écrivain Marcel Achard († 1974) à une quémandeuse d’autographes, qui s’étonna : « Mais je ne savais pas que vous étiez allemand ! » (Hervé Lauwick, D’Alphonse Allais à Sacha Guitry, Plon, 1963). « Je ne veux pas d’un médecin boche ! », protestait une autre dame, fortement enrouée, et à qui on avait conseillé de consulter un docteur oto-rhino (Jean-Paul Lacroix, S comme sottise, Jacques Grancher, 1984). (PTQP, DZAR, BEHI)

OVIDE Au XVIIIe siècle, un bijou de la foire Saint-Ovide était un homme de rien ou de pas grand-chose. Dans Les Racoleurs (Vadé, 1756), Javotte raille Toupet : « Il est bien campé avec ses deux jambes de flûte à l’oignon. Adieu, bijou de la foire Saint-Ovide ! » À la foire parisienne de Saint-Ovide, établie place Vendôme jusqu’en 1773, on vendait quantité de menues bijouteries et des articles de peu de valeur. « Peut-être y a-t-il également ici un jeu de mots sur Ovide, os vide », conjecture Charles Nisard (Parisianismes, 1876). (QPPN)

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P PANCRACE Dans Pancrace, on entend crasse : il n’en fallait pas davantage pour que le peuple érige régionalement ce masculin, écrit tel qu’il le comprenait, en sobriquet du pouilleux ou de la femme sale (marie-pancrasse). Mais à Liège, un Pancrace était un gourmand, sans autre raison que la « sonorité étrange du prénom ». Le sens classique de (docteur) Pancrace (« celui qui est prêt à combattre sur tous les points », Littré) rejoint le pancrace antique, un exercice mêlant lutte et pugilat, et il a rencontré un écho en Rhône-Alpes (Saint-Étienne) avec le Pancraceou, « homme qui se carre, qui se croit ». (FEWI) Pancrace appelle aussi pancréas, au point qu’il est arrivé à saint Pancrace, l’un des saints de glace de mai (avec Servais et Mamert), d’être rebaptisé saint Pancréas. Panique à Saint-Pancréas a intitulé au surplus une BD du Français Vincent Vanoli (éd. Les requins marteaux, 2007), où la léthargie d’un bourg ainsi nommé est brusquement troublée par un phénomène de lévitation chez un garçon de ferme.

d’autres pays européens pour un écrit satirique accablant le pouvoir. En 1566, on lui adjoignit la pasquinade (italien pasquinata), « moquerie gouailleuse, persiflage », voire, localement, sur le tard (1808), « fredaine, écart de jeunesse ». Sur le séjour à Venise du poète Du Bellay vers 1555, Sainte-Beuve écrivait (Nouveaux lundis, 1867) : « Le doge et les magnifiques seigneurs ont attrapé un sonnet de sa main et de la bonne encre, un pasquin des mieux lardés, qui reste comme une parodie de leur fastueuse grandeur. » Pasquin désignera aussi le farceur, le plaisantin auteur de quolibets et sarcasmes, le « méchant diseur de bons mots » (Académie, 1798), le conteur de sornettes, ainsi que, dans un sens spécialisé, le bateleur d’une troupe de comédiens : « Debout sur le tréteau qu’assiège une cohue / Qui rit, bâille, applaudit, siffle, hue, / Entouré de pasquins agitant leur grelot » (Hugo, Les Châtiments, 1853). À l’appui d’une citation de Sartre (Les mots, 1964), le Trésor de la langue française mentionne également l’emploi, à nouveau analogique et péjoratif, de pasquin pour « cabotin » : « J’étais un polichinelle, un pasquin, un grimacier, elle m’ordonnait de cesser mes ‘‘simagrées’’. » (GROB, FEWI, ACFR, TLFI) Pour un Wallon, il est savoureux de remarquer que, par le biais de ses vocables dérivés et par extension de leur champ sémantique, la statue romaine, bavarde et gouailleuse, enjolive toujours le dialecte. À Namur par exemple, la pasquéye (jadis paskée et paskéye) est « une entreprise amusante, une aventure gaie, une comédie » (Somme, 1997), voire une cascade de péripéties, de tribulations : « Quéne pasquéye ! », résume-t-on après une journée ou un événement fertile en rebondissements, en surprises. La signification antérieure, celle de « farce, bonne blague » (XVIIe siècle), a conservé son sel grâce au titre de la chronique wallonne hebdomadaire du quotidien Vers l’Avenir (aujourd’hui L’Avenir) : Chîjes èt pasquéyes, soit Soirées et (bonnes) histoires, la « chîje » étant la veillée où s’échangeaient récits et anecdotes. Si, dans l’Ardenne belge, on entendait par pasquêye une « bouffonnerie en

PASQUIN Les mots pasquin (« pamphlet », puis « pitre, turlupin, farceur ») et pasquinade (« raillerie », puis « facétie ») sont déclarés vieillis par les dictionnaires. Désormais fort désuet lui aussi est le nom propre qui les fit éclore et que l’on rattache, avec Pascal ou le patronymique Pasqua, à la fête de Pâques : assorti de féminins (Pasquine, Pasquina), Pasquin n’aura prénommé dans l’Hexagone que 65 enfants au XXe siècle (meilleure année : 1927). Il y fut plus courtisé au XVIIe, comme il l’était dès le XVe en Italie, où s’illustra le spécialiste du bronze d’art Pasquino di Matteo di Montepulciano († 1465). Mais voici qu’en 1501, Pasquino baptisa une statue antique, mutilée et réduite à un simple torse, découverte un peu par hasard dans le sous-sol de Rome. Replacée près du palais des Ursins, elle devint une attraction, car l’habitude fut bientôt prise d’accrocher sur son socle des billets qui brocardaient les autorités. La coutume fit grand bruit, si bien que, dès 1534, le terme pasquin passa en France et dans 73


famille », les Lillois connaissaient dès 1601 la pasquille, « récit historique, aventure en patois, satire dialoguée », que précéda chez Rabelais (1541) la pasquil, « plaisanterie grossière, insulte affichée sur une place publique ». À Liège, pasquèie nomma génériquement la chanson wallonne, nous instruit Ulysse Capitaine, qui, en 1867, rédigea une monographie sur le sujet (Étude sur le mot Pasquèie, nom générique de la chanson wallonne, Maccarry, Cannes), la définition détaillée étant : « Tout libelle versifié, et plus particulièrement toute chanson en dialecte wallon, religieuse ou satirique, gaie ou élégiaque, politique ou religieuse, morale ou graveleuse. » (FEWI, LIMO) Les verbes français pasquiner et pasquiniser (« bafouer, diffamer par des textes incisifs ») sont tombés dans l’oubli, à l’instar des mots pasquineur (pour le rédacteur du libelle), pasquillet (pour la diatribe) ou pasquillé (pour la victime ainsi éclaboussée). Une question majeure subsiste : pourquoi diable appela-t-on Pasquino la sculpture de marbre, si productive dans ses rebonds linguistiques qu’elle le fut dans sa fonction sociale ? Pourquoi ce prénom-là plutôt qu’Augusto, Giordano ou Lorenzo ? La réponse ne viendra pas d’Alain Rey, qui, dans son premier Robert historique (1992), a même omis d’insérer pasquin et pasquinade, lacune comblée par la suite. Quant à Jacqueline Picoche (1992), elle s’en tient à « raison obscure ». Même le secourable von Wartburg n’est guère disert : son Französisches etymologisches Wörterbuch se borne à invoquer un choix de pure fantaisie. En revanche, la version française et abrégée de l’ouvrage, cosignée par Bloch, fait sommairement état de l’éclairage fourni par le Dictionnaire de Gilles Ménage (1694). Dans l’italien d’origine, celui-ci reproduisait mot pour mot la justification, plaisamment anecdotique, publiée au XVIe par l’écrivain et critique Lodovico Castelvetro († 1571), au détour d’un livre polémique consacré au poète Annibal Caro († 1566), son ennemi juré. Ménage synthétise ainsi le propos de son inspirateur : « Pasquino a pris la dénomination d’un tailleur de Rome appelé Pasquino, chez qui on faisait des médisances […]. L’endroit est curieux, & il mérite d’être rapporté en ce lieu. » À notre tour, narrons, avec en prime quelques glanes empruntées à un article parue dans l’édition franco-belge de la Revue britannique (T. 2, 1861). (DIHL, DIET, FEW, DEGM) Or donc, d’après Tebaldeo de Ferrare, témoin direct de l’épisode pour être né en 1473, la

statue, que Le Bernin décrira vers 1650 comme « la plus belle de Rome », pas moins, fut trouvée enfouie, lors d’un chantier de fouilles – on creusait à tout-va à la Renaissance, en quête de vestiges de la Rome antique –, à proximité de la boutique du tailleur le plus en vue de la ville éternelle, Maestro Pasquino (maître Pasquin), à qui, selon l’usage du temps passé, on délivrait le titre suivi du prénom (cf. Maître Jacques chez Molière). Cet habile artisan, qui habillait cardinaux, ambassadeurs et courtisans, occupait en ses ateliers un nombre considérable d’ouvriers. Il était aussi adroit des mains que malveillant de la langue : son commerce s’animait volontiers de potins, ragots, rosseries et boutades assassines dont sa clientèle et les notables en général faisaient les frais. S’il ne les décochait pas lui-même, son personnel s’en chargeait. La médisance, autant que la qualité du coup de ciseaux, devint ainsi la marque de fabrique de la maison, son ADN dirait-on de nos jours. Personne, paraît-il, ne prenait vraiment ombrage de cette pratique : plutôt que de les faire fuir, elle attirait les chalands qui s’en divertissaient, heureux de s’associer à une partie de gorges chaudes, même si la séance précédente les avait étripés. Cette circonstance, combinée au voisinage du négoce et du lieu de la découverte, eut pour effet de transmettre le nom de Pasquin à la sculpture dès qu’elle s’institua en carrefour, largement ritualité, de la médisance. On eût d’ailleurs été bien en peine de l’appeler d’une autre manière, puisqu’on ne savait pas trop quel héros de l’Antiquité elle figurait : Hercule, Ajax, Alexandre le Grand ? Le réflexe d’y apposer de courtes pièces en vers naquit, croiton, parmi les étudiants, d’abord le jour de la Saint-Marc (25 avril), où l’on vêtait ce support d’un costume spécial, puis s’étendit à toute l’année et à toute la population lettrée et protestataire, dont les satires envers les corps constitués et les dignitaires de l’Église, papes compris, s’amplifièrent et redoublèrent de virulence. Ceux qui maniaient ainsi l’ironie se réfugiaient dans l’anonymat ou s’abritaient derrière la franchise de ton dont avait joui le tailleur : « De même qu’il avait eu pleine liberté de tout dire, de même chacun put publier ce qu’il n’eût pas osé dire. » Les allusions aux pontifes, dont les ambitions, les intrigues, les excès et même les traits physiques étaient éreintés, offrirent un caractère parfois choquant et trivial, qui en garantissait pourtant la prompte propagation à travers toute la ville. 74


En 1522, à peine installé sur le trône de Pierre, Adrien VI voulut précipiter dans le Tibre la diabolique statue, mais un influent diplomate espagnol l’en dissuada, au prétexte malicieux que toutes les grenouilles du fleuve, contaminées, ne feraient plus entendre, à longueur de coassements, que de calamiteuses pasquinades. Au siècle suivant, tout affichage sur le Pasquin fut prohibé, et de lourdes peines promises aux contrevenants, mais la tradition ne cessa de persister. Sous la Réforme, un florilège de 634 pages réunit les plus cinglants pasquins, ce qui n’empêcha pas les réformateurs eux-mêmes d’être ensuite les cibles du procédé.

