Elisabeth Vigée Le Brun - Portrait présenté par la Galerie Eric Coatalem, Tefaf Maastricht 2023

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ÉLISABETH LOUISE VIGÉE LE BRUN

(Paris 16 avril 1755 - Paris 30 mars 1842)

Portrait de la comtesse Tatyana Borissovna Potyomkina, née princesse Golitzyna (1797-1869)

GALERIE ERIC COATALEM

136, rue du Faubourg Saint Honoré 75008 Paris

Tél. 33 (0)1 42 66 17 17 www.coatalem.com - coatalem@coatalem.com

ÉLISABETH LOUISE VIGÉE LE BRUN

(Paris 16 avril 1755 - Paris 30 mars 1842)

Portrait de la comtesse Tatyana Borissovna Potyomkina, née princesse Golitzyna (1797-1869)

Huile sur toile : 108 x 82 cm

Signature de l’artiste et date inscrites avec un instrument pointu sous le coude gauche du modèle sur le tertre rocheux en bas à droite sur la couche picturale sèche : Le Brun / 1820

Historique

Collection du comte Alexandre Mikhaïlovitch Potyomkin, sans doute le commanditaire, et son épouse, le modèle ; Acquis ultérieurement, mais à une date inconnue, par un collectionneur hollandais, Alfred Carl Paul Jacob Honigmann (1880–1948), Heerlen et La Haye, Pays-Bas ; par héritage à une Collection privée ; Vente, New York, Christie’s, 19 avril 2018, n° 38, repr. au cat. en coul. ; adjugé à une Collection privée.

Bibliographie

Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, de l’Académie royale de Paris, de Rouen, de Saint-Luc de Rome et d’Arcadie, de Parme et de Bologne, de Saint-Pétersbourg, de Berlin, de Genève et Avignon, Paris, 1837, vol. III, p. 351.

Expositions

Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Élisabeth Louise Vigée Le Brun, 23 septembre 2015-11 janvier 2016, n° 148, repr. au cat. en coul.

New York, Metropolitan Museum of Art et Ottawa, National Gallery of Canada, Vigée Le Brun: Woman Artist in Revolutionary France, 9 février-11 septembre 2016, n° 85, repro. au cat. en coul.

Les six années que la portraitiste Louise Vigée Le Brun (fig. 1 et 2), peintre de la « ReineMartyre » Marie-Antoinette, passa en Russie pendant une partie de la période de l’Émigration (1795–1801), lui permirent de remporter à Saint-Pétersbourg et Moscou un très grand succès auprès de la famille impériale et de la noblesse cosmopolite1 . Les prix des œuvres qui sortaient de son atelier étaient tellement colossaux qu’elle put encaisser une fortune qui lui assura les moyens financiers de vivre dans une quasi-opulence jusqu’à la fin de sa longue vie 2 . De retour en France, bien des membres de la colonie russe en résidence à Paris, sous l’Empire et la monarchie bourbonienne restaurée, fréquentèrent le salon qu’elle tenait régulièrement dans les différents appartements qu’elle occupa à Paris et à la maison de campagne dans le village de Louveciennes qu’elle avait acquise en 1810.

Mais le portrait d’inspiration romantique qui fait l’objet de cet écrit fut réalisé à Paris sous le règne du roi Louis XVIII. Le nom de la ravissante jeune femme qui y est représentée figure bel et bien sur la liste de modèles que l’artiste a tenue après son retour à Paris et un court voyage en Angleterre, nomenclature qui figure à la fin du troisième tome de ses mémoires. Cette peinture, non-répertoriée dans l’abondante littérature consacrée au recensement des œuvres de Mme Vigée Le Brun et à l’étude de sa vie, a été redécouverte et identifiée par Joseph Baillio suffisamment à temps pour qu’elle pût être incluse dans les trois étapes de l’exposition monographique citées ci-dessous en 2015 et 2016. Le joli modèle s’appelait Tatyana Borissovna Potyomkina 3.

princesse Golitsyna4,

vit le jour à Pétersbourg le 30 janvier 1797, la sixième des huit enfants5 d’un couple aristocratique, le lieutenant-général prince Boris Andréeyevitch Golitzyne (fig. 3)

