BLAST! L’architecture a-t-elle peur du noir ?
Déambulation nocturne à travers la ville
MĂŠmoire de Master
sous la direction de Laurent
Devisme
École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes
L’architecture a-t-elle peur du noir ? Déambulation nocturne à travers la ville de Nantes réalisé par Victor Donnart
Séminaire « Controverses spatiales », les « échecs urbains » revisités sous la direction de Laurent
Devisme
«La nuit t’appelle La nuit elle t’appelle pas par hey yo Quel angoissant silence radio, T’es pas chez toi, non T’es bien dans son royaume Ce tourbillon dans tes boyaux, Je sais j’en suis resté éveillé des millions Qui ne croyait pas aux fantômes Lumière éteinte la pénombre Te fait crier, ho non Ce n’était que des ombres Tu dois avoir tes raisons La nuit les hommes ne sont pas pareils»(1)
(1) Oxmo Puccino, Le cactus de Sibérie, «La nuit m’appelle»
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J’aimerais remercier toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation de ce mémoire.
à Laurent Devisme pour son accompagnement à Laurence et Annabel pour leurs corrections bienveillantes et leur aide à Mathilde pour ces longues conversations en terrasse
7⏐
Sommaire Timeline de déambulation
Description de l’ensemble des éléments composant l’avant, le pendant et l’après déambulation
Sommaire
00.1
Avant-Propos
00.2
Préambule
Prémices de réflexion Description des éléments antérieur au travail de rédaction du mémoire suivant. Inspiration et ressenti du travail d’écriture. Pensée et thème construisant l’avant du mémoire.
Histoire, Nuit et Protocole Résumé historique du milieu étudié, explication des premières pensées constructrice et développement du protocole de déambulation, d’écriture et d’analyse de l’environnement traversé.
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Partie première Apprivoisement
00h10
L’arrêt de tramway, Hôtel Dieu,
00h32
Square Jean-Baptiste Daviais,
00h47
Piscine Léo Lagrange,
00h53
École Nationale Supérieure d’Architecture,
01h13
Les Nefs,
01h20
Mail des chantiers,
01h35
Hangars à bananes,
01h57
Terrasse des Ventes, Transition descriptive : description des deux tranches d’âges s’observant Jardin des voyages,
02h12
01.0
Identification des premiers acteurs, une première frontière : population diurne, population nocturne. Identification d’acteurs externe à la ville, produit de la ville mondialisé Dessin d’une intersection de la ville, carrousel des flux Une ville vide, l’architecture en tant que dernier objet de la présence humaine Transition descriptive : repérage de public adolescent explorant la nuit Souvenir d’une transgression, suite de la ville vide Récit d’une rencontre mouvementée, l’alcool désinhibiteur de classes sociales
Jeunesse nantaise observée et migrants retranchés
02h24
Mémorial de l’abolition de l’esclavage,
02h32
Passage de la rue d’Ancin,
02h40
Rue des Cadeniers,
02h46
Rue Hippolyte Durand Gasselin,
03h02
Rue du Scribe,
03h30
De Graslin à la tour Anne de Bretagne,
Transition descriptive : la frayeur dans la nuit
Arrivée réussi dans la ville close, une oxymore dans la ville Transition expérimentation : exercice de commentaire des bancs et portails de la ville Effraction dans la ville, découverte de liberté au coeur de la ville close Retour à la civilisation et aux regards accusateurs Transition descriptive : les premières apparitions des travailleurs face aux derniers fêtards
Retour d’expédition
Premières impressions
9⏐
01.1 Timeline
00.3 02.0
Entracte
Prémices de réflexion Description des éléments antérieur au travail de rédaction du mémoire suivant. Inspiration et ressenti du travail d’écriture. Pensée et thème construisant l’avant du mémoire.
Partie seconde Accoutumance
Tour Anne de Bretagne,
23h54
Allée des Taneurs,
00h28
Marché de Talensac,
00h40
Rue Paul Bellamy,
00h54
Rue de Strasbourg,
01h08
Rue Léon Blum,
01h20
Rue des Carmes,
01h32
Galerie Lafayette,
01h55
Cathédrale,
02h17
Jardin des Plantes,
02h35
Musée des Beaux-Arts,
02h41
Montée en hauteurs, découverte d’une vigie nantaise Transition critique et descriptive Une place et un marché se stérilisant Deuxième rencontres des habitantes de la rue nocturne, un essai d’approche Transition descriptive : les départs pour les boîtes, des nuits enfermées Transition descriptive : les quartiers bruyants Lieu connu, incompris
Conflit d’intérêt, image public et espace vécue Transition descriptive : l’heure de rentrer dormir
Le jardin comme espace naturelle privatisé Une ligne qui s’arrête, là où la culture commence
Sommaire
⏐ 10
02h49
Gare SNCF Nord,
02h55
Château,
03h14
Place Bouffay,
03h30
Parking Feydeau,
Chemin coupé, Quartier déconnecté Un emblème historique dans la pénombre Espace de quotidien, habitude et banalité dans un quartier vivant Espace sous-terrain déconnecté, nos voitures dorment au chaud et en musique
Retour d’expédition
Dernières impressions
Conclusion
Une temporalité chaotique Description des éléments antérieur au travail de rédaction du mémoire suivant. Inspiration et ressenti du travail d’écriture. Pensée et thème construisant l’avant du mémoire.
11 ⏐
02.1
00.4
Timeline
« Tout doucement Frôler la ville Figer le temps Rouler la nuit »(1)
(1) Jazzy Bazz, Nuit, «Rouler la nuit»
⏐ 12
Carte de déambulation
Description de l’ensemble des étapes et scènes ainsi que le trajet de déambulation.
13 ⏐
⏐ 14
Scènes Chronologiques Ligne Verte Déviations
15 ⏐
Avant-Propos
// Prémices
de réflexion
Description des éléments antérieur au travail de rédaction du mémoire suivant. Inspiration et ressenti du travail d’écriture. Pensée et thème construisant l’avant du mémoire.
⏐ 16
Euuh c’est où l’entrée ?
« From the basement »
17 ⏐
L
e choix de mon sujet et de ce que je voulais réellement entreprendre lors de ce travail, a été la partie la plus préoccupante de cet exercice. Je voyais le mémoire comme un moment permettant d’ouvrir ma réflexion sur d’autres domaines que l’architecture. Un travail dans lequel l’étudiant laisse de côté ses études et essaye le temps de cet exercice, de s’ouvrir au monde qui l’entoure, comme un instant dédié à ses interrogations. Entreprendre le travail de construction d’une opinion mais surtout adopter une vision critique de ce qui nous entoure. Affûter ces outils qui, plus tard, dans notre réflexion quotidienne, autant personnelle que professionnelle, nous aiderons à nous créer un point de vue plus aigu et vivant. C’est en fait travailler une certaine désobéissance civile en ré-interrogeant des principes établis par notre société. Personnellement c’est aussi arrêter de me laisser envahir par une kyrielle de questions existentielles et qui se répètent insatiablement, mais d’arriver à en poser certaines sur le papier et de les approfondir. Arriver par l’observation, la description et l’analyse à identifier des comportements récurrents qui m’aideraient à entreprendre un travail de tri au sein de cette somme de questions. La recherche de mon domaine d’analyse s’est donc rapidement portée sur le fonctionnement de notre société. Je voulais faire évoluer mon point de vue et essayer d’entreprendre un travail de réflexion sur le fonctionnement de notre monde et comment nous arrivons à vivre tous ensemble. Je suis très vite parti sur des réflexions et des considérations extrêmement générales, la manière de fonctionner de l’homme, et comment il évolue dans l’histoire essayant de remonter le plus loin possible pour me laisser toute les possibilités. Je me suis intéressé à des
Avant-Propos
⏐ 18
concepts qui tournent autour de la dimension humaine et de son évolution. J’ai lu, étudié et comparé différentes théories à la fois de Darwin et d’anthropologues comme Alexander Alland avec «The Human Imperative» qui parlent de l’évolution humaine à travers plusieurs prismes, celui de la puissance de la culture comme force majeure de progrès, mais aussi du risque d’arrêt de l’évolution dans un monde évoluant trop rapidement, c’est-à-dire un risque d’extinction réel.
« L’homme naît avec la faculté d’assimiler la culture, non pas avec la culture. » « Bien qu’enracinée dans la nature de l’homme, la culture le libère des formes de contrôle rigides qui régissent le comportement animal (…) Des populations humaines encastrées (…) dans des environnements spécifiques, s’ajustent à ces environnements en grande partie grâce à la culture. »(1) L’intérêt s’est donc porté sur ces principes-là, de non adaptation à un milieu qui devient hostile et dans lequel une
(1)
Alexander Alland, « the Human Imperative » 1972
IS (Internationale Situationniste), image de film détournée Octobre 1966
19 ⏐
Prémices de Réflexion
espèce n’évoluant plus assez vite se retrouve décimée du fait de ces changements. J’ai essayé de voir si un lien peut exister entre ces explications d’extinction d’espèces animales en raison de la forte évolution de leur environnement naturel, et du cas de l’humanité, qui elle aussi évolue dans un environnement qui change de manière violente et rapide. Le but a été d’esquisser une première problématique dans laquelle, l’homme étant plongé depuis l’anthropocène dans un cycle récidivant de crises et révolutions en tous genres, il y a là l’opportunité de se poser la question de sa place au sein de son histoire et de son existence, et de se demander si in fine l’homme ne serait pas en train d’amorcer son extinction. La question s’étant très vite révélée comme existentielle, j’ai voulu redonner une dimension plus humaine à ces recherches en m’intéressant aux personnes pouvant être touchées par ce phénomène, l’extinction à travers une dimension d’hostilité et de rejet de la société. L’extinction qui me touche, celle que j’aurais la possibilité de voir, et de là, entreprendre un travail d’observation. Ce domaine d’étude m’a très vite fait m’intéresser à la déviance humaine en général et principalement au travail de Becker. Je trouvais là une entrée qui me plaisait dans la double interprétation qu’il y a à parler de société et d’homme autour d’un thème commun, les comportements déviants. J’ai poursuivi mes recherches et toujours dans un unique but de comprendre et d’aller vers ce que je ne voyais pas, j’ai voulu m’aventurer dans la ville, et à l’image des situationnistes de m’essayer à la dérive. Je me suis donné comme protocole initial la simple dérive aléatoire à travers la ville de Nantes, partant d’un point A et essayant de relier un point B sans carte ni téléphone. Mais mes expéditions étaient infructueuses et je me rendais peu à peu compte que la ville périurbaine était majoritairement vide la nuit, ou en tout cas que le nombre
Avant-Propos
⏐ 20
d’événement que j’observais était insuffisant par rapport à ce que je voulais raconter. J’ai poursuivi avec une expédition en voiture pour faire le tour de l’ensemble des quartiers limitrophes du centre-ville nantais et d’essayer d’ouvrir mon champ des possibles en allant réellement à la recherche de ce qu’il peut se passer la nuit. Mais la nuit m’a semblée vivante seulement dans certaines zones de la ville. C’est au cours d’une déambulation au hasard en direction du périphérique nord nantais que j’ai repéré ce panneau qui m’est apparu comme une solution correspondant à ce que je voulais entreprendre.
Logo du VAN (Voyage à Nantes) Juillet 2018
Ayant depuis le début le désir d’associer l’observation des comportements humains dans et avec la société, j’ai trouvé le fait de pasticher ce voyage nantais à travers l’environnement nocturne de la ville comme à la fois pertinent et poétique. Cette affiche du voyage à Nantes a accroché mon regard et comme par une concordance incertaine de destin ou de rencontre impromptus, j’ai décidé de suivre cette voie car je me sentais, à cet instant, invité par le voyage à Nantes, à entreprendre cette excursion mais selon mon propre angle de vue. Je suis rentré chez moi et ai décidé de commencer à organiser mes prochaines expéditions.
21 ⏐
Prémices de Réflexion
Une ligne m’était toute tracée, je n’avais pas à réfléchir à ma déambulation et de plus, je me sentais invité à effectuer cette expédition. Je me suis donc dit que j’allais faire cette sortie nocturne en m’inscrivant dans le centre de Nantes en suivant la ligne verte du voyage à Nantes, et observer ce qui allait s’offrir à mon regard au fil des soirées. Je prendrai le rôle d’un reporter, enregistrant et photographiant ce que je verrai en amorçant l’ensemble de mon analyse sur ce qu’il se passe le long de la ligne verte la nuit.
Avant-Propos
⏐ 22
23 ⏐
Prémices de Réflexion
Préambule
// HISTOIRE,
Nuit et Protocole
Résumé historique du milieu étudié, explication des premières pensées constructrice et développement du protocole de déambulation, d’écriture et d’analyse de l’environnement traversé.
⏐ 24
Caspar David Friedrich «Abendlandschaft mit zwei Männern» Peinture à l’huile, 25x31 1830-1835
C’est loin tout ça!
HISTOIRE
« From the basement »
25 ⏐
L
’homme a, depuis la découverte du feu, appris à prolonger le jour au dépens de la nuit. Il a appris à domestiquer ce moment qui était avant une source de méfiance et de peur. Mais très vite dans l’histoire elle est devenue autre. Dès l’époque romaine, des textes racontent ce qu’il s’y passait à la tombée de la nuit.
« Lorsque le vin, la nuit, la promiscuité des hommes et des femmes, des adultes et des jeunes gens, eurent effacé toutes les frontières de la honte, on commença à s’adonner à toutes sortes de dépravations, puisque chacun trouvait là à sa portée la volupté pour laquelle, de nature, il éprouvait le penchant le plus fort (…) de là encore, des empoisonnements, des assassinats secrets, au point que parfois il ne restait pas même de corps à ensevelir. » (1)
Tite-Live, Histoire romaine, texte établi et traduit par A.-M. Adam, CUF, 1994, XXXIX, 8 (1)
Préambule
La réelle occupation de la nuit et les prémices de la déambulation sont survenues ensuite vers la Renaissance. Alors qu’au Moyen Âge, la ville était soumise au couvre feu pendant la nuit, et que des hommes du guet montaient la garde. Toute personne gesticulant, sans lumière ni justification était arrêtée voire tuée sur le champ. Chaque prémice d’occupation nocturne a toujours été une histoire de lumière et surtout d’accès à celle-ci. En France, ce sont les débuts de l’éclairage public de la ville de Paris par Louis XIV qui va permettre aux habitants de réellement prendre possession de la nuit. Le roi instaure en même temps que l’éclairage public, les premières polices qui montrent la répression dans laquelle se construisent les premières
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déambulations nocturnes autorisées. Les premières polices sont aussi présentes pour contrôler que chaque habitant paie son impôt sur les bouts et les chandelles mais aussi de distribuer ces chandelles et de surveiller que chaque habitant respecte l’allumage de son éclairage. Chaque habitant du centre-ville, qui possède une lampe donnant sur la rue est dans l’obligation de l’allumer pour garantir la sécurité de l’espace public. Même si dans un premier temps cet éclairage n’est allumé que sur ordonnance du Roi (première en 1395), il est très vite démocratisé et la police est présente pour surveiller son bon allumage. Chaque quartier élit (la plupart du temps contre son gré) un commis allumeurs qui sera chargé d’allumer une à une les chandelles de son quartier.
« Cette charge, étant vile non dans son objet mais dans son exercice, on doit en exempter les personnes d’une certaines qualité honnête s’il s’en trouve des personnes de qualité inférieure qui la peuvent remplir. » (2) Le développement de l’éclairage public est dans l’histoire, en corrélation directe avec le développement de la vie nocturne. La lumière de l’époque n’éclaire que très peu et sa présence est surtout là comme le symbole de l’existence du pouvoir royal et policier, veillant sur la ville et garantissant la sécurité aux citadins. C’est ensuite avec le siècle des Lumières que les habitudes évoluent réellement et que des salons et des cafés ouvrent leurs portes au centre des villes. Les hommes principalement, restent y discuter et profiter de la nuit jusqu’à dix heures du soir. Mais la vie nocturne est catégoriquement réservée à l’aristocratie et la bourgeoisie. Le prolétariat, lui, travaille et de plus il ne possède pas l’éclairage public dans ses faubourgs. La nuit est donc pour lui emplie de mystère et de violence et il ne crée aucun lien avec elle. En 1668, une première grande fête nocturne est organisée par la royauté, Le grand divertissement . Louis XIV crée le modèle de la
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Note du commissaire Leclercq Dubrouillet
(2)
Histoire
fête nocturne et des premiers lieux d’égaiement se créent. La bourgeoisie et la noblesse se ruent dans ces lieux de fêtes et les centres-villes prennent vie. Se coucher aux heures où les travailleurs se lèvent marque un signe de haute distinction et d’appartenance à une certaine classe. Les prochaines évolutions de la vie nocturne vont se faire de pair avec les avancées technologiques de l’éclairage. Les usines s’en équipent et commencent à développer le travail nocturne. La société prend le contrôle de ce nouveau territoire jusqu’alors inexploitable et en profite pour augmenter considérablement son expansion et par là même, de transformer les habitudes naturelles humaines. Disposer de la nuit comme moment de repos ou de loisir devient l’objet de toutes les luttes sociales en Europe. L’éclairage public se développe grâce à de nouvelles techniques de réfraction de la lumière et au milieu du XIXème siècle les villes françaises reprennent un nouveau souffle nocturne. Les urbains commencent à sortir et les premières vitrines éclairées ornent les rues. Des galeries couvertes et illuminées ouvrent, et l’ancêtre du centre commercial apparaît. Ces endroits ponctuent les premières réelles sorties nocturnes, ils sont ouverts jusqu’à minuit. Mais d’autres endroits ouvrent aussi leurs portes, des théâtres, des opéras et d’autres lieux de spectacles de tous genres font leur apparition et démocratisent la nuit comme moment par excellence de divertissement, de culture et de plaisir. L’angle de vue change, et on passe d’une société effrayée par une forêt d’illégalismes nocturnes qui était vue comme un monde social à part entière, à une société partant à l’assaut d’un monde jusqu’alors retranché dans l’ombre. L’imaginaire des nuits d’antan prend une forme nouvelle. Dorénavant les nuits sont vécues comme des sorties, où les foules se rassemblent et où de nouvelles perspectives prennent place, autant culturelle, artistique que commerciale. Les nouvelles lampes à gaz envahissent les boulevards des villes, tous les citadins se ruent dehors à la tombée de la nuit pour admirer ce nouveau spectacle nocturne. Les
Préambule
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lumières brillent, la foule se met en mouvement et la peur de la nuit s’évanouit avec les flammes des réverbères. De nouveaux établissement ouvrent, des guinguettes et des bals, et la ville se met à danser toute la nuit. Mais la police reste toujours sur le qui-vive et surveille chaque lieu de sortie et chaque rue éclairée. Toute la population est surveillée et chaque personne traînant après la fermeture de ces lieux de réjouissance est contrôlée puis arrêtée. Des rafles ont lieu à la fermeture des guinguettes, qui permettent à la police de réglementer les sorties en arrêtant les vagabonds, les anciens repris de justice et les prostituées. La nuit éclairée devient un endroit de forte répression où la liberté est réservée à une classe aisée et où tout comportement dit déviant/ hors la loi est interdit. En 1840, avec la forte augmentation démographique des villes, le nombre des marginalisés et autres vagabonds qui se retrouvent à traîner dans les rues illuminées, s’accroît. Avec la révolution industrielle et l’exode rural, les paysans affluent vers les grandes villes attirés par l’espoir d’une vie meilleure. Les rues non éclairées et les endroits sombres en général deviennent des lieux de rassemblement propices à l’émergence de rebellions pour les marginaux, les insurgés. L’obscurité se veut ici plus comme lieu de peur pour le
Neighbourhood Watch, Logo du mouvement que l’on retrouve dans les quartiers de Londres
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Histoire
pouvoir que pour le peuple, il lui permet de se rassembler et de préparer ses révoltes. Mais les émeutes sont très rapidement associées dans les discours politique à la prostitution, et sont présentées comme les deux vices détruisant notre société. Ils expliquent que les combats ne sont pas aux frontières de la France mais bien dans les faubourgs des grandes villes. De plus en plus de révolutions contre la misère sociale se lancent dans l’ombre et l’armée décide d’intervenir pour faire taire cette partie de la population. Suite à la Révolution française de 1848, un combat est lancé par les villes contre l’ombre de la nuit.
Citation, Filippo Tommaso Marinetti, écrivain italien fondateur du mouvement Futuriste, 1914 (3)
Préambule
C’est ensuite l’arrivée des premiers réverbères électriques décrits par les journaux de l’époque comme déluge de lumière sur la ville. Cela va rompre tous les combats et faire débuter la transformation de la nuit urbaine comme second jour, l’éclairage sécuritaire émerge dans les villes. L’électricité arrive comme une force qu’on pourrait dire divine, elle fait perdurer le jour et règle les problèmes de la nuit en gardant une force de vision sécuritaire sur toutes les rues. L’éclairage public devient le premier pas d’un monde se lançant dans un fonctionnement sécuritaire, il est le premier pas vers la surveillance publique et la surveillance de voisinage qui va s’inscrire et perdurer, majoritairement dans les pays AngloSaxons avec le mouvement « Neighbourhood watch » (logo page 27). Dans les villes françaises, à la fin du XIXème siècle, l’éclairage va permettre à l’armée de faire disparaître toute forme de protestation dans les faubourgs, et d’envahir de clarté chaque recoin de la ville. L’architecte Jules Bourdais, pendant l’exposition universelle de 1889, présente face au projet de Gustave Eiffel, un projet de Tour Soleil, réalisée en maçonnerie et qui voulait faire disparaître la nuit parisienne à tout jamais. Tel un phare monumental, les architectes du projet veulent éclairer jusqu’au bois de Boulogne, Neuilly et Levallois et faire régner un jour éternel sur Paris. Mais la lumière est aussi présentée comme un remède aux maladies psychiatriques. Il n’y a plus d’illusion possible, elle permet de faire disparaître toutes rêveries et toutes pensées obscures.
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Filippo Tommaso Marinetti
«Les mots en liberté»
Poster 1919
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Histoire
Les maux de la ville vont enfin pouvoir disparaître dans un éclat de lumière.
« Les mots délivrés de la ponctuation rayonneront les uns sur les autres, entrecroiseront leurs magnétismes divers, suivant le dynamisme ininterrompu de la pensée. Un espace blanc, plus ou moins long, indiquera au lecteur les repos ou les sommeils plus ou moins longs de l’intuition. » (3) Le monde accélère et comme un besoin d’ivresse physique d’une société en accélération constante, cet écrivain d’origine italienne nous montre une certaine retranscription des sensations de l’époque. Un flot constant de pensée et de progrès entraîne la société dans un nouveau mouvement. L’automobile se développe, l’électricité se démocratise et la guerre vient ponctuer cet élan. La nuit retombe pendant quelques années sur l’Europe et les peuples se livrent à cet abattoir international en folie. (4) Dans l’après-guerre, la société capitaliste se développe et la communication devient une nouvelle arme visant la population des villes. Les magasins se parent d’enseignes lumineuses et développent la publicité incandescente. Les rues sont envahies de couleurs électriques et les enseignes incitent les passants à se réjouir d’une félicité commune, la nuit et la lumière deviennent lieux communs où la communication règne. Dans la même lignée, l’architecture prend le pas de tous ces changements et des façades de lumière et de verres se développent peu à peu. Pendant ce temps-là, les quartiers populaires gardent leurs lumières au gaz et les rues continuent à vaciller du mouvement de la flamme en attendant leur changement d’éclairage. Dans ces quartiers populaires traînent Prévert, Queneau et d’autres poètes et écrivains.
… je hurle à la lumière avec de l’encre et du papier
Citation, Louis Ferdinand Céline, durant la guerre 14-18. (4)
Préambule
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le soir tard et je crie tout de même il y a la lumière chacun a sa lumière et le monde crève de froid le monde a peur de se brûler les doigts évidemment c’est la lumière qui brille qui brûle qui fait cuire et qui glace le sang c’est la grande omelette surprise le soleil avec des caillots de sang lueur du coeur lueur de l’amour lueur oh il faut la poursuivre cette lueur aveuglante elle existe elle crève les yeux mais s’ils faut que les yeux crèvent pour tout voir crevez les yeux … (5) Pendant l’occupation allemande, les villes vont de nouveau se trouver sous couvre-feu. Cela redevient dans les esprits un moment de terreur qui commence à la tombée de la nuit et jusqu’au matin. Les Français doivent rester chez eux et ont l’interdiction totale de circuler dans la ville. On ne doit pas voir les lumières des habitations, les volets doivent être fermés, les interstices occultés par du tissu et les rideaux tirés. Tout cela afin d’empêcher, officiellement, les bombardiers ennemis de repérer les villes à la nuit tombée. En réalité, le couvre-feu sert surtout à limiter les activités clandestines liées notamment à la Résistance et qui se déroulent la nuit. L’obscurité permet à la Résistance de s’organiser et d’agir dans l’ombre, à l’image des révoltes populaires du siècle dernier. 33 ⏐
(5) Extrait de lumières d’hommes, « Soleil de Nuit », Jacques Prévert, 1980
Histoire
La lumière intervient comme prolongement du regard la nuit et est donc un facteur de fiabilité des gouvernants. Elle est présentée aussi plus tard comme un certain pouvoir de persuasion et le fait de distribuer une lumière équivalente à l’ensemble de la population permet de lui apprendre l’honneur, la bienséance et le respect. Avec le temps et les avancées technologiques, la lumière a pris peu à peu l’ascendant sur l’ombre rendant actuellement nos villes illuminées de mille feux, et réduisant la part d’obscurité à néant. Confort, hygiène, sécurité, efficacité…autant de critères qu’exige notre société et qui apparaissent aux yeux de nos gouvernants comme allant de pair avec la lumière. Le confort des habitations se développe et on voit arriver à la suite des Trente Glorieuses nombre de bouleversements technologiques qui vont révolutionner nos vies. La télévision arrive dans les foyers et les familles se concentrent dessus quotidiennement au repas et passent le reste de leurs soirées devant. Un carcan social(1) se crée et va perdurer jusqu’à mai 1968. L’Internationale situationniste (IS), lors de ces événements de mai 68, a pris une place importante dans la parole contestataire tant sur le plan théorique (avec la parution, en 1967, des deux principaux textes de théorie situationniste de Raoul Vaneigem et Guy Debord ) que sur un plan pratique (avec le scandale de Strasbourg en 1966, autour de la brochure De la misère en milieu étudiant, mais aussi avec le Groupe des Enragés, actif à Nanterre depuis le début de l’année universitaire 1967-1968 et qui s’inspirait largement des théories et des pratiques situationnistes). L’IS propose, à travers le texte suivant, un ensemble de solutions et d’interrogations remettant en cause l’instauration d’une quotidienneté maladive et une exacerbation des politiques autoritaires.
Carcan social, Un carcan social est un milieu social replié sur lui-même, où il est difficile d’introduire des idées nouvelles. (1)
Préambule
« Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairés par de faibles lumières intermittentes. Par un certain aménagement des échelles de secours, et la créa-
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tion de passerelles là où il en faut, ouvrir les toits de Paris à la promenade. Laisser les squares ouverts la nuit. Les garder éteints. (Dans quelques cas un faible éclairage constant peut être justifié par des considérations psychogéographiques.) Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public. » (6) C’est un nouveau cap de pensée qui est atteint ici, la question était avant d’éclairer l’intégralité des rues, il est maintenant de redonner au peuple le pouvoir sur l’éclairage de ses rues. Malgré cela les politiques ne changent pas et le cap reste le même. Le problème : la nuit comme espace d’insécurité, la solution : la prolifération d’éclairage sécuritaire. À l’image du désherbant et des insecticides, l’éclairage est mis en valeur comme une solution à l’excès de violence dans les rues. La théâtralisation de la nuit est devenue norme. L’urbanisme a lui aussi son rôle dans cette élaboration de la ville nocturne car urbanisme diurne et urbanisme nocturne s’opposent car le paysage urbain est vigoureusement différent le jour et la nuit. À partir des années 1980, les automobilistes commencent peu à peu à être écartés des centres urbains et certaines rues redeviennent piétonnes. Des espaces verts sont créés, les boîtes de nuit se remplissent et l’espace redevient avec le temps un endroit de fête. En 1982, Jack Lang ministre de la Culture, instaure la première fête de la musique en France qui aura ensuite une portée internationale. À l’image du grand divertissement de Louis XIV, cet événement fait descendre dans la rue les urbains pour qu’ils dansent et prennent possession de leur espace public. Des événements populaires et conviviaux se multiplient et ils deviennent de réels moments d’expérimentation de la ville par les habitants. De 1990 à 1995, le festival des Allumés à Nantes est le rassemblement
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(6) Internationale Situationniste, 1968
Histoire
pendant six ans d’artistes venant de six grandes villes portuaires, durant six jours de six heures de l’après-midi à six heures du matin.
Ministère de la Culture «Fête (faites) de la musique» Affiche 21 juin 1982
Créé et dirigé par Jean Blaise, l’objectif de l’événement est l’ouverture à d’autres grandes villes étrangères tout en redonnant vie à des espaces abandonnés par la fermeture du port de Nantes. C’est aussi de recréer du lien entre les habitants de la ville et son paysage nocturne en invitant les artistes à investir la nuit et braver le quotidien en venant le bouleverser. Cet essor des mouvements culturels nocturnes à fait naître ensuite le projet de Nuit Blanche à Paris. Dans la même lancée de faire découvrir l’espace nocturne par l’intermédiaire de performances artistiques, la ville de Paris a lancé un festival proposant aux parisiens de suivre un parcours dans la ville constellé d’œuvres d’art contemporain. Rendre l’art accessible à tous mais aussi mettre en valeur l’espace urbain par la création moderne, en somme essayer de créer un moment de convivialité la nuit. Le Voyage à Nantes vient se positionner à la suite de cette effervescence de festivité urbaine. Il est le résultat de la politique urbaine et d’une envie de rassembler les différents acteurs culturels et politiques de la ville pour donner plus de visibilité aux
Préambule
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projets entrepris par la ville. En 2012, une première ligne est tracée au sol, de couleur rose, permettant aux visiteurs de parcourir la ville et d’être guidés pour aller à la rencontres des œuvres disposées dans l’espace public mais aussi de profiter d’événements festifs, du patrimoine de la ville et d’un ensemble d’expositions temporaires. Aujourd’hui, une ville qui vit la nuit est une ville en mouvement et créative. Cela permet aussi d’attirer des populations plus jeunes et aisées, mais aussi des entreprises et de créer de l’emploi. Les villes deviennent lieux de fête et de réjouissances qui sont accompagnées de nouvelle réglementation essayant de garder sous contrôle toute cette effervescence. L’éclairage public rythme lui aussi la vie nocturne dans les villes et est donc en rapprochement direct avec la qualification et les activités nocturnes. À l’ère du mouvement d’économie d’énergie, l’éclairage public représentant 40% de la consommation électrique de la ville, son rôle est questionné pour redonner un peu de sens aux cycles naturels.
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Histoire
Projections Situationnelles réalisées dans le cadre de l’exposition “IRM» à Nantes (organisé par des étudiants en architecture).
Préambule
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LABO META URBA, Dérive : le voyage à Nantes,
Publication 29 août 2015
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Histoire
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// Histoire,
NUIT et Protocole
Résumé historique du milieu étudié, explication des premières pensées constructrice et développement du protocole de déambulation, d’écriture et d’analyse de l’environnement traversé.
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Un pas de côté est plus facile à esquisser la nuit.