PÉLAGIE Les détenus de Sainte-Pélagie appelaient populairement Pélage cette prison parisienne, en se nommant eux-mêmes compagnons de Pélage (Dictionnaire d’argot ou La langue des voleurs dévoilée, contenant les moyens de se mettre en garde contre les ruses des filous, Anonyme, 1847). Gustave Courbet et Honoré Daumier ont en commun d’avoir été incarcérés à Sainte-Pélagie, ainsi que Sade, marié en 1763 à une très tolérante Renée Pélagie. En 1920, Pélagie prénommait aussi la première épouse du maréchal Tito. Les lecteurs d’Arthur Masson connaissent Pélagie Ronvaux, femme du doctoral droguiste Adhémar Pestiaux (1938), et ceux de l’Acadienne Antonine Maillet ne jurent que par Pélagie la Charrette, prix Goncourt 1979. Jeune vierge de quinze ans, la sainte patronne (IVe siècle) préféra se jeter du toit d’une maison plutôt que de se laisser souiller par le magistrat d’Antioche, et saint Jean Chrysostome excusa et magnifia son suicide. Le nom propre signifie en grec « de la haute mer », ce dont a gardé trace la zoologie, qui baptisa pélagie une méduse à huit longs tentacules, vivant en bancs gigantesques dans l’Atlantique. (FLES)

PATRICE La légende de saint Patrick ou Patrice certifie que cet évangélisateur de l’Irlande au Ve siècle disposait de son propre purgatoire, mais aussi d’un puits dont il extrayait de l’or à volonté. Dans les langues d’oc, pour exprimer l’idée qu’on n’est ni Crésus ni Rothschild, on se défendait de posséder lou pous de sant Patrice (« le puits de saint Patrick »). (TDFM) PAUL Autrefois en vogue à Genève, l’expression passer du côté de saint Paul équivalait à « mal se conduire ». Elle s’expliquait ainsi : Pierre est représenté à la droite du Sauveur en croix, et Paul à sa gauche ; quitter « la droite du Père », position privilégiée, pour aller de l’autre côté, voilà qui trahit forcément un égarement, une gaucherie. (EGJB) Paulet a de longue date subi, au nord du domaine gallo-roman, et sans lien avec saint Paul, une disgrâce particulière, dont a fait foi sa signification d’« hypocrite » en moyen français. Celle-ci s’est perpétuée dans les dialectes wallons, avec à Liège fé l’pôlet (« faire le paulet », le faux jeton) et à Verviers pôlet, « homme faux et sournois ». (FEWI) Popaul est en France un sobriquet de Pôle emploi, l’organisme né en 2008 de la fusion de l’ANPE (Agence nationale pour l’Emploi) et des Assedic (Associations pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce) : « Ils ont rempli tous mes papiers nickel, et je n’ai donc eu aucun problème avec Popaul. » Sachant que ce même diminutif désigne aussi le sexe masculin (emmener Popaul au cirque), on l’a retrouvé par amalgame dans le titre de films X (Popaul emploi), tandis que la popaul-position serait celle du client bien placé dans la queue, ou file d’attente, devant une maison de passe (Philippe Normand, Langue de keufs sauce piquante, Le cherche midi, 2014).

PHILIPPE Philippe, ou mieux encore filipp, sonne comme l’onomatopée d’un fouet qui fend l’air en sifflant. Ce fut à tout le moins l’impression perçue par les oreilles lyonnaises : on a dit làbas faire filipp pour « fouetter l’air avec une baguette flexible », et, par extension, pour « frapper quelqu’un à coup de verge ». « Gare que je te fasse filipp ! » (Collectif, Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, 1887, et Peterson, 1929). En 2000, dans ses Notes sur les données francoprovençales et francomtoises du Französisches etymologisches Wörterbuch, Paul-Henri Liard établit un rapport entre cette expression et sa voisine faire Felippe (« trembler, être agité de tremblements »). Ne pas confondre avec faire (le) Philippe, technique de vol et d’escroquerie au XIXe siècle, redevable de son nom au roi Louis-Philippe, dont l’effigie ornait les pièces de monnaie. Le filou s’appelait luimême un Philippe ou un Philibert. On comparera avec les mots felipo à Aix-enProvence et felipoun dans le Var, signifiant l’un « rossignol pour ouvrir les serrures », et l’autre « passe-partout ». Par ailleurs, la philippe était en Ardenne un breuvage à base d’eau de vie, de cidre et de sucre, mélange que les Normands, eux, baptisaient flipp, de l’anglais flip, « fouetter, battre » (cf. porto flip). (PPNP, TDFM, PNBJ, MANF) 75


Fifi. Phi-Phi, qui abrège Phidias, le sculpteur grec dans l’opérette éponyme d’Henri Christiné (1918), ne doit donc rien à Philippe ou à Philippine, pas plus que la Mademoiselle Fifi intitulant une nouvelle de Maupassant (1882). Cette demoiselle-là est en fait un marquis prussien, « un tout petit blondin fier et brutal », frêle, pâle et méprisant, et dont le surnom, octroyé par ses compatriotes, se fondait sur son habitude de répéter à tout propos l’interjection Fi ! pour exprimer son dédain. Du Moyen Âge au milieu du XIXe siècle, la même exclamation, trahissant le dégoût, servit de sobriquet aux vidangeurs parisiens : par maître Fifi, on entendait en effet le gadouard, le chevalier de la brune, le maître des basses œuvres, qui charriait ses tonneaux pestilentiels jusqu’à la décharge de Montfaucon, là où, jusqu’au XVIIe, se dressaient les gibets. (RGLL)

partage le lit des vierges, qui vont littéralement coucher avec la faim. On ne peut se défaire de cet hôte incommode que l’on redoute et que pourtant l’on chansonne, qu’en travaillant sans relâche à gagner quelque argent, qu’en vendant des fagots péniblement amassés dans le bois, qu’en aliénant jusqu’à ses meubles. Quand Peyrot est ancré au logis, que les estomacs sont vides, que le chien, amaigri, rase les murs, a peine à se tenir debout, que le petit troupeau voit diminuer chaque jour sa ration déjà insuffisante (la taille des bestiaux […] semble se ressentir de la disette annuelle des fourrages), il est temps d’aviser à chasser Peyrot : on se met à l’œuvre, on coupe les seigles verts, on fait feu de tout bois, on vend une dernière vache, on lutte contre la faim… Lutter toujours, tel fut votre destin, ô malheureux enfants des monts des Pyrénées ! Car vous avez connu toutes les misères du corps, tous les fléaux visibles, en même temps que ces peines invisibles, ces terreurs folles, ces craintes superstitieuses, dont trois révolutions n’ont pu vous délivrer encore. » (MERP) D’autre part, et par contagion du « personnage de parade, imbécile » que fut son fiston pierrot, le prénom a désigné à l’occasion le nigaud (Delvau, 1866). Aller voir saint Pierre compte parmi la pléthore d’euphémismes pour « mourir », tandis qu’à Toulouse faire le beau Pierre (bel Pèire) revenait à « faire le rogerbontemps, le vagabond insouciant » : référence à Pèire de Prouvènço, héros d’un roman où ledit Pierre, compagnon prompt à se divertir, ignore « le mot rebutant de devoir » (Jean Castillon, Nouvelle histoire de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, 1770). Pèire-Pierre n’a pas glané que des mécomptes : dans le Dauphiné, il a caractérisé un individu courageux. S’il n’était pas à la hauteur, on lui donnait du peire pas dignus (Pierre indigne, « homme nul, sans conséquence »). (TDFM, DILV, BOBA) Pérette. Sous son entrée Pérette, « diminutif de Pierrette » qui s’est déconsidéré, Lucien Barbe (1907) soutient, à propos des variantes féminines rabaissées, une théorie à nos yeux un peu trop sommaire. Autrefois, lit-on ainsi, les abréviations familières n’étaient pas déprisées, leur usage demeurant d’ailleurs habituel en Angleterre. Les Margot et Cathos de Molière, la Perrette de La Fontaine étaient d’honnêtes personnes. « Mais comme en dehors de la famille les femmes auxquelles on donne ces appellations sont des femmes faciles, on en a fait des qualificatifs dépréciés. » (LBNL) Perrette n’a pu esquiver une disqualification générale : perrette, « jeune fille qui fait la

PHILOMÈNE Sainte Philomène a beau être une sainte imaginaire, elle n’en fut pas moins priée avec ferveur, par le saint curé d’Ars et par la masse des fidèles. Son nom s’enracina si bien dans les esprits qu’il supplanta celui, poétique, de Philomèle pour le rossignol, et qu’il se substitua aussi, vers 1800, à phénomène, un mot devenu effectivement philomène en Saintonge, phulomène à Paris et félomène à Nivelles. Surprenante reconversion anticipée, sous l’effet de pieuses attractions paronymiques, d’une bienfaitrice dont le Vatican suspendit le culte en 1961. Dans les campagnes normandes, lorsque le terme physionomie était incompris, on le transformait à son tour en philomie. (MPNC) PIERRE Dans le sud-ouest de la France, et sous ses variantes Peyrot en Bigorre et Petiri chez les Basques, Pierre a jadis fait escorte à la faim, non pas la simple fringale, mais la famine endémique, calamité qui, telle une malédiction, s’abattait sur le monde rural. En 1867 encore, dans Superstitions et légendes des Pyrénées (in Bulletin de la Société Ramond, vol. IV, Bagnères-deBigorre), Eugène Cordier, pour en exorciser la croyance écrivait-il, s’attardait sur cette « singulière création de l’esprit populaire », chaussée de bas rouges, c’est-à-dire aux jambes nues : « Hôte familier du pauvre, Peyrot, à peine la faim entre-t-elle en la demeure, se présente et s’assoit au foyer, prend place à la table entre le triste maître et la non moins triste maîtresse de maison, lutte le jour avec le petit berger qui se débat contre le besoin, et, la nuit, 76


précieuse » ; pérette, « femme ou fille de mauvaise vie » ; « petite fille étourdie ou poule qui remue sans cesse » (en Argonne) ; « jeune femme bavarde ou raisonneuse » (en Normandie et Picardie). On accommodait du sobriquet de perette à l’oignon « une petite fille indiscrète et babillarde ou qui s’en fait trop accroire ». Cette expression est attestée en 1808, mais qui s’en souvient encore ?, s’interroge Catherine Guennec dans Espèce de savon à culotte… et autres injures d’antan dérobées à droite et à gauche, recueillies pour l’instruction des générations présentes et à venir (First, 2012). Quant à la Perrine du gué, « personne imaginaire qui fait beaucoup de manières pour pas grand-chose », elle ne doit rien à la Perrine Dugué, massacrée par les chouans en 1796 et aussitôt canonisée par la vox populi de la Mayenne, qui lui prêta une pléiade de prodiges et fit d’elle une sainte républicaine, la seule de son espèce. (FEWI) Pétra, « homme grossier, borné, lourdaud », n’est pas, en dépit des apparences, un parent de Pierre via Petrus, mais un mot bas breton se traduisant par « Quoi ? ». En Normandie et ailleurs, il blasonna les Bretons « facilement ahuris », qui l’avaient constamment à la bouche, de la même manière que l’on raillait leur baragouin, fondé sur les termes bara (pain) et gwin (vin), qu’ils prononçaient dans les