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Née elle et son épouse, Ana Alexandrovna Fig. 2. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de l’artiste peignant un portrait à mi-corps de la tsarine Maria Fyodorowna Huile sur toile : 78,5 x 68 cm. Signé et daté à gauche : Vigée Le Brun à Pétersbourg 1800 Musée d’état de l’Ermitage, n° d’inv. ГЭ-7586 Fig. 1. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de l’artiste peignant un portrait de la reine Marie-Antoinette, 1790. Huile sur toile : 100 x 81 cm. Florence, Galleria degli Uffizi, Corridoio Vasariano, inv. 1905

Bagration-Gruzinskaya (fig. 4). Sa mère était la fille du czarévitch de Géorgie, le prince Alexandre Bakarovitch Bagration Gruzinsky 6 de Kartli (1726–1791) et sa femme la princesse Daria Alexandrovna Menchikova (1747–1817). Son grand-père paternel représentait la branche Mukhrani de la dynastie des Bagratides et était le prétendant à la couronne de Géorgie ; il mourut en captivité en Russie. Femme en premières noces d’Alexandre Alexandrovitch de Litzyne (1760–1789), le fils naturel du vice-chancelier de l’empire russe le prince Alexandre Mikhaïlovitch Golitzyne, Anna Alexandra épousa ensuite Boris Andréeyevitch et était appelée par Vigée Le Brun « la princesse Bauris Galitzin » 7 .

Le 7 février 18158, c’est-à-dire pendant l’année où se constitua la Quadruple Alliance des puissances européennes et russes contre les forces multinationales de l’empereur Napoléon, Tatyana Borissovna se maria avec le comte Alexandre Mikhaïlovitch Potyomkin (1787–1872). Celui-ci était le fils et principal héritier du richissime comte Mikhaïl Serguéevitch Potyomkin (1744–1791) et de son épouse Tatyana Vassilievna von Engelhardt (fig. 5), nièce du richissime et tout puissant feldmaréchal Grigori Alexandrovitch Potyomkin, prince sérénissime de Tauride (fig. 6), le favori de la czarine Catherine II. La nouvelle belle-mère de la mariée était devenue après la mort de son premier mari, le lieutenant-général Mikhaïl Sergueïevitch Potyomkine (1744–1791), l’épouse du mécène et grand bâtisseur le prince Nikolaï Borissovitch Youssoupov (fig. 7), un membre d’une famille d’ascendance tatare qui avait servi les Romanovs comme diplomate, sénateur et ministre des théâtres impériaux. La fortune d’Alexandre Mikhaïlovitch était telle qu’au cours des décennies suivantes, lui et Tatyana disposèrent d’un certain nombre de résidences, dont un superbe hôtel particulier à SaintPétersbourg sur la rue Millionaya non loin du Théâtre de l’Ermitage et un autre à Moscou.

Fig. 3. Johann Baptist Lampi I (1751–1838). Portrait du prince Boris Andréïvitch Golitsyne (1766–1822), père du modèle, 1797. Huile sur toile : 73 x 61 cm. Musée d’état de l’Ermitage, SaintPétersbourg, n° d’inv. ГЭ-5313 Fig. 4. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de la princess Golitsyna, née Princess Anna Alexandrovna Bagration Gruzinskaya, mère du modèle, c. 1797. Oil on canvas: 136 x 100.5 cm. The Baltimore Museum of Art, The Mary Frick Jacobs Collection, Baltimore, acc. no. 1938.192

Alexandre Mikhaïlovitch combattit pendant la Guerre de la Russie contre la Grande Armée en 1812. Plus tard il fut nommé maréchal de la noblesse du gouvernement de Saint-Pétersbourg, et pendant quelque temps servit de directeur de la Société philharmonique de Saint-Pétersbourg. Une source riche en anecdotes sur la vie du jeune couple avant et après leur mariage est la correspondance d’un agent secret des Bourbons en exil, le suisse Ferdinand Daniel Christin (1763–1837) et une princesse Varvara (Barbe) Ilynichna Turkestanova (1775–1819) de la famille de Turkestanishvili en Géorgie, demoiselle d’honneur de la czarine douairière Maria Fyodorovna, veuve de Paul Ier et mère des empereurs Alexandre Ier et Nikolaï Ier .