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ous considérons la nuit dès notre plus jeune âge comme terrifiante car au fond, inconnue. C’est une temporalité assez étrange dans laquelle la vie semble s’arrêter sans que le temps ne s’en préoccupe. Nous cultivons pendant nos premières années, plus ou moins intensément, un imaginaire autour de la nuit. Le moment où des bêtes diaboliques sortent de leurs repaires, et où les tueurs et autres personnes classées dans notre esprit comme malfaisantes vivent et évoluent. Notre imaginaire espiègle et prolifique construit la nuit comme une distorsion du temps dans lequel tous les événements les plus invraisemblables peuvent se produire. Elle fait naître les peurs les plus extravagantes. Ce sentiment est étoffé dans une société qui nous prêche que c’est un moment où, animalité, criminalité et désordre règnent. Nous essayons de retarder ce moment, de traîner un peu plus devant la télévision, un peu plus longtemps, d’avoir le droit à une autre histoire ou de refaire une partie de jeu vidéo en espérant esquiver cet épisode. Nous espérons sûrement remettre à plus tard ce moment solitaire et personnel dans lequel nous n’avons pas encore l’habitude de nous complaire. Il ne nous est pas encore assez naturel de réfléchir par nous-mêmes et cet instant permet ce travail, à un âge où l’on ne comprend pas forcément tout ce que notre esprit essaye de nous communiquer. Plus tard, pendant l’adolescence, nous commençons à l’apprivoiser. Elle devient au fur et à mesure, un moment dans lequel nous continuons d’avoir une certaine frayeur mais qui au fond produit une satisfaction assez malsaine de désobéissance parentale. Elle est le moment où ils dorment et où notre liberté est pleine, car leur regard est absent. Un moment m’a particulièrement marqué pendant cette pré-
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adolescence et qui marque cette transition comportementale. Une émission de radio, Difool de vingt-et-une heure à minuit que je n’écoutais que quand j’allais dormir chez l’un de mes amis. Une émission s’adressant à un public d’adolescents de quatorze à dix-huit ans mais que l’on écoutait dès notre arrivée au collège. Cette émission par son côté frivole et la manière que nous avions de l’écouter de manière clandestine a marqué des instants où nous découvrions des éléments auparavant inconnus de notre comportement. Contrairement au cercle parental, aucun tabou n’existait, la liberté était totale, et nous abordions notre premier réel lien actif avec la nuit. Le temps passe et nous abandonnons toute sorte d’effroi pour cet instant nocturne. Nous nous y habituons et commençons doucement à vivre ce moment particulier de la journée. L’école d’architecture nous apprend à découvrir le travail nocturne, et la vie étudiante les soirées sans fin dans les bars de la ville. Cet instant est générateur à la fois de désirs et d’anxiété. Il est moment de déambulation autant physique que mental où les pensées les plus sombres et les plus joyeuses peuvent se côtoyer librement. Nous l’appréhendons et elle nous accompagne chaque jour de notre vie. Elle est un moment d’interrogation mais aussi d’expérimentation. À ce moment se crée dans la rue une histoire autre, l’espace urbain se modifie visuellement et l’histoire devient tout autre. Elle est commune pour certain, incompréhensible pour d’autre et même souvenir d’une époque lointaine. On se construit oisivement, l’idée de ce moment, comme à part entière. Il est, dans notre monde moderne, l’instant de tous les événement où foisonnent fantasme, plaisir, attraction, débauche, relâche, festin et divertissements en tous genres. L’homme y génère et y construit ce qui lui est propre. Elle représente une alternative salutaire à une captivité du monde diurne. J’ai voulu entreprendre un premier exercice qui m’aiderait à la fois à introduire le reste de mon travail mais aussi éclairer
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et enrichir ma propre vision de la nuit. Les alternatives d’activités entre les instants diurnes et nocturnes sont logiquement contrastés et ne sont pas régis par les mêmes désirs. C’est un moment qui peut être autant hautement personnel que rudement partagé et où chaque personne satisfait des besoins ou des désirs. Nous sommes souvent intéressés par ce que nous ne comprenons pas ou ce qui nous paraît anormal et étrange. Le choix du sujet et l’élaboration du mémoire représentent un travail colossal pour un étudiant, il se confronte là à une production devant mettre en lumière la construction de son esprit critique et de sa créativité au cours des cinq années d’études, et comme un point final avant la vie professionnelle. L’anormalité, la marge, la déviance, l’étranger, que nous les cherchions ou les fuyions, nous questionnent continuellement. Ces comportements sont communs dans la société dans laquelle nous vivons, qui nous éduque dans la recherche absolue de la réussite sociale, au risque d’en être exclu en cas d’échec. L’architecture occupant une place prépondérante dans notre société capitaliste (elle répond à un marché et est définie selon des contraintes économiques), elle nous informe in fine sur nombre de comportements au sein-même de la ville.
« Tu me suis chaque nuit Tu ne sais qui je suis Je te fuis Chaque nuit J’ai perdu l’ouïe » (1) J’ai décidé d’entreprendre un interrogatoire assez élémentaire, qui pourrait me permettre à la fois de nourrir ma pensée personnelle et plus généralement mon travail de recherche grâce à l’intermédiaire d’une seule phrase. Elle peut, par sa simplicité, m’aider réellement à comprendre ce que représente ce moment, dit nocturne, pour les personnes
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Bonnie Banane, Le Code, Myth Syzer
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qui m’entourent mais aussi pour des personnes qui me sont complètement inconnues. Elle pourrait, par la même occasion, m’aider à déconstruire mes propres clichés qui existent sur « le milieu de la nuit ».
Qu’est ce que représente la nuit à tes yeux ? « À 99.9 % du temps, c’est la nuit que j’écris et que je fais de la musique. Je vis en général la nuit parce que je me couche ultra tard, des bails de 7 heures du mat’. Je suis coutumier de la vie nocturne en solitaire, pas en mode fêtard, bien au contraire. » « Pour moi c’est tout les soirs un nouveau stress, au fond je pense que j’en ai salement peur (…) elle est sombre, tu sais pas à quoi t’attendre, t’es tout seul dans ton pieu, horrible… » « Le grand soir et le petit matin. Alors la nuit c’est ce moment un peu obscure, sans doute violent, en tout cas quelques choses s’y passe, quelques choses qui fait que lorsque le soleil se lève on a changé. On est un homme, une ville, un pays et-ou un monde. » « La nuit c’est aussi le moment des possibles, le moment des rêves et des cauchemars avec tout la puissance poétique et politique que ça sous-entend. On fait la nuit se que l’on ose pas faire à la lumière du jour. La nuit de la Saint-Barthélémy, la nuit de Cristal d’une part et le nuit de la Saint-Sylvestre d’autre part. » « La nuit c’est peut être le moment des extrêmes » « La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine … ahah… voilà, ça te vas ? »
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« MDMA … enfin la teuf en gros, pourquoi ? » « C’est une période hyper personnel mais que je vis soit seul soit en communauté » « L’absence de vision » « C’est un moment où je suis tranquille dans mon lit avec un film ou une série et où je ne pense à rien » « C’est le moment où je fais tout ce qui est possible et imaginable pour oublier ce qu’il vient de se passer dans ma journée » « Il va faire tout noire! » « C’est le moment où il se passe des trucs chelou, des événements qu’il ne se passerait pas sinon, genre imagine le père Noël se pointer chez toi en plein jour…ça aurait quand même une autre gueule » « La nuit me terrorise et me désinhibe à la fois, c’est le moment où je suis la plus libre et la plus contrainte par la chape de mes peurs d’enfants ; c’est aussi le temps de s’imaginer plus forte, plus capable et de faire des plans sur la comète qui s’ancrent ou s’évanouissent au petit matin, c’est une version un peu extrême, un peu faussée, un peu dramatique ou un peu magnifiée - la face B d’un vinyle, celle qu’on découvre après, qu’on écoute moins, rare ou effarante. » « Le silence, le calme, le repos et une certaine solitude. » « Pour moi la nuit c’est la possibilité de voir plus loin que la Terre puisqu’il y a les étoiles, la voie lactée, les planètes. C’est aussi la vie des animaux nocturnes. »
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« La nuit, pour moi, est représentée par les fenêtres des immeubles qui sont éclairées. J’adore regarder les gens faire des choses chez eux. » « La nuit c’est le privilège des noctambules, ceux qui profites quand tout est quiétude. Et quand la nuit commence à manquer c’est le moment de rentrer. Les rôles se mettent à s’inverser. » « La nuit à l’intérieur (en hiver) : un apaisement, un soulagement, un refuge, le calme, la solitude, les bruits de la ville qui peu à peu cessent, la lune que l’on regarde par la fenêtre avant de se coucher, les façades aux fenêtres éclairées, les silouhettes des arbres... » « La nuit à l’extérieur (en hiver) : le vide inquiétant, le vent, le froid qui me font presser le pas pour rentrer, les lumières de la ville et leurs reflets sur le sol, une certaine inquiétude face à l’obscurité, la crainte de faire de mauvaises rencontres, penser aux personnes sans abri... » « La nuit représente une zone franche où le sentiment de liberté est exacerbé. Les différences de couleur, de sexe et de sexualité s’estompent, chacun peut s’affirmer comme un nouvel être et bousculer l’ordre établit. » Cet interface me permet au fond de concevoir une définition de la nuit se rapprochant le plus possible de la réalité de mon entourage mais aussi de concentrer sur une seule feuille, un seul moyen d’expression, la diversité des avis et occupations qui évoquent ce moment. Je me suis très vite rendu compte, qu’au delà de ma simple expérience de la nuit, chaque personne possède sa propre vision. Elle est moment de repos pour certains, et de fête pour d’autres mais elle est bien plus que cela. Elle est aussi
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instant de réflexion, de création, de rêverie mais aussi de panique, d’angoisse et de stress. Je me pose la question de quelles auraient été les réponses si je m’étais concentré sur le jour, et je me questionne sur la particularité de la nuit. Dans 90% des cas la nuit est vécue comme un moment très solitaire. Elle est un moment où les habitants de la ville se retrouvent face à eux-mêmes. Mes sorties s’inscrivent donc dans un cadre assez précis, celui de la recherche de ces comportements-là. J’ai décidé de m’intéresser, au commencement de mon travail, au milieu nocturne comme espace temporel dans lequel des comportements différents émergent. J’imaginais un environnement nocturne dans lequel tous les vices de la société s’établissaient et cette image même a très vite commencé à se disloquer. Ces préjugés qui existaient en moi et sur lesquels je fondais les prémices de mon analyse, ont eu un rôle bien plus considérable que je ne le pensais. Ils m’ont aidé et poussé à entreprendre un travail qui essaye d’interagir avec les populations nocturne et dans lequel je pourrais reconstruire ma propre vision de ce qu’est la nuit en milieu urbain. Malgré cette nouvelle perception qui s’offrait à moi, je n’ai pas voulu renoncer au terme de déviance mais plutôt préciser sa signification. Déviance, nom félinin définition du Larousse 1°/ Caractère de ce qui s’écarte de la norme. 2°/ Position d’un individu ou d’un groupe qui conteste, transgresse et qui se met à l’écart de règles et de normes en vigueur dans un système social donné. définition donnée par BECKER dans Outsiders 1°/ « La conception la plus simple de la déviance est essentiellement statistique : est déviant ce qui s’écarte par trop de la moyenne ». 2°/ « On peut décrire de même comme une déviation tout ce qui diffère de ce qui est le plus commun ».
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3°/ « …définit la déviance comme quelque chose d’essentiellement pathologique, qui révèle la présence d’un mal ». 4°/ « Plus relativisme, une autre conception sociologique définit la déviance par le défaut d’obéissance aux normes du groupe ». (définition approchant le plus la conception de la déviance de Becker malgré le fait qu’elle ne donne toujours pas une importance assez élevée aux ambiguïtés surgissantes.) On remarque que le simple essaie de définition, marque l’aspect imprécis et vague de cette catégorisation. Ce que je relève des écris de Howard S. Becker, est le rôle de la société comme facteur fondamentale de la déviance.
« Cette présupposition me semble négliger le fait central en matière de déviance, à savoir que celle-ci est créée par la société. (…) Ce que je veux dire, c’est que les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. » (2) D’après ces suppositions nous pouvons nous dire que comme tout environnement où interagissent des groupes sociaux, la nuit possède ses propres normes et donc ses propres déviances. Une autre question se pose alors qui est la place de la nuit au sein de toute cette réflexion. En quoi est-elle définie, par l’entendement commun, comme espace temps propice à la déviance ? Sur un plan légal, la nuit est régie par deux lois, celle du tapage nocturne et celle sur la réglementation du travail de nuit, les deux la définissant de vingt-deux heures à sept heures du matin. Elle est fluctuante mais ses différentes définitions la précisent réellement.
Howard S. Becker, Outsiders, 1963 (2)
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Nuit, nom félinin 1°/ Obscurité dans laquelle se trouve plongée la surface de la Terre qui ne reçoit plus, à cause de sa position par rapport au soleil, de lumière solaire. 2°/ Obscurité, ténèbres dans lesquelles est plongé un endroit
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particulier par manque plus ou moins grand de lumière. 3°/ Espace de temps qui s’écoule, en un lieu donné de la terre, depuis la disparition de la lumière qui suit le coucher du soleil jusqu’à l’apparition du jour qui précède le lever du soleil. 4°/ Espace de temps qui s’étend de 21 heures à 6 heures. 5°/ Espace de temps consacré au sommeil ou à une activité particulière. C’est dans cette dernière définition que je trouve mon sujet de recherche, des activités particulières. Je prends comme point de départ, le parti de m’intéresser au milieu nocturne comme milieu fertile à des comportements différents. Des comportements orchestrés par des groupes sociaux bien définis, par lesquels je pourrais décrire et analyser une certaine vision de notre société. Je décide, ainsi, de prendre comme miroir de notre monde les activités se faisant la nuit, et de marquer le moment nocturne comme instant de vérité où les langues se délient, où les comportements sont moins contraints par les normes diurnes ou par l’œil accusateur du reste de la population. C’est aussi d’aller à la rencontre de ce qui rythme les nuits de la ville, et ainsi d’entrevoir une image plus précise de l’évolution de celle-ci. Que se passe-t-il quand tout le monde est censé dormir ? La question a aussi été d’interroger ma propre position par rapport à cette temporalité. Étant étudiant en milieu urbain, je connais la nuit pour ces soirées à la fois dans les bars, les clubs mais aussi dans l’espace public. Je connais la nuit comme une personne faisant partie de ce monde, connaissant le rythme des bars, les consommations d’alcool excessives, la recherche de musique effrénée et audelà de ça, la recherche de vie nocturne. À partir du moment, où en déambulant, je commence à prendre la posture d’une personne extérieure à tous ses phénomènes et que je me pose des questions : « Pourquoi font-ils cela ? Comment expliquer leur transgression ? Qu’est-ce qui les conduit à faire des choses interdites ? Je me considère comme profane qui se pose des questions, à propos de déviants. Mais ma
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posture est autre car nombres de ces endroits que je vais arpenter je les connais et les fréquente, ils me sont familiers. Ce que je vais entreprendre ici c’est aussi une recherche d’objectivité partielle, de prise de recul par rapport à un sujet d’analyse que je connais, ou plutôt que je pense connaître.
L’observation comme espace de réflexion vivant « Ainsi, le point de vue exprimé dans ce livre reste bien vivant, il continue de conduire à des résultats intéressants et il s’applique progressivement à de nouveaux domaines de la vie sociale. » (3)
Howard S. Becker, Outsiders, 1963 (3)
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Voici ce que Becker nous offre pour ponctuer et conclure son ouvrage Outsiders. Le temps qui s’est écoulé entre l’époque où il allait à la découverte des fumeurs de Marijuana et la société américaine du XXIème siècle est impressionnant. À cette époque, l’utilisation de cette drogue était considérée comme immorale et imprudente, et son usage condamné par la loi et par l’opinion. Aujourd’hui, elle est dépénalisé dans une dizaine d’états Américain, et son usage est légal dans plus de la moitié du pays. Le Canada vient de la légaliser et leurs habitants ont l’impression d’être face au même moment que la fin de la prohibition. Le temps a confirmé la pensée de Becker selon laquelle la déviance est un terme dont l’analyse n’est pas durable dans le temps. Ce milieu de recherche évolue avec notre culture et la façon dont les hommes font évoluer leurs limites et leurs jugements. Par la simple action de déambuler et d’observer de quoi sont faites les nuits de cette année 2018, je permets de figer dans le temps une certaine vision/investigation d’un point X à un moment
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T. De plus, la nuit permet par son caractère hétéroclite et inusuel, à l’image d’une expérience de laboratoire, de figer des groupes de personnes dans leurs univers respectifs. La nuit fait un tri, et en comparaison au flux constant de la journée, elle permet de se concentrer sur quelques groupes bien spécifiques. Aborder de la même façon son histoire et les évolutions qui ont pu marquer l’homme. Essayer d’avoir une vision la plus concrète et précise possible de ce que signifie, évoluer dans une ville en 2018. Par le parcours prédéfini de la ligne verte j’ai pu déambuler dans différents quartiers des abords du centre-ville nantais. J’ai essayé d’observer différents moments, différentes temporalités dans les quartiers.
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Résumé historique du milieu étudié, explication des premières pensées constructrice et développement du protocole de déambulation, d’écriture et d’analyse de l’environnement traversé.
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Voila le plan...
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Un pas de côté est plus facile à esquisser la nuit.
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« …, la dérive contient plusieurs aspects : elle est simultanément une pratique, une étude et un programme. » Bruce Bégout, Dériville
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e me suis rapidement aperçu que la recherche au sein de la ville était souvent vaine et qu’il ne suffisait pas de déambuler au hasard. Je devais trouver à l’image des situationnistes, une méthode, une feuille de route qui m’affranchisse du choix, et me concentrer sur ce que je verrai. Après plusieurs déambulations sans but précis du nord au sud de Nantes et des heures de non recherche et de réelle perdition à la fois géographique et mentale, je me suis dit que ma méthode n’était pas la bonne et que je devais réellement trouver quelque chose d’autre. Il me fallait un axe d’analyse et des repères me permettant de me concentrer sur ce que je voyais. Je m’aperçus très vite que la ville périurbaine nocturne est calme et qu’il m’aurait fallu un temps considérable pour tomber sur des comportements et des scènes pouvant étoffer mon analyse de terrain. Je me suis donc retranché sur le centre ville et plus précisément sur un des emblèmes de la ville de Nantes. J’ai décidé de suivre la ligne verte du voyage à Nantes de la même façon qu’un touriste l’aurait fait, c’est-à-dire comme le fil directeur d’une certaine façon d’aborder et de découvrir le paysage du centre ville nantais. Le but de la ligne verte est pour le touriste avant tout de lui éviter une perdition totale dans la ville mais surtout c’est un outil au service de celle-ci, lui permettant de choisir ce que les touristes peuvent voir et de leur faire une pré-sélection leur permettant, au fond, de contrôler leur image. Mais à part pendant la nuit du VAN où des événements prennent place partout dans la ville permettant aux visiteurs de découvrir la nuit d’une façon festive, le reste de l’année et même pendant tout l’été, il n’y a pas de manifestation nocturne pérenne. L’arpenter la nuit, sans invitation particulière à part le fait
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qu’elle soit tracé dans la ville, est une certaine façon de découvrir un portrait du Nantes nocturne qui se veut non communiqué. Le paysage des possibilités d’observation la nuit est fortement réduite, l’activité humaine s’effectuant pour sa majorité le jour et étant réglé dans un rythme, « Métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro »(2), elle me permet une observation plus lisible et dans laquelle je peux réellement suivre parfois des personnes ou rester à observer sans être dérangé. J’ai décidé de baser ce travail sur une première partie de terrain assez conséquente. Ne sachant pas réellement ce que j’allais observer pendant ces différentes déambulations, j’ai décidé de concentrer un temps assez long à entreprendre ces sorties nocturnes et à côté, lire, prendre des notes dans les deux cas mais de commencer sans rien écrire. Je voulais avant d’écrire amassé un nombre important de scènes et d’observation pour me permettre ensuite de les reconstituer. Une fois le premier travail d’enregistrement, de photographies et d’observation réalisé, je me suis mis à essayer de reconstitué tout ces événements en une seule nuit. J’ai aussi essayé d’esquisser des transitions qui pourrait se faire entre différentes scènes et dans lesquelles je pourrais entreprendre un travail de fiction par rapport à des souvenirs marquant de certaine endroit que j’ai fréquenté. Une fois ces deux premières étapes effectué, j’ai pu me concentré sur la rédaction de la nuit. Le but était d’arriver à crée un flux constant et d’écrire cette déambulation de façon assez neutre sans s’embarquer dans des premières analyses. Il s’est donc amorcé un travail de plusieurs mois pour reconstitué ces nuits en une seules et d’écrire de façon linéaire sans qu’on remarque qu’il y a eu des coupures. Réaliser un travail de montage, dont lequel je me nourris du milieu du cinéma. C’est aussi d’essayer au delà du simple récit de retranscrire une expérience de terrain dans laquelle on suit mon trajet, mais qu’on puisse aussi s’identifier à certain moment, partager des expériences, des ressentis. (3)
Pierre Béarn, 1951
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Le paysage des possibilités est fortement réduit la nuit. ⏐ 58
Manu Larcenet
BLAST!
Bande dessinée 2009
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L’activité humaine pendant la journée étant majoritairement réglée par le travail, et les commerces qui sont aussi pour leur majorité uniquement ouverts le jour, la question qui se pose et qui prend place d’interrogation de proue pour ce mémoire est :
« La ville est-elle adaptée au milieu nocturne ? » L’observation des comportements humains pendant la nuit, pourrait m’aider à clarifier ce questionnement, en concentrant mon analyse sur le fonctionnement de la ville et les mouvements et démarches entrepris par les personnes l’investissant l’occupant. La vie ne s’arrêtant pas, même si nous pourrions le croire, nous ne nous posons que très peu la question de ce qu’il se passe au sens large du terme, pendant que nous dormons. Notre apprentissage de cet instant se fait principalement de jour, et nous n’appréhendons les activités nocturnes que sous très peu d’angles (les boites de nuit, les bars…). Nous avons au petit matin des nouvelles dans les journaux, autant papiers, radiophoniques que télévisés, de ce qu’il s’est passé pendant la nuit, dans d’autre pays ou dans notre propre ville. La ville est un environnement assez étrange regroupant énormément de populations et de comportements différents. On se concentre sur un habitant dit type, nous permettant d’avoir comme donnée, un facteur stable et non une quantité de comportements, de rythmes de vie, etc… divers et varié. Se pose alors la question de la relation entre l’ensemble de ces comportements et la ville. Les attitudes étant sûrement différentes le jour et la nuit, les usages de la ville devraient logiquement être eux aussi différents et s’adapter.
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Le récit que j’ai construit est donc une recomposition
de plusieurs scènes et de plusieurs déambulations menées le long de la ligne verte du voyage à Nantes durant les mois d’août, septembre et octobre 2018. Le procédé de narration est construit sous forme de strates me permettant, à l’image du travail d’un archéologue de la ville, de construire au fur et à mesure mon propos. Le récit de chacun des passages dans ces lieux est reconstruit à partir de mes différentes sorties en essayant de tirer l’essence de chacun de ces lieux. C’est aussi de parler et créer un fil conducteur entre expérience vécue et connaissances, et finalement d’arriver à parler d’architecture sans en parler directement. Créer à travers ce travail une histoire comme base de réflexion architecturale de la ville au-delà de la simple vision formelle. Réaliser comme un prélèvement de l’ambiance de la ville, un prélèvement qui serait à la fois actuel et sensible, décrivant les rouages de la ville machine. J’ai décidé d’inclure dans mon travail différentes cultures, qui me permettent d’avoir un contenu le plus juste et actuel possible. De nourrir mon travail grâce à la littérature mais aussi ouvrir le champ des possibilités à d’autres cultures, peut-être trop peu mises en valeur, comme la musique, l’art, la bande dessinée et la poésie. Mais aussi étendre cette recherche jusqu’aux médias de masse qui sont aujourd’hui devenus dans notre monde quelque chose d’inévitable, avec les réseaux sociaux (Twitter, Facebook et Google), internet en général, mais aussi la télévision avec ces nouvelles chaînes d’information en continu qui abreuvent notre monde d’un flot constant d’informations. J’ai pour objectif de croiser toutes ces cultures pour essayer d’analyser et comprendre cette réalité, celle de la ville nuit.
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Protocole
Protocole Éléments de compréhension
Description de l’ensemble des éléments composant l’avant, le pendant et l’après déambulation
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Terrain
Protocole de Déambulation Construction d’une logique de déambulation
À vélo
À pieds
Suivre la ligne verte Enregistrements Audios Reportage photos Prise de notes
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Écriture
Protocole de retranscription Construction des procédés d’écriture
Écoute des enregistrements
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Introduction des notes
Début de retranscription
Souvenir de déambulation
Retour sur le terrain Interviews Photographie
Analyse
Protocole d’enrichissement Construction des procédés d’analyse
Lecture répétée
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Entraînement par le flux Apport à chaque relecture Approfondissement par couches Scènes de questionnement Apport théorique Déroulement de l’analyse
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01.0 PARTIE PREMIÈRE Apprivoisement
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« Voici le soir charmant, ami du criminel ; Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel Se ferme lentement comme une grande alcôve, Et l’homme impatient se change en bête fauve. » Le crépuscule du soir, Charles Baudelaire, 1857 « C’est le crépuscule la crapule en toi sort d’entre parenthèses L’ambiance est maléfique, tu te découvres un autre visage Tu changes d’accoutrement qui sait ce qui s’envisage » La nuit m’appelle, Oxmo Puccino, 2018
Partie Première
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C
ent soixante et une années séparent ces vers et pourtant le sentiment est identique. La frayeur reste réelle malgré le développement de notre société. Ma volonté a été de parcourir la nuit urbaine, non pas à la recherche de cette nuit effrayante mais à la découverte de ce qu’elle est réellement, de ce qu’il s’y passe. Comme nous l’avons souligné plus tôt, la nuit depuis les années 80 en France, est redevenue un moment où l’espace public est régulièrement occupé par des manifestations culturelles, mais également, par des mouvements contestataires. Elle est le terrain à la fois des grandes luttes sociales du XXème siècle et de comportements déviants, mais ces déviances semblent davantage être le reflet d’une inadaptation de l’homme à la société. Elle est au fond un moment où s’expriment une pluralité de comportements et c’est en partie pour cela que sa définition est très nuancée. Mais au fond, que nous inspire-t-elle ? On peut dire que l’ensemble de notre société se ferme la nuit et on pourrait même dire qu’elle se protège de quelque chose, comme si une tempête allait s’abattre sur la ville. L’homme est réglé par un cycle binaire (éveil ou sommeil) il dort huit heures sur vingtquatre, et donc adapte son environnement à ce rythme. Mais la complexité et la diversité de notre société font qu’aucun comportement n’est banal, et la binarité est à exclure si l’on veut essayer d’approcher une compréhension plus véritable. « Il n’existe que très peu d’études sur ce que l’on fait la nuit. Bien sûr, la plupart des nuits et la plus grande partie de la nuit sont consacrées au sommeil. Mais que fait-on quand on ne dort pas ? » (1) (1) Layla Ricroch, Administratrice de l’INSEE
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Introduction
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Loisirs en lien avec l’extérieur Loisirs à l’intérieur Travail Sommeil
Classe 1 Une Nuits classiques
0% 8h
100%
Classe 2 Une Nuits de loisirs
0% 22h
8h
100%
Classe 3 Une Nuits blanches
0% 22h Partie Première
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Champ : France métropolitaine, personne de 11 ans et plus. Source : Insee, enquête emploi du temps, 2009 à 2010
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On remarque grâce à ces recherches sur le milieu de la nuit fournis par l’INSEE, que cette période définie de vingt-deux heures à huit heures n’est plus le seul territoire du sommeil et que ce phénomène s’accentue avec le temps. Elles soulignent le fait que l’on va se coucher de plus en plus tard et qu’on développe aussi de nouvelles activités d’occupation nocturne. Elles soulignent de plus qu’à une heure du matin, 10% de la population française ne dort pas et à 3 heures du matin, 4% de la population est encore éveillée. La nuit est donc tout sauf un moment d’inactivité, elle est autant que le jour moment d’éveil et d’activités. Même si le sommeil reste l’activité majeure de cette temporalité, les personnes éveillées se partagent la nuit entre deux types de nuit, celles avec un loisir en lien avec à l’extérieur, et celles avec un loisir au domicile, le travail nocturne représentant une partie infime des personnes réveillées.