auberges loin de leur pays. Les esprits forts se moquaient d’eux en chantant : « C’est un Petra / Que je tiens, que je mène / C’est un Petra / Que je tiens par le bras […] / Baragouinez, gars de BasseBretagne / Baragouinez, gars / Tant qu’il vous plaira ! » Ainsi les mots bretons les plus usuels devinrent-ils « des sobriquets usuels qu’on prodigua aux gens qui ne savaient pas le français » (Hersart de la Villemarqué, Essai sur l’histoire de la langue bretonne, Franck, 1847). (PNBJ) Pétronille, dans le droit fil de Péronnelle, a perdu sa majuscule pour dauber une « fille sotte et sucrée », spécialement en Bretagne (Lecomte, 1910). (PDSM) Pierrot (Peirot, Piarrot), que La Fontaine (1668) associait au paysan, a nommé à Narbonne, par dérivation ironique ou espiègle du pierrot saltimbanque, le pot de chambre, en concurrence avec le quèli : « Pissaras jamai dins un quèli d’argent », tour métaphorique pour « Tu ne feras jamais fortune ». (TDFM) PROSPER De l’avis de von Wartburg, le nom de Prosper, dévolu par la langue verte au coffre-fort (1889) puis au revolver, se justifierait par l’adjectif homophone : la caisse blindée et l’arme sont à leur manière des signes de prospérité. (FEWI)

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QR QUENTIN Dans le Gard et les départements voisins, finir comme le pot de Saint-Quentin (finiras coume li toupin dé Sant-Quentin) impliquait que l’on soit voué à un sort navrant, surtout quand on sait que l’expression, toujours usitée, se prolonge volontiers par un corollaire : tu périras par la queue ! (peri pèr la co !). Ce maléfice, dont on menace plaisamment les hurluberlus et autres têtes de linotte, se fondait sur la piètre qualité des récipients ménagers, grossiers et fragiles, fabriqués autrefois à Saint-Quentin, près d’Uzès. Aujourd’hui, ces ateliers ont parfaitement redressé le cap : non seulement les queues et les anses sont désormais bien fixées aux articles produits, mais la manufacture recherche l’excellence, à tel point que la localité, rebaptisée Saint-Quentin-laPoterie, est devenue la capitale de la spécialité.

spécialement un poisson d’avril, et, par extension, le gobeur qui en faisait les frais : « Lorsque quelqu’un s’est laissé prendre à la plaisanterie, on lui crie ‘‘Raoulet ! raoulet !’’ » (Jean François Bonaventure Fleury, Essai sur le patois normand de La Hague, Maisonneuve et Leclerc, 1886). RAYMOND Inspiré vers 1980, et à son corps défendant, par le Premier ministre français Raymond Barre († 2007), le sens populaire de « ringard, hors du coup » s’est parfois prolongé par celui d’« imbécile » ou d’« individu quelconque, plutôt vulgaire ». Dans les banlieues, parmi les usagers des transports publics, Raymond a aussi été synonyme de « contrôleur », selon Jean-Pierre Goudailler (Comment tu tchatches !, Dictionnaire du français contemporain des cités, Maisonneuve & Larose, 1997). Le prénom cabossé de l’ancien chef de Gouvernement (de 1976 à1981) a curieusement été récupéré en 2013 pour s’associer à un exPrésident de la République : Mon Raymond, il est canon, a chanté en effet Carla Bruni, encensant son Nicolas Sarkozy de mari – lequel fut un Mimile, un Zébulon ou un Gonzalès sous des plumes moins éprises, donc moins laudatives. « Qu’elle le garde son Raymond, la majorité des Français n’en voulait plus et n’en veut plus ! Entre nous, il ne casse pas deux pattes à un canard ! (Forum de L’Express-Culture, 18 mars 2013). Quant au Président en exercice François Hollande, Carla Bruni le rebaptisait à la même époque « le pingouin » : « Il prend son petit air souverain, mais j’le connais, moi, l’pingouin n’a pas des manières de châtelain... » (BOBA) Ramon chevauche le ramon (balai de ramée, père du verbe ramoner), dont les croyances firent l’ustensile préféré « qu’enfourchaient les sorcières pour se rendre au sabbat par le tuyau de la cheminée ». On lui rapporte le ramounet de l’expression faire ramounet (« faire l’amour, faire le diable ») : « La langue provençale coquinette a de tout temps dit ‘‘faire ramounet’’ pour ‘‘faire l’amour’’, en assimilant la dame à une

RAOUL Sous la devise Quand Raoul roule il ne boit pas, le Raoul des Grand-Ducaux, chauffeur abstinent pour sorties entre amis, cousine timidement, depuis 2007, avec le Bob belge et le Sam français : « Au Luxembourg, on a Raoul. En Belgique, cela fait bien longtemps qu’ils ont des Bob (et des Bobettes). Dernièrement, en France, est apparu Sam. C’est un étonnant phénomène que cette personnification du conducteur sobre qui se répand à travers l’Europe sous des avatars chaque fois nouveaux. Les Luxembourgeois ont suivi leurs voisins avec Raoul et son slogan Quand Raoul roule, il ne boit pas. À part cette expression et l’indémodable Cool Raoul !, on ne comprend pas trop le choix du prénom, qui n’a pas grandchose de local à ma connaissance » (Bob, Sam et Raoul sont dans une auto…, Chroniques du Luxembourg, 29 mai 2007). L’argot disposait déjà, au XIXe siècle, du terme raoulot pour « roulottier », soit « charretier », puis « nomade habitant une roulotte », et enfin « voleur à la roulotte (dans les véhicules) ». (BOBA) Raoulet. Parce qu’un prénommé Raoul vivant en Normandie était un joyeux farceur, on a baptisé raoulet une attrape, une mystification, 78


cheminée... Faire ramounet en provençal, c’est se transformer en petit diable, car Ramounet est le diminutif de Ramoun, et Ramoun était le diable qui présidait au sabbat des sorcières et donna son nom au balai » (Jean-Claude Rey, Les mots de chez nous, étrangers aux ‘‘estrangié’’ de Provence, Autres temps, Gémenos, 1997). Dans le Bas-Quercy, Ramounet et Reimounet identifiaient aussi le démon, mais, dans l’Hérault et le Rouergue, ils étaient avant tout de dociles « petits Raymond », bien lexicalisés à leur tour et honorablement définis par « maître-valet, régisseur d’une ferme, métayer ». Par ailleurs, le comte de Toulouse Raymond V (1134-1194) traverse la locution mesuro dou comte Ramoun pour « une mesure de vin d’un cinquième plus grande que les autres, ce qui ajoutait à la vénération que l’on portait à ce prince » (Abbé de Sauvages, Dictionnaire languedocien-français, Martin, Alès, 1821). On l’utilisait encore dans plusieurs villes et villages lorsque le lexicographe l’introduisit dans ses pages. « Alé pihî so l’ramon ! » (« Allez pisser sur le balai ! »), enjoignait-on aux enfants de Liège lorsqu’ils venaient d’avoir très peur. La stricte application de ce précepte de médecine populaire était censée les garantir de la jaunisse. (FOWM) Ramona, par métaphore technique du ramonage, brosse et rosse de son ramon-balai celui qu’elle admoneste par ses remontrances : il a bien mérité de se faire chanter Ramona. Chez Mistral, ramouna et remouna signifiaient pareillement « ramoner la cheminée » et « rabrouer », voire « rognonner, grommeler » (ramounia, rimouna), tandis que ramounado et remounado correspondaient à « réprimande, mercuriale ». (TDFM) D’autre part, au temps des trains à vapeur, le jargon de la SNCF appelait ramona le chauffeur chargé d’alimenter la chaudière en charbon (Kenneth, 1993). (KGDT) Raymonde, tel l’éléphant dans un magasin de porcelaine, balaie tout sur son passage, sans son ramon, et s’agite subséquemment dans la formule faire sa Raymonde (« se comporter de façon exaltée et intolérante »), qui n’aura été que feu de paille, et a éclos à la fin 2014 en Belgique lors des grèves contre les mesures du nouveau gouvernement de centre-droit. « Je vous parie une cotisation syndicale contre une canette de Carapils qu’à la moindre indélicatesse, à la plus petite ruade d’une de vos connaissances, vous lâcherez un bon ‘‘Hé, fais pas ta Raymonde, hein !’’ » (Martial Dumont,

L’Avenir, 17 décembre 2014). L’avant-veille, à Namur, une déléguée syndicale ainsi prénommée avait semé le désordre dans deux magasins de mode qui refusaient de fermer. L’une de ses interventions musclées fut captée par une caméra, et la séquence propagée avec une jubilation offusquée par les réseaux sociaux : plus d’un demi-million de consultations en vingt-quatre heures. La même semaine, on a pu lire (Deuzio, 20 décembre) que « Vincent a fait sa Raymonde » : à Bruxelles, un Vincent automobiliste, homme d’affaires furieux de la grève du zèle des policiers, avait été filmé en train de se démener et de morigéner la force publique, en la menaçant des représailles de ses amis très haut placés. RENÉ L’apôtre Pierre est l’éponyme d’un poisson (le saint-pierre), et le chevalier Ogier le père putatif d’un autre (le lodjî, perche goujonnière). Glissons encore dans l’aquarium le René, appelé cette fois ainsi en l’honneur d’un duc, René II de Lorraine (1451-1508), amateur, diton, de sa chair délicate : « La flatterie imposa à ce poisson le nom de René, parce que le duc, dans un voyage qu’il fit à Remiremont, le trouva fort de son goût » (Louis Richard, Une cité lorraine au Moyen Âge, Annuaire des Vosges, Gley, Épinal, 1847). Repérable à la tache noire placée sous les ouïes, cette petite truite saumonée eut pour dénomination scientifique Salmo renatus, conforme à l’étymologie du prénom : re-natus, Re-né. Une origine peut-être plus roturière est possible, la tradition ayant cherché à enjoliver en l’associant à un personnage illustre. La graphie Renay se rencontre aussi : « Les jeunes saumons portent, entre Charme et Épinal, le nom de Renays ; on n’en pêche qu’au printemps » (Bulletin de la société d’histoire naturelle de la Moselle, Verronnais, Metz, 1868). RIQUIER Par mal Saint-Riquier, le Moyen Âge désignait les fièvres, pour l’unique raison que, selon son biographe, elles emportèrent ce saint du VIIe siècle, et non, comme c’est habituellement le cas, parce que celui-ci en était le guérisseur attitré. Selon d’autres historiens cependant, le mal en question était la paralysie, contre laquelle Riquier « semble avoir légué un remède pour ceux qui dévotement visité ses restes ». Il fut inhumé en Baie de Somme, où la prestigieuse abbaye perpétuant son nom est devenue un centre culturel. (FEWI) 79