La noce de Tatiana est enfin fixée à Dimanche. J’ai été voir dernièrement la maison de Potemkine ; elle est charmante. Un cabinet en levantine, couleur MarieLouise, avec des ornements en or, est la chose du

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Fig. 5. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait of Princess Ioussupova, née Tatyana Vasilievna von Engelhardt, mère d’Alexandre Mikhaïlovitch Potyomkin, 1797 Oil on canvas: 141 x 104 cm. Signed and dated on tree trunk. Fuji Museum, Tokyo, acc. no. W 68 Fig. 7. Heinrich Friedrich Füger. Portrait du prince Nikolaï Borissovitch Youssoupov en costume de fantaisie, 1783. Huile sur toile : 112 x 87 cm. Musée d’état de l’Ermitage, SaintPétersbourg, n° d’inv. ГЭ-5770 Fig. 6. Johann Baptist von Lampi I. Portrait de Grigory Aleksandrovitch Potyomkin, prince de la Tauride (1739–1791), c. 1791. Huile sur toile : 73,5 x 60,5 cm Musée d’état de l’Ermitage, n° d’inv. ЭРЖ-1879

monde la plus joli, ensuite une chambre à coucher en velours vert et une corniche en or, une toilette magnifique en vermeil ; un bain avec des glaces de tous côtés ; des salons brillamment meublés, en un mot rien n’y manque. Dieu veuille seulement que la santé de cette bonne Tatiana lui permette de jouir de tout ce que la fortune lui présente. Potemkine a beaucoup perdu de sa gaucherie, et il est à présent rempli d’attentions pour sa promise. 9

Tatyana tomba enceinte très vite, mais sa grossesse n’atteignit pas le terme de la gestation ; huit mois plus tard elle accoucha d’un fils, Grigori Alexandrovitch, qui fut baptisé en novembre 1815 avec pour parrain et marraine son grand-père maternel et sa grand-mère paternelle. Dans une lettre en date du 2 décembre 1815 Varvara Turkestanova décrit l’heureux événement :

Nous avons fait avant-hier un chrétien du petit Grégoire Potemkine. Le prince Boris et la princesse Youssoupow l’ont tenu sur les fonts. Tatiana a reçu de beaux cadeaux : son père lui a donné un châle blanc de 5500 roubles et sa belle-mère un fermoir en diamant avec une robe pour l’enfant tout-à-fait élégante et dans laquelle m-r Grégoire avait l’air d’une poupée ce qui a fort amusé Tatiana.10

L’enfant mourut à l’âge de dix mois

Sur l’ordre de ses médecins Tatyana Borissovna quitta son pays pour faire une longue cure à l’étranger en compagnie de son mari et de sa gouvernante, une émigrée française d’un caractère bien trempé, Mme d’Avrange de Noiseville, par son nom de baptême Marie Hyacinthe Albertine Fierval (1766–c. 1842). Ils firent des séjours en Angleterre, en Suisse, en Italie et surtout en France. Mme de Noiseville était en fait la fille naturelle du comte de Vaudreuil (fig. 8), le client le plus important de Vigée Le Brun avant la Révolution11 . Elle avait quitté la France au début de la Révolution et avait rejoint en exil son père et certains membres de la famille de Polignac vers 1795, c’est-à-dire à peu près en même temps que Vigée Le Brun. Disposant de peu de ressources financières, elle entra dans la maison des parents de Tatyana Borissovna pour s’occuper de l’éducation des filles Golitzyne Elle accompagna les Potyomkin pendant leur voyage en Europe. Elle était à Paris le 8 décembre 1819 et assista avec son amie Vigée Le Brun à la mort tragique de la fille de celle-ci, Jeanne ‘Julie’ Louise Le Brun, ex-femme Nigris12

Pendant un assez long séjour à Paris, les Potyomkin logèrent chez eux un cousin germain de Tatyana, un ancien protégé d’Alexandre Ier , le prince Pyotr Pétrovitch Troubetzkoï (1790–1860)13 , alors en congé de maladie de son poste dans l’armée impériale. Il avait servi de capitaine dans la garde Séménovsky avant d’être permuté au régiment Préobrjensky, aux gardes à cheval et au 4ème corps d’infanterie. En 1819 il fait une cour assidue à sa future femme, Ekaterina Ivanovna de Laval de La Loubrerie (1800–1855), qui était accompagnée de sa mère très fortunée, née Alexandra Grigoryevna Kozitskaya (1772–1850) 14 Ils étaient tous momentanément en résidence dans la capitale française, Ekaterina Ivannovna et sa mère après un voyage en Italie dans l’ancien hôtel du maréchal Lobau sur le quai d’Orsay. Ils eurent leurs entrées à la cour de Louis XVIII aux Tuileries et au palais de Saint-Cloud. Troubetzkoï et Mlle de Laval se marièrent à Paris dans l’église russe de la rue de Berri le 16 mai 1821.