« Cette première nuit m’apparaît comme une redécouverte, je suis un peu stressé au début mais me laisse au-fur-et-à-mesure porter par tout ce qui m’entoure. Le poids de mon vélo sur les pavés ne m’apparaît plus comme dérangeant, j’essaye d’ouvrir mon champ de vision à tout ce qu’il pourrait se passer devant mes yeux. » (2) Lors de ces moments, ces dérives, j’ai l’impression et la satisfaction de prendre un certain pouls urbain. Le vélo me permet une certaine fluidité dans ma déambulation et me permet malgré quelques regards perplexes et interrogatifs de passer à travers la ville. Ce moyen de transport me transpose dans un rythme différent par rapport à la vie nocturne. Je n’entre pas dans le rythme des personnes que je croise et donc les désintéresse rapidement. Je suis spectateur d’un parc d’attractions, d’une animation constante, où chaque personne a son rôle avec son script et sa feuille de route. The Truman Show décrit réellement quelque chose, non pas à travers le fait d’être au centre du monde (et je pense sincèrement que je fais partie de ce monde), mais que la ville donne l’impression de la prévision. Les chemins semblent tracés, les parcours installés, pour que chaque personne n’ait plus à penser à autre chose
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Citation, Carnet personnel d’écriture
Introduction
qu’à son propre trajet. Un  crew (1) de rappeur parisien, Grande Ville, aime appeler leur ville �-town en raison de ce genre de phÊnomène. D’avoir cette impression que la ville n’est qu’une suite de chiffres et d’algorithmes, et que chaque ÊvÊnement, accident et crÊation est prÊvisible. Ils ont, suite à ce constat, rÊintroduit le spleen baudelairien de la ville dans leur morceau soixante-quatre mesures de Spleen. Mais malgrÊ ce sentiment presque machinal, les chemins diurnes et nocturnes ne sont pas les mêmes. La ville est comme redÊfinie et de nouveaux tracÊs et chemins se font au cœur de celle-ci. La plupart des magasins ferment, les bibliothèques aussi, les banques suivent ce mouvement et on pourrait très vite penser qu’aucune activitÊ perdure. Cependant, les artisans boulangers, les conducteurs de taxis et de VTC, travaillent la nuit, et des hôtels, certains cafÊs et restaurants sont des lieux habituels du milieu de la nuit. Les hôpitaux, les commissariats et les casernes de pompiers assurent une veille constante. Sans compter les lieux de spectacles, de cinÊmas, de thÊâtre, commerces, bars et restaurants qui restent souvent ouverts jusqu’aux premières heures du matin. Et plus tard dans la nuit si l’on veut se sustenter, il y a toujours quelques DÜner Kebab ouverts, des bars à cocktail sans parler des discothèques. C’est en fonction de tous ces ÊvÊnements que la ville Êvolue et commerce faisant vie, les parcours changent et se modifient. L’arrêt de tramway : Hôtel Dieu, 00h10
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Un jeudi soir estival à Nantes, je pÊdale le long de la ligne de tramway entre les arrêts AimÊ Delrue et Hôtel Dieu. La ligne effectue une boucle dans le centre-ville nantais, je dÊcide donc de pÊdaler en direction du centre, et me dis que je la croiserai bien à un moment. Je croise les premières personnes de ma soirÊe et traverse le skate-park en direction de la place du Commerce. Des jeunes hommes avec des skates et des rollers finissent leur ride du soir. Je sens un mouvement gÊnÊral de la population en direction des quartiers animÊs du centre-ville. Je
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descends ensuite entre la partie ouest et la partie est du carré Feydeau et rejoins la ligne. Mon point de départ sera donc ici. J’ai minutieusement révisé mon vélo, regonflé mes pneus et huilé ma chaîne (pour éviter un grincement qui ne serait pas approprié à la bande son de cette nuit). Je décide de choisir ma direction à pile ou face. D’un côté un bar, l’Atomic café, et de l’autre un deuxième bar, le Berthom. Je lance, pile, ce sera à gauche. Je descends donc de mon vélo et m’arrête près de l’Atomic café, un premier bar avec une terrasse où deux personnes ainsi que le barman s’expriment d’une voix forte.
bruit de rire, « allez on s’fait une accolade,… » La rue Kervégan, qui structure l’épine dorsale du carré Feydeau, est un des passages importants de la ligne verte et un quartier très changeant, il évolue et oscille entre différentes ambiances au cours de la journée. Le temple du goût, hôtel particulier accueillant du monde est le seul endroit en lien avec le voyage à Nantes dans cette rue. Les deux grandes portes en bois de ce lieu ferment à dix-neuf heures tous les soirs et font donc disparaître la seule activité culturelle rattachée à la ligne verte. La rue Kervegan possède des dimensions étroites et on réalise assez vite que l’on se trouve au milieu d’un couloir où nos opportunités sont peu nombreuses. Le passage se fait sur une chaussée pavée, qui peut handicaper plus d’une personne, et pousse les cyclistes à contourner ce passage. Les quatorze bars et douze restaurants rythment l’ambiance à toute heure du jour et de la nuit dans cette rue, dans une ambiance que l’on pourrait catégoriser de semibruyante. Cette ligne nous pousse donc à cet endroit à deux actions distinctes : se presser d’un pas rapide pour échapper aux personnes saoules, ou entrer dans le jeux et découvrir l’un de ses nombreux bars (les restaurants étant fermés à cette heure-là de la nuit). Il existe au sein de ce quartier un collectif qui s’est créé, le collectif île Feydeau qui décrit sa démarche ainsi :
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«Je viens, à ce moment là, me positionner sur les rails de ma déambulation, je mets mes sens en écoute, m’éveille aux sensations de la rue et comportements des personnes jouant leur rôle dans l’espace public.» «La notion qui exprime le mieux l’esthétique de la Ville générique est celle de « style libre ». Comment le définir? Imaginons un espace ouvert, une clairière dans la forêt, une ville arasée. Trois éléments entrent en jeu : les routes, les bâtiments, la nature. Ils entretiennent des rapports souples ne répondant à aucun impératif catégorique et coexistent dans une spectaculaire diversité d’organisation. Ils peuvent prédominer tour à tour: tantôt, la route se perd pour réapparaître plus loin, serpentant au fil d’un incompréhensible détour, tantôt on ne voit aucun bâtiment, mais la nature seule, puis, de manière également inattendue, on se retrouve encerclé par le bâti.»(1)
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Rem Koolhaas, La ville générique, 1994
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« C’est par le dialogue que l’on peut faire avancer les choses et par la pédagogie. Nous avons saisi la perche que nous a tendue la collectivité l’an dernier avec un travail sur la médiation nocturne. Cela permet de trouver des solutions, que ce soit au niveau des nuisances sonores ou sur les questions de propreté. » Créé en 2017, son action paraît, comme mort-née. Pourtant leur intérêt et leur enthousiasme sont allègrement soulignés par le numéro de Nantes passion consacré à la nuit, au même niveau qu’un autre collectif d’habitant, l’association Les rues de Graslin, qui elle, paraît d’un militantisme engagé. Leurs interventions dans le numéro de Nantes Passion se résument par :
« …Le bruit, c’est du lundi au dimanche. Sous mes fenêtres, là où j’habite, les établissements ferment entre minuit et quatre heures. Il y a des tensions avec des riverains à cause du comportement de certaines personnes, souvent alcoolisées. Pourtant, des solutions existent. » Le lecteur est ciblé et l’angle d’attaque annoncé, la ville, en donnant la parole à ces associations leur donne une voix et une certaine raison d’être. Pur soucis de démocratie, prise de parti ou absence de prise de parti, cet acte suscite beaucoup de questions. Je continue à avancer donc sur la rue Kervégan et je passe bientôt devant le petit Marais. Ce bar qui se veut comme un représentant à petite échelle du quartier du Marais parisien est un monument de la rue. Ce lieu est connu pour son ambiance gay friendly mais surtout pour ses heures d’ouverture avantageuses qui permettent à la jeunesse de finir ses soirées au bar/discothèque jusqu’au petit matin. Avant cette nuit, je ne connaissais cet endroit que de jour, fermé ou tard la nuit, porte fermée avec un videur aux aguets. Je découvre ce soir que ce lieu a aussi des horaires plus habituels avec une façade vitrée au tain rosé, qui permet à la fois d’entrevoir et de deviner ce
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qui se passe à l’intérieur. Je sursaute quand un homme d’une quarantaine d’années, posté devant le petit Marais, commence à chanter :
bruit de chaise qui tombe, « eeeeeeeeeeeeeeeEEEEEEEEEEEH … AAAAIIEEEeeeeeeeeeee», rire Il cherche manifestement à capter l’attention de ses amies et de l’ensemble des passants de la rue. Cet homme vient de décrire en une phrase l’ambiance générale de cette rue, un brouhaha dans lequel personne n’écoute personne et dont la recherche principale est la détente, le rire et la décompression. Je trébuche sur une bouteille en plastique qui vient rebondir contre le mur, et crée à mon tour un simulacre de bruit, l’homme me regarde déboussolé pendant quelques secondes, et détourne le regard immédiatement.
« … un mode de consommation régulier peut alors s’établir et se maintenir tant que l’individu ne renoue pas de relation avec le monde conventionnel ...». (1) Je trouve qu’il y a quelque chose de cet ordre qui se joue ici et je ne lui permets pas de s’épanouir dans son cercle de relation car je perturbe au fond, le numéro dans lequel il se trouve. On pourrait se demander ici, si la ligne verte et son pas de côté, trouvent un sens par le rythme particulier de cette rue et de sa reconnaissance en tant qu’à la fois lieu historique mais aussi lieu de débauche selon nous, les étudiants. On peut aussi se poser la question de la posture de la ville de Nantes à jouer sur deux tableaux, louant d’un côté l’aspect festif se développant autour de la rue Kervégan et retranscrivant par ailleurs les paroles d’associations contre ces rassemblements et ce qu’ils génèrent. Car c’est ici que se joue une première confrontation nocturne. La ville regroupe des comportements n’étant pas forcément compatibles et permet, malgré tout un certain dialogue. Ces mêmes personnes évoluent au cours de
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(1) Howard S. Becker, Outsiders, étude de sociologie de la déviance, Métailié, 1963
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leur vie et une personne combattant les riverains pour son droit de liberté nocturne, se retrouvera peut-être un jour à pester contre d’autres comportements. Nous remarquons que la nuit n’a pas de définition propre et surtout encore moins que le jour. Quand le jour est composé d’une kyrielle d’actions différentes dans lesquelles évoluer. Elle est le caméléon évoluant dans l’ombre du jour. Les deux premiers grands groupes pouvant se décliner sont d’abord, les personnes qui dorment et les personnes évoluant dans la ville la nuit. Luc Gwiazdzinski appelle ces seconds, les peuples de la nuit et les regroupe selon cinq sous-groupes. Tout d’abord les reclus, ceux que nous apercevons derrière leurs rideaux et leurs volets, dont le regard porte parfois sur l’extérieur, qui ont pris la décision d’évoluer doucement la nuit mais dans un environnement le plus sécurisé possible ne prenant aucun risque.
« … la peur se cristallise sur un certain nombre d’objets, comme une menace de l’identité corporelle (réelle ou supposée), des groupes sociaux perçus comme criminogènes (jeunes, étrangers)... Il nous semble pour notre part évident que le sentiment d’insécurité doit s’appuyer sur la représentation sociale de l’insécurité pour se développer. Une représentation que se forgent les individus à partir de leurs expériences, croyances, connaissances à propos de l’insécurité. »(2)
Garoscio Anthony, « Représentations sociales de l’insécurité en milieu urbain », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2006 (2)
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Ensuite les citoyens qui s’activent et continuent leurs activités diurnes la nuit ; leur engagement est total et la nuit n’est pas forcément un moment différent de celui du jour, ce n’est que sa continuité. Il y a ensuite les jouisseurs, ceux qui abordent la nuit comme un instant d’exaltation, qui ne se préoccupent que de leur chemin et de leurs rencontres. Puis les travailleurs qui représentent une part grandissante des personnes évoluant dans la nuit, trois millions de salariés qui travaillent a minima une nuit par an. Et enfin, les exclus regroupant les sansdomicile-fixe et toutes autres personnes qui vivent la nuit
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comme un moment de peur, de solitude et de désespoir. Xavier Emmanuelli, fondateur et président du Samu social, cofondateur de Médecins sans frontières et président du Samu international défini la nuit selon plusieurs temporalité comme une enfilade de séquences qui s’enchainent et varient selon les individus. Il a repéré, avec le temps et l’expérience, 4 séquences principales composant, comme un fil conducteur chaque nuit.
« Entre le coucher du soleil et minuit, c’est « la nuit de l’errance », la nuit mobile pendant laquelle les gens marchent encore, boivent et rencontrent d’autres personnes; Entre minuit et 2 heures, c’est « la nuit de la nidification », pendant laquelle ils vont chercher un territoire, une tanière, un abri où se réfugier; Entre 2 heures et 4 heures, c’est « la nuit intense », profonde, dans toute sa sécheresse ; c’est le moment où l’on comprend qu’il n’y a pas d’assistance, plus de services, plus de solidarité, plus de main tendue et surtout plus personne dans la rue ; c’est la grande solitude ; c’est là que les choses peuvent arriver aux vieux ou aux SDF; Après 4 heures, c’est «la nuit qui précède le petit matin », la période où tout redémarre. C’est un moment que l’on redoute particulièrement dans les hôpitaux, une phase où les problèmes physiologiques ou somatiques se révèlent. C’est là aussi que l’on découvre dans la rue les gens morts de froid, victimes du brusque changement de température. »(3) Nous avons rue Kervégan, un exemple intéressant de rassemblement de plusieurs peuples de la nuit. Nous avons les reclus se repérant aux fenêtres éclairées qui peuvent prendre le rôle de citoyens quand ils se regroupent pour créer des associations contre leurs concitoyens. Il y a bien sûr les jouisseurs écumant toutes les terrasses se trouvant autour de moi et qui génèrent un bruit sourd et constant. Les travailleurs quant à eux, sont à la fois dans chacun de ces bars mais aussi
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(3) Luc Gwiazdzinski, La nuit dernière frontière de la ville, Préface 2005
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de l’autre côté, près des arrêts de bus et de tram. Quant aux exclus, ils sont à la fois présents et invisibles, ils se cachent et se mettent à l’abri quand ils le peuvent. Ma stature de jeune homme d’un mètre quatre-vingt dix avec ma casquette vissée sur le crâne et un vélo qui fait autant de bruit que l’ensemble de la rue me permet, assez étrangement, de passer inaperçu ou en tout cas pour une personne inintéressante aux yeux de tous. Je me trouve à la limite entre ces différents peuples, un mélange entre un travailleur, un citoyen et un reclus évoluant dans la ville et prenant la nuit comme une source d’inspiration pour effectuer un travail. J’ai cherché, voulant entendre des avis contrastés sur le quartier de l’Île Feydeau et de ses environs (Commerce et Bouffay), des commentaires faits sur ce quartier. J’ai donc tapé « Commerce Nantes » dans la barre de recherche Google et sont apparues devant mes yeux différentes informations. Tout d’abord une note de 3,8 sur 5, qui pourrait nous indiquer que cet endroit est plutôt recommandable. Ensuite une suite de commentaires, dont les quelques exemples ci-contre. J’ai relevé ici volontairement des avis que l’on pourrait qualifier de clichés et qui révèlent peut-être un travers de notre société qui permet à tout un chacun de donner son avis sans en mesurer les conséquences. Car le problème ici n’est pas que des personnes puissent donner leur avis, mais que ce sont les seules celles qui le donnent qui transforment leur propre version en vérité. On peut remarquer dans la brutalité de ces commentaires, que la nuit est perçue et décrite comme un moment terrible et terrifiant. Du fait de la violence de ces propos, je suis empreint d’une certaine frayeur quand je traverse certains de ces endroits la nuit.
« Notre époque très moralisatrice nous amène vers quelque chose de très manichéen sans nuances, vous êtes pour ou vous êtes contre, pour ou contre quoi, la vérité on sait qu’elle est multiple (…) les réseaux sociaux aujourd’hui…, autrefois c’était quoi, c’était le
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Troll « On est troll pour provoquer des changements dans le positionnements des individus dans les réseaux. [...] Ces trolls sont là pour faire émerger de nouveaux contenus. »
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café du commerce, les conneries elles tombaient en bas du zinc à peine elles avaient été prononcées, aujourd’hui elles sont reprises, amplifiées, diffusées et à qui sa profite … à personne je pense »(4) Pour tenter de contraster ces avis, et essayer dans le fond d’esquisser une vision plus juste de cet endroit, j’ai voulu raconter l’extrait d’un souvenir d’une soirée qui s’est déroulée l’été dernier.
« Un soir de printemps, à pied avec une amie à pied également et une autre devant en vélo, nous avions décidé de faire un tour au petit Marais. Je marchais avec ma première amie pendant que la deuxième prenait de l’avance. Elle passa tout juste l’endroit où ligne verte et ligne de tramway se croisent sur la rue Kervégan, qu’elle était accostée plus loin par plusieurs hommes assis sur les marches de l’entrée d’un immeuble. On se dépêcha pour voir ce qu’il se passait. Au total cinq personnes, Roud, Sidi, et trois autres jeunes hommes qui n’ont pas donné leurs noms (on les nommera ici X, Y et Z). Ils avaient tous les cinq un profil bien différent et ne se connaissaient visiblement pas avant cette soirée. Ils discutaient d’injustice et d’histoires avec la police, X racontait qu’il se faisait tout le temps arrêter dans son quartier et qu’il devait à chaque fois essayer de les courser. Y et Z confirmèrent ses propos et c’est à ce moment-là que je comprenais qu’ils étaient amis ou en tout cas passaient du temps ensemble. Ils avaient tous les trois à peu près le même âge, ils essayaient de paraître plus âgés et plus expérimentés malgré leur jeune âge. Cela m’avait rappelé une musique de IAM, petit frère.
Éric Dupond-Moretti, Clique Dimanche, 25 mars 2018 (4)
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Petit frère n’a qu’un souhait devenir grand C’est pourquoi il s’obstine à jouer les sauvages dès l’âge de dix ans Devenir adulte avec les infos comme mentor C’est éclater les tronches de ceux qui ne sont pas d’accord
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Ils m’évoquent une partie d’un morceau de rap des années 1990. Ils racontaient leurs histoires de bagarres et de vengeances, expliquant qu’il ne fallait pas leur manquer de respect. Roud et Sidi étaient dans un autre genre, peut-être plus accessibles pour moi et nous avons même échangé nos numéros de téléphone. Ils étaient tous les deux plus âgés ; Roud travaille en tant que vendeur dans un magasin de cigarettes électroniques et Sidi était un ancien soudeur des machines de l’ïle. Au cours de la discussion je me rendais compte qu’on se trouvait avec mes amies devant un groupe de personnes n’ayant pas été acceptées par le videur au petit Marais. Ils se retrouvaient un peu contre leur gré dix mètres plus loin de la porte d’entrée avec quelques canettes de bière achetées au magasin d’alimentation encore ouvert juste à côté. Nous avons passé le reste de la soirée avec eux, étant à la fois de bons compagnons de soirée et à la fois dans l’incompréhension totale que nous étions en train de passer la fin de soirée avec eux. Une amie partit, l’autre resta. Elle joua le reste de la soirée à un jeu, devine ce que je pense avec X, Y et Z. Elle s’amusait avec eux essayant de forcer le trait de leur incompréhension ou d’une certaine simplicité de point de vue. Elle feignait d’être impressionnée par leurs réponses alors qu’elle ajustait volontairement la direction du jeu pour des personnes moins cultivées qu’elle. Elle modifiait la difficulté du jeu, passant de deviner qui était Freud à deviner une voiture. Je faisais un exercice un peu similaire pendant que je parlais de leurs vies respectives à Roud et Sidi. Je montrais une certaine compréhension d’un milieu et de difficultés qui me dépassait pourtant complètement. La soirée s’est terminée, nous nous sommes promis de nous tenir au courant et de se revoir, tout en sachant que cette rencontre était impromptue et qu’elle ne serait pas réitéré. » (5) Avec mes préjugés et mes stéréotypes, je me retrouve face à une situation qui m’apparaît comme inconnue et dans laquelle je me surprends à être décontracté face à l’ambiance qui s’installe.
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Un mécanisme se crée et face à une situation que je ne sais plus analyser, je suis aux aguets. Un système de déconstruction des stéréotypes se met en marche et même si X, Y et Z ont toujours un comportement assez agressif (voulu agressif) ils ne représentent dans le fond aucune menace. Ils viennent tout d’abord de se faire exclure d’un endroit et passent du statut de jouisseurs à celui d’exclus. Je pense que les stéréotypes que j’ai fabriqués sans forcément m’en rendre compte viennent d’une suite d’informations et d’apprentissages qui m’indiquent que cinq hommes assis dans la rue en pleine nuit sont dangereux. Mais les personnes faisant ce pas sont rares et les informations qui sont communiquées sur la ville et la nuit, sont celles des avis Google et non celles de découvertes et de compréhension de ces personnes-là. La ville, à travers différents médiums, et son dernier mandat citoyen contre la vulnérabilité et les nuisances nocturnes, donne comme prérogative la création de brigades d’information et d’accompagnement nocturne, introduisant la parole de Becker sur ceux appliquant les lois.
« La conséquence la plus évidente d’une croisade réussie, c’est la création d’un nouvel ensemble de lois. Avec la création d’une nouvelle législation, on voit souvent s’établir un nouveau dispositif d’institutions et d’agents chargés de faire appliqué celle-ci. (…) Avec la mise en place de ces organisations spécialisées, la croisade s’institutionnalise. Ce qui à débuté comme une campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d’une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celleci. »(6) Extrait de souvenir, Été juillet 2017 (5)
Howard S. Becker, Outsiders, étude de sociologie de la déviance, Métailié, 1963 (6)
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On souligne assez facilement ici, le caractère répréhensible de ce que Becker décrit comme les institutions créées au cœur de nos villes pour endiguer les problèmes. Il développe ce qu’il catégorise plus loin comme une force de police, créée pour faire régner l’ordre et la tranquillité. Elles interviennent ici par rapport à cette notion d’une certaine trop grande liberté
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nocturne en rendant la nuit égale au jour. On arrive donc à commencer à entrevoir une position politique de la ville de Nantes par rapport aux déviants nocturnes perturbant la nuit de tout un chacun. J’ai, sur ce début de déambulation, essayé de faire du repérage des différents points de vue et des chemins de vie qui composent l’environnement dans lequel je vais évoluer par la suite. Malgré la reconnaissance de ces acteurs, mon but n’est pas de catégoriser mais plutôt de reconnaître les comportements qui définissent la ville. Je continue ma marche le long de cette rue et des autres terrasses qui la compose. Une fois arrivé au bout de la rue Kervégan, je me trouve devant le square Jean-Baptiste Daviais et face à une situation nouvelle. La perspective qui s’ouvre devant moi aurait normalement dû me choquer par son incongruité, au contraire, je suis même plutôt amusé par ce qui se passe devant mes yeux. L’île Feydeau était, pendant la période du commerce triangulaire, un des lieux les plus importants de la ville. Les armateurs négriers y séjournaient et s’étaient fait construire de grands immeubles leur permettant d’organiser leurs expéditions en Afrique. Nous voici trois siècles plus tard, et des réfugiés de ces mêmes pays où ces hommes organisaient des expéditions se rassemblent, arrivés par leurs propres moyens, au même endroit, entre ces anciens bâtiments et le mémorial de l’abolition de l’esclavage qui se trouve un peu plus loin. La ville de Nantes est comme rattrapée par ses vieux démons. Depuis maintenant quelques semaines et l’évacuation de la majorité des squats de la ville de Nantes par les CRS, les réfugiés se trouvent tous réunis dans l’enceinte de ce parc, devant moi. Ils occupent magistralement cet espace, qui se compose de 2.965 mètres carrés de gazon, chemin en stabilisé et parking, auparavant utilisé par différents types de populations. Ma rencontre avec une habitante, lors d’une visite de site pour une option de projet à l’école, m’avait d’ailleurs fait prendre conscience de certaines représentations qui y sont associées : elle considérait ce square comme un
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refuge à poivrots. À première vue, ce square semble regrouper toutes les caractéristiques usuelles de ce qui, dans l’imaginaire ordinaire, constitue une hétérotopie. Hétérotopie, nom féminin _ définition d’ Henry Lefebvre, 1970 1°/ Lieu particularisé par les usages sociaux d’un groupe donné. _ définition de Michel Foucault, 1972 1°/ Catégorie rassemblant les lieux où se logent les désordres et les contestations de la société. _ définition d’Éric Le Breton, 2012 1°/ « Les hétérotopie sont des productions spatiales habitantes de refus des espaces organisés par le pouvoir. Ces éléments fondent des collectifs locaux plus ou moins informels ». Sa dénomination en tant que square, rend ce lieu à la fois parfaitement défini et à la fois extrêmement flou dans son usage. Mais cet espace répond en effet au trois définitions de l’hétérotopie présentées ci-dessus, c’est un espace qui à toujours représenté le désordre, à la fois par les populations l’occupant mais aussi dans son image. Avant l’installation des migrants, ce square avait plusieurs fonctions. La première celle de la présence de l’usine/bar le Vestiaire fréquenté par les étudiants pour sa pinte de bière à deux euros. La seconde est d’accueillir les jeudis soirs, les Restos du cœur et d’autres associations aidant des personnes en difficulté à garder une certaine dignité. Celles-ci continuant souvent la soirée plus à l’intérieur du parc sur les bancs à l’abri des arbres. Et enfin, sa dernière utilité est d’être un lieu de passage des promeneurs accompagnés d’un chien et/ou de nantais ou de touristes qui ne connaissent pas sa renommée. Ce parc à la fois dans la ville et son environnement proche, et grâce à sa composition topographique, est un endroit parfaitement appropriable ; il a donc comme fonction de réunir des populations rejetées de la
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ville. On pourrait le décrire comme une sorte d’incubateur de déviance humaine dans lequel se réunissent les personnes et activités non désirées dans le reste de la ville. L’espace n’étant pas réellement défini, délimité et occupé, il devient un lieu appropriable. Les arbres troublent la vue, l’encaissement du terrain permet au regard des passants de filer au-delà de ce qui se passe dans ce parc entre les personnes qui y séjournent. On peut, au passage, créer un lien plutôt inéluctable entre les deux termes qui ont été cités plus haut, celui d’hétérotopie et de déviance, qui paraissent très liés. En effet, ils construisent leur image respective sur une certaine notion de l’étranger et de la différence. D’une ligne secondaire prenant son indépendance d’une ligne principale et directrice. Cela entraîne un espace qui devient de résistance, mais aussi de création et de liberté. Un espace où tout est possible et où des espaces vus par la ville comme urbains deviennent de vraies niches à projets et à expérimentations. L’exemple est celui de ce square qui, avec le temps, pousse les associations d’aide aux migrants à se mobiliser et à appeler à la création. Voulant répondre à cet appel, le collectif dont je fais partis le collectif Gru, les collectifs VOUS et SAGA se sont rassemblés pour former une équipe qui pourrait développer des ateliers de création au sein de cet espace. Ce lieu est devenu l’occasion de créer du lien social entre étudiants et migrants, et de redéfinir des principes et usages de ce lieu. Essayer d’amorcer un mouvement d’appropriation global de l’endroit par les populations leur permettant à la fois d’entrer dans une logique de démarginalisation de ces populations mais aussi une forme d’auto-éducation par le soutien matériel, logistique et humain. En somme, hétérotopie et déviance, sont signe de création inhabituelle et de démarche spatiale libérée de contraintes, elles sont le moteur d’une certaine inventivité affranchie des carcans habituels. Je repense à ce que m’avait dit cette personne âgée et me demande même à l’instant si elle avait seulement vu une fois ces sans domicile fixe restant un peu entre-eux après
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le passage des Restos du cœur ou si pour elle les images se superposaient, celle des restaurants et l’odeur envahissante d’urine des étudiants et d’excréments de chien. Si cette image qu’elle avait ancrée dans sa tête de refuge à poivrots avait des fondements réels. Un préjugé sûrement recomposé sans même aucune volonté, qui lui permettait simplement d’aborder la situation plus rationnellement. À l’image de notre mémoire conditionnée à s’adapter à une certaine norme, une rationalité simplifiée, cette dame se crée peut-être une image lui permettant de répondre logiquement à ce phénomène, A+B=C. Depuis quelques années maintenant, notre quotidien est marqué par cet événement de migrations de masse, de populations fuyant leurs pays et qui, face à des gouvernements sans réel avis tranché, glissent vers nombres de scandales/ clichés/injustices. Nos médias de masse nous assènent des images violentes et les agrémentent de chiffres. Ces mêmes chiffres par milliers auxquels des artistes, comme Gregor Hochmuth avec « Truth and Quantity » , détournent leur usage pour nous livrer des œuvres numériques mettant en évidence la quantité absurde d’informations qui nous entourent. Vagues de migrations, invasion, …, autant de mots qui soulignent au fond un problème majeur de notre époque. Ils ressassent leur discours, réglé comme une horloge, de même qu’ils énumèrent les nouveaux chiffres du chômage de la même façon que le nombre de morts ce mois-ci en Méditerranée. Cette enveloppe dans laquelle on nous installe, nous pousse à l’image d’une drogue, à consommer quotidiennement l’information sans jamais réellement se déconnecter et sans n’avoir aucune prise avec celle-ci.
« Bah c’est anxiogène, ils annoncent des nouvelles terribles et on y peut rien…et puis on se sent coupable parce que nous on va bien. Qu’est-ce-que vous allez faire ?…Les gens ont maintenant tendance à se replier sur eux et avoir des réactions un peu inquiétantes, un peu flippantes, Voilà. »(7)
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Mais une personne qui souhaite évoluer et profiter de la ville la nuit sera obligatoirement endoctrinée par cette masse d’informations, elle va agir sur elle avec un certain contrôle, un mélange de peur et d’inconnu qui vont prédéfinir son trajet nocturne. Les médias font un portrait caricatural de ce qu’est réellement la nuit et aident à développer stéréotypes et clichés sur un environnement aussi, voire plus hétéroclite que le jour. Il suffit de survoler les titres de la presse en général pour se faire une idée rapide de ce que certains veulent véhiculer et comment même est basée leur rédaction. Square Jean-Baptiste Daviais,
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Jungle, nom féminin _ définition CNRTL : 1°/ Plaine marécageuse de l’Inde couverte d’une végétation épaisse et exubérante, où vivent les grands fauves; p. ext. forêt vierge. 2°/ Milieu où les individus les plus forts imposent leur volonté et où les moins aptes à lutter sont voués à l’échec. Jungle citadine, jungle du monde des affaires. Je me trouvais face à cette mini-jungle (en référence à la jungle de Calais). On retrouve dans ce lieu et cette définition de jungle, certains comportements qui ont forgé les prémices de mes recherches : milieux inadaptés et loi de la jungle. Dans ce lieu c’est cette loi qui prime sur toutes les autres et les seules règles qui s’appliquent sont celles du sens commun et de la vie en communauté. Car la vie en communauté a au fond ce pouvoir rassembleur même dans un environnement précaire. Les migrants ont réussi à créer un lieu de vie où mairie et école d’architecture ne voyaient que la construction d’un centre commercial ou d’une bibliothèque comme si la consommation et la culture étaient des remèdes à la déviance qui était présentes dans ce lieu. Je suis assez stupéfié par le climat qui s’en dégage et je me trouve face à une frontière marquée entre des jeunes
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Albert Dupontel, Interview par Clique, 19 octobre 2017, 14m.11s
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« Les nombres créent des catégories et des abstractions au fur et à mesure que nous comptons les choses considérées comme identiques et devant être comptées ensemble. 7 oranges sont réduites au même type d’objet cardinal, l’une à côté de l’autre; 100 000 réfugiés perdent leur individualité; 7 victimes sont séparées des «7 autres». La précision des chiffres nous séduit par une voix scientifique irréfutable: plus un récit est quantifié, plus il devient crédible dans notre compréhension, peu importe son exactitude ou sa pertinence. Un monde construit et respecté par des nombres refuse d’enquêter sur l’immatériel et l’infini, laissant sans réponse bon nombre de nos questions les plus existentielles. »
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Gregor Hochmuth, Truth and Quantity, Oeuvre numérique
http://truth-and-quantity.com
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nantais alcoolisés essayant d’attirer l’attention sur eux et une vingtaine de jeunes migrants qui jouent au football à minuit passé. On pourrait se poser la question de savoir de quel côté se trouve l’anormal dans ce genre de fracture, et quel est le regard croisé de ces deux groupes de jeunes. Une fois sorti du carré Feydeau, les bruits de la ville, des flux, refont leur apparition, le tramway sonne au loin, prévenant la nuit de son passage, le bruit des voitures et des bus émerge à nouveau et reprend une part très importante dans la bande son de la nuit. Le bruit émanant du camp des migrants du square Daviais se fond au flux ambiant de la ville et me donne l’impression de sa permanence. Son emplacement souligne des caractéristiques qui font sens. Il se situe à la fois loin de tout et au centre de la ville. Ce camp devient espace public et espace partagé. On peut voir les migrants lire, jouer à des jeux divers et variés, dormir, manger, etc. La ville temporaire qu’est le camp du square Daviais est un exemple d’architecture qu’on pourrait qualifier de l’urgence mais aussi éphémère, mais qui a un rapport différent avec la ville et la nuit. Les lits dans les tentes donnent dans la rue. Le salon, ce sont les bancs en bois disposés aux quatre coins du square, les murs sont les arbres calfeutrant la vue des gens détournant le regard. On pourrait finalement recréer un plan habité qui serait assez proche de ce qu’on pourrait trouver dans un quartier de logement pavillonnaire ou encore dans des appartements de l’île Feydeau. Leur activité et leurs vies sont réglées et formatées à partir des programmes publics qui ont déjà été disposés avant leur arrivée. Les tentes se trouvent disposées en priorité dans les parties les plus abritées du square et dans un second temps en disposition régulière par rapport aux premières plantées. Les équipements publics (bancs, jardin avec barrière, murets, plan d’eau et chemin) permettent au plan de la petite jungle de se construire par rapport à eux. L’ouverture des tentes est orientée en direction de ces équipements, les bancs ou tables de piquenique servent de salon partagé par les réfugiés. Les barrières
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Plan Habité, Square Daviais, Réalisé d’après photo et mémoire,
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des jardins étant les seuls éléments à hauteur d’homme, ils sont devenus des dispositifs pour étendre les vêtements lavés. Les tentes sont modifiées avec des éléments rajoutées pour améliorer leur confort de vie. Des bâches sont disposées sur les toiles de tentes pour augmenter l’isolation de celles-ci, et des palettes sont placées sous les matelas et sous les tentes pour essayer de se protéger le plus possible de l’humidité et donc du froid. Tout ce qui a pu être jeté à la rue par les nantais est récupéré, chaises, canapés, seaux, cartons, couvertures, etc. C’est ensuite au tour des associations de venir disposer au sein du camp des dispositifs élémentaires au confort de vie. Médecins du monde à ouvert une pharmacie, le collectif de soutien aux migrants les aide à remplir des papiers et travaille avec Emmaüs pour récupérer des couettes et d’autres éléments pouvant améliorer leur confort, et des dispositifs pour avoir de l’électricité et faire charger les téléphones sont aussi mis à leur disposition. Malgré l’insalubrité de l’endroit, des efforts sont faits et une micro-société commence à s’organiser en seulement quelques mois à un endroit qui était avant à l’abandon. La nuit tombant, les arbres coupent la lumière et l’ensemble des tentes se trouvent dans une obscurité presque totale. Ils se trouvent dans une position assez étrange car les endroits sombres sont généralement fuis par la population par peur, et ces endroits se retrouvent donc vides. Ici on assiste à l’occupation d’un lieu obscur par quatre cent cinquante réfugiés en plein cœur de Nantes. Ce lieu est vivant, et il en émane une beauté certaine. Ce square évoque un certain chaos structuré qui pourrait se rapprocher d’une des œuvres de Tadashi Kawamata. Je suis gêné et ne sais pas où regarder, je veux m’approcher mais me sens au fond comme un intrus, comme si je rentrais dans leur intimité et dans leur vie. Mon trouble vient sûrement du fait qu’ils sont bien plus intégrés à la ville que je ne le suis en ce moment, car je ne suis au fond, à ce moment précis qu’une simple personne déambulant et ne voulant pas attirer l’attention. Je ne suis pas dans un état second me permettant de m’affranchir des règles morales qui m’empêchent d’aller à
Partie Première
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Gregor Hochmuth, Truth and Quantity, Oeuvre numérique
http://truth-and-quantity.com
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leur rencontre, alors que la majorité est en train de dormir sous mes yeux. Leur précarité et leur nombre donnent une sensation assez étrange qui me pousse en fin de compte à regarder de loin, et la ligne verte s’écartant, de continuer mon chemin vers la piscine Léo Lagrange. Le contraste une nouvelle fois me surprend en passant des rues piétonnes à l’ambiance joyeuse du camp du square Daviais, et du camp, aux parkings de l’Île Gloriette 1 et 2, puis à la place de la petite Hollande. Piscine Léo Lagrange,
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Cela fait maintenant quelques minutes que je pédale à l’allure d’un piéton. Je longe les immeubles d’une dizaine d’étages qui donnent sur le vide gigantesque que représente la surface de ces parkings au cœur de la ville. Une zone de passage où les voitures entrent et sortent du centre-ville et croisent le chemin des jeunes qui terminent leurs apéritifs et se dirigent vers le Hangar à bananes. Je me concentre sur la ligne verte et essaye de la suivre le plus fidèlement possible quand une prostituée surgit devant moi au coin de la rue. Les voitures croisent aussi à leur arrivée dans la ville, la vue des belles-de-nuit (1) de la petite Hollande, en majorité d’origine africaine. Les flux se croisent et des rapports se font entre chaque partie. Les étudiants regardent les prostituées qui elles-mêmes fixent chaque voiture qui passe et les conducteurs baissent le regard ou feignent l’indifférence, tandis que moi et mon vélo passons au milieu de ce désordre. La ville se séquence et chaque axe crée sa propre histoire. Je me trouve donc perdu au milieu de ce vacarme, de ce flux.