préféré voir dans Bob l’acronyme de Bewust Onbeschonken Bestuurder, soit « conducteur non alcoolisé conscient » (sic). D’autre part, en France, dans le jargon des policiers, le bob est un joint de cannabis, en référence au chanteur Bob Marley († 1981), gros consommateur et militant d’une dépénalisation. Robin. Appellation traditionnelle du mouton, cette forme ancestrale du chef de file a, on l’a vu, fait jaillir par sa propre variante le mot robinet, jadis bec d’écoulement garni d’une tête d’ovin. Robin a lui-même donné consistance au vieux verbe robiner (« saillir, en parlant du bélier »), et, par un surprenant ricochet, aux argotiques roubignolles. Dans le Maine, autour du Mans, le nom de l’ardent ruminant était en effet passé par métaphore à ses testicules (sa paire de robins), puis, vers 1830, et par pure analogie de forme cette fois, à la boule de liège utilisée dans un jeu d’argent qu’orchestrait le plus souvent un magouilleur. Ce dernier, le robignoleur, manipulait prestement trois cocanges (des coquilles de noix) et il invitait les badauds à lui désigner celle qui dissimulait la petite sphère, bientôt baptisée robignole (1836) et roubignole (1862). Ce jeu était un vrai jeu de dupes : rien que des perdants, tous piégés par la dextérité et l’astuce du bonimenteur. Et s’il a disparu, c’est au profit de son héritier, le bonneteau, où l’arnaqueur fait voyager trois cartes montrées puis retournées, en demandant de deviner celle qui a recueilli les mises. Jamais de gagnants ici non plus, sinon le compère engagé pour amorcer la partie. S’agissant de l’appareil reproducteur de l’homme, le terme roubignoles, nécessairement au pluriel, ne date que de 1888 ou de 1896 selon les auteurs, le provençal roubignoli, de même nature, étant cependant déjà attesté en 1888. (DARG, DIHL) Peut-être par contamination du robin-bélier et de ses prouesses reproductrices, le prénom s’est uni au taureau, qui robina à son tour : « Robin se dit pour taureau qu’il remplace presque toujours, d’où le verbe robiner, analogue au gascon tauriser, qui est employé au figuré dans ce vers du conte de Guillaumet : ‘‘Je le vis sur le foin, qui taurisait ma femme’’ » (Charles Alexandre Piétrement, Le Patois briard du canton d’Esternay, Maisonneuve, 1888). Les paysans normands « m’naient la vaq’ au robin », et ils qualifiaient de vache robinière celle qui tentait de saillir les autres vaches du troupeau, ou qui réclamait à grands cris son robin – robinière seul caractérisant dans la foulée « la fille qui court les garçons ». En postulant une ressemblance entre la turgescence du membre et

ROBERT Comment mieux couronner les déboires de ce glorieux prénom qu’en le coiffant d’une paire de cornes ? En Ille-et-Vilaine, un robert fut effectivement un cocu. Simple emploi ironique du nom de personne, diagnostiquait von Wartburg, là où d’autres ont mis en avant une superstition et un toponyme du département breton, à un jet de biniou de Fougères et de Vitré : « Sur le territoire de la commune de Combourtillé, est un rocher compris dans le fief Robert, autour duquel les jeunes gens fiancés vont, la nuit, à cloche-pied, afin de ne pas, une fois mariés, être Robert, c’est-à-dire trompés par leurs femmes » (Orain, 1897). Au surplus, lorsqu’il blasonne l’époux en disgrâce, Robert peut tout simplement s’inspirer de son abréviatif robin, apparié au bélier, grand porteur de cornes. (FEWI, AOVM) L’expression C’est comme Robert-Macaire et Bertrand était de mise pour blâmer un duo de filous, l’un plus âpre que l’autre : « C’est le fourbe, le fripon et son compère qui s’entendent comme larrons en foire pour dépouiller leurs victimes. C’est Oreste et Pylade sous les traits de deux galériens, l’un audacieux, l’autre poltron » (Kastner, 1866). La comparaison s’appuyait sur le mélodrame à succès L’Auberge des Adrets (1823), où le brigand Robert Macaire avait pour acolyte un nommé Bertrand, plus pâlot. Quant à Robert Tantalan !, ce fut une exclamation qu’on entendait sans aucun déplaisir dans le Pas-deCalais : « Les enfants de Saint-Omer annoncent par ce cri la fin du carême. Robert Tantalan est le nom d’une ancienne famille qui avait jadis le privilège de conduire le bœuf gras (Valentin Eudes, in Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, T. V, 1839, et Jules Corblet, Glossaire, 1851). Tantalan renvoie de surcroît l’écho de rantaplan, l’onomatopée du roulement de tambour, et c’était bien au rythme cadencé de la caisse que retentissaient les joyeux éclats de voix. (KAPA, GEPP) Bob. Étrenné en 2013 en Belgique, le verbe bobber a épousé le sens de « faire le Bob, choisir un Bob », et, d’une façon générale, de « planifier son retour dès avant la sortie », par exemple en disposant des horaires des transports en commun ou en prévoyant de loger sur place. Le Royaume est le berceau de Bob et Bobette, créés en 1945 par Willy Vandersteen, et l’on a soutenu que le sobriquet des fêtards abstinents se fondait sur ces héros de papier. Mais ceux-ci s’appellent Suske et Wiske chez les néerlandophones, qui ont 80


l’inflorescence de l’herbacée, on fit du gouet tacheté – arum tacheté, Arum maculatum, qui était déjà un pied de veau – une bitte-de-robin : « Ceux qui connaissent la plante devineront sans peine pourquoi », susurrait Achille Delboulle (1876). (LBNL, MPNC, GVYD) Emblématique du berger des pastorales, Robin identifia aussi en ancien français, sans méchanceté ni vacherie, un palefrenier, mais c’est à l’individu inconsistant et inconstant, voire à l’imbécile, qu’il fut le plus volontiers associé : à Nivelles, le robin d’tous mèstîs (de tous métiers) se prêtait « à toutes les besognes sans en réussir aucune », et les balivernes se disaient robâdes, tandis que robiner revenait en l’espèce à « raconter des bêtises » ; dans la Manche, un rôbi était un sournois et un rôbé « un faucheur qui avance moins que les autres », le vocable robinri distinguant la lenteur à la tâche. Grandgagnage (Dictionnaire étymologique wallon, vol. 2, 1880) a pointé une acception spécialement péjorative de robin : « crachat épais ». (FEWI, WETY) « Le mot de Robin, une fois adopté par la langue proverbiale, n’est pas resté longtemps synonyme de pâtre noblement fidèle au souvenir de son humble passé, confirmait Kastner (1866). Il a été pris en mauvaise part, et le ridicule a marqué cette dénomination de son empreinte indélébile (‘‘Il est des parents Robin, il n’a ni cœur ni courage’’, vieux proverbe ; ‘‘C’est la maison de Robin de la vallée, il n’y a pot au feu ni écuelle lavée’’, adage du XVIe s.). Comme terme de mépris, Robin est devenu aussi l’équivalent de bouffon, de nigaud, d’ignorant (les plaisants robins chez Molière). Robin a été attribué au chat, fripon adroit, a signifié chat fourré, drôle, coquin, et il s’est appliqué ‘‘aux allures vulgaires, aux penchants grossiers ou vicieux dont les gens de basse extraction ne savent pas se défaire’’. Enfin, Robin est allé aux hommes toujours préoccupés de ce qui les touche le plus, et ne sachant guère parler d’autre chose, aux épicuriens qui, se rappelant volontiers d’aimables fredaines, mettent en pratique ce refrain de vaudeville : ‘‘Et l’on revient toujours à ses premières amours’’. » (KAPA) Le prénom lui-même fut chansonné au XVIIIe siècle, surtout dans le répertoire, « mélange d’équivoque et d’idiotisme », de l’abbé Lapin, de son vrai nom abbé Sabatier de Cabres, qui se produisait chaque soir au PalaisRoyal en s’accompagnant à la guitare et en faisant des gestes bouffons. On lit dans la Correspondance de Madame Gourdan (Londres, 1784) le texte d’un de ses succès, Maman j’aime

Robin, riche de vingt-quatre couplets et de davantage de niaiseries. Extraits : « Robin a une anguille / Qui fait plaisir aux filles / Quand il leur met en main / Maman j’aime Robin ! » ; « Quand il prend médecine / Il veut que sa cousine / Lui tienne le bassin / Maman j’aime Robin ! » ; « Quand il est en colère / Il montre son derrière/ Et vesse comme un daim / Maman j’aime Robin ! » ; « Robin a des sabots / Qui sont vilains et gros / Il fait caca dessus / Maman, je n’en veux plus ! » Ce chaud Lapin était fort applaudi, y compris par la reine Marie-Antoinette, qui l’invita à Versailles pour l’entendre dans ses appartements privés. (RGLL) De son côté, le pittoresque Robin Savatte (sic), où Robin dénote le berger et savate la vieille pantoufle, a émergé à la fin du XVIe siècle dans Le mystère de saint Remi, où Floquart, possédé diabolique et vrai « fou à lier », lance à la cantonade cette « folle » invite en relation avec le signe de croix (Merceron, 2015) : « Et signez vous tous, signez ! / Autant de la patte que de la ratte [sic] / Et de la main Robin Savatte / Puissiez-vous être signés et bénits. » Dans son édition critique de l’œuvre (Droz, Genève, 1997), Jelle Koopmans indique qu’il s’agit là d’un « nom plaisant ». (MERP) Revenons à nos moutons avec l’expression messine toquer sur le robin, soit « donner à l’enfant de petites croquignoles sur le front ». « Les moutons doivent avoir la tête dure, en quelque manière comme une roche, pour se heurter aussi rudement qu’ils font lorsqu’ils se battent entre eux, et, à Metz, lorsqu’en badinant on donne à un enfant de petites croquignoles sur le front, on appelle cela lui toquer sur le robin. Je me persuade même que robin, dit pour injure, ne veut pas moins dire un cornard qu’un sot » (Le Duchat, cité en 1839 par François Joseph Noël). « À la différence de la chiquenaude, la croquignole s’applique sur le bout du nez et fait plus mal », précisait Antoine Caillot (Nouveau dictionnaire proverbial, satirique et burlesque, Dauvin, 1829). (DEAL) Robinet est bien un petit Robin, à l’instar du martinet petit Martin, et il ne détonnait nullement parmi les prénoms médiévaux. À Lyon, un des robinets lexicalisés ressemblait d’ailleurs à s’y méprendre au martinet, le fouet à lanières : « Il se compose d’un faisceau de ficelles avec un petit nœud à un bout, les ficelles étant réunies à l’autre bout par une torsade enroulée de manière à former un manche. Cet instrument avait certainement été inventé à l’usage des collèges » (Clair Tisseur, 1894). (LGCN) 81


dépréciation ne doit rien à Rodrigue, le fils de Don Diègue du Cid de Corneille (1631). Elle est la réminiscence, entretenue au fil des siècles, du grand Schisme de la papauté, marqué par la redoutable figure de Rodrigue de Luna († 1460). Neveu du dernier antipape avignonnais Pierre de Luna alias Benoit XIII (1394-1409), Rodrigue, recteur du Comtat Venaissin en 1408, défendit son oncle dans la ville assiégée, puis, en 1410, à la tête des garnisons catalanes, mit celle-ci à feu et à sang, ruinant le pont et plusieurs quartiers. Ses exploits ne s’en tinrent pas là, et sa sombre notoriété, traversant la France, se propagea jusqu’en Normandie, où, au Havre, rodrigue fut employé adjectivement, au sens de « vieux », le personnage ayant vécu jusqu’à un âge avancé. « On pourrait difficilement se faire une idée de la situation de notre malheureux pays ravagé par les Catalans de Rodrigue » (Jean-François André, Histoire du Gouvernement des recteurs pontificaux dans le Comtat Venaissin, Carpentras, 1847). (FEWI, TDFM)