En 1826, Pyotr Pétrovitch sera l’un des principaux fomenteurs de l’insurrection Décembriste contre les mesures réactionnaires du gouvernement de l’empereur Nikolaï Pavlovitch qui le fit arrêter et condamner à un régime de travaux forcés au bagne de Nertcbinsk en Sibérie. Là, le rejoignit sa femme héroïque laquelle dans la famille on appelait familièrement ‘Catacha’ ou ‘Catache’15 .

L’une des sœurs aînées de Tatyana, Sofiya Borissovna Golitzyna, épousa en 1818 le lieutenantgénéral Konstantine Markovitch Poltoratsky (1782–1858) qui en 1830 sera nommé gouverneur militaire et civil de Yaroslavl, ville industrielle située sur le fleuve Volga au nord-est de Moscou. C’est chez eux que l’auteur d’un ouvrage anti-czariste, La Russie en 1839, Astolphe, marquis de Custine (1790–1857), fut émerveillé par les manières courtoises et la façon de s’exprimer en français élégante

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Fig. 8. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait of Joseph Hyacinthe Francois-de-Paule de Rigaud, comte de Vaudreuil, (1740–1817), 1784. Oil on canvas: 125.5 x 96.5 cm. The Huntington Library, Art Museum, and Botanical Gardens. Gift of the Ahmanson Foundation, n° d’inv. 2022.20. Anciennement Galerie Eric Coatalem, Paris.

de la vieille Mme de Noiseville qui dans sa jeunesse avait fait partie de la société de sa mère, Delphine de Sabran, marquise de Custine (1770–1826) et de sa grand-mère, la comtesse de Sabran (1749–1827), toutes deux proches de Vigée Le Brun avant et après la Révolution16

En 1820, Tatyana posa dans la pièce qui servait d’atelier dans l’appartement de la portraitiste situé au 9 rue d’Anjou. En raison de ses relations avec le comte de Vaudreuil, Vigée Le Brun connaissait fort bien Mme de Noiseville ; on est en droit de penser que celle-ci lui présenta la jolie Russe.

À la fin du troisième volume de ses Souvenirs, dans la liste des modèles qu’elle dit avoir portraituré à Paris après son retour en France, le modèle est curieusement appelé « la jeune princesse Potemski » (fig. 9) sans doute en raison de son titre de naissance, princesse Golitzyna. Mme Le Brun représentera la

Fig. 9. Page des Souvenirs de Vigée Le Brun.

jeune Russe vêtue d’une chemise de fine mousseline bordé à l’encolure d’une bande de ruban doré sous une robe de jour de taille empire coupée dans une étoffe de soie bleu outremer. Ce vêtement de style néoclassique aux épaules bouffantes et aux manches longues d’où sortent les mains aux doigts longs et effilés du modèle, avait été en vogue en Europe depuis le milieu des années 1790, et des artistes comme Louis David et ses élèves les plus brillants (notamment Fabre, Gérard, Girodet, Isabey et Ingres) en avait fait largement usage dans certaines de leurs plus séduisantes évocations de modèles féminins. La comtesse Apraxina (fig. 10) et la princesse Evdocia Ivanovna Golitsyna (fig. 11), que Mme Le Brun avait portraiturées à Saint-Pétersbourg dans la seconde moitié des années 1790, étaient costumées d’une manière semblable

La chevelure auburn de Mme Potyomkina est coiffée en une série de boucles plus ou moins grosses de la dernière mode et en mèches épaisses et sinueuses retenues au sommet de la tête par un peigne à chignon en écaille. Un ruban bleu foncé traverse la raie qui séparent les cheveux au-dessus du front. La tête légèrement inclinée, un sourire aux lèvres, elle semble fixer le spectateur de ses yeux marron. Vigée Le Brun s’efforça de bien rendre l’hétérochromie centrale de l’iris autour de la pupille comme elle avait l’habitude de faire depuis les années 1780 et conformément aux instructions qu’elle rédigea pour sa nièce Eugénie Tripier Le Franc, née Le Brun, publiées à la fin du troisième tome de ses Souvenirs en 1837 :

