Commencements n° 9

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Ne doutez jamais qu’un petit groupe de personnes puisse changer le monde. En fait, c’est toujours ainsi que le monde a changé Margaret Mead (1901-1978)

Commencements 9 Dominique Viel Le choix de la vie

Comment produire des changements positifs et durables dans le monde ?

Bénédicte Manier «Made in India»

Bernard Perret Démarchandiser notre civilisation Grégory Roche Le paysagisme nourricier

Coline Tison L’Internet entre ombres et utopies REVUE DE PRESSE Rob Hopkins Extirper les racines de la violence

TRIMESTRIEL

AU T O M N E

2015


Editorial Processus inhabituels L’interview qui ouvre ce numéro et l’article qui le clôture proposent tous deux un regard inhabituel sur les processus que nous induisons. Paul Watzlawick disait: « Quand on fait toujours plus de la même chose, il ne faut pas s’étonner de recueillir toujours plus du même résultat ». Bien que cela semble de bon sens, l’actualité nous montre chaque jour que nous ne savons guère que « faire toujours plus de la même chose ». Nous pouvons avoir des idées merveilleuses, des projets pleins de potentialités, des solutions intelligentes et des indignations légitimes, sans cesse le point d’inflexion des évènements semble se dérober, comme un rivage dont un courant plus puissant que nos rames nous éloignerait. Ni l’intelligence, ni les bonnes intentions, ni l’engagement ne nous font généralement défaut. C’est notre manière de les mettre en oeuvre qui est peut-être en cause. Dans l’interview qu’elle nous donne, Dominique Viel évoque les études conduites par Stephan A. Schwartz sur les groupes qui ont réussi à introduire des changements sociaux marquants. En rapprochant leurs histoires, Schwartz a décelé huit comportements qu’ils partagent tous. Je vous les laisserai découvrir dans leur ensemble, mais j’en citerai un afin d’éclairer mon propos: ne pas être obsédé par les résultats. L’efficacité - ou peut-être devrais-je dire: l’efficience - dépend de notre aptitude à nous engager sans établir de calendriers comminatoires. Il est vraisemblable que ce que nous avons le projet de transformer sera plus lourd, plus prégnant, plus complexe que nous ne l’imaginons. Dès lors, il nous appartient de garder notre destination tout en acceptant de ne pas savoir à l’avance à quelle distance se trouve la « terre promise », par où il faudra passer et ce que la navigation nous réservera. A s’entêter sur une route et sur un horaire prédéterminés plutôt qu’à faire avec ce qui vient, on créera des résistances, on s’exposera au danger, et le changement visé, si nous l’atteignons, sera mal enraciné. Dominique Viel nous donne pour exemple le Mouvement de la Transition initié par Rob Hopkins qui, à l’inverse, en plaçant l’horizon à trente ans, donne à toutes les potentialités des êtres et des situations l’espace pour mûrir et la possibilité de s’exprimer. Notre culture de la planification et de la dead line est contre-productive. Elle nous conduit au « quick and dirty » plutôt qu’au durable. Un article du même Rob Hopkins clôture ce numéro de Commencements. Il a été inspiré par les attentats de Paris. Rob, qui partage notre émotion devant l’horreur, nous invite à dépasser cette émotion pour comprendre les mécanismes à l’oeuvre. L’émotion - et je pense que nous l’avons tous ressenti - appelle à la vengeance, à la réplique la plus sévère possible, à l’écrasement du monstre qui engendre les monstres. Et cela est humain. Mais c’est aussi le piège que veut dénoncer Rob. La véritable matrice de ces horreurs et de bien d’autres, nous dit-il, est l’humiliation. Il n’y a pas d’humilié qui ne rêve de revanche. Or, l’histoire des peuples est une machine à produire de l’humiliation, donc de la violence. Nous pouvons être surpris de prendre des coups qui ont pour origine à la fois un passé que nous n’avons pas connu et des régions du monde éloignées du lieu ou nous vivons. C’est, d’abord, que l’histoire des peuples se joue sur des siècles et qu’on se souvient plus longtemps de ce qu’on a subi que de ce qu’on a infligé. C’est aussi qu’avec la mondialisation, les identités se construisent maintenant sur des intérêts ou des griefs qui traversent les frontières des nations. Il en est ainsi, et si nous voulons enrayer le cercle vicieux de l’humiliation et de la violence qui s’engendrent réciproquement, nous devons - et j’en reviens à Watzlawick - cesser de faire toujours plus de la même chose.. Thierry Groussin.