Expression, Tiré de l’argot signifiant prostituée de nuit (1)
Partie Première
Je veux baisser les yeux mais me reprends. Pensant trouver de l’intérêt ou une parole à travers le regard fixe de cette femme devant moi qui m’a effrayé, je décide de la fixer pendant que je passe, et de ralentir. Elle ne me regarde pas directement et ne me donne aucun intérêt tangible. Puis elle tourne la tête et on se retrouve les yeux dans les yeux. Un calme pesant règne sur cette situation. Le temps est lourd et traînant. Mais elle
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vient le briser par un son, mélange d’un pincement de lèvres et d’un sifflement. Elle me déboussole totalement, je ne sais plus où me mettre et accélère, essayant d’éclipser ce moment et d’oublier ce qui vient de se passer. J’ai l’impression d’avoir eu affaire à quelqu’un ayant acquis des codes nocturnes et qui a développé une certaine technique lui permettant de faire fuir les personnes pouvant être nuisibles à son activité. Il se joue ici ce qu’on pourrait comparer à un manège urbain dans lequel chaque personne le temps de quelques secondes, se prend au jeu des voitures, des passants et des vélos, certes peu nombreux, mais suffisamment pour souligner l’aspect mouvant de cette non-organisation. J’essaye de rester concentré sur la ligne verte et de ne pas me perdre sur un autre chemin. Je la fixe alors de nouveau et remarque qu’elle-même n’est pas forcément fiable et que le temps de quelques instants, elle disparaît. Elle esquisse, elle aussi, comme un pas de côté lui permettant de passer de l’ambiance saccadée des parkings de la petite Hollande, au calme déconcertant de la passerelle Victor Schoelcher et du flot apaisant de la Loire. On y entend les bruits de la ville mais dans une ambiance plus générale, on se sent s’élever et ne plus forcément toucher terre. J’ai maintenant rejoint un autre flot qui est celui des étudiants qui se dirigent vers le Hangar à bananes. Équipés comme des groupes d’expédition, ils essaient d’avoir sur eux une quantité d’alcool assez importante pour ne pas se démotiver sur la route, mais pas excessive pour économiser leurs forces et ne pas tomber raides saouls dans la rue. Je devine rapidement l’objectif commun de tous les groupes se trouvant autour de moi. Le pas est sûr, bien que parfois bancal. On devine facilement qu’à cette heure-là, il n’y a pas mille opportunités pour être dans ce schéma, entre la sortie du tramway de l’arrêt médiathèque et le palais de Justice. Tous les chemins, à ce moment précis, mènent au hangar à bananes.
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École nationale supérieure d’architecture,
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D’autres quartiers sont désertés et paraissent vides. La ligne verte m’étonne par les différents paysages qu’elle me contraint à traverser. Je ne pensais pas en la suivant dans un lieu que je pensais connaître, découvrir cette ville sous un autre angle. Le paysage architectural ici est beaucoup plus strict et évoque une certaine froideur. Les rues alignées et réglées les unes aux autres avec un éclairage très cru et assommant, donnent cette impression d’aseptisation de l’espace public. La présence d’immeubles d’un minimum de cinq à neuf étages fait que la nuit, la rue paraît loin de toute forme de vie et crée réellement un paysage déserté par la population. Le contraste existant entre ma vision à droite, d’un immeuble d’habitation des bords de Loire et de la végétation omniprésente à ma gauche, crée un rapport assez sain mais en même temps très contradictoire. La végétation étant à la fois laissée à l’abandon mais aussi cadrée, elle souligne un certain sentiment d’abandon et d’incompréhension dans lequel on se demande pourquoi tout n’a pas été rasé pour laisser libre champ de vision aux terrasses des bars. Le manque d’activité et de présence, en cette période de vacances, d’étudiants de l’école d’architecture et des beauxarts donne un aspect sinistre aux pelouses du bord de Loire. Des déchets jonchent le sol, la pelouse jaunie après la chaleur de l’été, on aurait plus l’impression d’une déchetterie sauvage à ciel ouvert que d’un espace convivial où les habitants du quartier ont l’habitude de se réunir. Je tourne au niveau de l’Absence et me retrouve dans cette longue percée traversant l’école d’architecture de part en part. Il y a maintenant cinq minutes que je n’ai croisé aucune présence humaine et un sentiment assez étrange d’enfermement commence à m’étreindre. Le problème n’est pas que je suis réellement contraint mais plus que le lieu me semble absolument inhospitalier. Je suis empreint de ce sentiment malgré l’absence réelle de civilisation et je commence à me poser des questions sur la part de responsabilité des urbanistes dans ce genre de lieu.
Partie Première
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Est-ce réellement un choix de rendre la rue, par la lumière et le tracé des trottoirs, inhospitalière ou n’est-ce-que le simple hasard d’une concordance de choix économique et politique rendant la rue froide et sans vie ? Je décide de m’asseoir dans ce lieu qui m’est familier et de contempler le paysage environnant qui s’offre à moi. La frontière entre l’espace public délimité par le dessin de la rue et l’espace privé tracé par les façades des bâtiments, est très souvent nette et précise. Les portes et grilles suivent la façade et ne laissent que très peu de chance de créer des espaces non définis. Les bâtiments suivent parfaitement le dessin des parcelles qui leur est laissé ce qui au fond m’évoque grandement les jeux vidéos auxquels nous jouions quand nous étions plus jeunes (Sim City ou les Sims). J’ai l’impression que la ville nous laisse ici deux choix, un premier de parcelle et un deuxième d’équipement. Chaque parcelle doit avoir une utilisation bien distincte, elle ne peut être que logement / bureau ou espace vert ou institution publique. Dans la majorité des cas, ces trois affectations sont entièrement fermées dès la nuit tombée. On remarque simplement que la ville se ferme et je pense que cette perception va me suivre tout le long de mon trajet, comme un certain fonctionnement logique. Je repense à la ville médiévale avec ses constructions d’enceintes et de murailles et à l’isolement total de cet espace à la nuit tombée par la fermeture de tous les ponts-levis. L’existence aussi d’un couvre-feu limitant les déplacements de la population la nuit. J’ai l’impression d’avoir devant moi une simple adaptation plus moderne de ces mêmes principes. Les murs existent toujours, d’autres enceintes sont apparues et l’ensemble de la population ferme ses rideaux et ses volets à une certaine heure comme pour se protéger de quelque chose. Les chiens veillent, les caméras surveillent comme le décrit si bien Luc Gwiazdzinski. Il souligne aussi le fait que par cette fermeture de la ville, elle devient au fur et à mesure un archipel d’îlots de moins en moins dense et de plus en plus difficile
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d’accès. Pourquoi se ferme-t-elle et pourquoi ce sentiment s’accentue de plus en plus ? Il est assez logique de souligner l’aspect sécuritaire de cette pratique comme facteur principal, voire unique. Les urbains possèdent chacuns un certain territoire qui va de l’espace partagée par tous, la rue, à l’espace le plus intime et privé, la chambre. Et plus on remonte dans la privatisation des espaces plus la frontière sera marquée et difficile d’accès pour une tierce personne.
« L’architecture est une activité qui consiste à créer, à partir d’un espace donné, un autre espace. Si, par espace, nous entendons, non la simple étendue selon ses trois dimensions, mais l’inclusion, à savoir la présence manifeste d’une séparation entre un dedans et un dehors, alors l’architecture n’est autre que le redoublement de l’espace.(…) »(1)
Bruce Bégout, le parK, fragment 15, 2010 (1)
Partie Première
Je me lève de mon banc et décide de reprendre le cours de la ligne verte. Je continue le long de la rue La Noue bras de fer et m’arrête à la bifurcation de la ligne devant la maison de l’ordre des architectes qui elle continue vers l’entrée de la nouvelle école des beaux-arts. Je laisse sur ma droite le square de l’île Mabon et décide de continuer sur cette impasse de la ligne qui vient simplement créer une boucle autour de cette grande table ronde posée devant le porte-à-faux de l’école des beaux-arts. Un endroit encore une fois sans vie, mais qui paraît réellement figé dans un état second, où les canettes de sodas sont encore posées sur la table avec les emballages du repas qui allait avec. La nuit éveille dans la ville une autre façon de l’appréhender. L’absence de mouvement et la lumière, font apparaître devant nous une organisation graphique et une composition qui s’apparentent à une forme d’art. Un tableau, une peinture, une photographie, mettant en valeur l’architecture et l’espace de la ville. Celles-ci fonctionnent parfaitement bien sans la présence humaine, en tout cas dans un sens pictural, et montrent une certaine autonomie du bâtiment faisant corps et définissant son rôle premier, protégeant l’homme accompli. Dépouillés de la présence de tout usager et de toute vie, les
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bâtiments prennent un autre sens, décontextualisés de leur environnement et de leur utilité principale, ils offrent un tout autre rapport à la ville. Nous pourrions nous interroger sur la normalité de cette observation et sur l’importance du facteur nuit dans cette réflexion. Le rôle de l’architecture est ancré dans cette dualité entre une présence forte dans l’environnement urbain, mais aussi d’accueillir de la vie et donc d’avoir un rôle social majeur. Mais l’architecture doit avant tout pouvoir répondre à ces deux parties et ne pas être un objet pictural au détriment de son rôle humain. Elle me donne ce soir l’impression d’être seulement des boites sans vie dans lesquelles on aurait rangé la population urbaine comme de simples produits sur une étagère. Cette notion vient en contradiction avec des mouvements architecturaux des années 1970 comme Archigram qui construisaient la ville comme quelque chose de modulable et qui sorte donc de cet empirisme constructif, inspirant un mélange de médiévalité sécuritaire et d’organisation capitalisée. Le catalogue architectural que nous offre l’île de Nantes montre à la fois les prouesses et le développement de la ville mais aussi ses faiblesses et la pauvreté de certains quartiers. Je continue ma route à travers tous ces immeubles qui se situent à mi-chemin entre le plot et la tour. Ils jaillissent à chaque coin de rue et une monotonie s’installe dans ma promenade. Les formes se répondent certes, les matériaux moins, ce qui me donne réellement cette impression d’évoluer dans un magazine. Ce qui me gêne au fond, est l’ennui qui émane de cette sursécurisation du tracé urbain qui ne laisse aucune chance à l’inconnu et au désordre. Le square de l’île Mabon arrive à ce moment-là comme une parenthèse à cette monotonie ambiante et donne la chance à la nature de reprendre ses droits sur une petite surface. Mais la violence du marquage des frontières inclut malgré tout cette parenthèse dans le dessin de la rue. La percée qui s’offre devant moi me paraît infinie, ce qui me fait accélérer le rythme pour passer mon chemin.
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« La Ville générique, c’est ce qui reste une fois que de vastes pans de la vie urbaine sont passés dans le cyberespace. Un lieu où les sensations sont émoussées et diffuses, les émotions raréfiées, un lieu discret et mystérieux comme un vaste espace éclairé par une lampe de chevet. »(2) Je continue donc mon chemin et traverse le reste du quartier dans un élan de rapidité. Je tourne à gauche à la maison des avocats puis me dirige vers Atlan’bois. Je passe en dessous de SPLASH!, et me retrouve devant les nefs. Les nefs,
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Rem Koolhaas, la ville générique, 1994 (2)
Partie Première
L’espace est gigantesque et assez silencieux. J’entends simplement au loin de la musique. Je décide malgré tout de faire le tour du lieu et de continuer à suivre la ligne verte au cas où je manquerais des choses. Je contourne ensuite la structure et aperçois un groupe de personnes, jeunes, réunies autour de deux grandes tables. Je décide de m’arrêter une nouvelle fois et de passer un moment à les regarder de loin, caché, sans les déranger. Ils sont installés sur les tables du côté de l’école Aimé Césaire, aucune rue ne passe aux alentours et de plus, des arbres les entourent leur permettant d’être quasiment à l’abri des regards malveillants. C’est intéressant la façon dont l’endroit a été choisi et avec lequel ils créent un simulacre de repas familial. Sur ces grandes tables où la dizaine de lycéens a choisi de s’installer, est entreposée une multitude de sodas, de jus de fruits et de bouteilles d’alcools. Je me retrouve face à une interprétation particulière de la Cène. Ils sont tous assis avec devant eux de quoi boire, manger et fumer, tous leurs plaisirs coupables sont alignés devant eux et ils semblent apprécier le sentiment de totale liberté qui s’offre à eux. Cette scène résonne avec une partie de moi, un mélange de réminiscences du lycée et un sentiment de satisfaction d’une certaine réussite d’appropriation de l’espace public. La bande son du lieu est
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couverte par leur musique et leurs cris. J’essaye de laisser cet instant dans un coin de ma tête et de voir si ce genre de scène va se répéter plus tard. Je détourne le regard, remets mes pieds dans les cales-pieds de mes pédales, et repars. Mail des chantiers,
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Je rejoins alors le flot quasiment processionnaire des adolescents, étudiants et jeunes adultes, qui suivent le même parcours pratiquement instinctivement, qui mène au Hangar à bananes. Un groupe de jeunes dansent sur le parcours, du hip-hop sur un son des années 1990 très rythmé et s’essayent à différents styles de mouvements. Les différents groupes terminent leurs mélanges constitués d’alcool et de jus de fruits ou soda dans une bouteille en plastique. La rue, parallèle à la ligne verte et à cet empilement de projets qu’est la prairie aux ducs, est interminable. Cette enfilade d’ensembles de logements implantés dans un environnement pour le moment étrange/étranger qui est celui de l’ancien port industriel, n’en finit pas de se transformer. Les cours des immeubles sont fermées, le parcours est limité à un chemin rectiligne. C’est dans ce paysage des anciennes zones portuaires nantaises que la ville nouvelle se crée, pour accueillir un prochain nouveau quartier d’habitation. Le quartier s’aseptise et devient, sur le modèle de la ville mondialisée, une enfilade de tours et de blocs en béton brut. Il y a quelques années, nous passions nos soirées à escalader les premières tours alors en construction. Le temps du chantier étant la période où le bâtiment appartient encore à l’espace public, nous en profitions pour l’exploiter. Nous passions les barrières assez facilement pour accéder en haut de ces constructions et voir la ville sous un autre angle. A l’image des l’Internationale situationniste, et dans un esprit de résistance assez courant à nos âges, nous voulions entrevoir d’autres possibilités dans les usages de la ville, transgresser les règles, abolir les frontières entre espace public et privé. Aujourd’hui les chantiers sont surveillés à distance par des caméras afin d’éviter les vols et les intrusions.
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« … Nantes est une ville de liberté, d’invention et d’expérimentation. »(1) Mais malgré ce qu’on peut nous dire, la ville nocturne reste un espace clos où, à l’image des gated communities (2), les quartiers d’habitation se referment sur eux-mêmes et la rue devient un espace inhospitalier. Le cas de l’école d’architecture et de son festival dans l’école, est un exemple criant de la restriction des possibilités nocturnes qu’entraîne l’arrivée de logements dans un quartier. Nous retrouvons cette difficulté d’interaction entre les acteurs de la nuit (bars, restaurants, boîtes de nuit) et les habitants dans nombre de quartiers, et le problème majeur des politiques urbaines est de recréer du dialogue entre ces mondes qui se côtoient mais ne se connaissent pas. Les associations et organisateurs de soirées se retrouvent régulièrement confrontés à ce genre de problèmes, et en conflit constant avec des syndicats d’habitants et groupements qui se battent pour garder un certain contrôle sur les agissements nocturnes urbains. C’est ainsi que les regroupements festifs légaux sont régulièrement relégués en périphérie de la ville ou condensés dans les boîtes de nuit pour éviter la confrontation entre ces deux milieux.
(1)
Johanna Rolland, interview
Gated communities, définition, Le terme des « gated communities » désigne des quartiers résidentiels dont l’accès est contrôlé, interdit aux non-résidents puis dans lequel l’espace public, comme les trottoirs ou les parcs, est réservé aux résidents. (2)
Partie Première
« Il était presque deux heures du matin nous étions chez un ami, dans son salon rassemblés dans les canapés autour d’un touret servant de table basse. Nous étions habitués à ce genre de soirée, souvent le jeudi ou le vendredi soir après le projet. On rentrait d’abord tous chez nous pour poser nos affaires, puis sortions acheter de quoi préparer un apéritif : des bières quelques bouteilles d’alcool fort et à manger. C’était une soirée habituelle mais qui évolua assez rapidement. Nous nous demandions à deux heures du matin si nous allions rester ici toute la soirée ou si nous irions essayer de trouver un endroit où danser. Quelques personnes qui étaient à cette soirée mais que je ne connaissais pas ont commencé à envoyer des messages et à nous parler d’une soirée
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qui serait peut-être organisée ce soir-là, à la dernière minute. Ce genre de soirée dont on entend parler, en sachant qu’elles existent sans pouvoir y assister. Mais ce soir c’était différent, d’autres personnes avaient réussi à ouvrir un endroit assez spécial qui pourrait accueillir beaucoup de monde. Nous avons donc attendu, attendu d’avoir des nouvelles. Il était maintenant presque trois heures et les deux personnes chargées de rester en contact pour nous prévenir ont reçu un sms : « …C’est bon, c’est installé ! Vincent Gâche, dans le pont !! » On était assez stupéfiés par l’endroit ; je commençais alors à me demander quelle ambiance il y aurait dans ce genre de lieu. On ouvrit la baie vitrée de l’appartement du septième étage dans lequel on se trouvait et on fit tous un silence total. On entendait au loin des vrombissements, des basses, se répétant de manière rythmée et qui ne donnaient pas l’impression de vouloir s’arrêter. Nous sommes donc très vite descendus et avons tous enfourché nos vélos pour essayer d’arriver au plus vite de peur de louper cet instant étrange. Nous y sommes rapidement arrivés, et des personnes, des jeunes d’un peu partout convergeaient vers cet endroit ; l’accès se faisait assez difficilement en montant sur un promontoire et en se glissant dans une trappe. Le lieu était sombre, nous avons perdu tous nos repères. La musique était amplifiée et résonnait dans tous les sens. Quelques lumières stroboscopiques avait été installées et rendaient la lecture de l’endroit d’autant plus difficile. Le plafond était assez bas au début mais plus nous avancions en direction de la musique, plus l’espace s’agrandissait. L’endroit était surprenant et suscitait un mélange de peur, d’euphorie et d’incompréhension. Une soirée avait été improvisée dans la structure d’un des ponts au-dessus de la Loire. »(3)
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Hangars à Bananes,
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Je me trouve au point de rassemblement d’une grande partie des nantais encore éveillés à cette heure-là. La musique ronfle dans tous les sens mais ce sont surtout les devantures tout illuminées qui attirent mon regard, chaque bar a sa clientèle et son style. Cet endroit qui m’est habituellement familier, l’est beaucoup moins dans la situation où je me trouve. Pour une fois je vois ce qui se passe et ne me contente pas d’entrer directement et le plus vite possible dans un lieu où une foule en mouvement bouge au rythme d’un son frénétique. Cette fois je regarde et observe. Je suis frappé par le nombre de personnes et remarque que le hangar à bananes est un lieu où se concentre une quantité de comportements différents. J’entendais, plus tôt dans la journée, une conversation de cinq personnes d’une trentaine d’années découvrant la ville de Nantes, disant que l’endroit où il fallait aller pour s’amuser et passer une bonne soirée à Nantes était le Hangar à bananes. Ce lieu, par la diversité de bars et activités qu’il offre est dans sa définition un hangar dans lequel on a rassemblé, le plus loin possible de toute civilisation, sur le bout de l’île de Nantes, tous les lieux de sortie. Des bars dansants, des clubs, un théâtre et des restaurants ; on y trouve toutes les musiques de tous les genres.
Extrait de souvenir, printemps à Nantes, 2015 (3)
Partie Première
Cela permet aux jeunes nantais de se distraire tout en ne gênant pas le reste de la population. Son emplacement et sa temporalité font de ce lieu un Nantes bis, éloigné du centre de la ville, exclu, et contenant tout. Ce lieu possède en fin de compte nombre de similitudes avec le parK que nous décrit l’auteur Bruce Bégout et est d’une certaine façon une des parties de ce fameux parK. C’est un lieu de débauches, une sorte de retranchement organisé de l’ensemble des activités nocturnes, les plus bruyantes de la population nantaise. Ce lieu permet en effet de mettre à l’écart certains comportements qui pourraient déranger la ville centre, et on pourrait dire, pérennise l’absence de dialogue qu’il peut exister entre univers diurne et univers nocturne. Mais l’incompréhension
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et l’inconnu génèrent les stigmatisations et les affabulations. Ce lieu se retrouve avant tout défini sur les différentes unes de Presse Océan ou de 20 minutes, communiquant sur les noyades et les agressions qu’il y a au niveau du hangar.
FRAP, Caricature Ouest France, 2014
« On ne parle de nous que négativement. C’est pénible et injuste. On organise des événements, on essaie de faire venir des DJ pointus. On est un lieu de culture avant tout . »(2) « Attention aux amalgames. Le Hangar, déjà, c’est une diversité d’activités. Il n’y a pas que des bars et discothèques. Il y a une galerie, un théâtre, un salon d’affaires, des restaurants… Et puis nous ne sommes pas seuls dans ce quartier. Le Floride n’est pas loin. La Cantine, juste à côté, est aussi un lieu
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(2)
Responsable artistique d’un bar, interview
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d’alcoolisation, avec moins de personnel. La sécurité, c’est l’affaire de tous. Chacun doit balayer devant sa porte. » (3)
« le parK est aussi une réserve naturelle qui assure la protection de la faune et la flore. » (4) Je continue ma promenade et passe d’abord devant le Baroque, où sur la terrasse les enceintes diffusent à fond le lac du Connemara et où une dizaine d’adultes, début de trentaine, chantent à pleins poumons le refrain. D’autres jeunes adolescents sont assis un peu plus loin devant les anneaux de Buren, écoutant Eddy de Preto. Un groupe de quatre jeunes hommes à vélo passe à côté de moi en criant :
« Paris…, Paris… , on t’en-cule » - prononcé distinctement avec un fort accent marseillais. Je continue ensuite jusqu’au théâtre 100 noms et enfin jusqu’à la grue Titan. Je remarque une vingtaine de personnes au bout des bâtiments sur la grande place à côté du parking. Deux jeunes hommes d’une fin de vingtaine se disputent. L’un, le plus costaud, prend l’autre par les épaules et le plaque contre ce qui me semble être un transformateur recouvert d’acier corten. Il lui crie et lui répète :
« … ça te coûte rien dans ta vie, mais putain, à ton âge, (il marque une pause), bah alors bats-toi, tu l’aimes ! Tu l’aimes ... Tu l’aimes ? Est-ce que tu l’aimes, putain ? (Ne laissant absolument aucune chance à son interlocuteur de répondre, il continue), Est-ce que tu l’aimes, putain ? Est-ce que tu l’aimes ?» Jean-Marie Nex, interview, promoteur du Hangar et gérant du Théâtre 100 noms et du bar Le Baroque (3)
Bruce Bégout, le parK, fragment 15, 2010 (4)
Partie Première
Face à cette scène tout ce qu’il y a de plus habituelle au hangar à cette heure-ci, je remarque cinq personnes assises le long du bâtiment, qui regardent avec intérêt et distraction. Je pense pouvoir dire que ces personnes semblent dans une certaine
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marginalité. Les médias les auraient catégorisés en punks à chien. Ils sont tous les cinq assis avec leurs chiens, leurs sacs à dos et quelques canettes à la main, dans une attitude plus raisonnée que la majorité des personnes se trouvant autour de moi. La scène qui les distrayait apparemment au début a commencé à les agacer, ils ont vite pris le rôle de spectateurs au cinéma devant un mauvais film, et exclamé leur mécontentement.
« Eeh oooh, il est bourré, laisse-le tranquille ! Oooh oooooh Narvalo, casse-toi ! » L’autre feignant de ne pas entendre ce qu’on lui disait continue alors de crier sur sa victime :
« Bats-toi pour l’avoir, bats-toi ! et arrête de penser à ton malêtre, arrête, alors vas-y bouge ton cul…(il le lâche alors, et lui tape un peu dans le dos ayant accompli son rôle et ayant accompli sa scène devant une vingtaine de personnes. Il se retourne alors et demande aux cinq personnes couchées par terre, dans un élan de bravoure) « Qu’est-ce qu’il y a, toi ? Excuse-toi quand même ! » Un des homme à qui le jeune homme semble s’adresser se lève dans la seconde, et il lance :
« Ehh, ferme ta gueule p’tit pédé, va ! Allez viens j’vais t’niquer ta race ! VIENS, VIENS, VIENS !! » ( Dans son élan, il continue à s’avancer vers les deux autres, qui s’enfuient à reculons, et saisit en se baissant une plaque d’égout qu’il soulève en signe d’avertissement vers les jeunes qui détalent en courant). Au-delà d’une certaine violence, tant verbale que physique, ce phénomène m’a révélé une certaine friction due à la mixité de ce lieu et donc ses limites. On était ici à un moment où le regard de honte n’était pas attiré vers les sans domicile fixe et où les regards étaient fixés sur les jeunes éméchés qui se
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disputaient. Le tableau s’est brisé quand effectivement, les sans domicile fixe se sont levés et ont commencé à sortir de leur silence et à intervenir comme n’importe qui l’aurait fait normalement.
« La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble. »(5) Les rapports humains étant différents la nuit et le jour, nous pouvons nous demander ce qui fait sens dans l’effort de construire un lieu qui regroupe tous les bars et qui permet de multiples comportements, quand dans un même lieu sont regroupés des jeunes de la Cantine, du Warehouse, de l’Alter, du Floride et également des personnes comme les sans domicile fixe ou des lycéens.
« En court-circuitant le monde extérieur, Le ParK crée sa propre réalité. Grâce à cet isolement, il favorise la production endémique d’attractions et de jeux, de spectacle et de loisirs qui n’ont aucun équivalent dans le monde, et défient les lois classiques du divertissement. »(6) La ville nocturne se présente, comme peut le souligner Bruce Bégout, comme un espace qui favorise la production d’attractions et de spectacles. On peut assister à tout moment à des scènes irréelles et inimaginables et nous pourrions basculer dans un film de science-fiction où la ville nocturne est à la recherche d’attractions qui poussent à la déviance et au paroxysme d’un comportement naissant d’un désir de différence, et par son organisation optimale de la ville diurne, les comportements nocturnes se retrouvent à la même page que les faits-divers dans Presse Océan.
(5)
Jean-Luc Godard, interview
Bruce Bégout, le parK, fragment 15, 2010 (6)
Partie Première
Je remonte sur mon vélo et continue ma promenade nocturne aux airs de spectacle vivant. J’amorce le chemin inverse, repassant par tous les mêmes endroits, devant le Baroque toujours avec cette même musique du lac du Connemara, un peu plus loin j’entends Damso venant d’un buisson où deux ⏐ 108
jeunes filles se cachent pour boire sans être dérangées, et file ensuite en direction de la grue jaune. Je regarde à droite, à gauche, cherchant du regard un groupe de jeunes qui s’est longtemps fait remarquer entre le hangar à bananes et les nefs pour rôder autour des jeunes qui rentrent de soirée un peu éméchés et qui paraissent vulnérables pour les agresser. Malgré mes recherches, ce soir, je ne croise aucun groupe qui pourrait correspondre à ces personnes. Ce groupe qui n’est sans doute pas constitué, dont on parle dans des articles dans lesquels on peut lire des témoignages de jeunes qui ont peur, peur qui peut être justifiée par des histoires qui circulent et quelques expériences personnelles. Agressions au Hangar à bananes, à Nantes: leur pétition fait mouche Article Ouest France du 08 novembre 2017
« Beaucoup d’étudiants autour de nous ont peur de sortir au Hangar, alors que c’est supposé être un endroit festif, affirment-elles. Ce n’est pas possible que ça continue. » Les jeunes filles pointent notamment du doigt le manque d’éclairage, « qui donne la possibilité aux potentiels agresseurs de se cacher ». Elles soulignent aussi « la trop faible présence de patrouilles le soir, autour des bars ». On remarque ici que les réponses des jeunes filles qui révèlent deux éléments assez symboliques de l’insécurité nocturne : l’éclairage et la police comme seules solutions à ce problème d’insécurité.