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Fig. 10. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de la comtesse Ekaterina Vladimirovna Apraxina, née Golitzyna (1768–1851) Huile sur toile : 112 x 94 cm. Signé, daté et localisé en bas à droite : L.E. Vigée / Le Brun / 1796 / St Peters… Collection privée Fig. 11. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de la princesse Sergei Mikhailovitch Golitzyna, née Eudocia Ivanovna Izmailova, en Flore. Huile sur toile : 136 x 97,5 cm. Signé et daté de 1799. Utah Museum of Fine Arts, Salt Lake City, n° d’inv. 1994.017.015

Les lumières scintillantes, fines et générales d’une tête sont dans la prunelle, ou dans le blanc de l’œil, selon la position de l’œil et de la tête (ces deux-ci cèdent aux autres de beaucoup, et sont d’un ton moins doré), au milieu de la paupière supérieure, au milieu de la paupière inférieure, ou du moins sur une partie, c’est selon comme la tête est éclairée ; ensuite sur le milieu du nez, sur le cartilage, sur la lèvre inférieure : plus le nez de la personne est fin, plus la lumière doit être fine. Il ne faut jamais empâter les prunelles, pour qu’elles soient vraies et transparentes ; il faut, le plus possible, les bien détailler, prendre garde de leur faire un regard équivoque, surtout les faire rondes. Il faut observer que quelques personnes les ont plus petites ou plus grandes, mais toujours parfaitement rondes ; le haut du cercle de la prunelle est toujours intercepté par la paupière supérieure ; à l’œil en colère, la prunelle se voit entièrement. Quand l’œil sourit, la prunelle est interceptée par la paupière inférieure qui la recouvre. Le blanc de l’œil doit être d’un ton vierge et pur dans l’ombre, et la demi-teinte, quoique perdant son vrai ton (de même que tous les objets), ne doit jamais être grise ni d’un ton sale. Il doit refléter quelquefois la lumière du nez, et participer un peu de l’orifice. Les cils dans la partie ombrée se détachent en clair, c’est pourquoi il faut peindre ces tons avec de l’outre-mer dans la partie claire en ombre. L’orbite de l’œil est bien à observer, il est plus ou moins vigoureux ou clair, selon sa forme. Il est composé d’ombres, de clairs, de demi-teintes et de reflets du nez. Le sourcil doit être préparé d’un ton chaud, et l’on doit sentir la chair dessous les petites échappées des poils, qui doivent être faits finement et avec légèreté.

Le battu, l’enchâssement de l’œil est toujours d’un ton fin (plus ou moins, selon la délicatesse et la blancheur de la peau), bleuâtre, violâtre. Il faut bien prendre garde de trop pousser ces tons, cela rendrait l’œil pleureur. C’est pourquoi il faut quelquefois les rompre par des dorés, mais avec ménagement.

Le portrait de Tatyana Borissovna Potyomkina est historiquement documenté dans une lettre datée du 7 juillet 1820, que la romancière anglo-irlandaise Maria Edgeworth (fig. 13), qui vivait alors en France, a envoyée à sa tante et sa cousine, Mary et Charlotte Sneyd. Elle avait vu le tableau inachevé

Fig. 13. John Downman. Portrait of Maria Edgeworth, 1807. Aquarelle sur dessin à la mine de plomb : 29,8 x 23,5 cm. Localisation actuelle inconnue

dans l’atelier de Madame Le Brun avec d’autres œuvres qui y étaient exposées. Plus loin dans sa correspondance, elle affirme qu’elle a vu le portrait inachevé sur le chevalet de l’artiste et avait rencontré plus tard le modèle qu’elle appelle « Princess Potyomkin » et sa gouvernante, Mme de Noiseville :

Mme Lebrun is painting a beautiful picture of the Princess Potyomkin and she was so good as to come from the country and to stay a day in Paris on purpose to shew it to us and to shew us her other pictures. Fanny [sa jeune demi-sœur, Frances Edgeworth] was exceedingly pleased with them especially with one of Lady Hamilton as a bacchante (fig. 14) and with a portrait of Grassini (fig. 15) which might represent, F observed, Corrine at the Capitol. Mme Lebrun a woman of great vivacity as well as great genius is I think better worth seeing than any of her pictures because though they are speaking she speaks and speaks uncommonly well. (…)

We spent a very pleasant day at dear Madame de Roquefeuille's, at Versailles ; and, returning, we paid a latish visit to the Princess Potyomkin. What a contrast the tone of conversation and the whole of the society from that at Versailles ! (…)

But to return to the Princess Potemkin : she is Russian, but she has all the grace, softness, and winning manners of the Polish ladies, and an oval face, pale, with the finest, softest, most expressive chestnut dark eyes. She has a sort of politeness which pleases peculiarly a mixture of the ease of high rank and early habit with something that is sentimental without affectation. Madame Le Brun is painting her picture : Madame Le Brun is sixty-six, with great vivacity as well as genius, and better worth seeing than her pictures ; for though they are speaking, she speaks, and speaks uncommonly well.