Editorial


Bio Express Dominique Viel est chef de la mission de contrôle Ecologie et développement durable (Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, ministère du budget, des comptes publics et de la fonction publique). Elle a publié aux Editions Ellipses « Ecologie de l’Apocalypse » (2005) et écrit régulièrement dans EchoNature .

Dominique Viel Le choix de la vie Comment produire des changements positifs et durable dans le monde D’abord, voulez-vous nous faire un rapide rappel des grands enjeux de notre époque qui nous invitent à être des agents de changement ? Ce ne sera qu’un survol. Les grands enjeux de notre époque sont les mêmes pour tout le monde: ils sont environnementaux, sociaux, économiques, géopolitiques, etc. et il est important de souligner qu’ils sont tous en interaction. Parmi les grands enjeux environnementaux, il y a les dégâts occasionnés par les pollutions. Un chiffre que j’ai relevé dans la presse: quand on mesure le coût de la pollution en France, c’est au bas mot 100 milliards d’euros par an. Imaginez ce que l’on aurait pu faire en investissant la même somme pour prévenir ces pollutions! Ensuite, les Français ont près de dix fois plus de pesticides dans le sang que leurs voisins allemands ! La pollution de l’air est devenue extrêmement préoccupante: on lui doit de plus en plus de morts, en France et dans le monde entier. En Chine, elle serait la cause de 4000 décès par jour. Autre grand enjeu, celui des ressources-clés pour notre vie à nous humains, sur cette planète. Deux grandes catégories : les ressources

renouvelables et les ressources non-renouvelables - encore que la frontière entre les deux ne soit pas toujours aussi nette. Les ressources renouvelables ne sont en effet réellement renouvelables que si leur exploitation et leur maintenance sont durables. L’eau, par exemple, est renouvelable, mais si les rivières et les nappes phréatiques sont polluées, on ne peut plus parler de ressource renouvelable. Il en est de même pour le sol: on ne peut pas le surexploiter pendant des décennies, le saturer d’engrais chimiques, et s’attendre à ce que cela dure pour l’éternité. Les ressources non-renouvelables quant à elles nous posent deux types de question. La première est le moment de leur épuisement. La seconde, souvent oubliée, est celle de l’interaction qui lie entre elles ces ressources au niveau de leur exploitation. Pour l’heure, on ne parle pas encore d’épuisement, on parle de « pic », c’est-à-dire du moment où l’on atteint la moitié des réserves du monde connues et exploitables. Toutes les ressources n’en sont pas au même degré d’exploitation. Le fer par exemple est très abondant. En revanche, pour le pétrole, on est dans la zone du pic. Mais il y a aussi la seconde question, celle de l’interdépendance entre les ressources. Prenons le cas des exploitations minières : elles Commencement 9

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nécessitent, notamment à travers les machines utilisées, des volumes astronomiques d’eau, de minerais - dont des minerais rares - et d’énergie. Alors, supposons, par exemple, qu’on décide de faire de l’eau une cause mondiale et d’en limiter l’usage industriel. Eh! bien, on mettra en difficulté les exploitations minières. Il n’est donc pas nécessaire qu’une ressource soit épuisée pour que nous nous trouvions au pied du mur. Il suffit qu’une ressource indispensable à l’exploitation d’une autre ressource fasse défaut. Or, il y a très peu de ressources que l’on puisse exploiter sans en mobiliser d’autres. Ce qui est éminemment le cas du pétrole… En effet, pour exploiter le pétrole, il faut des équipements importants et de grandes quantités de produits chimiques, d’eau, etc. Mais le pétrole est aussi la clé pour comprendre comment le paradigme qui nous porte depuis le XIXème siècle est remis en question. La baisse du prix du pétrole, en monnaie constante, tout au long du XXème siècle a permis une croissance formidable. . Elle a permis la division internationale du travail et la mondialisation. Mais, les coûts d’exploitation croissants, avec une exploitation toujours plus en profondeur, y compris sous la mer, le cours du pétrole est monté à des niveaux élevés, difficilement absorbables par les acheteurs (147$ le baril en 2008, 110$ à l’été 2014). Cela a coïncidé avec l’arrivée sur le marché des pétroles non conventionnels, provoquant, depuis juin 2014 une baisse du prix du pétrole - concomitamment avec celle d’autres matières premières. Le ralentissement, au même moment, de la croissance de la Chine a mis l’économie mondiale au bord de la déflation. C’est une situation paradoxale, dont il est difficile d’imaginer l’issue, d’autant que nous sommes dans la zone du pic du pétrole - déjà atteint dans certaines régions du monde, ou à venir dans d’autres - et alors que nous restons des addicts de la croissance. Nos hommes politiques ne rêvent d’ailleurs que d’annoncer la reprise de celle-ci. Mais, lorsqu’il n’y aura Le choix de la vie