ROCH D’un voleur qui ne reculait devant rien, on disait de façon imagée au XVIIe siècle qu’il était capable de desrobber (dérober) la bosse à saint Roch, puisqu’il s’appropriait tout ce qu’il pouvait attraper, même le plus répugnant des butins (Cotgrave, 1611). En effet, la bosse est ici le bubon de peste, inséparable de l’iconographie du saint, le signe manifeste de sa maladie contagieuse. À l’époque, on parlait couramment de bosse pour « bubon » : « Étant blessé de la peste par le moyen d’une bosse qui luy est sortie à l’une des cuisses » (Chronique de l’épidémie de Verdalle dans le Tarn, 1631). (RCOT) RODRIGUE En diverses régions françaises parfois fort distantes, ce prénom fut un synonyme de « perfide, grigou » : vièl roudrigo pour « vieux sournois, avare » (dans le Gard, vers 1770) ; « vieux matois, vaurien » (Mistral, 1886). On alla jusqu’à le féminiser : une rodrigue, « femme âgée ayant l’esprit malin » (Bourbonnais). La

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S SALOMON Au tout début du siècle dernier, le Bulletin du Dictionnaire général de la Langue wallonne définissait par « toux » le mau de Salmon, « mal de Sal(o)mon », interprétation suspecte pour von Wartburg et méconnue des Enquêtes du Musée de la Vie wallonne. L’étymologiste penchait pour « une formation imaginative arbitraire ». Il faudra attendre l’année 1905 pour qu’un pharmacien nommé Albert Salmon, de Melun (Seine-et-Marne), lance ses premières pastilles expectorantes, les pastilles Salmon (« asthme, toux, grippe, enrouement »), toujours en vente, et dont les anciennes boîtes en fer blanc font le bonheur des collectionneurs. (BDGW, FEWI)

argotiques dont la plupart sont des hapax [ne bénéficiant que d’une seule occurrence] ». Sansonnet, pour « gendarme », appartenait au jargon des rôdeurs de barrière, à en croire Gustave Fustier (Supplément au Dictionnaire de la Langue verte d’Alfred Delvau, 1889). Dans l’expression s’y prendre comme un sansonnet (« comme un idiot, sans sérieux »), c’est plutôt le néophyte, le perdreau de l’année, que l’on recrute via le sansonnet-étourneau, soutiré au prénom Samson comme le pierrot ou piaf l’a été à Pierre. (MPNC, FEWI, BOBA) Bernique Sansonnet équivalait à « C’est fichu », « Il n’y a plus rien ni personne » : « Ferblanc t’aime et voulait t’épouser, mais bernique Sansonnet comme ce mariage-là lui passe devant le nez, il prétend s’en venger » (Lafontaine, Vanderbruck et Étienne, Les compagnons du devoir, vaudeville de 1827). Littré (1863) ne renseignait que le tour Berniquet pour sansonnet (« Tu n’en auras pas »), le mot berniquet n’étant selon lui usité que dans ce cas. Au XVIIe siècle, envoyer quelqu’un au berniquet revenait à le ruiner (Académie, 1696). Pour Bernique Sansonnet, le Bob (L’autre Trésor de la langue) relève que la formule a également eu cours « quand on a de la merde dans les yeux, qu’on n’y voit rien, qu’on y voit mal ». (DILV, DILC, ACFR, BOBA)

SAMUEL Sam. Le Bob belge, celui qui, lors des sorties entre amis, conduit et ne boit pas, est resté longtemps sans équivalent prénominal en France, où l’on privilégiait la tournure capitaine de soirée. C’est un autre masculin de trois lettres, Sam, qui a fini par émerger en 2005 dans l’Hexagone : « Ce soir, c’est moi le Sam » ; « J’ai un sam pour me ramener chez moi ». Il est parfois perçu comme l’acronyme de Sans Accident Mortel. SAMSON Sanson. Raides et droits, les cols Sanson coupaient les oreilles. Ils les guillotinaient, indiquait même Pierre Larousse (Grand Dictionnaire universel, 1869) : ils devaient leur nom à Charles Henri Sanson, le premier bourreau de Paris à actionner en 1792 la guillotine, avec laquelle il décapita Louis XVI l’année suivante. Sansonnet. Chez les Normands du pays de Caux, un sansonnet était un poisson, « maquereau de petite espèce » (de Fresnay, 1881). « Pénis, prostituée, gendarme » : tels sont, parmi d’autres, trois sens que le bas peuple de Paris a attribués au diminutif. La revue Le français moderne (vol. 34, 1966) remarquait cependant qu’ils étaient rarissimes et fondés sur « des attestations isolées et

SCHÉHÉRAZADE Schéhérazade (écrit plus fréquemment Shéhérazade) symbolise « la femme orientale soumise », souligne Le Canard enchaîné (6 mars 2013), en rappelant l’ouvrage de la Libanaise Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade (2010), et « la chevauchée impitoyable contre le patriarcat » menée par cette intellectuelle. « Tuer Schéhérazade, renchérit son éditeur (Actes Sud), c’est à la fois vivre et penser en femme libre, en femme arabe et libre, comme il en existe tant. » SÉBASTIEN Sébasto, certes plus rare que Seb comme abréviatif de Sébastien, mais repris par le site sonprénom.com, fait corps dans la langue verte 83


avec le diminutif du boulevard de Sébastopol : « Nos femmes triment sur l’Sébasto / Pendant qu’nous, chez l’bistrot, dans un coin, bien au chaud, / On fait sa p’tite belote avec des mecs comme nous, / Des coquins, des apaches, des hiboux », chantait Édith Piaf (Les Hiboux, 1936). Le nom de l’artère parisienne, qui rappelle la prise de la ville d’Ukraine par les troupes du général Pélissier (1855), renvoie, tout autant que Sébastien, au grec sebastos (« vénérable, impérial »), qui répondait au latin augustus (« sacré, consacré par les augures »). Voilà qui est parfaitement honorable. Pourtant, comme l’a développé Jean Graven dans L’argot et le tatouage des criminels – Étude de criminologie sociale (La Baconnière, Neufchâtel, 1962), il ne faut jamais oublier, dans la formation de l’argot et la mentalité qu’elle reflète, un goût très prononcé pour l’humour et la gauloiserie. Ainsi, rapporte-t-il, Émile Chautard, auteur de La vie étrange de l’argot (Denoël, 1931), « ne serait pas surpris qu’une facétie obscène ait guidé ceux qui d’abord ont employé le terme Sébasto pour le boulevard, ce ‘‘faubourg’’ du quartier criminel des Halles : c’est un jeu de mots tiré du vocable bastos, en faveur à cette époque pour désigner les testicules, aujourd’hui les valseuses ou les joyeuses ». Bastos, dans cet emploi, résulte de l’analogie avec la balle d’une arme à feu (« trois bastos dans le bras »), projectile luimême inspiré par les cartouches (cigarettes, seules ou en paquets assemblés) produites par le fabricant de tabac Bastos. (DILI, DARG)

martyre qu’il aurait subi scié en long, la piété populaire l’a institué patron des scieurs, avec la lame pour attribut. En associant le cas de ce saint à celui du prophète Isaïe, lui aussi mis à mort par le même supplice, Pastoureau (2004) observe qu’en français les deux noms propres ne pouvaient qu’évoquer la scie, « instrument abominable pour la sensibilité médiévale parce que, contrairement à la hache, elle ne vient à bout de la matière que lentement ». Par leur vertu phonétique, les deux identités, poursuitil, auront ainsi contribué à créer des légendes, des images et des patronages. (HSMP, MERP) Simone aligne, en rude concurrence avec Monique, les diminutifs Moniche et Mouniche, substantivés pour distinguer « la partie naturelle de la femme » (Moniche chez Hécart, 1834). Dans son Littré de la Grand’Côte (1894), Clair Tisseur définit mouniche par « terme libre – pubes feminea », mais il le rattache au patois mouna, « femme, avec sens péjoratif ». Mouna, ajoute-t-il, est lui-même issu de madona, contraction de mea domina, le suffixe - iche de mouniche étant pour sa part dicté par l’analogie avec barbiche. (ROCF, LGCN)

SIMON Dans l’Allier et dans le Cher, Simon a signifié « mannequin, épouvantail » (Paul Duchon, Grammaire et Dictionnaire du patois bourbonnais, Canton de Varennes, Moulins, 1904), ou uniquement « mannequin » (Édouard Joseph Choussy, Le patois bourbonnais, Moulins, 1914). En 1935, Léo Olschki (Biblioteca dell Archivum Romanicum : Linguistica, vol. 20, Florence) a rapproché ces sens de l’italien dialectal simon, employé pour « sot ». Il indiquait en outre que l’italien monello (« fripon, vagabond, garnement ») émane du nom propre Monello, tiré à son tour de Simon. Naguère en usage dans le parler de Lyon pour « sot, nigaud, penaud », les mots monet, monin et monetta proviendraient eux-mêmes de variantes françaises de Simon, supposait Clair Tisseur (Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, 1887). (PLPP) Braquée sur la syllabe initiale de Simon l’apôtre (distinct de Simon-Pierre), et sur un récit du

SOSTHÈNE « Ouille ! En argot, ce nom signifie soutien-gorge ! », objectait une future mère à une autre, qui annonçait son intention d’appeler bébé Sosthène (forum de magicmaman, 26 mai 2013). Une troisième s’amusait d’avoir « un ami qui s’appelle Soutien-gorge ». C’est de l’espagnol sostén, désignant ce sous-vêtement féminin, que provient le mot français, aussi familier que soutif, mais qu’on écrit le plus souvent sans h (un sostène) : ainsi apparaît-il chez François Caradec et Jean-Bernard Pouy (Dictionnaire du français argotique et populaire, Larousse, 2009). Par ailleurs, on sait que le sobriquet de Sosthène, dont on gratifia Philippe De Gaulle (le fils du général) et qui s’étendit ensuite à tout « gaulliste orthodoxe », est emprunté au duc Sosthène de La Rochefoucauld, ce prude responsable des Beaux-arts qui, vers 1825, fit voiler des statues dénudées. Aux yeux du public, le prénom est aussi très typé « aristocratique », notamment depuis la

SOPHIE Dans le sillage du stéréotype faire sa Sophie (« minauder, se comporter en bêcheuse, en précieuse ridicule »), von Wartburg a consigné les termes régionaux sofi (« sot, niais ») et sofiat (« très niais »), attestés à la fin du XIXe siècle, y compris pour la gent masculine. (FEWI)

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diffusion de la série Au plaisir de Dieu (1977), tirée du roman de Jean d’Ormesson (1974), où évoluait à nouveau un duc, Sosthène de Plessis-Vaudreuil.