« La psychologie individuelle est, bien sûr, fondée sur l’homme singulier, et elle cherche à savoir par quelles voies celui-ci cherche à obtenir la satisfaction de ses motions pulsionnelles, mais en procédant ainsi, elle ne réussit que rarement, dans des conditions exceptionnelles, à faire abstraction des relations de ce sujet singulier avec les autres individus. Dans la vie psychique du sujet
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01h35
singulier, l’autre intervient très régulièrement comme modèle, soutien et adversaire, et c’est pourquoi la psychologie individuelle est dès le commencement et simultanément une psychologie sociale, en ce sens élargi mais tout à fait justifiée. »(7) Je continue à pédaler en direction de la grue jaune. Elle est devant moi, présente de toute sa hauteur et sa splendeur. J’aperçois alors sur ma droite un couple qui se cache et se prend en photo sous les lumières autour de la grue ; ils représentent comme le vague souvenir de ce que cet endroit peut être, à une autre temporalité : un lieu de visite et de découverte. Il est bientôt deux heures du matin et ils se prennent en photos comme si nous étions en pleine après-midi. Cette situation me paraît tellement étrange que je pense rêver. Ils disparaissent vite derrière la grue tandis que je tourne sur la gauche continuant inexorablement de suivre la ligne verte. Terrasse des Vents,
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S.Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, Essai de psychanalyse, 1921 (7)
Partie Première
Je continue mon chemin et remarque maintenant que je passe entre deux scènes très distinctes : à droite, sur les trampolines, des adolescents qui s’extasient de leur première soirée alcoolisée, et à gauche, des trentenaires allongés sur les bancs en bois à côté des barbecues, et qui semblent comme désabusés selon l’expression de leurs visages. Tous les espaces que je vois autour de moi sont occupés et j’ai l’impression d’être dans une parenthèse entre l’ambiance très festive qu’il y avait précédemment au hangar, et l’endroit où je me trouve qui est beaucoup plus calme. Je n’entends que les quelques gloussements des adolescents jouant sur les trampolines. Ces deux groupes sont eux aussi comme les lycéens des nefs à l’abri des regards, la végétation environnante crée cette impression de protection et leur permet de ne pas être dérangés. Je décide donc de ne pas traîner et de me dépêcher d’avancer pour ne pas les déranger davantage. Je continue et arrive de nouveau près de l’eau. Je passe près de la grande barge restaurant sur
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ma gauche et du carrousel des mondes marins sur ma droite. Je continue et fait maintenant le tour de la plus grande cale de l’île, j’en fais tout le tour et arrive maintenant sur une nouvelle aire de jeux, encore un terrain différent. Je m’arrête entre l’arbre à basket et le jardin des voyages et décide de regarder ce qu’il se passe dans ce nouvel endroit. Jardin des voyages,
02h12
Se présente devant moi une scène sortie du réel dans laquelle un groupe de jeunes, dont j’essaye de deviner de quels quartiers ils viennent et quelle peut être leur vie. Ils écoutent de l’EDM (electronic dance music), filles et garçons fument des cigarettes Vogue et sont habillés avec les dernières sneackers à la mode. Ils n’esquissent aucune réaction et me rappellent, les lycéens qui se regroupaient tout à l’heure sous les nefs. Eux paraissent un peu plus âgés. Au contraire des autres jeunes, eux ne se sont pas préparé de table. Ils ont simplement positionné différentes bouteilles de vodka et de whisky sur le sol, montrent une certaine décomplexion. Ils ne se préoccupent plus de la façon dont ils se réunissent pour boire, mais peut-être plus de ce qu’ils sont. Ils sont regroupés autour de leurs enceintes et n’ont pas l’air de se parler plus que ça, ils se contentent de se regarder. Ils sont ancrés dans un jeu de regard qui prend des dimensions plus importantes, cela devient un réel besoin. Leur identité se construit selon le regard des personnes se trouvant dans leur environnement, il est facteur de lien social autant que de jugements. Le regard constitue la source de tous leurs efforts, pourquoi se changent-ils, pourquoi se remaquillentelles et pourquoi se parfument-ils avant de sortir. Autant de mécanismes dans l’objectif d’attirer les regards et de ce sentir important et voulu. De la même façon que les collégiens, ils recréent assez instinctivement le même dessin spatial : un espace assez grand sur lequel ils ont disposé absolument tout ce qu’ils ont, et occupent leurs places sur cette scène, selon leurs affinités, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. Ces deux scènes parodient avec un style plus actuel, la Cène de
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02h12
Léonard de Vinci. Le contraste se crée quand je découvre, en face d’eux, de l’autre côté du jardin, cachés dans un buisson, six migrants. Ils sont disposés les uns derrière les autres, accroupis, leurs portables posés sur les épaules de la personne se trouvant devant eux, et formant comme une file. Ils ont réussi à bricoler et défaire une borne d’électricité publique sur laquelle ils viennent recharger leurs portables. Un lieu, plusieurs utilisations, plusieurs finalités. Les deux groupes sont dans deux manières d’envisager le regard complètement différentes, tandis que les lycéens ne cherchent qu’à attirer les regards des passants, les migrants s’en protègent pour se fondre dans l’environnement. Ce sont aussi deux modes de fonctionnement, deux histoires et des cultures différentes qui cohabitent devant mes yeux. Nous avons les lycéens qui semblent surjouer leur présence pour se donner eux-mêmes une importance qu’ils n’ont pas forcément en tant qu’adolescents. Ils mettent en exergue ce qui les catégorise à ce moment précis, les bouteilles d’alcool, la fumée de leurs cigarettes et leur musique qui résonne sur l’ensemble du jardin. Tandis que les migrants eux, sont dans une posture beaucoup plus pudique dans cet environnement. Leur but principal est plus la disparition que l’exergue. Ils sont malgré tout en train d’enfreindre sûrement la loi en branchant leurs téléphones à une boîte de chantier, ce qui les gène sûrement, mais les adolescents aussi enfreignent des lois mais dans un comportement festif. Les risques encourus par les migrants sont comme une épée de Damoclès brandie audessus d’eux. Mémorial de l’abolition de l’esclavage,
02h24
Cet endroit me glace le sang, par son silence et son obscurité. Je me trouve face au premier refus de la ligne verte, elle m’interdit de passer. Un premier endroit fermé et je sens que ce n’est que le premier, car la ligne va ensuite s’enfuir dans le
Partie Première
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cœur de la ville (un cœur me paraissant beaucoup plus inerte, endormi). J’avance et croise souvent des groupes de migrants réunis par quatre ou cinq qui se promènent. Je m’interroge et il me semble qu’ils peuvent se déplacer en toute tranquillité la nuit en ayant sans doute l’assurance d’être moins regardés et jugés que le jour. Ils se déplacent en groupe, par sécurité. Ils paraissent avoir un comportement beaucoup plus naturel que la majorité des personnes que j’ai croisées et observées ce soir. Le regard est de nouveau fondamental dans ce rapport qu’il y a entre les êtres humains la nuit. Certains sortent pour ne pas être vus, d’autres au contraire, pour chercher et attirer le regard sur eux. Ces comportements sont communs dans chaque lieu. Passage de la rue d’Ancin,
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J’avance le long de ce qui me paraît être un mur ou une muraille. Le quai de la fosse est dessiné à l’image d’un rempart. Je continue à suivre cette même ligne d’un vert fatigué. En roulant sur les pavés mon vélo fait un vacarme monstre ; la ligne mène dans une ruelle entre deux immeubles un peu plus loin. Des hommes à la sortie d’un bar un peu plus loin me fixent tous du regard, l’un titubant, les autres visiblement alcoolisés, ils semblent ne pas savoir où terminer leur soirée. Le barman tire la grille en métal qui pendant un instant couvre le bruit de mon vélo. Je profite de cette diversion pour donner un dernier coup de pédale et m’engouffrer dans cette ruelle, incognito. Je me trouve instantanément devant un grand escalier, ce qui m’oblige alors pour la première fois à descendre de mon vélo, et à inverser les rôles en le portant. Après quelques minutes, j’arrive en haut. Le souffle coupé, je regarde autour de moi. À ma droite je reconnais l’entrée haute de la médiathèque Jacques Demy, et juste avant, un square que je ne connaissais pas. Je décide de m’éloigner un peu de la ligne et d’entrer un instant dans ce parc. Je m’avance et décide de poser ma main sur la porte pour voir si elle est ouverte. La barrière est plutôt haute et elle finit par des pointes en métal, j’exclue alors l’idée
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de passer par dessus. Je commence à en faire le tour pour essayer de trouver un petit endroit, un passage, n’importe quel indice qui pourrait me donner même juste l’illusion de pouvoir y entrer. J’ai l’impression qui devient très rapidement une certitude que des personnes ont déjà réfléchi à cela mais à l’inverse de mon comportement. Réfléchi à empêcher toute velléité d’entrée. Absolument aucun petit morceau qui dépasse et sur lequel je pourrais m’accrocher, contre le mur de l’autre côté, la barrière descend et continue sur trois à quatre mètres au-dessus du vide pour empêcher rigoureusement l’accès. Cette détermination montre que nous sommes bien au-delà d’une simple interdiction morale, j’ai l’impression ici que les moyens entrepris pour empêcher un quelconque passage sont les mêmes que ceux appliqués aux animaux dans les zoos : l’impossibilité totale de franchir les barrières. Je reprends mon chemin, et me dis qu’il faut quelques efforts pour accéder au quartier Graslin. L’ambiance est tout autre et pour la première fois de la soirée, je ressens réellement une autre ambiance beaucoup plus calme. Les terrasses sont en train de se vider, il reste seulement quelques personnes d’une cinquantaine d’années finissant leurs verres. Il n’y a aucun bruit, aucune voiture. J’entends au loin le brouhaha ou la rumeur du quai de la fosse. J’arrive bientôt sur la place Graslin mais la ligne verte tourne et me mène devant des grilles gigantesques me barrant toute possibilité de continuer mon chemin. Un portail de quatre à cinq mètres de hauteur se tient devant moi, sombre et brillant. Les lumières de la rue brillent à travers chaque barreau. Derrière lui se trouve le cours Cambronne, longue étendue de tilleuls et de magnolias. Sur cette grille, la ligne vient buter et s’effacer avec l’apparition du stabilisé. Un panneau juste au-dessus fixé sur la grille présente l’œuvre se trouvant sur le cours éloge de la transgression. Cet oxymore dans lequel je vois une simple tentative de déstabilisation me paraît après quelques secondes, véritable et me donne une tout autre impression de l’endroit dans lequel je me trouve. Je me sens enfermé, j’ai l’impression que la liberté est juste derrière cette grille et d’avoir la sensation anxieuse d’être enfermé
Partie Première
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dehors. Cette phrase, éloge de la transgression, au fond réveille plusieurs choses, et en la voyant pour la première fois je voulais simplement et assez facilement la critiquer et rendre compte de ce qu’elle signifiait. Mais de quelle transgression parle-t-on ici ? Je pense que la belle pauvreté de ce slogan se trouve dans le manque d’implication qui s’y trouve, au fond. Que peut-on encore transgresser dans le quartier de Graslin ? Se trouvet-elle dans la difficulté de franchir cette barrière devant moi, ou a-t-elle un sens bien plus profond, presque existentiel ? Après quelques minutes de réflexion, je me pose la question de l’intérêt d’avoir fait cette expérience de nuit, ce slogan aurait-il eu autant d’importance dans un environnent ensoleillé et avec des grilles ouvertes, je ne pense pas. Cette simple image révèle le sentiment d’une transgression contrainte et éradiquée. L’essence du quartier est définie par cette ordonnance, par cette absence de pas de côté. Un quartier contraint dans lequel les habitants doivent se complaire et probablement y trouver leur intérêt. J’enfourche mon vélo et décide d’essayer de retrouver la trace de la continuité de la ligne verte. Je remonte donc sur la place Graslin, mais je décide de baisser les yeux et de regarder le sol en me concentrant sur la recherche de ma ligne directrice. Rue des Cadeniers,
02h40
Après que j’aie longé trois ou quatre rues et effectué quelques demi-tours, je retrouve la deuxième entrée du cours Cambronne et avec elle la suite de mon périple. Les façades des bâtiments sont formées de quatre niveaux, dont un premier de trois mètres cinquante rendant la rue complètement annexe et isolée du bâti. Elle est consacrée absolument et seulement à la circulation piétonne et automobile. Chaque recoin est muni d’une barrière qui limite la liberté de parcours et aseptise encore un peu plus ce qu’il reste de l’espace public. Le doute n’est pas laissé en suspens, la volonté est clair et limpide, mon trajet est limité aux trottoirs et seulement aux trottoirs. Les espaces verts nous sont refusé comme réservé pour les
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02h40
RelevĂŠ de grilles, Photographie, Novembre 2018 (3)
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citadins diurnes. Cette comparaison montre entre autre l’absurdité de la situation. Qu’y a-t-il vraiment à protéger entre douze arbres et quelques mètres carrés de pelouse ? L’espace est interdit d’accès et la ville est en sécurité. La nuit, les bancs sont un autre facteur d’adaptation et nous pouvons facilement décrire un quartier en fonction de la présence d’assises pérennes. Cela fait maintenant vingt minutes que je me balade à vélo et la seule assise que j’ai remarquée sont les marches d’un immeuble un peu trop en retrait de la rue donc un peu trop hautes. Il commence à se faire tard, la température baisse, et depuis que je suis monté à Graslin, j’ai ralenti mon rythme, je m’arrête donc et décide de mettre mon pull. Le silence... C’est au moment où je ne voyais plus rien que j’ai compris cette partie du quartier, il n’y a aucun bruit. C’est lugubre, les volets sont fermés, la majorité des lumières éteintes. Je finis d’enfiler mon pull et décide d’avancer un moment à pied le long de ces rues. Rue Hippolyte Durand Gasselin,
02h46
Je remonte maintenant vers le musée Dobrée et change de trottoir pour longer la grille métallique qui encercle le parc. Je continue et remarque que cette grille est différente, que contrairement aux autres endroits, elle ne dissuade pas complètement de la franchir. Je continue jusqu’au bout de la rue et m’arrête devant le panneau du voyage à Nantes qui me pousserait peut-être à ce moment-là, à faire le pas par-dessus. « LES SERPENTANTS, Chantier des Architextures » Je regarde à droite et à gauche. Je ressens une certaine anxiété au moment de faire une action sans doute inutile, en franchissant le portail fermé. Je réfléchis quelque secondes, il y a une poubelle et un parcmètre. Je pense pouvoir enjamber la grille en m’appuyant sur l’un et me mettant debout sur l’autre. J’hésite. J’entends du bruit, ce qui freine ardemment
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ma conviction et me fait stresser. Une Peugeot 307 grise passe doucement devant mes yeux, son conducteur ne me voit pas bien que je me trouve au coin de la rue. Elle passe et ses lumières disparaissent au loin. J’arrête de réfléchir aux justifications que je pourrais présenter à la police ou à l’agent de sécurité pour avoir enfreint la règle et sauté une barrière pour mon mémoire à l’école d’architecture, je prends un peu d’élan et saute par-dessus la grille sans trop de difficulté. Une fois parvenu de l’autre côté je me dépêche de m’éloigner des barrières pour me fondre un peu plus dans l’obscurité. Je me trouve face au musée, je et décide de ne pas non plus m’en approcher par peur qu’un gardien ou des caméras puissent me voir. Je fais quelques pas et m’arrête au niveau d’un banc, je décide de m’asseoir et de ne plus esquisser aucun mouvement. Tout est silencieux, le calme règne et je n’ai plus foncièrement l’impression d’être en ville. La montée d’adrénaline associée à un certain souvenir est vite redescendue. Cela me rappelle des soirées au lycée où nous cherchions toujours à aller le plus loin possible derrière plusieurs barrières pour jouer au foot et boire des bières. Nous cherchions à passer le plus de barrières possible pour être le plus éloignés de la rue et du flux des passants. On se réunissait dans la cour de récréation d’une école maternelle le week-end pour être tranquilles, dans les blockhaus qui longent le littoral ou encore dans des champs, et toujours le plus loin possible des regards. Le but était toujours d’essayer d’avoir un point de vue différent sur une relation que nous avions avec le quotidien lycéen. Je me retrouve un peu dans ce sentiment maintenant, il fait nuit noire, et je regarde de l’intérieur vers l’extérieur. Des personnes passent, je me trouve à quelques mètres d’elles, mais elles ne me remarquent pas, je peux les observer en toute quiétude sans avoir peur d’être vu. Les gens passent et considèrent l’espace où je suis comme sans intérêt comme si son existence même pouvait être remise en question. Je suis de l’autre côté de la barrière et n’ai plus aucune frayeur, mais je ne suis pas entièrement rassuré, je décide assez vite de presser
Partie Première
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Jiro Taniguchi, l’homme qui marche, «Une promenade en ville» Casterman 1992
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02h46
le pas et après avoir vérifié qu’il n’y a plus personne de l’autre côté, j’enjambe la clôture et me retrouve dans la rue. Rue Scribe,
03h02
Après cette parenthèse, je décide de continuer et de me dépêcher de rejoindre des endroits où il pourrait y avoir encore de l’animation à trois heures du matin. Je reprends mon vélo, passe très rapidement devant le musée d’histoire naturelle (où je constate que la grille mesure quatre-vingt dix centimètres de hauteur et que l’effort aurait été nettement moins rude), et j’avance. Place de la Monnaie, rue Anizon, place Paul-Émile Ladmirault, rue Racine et enfin rue Scribe. Autant de rues et de noms différents à chaque coin de rue sur seulement cent quatre-vingt dix mètres. Cette rue est, selon moi une des seules où il pourrait rester de l’animation après trois heures du matin. Elle ressemble aux rues de l’île Feydeau. Une rue assez étroite, de nombreux bars avec terrasses. Les immeubles se ressemblent, il n’y a peut-être que la population la fréquentant qui est différente. L’ambiance est assez calme, seulement quelques groupes de personnes à des terrasses qui font encore du bruit. Des discussions animées et surtout pour la première fois, des regards soutenus sur ma présence, ma présence qui semble pour la première fois comme un événement incongru, et je me demande si ce phénomène me concerne seulement, ou si ces personnes à la terrasse, dévisagent toutes les personnes passant devant elles.
03h05 à 03h30
De Graslin à la tour Anne de Bretagne, Contrairement à l’entrée dans le quartier Graslin du côté du quai de la Fosse, la sortie vers la rue Crébillon est plus douce. Je ne pédale plus et me laisse juste glisser par la pente. Je passe devant le cinéma Katorza, où des jeunes descendent la rue en même temps que moi rejoignant leurs amis sur le parvis de l’opéra. Depuis mon arrivée dans le quartier Graslin, les rues
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sont entièrement illuminées et à part dans le parc du musée Dobrée, je peine à voir un coin d’ombre. De nombreuses personnes qui étaient je pense avant dans les bars, se retrouvent devant l’opéra pour continuer leur soirée et continuer à boire. Je suis fatigué, je veux m’arrêter, les observer, mais je suis malheureusement guidé par la pente me poussant à continuer ma déambulation. Quelques groupes de jeunes se retrouvent éparpillés et je suis en face d’une situation un peu étrange, je pense à un basculement de soirée où les groupes de personnes doivent se décider. J’ai l’impression de voir un documentaire animalier où le présentateur vient de taper violemment dans une fourmilière. Elles se retrouvent donc toutes perdues sans sens de l’orientation à chercher leur direction. Je m’engage dans la rue Crébillon et tourne juste après à droite, vers les autres rues où il y a des bars. J’ai l’impression que la ligne verte suit absolument toutes les rues de Nantes où il y a des bars ou en tout cas des lieux d’attractivité. Qu’elle est dessiné pour passer par le plus de rue commerçante possible.
Carte de Bouffay, Commerces et ligne verte
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03h30
Ils ont encore dans cette rue le même comportement, cherchant irrémédiablement un endroit, l’un d’eux dit :
« …Il est où le son ! Hein, eh toi, tu sais où ?… » À la recherche obstinée d’un lieu encore ouvert, avec de la musique et de l’alcool à vendre pour finir leur soirée. Ils sont à leur attitude, comme frustrés que ce soit une entité extérieure qui viennent leur apporter le point final de leur soirée. Ils ont un comportement d’incompréhension, interrogeant sans arrêt le reste des personnes qu’il y a autour d’eux, et de désespoir ils s’arrêtent peu à peu de chercher, avant de trouver une solution ou de rentrer chez eux. Je reprend la rue Crébillon un peu plus bas et continue de la descendre jusqu’à mon arrivée place Royale, je suis seul. Les rues sont presque vides maintenant, passé trois heures du matin le champ des possibilités se restreint encore une fois et nous passons à ce que nous pourrions appeler une deuxième nuit, encore plus profonde se refermant sur certains citadins, et en accompagnant d’autres. Une espèce de frontière qui voit le désespoir de certains se refermer sur eux-mêmes et croiser le chemin des plus ardents travailleurs sortant déjà de chez eux. Le contraste est étonnant, et quelques regards se croisent malgré le comportement fuyant de cet homme face à moi. À peine sorti de son hall d’immeuble, son regard se fixe sur le sol et ses jambes se mettent en marche comme si rien ni personne ne pouvait les arrêter. Un comportement montrant une technique aguerrie d’évitement de contact social avec les personnes fréquentant la ville à cette heure tardive de la nuit. Un comportement montrant la régularité du rythme de vie dans laquelle il s’inscrit. Chacun de ses gestes ont l’air d’être parfaitement réfléchis. Il y aurait deux éventualités plausibles : soit cet homme vient de passer un temps devant sa porte avant de sortir à se répéter les bons gestes à effectuer, soit ils sont le fruit d’une routine constante et régulière à laquelle il se plie toutes les nuits. Il ne pose pas sa mallette par terre, préférant la garder dans sa main gauche. Sa main droite, elle,
Partie Première
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est occupée à prendre les clés dans sa poche droite et de fermer un verrou se trouvant presque au sol. Il ne se baisse pas mais s’accroupit. Il regarde toujours autour de lui et reste aux aguets, il semble anxieux, très méfiant. Mais les fêtards passent à côté de lui sans se soucier de sa présence et continuent leur chemin. Je sors de la place Royale et me trouve maintenant devant la basilique Saint-Nicolas, je la longe en direction de la rue du Calvaire. La présence de la basilique au sein de la ville produit des effets contrastés. Je suis à la fois écrasé et impressionné par sa présence. Chaque bâtiment l’entourant paraît la regarder comme les premiers jours de la rentrée tous les enfants se tournent vers le professeur, comme si la Basilique avait quelque chose à leur apporter. Sur le côté de l’édifice religieux la ligne verte file, jusqu’à un magasin de jouets qui se l’est appropriée. Des petits morceaux de scotch vert ont été collés, composant des pointillés jusqu’à l’entrée de la boutique. Quelques commerçants essayent de participer à cet événement et se l’approprient comme ils le peuvent pour en tirer quelque chose de bénéfique.
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03h30
Passerelle de l’île de Nantes à Rezé, Photographie à vélo, 3h45
Partie Première
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Retour d’expédition
Premières impressions
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Au retour de ma première déambulation de nuit, mon sentiment est assez étrange. Je suis à la fois heureux de toutes les scènes auxquelles j’ai assisté mais aussi très fatigué. Je reprend mon chemin de la tour de Bretagne jusqu’à chez moi à Rezé. Je me perds très vite dans mes idées et constate que malgré moi je continue à regarder et analyser tout ce qu’il se passe autour de moi. Pourquoi y a-t-il une tâche de brûlé sur le sol ? Que font ces hommes dans ce parc ? Y a-t-il quelqu’un d’autre effectuant exactement la même activité que moi dans la ville ? Un foisonnement de questions inépuisable que je dois essayer de canaliser. Il ne faut pas que je cède à la panique et à la perte des choses s’offrant à moi sur le chemin du retour. Je suis seul maintenant dans le noir et je vais bientôt passer le pont franchissant le bras sud de la Loire. Toutes les lumières sont éteintes, j’ai pour seul guide la faible lumière de la lune et du réverbère se trouvant sur la rive opposée. Le vent frais de la nuit me fouette le visage et s’engouffre dans la structure du pont. Je vois la Loire par séquence, et cherche de l’œil un point de fuite autre que celui du bout du pont. Je me lève de ma selle, m’arrête de pédaler et passe ma tête par dessus la canalisation courant le long du pont. J’aperçois l’histoire d’un instant le reflet argenté de la lune sur la Loire, la scène à laquelle j’assiste est magnifique et je décide d’arrêter toute description et de faire apparaître cette scène comme point final de cette nuit. Je pars rejoindre le monde de la solitude qu’est le sommeil et laisse la ville derrière moi.
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Retour
Entracte
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*thug est une expression devenue populaire symbolisant à l’origine une secte indienne qui désobéissa et ne suivie aucune règle colonisatrices, c’est maintenant une expression utilisé dans le rap symbolisant quelqu’un à contre courant.
Thug!*
ENTRACTE
Monographie, Bruce Bégout
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« Les ténèbres de notre âme ne sont que l’ombre portée de la lumière flamboyante du ParK »
Entracte
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B
ruce Bégout est un écrivain et philosophe français qui appréhende le monde qui nous entoure, en explorant la ville, l’espace public et plus généralement notre société. Il cherche à travers ses travaux à essayer de percer les comportements humains en les retranscrivant à travers des recueils ou des romans. Le but n’étant pas d’essayer de décrire les facettes d’un seul être humain mais de préciser sur un ensembles regroupant lui et tout ses contemporains. La question est aussi de décrire, plus des mouvances comportementales que faire la description d’un personnage unique. Il questionne notre monde à travers l’analyse de séries, de romans, de récits de science-fiction qui révèlent à l’image des films 2001 : A Space Odyssey, Matrix ou HER, les dérives possibles de notre monde. La fiction lui permet une liberté que les autres genres ne lui permettent pas, une liberté qui pousse à la création d’un mélange de réflexion et de créativité. Il est aussi dans la majorité des cas rattaché à des thèmes et des questionnements humains très actuels, et la fiction apparaît bien souvent, plus ancrée dans les réflexions sociétales que d’autres ouvrages. On peut dire assez aisément que les fictions contemporaines sont entrées dans la pop-culture et donc dans une connaissance commune. Cette entracte retranscrit une analyse du point de vue de Bruce Bégout parmi d’autres. Une sélection de points qui m’ont marqué dans son discours, qui ne se prétend pas exhaustive. En prenant comme référence différents ouvrages de Bruce Bégout s’orientant dans cette lignée de fiction, j’ai décidé de parler d’un travail que j’ai suivi en parallèle de mon exercice de mémoire. Cela regroupe au total quatre principaux travaux, deux recueils de nouvelles, Sphex et l’Accumulation primitive
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de la noirceur et deux romans, Le parK et On ne dormira jamais. Bruce Bégout nous livre au cours de ses différents travaux, de l’observation à la description des symptômes de notre société. J’ai voulu tout d’abord essayer de comprendre la pensée et la personne qu’est Bruce Bégout sans forcément reprendre le cours de sa biographie, mais de procéder d’une manière plus informelle. J’ai donc tapé son nom et son prénom dans la barre de recherche de mon ordinateur, et commencé à ouvrir chaque lien des trois premières pages. Sont apparus sur différents sites internet, des biographies, des interviews de France culture et d’autres médias, mais ce qui m’a attiré est une page plus personnelle, celle de son compte Twitter. J’ai trouvé intéressant le fait d’essayer de décrire sa pensée à travers le médium des réseaux sociaux. J’ai pu observer son regard critique sur lui-même quant à son entrée dans ce jeu, qu’il peut juger pernicieux.
Il nous montre, un peu à l’image de certains rappeurs, que par ce tweet, il exprime un certain intérêt pour ce mode de fonctionnement du buzz, du fait d’être re-tweeté, liké. Il remet en question aussi sa propre place dans ce système qui pousse continuellement à une recherche de popularité. Elle se traduit par le business (le marché, les affaires) du buzz (une agitation ou transmission rapide d’information autour d’un
Entracte
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nouveau concept, d’une idée ou d’une personne). Il montre simplement qu’il est lui aussi comme une grande partie de nous tous, conscient, sûrement révolté, mais lui aussi entraîné dans cette recherche constante de popularité, de célébrité et de considération de nos semblables.
Solipsisme, nom masculin 1°/ Théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même. Le fait intéressant est que Bruce Bégout reste ancré dans le milieu où il publie, il poste sur Twitter donc parle des réseaux sociaux. En identifiant et renseignant les pathologies du monde social sur Twitter, il s’apparente en quelque sorte à un médecin qui diagnostiquerait les maux de la société. Insidieusement, il met en lumière certains comportements récurrents de cette société numérique. Malgré cela, il se contraint lui-même aux mêmes règles que l’ensemble de ce réseau et se limite aux fameux cent quarante caractères de cette plateforme. Cette règle l’oblige à travailler ses phrases et à construire une parole à la fois intelligible et essentielle. Il souligne par ce deuxième tweet, un phénomène intéressant des réseaux sociaux qui est celui d’amplifier un comportement qui est égocentré. Chaque personne sur ce réseau à la possibilité de donner son avis par rapport à tout ce qu’il se passe dans le monde. On pourrait dire que le solipsisme collectif est la concrétisation de cette seconde société qui est le monde des réseaux sociaux. Une réalité alternative se crée, et avec elle des
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Joan Cornellà I don’t want to be born Février 2018
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comportements différents se révèlent. La peur de donner son avis par rapport à un groupe est révolue, la parole directe avec tout un chacun se concentre sur sa propre réalité et son propre monde. Un monde qui regroupe de nouvelles règles, une nouvelle temporalité ou d’autres moyens de communication. Ces réseaux arborent comme figures de prou des personnes comme Donald Trump, Katy Perry ou encore Taylor Swift. Des personnages construits sur le modèle du vedettariat, dont le but est d’acquérir la plus importante renommée et d’être idolâtrés par le plus grand nombre.
Mais Bruce Bégout se prend au jeu et livre des réflexions faussement plus personnelles. La pornographie est décrite par des psychiatres comme la sexualité des non sentiments, Bégout joue et ré-interroge ce principe même. Ne serait-elle pas finalement celle des sentiments justes et sincères ? Cette phrase peut avoir une multitude de significations et c’est ce sur quoi son auteur travaille, ne pas donner de réponse, ne pas s’inscrire dans le même fonctionnement que la pornographie, ne pas tout avoir tout de suite. Ce réseau vit aussi de cet intérêt, de l’information universelle instantanée. Ce système est comparable à un site pornographique de l’information, il permet de se sustenter mais peut aussi entraîner une dépendance, remettant en question la notion même de contrôle.
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Il ponctue un de ses derniers tweet par cette phrase. Il y a dans cette phrase l’apparence d’une certaine révolte, et sous le coup de la précipitation ou peut être volontairement, il en oublie de corriger le début : plus tellement plus. Le monde évolue à l’image de cette phrase, même oublier de corriger sa phrase coup de gueule avant de la publier. Il donne autant d’attention à la forme et au fond de son tweet et ne laisse rien de côté. Il travaille aussi ce format de punchline emprunté au rap pour fournir une représentation la plus juste, mais percutante de sa pensé. Nous n’avons même plus le droit de ne rien dire, voilà le fond du message et cela souligne un comportement qui a aussi évolué avec les réseaux sociaux. La parole, et l’information en général, sont devenues les éléments fondateurs de tout ce système, la justesse n’est plus, on ne nous donne plus une vérité, nous sommes envahis sous une accumulation d’avis, de remarques, et la parole n’est plus l’outil d’une intelligence, elle est simplement devenue l’outil d’une présence, le but étant d’avoir de l’importance à tout prix.
Bruce Bégout est spécialiste en phénoménologie, et signe plusieurs de ses ouvrages sur l’analyse du quotidien ainsi que de l’espace urbain. Phénoménologie, nom félinin
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1°/ Philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus. Je me suis intéressé parallèlement à mon travail de mémoire, à l’ouvrage de Bruce Bégout, le parK. En le lisant, j’ai reconnu des comportements et organisations de la ville que j’avais pu observer pendant mes déambulations nocturnes. Avoir l’impression d’être spectateur d’une architecture stratégique et organisée qui me laisse voyager dans ses antres. D’évoluer dans un temple du jeu à la fois réel et imaginaire, attirant mais terrifiant. Chaque lieu, bar, discothèque étant une nouvelle attraction qui s’offrait à moi. Bruce Bégout prend le parc d’attractions comme une forme urbaine intéressante qui souligne au fond nombre des fondations de notre société. Il exprime à travers le parK une certaine représentation de notre société englobant tous les modes existants (ludique, utile, militaire, etc.)