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plus de pétrole ou lorsque l’exploitation du pétrole aura atteint des coûts encore plus élevés, la course à la croissance telle que nous la connaissons aura une fin et, si nous ne nous sommes pas préparés à cette nouvelle situation, elle sera insurmontable. Qu’en est-il du problème social ? Les théories économiques du XIXème siècle, validées au XXème, considèrent qu’il y a trois facteurs de production: le capital, la main d’oeuvre et la nature. A l’époque, le capital était rare. La main d’oeuvre était rare également: on allait chercher les gens à la campagne pour les faire travailler dans l’industrie. Les ressources de la nature, en revanche, étaient considérées comme abondantes. Un économiste disait même que les ressources de la nature étaient illimitées puisqu’elles étaient


gratuites. Qu’observe-t-on aujourd’hui ? Le capital est surabondant : la dette mondiale, publique et privée, est passée de 142 000 milliards de dollars en 2007 à 100 0000 milliards en 2015, soit une augmentation de 40% après la crise de 2008. La main d’oeuvre, c’est triste à dire, est elle aussi surabondante: le chômage augmente dans la plupart des pays occidentaux et les salaires moyens sont à la baisse. Il y aussi, dans les pays en voie de développement, tous les gens qui, structurellement, n’ont plus d’emploi, qui n’ont plus accès à la terre qu’ils pourraient cultiver pour se nourrir et qui s’entassent dans les bidonvilles. Un professeur de l’Ecole des Mines de Paris, Pierre-Noël Giraud, vient de publier un livre intitulé « L’homme inutile, du bon usage de l’économie » qui explique comment le système actuel fait d’une partie grandissante des hommes des êtres inutiles qu’il appelle « les nouveaux damnés de la Terre ». Et il conclut qu’il faut se dépêcher de changer de modèle économique afin que l’être humain retrouve une place dans le monde. La bonne nouvelle à mes yeux est que, selon moi, nous avons encore dix ans pour agir. Le point de non retour n’est pas encore atteint. Toutes les eaux ne sont pas toutes polluées, ni les sols érodés, ni l’air devenu irrespirable, etc. Nous sommes dans une situation encore confortable - dans les pays occidentaux - de pré-catastrophe, mais la catastrophe n’est pas inéluctable et tout repose sur nous, dans nos divers positionnements d’acteurs. Nous sommes en effet consommateurs, citoyens, salariés d’une entreprise, électeurs, père ou mère de famille, nous avons un banquier, des fournisseurs, etc. Nous avons dans notre vie un nombre infini de possibilités d’agir. Mais, le drame, c’est qu’on ne les voit pas forcément. Par exemple, quand je vais acheter un tube de dentifrice dans un supermarché, si je veux m’assurer du contenu - produits chimiques dangereux ou non -, des conditions sociales de fabrication du produit - travail des enfants, rémunération -, et de l’impact environnemental - prélèvement sur quelles ressources, émissions de CO², etc. - l‘information n’est pas