On le croise également ailleurs : « Son petit nom c’était Raymond, et sa Zonzon Zazie [à propos de Queneau]. » Remarquons que, loin du prénom, la langue (très) familière dit aussi zonzon pour « maison » et surtout pour « prison » – dans quelques prisons françaises, les détenus fabriquent des biscuits de marque Zonzon –, tandis que le jargon des policiers français recourt à mettre sur zonzons pour « placer sur écoutes téléphoniques ». (BOBA)

SUZANNE Si complaisamment exploitée par les artistes, la scène biblique de Suzanne au bain, jolie juive convoitée par deux barbons pervers, a parfois valu au prénom de désigner une femme légère, en France comme en Italie (« Susanna : ragazza leggera »). C’est là le fruit d’une antiphrase ironique, car chacun sait que la baigneuse, « chaste Suzanne », était d’une vertu proverbiale. Une autre Suzanne, réellement libertine, n’a pas joui d’une notoriété suffisante pour donner corps à un type théâtral abouti : femme déchue, cette héroïne du Demi-monde (1855), la pièce de Dumas fils, cherche à échapper à son passé orageux par un mariage, mais il lui est impossible, « quels que soient sa fortune, son esprit et son éducation, d’entrer dans le monde des honnêtes gens, qui lui reste à jamais fermé » (Marie-Claude Canova, La comédie, Contours littéraires, Hachette, 1993). Le demimonde où elle évolue est celui « où l’épouse légale finit, et il finit où l’épouse vénale commence ; il est séparé des honnêtes femmes par le scandale public, des courtisanes par l’argent », décrivait Dumas lui-même dans son avant-propos. Suzette. L’argot parisien du XIXe siècle baptisait Suzette le coude, sans qu’on puisse déceler dans son choix une explication pertinente. Ce sens a aujourd’hui disparu des lexiques spécialisés, mais il figurait encore dans celui de Bruant (1901) : « Coude : Os pouilleux, Suzette ». Franchira-t-on le fossé jusqu’à la Suze, que l’on boit en levant le coude, un apéritif ainsi appelé par son créateur (1855) en l’honneur de sa belle-sœur Suzanne ? Quant au surnom de Journal de Suzette attribué pendant la Grande Guerre au Bulletin des armées, il est moins énigmatique : pour sauvegarder le moral des troupes, cet organe officiel était expurgé, épuré « ad usum delphini », à l’image de l’hebdomadaire La Semaine de Suzette (19051960), dépourvu de tout ce qui pouvait heurter l’éducation des petites filles. (ARSI, BOBA) Suzon, par dévoiement de la Suzanne des Écritures, a flétri un peu partout la fille de joie ou de mauvaise vie, mais en Wallonie cet abréviatif a produit à son tour le mot zonzon pour « bonne amie, copine » : « Bon anniversaire à ta zonzon, elle est adorable. »

SYLVIE Sylvain. L’antique divinité des forêts, Silvanus, s’est perpétuée sous les formes silvain (« démon, génie des bois »), mais aussi serva, sarvat ou serve, en s’offrant alors des traits cyclopéens : « gnome, esprit malin, lutin qui n’a qu’un œil au milieu du front. » En Sologne, la tache de saint Sylvain (ou mal Saint-Vrain) marquait le visage des bébés souffrant de troubles de la circulation veineuse : « Si, par malheur, l’enfant naît taché, on fait un voyage à Graçay dans l’Indre où, pendant trois années successives, on fait ses dévotions au Bon SaintSylvain : la première année sans l’enfant mais en y faisant bénir ses langes ; la seconde et la troisième avec l’enfant » (Claude Seignolle, Le Berry traditionnel, Maisonneuve et Larose, 1990). (FEWI) Sylvestre. À Lausanne, le Sylvestre, du nom de l’élu accroché au dernier feuillet du calendrier, était un type de personnage hautement burlesque. Il occupait le centre d’une procession dédiée à l’année mourante, un cortège plus proche du mystère théâtral traditionnel que de la fête religieuse. On allongeait sur un lit de parade le compère jouant le rôle du saint, que veillait un médecin de pacotille. La foule chantait : « Il est mort !... Non, mais il veille, / Il est mort !... Non, car il dort. / Pour le réveiller, chantons lui sans cesse : / ‘‘Mort, mort ! T’en iras-tu sans boire ?’’ (bis). » On demandait au docteur : « Dites-nous s’il est mort ou s’il vit ! » ; et au malade : « Que feras-tu dans l’autre monde, où il n’y a pas de cabaret ? » (Blavignac, 1875). (EGJB) La légende prête au saint pape Sylvestre († 335) une victoire sur un serpent ou un dragon qui s’empiffrait de vestales sacrifiées, mais Gaignebet et Lajoux (1985) l’interprètent comme le prolongement d’un mythe, celui « d’une année serpentiforme dont il faut clore la gueule dévorante avant de recommencer ». (GLPM)

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T THÈCLE Au XIXe siècle, dans le Midi, une Thècle était une fille fort peu recommandable : « On donnait, dans les premiers siècles de l’Église, le nom de Thècles aux femmes courageuses. Comme on abuse de tout, on appelle maintenant Thècles, en Provence, les filles effrontées et méprisables » (Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, 1821). Vierge d’Asie mineure convertie par saint Paul au christianisme naissant, la jeune Thècle d’Iconium (aujourd’hui Konya, en Turquie) suivit les apôtres en délaissant son fiancé qui, courroucé, la fit capturer et livrer aux juges. Ceux-ci lui infligèrent divers supplices carabinés, mais qui, assure sa légende, restèrent sans effet : les flammes du bûcher ne la consumèrent pas, les lions lâchés dans le cirque pour la dévorer lui léchèrent les pieds, et un monstre marin l’épargna à son tour. Tout en sachant qu’elle mourut de sa belle mort à près de 90 ans, la dévotion l’a regardée comme la toute première femme martyre, et l’Église orthodoxe l’a vénérée tel un apôtre. Quant à Rome, il supprima en 1969 son culte, pourtant bien implanté en Auvergne, région qui accueillit ses reliques et où, dit-on, elle aurait elle-même séjourné. À Chamalières (Puy-de-Dôme), un établissement d’enseignement lui est toujours dédié. Si les Thècle nées au XXe siècle se comptent sur les doigts d’une main, le prénom, qui signifie par le grec « gloire divine », a enregistré ses meilleurs scores vers 1650.

THIBERT Tibère. À Béziers et à Agde, Tibéri, forme occitane, a correspondu à « fou, insensé ». Dans ce même département de l’Hérault, se situe la ville de Saint-Thibéry, source cette synonymie qu’accompagna l’expression Lou cal menar a San Tibéri (« Il faut le mener à SaintThibéry »), énoncée à l’adresse d’un esprit dérangé, et souvent complétée par baïsar lou barroul (« embrasser le barroul »). Dans cette cité, la Tour Renaissance, classée monument historique et destinée à devenir le clocher d’une abbatiale jamais construite, domine la place Saint-Sauveur depuis 1509. Jadis, une salle voûtée de son rez-de-chaussée hébergeait les aliénés venus implorer le patron de l’endroit, Tibéri ou Tibère, qui vécut vers l’an 300 et passait pour fin guérisseur des troubles mentaux. Durant leur neuvaine, de gré ou de force, les malades logeaient en cette salle basse dont l’accès était fermé par un barroul (verrou). Ils n’en sortaient que pour assister aux cérémonies et pieux exercices dans un petit oratoire souterrain, la Gleisette, aménagé à l’endroit même de la sépulture supposée de leur bienfaiteur, inhumé avec ses compagnons martyrs (Modeste, son précepteur, et Florence, une vertueuse Romaine). Certains fidèles réintégraient ensuite sans difficulté leur lieu de confinement, mais les plus récalcitrants devaient y être traînés. Afin de retarder le moment de l’enfermement, ils s’agrippaient au barroul ou ils le serraient de toutes leurs dents. Ainsi la tournure ironique prit-elle naissance (cf. ville-saint-Thibéry.fr). (TDFM) Une autre formule moqueuse convoquant Tiberi fut en usage à Nice : estre coumo Tiberi, que pèr un pet perdè l’empèri, soit « être comme Tibère, qui pour un pet perdit l’empire » (Marie Mauron et Jean Mascaux, Dictons d’Oc et Proverbes de Provence, Morel, Forcalquier, 1965). Si l’empereur Claude fit jaser à propos de flatuosités – il permit de se soulager à table de l’incommodité des vents –, on ignore les circonstances qui, au-delà de la rime Tiberi / empèri, valurent à Tibère l’honneur de ce

THIBAUT Le mal saint Thibaut, écrivions-nous en 2013, était le nom populaire de la coqueluche dans le Brabant flamand. Il le fut aussi chez les Wallons, notamment à Gembloux, Jodoigne, Wavre, ainsi qu’à Pellaines (Lincent), sous l’appellation patoisante de tosse tibo (« toux Thibaut »). Pour en guérir, les fidèles accomplissaient un pèlerinage à la chapelle dédiée au bienfaiteur à Mulk, un quartier de Tirlemont. (FEWI)

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stéréotype : au terme d’un règne sans gloire, il mourut à 77 ans, de mort naturelle selon certains historiens, d’un assassinat par empoisonnement ou par étouffement pour d’autres. C’était en l’an 37, et son petit-neveu Caligula lui succéda.

installations d’hygiène qui, à partir de 1880, détrônèrent peu à peu les antiques vases : ce Thomas Crapper (1837-1910) fut même « l’ingénieur sanitaire » de deux (vrais) rois, Édouard VII et son fils George V. (RGLL) TOBIE Le Livre de Tobie raconte comment ce jeune israélite, au cours de son long voyage à travers la vallée du Tigre et les massifs montagneux, fut constamment protégé par un guide bienveillant qui le préserva de chutes mortelles le long des précipices et le maintint toujours dans le droit chemin. À son retour, Tobie apprit que son diligent accompagnateur n’était autre que l’archange Raphaël, qui, de surcroît, le guérira, lui ou son père, de la cécité. Dans l’iconographie, le protecteur prit les traits typiques de l’ange gardien couvrant de son aile tutélaire le petit enfant, et celui-ci exprima l’innocence et la candeur. L’épisode biblique et ses représentations marquèrent les fidèles, qui n’hésitèrent pourtant pas à franchir le mince fossé séparant l’innocence de la niaiserie et la candeur de la naïveté. Voilà pourquoi, dans plusieurs dialectes de France, et entre autres à Montluçon (Allier), on tira du nom Tobie les mots taubia pour « imbécile » et taubiane pour « femme bête ». Tobi, tobo, tobion et toubiaud ont à leur tour été de mise pour « benêt, idiot ». (FEWI)

THOMAS Sous l’influence de l’apôtre dubitatif, saint Thomas s’est aussi employé pour « incrédule » au gré des patois : ainsi en Provence « Es sant Toumas lou mèscresènt » (mécréant). Par extension peut-être, le dérivé toumel (féminin toumèla) persiflait le lourdaud, l’idiot, notamment en Savoie (Célestin Duch et Henri Béjean, Le patois de Tignes, Les Amis du Vieux Tignes, Grenoble, 1998). L’adjectif féminin tomeya équivalait à « simplette » dans le Val d’Aoste (Jean-Baptiste Cerlogne, Dictionnaire du patois valdôtain, Imprimerie catholique, Aoste, 1907), tandis que pour les Béarnais la toumasse était une grosse femme. Quant au rouchi (picard de Valenciennes), il destinait le sobriquet méprisant de gens du prince Theumas « au bas peuple, à la racaille, aux bouchers et gargotiers » (Hécart, 1834). (TDFM, FEWI, ROCF) Thomas, qui, pendant près d’un siècle et dès 1830, soit bien avant Jules (1870), désigna populairement le pot de chambre, s’offrit une plaisante revanche en prénommant le « roi des plombiers britanniques », concepteur de ces