« Le thème du parc est devenu l’objet du parc » C’est au fond une retranscription fictive de notre société moderne cherchant systématiquement à cloisonner chaque attraction qui compose nos villes. C’est au fond réinterroger les frontières que nous nous construisons dans nos vies et dans la ville. Ma déambulation m’a permis à la fois de révéler ces frontières qui ne sont pas perceptible mais aussi de questionner chaque espace et d’en décrire ses modes de fonctionnement. En réalité, on arrive rapidement à se rendre compte que la mégalopole ancre ses fondations dans un système semblable à la ville / parc d’attraction / pièce de théâtre. Des premières expositions universelles au développement de Las Vegas, et aujourd’hui du développement des mégalopoles du golfe persique à la construction d’une ville et neuf cités à Shangaï, notre monde se tourne peu à peu vers l’architecture des villes de science-fiction de Métropolis ou du Cinquième élément.
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Les mégalopoles offrent aujourd’hui un spectacle semblable aux parcs d’attractions, les jeux de son et lumière, les espaces d’attractions particulières, tout espace étant cloisonné.
« Maîtrise et fantasme, jeu et fantasmagorie, hyperdensité et congestion, diversité et théâtralité. Tous ces éléments sont essentiels de cette usine de l’artificialité que, très loin de l’hygiénisme triomphant et de la spécialisation des fonctions prônés par le mouvement moderne, constitue le modèle de Manhattan. » (1) L’espace qui est celui du parc d’attraction est, malgré lui, un espace d’expérimentation, un laboratoire qui avec des caractéristiques bien particulières, surpopulation, élévation dans les airs, sécurité, mise en lumière, organisation spatiale des attractions, accès à toutes populations, répond à nombre des problématiques de nos villes actuelles. Mais la question du parc souligne aussi celle du parcours, un parcours qui est prédéfini. La ligne verte du voyage à Nantes, prend ici tout son sens et elle fait le lien entre cheminement prédéfini et territoire urbain. Les trajets du parc dit touristique et les moyens de déplacement externe à ce processus s’entremêlent et génèrent dans cet environnement une multitude de parcours différents. Un lien fort se tisse donc entre cette perception que j’ai de l’univers nocturne urbain et de ces villes qui deviennent des parcs d’attractions. Dans les deux cas, nous voyons un espace qui se transforme et qui s’adapte à de nouveaux modes de vie guidé par notre société capitaliste.
Rem Koolhaas, New York Délire, 1978 (1)
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Pierre Huyghe Streamside Day Événement, 2003
« L’œuvre de Pierre Huyghe se situe dans ce territoire improbable où fiction et réel se contaminent et s’enrichissent mutuellement. Sans jamais induire de morale ou de jugement, l’artiste questionne par des moyens et des modes détournés, métaphoriques et poétiques, un monde qui existe. »
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02.0 PARTIE SECONDE Accoutumance
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« Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l’âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe. Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu’il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. » Les Foules, Charles Baudelaire, 1869
Partie Seconde
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« Je n’ai jamais vu l’horloge tourner Même au sein de nuits d’automne et monotones journées J’ai une pensée maximum pour mes Murs teneurs, sur le cœur, d’énormes souhaits Dialogue noué, hurle leur qu’ils donnent tout et Qu’ils bossent dur pour un futur splendide Sous un ciel d’azur triple garniture de nourriture dans l’bide Mais j’suis mature pas de nature candide J’en connais déjà qui enfilent des couvertures dans la ur sans vivres Pour la famille, le crew, je kicke ce coup Les passants nous croient sordides ou sortis d’un asile de fou Cela dit, mec, j’ai peu d’amis nets dans ce périmètre De Nation à porte de la Villette, j’suis dans mon élément Végétant aisément chez des gens excellents Fédérant révérends et des grands mécréants dégénérants Accélérant, déchaînant les présents, célébrant l’évènement Émettant des élans véhéments réveillant les vétérans » Homme de l’Est, Cool Connexion, 2011
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J
’ai l’impression de commencer réellement à prendre du plaisir à effectuer ces sorties. Je me sens en symbiose avec tout ce qui m’entoure et j’apprécie de plus en plus de découvrir de nouvelles scènes et de nouveaux espaces. Me plonger dans tous les événements qui se présentent à moi dans la nuit m’apporte au fond beaucoup d’instants de réflexion sur ma propre posture, beaucoup plus que je ne le pensais au début. On retrouve dans ces deux textes, deux révélations différentes de l’amour de la déambulation (non forcément nocturne). Charles Baudelaire concentre son propos sur un certain amour de l’imprévu et des inconnus de la foule ambiante. Comme si à chaque moment pouvait surgir un événement ou une personne qui allait bouleverser sa vie, accrocher son esprit, ne pas le rendre moribond. Il a l’amour de découvrir l’environnement qui l’entoure et de se poser la question d’une réflexion plus poussée sur un environnement familier et quotidien. Il brise les chaînes qui enferment tout un chacun dans sa monotonie en faisant l’éloge de ce qui pourrait paraître insignifiant. Cool Connexion a une vision, certes beaucoup plus moderne, mais qui retrouve à la fois des points d’accroche mais aussi des désaccords au discours de Baudelaire. Ils se rejoignent de la même façon sur le fait d’avoir une posture particulière par rapport au reste de la foule. Ils se sentent en dehors du flot commun par l’intérêt qu’ils portent aux autres tout en ayant une certaine solitude.
« l’enfant seul devenu sage poète »(1)
Oxmo Puccino, interview, référence morceau l’enfant seul, 1998 (1)
Partie Seconde
Ils font émerger de ce flot de pensées des intérêts autres que celui du simple déplacement. Baudelaire prend ses flâneries comme source d’inspiration majeure de son travail. Il essaye d’aller au plus près des tumultes de la ville pour faire ressurgir ⏐ 142
en lui des sentiments autres qui le sortent de son confort. Découvrir des formes de vie nouvelles, remettre en question les fondations même de toute vision préjugée et pousser l’imagination à se mettre en marche. Sa déambulation se positionne entre exercice sémiotique et acte d’initiation aux structures géographiques, historiques et sociales de l’espace. Les rappeurs de Cool Connexion sont eux inscrits dans cette même ligné de pensée malgré un marquage de territoire plus strict. Comme Baudelaire, ils prennent leur vie urbaine comme source d’inspiration majeure de leur art. Tour Anne de Bretagne,
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À mon arrivée, je décide d’abord de me poser et d’essayer de me remettre dans le bain de mon analyse. Je décide de m’asseoir sur les marches à côté de l’arrêt de tramway et d’attendre quelques minutes en réécoutant les dix dernières minutes de mon dernier enregistrement. Surtout beaucoup de bruit de vélo, et une longue tirade de la fin au retour vers chez moi. J’essaye à chaque fin d’enregistrement d’expliquer à l’oral pendant mon retour ce que j’ai vu et l’ambiance de la nuit. L’enregistrement est terminé, je me lève. Je continue à pousser mon vélo jusqu’à ce que la montée s’arrête et retrouve en même temps la trace de la ligne. Elle fait un petit crochet devant l’entrée de la tour et je m’aperçois que le Nid est ouvert, nous sommes jeudi soir, c’est donc une « club Birdy » (une expression utilisée par la communication du bar expliquant qu’il y a un set(1) d’un DJ tous les jeudis soir). Je décide d’y faire un tour express, de faire l’aller-retour jusque là-haut, de faire le tour de la terrasse panoramique et de redescendre. L’accueil est entièrement vitré. Les lumières sont assez violentes et on ressent d’un coup un sentiment de jour total. Les néons illuminent le hall, et je me dirige vers le chemin de barrière menant à la billetterie. La montée coûte 1€ pour pouvoir prendre l’ascenseur qui monte jusqu’aux
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(1) Set, Un set c’est la prestation d’un DJ, c’est une suite de mixes de disques dans une continuité et qui peut durer 30 , 45 min, 1H30
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derniers étages de la tour. L’entrée regroupe l’ensemble des codes montrant un établissement de soirée mais pas n’importe lequel : il semble rechercher une clientèle assez particulière. Deux videurs, un caissier, des barrières pour contenir la file d’attente, une seconde barrière automatique comme à la piscine permettant au flux de personnes d’être contrôlé. Heureusement ce soir, je suis seul dans ce grand hall. Je me positionne devant l’ascenseur et j’attends. En tant qu’étudiant, je ne viens pas souvent au Nid mais une amie nantaise me racontait qu’elle y venait souvent à la période du lycée. Pour elle, à cette période, le Nid était un endroit dans lequel il était tendance d’aller. L’endroit était proche du lycée et ponctuait, pour les élèves, la fin de journée et début de week-end par un moment là-haut, une sorte d’attraction qu’ils se permettaient se donnant l’impression d’avoir plus de liberté. Pour ma part, cela doit être la troisième fois que j’y monte. La montée se fait très rapidement, en quelques secondes on se retrouve au 32ème étage, à 120 mètres du reste de la ville, un privilège à 1 €. J’arrive en haut dans un couloir avec, à ma droite, la tête de la cigogne de Jean Julien, artiste ayant inspiré l’atmosphère du lieu. Un nid, Le Nid de cigogne de la tour de Bretagne. Une musique électronique house ponctue l’atmosphère noire mais lumineuse du bar. Les basses viennent ponctuer chacun de mes pas et je me retrouve dans un environnement familier. Il n’y a pas beaucoup de monde. Je décide de faire un tour assez rapide à travers les dernières familles restées boire un verre après le restaurant et d’autres groupes de personnes. Il y a un peu de tout, du groupe de jeunes qui boivent des cocktails au groupe d’adultes assis sur le cou de la cigogne. J’ai un peu de temps et décide de prendre cette expérience au pied de la lettre en sortant la brochure du voyage à Nantes que j’ai récupérée le jour précédent à l’office du tourisme.
« Au 32ème étage, Le Nid est le refuge d’un immense oiseau blanc, à moitié endormi, qui veille sur la ville. Sa présence Partie Seconde
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rassurante invite à venir contempler la vue. Son large corps fait office de bar. De part et d’autres, comme sorties tout droit d’un dessin de Jean Julien, d’énormes coquilles d’œufs se transforment en sièges et tables. Aux murs, des affiches lumineuses immortalisent sous le trait de l’artiste des lieux emblématiques de la ville. » Comme disait cet après-midi sur France Inter Dominique A dans une interview sur la ville de Nantes :
« …La ville de Nantes possède de très bon communicants et très performants …» Tout en superlatif, il nous livre une vision assez véridique de ce qu’il y a au Nid. Deux phrases soulignent l’envie générale des auteurs de ce texte, la contemplation de la vue d’une manière « rassurée » et les lieux emblématiques de la ville qui y sont représentés. Parmi ces lieux se trouvent la cité radieuse du Corbusier, l’usine de Beghin-Say, le lac de Grand Lieu et les grands magasins de Decré, maintenant devenues Galeries Lafayette. Je ne reconnais pas forcément dans cette description de lieu, l’image que je me fais de la ville de Nantes. La question que je me pose ici est : quelles sont les différentes notions que l’artiste et les communicants ont voulu communiquer à travers ces lieux. - La cité radieuse du Corbusier : elle représente en elle-même un certain impact de la vision de l’architecture et du logement, et même si la cité appartient à la ville de Rezé, Nantes ne s’en préoccupe pas et décide malgré ça de l’intégrer aux emblèmes de la ville. C’est avant tout un symbole d’innovation architecturale et de créativité, mais aussi du développement d’une vision dite sociale de la construction de logements. La ville de Nantes possède la marque « Cité Radieuse » qui la fait appartenir à un groupe de villes assez restreint. C’est en fin de compte une marque d’excellence, d’innovation et aussi d’expérimentation.
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- L’usine Beghin-Say : Elle marque le passé de Nantes comme ville portuaire et porte d’entrée de différentes marchandises du monde. Une ville mondialisée anciennement par ses intérêts économiques et Beghin-Say comme dernière trace de son passé florissant. Il est, à la différence de la partie ouest de l’île, (les nefs, les hangars à bananes, etc.…) le dernier fragment du passé industriel de la ville et de plus un élément important de la skyline urbaine. C’était encore une fois le signe de la réussite à la nantaise, avec des usines qui furent plus que de simples lieus de production parce qu’ils possédaient une identité iconique au sein de la ville. - Le lac de Grand lieu : J’avoue n’y être jamais allé et ne reconnais même pas l’importance de cet endroit comme lieu emblématique. Je remarque très vite que ce qui définit Nantes pour moi n’est pas ce par quoi d’autres personnes vont l’identifier. De là existe la différence entre ce qu’on sait comme emblématique et ce que l’on définit. L’image de la ville est au fond très subjective mais j’ai du mal à croire que le choix des 4 lieux affichés sur les murs du nid soit aléatoire.
« Le cœur de Nantes battra toujours pour moi avec les coups de timbre métalliques des vieux tramways jaunes virant devant l’aubette de la place du Commerce, dans le soleil du dimanche matin de mes sorties — jaunet et jeune, et râpeux comme le muscadet. »(1)
Gracq, lettrines, in O.C.II, p.242 (1)
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- Les grands magasins Decré : affichés comme marqueur d’une réussite familiale et économique importante, je ne connaissais pas non plus cette famille avant de faire quelques recherches. Pour moi cela a toujours été les galeries Lafayette. Pour savoir qui était Decré, j’ai dû demander à mes parents qui m’ont répondu éberlués : « tu ne connais pas la famille Decré ? ». J’ai très vite compris ce que celle-ci représentait et me suis rendu compte une fois de plus que cette marque ne me parle pas. Elle doit surement raisonner plus facilement chez d’autres personnes, connaissant l’histoire de Nantes depuis plus longtemps. C’est encore ici le signe d’une réussite
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économique florissante et un emblème consumériste de la ville monde, sur le modèle du supermarché de luxe. Les emblèmes de la ville de Nantes que nous propose le Nid sont inscrit dans le passé, un passé florissant dans lequel la ville a pu devenir ce qu’elle est maintenant. On sort à peine le nez sur la terrasse panoramique où la vue nous est totalement étrangère. Cette masse à la fois sombre et lumineuse marquée par ses avenues et ses infrastructures est déboussolante. On y remarque assez facilement l’aéroport au loin avec les avions qui atterrissent. Le palais de Justice aussi avec le drapeau français qu’on distingue à peine. Toutes les rues sont illuminées contrairement au cœur d’îlot plongé dans la pénombre. Il reste seulement quelques dents creuses, un tel endroit ou la lumière n’a pas encore fait son arrivée fracassante et dans lesquelles on ne sait pas ce qui se passe. J’essaye de retracer mon chemin et distingue tout d’abord les quartiers que j’ai déjà visités et ensuite je regarde de l’autre côté vers tout ce que j’ai à découvrir. Je suis en haut du manège du nid, la plus haute attraction de la ville qui nous offre l’occasion de déguster des boissons et, dans le même temps, de profiter d’une vue privilégiée. Je fais rapidement le tour de la terrasse et décide de redescendre. Je me penche rapidement pour essayer d’entrevoir le pied de la tour et mon vélo, sans résultat. Je fais le chemin inverse, reprends l’ascenseur et retourne dans le hall d’entrée. Les videurs me regardent d’un œil suspicieux. Je leur souhaite une bonne soirée et ne reçois aucune réponse. J’enfourche de nouveau et assez vite mon vélo et repars le long de la ligne verte. Je lève la tête et vois la tour de Bretagne qui s’éloigne. Je pédale et commence à descendre la rue longeant l’imposant bâtiment de la poste, quand dix mètres plus loin, je vois la ligne disparaître et s’engouffrer dans une ruelle descendante sur ma droite. J’arrive dans des endroits inconnus de la ville de Nantes, des endroits dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Je lève la tête et regarde la terrasse du Nid qui me surplombe. Je regarde autour de
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moi et me rends compte que ce lieu est un de ces endroits sombres que je n’arrivais pas à définir de là-haut. Il y a des escaliers, je décide de les prendre. Élevant à nouveau le regard, je remarque la lumière du Nid juste au-dessus de moi : je me sens scruté par la tour. Je descends quelques marches avec mon vélo sur le dos et m’enfonce doucement dans le noir. Il n’y a aucun éclairage. J’ai, pour la première fois de ma déambulation, une certaine peur mais décide de continuer en me disant que rien ne risque de m’arriver. Au bout d’une vingtaine de marches, j’arrive sur une petite place toute sombre, bloquée entre la végétation et des pignons de maisons. Je mets un peu de temps avant de regarder par terre et de me rendre compte que le sol est jonché d’affaires. Je ne comprends pas tout de suite de quoi il s’agit et reste quelques secondes sans bouger. En face de moi, deux personnes assises me regardent droit dans les yeux. Je décide de continuer à avancer tout doucement, les deux hommes restent stoïques et reprennent leur discussion en buvant leurs canettes. Ce lieu est un dortoir : il y a au total quatre ou cinq personnes qui dorment les unes à côté des autres. Je décide de ne pas les déranger plus longtemps et me dépêche de traverser « leur chambre » avant d’arriver sur une seconde placette, qui, elle, est éclairée. Je suis choqué par ce que je viens de vivre et ai une montée d’adrénaline. Les deux endroits que je viens de traverser et la situation que j’ai rencontrée me paraissent comme remplis de mystère et d’incongruité. Ces deux places sont blotties dans le dessin de la ville et alors que certaines personnes cherchent à tout prix une luminosité totale dans la rue d’autres personnes sont plutôt à la recherche des coins d’obscurité, écartés de la ville et de ses rouages. C’est le deuxième endroit que je découvre, un lieu utilisé comme dortoir extérieur, mais ma réaction est toujours la même. La brutalité de cette rencontre n’a pas permis à mon esprit de se protéger de cette misère. Je me suis senti jeté dans le bain sans avoir d’abord appris à nager. Une habitude se
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crée, dans notre vie quotidienne citadine de se construire une cuirasse, une frontière immatérielle pour se protéger de ces rencontres. Nous essayons, la plupart du temps, de nous éloigner de ce genre de scène pour nous protéger d’une certaine culpabilité de pouvoir profiter du parc urbain avec la sensation d’être dans le confort et de ne pas connaître la misère. Et la frontière entre le propos dénué de sens et l’analyse bâclée est très proche. Je me sens obligé de mettre des pincettes derrière tout propos décrivant cette situation. Je me sens à la fois acteur de cette scène mais complètement illégitime à en parler car je n’ai encore une fois rien fait à part me dépêcher de traverser cet endroit en pensant que j’allais les déranger plus qu’autre chose. Ils font de la rue leur territoire et révèlent, malgré eux, les lieux marginaux de la ville : ceux qui ne sont pas éclairés, ceux dont on ne connaît pas le chemin, ceux en dehors de tout et de toute activité humaine. Ils essayent, comme tout être humain, de se recréer un territoire et de survivre dans la ville/parc. Ils font, malgré eux, partie de ce système et de la ville nocturne au même titre que les migrants du square Daviais car ils nouent avec le paysage urbain nocturne une relation que nous ne connaissons pas, une relation qui est autre que ce que nous nous imaginons. Ce moment est avant tout pour eux un moment d’insécurité totale et de péril mais où ils se trouvent en symbiose avec leur environnement. Je décide malgré tout d’essayer de représenter en plan ce lieu et de tenter de me souvenir de ce qui le composait et ce bien que le choc que j’ai ressenti ait concentré ma vision sur certains objets. (voir page suivante) Au-delà du choc de cette rencontre impromptue, je me pose la question des caractéristiques de ce lieu et du lien existant entre le reste de la ville et ce lieu. Quelles sont les spécificités de cet endroit et en quoi est-il propice au squat(2) ? On remarque très vite que les intérêts principaux qui sont recherchés ici sont l’obscurité et l’isolement. En somme, essayer de recréer par des dispositifs relevant de l’espace
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Squat, désigne l’occupation d’un lieu dans une perspective d’habitation sans l’accord du titulaire légal de ce lieu. Juridiquement qualifié d’occupation sans droit ni titre, le squat est par définition illégal. Par extension, le squat désigne le lieu ainsi occupé. (2)
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Plan Habité, Ruelle du petit Bourgneuf, Réalisé d’après photo et mémoire, 2018
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public un semblant d’intimité et de « confort ». C’est aussi la tentative de recréer une familiarité et même une normalité à travers un lieu défini comme « maison », en se regroupant et en dormant à plusieurs. Allée des Tanneurs,
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Je décide de poursuivre mon parcours et d’analyser plus architecturalement les espaces dans lesquels je me trouve. C’est une bande de végétation coincée entre l’arrière d’immeubles assez vieux et la rue Léopold Cassegrain qui se trouve plus haut. Ce lieu est entièrement à l’abri. Après quelques mètres, je me souviens y être déjà venu lors d’une exploration que j’avais faite pour des recherches d’un ami travaillant sur les lieux de drague. Je me rappelle que nous avions trouvé plusieurs endroits, non pas ici même, mais vers les escaliers à côté des sans-abri, plusieurs endroits qui étaient « propices » à des rencontres discrètes par la composition de l’endroit. Ce lieu me paraît bien plus vivant que les rues dans lesquelles je déambule depuis le début. On remarque distinctement sur la place illuminée des traces de vie. Elles jonchent au sol ou sont inscrites sur les murs, ce sont principalement des déchets (mouchoirs, emballages et canettes) et des tags. Avant de suivre la ligne verte, je ne connaissais ni réellement ce lieu ni réellement ses usages, et ne les connais d’ailleurs toujours pas tous. En laissant divaguer ma pensée, j’imagine une édition du livret du Voyage à Nantes, qui essaierait de refléter les réelles fonctions de ces lieux et leurs différents usages, de reprendre le même fonctionnement qu’avec les oeuvres des artistes du VAN mais avec ces différents lieux. Je m’arrête cinq secondes et ressors le livret pour voir s’il est écrit quelque chose sur ce lieu…rien. Pire encore, le lieu dans lequel je me trouve est caché sur le plan par l’élévation de la Tour de Bretagne. Cette incongruité est remplie de sens. J’entreprends de me replonger dans le texte de présentation de cette édition du VAN.
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Le désespoir est assis sur un banc Dans un square sur un banc Il y a un homme qui vous appelle quand on passe Il a des binocles un vieux costume gris Il fume un petit ninas* il est assis Et il vous appelle quand on passe Ou simplement il vous fait signe Il ne faut pas le regarder Il ne faut pas l’écouter Il faut passer Faire comme si on ne le voyait pas Comme si on ne l’entendait pas Il faut passer presser le pas Si vous le regardez Si vous l’écoutez Il vous fait signe et rien personne Ne peut vous empêcher d’aller vous asseoir près de lui Alors il vous regarde et sourit Et vous souffrez atrocement Et l’homme continue de sourire Et vous souriez du même sourire Exactement Plus vous souriez plus vous souffrez Atrocement Plus vous souffrez plus vous souriez
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Irrémédiablement Et vous restez là Assis figé Souriant sur le banc Des enfants jouent tout près de vous Des passants passent Tranquillement Des oiseaux s’envolent Quittant un arbre Pour un autre Et vous restez là Sur le banc Et vous savez vous savez Que jamais plus vous ne jouerez Comme ces enfants Vous savez que jamais plus vous ne passerez Tranquillement Comme ces passants Que jamais plus vous ne vous envolerez Quittant un arbre pour un autre Comme ces oiseaux.
*Un ninas est un petit cigare
Jacques Prévert, «Paroles», 1946
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« …, la ville à préféré laisser s’installer la représentation d’un Éloge, celui du pas de côté, donc de la marge, … » J’esquisse un sourire et me demande simplement quelle est vraiment la place de la marge au sein de cet événement. En quoi un événement culturel accueillant deux millions quatre cents mille personnes peut-il se réclamer de la marge ? La question réelle est posée sur un choix des mots bien précis car ce ne sont ni les artistes, ni le voyage à Nantes qui se réclament de la marge mais bien la ville. Je range le livret, remets mon sac à dos et décide de poursuivre. La ligne continue à descendre et plonge ensuite dans une petite ruelle. Elle est étroite et enfermée entre plusieurs maisons. Mon vélo tremble sur le sol pavé et le son résonne dans la ruelle. Je vois plus loin que ce chemin débouche sur le Cours des 50 otages. J’enfourche mon vélo dès que le sol devient plus praticable et dévale la pente jusqu’à sortir brusquement sur le Cours. Je regarde à droite et à gauche : le trottoir est presque vide. Il y a seulement deux scooters garés avec des personnes autour un peu plus loin sur ma gauche. Je continue donc et m’approche d’eux, la rue étant particulièrement vide. Ils me fixent du regard. Je ne suis pas rassuré et me méfie de ce qui pourrait se passer. Mon esprit imagine des scènes qui me laissent pensif. En passant, je me rend compte que la porte est ouverte et qu’ils attendent juste un de leurs amis qui doit descendre. Je suis rassuré et me trouve idiot de me faire des films, mais la nuit fait naître aussi ce genre de réaction assez primaire d’incompréhension et donc de peur. Je continue mon chemin, passe devant une suite de restaurants, et à un croisement m’arrête. Je regarde le Cours des 50 otages pratiquement vide. Le seul son que j’entends est une musique d’opéra qui semble provenir du parking du marché de Talensac situé un peu plus haut. J’ai l’impression d’assister à une scène de film. Je continue, toujours le long de l’allée des Tanneurs, jusqu’à Partie Seconde
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arriver à la statue du générale de Gaulle au niveau de l’arrêt de 50 otages où la ligne vire à gauche. Elle passe par-dessus un plot en béton et continue sa route dans une rue assez sombre. Après quelques mètres, une odeur d’urine envahit l’atmosphère et je m’arrête ne voulant pas continuer dans ce sens. La rue se trouve en contrebas du marché de Talensac. Je regarde très vite autour de moi, la façade principale est celle de la poste. Elle est remplie de recoins et presque totalement fermée. De l’autre côté de la rue, il y a un club de gymnastique et une association de tennis de table. Il n’y a presque aucun logement, juste quelques appartements aux extrémités de la rue. Je continue jusqu’au bout de cette rue à la recherche de son nom: rue Moquechien. Ce nom est à la hauteur de l’aspect de cette rue. C’est apparemment une simple déformation historique du nom d’une ancienne demeure, « la maison de Mocchien ». Cette rue fait partie des nombreux non lieux de la ville, endroits que je n’arrive pas réellement à définir. Ils ne possèdent aucune attractivité ce qui les relègue à la simple fonction de « rue pipi » car très peu fréquentées. Au bout de cette rue se trouve un escalier métallique sur lequel la ligne verte se faufile pour retrouver le marché de Talensac. Je mets de nouveau mon vélo sur mon épaule et rejoins le marché. Marché de Talensac,
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La première remarque qui me vient à l’esprit est le contraste pouvant exister la nuit entre différents quartiers pas si éloignés les uns des autres. Le marché de Talensac est vide. Je me souviens être déjà passé de nuit le long des halles en revenant d’une soirée, il y a quelques années. Je m’en souvenais comme d’un lieu assez sombre, où l’on avait peine à distinguer ce qui se passait sous les préaux. On apercevait juste la silhouette de quelques personnes déambulant autour du marché et d’autres allongées sur le sol. C’était en effet
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un lieu possédant un certain nombre de caractéristiques propices à la création d’une certaine intimité : le préau protègeait des intempéries et le parking situé devant cachait une grande partie de la vue, deux critères qui rendait ce lieu propice à une certaine appropriation. Les quelques poubelles éparpillées à droite à gauche de la place regorgeaient de fruits et légumes abandonnés par les commerçants et, intérêt non négligeable, l’endroit était surtout nettoyé 2 fois par semaine ce qui lui permettait de rester propre et sans mauvaises odeurs. Malgré ce nombre important de critères, cet équilibre paraît très fragile et la disparition d’une seule de ces caractéristiques peut transformer ce lieu en étendue stérile. Or ce soir, en levant mes yeux sur le marché, j’ai cru pendant quelques instants que le marché était encore ouvert tellement les projecteurs disposés tout autour de celui-ci inondaient la place. En effet, c’était soit la disparition du parking, la destruction des préaux ou bien l’installation d’éclairages. Je me suis très vite posé la question à ce moment-là d’une certaine ambiguïté de la politique d’éclairage de la ville. On nous vend énormément la lumière comme permettant la baisse de la criminalité et augmentant la sécurité mais est-ce qu’elle ne détruit pas surtout une nuit vitale pour certains. Ne rend-elle pas surtout la nuit stérile en inondant, les lieux les plus propices à certains comportements considérés comme déviants, d’une aura lumineuse. La question se pose au final d’une certaine liberté de mouvement et d’agissement nocturne. Je décide, quoique la ligne reparte directement vers la rue Paul Bellamy, de faire le tour des halles pour voir si l’inondation lumineuse est complète. Je compte au total 122 lampes positionnées tout autour des halles, 122 lampes allumées jours et nuits sans laisser aucun répit à toutes sortes de comportements ou d’activités pouvant se produire ici autres que le marché. Ce détail, qui ne m’avait pas choqué à première vue, me trouble maintenant et je souhaite souligner
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au fond, tous les efforts que nous faisons pour que le jour reste et que la nuit disparaisse. Rue Paul Bellamy,
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Me revoilà en bas de la place de Talensac, et je continue mon périple nocturne vers d’autres scènes et d’autres interpellations spatiales. Les quartiers, que je traverse depuis un petit moment, sont silencieux et assez vides. Cela me permet aussi d’avoir différentes approches et de ne pas me concentrer forcément tout le temps sur les comportements humains mais aussi sur ceux architecturales. Mon protocole inclue une donnée que je n’avais pas prévue, qui est l’imprévisibilité des situations. Ces moments me poussent à adopter une écriture plus sensible qui prend en compte les décalages et moments un peu spéciaux que je peux rencontrer. Ils me permettent de délivrer une vision juste et précise de ma déambulation dans la ville. Guy Debord décrit que « l’imprévisible ne s’obtient jamais au hasard » et qu’il est plutôt le fruit « d’une culture savante ». Bégout souligne en réponse que « si les rencontres et les parcours sont choisis, ne perdent-ils pas ipso facto de leur charme imprévu, de leur capacité d’étonner ? Les limites du hasard sont nombreuses. » et ajoute plus tard qu’au final le hasard n’existe pas foncièrement, que c’est « une illusion des sens qui tient à la méconnaissance des divers éléments qui constituent la situation ». Je pense me trouver à cet entre-deux de la recherche par la méconnaissance voire même de l’ignorance. Nous sommes, pour la plupart, ignorant des comportements nocturnes et de beaucoup de milieux que nous ne côtoierons peutêtre jamais. C’est là que je vois ma « dérive guidée », comme une opportunité avant tout de découvrir des situations
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expliquant ce hasard et de déconstruire des stéréotypes bridant des interactions et comportements que je pourrais avoir.
« En s’écartant « systématiquement de tous les points coutumiers », elle permet à la fois l’observation et la transformation du milieu urbain. »(1) Je me rends compte, au fur et à mesure de mon trajet, que cette dérive m’apporte bien plus qu’une simple vision affûtée des comportements humains. Elle me permet surtout une observation et une compréhension de l’espace urbain beaucoup plus importante. J’arrive au croisement avec la rue Paul Bellamy. La ligne fait le tour du carrefour et me fait passer de l’autre côté de la rue, devant deux prostituées, une assez jeune et l’autre plus vieille qui discutent avec un homme d’une quarantaine d’années. Je ne les aurais normalement pas dérangés mais je vois là une opportunité d’aller à leur contact sans forcément leur parler mais en me rapprochant d’eux peu à peu. J’imagine qu’il doit exister un périmètre plus ou moins proche où il se passera quelque chose, soit la fuite d’une des parties soit l’intervention d’une des prostituées ou du client.