accessible ou bien elle l’est difficilement et partiellement. Alors, que pouvons-nous faire et comment ? Je ne vous apprendrai pas qu’il y a des initiatives qui foisonnent un peu partout, grâce à des territoires et des associations qui s’engagent : expériences de gestion en « biens communs », organisations dites « collaboratives », circuits de réemploi, échange ou même don de biens fondé sur la gratuité, etc. Beaucoup de bonnes choses, mais posant parfois, des questions sur la cohérence ou la pertinence de l’initiative. La première, c’est Airbnb qui permet d’accéder à des hébergements de vacances moins coûteux. Alors, comme il existe des vols low cost, on voyage plus souvent et on consomme davantage de pétrole, on produit plus de co2, etc. Airbnb est d’ailleurs une société commerciale très rentable qui a trouvé un bon créneau et dont la première préoccupation n’est pas de sauver la planète. Un autre exemple, tout différent, que je trouve amusant, est celui du jeune homme, Dan Price, qui a fondé avec son frère une société, « Gravity Payments » qui fabrique des cartes de crédit. Un jour, alors qu’il faisait son jogging avec une amie, celle-ci lui fit part de la difficulté de joindre les deux bouts alors qu’elle ne gagne que 40 000 dollars par an.. Il réfléchit et se demande avec quelle somme on peut joindre les deux bouts. Il se souvient avoir lu une étude de l’université de Princeton qui disait que la sensation de bonheur ne croissait plus au-delà d’un revenu de 70 000 dollars par an. L’entreprise gagne beaucoup d’argent. Il rentre, convoque tous les salariés et leur annonce que désormais ils seront payés 70 000 dollars par an. Il y en a qui se frottent les mains, mais ensuite c’est catastrophe sur catastrophe. Les anciens qui étaient déjà à 70 000 dollars démissionnent du jour au lendemain. Les clients arrêtent de commander car ils pensent que l’entreprise va devoir augmenter ses prix. Préventivement, ils vont à la Commencement 9

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concurrence. Le frère de Dan, son co-actionnaire, lui fait un procès. Une bonne intention qui tourne à la catastrophe. Mais peut-être, en s’y prenant différemment, Dan Price aurait-il pu réussir et devenir un exemple positif ? Ce qui permet d’introduire le coeur de notre sujet: comment produire des changements positifs et durables dans le monde ? Je vais partir des observations faites par Stephan Schwartz. C’est un Américain. Dans sa jeunesse, il a participé à des marches contre la guerre du Viet-nam et en faveur des droits civiques. Il a toujours été passionné par la question des changements de société et il a fait des recherches universitaires sur tous les changements sociaux importants pour mieux en comprendre les processus. Ses observations générales ainsi que ce qu’il a appelé les « lois du changement » sont regroupées dans un livre intitulé « The Eight Laws of Change ». On pourrait se dire que c’est encore un de ces bouquins de recettes américains comme on en connaît tant, mais derrière celui-là il y a trente ans de recherches. Sa première observation porte sur la distinction entre les deux grands types de changement. L’un est le changement par des stratégies de pouvoir, qui emploient la force et la coercition, mais qui n’ont pas d’effets durables parce qu’il n’y a pas adhésion des gens qui sont censés mettre en œuvre, ou subir, les changements imposés. Schwartz dit que ce n’est pas la bonne façon de s’y prendre. Les forces de rappel sont considérables et, en plus, cela fait peu de gagnants et beaucoup de perdants. En revanche, les changements que l’on induit avec des moyens plus subtils, en s’inscrivant dans la durée nécessaire, ceux-là sont durables. Il prend un exemple, celui des Quakers. Aux Etats-Unis, il y a les Le choix de la vie

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grandes religions: 52% des Américains sont protestants, 25 % sont catholiques, puis il y a les Evangélistes, les Baptistes, etc. et à la fin on trouve 80 000 personnes qui sont Quakers. C’est un des plus petits groupes religieux. Pour autant, ce que Schwartz a remarqué, c’est que ce groupe a été à l’initiative des changements sociaux les plus marquants: l’abolition de l’esclavage, l’éducation publique, la réforme pénale, le vote des femmes, les droits civiques, la lutte contre la guerre du Vietnam, la protection de l’environnement. Schwartz en conclut qu’il suffit d’une petite poignée d’individus pour déclencher un mouvement capable de prendre une très grande ampleur: par exemple, un couple de Quakers de Vancouver et un couple de journalistes qui luttaient contre la guerre du Vietnam sont à l’origine de Greenpeace. Quatre personnes… Cela, sous condition de respecter, consciemment ou non, les huit lois que Schwartz a discernées au fondement des grands changements sociaux. Ces huit lois sont valables à la fois pour les individus et pour les groupes, et pour les individus au sein des groupes, bien entendu. La première énonce que « La personne et le groupe doivent porter un vrai dessein ». Il ne s’agit pas d’avoir une idée molle ou de partager un consensus intellectuel. Il faut qu’il y ait un véritable désir, un véritable objectif, un engagement qui sera assumé dans la durée. La deuxième loi dit que « Les personnes et le groupe peuvent avoir des objectifs, mais les résultats ne doivent pas les obséder ». Il faut s’entendre sur les finalités, c’est nécessaire, mais il faut écarter une fixation sur des solutions préconçues, qui risquerait d’engendrer des conflits au sein du groupe et dont la mise en oeuvre pourrait ne