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UVWXYZ URANIE Uranie, c’est « le nom de Vénus comme déesse de l’amour pur » (Dictionnaire de l’Académie, 1842, Complément à la 6ème éd. de 1835) : chaste et digne des belles âmes, elle était opposée par les Anciens à la Vénus Pandème (« appartenant à tous, publique ») qui, libertine et vulgaire, ravalait l’homme au rang de brute. Traducteur en 1678 du Banquet de Platon, Racine qualifiait de céleste l’amour inspiré par l’une, et de populaire celui dicté par l’autre. Le baron Dupin (La Prusse galante, Voyage d’un jeune homme à Berlin, 1800) tenait pour un présent de Vénus Uranie l’amour des hommes (en fait l’amour entre hommes), « sentiment noble et divin ». La littérature médicale s’embarrassera fort peu des subtilités mythologiques : chez Garnier et Delamare (Dictionnaire des termes techniques de médecine, 1900), uraniste est le « nom sous lequel on désigne, en médecine légale, les individus qui présentent une inversion de l’instinct sexuel, bien que leurs organes génitaux soient normalement conformes ». D’autres auteurs entendront par uranisme une « homosexualité masculine associée à l’efféminement » et verront dans uraniste un « synonyme d’inverti congénital ». En référence à la déesse, les mots uraniste et uranisme avaient été créés en 1862 par le magistrat allemand Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895), « premier activiste gay », pour expliquer l’homosexualité masculine comme « un hermaphrodisme somato-psychique, un ‘‘esprit de femme dans un corps d’homme’’ ». Cette théorie, reprise en Allemagne par un autre pionnier de la libération homosexuelle et de la sexologie, le Dr Magnus Hirschfeld (1868-1935), fut critiquée par Freud. (DHMC, NPDC) Née du Ciel et de la Lumière, Uranie est bien, par le grec Ouranos, foncièrement céleste, et les rares prénommées (120 en France au XXe siècle) sont même fêtées à la Saint-Céleste. Sur elles, veillent la muse homonyme, qui préside en toute logique à l’astronomie, et la planète Uranus, découverte en 1781. En 1629, une Uranie fut la dédicataire d’un livre d’airs de cour d’Estienne Moulinié, maître de musique

du duc d’Orléans, frère de Louis XIII : « Pardonnez à l’Amour si je n’ai point de voix / Pour vous dire en partant : Adieu, belle Uranie. / Mon âme en ce départ est réduite aux abois / De son bien désunie. » Vincent Voiture signa en 1648 un Sonnet pour Uranie. En 1663, dans La Critique de l’École des femmes, Uranie et sa cousine Élise tiendront salon, et, dix ans plus tard (1672), chez Molière encore (Les Femmes savantes), Trissotin débitera son Sonnet à la princesse Uranie sur sa fièvre : « Votre prudence est endormie / De traiter magnifiquement / Et de loger superbement / Votre plus cruelle ennemie [...]. / Faites-la sortir, quoi qu’on en die, / De votre riche appartement, / Où cette ingrate insolemment / Attaque votre belle vie. » Cette tirade, en reproduisant mot pour mot un de ses textes, se payait la tête de l’abbé Cotin, académicien vieillissant et poète mondain que Molière détestait. Ce sont d’ailleurs trois Cotin – trois sots – qui font un Trissotin. VALENTIN Dans le sud de la France, l’expression dire son franc valentin (« dire clairement sa façon de penser ») était, selon Mistral (1886), un écho à l’ancien usage de provinces du Nord, où, à la Saint-Valentin, chaque jeune fille se choisissait un soupirant nommé pour l’occasion Valentin, la bien-aimée devenant en cette circonstance une Valentine. Le syntagme plan valentin qualifiait par ailleurs la nonchalance, la démarche indolente – plan, adverbe, signifiant « doucement » (cf. Qui va plan va san, « Qui va lentement va sûrement »). (TDFM) VÉRÉNA Vreneli. Si la Suisse vénéra Véréna, c’est que cette sainte du IVe siècle, venue d’Égypte, vécut en ermite jusqu’à sa mort dans une grotte des environs de Bâle, où ses fidèles lui attribuèrent de spectaculaires guérisons. Vive fut ainsi la dévotion envers celle qu’on appelle également Verena (sans accents) ou Vérène. Son culte répandit ces noms et leurs variantes (Vernée, Virna, Vreni), tandis que le diminutif Vreneli, où le suffixe en - eli marque la familiarité avec 88


un trait d’espièglerie, en vint à surnommer les jeunes filles suisses alémaniques : « Dimanche après-midi, dans l’Oberland. L’Ugène se promène, encadré de deux Vreneli, fort appétissantes » (Georges Duttweiler, Joyeusetés de Romandie et d’alentour, 1973). (BDLP) Grâce à la bienfaitrice, Vreneli devint même à la Confédération helvétique ce que Marianne est à la France : un symbole, une personnification allégorique. Elle baptisa une monnaie : Vreneli a en effet nommé populairement, en français et en allemand, une gamme de pièces en or, émises entre 1897 et 1949, et dont la valeur faciale la plus courante était de vingt francs. Parfois lié au latin verus (« vrai »), le prénom Véréna l’est plus volontiers à Bérénice, rejoignant en cela Véronique. Parmi ses titulaires, la soprano Véréna Schweizer, née en Suisse en 1944, et l’actrice italienne Virna Lisi (1936-2014).

cependant un proche voisin, Bérénice (béré-nikê, « qui apporte la victoire »), fondé, lui, sur le culte d’Athéna, déesse victorieuse. Les Grecs, qui l’avaient propagé dans leurs conquêtes, en firent même, en Cyrénaïque (actuelle Libye), un nom de ville, prononcé Véroniké. À cet endroit, on produisait une résine ornementale et protectrice que l’on appela aussi véroniké, et qui, via le terme médiéval veronice aboutira au vocable vernis pour l’enduit décoratif. En italien, ce mot, vernice, est féminin (Gilles Henry, Dictionnaire des mots qui ont une histoire, Tallandier, 1989). VESPASIEN Fils du botaniste Jean Robin (1550-1629) éponyme du robinier, Vespasien Robin (15791662), lui-même jardinier royal et auteur de traités sur les plantes, fut un brillant sujet. Il est donc bien étranger aux mécomptes essuyés par son prénom, défini, lui, par « mauvais sujet » ou encore « vaurien » en Normandie. C’était spécialement le cas, selon les frères Duméril (1849), dans la Manche, arrondissement de Valognes. En 1820, à Vire (Calvados, le département voisin), Nicolas Lalleman avait publié un « poème héroï-comi-burlesque », La Campenade, où l’on trouve trace de cette péjoration : « Les Chouans sont sous vos murs, / Déjà ces Vespasiens / Dévorent de leurs yeux vos substances, vos biens. » Jules Corblet (Patois picard, 1851) écrit vespasian ce terme dont il confirme l’ancrage normand, et il rejoint l’éclairage fourni par les Duméril : « Quoique les soldats de Vespasien aient pu commettre de grands dégâts en Normandie, en allant réprimer les révoltes de Grande-Bretagne, cette expression semble avoir été introduite par les Juifs, en souvenance de la part qu’il prit à la destruction de Jérusalem. » Le Moyen Âge occidental accordait une place estimable à cet empereur romain du premier siècle, dont les victoires permirent, soutient la légende, la libération de Joseph d’Arimathie, captif pendant plus de quarante ans et détenteur du Graal, le calice du saint sang. Vespasien vengea la mort du Christ qu’il aima beaucoup, lit-on au XIIe siècle dans le Roman du Saint-Graal : « Vespasyens ainsi venja / La mort Jhesu qu’il mout ama. » Mais c’est en taxant l’urine – matière première des peaussiers et teinturiers –, et en martelant que « l’argent n’a pas d’odeur », qu’il passera à la postérité : les premiers urinoirs publics parisiens (1834) furent baptisés vespasiennes. (PNED, GEPP) Noir comme un Vespasien a eu les honneurs d’une pièce foraine de Thomas Simon Gueulette,

VÉRONIQUE L’insolite locution être brouillé avec sainte Véronique, que Mistral (1886) donne pour originaire du Quercy sous la forme estre broulhat dam santo Verounico, voulait dire « souffrir de la syphilis ». Avec une variante (estre brolhat dam santa Veronica), Didier Alibeu l’a reprise en 2004 dans son Dictionnaire de l’érotique occitane (Amour courtois et libertinage, Des troubadours à nos jours, Loubatières). On est libre d’imaginer que l’esprit du peuple a, intentionnellement ou non, entretenu la confusion entre le nom de la sainte et le mot vérolique : il ne diffère que d’une lettre, et les Encyclopédistes du XVIIIe siècle le définissaient par « relatif à la vérole ou syphilis ». Aujourd’hui vieilli, cet adjectif est attesté pour la première fois au début du XVIe dans Le triomphe de dame Vérole, attribué au chroniqueur et poète Jean Lemaire de Belges. Vérone, diminutif ancien de Véronique, a pu également légitimer une dévotion de nature paronymique envers la pieuse protectrice ainsi établie thaumaturge de la vérole. Au surplus, cette sainte – qui essuya de son voile le visage sanglant du Christ, mais n’apparaît dans aucun texte canonique – est l’éponyme de la véronique, panacée de la pharmacopée traditionnelle (« L’herbe de la véronique au médecin fait la nique »). (TDFM, ENDI, TLFI) Véronique joue du pinceau, et son nom est bien verni. C’est d’après l’image vraie (vera icona) de la sainte Face que la femme compatissante du Calvaire fut baptisée par la suite Véronique, prénom inconnu en son temps, où existait 89


La mère rivale, sous-titrée Comment une mère se prend d’amour pour l’amant de sa fille : « Madame Cassandre : – Mais ciel ! barbare, que trouvez-vous donc dans ma fille ? Elle est mal élevée, noire comme un Vespasien. Léandre : – Mais Madame, je l’aime à cette sauce-là ! » (Le Théâtre des boulevards ou Recueil des parades, 1756). Charles Nisard (Parisianismes, 1876) lève le mystère sur cette étrange comparaison : « Au temps que cette parade fut écrite, il y avait très probablement au musée de Sculpture un buste noir représentant Vespasien. Aux XVIe et XVIIe siècles, on aimait le marbre de cette couleur, dont les Anciens se servaient pour faire des portraits. » (QPPN)

VINCENT Le mal Saint-Vincent désignait le carreau, une pathologie infantile où le ventre est tendu, dur comme un carreau (au sens de « plaque de marbre »). On rangeait aussi sous ce nom l’état d’une femme aux entrailles gonflées, sur le point d’accoucher. Pour la guérison des enfants et l’heureuse délivrance des mamans, les jeunes ménages allaient notamment prier à l’église d’Hélicourt (Somme), devant la châsse contenant des reliques du saint, au jour de sa fête (22 janvier). Si le bienfaiteur était inefficace, on s’adressait à des toucheuses : « Au Havre, bon nombre de femmes font métier de toucher les enfants atteints du carreau » (Delboulle, 1876). Par ailleurs, à Mouscron, et d’après une enquête du Musée de la Vie wallonne, on entendait par cloques saint Vinçant « une sorte de petits boutons ». (FEWI, GVYD)