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Fig. 14. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Lady Hamilton en bacchante dansant devant le Vésuve, 1792. Huile sur toile : 131 x 104 cm. Wirral, Port Sunlight, Lady Lever Art Gallery (National Museums Liverpool), n° d’inv. LL3527 Fig. 15. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Giuseppina Grassini en costume de sultane, 1805. Huile sur toile : 135 x 99 cm. Rouen, Musée des Beaux-Arts, n° inv. 1842.3

Madame de Noisville, dame d’honneur to the Princess Potomkine, educated her and her sisters : the friendship of the pupil and the preceptress does honour to both. Madame de Noisville is a very well-bred woman, of superior understanding and decided character, very entertaining and agreeable

Le 15 novembre suivant Maria, dans une lettre à sa belle-mère Mrs Honora Edgeworth, née Sneyd, parla plus longuement de Tatyana et mentionna une de ses parentes, Praskovia Andrïevana

Shouvalova (1767–1828) qui en 1787 avait épousé un prince Golitzyne ; leur fille Ekaterina Mikhaïlovna était mariée à un Français, Edmond de Caumont La Force.

Fig. 16. Élisabeth Louise Vigée Le Brun. Portrait de la comtesse Anna Ivanovna Tolstaya,, née Bariatinskaya (1774-1825), 1796. Oil on canvas: 137.7 x 104 cm. Signé et daté à droite sur le rocher : L.E. Vigée Le Brun / a St Petersbourg 1796. Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa (don d’un collectionneur canadien anonyme), n° d’inv. 46900

I went in the evening to Princess Potemkins, who is only a Princess (take notice all manner of men!) for she is married to a Potemkin who is not a Prince, and though [by birth] a Princess daughter of Princesse Galitzine she loses her rank by marrying one of inferior rank. The same custom prevails in France and French and Russians are with reason surprised at the superior gallantry of our customs which say once a Lady always a lady. But whether Princess or not Princess our Madame Potemkin is most charming, and you may bless your stars that you are not obliged to read a page of panegyric upon her. She was as much delighted to see us again, as we were to see her. She was alone with Madame de Noisseville that happy mixture of my Aunt Fox and Mrs. Latuffière. We went from Madame Potemkin’s to Madame d’Haussonville17 whom I hope you do not forget is one of our fashionable dears. With her we found Madame de Bouillé playing at billiards just in the attitude in which we had left her 3 months ago. (…)

Saturday (…) We dined at Madame Potemkin’s met there the violent Juno-eyed Duchesse de la Force who has no sense and talks on right or wrong about what she would do the the Libéraux if she had but the power. She is Grammonts sister and high as human veneration can look but she exacts no veneration for she has not common sense. But to make amends we met her the Princess Galitzine aunt of our beauty a thin, tall, odd very clever woman who is the daughter of Prince Shuvaloff [sic] to whom Voltaire wrote eternally. She is imbued with anecdotes of that time very well-bred and quick in conversation. Mme Potemkin declares that this aunt of hers has been for 20 years wishing to see Maria E. If this is a fib it is not my fault indeed she was most kind to her very pleasant and superb dinner! with the following persons Princess Galitzines daughter married to M. de Caumont 18 a very handsome man who was amusing enough…19

En exécutant cette séduisante effigie d’inspiration romantique, Vigée Le Brun s’est souvenue d’une formule néo-classique qu’elle avait employée avec succès dans certaines effigies qu’elle avait réalisées entre 1791 et 1800 en Italie, en Autriche et en Russie. On pense notamment à son portrait de la comtesse Tolstoya (fig. 16) assise en pleine nature dans une cavité rocheuse tout près d’une cascade. Presque vingt-cinq ans plus tard Tatyana Borissovna Potyomkina est représentée dans une grotte où, au fond à gauche, tombent les eaux d’une cascade. Elle est assise sur un tertre gazonneux et appuie son bras gauche sur une arche de pierre également couverte d’herbe. * * *

La santé rétablie, Tatiana Borissovna Potyomkina regagna Saint-Pétersbourg, où jusqu’à la fin de sa vie, elle se dévoua à des œuvres de charité. Elle servit notamment de présidente du comité des prisons dans la capitale impériale. D’une grande piété en ce qui concerne les communautés de l’église orthodoxe et disposant d’une colossale fortune, elle accueillait chez elle des moines, des religieuses et des pèlerins, et elle donna avec largesse aux défavorisés qu’on lui signalait 20 À l’occasion elle sollicitait l’intervention des czars Nicolas Ier et Alexandre II, dont elle avait acquis l’amitié et auxquels elle avait librement accès.