pas tenir compte de la situation telle qu’elle va se découvrir. Il convient de laisser les solutions émerger au fur et à mesure qu’on avance. La troisième loi est d’une grande exigence : « Chaque personne au sein du groupe doit accepter que les objectifs puissent ne pas être atteints au cours de son existence et doit être à l’aise avec cela ». Pourquoi ? Parce que, par exemple, la personne ayant pris à coeur le combat contre l’esclavage et voulant voir, de son vivant, proclamer son abolition, aurait pu être tentée d’accélérer les évènements en

s’engageant dans des stratégies coercitives et, ainsi, fragiliser le résultat final. Il faut accepter l’idée que l’on engage une action qui dépasse l’horizon de notre vie personnelle. Notre trace, laissée sur la planète, qui sensibilisera d’autres esprits jusqu’à ce que la situation, au moment où elle sera mûre, bascule. Cela signifie que, s’ils ne pensent qu’à l’horizon de leurs mandatures, les hommes politiques, dans cette perspective, sont hors-jeu. Quatrième loi, qui est au moins aussi exigeante que la précédente : « Chaque personne au sein du groupe doit accepter que ce qu’elle fait puisse ne lui apporter aucune reconnaissance, et être parfaitement à l’aise avec cela ». Chacun peut penser sincèrement qu’il est désintéressé. Mais ce n’est pas si facile. Être apprécié, reconnu pour ce qu’on dit ou fait est un ressort humain tellement profond que c’en est de l’ordre d’un réflexe. Quand on anime un groupe, il faut être très attentif à ces tentatives de tirer la couverture à soi qui introduisent des concurrences et des conflits. La cinquième loi met l’accent sur l’égalité de chacun au sein du groupe: « Chaque personne, y compris dans le respect de la hiérarchie des rôle au sein de l’organisation, doit, quels que soient son sexe, sa religion, sa race ou sa culture, jouir d’une égalité fondamentale avec les autres ». On crée une association sans but lucratif et, tout de suite - et c’est normal - il faut se doter d’un président, d’un secrétaire, d’un trésorier, etc. Mais, au delà de ces rôles, le respect de l’égalité de chacun doit être assuré. Ce n’est pas facile non plus. Vous avez constaté comme moi qu’il y a des associations où certains sont « plus égaux que d’autres » et, souvent, c’est ce qui conduit à l’échec des projets. La sixième loi est aussi d’une grande exigence : « Chaque membre du Commencement 9

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énergies renouvelables, se déplace en voiture hybride, mais dont les habitations, voitures, avions, voyages sont un gouffre énergétique… Or la dissonance entre les comportements et le message que l’on veut transmettre finit par décrédibiliser le message. Huitième et dernière loi: Pour les individus comme pour les groupes, « Agir avec intégrité » et, quand on a des choix à faire - et on a en général beaucoup plus qu’on ne pense - « privilégier l’option qui affirme et respecte la vie ». Il n’y a pas toujours de choix parfait, mais choisir de consommer le produit le plus respectueux de l’environnement ou le plus respectueux des droits de l’homme,c’est faire le choix de la vie dans le respect de la nature et des hommes. groupe doit exclure la violence, qu’elle soit en pensée, en acte ou en parole ». On a de très beaux exemples de personnes qui ont incarné cela. L’écrivain américain Henry David Thoreau vivait sobrement au coeur de la nature, au bord de l’eau. Il a écrit des livres magnifiques, dont en 1849 « La désobéissance civile ». Ce livre est donné comme étant à l’origine du concept de non-violence et c’est sa lecture qui a inspiré Gandhi. L’épopée de Gandhi a, à son tour, inspiré Martin Luther King. On a là l’enchaînement des réactions qui ont permis d’obtenir des résultats impressionnants, qu’une armée n’aurait jamais obtenus. Septième loi: « Mettre en cohérence les comportements privés et les postures publiques ». Je dirai que ce n’est pas une surprise. Nous avons tous à l’esprit de ces mauvais exemples : tel homme politique qui prêche pour les Le choix de la vie