VICTOR Conçu en 1887 et produit à trois millions et demi d’exemplaires jusqu’en 1920, le fusil Lebel est inséparable du fantassin français de 1914-1918, chez qui « les prénoms florissaient pour désigner des êtres ou des choses » : Azor et Philibert pour le havresac, Rosalie pour la baïonnette, marie-jeanne pour le bidon, Fritz pour le soldat allemand, etc. « On appelait le fusil Lebel Victor et le sabre de cavalerie Zigomar » (revue Janus, 1964). Esnault (1919) donne à la fois Victor – le « vainqueur » – et Oscar pour l’arme à feu des Poilus. (PTQP) D’autre part, grâce à ses initiales, Tonton Victor a désigné un téléviseur, un poste de TV, notamment dans le jargon des cibistes, qui ont dit aussi Tante Victorine pour cet appareil. Le hasard veut que, sur les petits écrans namurois de Canal C, apparaissait, de 1986 à 1993, puis plus épisodiquement, le truculent Tonton Victor, dans les séquences déjantées de la série Victor Poussin, bricoleur. Cet as de la récupération, incarné par Dominique Brumagne, proposait les recyclages les plus farfelus pour les objets du quotidien. Il terminait systématiquement sa démonstration par : « Et surtout n’oubliez pas de déclarer : – C’est moi-même que j’l’ai fait tout seul avec les fiches de Tonton Victor ! » (BOBA)

VITAL Vitale n’est pas un prénom à la petite semelle : il s’accroche, fait grimper et courir. Lorsqu’il déposa en 1937 la marque d’une matière en caoutchouc moulé pour semelles et chaussures d’alpinisme, le Milanais Vitale Bramani (19001970) choisit de la baptiser Vibram, d’après la première syllabe de son prénom et de son nom. Lui-même guide de haute montagne, il avait perdu plusieurs amis dans les Alpes, leurs semelles traditionnelles, en cuir clouté, ne leur ayant pas assuré l’adhérence nécessaire. Il développa donc des modèles spéciaux, en caoutchouc et à gros relief, garantissant davantage de sécurité. Vibram est féminin au Larousse, mais masculin pour le Dictionnaire historique de la langue française. Quant à la société fondée par l’inventeur, elle lança en 2006 la Fivefingers (« Cinq doigts »), une chaussure minimaliste dite aussi gant de pied, où les orteils sont séparés. Le fabricant la destine notamment à la pratique de la course de fond, de la randonnée et des arts martiaux.

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Bibliographie additionnelle Quelques-uns des trois cents ouvrages de la Bibliographie du volume principal, à nouveau consultés, réapparaissent à la fin de certains paragraphes de ce Supplément sous leur code convenu de quatre lettres, noté cette fois en italiques, de manière à les distinguer des sources additionnelles exploitées pour les présentes pages et seules référencées ci-après. AMLD AOVM BDGW BDLP BOBA BSLW CJPE DHMC EDMP EGJB

FEWI

FOWM GEPP GGAV GLPC GLPM GVYD HBSB HSMP JBTG JRSR KAPA KGDT LBNL LFHC LGCN MPNC NPDC

Dr Jean LACASSAGNE et Pierre DEVAUX, L’argot du ‘‘Milieu’’, nlle éd., Albin Michel, 1948. Adolphe ORAIN, De la vie à la mort – Folk-lore de l’Ille-et-Vilaine, Maisonneuve, 1897. COLLECTIF, Bulletin du Dictionnaire général de la Langue wallonne, 23 tomes parus à Liège de 1906 à 1970 [consultation très partielle]. COLLECTIF, Base de données lexicographiques panfrancophone, complément au Trésor de la Langue française informatisé, bdlp.org. COLLECTIF, Bob, Dictionnaire d’argot ou L’autre Trésor de la langue [registres argotique, populaire et familier], site languefrancaise.net. COLLECTIF, Bulletin de la Société (liégeoise) de Langue et de Littérature wallonnes [publié aussi sous le titre Bulletin de la Société liégeoise de Littérature wallonne], 76 tomes parus à Liège de 1861 à 1975 [consultation très partielle]. Charles JOLIET, L’argot, langage excentrique des peuples étrangers, Sauvaitre, 1891. Claude COUROUVE, Dictionnaire français de l’homosexualité masculine – Lexique et connotations, langue, littérature et histoire, coll. Langages et sociétés, Payot, 1985 ; nlle éd. augmentée et actualisée sur inlibroveritas.net. Michel PASTOUREAU, L’étoffe du diable – Une histoire des rayures et des tissus rayés, Seuil, 1991. Jean-Daniel BLAVIGNAC, L’Emprô genevois – Caches, rondes, rimes et kyrielles enfantines ; Cris populaires, sobriquets ; Le fer à risoles – Études ethnographiques [Emprô, mot déjà attesté à Genève au XIIIe s., signifie « En premier lieu », « Moi d’abord » (latin Primo ou In principio ; grec Protos) : c’est le cri des écoliers voulant être les premiers à jouer. Il correspond à Prem’s ou Preum’s (abréviation de Premier) des petits Français ou Belges], 2ème éd., A. Vérésoff et comp., Genève, 1875. Walther VON WARTBURG, Französisches etymologisches Wörterbuch – Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, 22 vol., Bonn-Bâle-Leipzig, 1922-1978 [À l’abréviation conventionnelle FEW fondée sur le titre allemand de ce trésor du lexique galloroman depuis le IXe s., s’ajoute ici la lettre « I », initiale d’Informatisé : en effet, une version électronique de l’ouvrage a été mise en ligne en 2014 (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW). Encore partielle à ses débuts dans ses accès et sa traduction, et ordonnée comme son modèle selon l’ordre alphabétique des étymons (ainsi Gautier figure-t-il sous Walthari), elle est pourtant déjà très utile au chercheur]. Eugène MONSEUR, Le folklore wallon, Charles Rozez, Bruxelles, 1892. Jules CORBLET (abbé), Glossaire étymologique et comparatif du patois picard, Dumoulin, Dideron, Techener, 1851. Adolphe VACHET (abbé), Glossaire des gones [le vieux parler lyonnais], Storck & Cie, 1907. François Augustin BRIOT et Mlle GROSJEAN, Glossaire du patois de Chaussin (Jura), 1899. Claude GAIGNEBET et Jean-Dominique LAJOUX, Art profane et religion populaire au Moyen Âge, Presses universitaires de France, 1985. Achille DELBOULLE, Glossaire de la vallée d’Yères pour servir à l’intelligence du dialecte haut-normand, Brenier, Le Havre, 1876. Stéphanie BOCART, Le harcèlement en Belgique touche un élève sur trois, La Libre Belgique, Bruxelles, 17 février 2014. Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Seuil, 2004. Jean-Baptiste TOSELLI, Glossaire niçois, in Rapport d’une conversation sur le dialecte niçois, Cauvin, Nice, 1864. Dr Jean ROUX, L’argot du soldat romand, 1914-1918, Société suisse des Traditions populaires, Cahiers de Folk-lore romand, Gérard & Cie, Bâle, 1921.

Georges KASTNER, Parémiologie musicale de la langue française ou Explication des proverbes, locutions proverbiales, mots figurés qui tirent leur origine de la musique, Brandus & Dufour et al., 1866. George KENNETH, Les prénoms français dans les dictionnaires d’argot, communication au congrès Onomastique et Lexicographie – Déonomastique, Trèves, 1993, Actes publiés par Patronymica Romanica, n° 18, Tübingen, 2002. Lucien BARBE, Dictionnaire du patois normand en usage à Louviers et dans les environs, Izambert, Louviers, 1907. Maximin D’HOMBRES et Gratien CHARVET, Dictionnaire languedocien-français, Brugueirolle, Alais [Alès], 1884. Clair TISSEUR, sous le pseudonyme de NIZIER DU PUITSPELU, Le Littré de la Grand’ Côte (« à l’usage de ceux qui veulent parler et écrire correctement ») [‘‘La Bible du parler lyonnais’’], Académie du Gourguillon, Lyon, 1894. A.-G DE FRESNAY, Mémento du patois normand en usage dans le pays de Caux, Métérie, Rouen, 1881. Georges LEBOUC, 2 500 noms propres devenus communs, Dictionnaire étymologique d’éponymes, antonomases et hypallages, Avant-propos, Waterloo, 2013.

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PAGV

PBCN PDSM PNBJ PTLR PTQP QPPN RCJD RGLL TDFM

VPDD VPPW

Dr Césaire VILLATTE, Parisismen, Alphabetisch gerangschikte verzameling der eigenaardige zegswijzen van het Parijsche argot [‘‘Parisismes, Recueil établi selon l’ordre alphabétique des manières de dire propres à l’argot parisien’’. C’est l’adaptation en néerlandais, par H.W.F. BONTE, de l’ouvrage allemand Parisismen, qui connut neuf éditions, publiées (en gothique) de 1884 à 1912. Le livre se veut un Supplément « à tous les dictionnaires français-néerlandais »], G.B. van Goor Zonen, Gouda, Pays-Bas, 1892. Daniel HAIGNERÉ (chanoine), Le patois boulonnais comparé avec les patois du nord de la France, Deligny, Boulognesur-Mer, 1903. Charles LECOMTE, Le parler dolois – Étude et glossaire des patois comparés de l’arrondissement de Saint-Malo, Honoré Champion, 1910. Charles JORET, Essai sur le patois normand du Bessin, suivi d’un Dictionnaire étymologique, Vieweg, 1881. Lucien ADAM, Les patois lorrains, Grosjean-Maupain et Maisonneuve, 1881.

Gaston ESNAULT, Le poilu tel qu’il se parle, Dictionnaire des termes populaires récents et neufs, employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage, Bossard, 1919. Charles NISARD, De quelques parisianismes populaires, non encore ou plus au moins imparfaitement expliqués, Maisonneuve & Larose, 1876. Joseph DEFRECHEUX, Recueil de comparaisons populaires wallonnes, Vaillant-Carmanne, Liège, 1886. Roger-Henri GUERRAND, Les lieux – Histoire des commodités, La Découverte, 1985. Frédéric MISTRAL, Lou Tresor dóu Felibrige ou Dictionnaire provençal-français embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne, 2 vol. A-F et G-Z, Vve Remondet-Aubin, Aix-en-Provence ; Roumanille, Avignon ; Honoré Champion, Paris, 1879 et 1886. La réimpression consultée comporte un supplément établi d’après les notes de Jules RONJAT, Raphèle-lès-Arles, Marcel Petit, Centre de culture provençale et méridionale, 1979. Charles BEAUQUIER, Vocabulaire étymologique des provincialismes utilisés dans le département du Doubs, ParisBesançon, 1881. Albin BODY, Vocabulaire des poissardes du Pays wallon (Liège, Verviers, Spa, Malmedy), in Bulletin de la Société liégeoise de Littérature wallonne, vol. 11, 1867.

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