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Au cours des décennies Tatyana et son mari furent portraiturés et photographiés maintes fois, elle surtout par l’architecte Bryullov et les peintres von Neff et Brünnich (fig. 17-21). Elle et son mari recevaient leurs invités dans leurs propriétés à Artek en Crimée et en Ukraine orientale près de la petite ville de Sviatohirsk et, après 1825, dans un palais anglo-gothique construit à Gostilizy à 25 kilomètres du palais de Péterhof.

Ils possédaient également en Ukraine, où Tatyana avait financé la restauration du monastère (Lavra en russe) de la Dormition de la Mère de Dieu qui surplombait le fleuve Donets (fig. 22) Il existe une photographie prise en 1861 dans une pièce de leur résidence ukrainienne où ils sont assis à côté du czar Alexandre, de la czarina Maria Alexandrovna, de leur fils le grand-duc Serguéï Alexandrovitch et certains courtisans de leur suite : la princesse

Ekaterina Mikhaïlovna Dolgoroukova, le comte

Nikolaï Vladimirovitch Adlerberg, Anna Fiodorovna Tiutcheva et le comte Pyotr

Andreïvitch Shouvalov, tous venus pour voir les

Fig. 17 Alexander Pavlovich Bryullov. Portrait de Tatyana Borisovna Potyomkina, c. 1830. Aquarelle sur papier : 199 x 158 mm. Signé à droite. Musée d’état Pouchkine, Moscou Fig. 18 Carl Timoleon von Neff (1804–1876). Portrait de Tatyana Borissovna Potyomkina, c. 1840. Huile sur toile : 104 x 84 cm. Musée d’état de l’Ermitage, n° d’inv. ЭРЖ-1309 Fig. 19. Morten Thrane Brünnich (1805–1861). Portrait de Tatyana Borissovna Potyomkina, née Golitsyna, 1860. Huile sur toile : 45 x 43,5 cm. Musée d’état de l’Ermitage, n° d’inv. ЭРЖ-1329.

améliorations architecturales et décoratives de la Lavra de Sviatohirsk (fig. 23).

Tatiana Borissovna Potyomkina décéda à l’âge de soixante-douze ans le 6 juillet 1869 à Berlin, où elle s’était rendue pour se faire soigner après un accident dans un des premiers ascenseurs en Russie. Ses restes furent ramenés à Saint-Pétersbourg pour être ensevelis dans l’église du monastère de Saint-Serge à Streina près du golfe de Finlande que plusieurs membres de la famille Golitzyne, dont sa mère, avaient choisie pour faire ériger leurs sépultures.

On est en droit de penser que les premiers propriétaires du portrait fut Tatiana Borissovna Potyomkina et son mari. Mais à un moment donné il entra dans la collection d’un industriel néerlandais, Alfred Honigmann, dont les ancêtres avaient fondé une importante exploitation de mines de charbon qu’ils possédaient près de Heerlen dans l’est de la province du Limbourg. Les fondateurs de cette entreprise, les Oranje Nassau Mijnen, étaient deux frères allemands, Friedrich Honigmann (1841-1913) et Carl Honigmann (1842-1903).