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N’y a-t-il pas dans ces huit lois des échos de traditions religieuses ? Schwartz dit que ces démarches s’appuient sur l’être et non sur l’avoir, l’enrichissement matériel ou la recherche du pouvoir. Dans cette mesure, il n’est pas surprenant d’y trouver des échos des démarches spirituelles. Mais lui-même n’est pas parti de là: il est parti de l’observation des mouvements sociaux qui ont réussi. Il est intéressant, d’ailleurs, de relever cette convergence. Mais, à part ces quelques exemples exceptionnels que vous avez cités, tout cela est-il vraiment réaliste ? Non seulement c’est réaliste, mais c’est déjà appliqué et je vais vous dire quelques mots sur le « Mouvement des Villes de la Transition » lancé par Rob Hopkins. C’est un Irlandais, un professeur de permaculture, qui s’est installé dans le Devon, en Angleterre. Très


préoccupé par les enjeux que j’ai évoqués au début de cet entretien - le pic du pétrole, la pollution, etc. - il se dit qu’il faut faire quelque chose pour que la population locale se dote de la résilience qui lui permettra de survivre aux chocs énergétiques, économiques et sociaux à venir. Il échange là-dessus avec quelques copains et ils se mettent à parler autour d’eux. Puis, dans leur petite ville de Totnes, les voilà qui multiplient les groupes de réflexion autour de la question « Face à ces problèmes, que pouvons-nous faire ? » Peu à peu, les domaines où agir émergent: la nourriture, les transports, l’habitat, l’éducation, les formes de travail… L’une des particularités de la démarche initiée par Rob Hopkins est qu’il ne vient pas avec des solutions préconçues. Il se contente d’inviter les gens à se mettre autour d’une table pour réfléchir ensemble à ce qu’ils pourraient faire, pour produire des idées d’expériences concrètes à conduire et à tester. Une autre particularité de cette démarche est qu’elle se place dans une perspective à trente ans. Ils partent de rien mais ils partent quand même. La première conférence publique de Rob Hopkins, sur le pic pétrolier, a eu lieu dans un pub. Puis, comme cela avait du sens, une fondation s’est intéressée à eux

et leur a permis d’avoir un petit local et des salariés. Ils ont créé un site Internet. Au fil de l’eau, ils l’ont nourri de leurs réalisations et la magie de la Toile a fait qu’ils ont été repérés et bientôt connus dans le monde entier. Inspirés par leur exemple, des territoires urbains ou ruraux se sont mis en mouvement un peu partout et les gens de Totnes se sont retrouvés à former d’autres gens, à publier des guides, à expliquer comment s’engager très concrètement tout en conservant de bonnes relations avec les pouvoirs publics locaux. Aujourd’hui, ils y a dans le monde environ 500 projets de « transition », nos amis sont présents à la COP 21 avec un « cahier d’acteurs » qui présente vingt-etun projets, et, ce que je trouve formidable, en partant de la thématique du pétrole, ils parviennent à toucher beaucoup de secteurs de la vie quotidienne… Et les entreprises dans tout cela ? Le mouvement de la Transition a bien vu combien l’entreprise pouvait être un carrefour de bonnes pratiques et de mobilisations et il vient de créer une branche qui s’adresse à elle. Leur définition de « l’entreprise de la transition » est: « une entité qui se trouve dans le champ

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concurrentiel, économiquement viable, répondant à un vrai besoin du territoire ou de la communauté, avec un impact social bénéfique et un impact environnemental soit bénéfique soit neutre ». L’entreprise doit apporter plus de valeur au territoire que le simple profit. Il faut qu’elle utilise les ressources avec mesure et pertinence. Qu’elle soit partie prenante et acteur de la communauté et du territoire et qu’elle renforce la résilience de la communauté. Sur le site du Mouvement de la Transition1, ce qui frappe, c’est le foisonnement et aussi, par rapport au sujet de notre entrevue, le fait que les huit lois discernées par Schwartz soient mises en pratique. Rob Hopkins ne s’est probablement pas inspiré des observations de Schwartz, mais avec son bon sens, son intégrité, il a mis les pas dans ses pas. Autant les analyses de Schwartz sont intéressantes parce qu’il décortique les processus qui conduisent à la réussite, autant la démarche de Rob Hopkins l’est parce qu’elle part du terrain et illustre sans le vouloir le processus décelé par Schwartz. Tout cela n’est-il pas cependant qu’une goutte d’eau ? Si je regarde les grands changements de société que nous avons évoqués, à un moment il y a comme un point de bascule où tous les acteurs, y compris les pouvoirs publics, entrent dans le processus au côté de la société civile et lui donnent la puissance qui lui manquait encore. Propos recueillis par Alexander Burough.