Bruce Bégout, Dériville, Allia, 2017 (1)
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Contrairement aux scènes auxquelles j’avais assisté devant la piscine Léo Lagrange, ici l’homme n’a pas de moyen de se dissimuler, une veste en jean’s et une écharpe voilà tout. Mais le manège lui est toujours là, les étudiants en moins. Certaines voitures font plusieurs tours de rond-point pour s’attarder un peu. Je me rapproche jusqu’à arriver de l’autre côté du passage piéton. Toujours aucun regard. Je décide alors de traverser et de regarder de plus près et de voir si leur comportement va évoluer avec mon rapprochement. Nous nous sommes habitués à voir ce genre de scènes mais celles-ci apparaissent souvent comme placées de la même façon qu’avec les personnes marginalisées, derrière un filtre,
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une frontière qui rend leur existence très lointaine de notre propre vie. Tandis que je m’avance, je continue à regarder cette scène comme une image, une simple photographie, n’essayant pas de comprendre ce qu’il y a derrière tout ça. Je décide, malgré tout de traverser la rue et d’aller déranger leur discussion. Je commence à marcher sur le passage clouté avec mon vélo et la plus jeune des femmes me regarde. J’ai l’impression qu’elle m’analyse très rapidement avant de tourner de nouveau le regard et de ne plus me prêter aucune attention. Je ne dois pas avoir le profil pour qu’elle s’intéresse à mon cas. Je décide donc de continuer à avancer et me dirige déjà vers le deuxième passage clouté traversant la deuxième route. J’arrive maintenant à quelques mètres de l’autre femme discutant avec l’homme. Leur discussion s’arrête et ils se retournent tous les deux pour me regarder. Je baisse le regard. Je m’arrête près d’eux et attends qu’une voiture passe. Il n’y a plus aucun bruit. La voiture passe, je me retourne et vois qu’ils me dévisagent toujours. Je me retourne rapidement et décide de traverser.
« Oups, mais qu’est-ce qu’il vient de se passer » me dis-je à voix basse. J’ai bouleversé toute leur scène par ma seule présence, comme si ce qui se passait devait rester confidentiel en pleine rue. Le nombre de personnes qui fréquentent la nuit étant plus faible, les postures se durcissent et les gens adoptent d’autres codes que ceux du jour. Je suis rentré dans leur zone d’intimité et n’ai peut-être pas respecté cette distance qui n’existerait pas par ailleurs. Je passe mon chemin, tournant la tête une dernière fois, ils se sont remis à discuter, ma présence ne les aura dérangés que l’histoire de quelques minutes. J’arrive en bas de la rue Paul Bellamy, je passe la voie du tramway et découvre sur la ligne un petit pochoir, comme une personne ayant posé sa marque sur la ligne. Je m’aperçois que depuis le bloc de béton de la rue Moquechien, je trouve 159 ⏐
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et découvre de plus en plus de traces d’appropriation, entre détournements et personnalisations. Ces moments ont été composés à la fois par l’équipe du VAN mais aussi par de simples habitants de la ville. Le VAN fait voyager et jouer la ligne avec les différents mobiliers urbains par lesquelles elle passe. Elle met en valeur certaines fabrications et marque par sa présence un figement dans le temps de certains mobiliers. La ligne s’accroche à une série de choses qui, pendant quelques mois vont rester figées : un bloc de béton contre les attentats à la voiture qui s’est égaré, des signes d’alerte prévenant les personnes qui ont le regard accroché au sol de relever les yeux, des personnalisations, une ligne verte en pointillés qui suit la ligne et bifurque à un moment vers d’autres quartiers. Autant de personnalisations qui font que cette marque a aussi de l’importance par tout ce qu’elle touche et englobe. Son effet est aussi à double tranchant, elle met en avant ce qu’il y a à voir, soulignant ainsi qu’il y aurait des choses à ne pas voir. Elle pointe du doigt l’histoire de la ville, montre le climat d’insécurité à travers le bloc en béton mais montre aussi que la ville s’investit dans l’écologie en entourant le mini-jardin partagé. Un exercice intéressant serait de répertorier tout ce que la ligne souligne, d’effectuer une liste de ce qui la compose et de voir si cette liste d’éléments décrit effectivement la ville dans laquelle nous évoluons. Rue de Strasbourg,
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Je passe à présent devant la préfecture, traverse la route et me retrouve Place du Port Communeau. Deux directions s’offrent à moi, une première remontant la rue de Strasbourg sûrement vers la Mairie et une seconde qui s’engouffre dans la rue Léon Blum avec plein de terrasses de bars. Je décide d’aller d’abord vers la Mairie de Nantes pour voir jusqu’où pourrait me mener la ligne et de rebrousser chemin ensuite pour suivre la deuxième direction. La ligne est doublée ce qui montre que je vais bientôt devoir faire demi-tour. Mais,
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surprise, au bout de cette ligne-là, se trouve une nouvelle ligne, différente, une appropriation de celle du VAN encore une fois en pointillés. La Mairie étant de toute façon fermée je décide de suivre le trajet de cette nouvelle ligne. Je remonte donc la rue de Strasbourg et essaye de me dépêcher pour voir assez vite où mène cette nouvelle ligne et jusqu’à quelle attraction elle veut m’amener. Une petite bifurcation sur la droite, je m’engouffre sans y réfléchir puis slalome entre les voitures garées et traverse la rue de l’hôtel de ville. Je réfléchis en même temps et m’interroge, j’ai comme l’impression d’avoir déjà entendu parler de cette seconde ligne traversant le haut de Bouffay. La ligne continue à sillonner dans les ruelles de la ville pour enfin arriver à son but. Elle bifurque une dernière fois vers la gauche et je me retrouve face à face à l’ancienne école des BeauxArts. Tout se recompose alors dans ma tête et je me rappelle du pourquoi de ce détournement. En novembre 2017, le collectif de soutien aux migrants, accompagné de plusieurs étudiants et activistes, ont organisé un mouvement pour la prise de l’ancienne école des beaux-arts. Ils ont regroupé ce mouvement autour d’un nom « Univers Cité ».
Univers Cité Collectif de soutien aux migrants Novembre 2017
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Le but était, à la suite d’une manifestation, de montrer que des immeubles dans le centre-ville nantais étaient entièrement vides bien qu’encore en état d’être habités. Ils avaient même toujours le chauffage et l’électricité allumés pour ne pas faire dépérir le bâtiment. Le collectif de soutien avait donc eu l’idée de détourner la ligne verte pour montrer et mettre en exergue les bâtiments abandonnés du centre-ville Nantais. La ligne reste libre de droits, c’est la deuxième fois que je trouve une appropriation, la première était à but économique, cette deuxième est politique. Je décide de faire demi-tour et de repartir sur mes pas pour reprendre la suite de la ligne et donc rejoindre la mairie. Me revoilà donc sur la rue de Strasbourg et bientôt sur la Place du port Communeau, je m’arrête quelques secondes histoire de souffler et pose ma main sur un panneau publicitaire. Je me rends compte très vite qu’il fait un son agaçant, un son qu’il répète indéfiniment toutes les 6 secondes. Un peu plus loin j’entends une porte d’immeuble s’ouvrir avec fracas, un groupe d’une dizaine d’adolescentes en sort. Toutes maquillées de la tête aux pieds, habillées en petite tenue avec seulement une veste pour leur tenir chaud. Un peu plus bas quelques garçons les attendent. J’observe la scène et suis curieux du lieu dans lequel ils vont aller ce soir. Je décide donc de rester sur mon panneau publicitaire agaçant et d’attendre. Ils se réunissent et se font tous la bise. La plupart sont sur leurs portables, à vue d’œil je leur donnerais entre 16 et 18 ans. Leurs habits me font très rapidement deviner dans quel type de lieu ils vont se rendre ce soir. Je me demande simplement lequel. Les boîtes de nuit nantaises ont chacune leur clientèle et leur population : n’importe quel adolescent ne va pas s’aventurer dans n’importe quelle boîte. Le choix est au final bien plus calculé et ne dépend pas seulement du type de musique mais d’une liste d’autres critères bien plus spécifiques. Selon l’école, le quartier, le milieu social et l’âge, le lieu de sortie sera complètement différent. Bien sûr
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certains lieux arrivent à ouvrir leur clientèle et leur image pour que cela devienne de vrais lieux de mixité sociale et générationnelle. J’attends encore un peu lorsqu’une première voiture arrive. Ils attendaient simplement leur Uber. Déçu, je commence à avancer et à reprendre la route quand une des filles sort sa tête de la fenêtre et dit aux autres :
« On se rejoint devant le Warehouse,… » suivi d’un smack avec la main. J’ai ma réponse. Décidément, toutes les routes mènent au hangar. Je rejoins l’intersection de la ligne un peu plus bas et bifurque à gauche pour prendre la rue avec les terrasses des bars de tout à l’heure. Rue Léon Blum,
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Le volume sonore augmente d’un coup, et j’échange les bruits de voiture passant à toute vitesse avec un brouhaha plutôt apaisant. Il y a des terrasses de chaque côté de la rue, elles sont en bois et positionnées sur les places de parking se trouvant devant chaque bar. Les regards s’entrecroisent entre chaque terrasse et je passe au centre de cet échange. J’ai l’impression d’être dans un film de western et de passer au milieu de deux groupes rivaux prêts à se tirer les uns sur les autres. Je ne connais que très peu cette rue, et pour tout dire je ne savais pas plus que ça qu’on y trouvait autant de bars. Ils attirent une population plus âgée que la mienne, ce qui peut expliquer le fait que je ne connaisse pas cette rue. Une trentaine voir une quarantaine d’année, c’est l’âge que je donnerais aux occupants des différentes terrasses se dressant devant mon regard. Le Jéroboam, le Labo ou encore le Sauvage autant de noms décrivant différent lieux et des ambiances bien particulières. Au Jéroboam, l’ambiance est calfeutrée et les bouteilles de vins rouges jonchent chaque table. À ma gauche le Sauvage, plus petit, moins guindé, la lumière plus criante et cette fois des pintes de bière devant 163 ⏐
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chaque personne. Enfin au Labo, une atmosphère encore différente: l’ambiance lumineuse se trouve à mi-chemin des deux précédents et le lieu semble s’être spécialisé en cocktails aux allures de potions chimiques. Chaque bar de cette rue à trouvé son point d’attirance, d’attraction et construit sa personnalité à travers ce qu’il propose. Ils offrent aux spectateurs de la rue une ambiance bien particulière, je pense d’ailleurs que je suis seul spectateur au milieu de ce parterre de résidents et d’habitués. Je continue mon chemin et me retrouve quelques mètres plus loin après une bifurcation dans un silence presque complet. La ville nocturne offre nombre de moments d’égarement où les sens sont éveillés et où l’ambiance évolue parfois lentement, d’autres fois brutalement. Je continue le long de la rue Léon Blum et me retrouve très vite sur la rue St Léonard. Je passe le long du mur d’enceinte à l’arrière de la mairie de Nantes, imposant et écrasant. La ligne se faufile le long de celui-ci pour filer tout droit. Je distingue au loin un peu plus de monde et continue à avancer. Rue des Carmes,
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La rue s’emplit en quelques secondes d’un souffle puissant. Je suis encore une fois entraîné dans une atmosphère différente, la rue passe d’un rythme reposant et empli de silence à un rythme effréné presque comparable à un festival. Les terrasses débordent. La majorité des personnes restent debout verre à la main faute de place en terrasse. La notion des nuits spéciales fait recette. Les concerts poussent les habitants de la rue à entrer dans les bars et l’animation est de rigueur. L’ambiance est ici beaucoup plus décontractée que dans les autres quartiers que j’ai pu voir et je ne peux m’empêcher de faire le lien avec le fait que je sorte, moi-même, la plupart du temps dans ce quartier. Cette intersection, entre la rue des Carmes et la rue des trois croissants est un endroit que je connais bien, mais où je me trouve rarement dans la position dans laquelle je me
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trouve maintenant. Et malgré le fait de bien connaître cet endroit, je m’y sens au fond assez étranger pas la disposition dans laquelle je me trouve. Je suis seul, sobre et absolument pas dans un état d’esprit me poussant à aller m’assoir à une terrasse. Pourtant je me dis qu’il serait intéressant que je m’asseye ici 15 minutes et que je regarde ce qui se passe si j’essaye de sortir de mes habitudes dans un lieu où j’ai un passé et une certaine manière d’être.
« Le café est davantage qu’une entreprise de vente et qu’un cadre de consommation. C’est une institution de loisir populaire »(1) J’ai l’impression de me retrouver ici comme Antoine de Maximi dans « J’irai dormir chez vous » car son point d’accroche avec les populations se fait à 90% dans les bars. Quand la population rentre et devient alors inaccessible pour lui, les bars ou les derniers commerces ouverts sont ses ultimes points de contact. Il dit aussi que c’est devenu sa bouée de sauvetage voire même au-delà, en se forçant à ne pas aller dans les bars car c’est une solution de facilité pour lui. Je me retrouve ici devant le Fleming’s Irish Pub et décide de m’asseoir en terrasse dans l’angle de la rue pour garder ce contact entre les différents bars du croisement. Les terrasses en face sont bondées, on entend la musique des différents bars prendre de l’importance à chaque aller et retour, ce qui crée dans la rue une ambiance très cacophonique. Les gens profitent et discutent entrent eux. Je regarde autour de moi et vois quelques personnes dans la même position, seules, scrutant l’environnement. Des discussions endiablées, passionnées ou de simples situations silencieuses dans lesquelles des personnes réunies autour d’une table ne parlent pas et se contentent de rouler une cigarette puis de l’allumer et de prendre une gorgée dans leur verre. Chaque personne interagit avec cet environnement, il n’y a pas de barrières spectacle / spectateurs, chaque personne est l’acteur d’un spectacle intégral (Bégout, 2016). Au bout de
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(1)
Dumazedier et Suffert, p.244, 1963
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quelques minutes, je m’aperçois que personne ne vient me voir et je me rends compte que le service se fait à l’intérieur. Je me sens gêné et ai la sensation d’être ridiculisé, peutêtre par impression d’être scruté. Mais je reste malgré tout assis à me délecter de ce spectacle vivant, cette foule qui s’agglomère autour des bars et des terrasses et consomme sans s’arrêter. Ces bars sont des points de rassemblement qui condensent au fond toute la puissance et l’intérêt de cette foule. Le parcage de l’être humain est subit ou accepté mais ce système de développement permet une organisation millimétrée de chaque groupe.
« l’humanité s’est développé en constituant des unités très fortes de solidarité et d’organisation interne du groupe. Elle porte avec elle depuis des millénaires l’imaginaire du lieu clos où pourrait s’épanouir la vie (cf: le jardin d’éden). Cet imaginaire qui porte au fond l’idée que l’homme ne peut véritablement se perfectionner que dans des lieux clos où il pourrait maîtriser tous les paramètres et qui serait à la fois des lieux de protection et des lieux de développement »(1) Je finis par me lever et reprendre la route. Je vais détacher mon vélo qui se trouvait en face de moi et poursuis mon chemin. Je continue le long de la rue des Carmes et arrive à la Place du Change. La majorité des établissements sont déjà fermés et les derniers ouverts ne vont pas tarder à suivre le pas. Je tourne sur ma gauche et remonte la rue de la Marne pour arriver en face des Galeries Lafayette. Galerie Lafayette,
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Bruce Bégout, interview radiophonique, Les nouvelles vagues, France Culture 2016 (1)
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Ce lieu faisait partie des éléments que l’artiste Jean Julien avait représentés dans le Nid comme marque et emblème de la ville de Nantes. J’ai découvert, grâce à mes recherches, la signification de cette façade et l’histoire de la famille Decré et du premier grand magasin. Une histoire pleine de réussite
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d’une famille qui est parvenue à créer un modèle. Ce soir, comme tous les autres, une fois les vitrines fermées, les sans domicile fixe qui se trouvent un peu plus loin vers l’ancienne École des Beaux-Arts se déplacent et prennent leur place devant les Galeries Lafayette. L’espace est idéal, de grandes vitrines avec une teinte de lumière assez cassée permettant de ne pas être dans le noir total, la chaleur et les ventilations du centre commercial continuent encore à tourner produisant un souffle d’air chaud constant et une avancée en béton permet, autant aux personnes faisant du lèche-vitrine la journée qu’aux personnes dormant ici la nuit d’être complètement à l’abri de la pluie. Les dispositifs « anti-humanité » qui se développent un peu partout autour des banques, assurances et autres ne se sont pas développés devant le bâtiment de la famille Decré et je me pose la question du pourquoi. Mais tant mieux pour eux. Ils s’installent devant et, avec une certaine habitude, disposent leurs affaires autour de l’entrée. Je remarque assez vite qu’il existe en fait plusieurs groupes autour des galeries, et qu’ils aménagent chacun leur coin aux différentes entrées du centre commercial. Les détournements des usages de la rue et le contournement des normes révèlent une situation paradoxale qui met en face à face les habitants de la rue qui fabriquent l’espace et se l’approprient et des institutions ou autorités qui le contrôlent. On pourrait penser que le détournement de ses usages n’est que l’affaire des marginaux se retrouvant dans l’obligation de s’approprier la rue mais la réalité n’est pas celle-ci et mes observations de ces nuits le confirment : le détournement des mobiliers et de leurs usages est pratique courante à la fois chez les adolescents des nefs, chez les jeunes adultes des hangars ou chez les migrants du square Daviais. Cette appropriation constante souligne au fond une certaine incapacité du pouvoir à s’adapter / à adapter les espaces publics à son véritable public. La population agit localement et dépasse un pouvoir censé le contrôler globalement pour un non-désordre ».
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La NUIT «Jungle Intérieure» 01h57, vendredi
Partie Seconde
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Le JOUR, «Jungle Intérieure» 14h30, samedi
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Je dépasse les Galeries Lafayette et continue mon chemin vers la cathédrale. J’arrive maintenant place du Pilori. Les cafés qui donnent vie le jour à la place sont tous fermés et celle-ci paraît bien vide et endormie. À cette heure l’animation se retrouve plus autour des derniers lieux servant soit à boire soit à manger. Et dans la rue les deux seuls endroits qui réunissent encore du monde et créent un peu d’animation sont les kebabs encore ouverts. Les noctambules s’y arrêtent le temps d’une pause et font vivre ces lieux à la frontière entre fast-food et espace nocturne à part entière. Il est assez courant de s’y retrouver après la fermeture des bars. Chacun possède ses habitudes et son kebab préféré, en sandwich ou en galette, sauce blanche ou samouraï. C’est un des seuls commerces qui crée à cette heure de la nuit une ambiance autre que celle des bars. On se retrouve souvent dans ces endroits remplis d’odeur à vouloir prendre quelque chose à emporter, si on est plusieurs. Personne ne se parle vraiment et une télé tourne dans le fond avec bien sports. Le kebab est au même titre que n’importe quel bar une institution de la vie nocturne, une autre vitrine emblématique, une attraction de plus. Cathédrale,
02h17
Je remonte la rue piétonne et traverse la rue de Strasbourg. Je passe devant le magasin d’objets irlandais que mes parents visitent chaque fois qu’ils viennent à Nantes et ensuite devant la Palette St Luc, connue de tout étudiant en architecture et aux beaux-arts. Je continue à grimper et j’arrive sur la place de la cathédrale. Je décide de prendre une pause de quelques minutes et d’observer ce qu’il y a autour de moi. La façade de la cathédrale est gigantesque et on comprend très vite pourquoi la place l’est en conséquence. Une place relativement, pour ne pas dire complètement vide. Les façades semblent comme à l’image de l’Église, austères, sauf cette fenêtre, seule et unique allumée au milieu de cette arène d’architecture en représentation. Cette fenêtre du deuxième
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étage au-dessus du Crédit Mutuel, seule et unique au milieu de ses décors, cette lueur vacillante au teint chaleureux. Je décide d’avancer et de lâcher mon vélo sur les marches de la cathédrale et de m’asseoir. Je prends mon sac et en sors ma bouteille d’eau. Ce moment de pause me paraît propice pour me laisser aller un instant à épier les agissements des habitants de cet appartement. Il y a deux scénarios possibles autour d’une fenêtre allumée à cette heure et sans les volets fermés : soit c’est une soirée où les volets restent ouverts pour laisser sortir les fumeurs, soit il y a un insomniaque. Ou bien peut-être suis-je en face d’un moment de transition d’une ou plusieurs personne évoluant d’un état à un autre. Je m’aperçois assez vite qu’il ne s’agit pas que d’une personne mais bien trois voire quatre. Je n’arrive pas vraiment à les distinguer. Je réalise aussi assez vite que la pièce qui est allumée est le salon et qu’il y a dans le fond une deuxième lumière plus blanche qui doit être la cuisine ou la salle de bain, je penche plutôt pour la cuisine car ils ont l’air de tous y aller par alternance. Mais les fenêtres s’éteignent assez vite et je ne vois plus aucun signe de vie. J’attends encore quelques secondes… Puis la lumière du bas s’allume et ils sortent tous, ils sont quatre finalement. Ils ont l’air de s’être préparé pour sortir quelque part, il parte un peu dans tous les sens mais se rejoint assez vite à coup de : « C’est par là ! ». Il marche vers Bouffay et disparaît quelques minutes plus tard tout en continuant à crier dans les rues. Quelle scène à laquelle je viens d’assister, je me serais cru dans le péril jeune(1), où quatre jeunes hommes un peu saoul vagabondent à la recherche d’un endroit où passer la soirée.
(1)
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Le péril jeune, Cédric Klapisch, 1994
02h17
Edward Hopper «Night Windows»
Peinture à l’huile, 74x86 1928
Partie Seconde
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Aristotle Roufanis «Alone Together»
Photographie 2017
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02h17
Je reprends mon vélo et décide de continuer, je prends à droite de la cathédrale mais me rend compte très vite que c’est un cul-de-sac, je fais donc demi-tour. Je repasse sur la place et traverse à toute allure l’endroit, essayant de presser le pas. Je passe la cathédrale, pédale le long de la route, passe devant un arrêt de bus ou deux personnes se poussent et se cherchent, deux jeunes à peine majeurs. Je passe tout doucement à côté d’eux et ils s’arrêtent de se chercher pendant 5 secondes pour se concentrer tous les deux sur mon passage. J’ai l’impression d’être cet événement incompréhensible qui passe à certains moments dans une vie, ce genre de rencontre où l’on ne sait pas quoi penser. Un changement s’amorce en moi et je commence à prendre de plus en plus confiance dans ce milieu nocturne. La personne qui était au début effrayée par son impact et par le chemin qu’il prenait disparaît peu à peu au profit d’une personne qui cherche dorénavant à avoir du contact, à chercher le regard des inconnus. Je continue à avancer et arrive sur la place du MaréchalFoch qui est entièrement recouverte de pavés. Je passe sur le trottoir et en dessous de la porte Saint-Pierre. J’arrive alors sur cette énorme place, un endroit que je n’ai pas l’habitude de côtoyer et ce encore moins de nuit. La fête foraine de Nantes est présente sur l’ensemble du cours, les toutes dernières attractions rangent les installations et il y a comme une ambiance un peu morbide qui traîne sur le cours. Les lumières des attractions sont toutes éteintes, il reste un peu moins d’une dizaine de personnes qui déambulent elles aussi dans le parc. Le lien avec l’oeuvre de Bégout est direct et je remarque que même le parc Nantais se protège la nuit et se referme sur lui-même. La fête foraine fait partie des différentes attractions qu’une ville doit avoir, c’est comme s’il existait un catalogue, du type de celui des cuisines préfabriquées, dans lequel on cocherait les appareils qu’il faut avoir dans la ville pour faire le meilleur plat possible. Société
Partie Seconde
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Parc d’attraction, Photographie à pieds
23h30
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02h17
de consommation ou réel progrès, je suis toujours tiraillé entre ces deux visions. Avons-nous réellement besoin d’aller tirer à la carabine sur des ballons de baudruche, devonsnous nous aventurer dans la maison de la peur, aller dans la nacelle qui va vous retourner la tête, essayer de pêcher des poissons en plastique ou encore se rentrer dedans avec des ersatz de voitures ? Autant d’activités représentant des comportements et pulsions déviantes de notre société qui nous sont interdites. Essayer d’avoir le plus d’accidents de voiture et les plus violents possible, apprendre à tirer avec une arme ou encore essayer de produire le plus d’adrénaline possible ou se faire peur à la mort pour ressentir quelque chose. Essayer au fond, de briser le quotidien. Jardin des Plantes,
02h35
Le lieu est immense et pourtant entièrement fermé, je décide d’essayer de trouver un point d’accès ou peux être une faille n’arrivant pas à imaginer qu’un aussi grand espace soit complètement fermé et donc privatisé. La ligne elle, se sépare de différents côtés et je décide d’explorer chacun de ses bras, espérant trouver quelque chose. Je prends à gauche et longe le long mur en pierre du jardin des plantes. Malgré ma taille je ne peux pas regarder par-dessus et dois donc me contenter de la vision de la rue Gambetta interminable à mes yeux. Cette partie de la ville est entièrement éteinte, je me détache un moment de la ligne, l’esprit vagabondant dans mes pensées. Je suis au milieu de la rue à pédaler et me sens assez libre, je n’ai pas l’impression que le temps ait une emprise sur moi à ce moment-là. La rue est déserte, il n’y a que les lampadaires et le bruit de mon vélo qui viennent rompre l’ambiance morbide qui se dresse autour de moi. Je me rend compte que ce qui rythme mon déplacement est la ligne de ce mur, qui file et dont je suis le tracé. C’est seulement à la fin de celle-ci que je reprends mes esprits et tourne la tête pour regarder derrière moi. Je viens de faire bien 700 mètres de vélo et me rend compte que ce n’est
Partie Seconde
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plus le mur du jardin des plantes que je suivais mais celui du cimetière de la Bouteillerie. Les quartiers d’habitations la nuit sont très peu différents des cimetières, on retrouve même au final beaucoup de points de comparaison.
La nuit et les lampadaires, Photographie à pieds
2h36
Il n’y a pas de lampadaires dans le cimetière, les morts n’ont donc eux pas besoin de lumière, l’insécurité n’est pas leur problème. C’est la seule différence remarquable à ce moment entre le cimetière et la rue, la lumière. L’espace se trouvant derrière ce mur est impressionnant par la noirceur qui se dégage de ce lieu. Je décide de faire demi-tour et de retourner sur mes pas à la recherche de cette déviation de la ligne. Je fais deux cents mètres avant de la voir s’engouffrer dans le
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cimetière. Je suis assez déboussolé par cette trajectoire et me demande pourquoi la ligne s’enfonce dans les ruelles du cimetière. LA PROMENADE BALADE ARTISTIQUE ET MÉMORIELLE
Je suis interloqué et essaye de comprendre la démarche de Gaëlle Le Guillou(1). Celle-ci se pose sur les habitudes des visiteurs des cimetières et veut, à travers plusieurs dispositifs, que ce lieu retrouve une réelle liberté autant dans ces mouvements que dans sa pratique. C’est intéressant mais cette démarche pourrait s’appliquer aussi au milieu de la nuit urbaine. La nuit qui est contrainte de plus en plus mériterait sûrement qu’on s’y penche pour retrouver ici aussi un peu de liberté par rapport aux conditionnements de la vie. Elle reproduit des ersatz de réalité, modifiant les codes et détourne les fleurs funéraires pour en faire des parterres. Je trouve la démarche intéressante et y trouve une pertinence dans la reproduction des codes actuels pour in fine avoir un rapport différent à l’environnement. Cette démarche se retrouve dans les installations de micros-architectures pour des manifestations. Musée des Beaux-Arts,
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Gaëlle Le Guillou, artiste, sculpteur, céramiste
(1)
Partie Seconde
La ville tout autour de moi est fermée. Je pense que c’est tout particulièrement parce que je m’écarte peu à peu des quartier hautement fréquentés, mais assez étrangement j’aurais pensé que c’était l’inverse. Que plus je m’écarterais du centre plus les rues seraient ouvertes et que je pourrais passer peut être d’une maison à l’autre par les jardins comme je le faisais quand j’étais enfant, mais non. La ville au fur et à mesure se referme de plus en plus sur elle même et finit par me donner l’impression d’être enfermé dehors. Un sentiment de
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Fragments de ligne, Photographie à pieds et vélo
Toutes les nuits
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solitude profonde monte en moi. Ces rues me font ressentir un sentiment d’insécurité. La totalité de ces portails avec des piques, de ces portes d’entrée renforcée dans tout les sens, les caméras tout autour du musée, tout ces dispositifs qui en essayant de lutter contre je ne sais quelle criminalité font constamment ressentir une insécurité constante. J’arrive devant le musée, la ligne s’arrête brutalement stoppé par le nouveau parvis du bâtiment. Comme beaucoup d’autres quartier du centre ville, le tracé de la ville est contrôlé et on se demande si nous sommes actuellement dans une nuit protection ou dans une nuit répression.
« la maison de toute personne habitant le territoire est un asile inviolable » et « pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison »(1) On remarque que la ville est avant tout un partage de territoires où chaque personne doit rester dans son périmètre et n’a pas la totale liberté d’interagir avec son environnement, un comportement qui est resté chez l’homme très animal et qui conditionne toutes ses interactions. Cette attitude est décuplée par une peur du noir qui reste ancrée, même chez les adultes. Une peur infondée par une insécurité qui reste malgré tout très relative, les chiffres de la délinquance étant bien plus faibles (-50%) qu’en journée.
Article de la Constitution, numéro 76 (1)
Partie Seconde
La majorité des acteurs de l’espace public ferment leurs portes et deviennent inaccessibles. La liberté de chaque individu est limitée par ce rétrécissement progressif où au fur et à mesure de ma déambulation je sens mon environnement se refermer sur moi. Je décide de continuer à bouger pour me vider l’esprit et me donner l’impression d’essayer de rattraper cet enfermement. Je fais demi-tour et rejoins la ligne dévalant le long de l’enceinte du jardin des plantes.
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Gare SNCF Nord,
02h49
Je descends le long du jardin des plantes. La route est cabossée et mon vélo part un peu dans tous les sens. Les dernières lumières aux fenêtres s’éteignent les unes après les autres tandis que je me précipite, bondissant à certains moments, à toute allure dans la descente qui m’amène jusqu’au bas du jardin des plantes. L’air frais de la nuit s’engouffre dans mon sweat à capuche et le frisson de la vitesse est accompagné le temps de quelques instants par le frisson du froid. Plus j’avance dans cette descente et plus j’aperçois des lumières accompagnées de barrières et du grognement de machines. J’arrive à proximité du chantier de la nouvelle gare et je ne m’attendais absolument pas à tomber sur un tel chaos. Soudain, la route cabossée sur laquelle je me trouvais se transforme en champ de guerre : la route a été entièrement rabotée. J’actionne mes freins de toutes mes forces et essaye de perdre la vitesse que j’avais accumulée depuis le haut de cette descente. Une déviation m’amène à tourner à gauche et j’arrive sur la sortie du jardin des plantes. La longue grille noire enfermant la végétation du jardin continue plus loin longeant le boulevard de Stalingrad tandis que je récupère la ligne verte se faufilant sous la grille pour se diriger vers l’accès Nord de la gare de Nantes. Je continue à avancer quand un panneau du Voyage à Nantes m’intrigue. Une grande flèche sur un fond vert avec écrit : SUIVEZ LA LIGNE VERTE ! FOLLOW THE GREEN LINE !