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Fig. 20. Hippolyte Robillard (1804–1888). Photographie de Tatyana Borissovna et Alexandre Mikhaïlovich Potyomkin Signé et daté en 1865 en bas à droite Fig. 21. Photographie de Tatyana Borissovna Potyomkina Fig. 22 Le Monastère ou Laure (Lavra) de Dormition de la Vierge Marie dans les Saintes Montagnes surplombant le fleuve Seversky Donets à Sviatohirsk dans le gouvernement de Kharkov en Ukraine de l’est Fig. 23. La famille impériale et leur suite chez les Potyomkin en Ukraine

1 Voir Joseph Baillio, « Vigée Le Brun à la cour des Romanovs », in Catherine la Grande un art pour l’Empire : chefs-d’œuvre du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, Toronto, Musée des Beaux-Arts de l’Ontario et Musée des Beaux-Arts de Montréal, 2005-2006, pp. 230237

2 Au dire du comte Fyodor Vassiliévitch Rostopchine, le père de l’auteur de contes de fée, la comtesse Sophie de Ségur (née Sofiya Fyodorovna Rostopchina [Софья Фёдоровна Ростопчина]), Mme Le Brun vendait ses tableaux à des prix colossaux que sa clientèle russe n’était que trop contente de payer. Le 14 septembre 1795, il écrit au comte Simon Romanovitch Vorontsov, ambassadeur russe en Angleterre, que « Mme Le Brun se fait payer mille, deux roubles pour un portrait, comme on payerait deux guinées à Londres. » (Papiers du comte Simon Romanovitch Vorontsov, publiés par P. Barténey, Moscou, 1876-1882, vol. I-IV (VIII-XI, XVI, XXIII des Archives Vorontsov, vol. VIII, 113.)

3 Selon les règles de l’onomastique russe les noms de personnes comportaient habituellement un prénom et un patronyme.

4 Elle s’appelait en russe, Татья́на Бори́совна Потёмкина prononcer ‘Patyomkina’ , урождённая княжна Голицына.

5 Ses trois frères et quatre sœurs étaient prénommés Yelizaveta (1790–1870), Andrei (1791–1861), Alexandre (1792–1865), Nikolaï (1794–1866), Sofiya (1795–1871), Alexandra (1798–1876) et Irina (1800–1802).

6 Le nom ‘Gruzinsky’ [Грузинский] signifie en russe ‘Géorgien’.

7 É. L. Vigée Le Brun, Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, de l’Académie royale de Paris, de Rouen, de Saint-Luc de Rome et d’Arcadie, de Parme et de Bologne, de Saint-Pétersbourg, de Berlin, de Genève et Avignon, Paris, 1837, vol. III, p. 347.

8 Selon le calendrier julien.

9 Andreï Fedorovitch Budberg, éd., Ferdinand Christin et la princesse Tourkestanow : lettres écrites de Pétersbourg et de Moscou 1813–1819, Imprimerie de l’Université Impériale, Moscou, 1882, p. 167.

10 Ibidem, p. 289

11 Sur les portraits de Vaudreuil par Louise Vigée Le Brun, consulter la longue notice copieusement documentée et illustrée de Joseph Baillio dans le catalogue d’une vente tenue à Paris chez Christie’s le 18 mai 2022 (Maîtres anciens, dessins, peintures, sculptures, pp. 238-243, lot 232

12 Souvenirs, op. cit. (note 8), vol. III, p. 330.

13 Le cousin de Tatyana était le fils aîné de sa tante maternelle, la princesse Daria Alexandrovna Gruzinskaya (1760–1796), et son père était le prince Pyotr Sergeyevitch Troubetzkoï (1760–1817)

14 Le portrait de la mère de la princesse Troubetskaya, née Alexandra Vassilievna Kozitzkaya, par Mme Vigée Le Brun figura à une vente chez Tajan à Paris le 22 juin 2022, lot 54.

15 Cf. Alexandre Vassilievitch Davidoff, Russian Sketches : Mémoirs, trad. du russe en anglais par Olga Davydoff-Dax, Tenafly, New Jersey, 1984, pp. 48-54 et Béatrice de Tredern, J’ai servi quatre Tsars…Jean de Laval de la Loubrerie, émigré français 1761-1846, Éditions Mémoire & Documents, Aix-en-Provence, 2019, pp. surtout pp. 145-215.

16 Astolphe-Louis-Léonor, marquis de Custine, La Russie en 1839, Wouters & Cie, Bruxelles, 1844, Lettre XXXI, pp. 5-29 ; et sur Mme de Noiseville, pp. 16-17 et 23-24.

17 Edgeworth fait peut-être allusion à la femme du comte Charles Louis d’Haussonville, née Jeanne Marie Falcoz de la Blache.

18 Comte François-Edmond Nompar de Caumont La Force (1794–1832).

19 Colvin, éd., 1979, op. cit., pp. 276-279.

20 Voir Vladimir Alexandrovitch Sollogub, Vospominaniia, Moscou, Slovo, 1998, pp. 38-39.

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