La ville a, dans les endroits les plus stratégiques, disposé des panneaux de communication, ce n’est pas le premier que je croise. Mais lui est différent et il est intéressant car il s’élève au milieu de ce réel chantier au cœur de la ville comme un indice. Il sort complètement du contexte environnant pour montrer que la ligne reste active malgré l’ambiance chaotique qu’il y a autour de la gare. Je continue à m’avancer et me 181 ⏐
02h49
Chantier Gare SNCF Nord, Photographie à vélo, 2h51
Partie Seconde
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rends compte que le parvis de la gare est habité d’une dizaine de personnes. Je descends de mon vélo et réalise très vite que je vais devoir encore une fois me séparer de la ligne verte car la gare est fermée. Je profite de ce moment pour regarder ce qui se passe autour de moi : les travaux sont partout, aucune voiture ne passe et il y a seulement la lumière de la pharmacie qui clignote au coin de la rue, quelques lampadaires disposés au loin et des projecteurs inondent le parvis de la gare de lumière. Une ambiance un peu spéciale où des personnes essayant de dormir au pied de la gare se mêlent aux images de rendu de la prochaine gare. Tout autour du chantier se trouvent des palissades qui barrent à la fois tout accès et toute vision du chantier. Sur ces palissades sont accrochées des images censées tromper mon impatience, qui figurent ce que je gagnerais à attendre tranquillement que les travaux soient finis. L’image me projette en un temps où les travaux seront achevés, justement un temps où le lieu sera de nouveau investi par le public. Les bâtiments, les infrastructures sont propres, neuves. Des gens s’y pressent comme au quotidien sauf qu’ils paraissent un peu plus détendus, un peu plus frais aussi. Les travaux finis, certaines de ces images persisteront encore longtemps ici et là, sur un panneau d’affichage, sur un écran. Le réalisme de la scène aidant, je ne sais plus alors bien s’il s’agit d’une photographie saisissant un instantané de ce lieu public, ou s’il s’agit d’une projection aujourd’hui advenue. Je retrouve finalement dans les gens qui la peuplent un peu de ce qui me définit en tant qu’usager du lieu : un même empressement, un même regard sur les pendules. L’un lit un journal, l’autre porte une valise, une mère marche en tenant la main de son enfant qui lui montre quelque chose du doigt. La scène est plausible, elle est pourtant artificielle. Ces gens dont les destins semblent se croiser sur l’image ne cohabitent que sur des catalogues en ligne sur Internet, qu’utilisent les architectes pour peupler leurs images de rendus. Et cette image se déconstruit entièrement quand elle est placée devant des personnes essayant de trouver un peu
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(1)
Le péril jeune, Cédric Klapisch, 1994
02h49
de chaleur et de sommeil dans la rue. Mais cette scène décrit plutôt habilement le monde dans lequel nous évoluons, constamment noyés dans un océan de communication, de pubs et d’images comme celles-ci. Notre vision est à la fois pervertie par des images si impressionnantes et si monstrueuses que notre comportement s’adapte au cours de notre vie pour se protéger et éloigner ce genre de situation. Il se pose, à l’image d’un écran, une semi-réalité autour de nous, nous permettant de continuer à vivre dans cet environnement urbain. La nuit la lumière aide car, à l’image d’un chemin, elle guide à la fois notre pas et notre vision. Nous nous concentrons donc sur ce qu’il y a devant nous et moins sur ce qu’il y a autour. Et cette question du regard est primordiale, toutes les politiques nocturnes de sécurité s’articulent autour de cet axe, rétablir le regard dans la nuit. Je décide, après avoir longuement observé ce chantier, de reprendre ma route. Je dois essayer de récupérer la ligne qui se trouve de l’autre côté de la gare. Je me rend compte de la puissance avec laquelle les rails entaillent le tracé urbain et donc les déplacements. Je pédale en direction du château et slalome entre les plots de chantier qui jonchent ma route. Les quartiers de gare sont toujours, dans chaque ville un peu spéciaux. Ils sont le mélange de plusieurs types de populations et activités qui créent une atmosphère particulière. Les parkings font face aux hôtels, bars, restaurants et sex-shop. Les quartiers des gares dans les ville sont souvent confrontés aux mêmes problématique. Ce sont avant tout des endroits de passage qui s’inscrivent dans des rythmes très particulier. Les gens arrivent, repartent, restent histoire de quelques jours mais n’en font pas un chez eux. Cela reste des endroits énormément fréquenté sur le cours terme et très peu fréquenté sur le long terme.
« Il est 5 heures, Paris s’éveille ; les strip-teaseuses sont rhabillées ; les cafés nettoient leurs glaces ; les banlieusards sont dans les gares ; les boulangers font
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des bâtards... »(1) Dans sa globalité, le territoire du centre-ville nantais est composé de plusieurs séquences pouvant, à l’image d’un dictionnaire, nous donner toutes les définitions de ce que peut représenter une ville. C’est à la fois le lieu de toutes les inégalités, où les quartiers dialoguent de manière différente les uns par rapport aux autres. Certains tournent le dos pendant que d’autres font disparaître toute frontière. Cette différence de dialogue est souvent une image qui se crée par rapport à des chocs de populations mais aussi de formes urbaines. J’arrive maintenant entre le Lieu Unique et l’arrêt de tramway du château, je vois la ligne descendre du pont passant par-dessus les rails et passer devant moi. Les travaux qui se font tout autour de cet arrêt de tramway font disparaître la ligne avant de la laisser réapparaître. Elle ressort en pointillés et remettant en question sa trajectoire, elle part dans des directions différentes. Je me perds dans le bazar environnant et décide finalement de ne pas passer la voie mais de continuer pour reprendre la ligne vers le château. Du Château à la place du Bouffay,
03h35 à 04h00
Je m’avance devant le château et suis la ligne 1 du tramway. L’espace est séparé entre deux ambiances : d’un côté celle du château et de ses douves, sombres et apeurantes, et de l’autre le miroir d’eau entouré de ce qui me donne l’impression d’une forêt. Pendant quelques secondes, je suis écarté du bruit de la ville, des travaux, des voitures, des passants et même de la lumière. Je me retrouve seul entre ces deux espaces. Sur ma gauche il y a des silhouettes qui s’agitent dans le noir, des jeunes se sont posés en rond autour de quelques bouteilles dans l’obscurité et ont l’air de discuter de leur fin de soirée. Le lien qui se crée avec le château de nuit est assez spécial. Je suis en face d’une des seules masses noires et imposantes de la ville. Je pensais que le château était illuminé toute la nuit et je me rend compte que même 185 ⏐
(1)
Jacques Dutronc, «Il est 5 heures», 1968
03h35
l’éclairage des bâtiments historique s’arrête à un moment. Impressionnante et sombre, j’ai l’ancien modèle de la ville médiévale devant mes yeux. Je me souviens de la réaction qu’un ami d’Amérique du Sud avait eu en arrivant devant l’édifice, à la fois interloqué et pensif, il n’arrivait pas entièrement à comprendre comment ça pouvait être la depuis aussi longtemps. Le quartier est entièrement vide. Il reste quelques individus rentrant chez eux mais ce sont les derniers aventuriers nocturnes et je commence à devenir très solitaire dans ma promenade. Je suis dans la rue allant de la porte du château vers la place du pilori et la fraîcheur de la nuit est accompagnée d’une odeur forte d’alcool mélangé à de l’urine. Tous les bars que je croise sont maintenant fermés et j’ai comme l’impression d’arriver après la bataille, d’être au milieu d’un champ de guerre vidé de tout ses combattants. Il reste quelques personnes saoules qui déambulent elles aussi dans les rues à la recherche de leur chemin, d’autres allant ou revenant aux grès des rues. Ce quartier est vivant par la prolifération des restaurant et bars qu’il compte et c’est étrange de le voir de cette façon, vide. Je prends à gauche à la place du pilori et me retrouve très vite dans le cœur de Bouffay. Les profils de quartier sont assez différents et évoluent même avec le temps. Cette rue qui est le jours à la fois passante et attractive, devient avec la nuit de plus en plus ponctuelle pour finir simple lieu de traversée. Je pense que c’est paradoxalement la nuit qu’on remarque les réels aspects et activité de ces différents quartier. La ville vide permet de se concentrer à l’image d’une scène de crime sur les indices et le contexte de toute ces activités. Je déambule dans les rues du quartier pour arriver sur la place principale, la place à la statue du « pas de côté ». Elle est illuminé au centre de cette place, exhibé comme symbole de
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Ré-interprétation du travail de Luc Gwiazdzinski, «La nuit, dernière frontière de la ville»
Une ville qui dort
Une ville qui vie dehors
Une ville qui travaille
Une ville qui s’amuse
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03h35
la ville, symbole du quartier. Parking Feydeau,
04h30
Je me retrouve donc sur la place Bouffay et regarde autour de moi. Je sais que ma promenade est bientôt terminée et j’ai envie de découvrir un dernier endroit avant de reprendre le début de Kervégan et de rentrer chez moi. Je m’interroge. Je pourrais retourner à l’endroit où cette virée a commencé et me retrouver dans la même posture qu’au début de cette déambulation devant les bars rue Kervégan voire même peut-être entrer dans un bar pour voir ce qui se passe mais je n’en ai au fond pas l’envie. Je continue à regarder autour de moi et je me rends compte que la porte du parking du carré Feydeau est ouverte. Je me dis que l’idée pourrait être intéressante et que cela me permettrait de voir un dernier endroit différent de tout ce que j’ai vu jusqu’à présent. Je décide donc d’avancer, je traverse les rails du tramway, regarde à droite et à gauche il n’y a personne mais vraiment personne, simplement quelques voitures de passage au loin. Des véhicules de nettoyage de la Mairie commencent aussi à arriver et s’engouffrent dans les rues de Bouffay. Les lumières de leur gyrophare éclairent les façades et le bruit du lavage résonne dans le quartier. L’air est imprégné d’humidité et il doit faire une quinzaine de degrés. Il y a cette atmosphère du petit matin qui pèse sur toute la ville, la même atmosphère que lorsque nous faisions nos premières charrettes et que nous sortions à pas d’heure pour aller nous coucher et avoir quelques heures de sommeil avant le projet du lendemain. Je continue d’avancer et me demande pourquoi cette porte est entrouverte. Je décide d’attacher mon vélo sur les dispositifs prévus à cet effet et décide de m’aventurer dans le parking. Il y a sur le côté droit de la porte un boîtier dans lequel il faudrait que je passe un ticket de parking mais il n’a pas l’air de fonctionner. Je décide donc de pousser la porte et de rentrer dans ce hall en couloir. Deux machines à ma gauche, trois portes d’ascenseurs à ma droite. Je m’approche et les
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appelle. Quelques secondes plus tard le dernier ascenseur de droite s’ouvre et je rentre, je décide d’aller le plus bas possible prenant mon expédition comme une métaphore, une plongée dans les entrailles de cette machine. L’ascenseur descend. Quelques petits à-coups et je me retrouve au niveau -3. Premier phénomène qui m’étonne le temps de quelques instants, cette musique, le Magnificat de JeanSébastien Bach, pour les voitures ! Et là, à ce moment l’incompréhension est totale et la déraison de notre monde devient totale. Je suis au dernier sous-sol, il doit y avoir une vingtaine de voitures à cet étage, l’espace est chauffé, je dois enlever ma veste et mes gants. J’avoue avoir eu un moment de désemparement, ne sachant plus vraiment où me mettre et quel comportement avait dans un tel lieu. Ma réaction qui n’est pas seulement le résultat du lieu où je suis mais de la soirée que j’ai passée à déambuler à voir les touristes en haut de la tour de Bretagne, les marginaux dormant au pied dans les broussailles, les femmes se prostituant, des jeunes assis au bar à boire et moi qui passe à travers tous ces événements et me retrouve là, dans cet endroit complètement déconnecté de tout ce qui se passe au dehors. Les voitures sont alignées les unes derrière les autres, elles sont dans un milieu chaud, sécurisé, avec une lumière vive à certains endroits, tamisée à d’autres. L’environnement est marqué par cette musique, de la musique classique qui inonde la totalité du parking. Cette musique m’entraîne et me pousse à avancer encore et toujours. Je n’arrive pas à me rendre compte de l’espace dans lequel je suis, je n’arrive pas à imaginer que je suis à 15 mètres sous le niveau du sol.
« L’architecture est une activité qui consiste à créer, à partir d’un espace donné, un autre espace. Si, par espace, nous entendons, non la simple étendue selon ses trois dimensions, mais l’inclusion, à savoir la présence manifeste d’une séparation entre un dedans et un dehors, alors l’architecture n’est autre que le redoublement de l’espace.(…) »(1)
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(1) Bruce Bégout, Fragment 15, le parK 2010
04h30
Ici l’architecture fait son travail et arrive à créer plus qu’un autre espace, un autre monde. Accompagné d’une structure et de moyens cet espace permet aux populations du centreville possédant une voiture de la garder au chaud et en toute sécurité.
Article(2) Du Bach pour lutter contre le crime >Pour les faire les criminels, un traitement de choc à base de Handel, Mozart et Strauss, basé sur « l’hypothèse que les criminels potentiels trouvent la musique classique si pénible qu’ils quitteront la gare avant d’avoir eu le temps de commettre un crime » (…) Beaucoup de tensions mais des résultats concrets : suite à son expérience de 2003, Londres a estimé que les vols avaient diminué d’un tiers et le vandalisme de 37%.
Je ne sais pas quelle est réellement la motivation de Vinci à mettre de la musique classique dans son parking, j’imagine certaine réponse mais ne peut avoir à l’heure actuelle aucune certitude. La musique classique est tout d’abord gage de qualité et d’un certain standing, on n’en trouve pas partout et elle est faite pour une certaine classe sociale. Je les aurais mal vus mettre une musique de rap, qui aurait sûrement choqué leur clientèle. La musique classique comme gage de culture et de raffinement, un lieu où passe de la musique classique est différent et permet de transformer un simple parking de béton en salle de concert ou d’opéra. Elle est comme un simple outil marketing qui permet à Vinci une fois de plus de contrôler son image.
Du Bach pour lutter contre le crime, source Atlantico, 14.02.2012 (2)
Partie Seconde
Je décide de faire un petit tour et de voir si ce lieu fait plutôt partie d’un espace public ou d’un espace privé. J’entreprends de parcourir tous les étages un par un et d’y faire un petit tour à chaque fois. Je me dirige vers les escaliers et monte à l’étage d’au-dessus. J’y trouve un peu plus de voitures mais l’espace reste quand même en grande majorité vide.
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Le contraste est choquant de voir de tels espaces chauffés et illuminés toute la nuit pour des voitures ou du vide alors qu’il y a dehors des gens qui dorment sur les pavés. Je n’arrive pas à comprendre comment ces deux extrêmes sont possibles et comment au final notre société en arrive à de telles aberrations. Alors que je continue ma visite, j’entends la porte de la cage d’ascenseur claquer. Un gardien- agent de sécurité arrive derrière moi.
Agent de sécurité : « Bonsoir Monsieur, vous ne trouvez plus votre voiture . » Moi : « non j’en ai pas, la porte la haut était ouverte, je crois qu’elle est cassée. » Agent de sécurité : « Je vais te demander de sortir alors, tu n’as rien à faire ici! » Son ton se durci. Apparemment j’ai dû passer dans sa tête de personne respectable et perdue à délinquant potentiel qui rentre sans autorisation. Il ne voit plus la peine de me vouvoyer et me montre le chemin avec sa main.
Moi : « D’accord très bien, je remonte » Il me ramène jusqu’à l’ascenseur puis nous le prenons ensemble. Il ne me regarde pas et n’émet absolument aucune parole. Moi : « Vous savez pourquoi il y a de la musique dans le parking ?» Aucune réponse. Il me ramène jusqu’à la porte qui donne sur Bouffay, me dit « Bonne journée ! » et claque la porte.
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04h30
Je me retrouve seul. Il est maintenant presque 5 heures du matin. Je commence à être fatigué et la vie commence tout doucement à reprendre son cours. Les premiers tramways sont de sortie et transportent déjà les premiers travailleurs. Le nettoyage de la ville par le service de la mairie est presque terminé. Tout est prêt à recommencer.
Partie Seconde
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04h30
Hôpital de Rezé, Rue de la gare, Photographie à vélo, 4h45
Partie Seconde
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Retour d’expédition
Dernières impressions
02.1
Je reprends mon vélo et prends la route en direction de Rezé. Je vais assister pendant les 30 prochaines minutes, de 5h30 à 6h00, au réveil de toute la ville. Les premiers cafés et commerces lèvent leurs grilles, certaine personne sont même déjà au café. J’ai l’impression plus qu’à n’importe quel moment d’assister à la préparation d’avant spectacle d’un théâtre. Les panneaux des PMU avec les faits divers de la journée sont placée sur le trottoir, les journaux placées à la vue des passants tandis que d’autres commerces commencent à sortir les chaises de leurs terrasses pour préparer la journée et marquer leur territoire. Chaque personne à son rôle et possède une liste d’actions à effectuer avant le réveil massif et globale de toute la population. Les ultimes fêtards ont aussi disparu ou alors se fondent au flot des personnes se réveillant. De mon côté aussi je passe maintenant inaperçu, et des dizaines de vélos me croisent et me dépassent. Je suis entièrement déconnecté de ce monde qui suis en train de me remettre en route, je n’arrive pas à m’y faire et me sens même obliger à scruter les alentours pour ne pas me perdre. Ce sont les derniers moments que je peux encore attraper et les dernières réflexions que je peux avoir sur mon terrain. Je pédale, regarde la route et me laisse bercer par les lignes blanches du sol rythmant ma dernière sortie.
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Retour
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00.4 CONCLUSION Une temporalité chaotique
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«Là se trouvent les portes [où se séparent les] chemins de la Nuit et du Jour, pourvues en haut d’un linteau et en bas d’un seuil de pierre. Elle-même, élevée dans l’air, est formée par de puissants battants, et la Justice vengeresse garde les clefs qui les ouvrent et les ferment. Les jeunes filles lui parlèrent avec de douces paroles et la persuadèrent habilement d’ôter des portes sans hésiter les barres verrouillées. Quand les portes furent ouvertes, elles laissèrent voir une ouverture béante, car leurs battants d’airain, garnis de clous et d’agrafes, tournèrent l’un après l’autre dans leurs écrous. Droit à travers elles, sur la large route, les jeunes filles guidèrent les chevaux et le char ; la déesse me salua amicalement, prit ma main droite dans les siennes et me dit ces paroles : Sois le bienvenu, ô jeune homme, qui viens à ma demeure sur le char qui te porte, conduit par d’immortels cochers ! Ce n’est pas un mauvais destin, c’est le droit et la justice qui t’ont engagé sur cette voie éloignée du sentier battu des hommes ! Mais il faut que tu apprennes toutes choses, aussi bien le cœur inébranlable de la vérité bien arrondie, que les opinions illusoires des mortels, dans lesquelles n’habite pas la vraie certitude. Néanmoins, tu dois apprendre aussi ces choses — comment [les mortels] auraient dû juger que sont les choses qui leur apparaissent — tandis que toi, tu vas à travers toutes choses dans ton voyage. Mais éloigne ta pensée de cette voie de recherche, et ne laisse pas l’habitude te forcer, par sa grande expérience, à jeter sur cette voie un œil sans but, ou une oreille sonore, ou une langue, mais juge par le raisonnement la preuve très discutée que j’ai prononcée. Il ne reste plus qu’une voie dont il puisse être parlé... — R. P. 113. Le poème de Parménide, Pour l’histoire de la science hellène, de Thalès à Empédocle, Traduction anglaise de Burnet, L’aurore de la philosophie grecque, 1892 (1)
La voie de la vérité.(1)»
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L
a fin de cet exercice de mémoire est le moment d’une certaine remise en question, remise en question que côtoie un retour sur expérience nécessaire à tout travail de recherche. Le centre-ville de Nantes et mes déambulations regroupent des temporalités différentes associées à des lieux différents. Ils sont le puzzle d’une suite d’événements architecturaux et sociaux qui construisent la globalité de la ville centre, qui se compose aussi des différentes caractéristiques sonores, commerciales et politiques qui font que le ville se scinde ou se rejoint. Mais ce en quoi la nuit reste une temporalité qui garde ses propres codes et son intérêt particulier est l’effet qu’elle a sur le quotidien. La nuit possède cette faculté de transformer le quotidien, en le rendant à la fois mystérieux, fou, dangereux, atroce, mais aussi de perpétuer un espace d’incompréhension dans un monde de plus en plus lisible. J’ai essayé à travers ce travail de moduler ma pensée de telle sorte que des idées puissent surgir parmi un flot continu de moments, mais s’est peu à peu installée à l’image des poètes et des rappeurs, une envie de trouver une parole juste qui souligne ma pensée, sans toutefois me perdre. Mais la nuit génère tant de moments et d’événements surprenants, que j’ai dû, à maintes reprises, faire des choix, identifier des thèmes me préoccupant et d’autres que je laisserai de côté. Ce tri constant m’a aussi poussé à approfondir mes recherches et à découvrir des lignes de pensée dont je n’imaginais pas l’existence. Ces recherches m’ont aussi apporté un savoir et affûté mon esprit critique. La nuit est avant tout un territoire à conquérir, un moment regroupant des lieux qui sont le théâtre de manifestations multiples. Mais la nuit nantaise
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reste ancrée dans un milieu urbain qui évolue avec la société. Les villes sont le territoire d’affrontements entre les évolutions de la société et l’homme et ses comportements. Elles sont aussi le théâtre de privation de liberté et de comportements différents, dits déviants. La société nous pousse à faire disparaître l’improbable et l’imprévisible mais la réalité rattrape bien souvent cette aseptisation de la ville. L’homme garde profondément enfouie une peur viscérale de la rue.
Quotidien, La notion du mot quotidien apparait entre le 19ème et le 20ème siècle. Elle fait surface et envahie le paysage de la parole très rapidement comme une nécessité de nommer ce qu’ils vivaient. La notion d’une expérience récurrente qui rythme naïvement la vie. Dès la Grèce antique, les présocratiques proclament un arrachement au quotidien au profit de la contemplation du monde et du jeu intellectuel (poème de parmenyde), la philosophie prône l’arrachement à la quotidienneté et l’homme dit ordinaire critique et se méfie du travail philosophique. (1)
Chaque personne a une relation particulière avec la nuit autant de confiance que de peur, autant de créativité que de paralysie. La nuit est dans sa définition un monde à part, génératrice à la fois de culture, de savoirs et d’aventures singulières. Mais elle est avant tout une interruption d’une part de notre société capitaliste qui retient son souffle et où nous pouvons, nous, le reprendre. Elle est au fond un moment de rupture important dans la vie de notre société, les bourses du monde entier s’arrêtent et s’en remettent au lendemain, la majorité des commerces ferment aussi, et seuls quelques bars et discothèques ouverts sont les marques d’une société prouvant son adaptation au milieu nocturne. Une société nous poussant à rentabiliser chaque instant de notre temps. Un temps que nous définissons comme quotidien(1), qui nous apparaît comme interminable et c’est bien à cet instant précis que la nuit prend tout son rôle dans le développement de cette nouvelle société. La nuit offre de nombreuses possibilités de transgresser les normes établies du jour. Elle offre la liberté de bouleverser les habitudes et de s’extraire d’un monde qui nous est imposé comme simple et sans embûche, alors qu’il pourrait être libre et sans mensonge. Mais comme tout espace, celui-ci est accaparé par la société dans une tentative de rentabilité, et les activités nocturnes sont au même titre que les activités diurnes, définies. La sécurité est renforcée, les terrasses ferment, les lieux deviennent de plus en plus privés et la clientèle est choisie. Et ce désir de sécurité vient avant tout de nous tous qui fuyons l’espace ouvert, ne nous sentant plus en sécurité.
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Nous sommes à la recherche nous aussi d’attractions les plus sécurisées possible, connues et identifiées comme telles par nos proches ou de simples internautes. Bruce Bégout, à travers ses différents travaux, nous montre une vision de la société régie par le cloisonnement et montre une certaine similitude avec les parcs d’attractions. C’est après la lecture du parK que ma manière d’appréhender mes déambulations s’est trouvée modifiée, que j’ai observé la nuit sous un autre angle, que mon regard s’est affiné et s’est concentré sur mon analyse des comparaisons. La nuit urbaine s’est révélée comme le moment où le parc d’attractions qu’est la ville, dévoile tous ses processus et en quelque sorte les coulisses de tout ce jeu. Le parc comme la ville nocturne, sont des endroits, des espaces qui sont censés créer une expérience différente, irréelle, qui essayent de s’éloigner le plus possible du quotidien vécu par les urbains. Comme pour les parcs d’attractions, pour entrer dans cette temporalité et y être accepté, il faut comme passer dans un sas de décompression : ce sas peut avoir des représentations physiques comme le vestiaire ou l’entrée d’un bar, d’une boîte de nuit, ou mentale comme la consommation d’alcool ou la prise de drogues. J’ai, lors de mes déambulations, découvert un vide, un entredeux qui existe entre un monde qui reste ancré dans le réel marqué par les réfugiés et les sans domicile fixe qui font preuve de comportements très humains, et un autre monde, plus artificiel ou factice, celui ancré dans le fonctionnement des parcs d’attractions, l’îlot de résistance du capitalisme dans la nuit. À l’image de Polza Mancini(2) (personnage de Manu Larcenet dans la bande dessinée Blast), je ne savais plus où réellement regarder et cette atmosphère se confondait entre bien et mal dans un sentiment malgré tout de nécessité. Une noirceur existe certes, elle est même assez brutale, mais au fond incroyablement belle, de profondeur et d’histoires de vie. J’ai eu l’impression d’effectuer un voyage
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à l’orée des profondeurs des comportements humains. Ces déambulations m’ont permis de remettre en question jusqu’à la notion même de normalité, et d’aller jusqu’à essayer de comprendre ce qui crée notre identité commune face à cet environnement nocturne.
« Est-ce-que la ville est adaptée au milieu nocturne ? » La ville, la nuit, est rythmée et contrainte par la vie diurne et n’est au fond qu’un temps de pause dans le tumulte quotidien du jour. La question de son adaptation reste en suspens car malgré sa connexion évidente elle reste abandonnée par les politiques urbaines et nous avons que très rarement entendu parler d’architecture adaptée à la vie nocturne. Mais certaines villes et lieux, comme Las Vegas, voient naître de nouveaux rythmes. Les rues sont inondées de lumières et la nuit a entièrement disparu à l’image d’une vision dystopique de notre évolution. Je pense que la ville est adaptée à une certaine vision erronée de la nuit et que l’architecture nocturne sensée n’existe pas encore. Nous pourrions nous poser la question des normes pouvant régir une telle architecture et comment elle pourrait prendre forme. Nous devons je pense apprendre à entreprendre un travail d’évolution des mentalités avant de pouvoir envisager un travail de réalisation architecturale nocturne sensible.
Polza Mancini, Personnage principal de la bande dessinée BLAST, Mastodonte et martyr, Polza est un écrivain marginal, Gavé de gnôle et de barres chocolatées, Polza vit dans les bois et dans ces no man’s land qui s’étendent sur les contreforts de l’opulence, viaducs d’autoroutes, carrières abandonnées, décharges. (2)
La nuit est un sujet d’étude encore très peu exploré, mais qui commence à l’être de plus en plus, l’intérêt grandit et ses secrets s’estompent derrière une vague de lumière déferlante. Cette appropriation de la nuit a depuis bien longtemps commencé et les lieux de son occupation sont déjà établis depuis des décennies, et nous observons que ces lieux sont ensuite abandonnés. Malgré tout, la nuit reste un
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espace propice à l’expérimentation et au raisonnement. Elle reste majoritairement vide et silencieuse malgré la lumière et le temps qui réduisent son espace de liberté. Elle nous livre enfin un vision épurée et juste d’un monde que nous ne contrôlons plus vraiment et qui nous dépasse souvent. La nuit a finalement beaucoup de choses à dire au jour, et nous devrions nous arrêter plus souvent, pour écouter et observer ce qu’elle a à nous dire.
« Au- delà des discours, éprouvons et épuisons la nuit ! Traversons les nuits de nos villes. L’aventure est à notre portée, chaque soir, au bout de la rue. Ici et maintenant » (2) « La nuit porte conseil à la fin c’est elle qui décide Elle t’appelle en traître dès que le jour se retire Tu te demandais est-ce la dernière à l’aube c’est reparti pour un tour Rien à faire à part attendre que le jour se lève Avoir encore sommeil au réveil, et chercher l’oseille »(3)
(2) Luc Gwiazdzinski, «La nuit, dernière frontière de la ville»
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Oxmo Puccino, Le cactus de Sibérie, La nuit m’appelle (3)
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00.5 MÉDIAGRAPHIE Source et référence
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Livres ALLAND A., La Dimension Humaine, réponse à Konrad Lorenz, Seuil, 1972 BECKER H.S., Outsiders, étude de sociologie de la déviance, Métailié, 1963 BÉGOUT B., Dériville, Allia, 2017 BÉGOUT B., La découverte du quotidien, Allia, 2005 BÉGOUT B., Le Park, Allia, 2010 CÉLINE, Voyage au bout de la nuit, Folio, 1932 CHAUVIER É., Les Nouvelles Métropoles des désir, Allia, 2016 COVERLEY M., Psycho-géographie, Bibliothèque des miroirs, 2006 DELATTRE S., Les douzes heures noires, Albin Michel, 2000 DESPENTES V., Vernon Subutex, Grasset, 2015 GWIAZDZINSKI L., La nuit, dernière frontière de la ville, l’aube essai, 2005 LEFEBVRE H., Le Droit à la ville, Economica, 1968 ROULLEAU-BERGER L., La ville intervalle, Meridiens Klincksieck, 1993 SIMMEL G., Le philosophe de l’aventure, L’arche, 1911 STÉBÉ J-M., La crise des banlieues, PUF, 1999 THOREAU H.D., Walden, Attitudes - Le mot et le reste, 1854 TIXIER N., Traversées Urbaines, MétisPresses, 2015 mémoire, SABLÉ C., des allumés au voyage, ENSAN, 2013
Recueil de Poèsie / Poèmes BAUDELAIRE C., Le spleen de Paris, Candide & Cyrano, 1869 PRÉVERT J., Paroles, Folio, 1945
Articles / Sites Internet CADOT O., Qui est-ce qui fait la nuit ?, La lettre de l’enfance et de l’adolescence, ERES, 2008 PRÉVOT M. & DOUAY N., Activisme urbain : art, architecture et espace public, Armand Colin, 2012
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Films / Reportages FORMAN M., One Flew Over the Cuckoo’s Nest, 1976 LYNCH D., Eraserhead, 1980 BOVET-PAVY A., Lumières sur la Ville, Arte Reportage, 2018
Émission Radiophonique BAER E., Lumières dans la Nuit, France Inter, 2018 REBEIHI A., Pourquoi le spectacle de la nature nous émeut ?, France Inter, 2018 PETIT P., Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, 2013 ANGELIER F., Mauvais Genres : Bruce Bégout, On ne dormira jamais, France Culture, 2017
Photographies DAKHLI L., Night, 2014
Musiques OXMO PUCCINO, le cactus de sibérie, La nuit m’appelle, 2004 JAZZY BAZZ, 64 mesures de Spleen, Sur la route du 3.14, 2012 SABRINA BELLAOUEL, Minuit, Nuit, 2018 JAZZY BAZZ, Rouler la nuit, EP Prémice Nuit, 2016 JIMMY WHOO featuring Sabrina Bellaouel & Loubenski, Nite Eye, Motel Music Part. II, 2017 BASCHUNG A., La nuit je mens, Fantaisie Militaire, 1997 VALD, Urbanisme, NQNT2, 2015
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Manu Larcenet, BLAST!, 2009
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Déambulation nocturne à travers la ville de Nantes réalisé par Victor Donnart Séminaire « Controverses spatiales », les « échecs urbains » revisités sous la direction de Laurent
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Devisme
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