Le choix de la vie

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1 Cf. http://www.transitionnetwork.org, http://www.transitionfrance.fr et la vidéo de l’interview que nous avons faite de Rob Hopkins: http://co-evolutionproject. org/index.php/2010/06/rob-hopkins-et-les-villes-de-la-transition/


Bio Express

Bénédcte Manier «Made in India»

Bénédicte Manier est une journaliste française spécialisée dans les questions sociales et de développement. Elle a effectué plusieurs centaines de reportages de terrain en France et dans plusieurs pays, notamment au Laos, au Cambodge, en Thaïlande, au Burkina Faso, en Irlande, en Espagne, au Brésil et en Inde. Elle a aussi couvert plusieurs conférences mondiales de l’ONU (Population et Développement du Caire en 1994, Sommet social de Copenhague en 1995, Conférence de Pékin sur les femmes en 1995, Habitat II à Istanbul en 1996) ainsi que des conférences à l’initiative de la société civile (Forums Sociaux Mondiaux, conférence sur le travail des enfants de Florence en 2004, etc.). Ses domaines de prédilection sont les initiatives de la société civile, les mouvements citoyens et altermondialistes, les alternatives économiques (gestion collective de l’eau, épargne éthique, économie sociale et solidaire, réseaux de troc, micro-crédit, commerce équitable...), les biens publics mondiaux, le travail des enfants, les droits des femmes, la démographie, la pauvreté et les questions de développement. Elle vient de publier « Made in India, Le laboratoire écologique de la planète » aux éditions Premier Parallèle.

Votre livre Made in India repose sur votre longue fréquentation de l’Inde, urbaine et rurale. Vous écrivez que, pour les gouvernements successifs et les industriels indiens, la modernisation n’est jamais assez rapide… Pouvez-vous rappeler dans quelles circonstances naissent les innovations que vous citez ? Elles naissent toutes sur des territoires à l’environnement très dégradé : zones massivement déboisées, villes envahies de déchets, terres agricoles en voie de désertification, etc. A partir de là, les habitants se mobilisent pour construire un autre modèle, qui permet des renaissances spectaculaires. Dans le Rajasthan par exemple, un travail collectif de recueil des pluies a permis de remplir des nappes phréatiques presque vides, et des milliers d’hectares agricoles stériles sont devenus des terres riches, irriguées, qui donnent trois récoltes par an. Des rivières disparues se sont remises à couler et le district a été reboisé par ses habitants. 1 Cette pratique agricole reproduit la nature : elle utilise les synergies naturelles entre arbres, plantes, terres et animaux, et permet de régénérer spectaculairement les sols dégradés. Cf. dans ce même numéro l’interview de Grégory Roche, Le paysagisme nourricier. 2 Éditions Les Liens qui Libèrent, 2012.

Dans l’Andhra Pradesh, au centre du pays, l’implantation de la permaculture1 a également fait renaître l’écosystème d’un territoire entier. Les résiliences locales comme celles-ci sont nombreuses dans le pays. Elles montrent que la désertification n’est pas une fatalité et que l’agriculture biologique peut nourrir des zones densément peuplées. Elles ouvrent une voie d’avenir pour le monde. Qu’est-ce qui a amené tous ces gens à faire ce qu’ils ont fait ? Et qu’est-ce qui a rendu cela possible ? La pauvreté est un moteur insoupçonné d’action. En Inde, personne n’attend rien de l’État, mais il y a une société civile active, militante, ce que traduit d’ailleurs le nombre record d’ONG : 3,1 millions. Mais, souvent, ces initiatives démarrent avec l’énergie d’un homme, d’une femme, d’un petit groupe, qui a une idée et qui convainc les autres d’agir avec lui. Dans les réussites citoyennes citées dans ce livre, comme celles citées dans «Un million de révolutions tranquilles»2, se trouve toujours un catalyseur, une personne qui a l’intuition qu’un autre monde est localement possible et qui en pose la première pierre. Commencement 9

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Vous accompagnez l’échantillonnage passionnant d’innovations décrites - low-tech ou high tech, sociales, agricoles, etc. - de résultats chiffrés, par exemple en nombre de familles ou de villages bénéficiaires. Vous donnez aussi en fin d’ouvrage de très nombreuses références. Sur quelle durée ces innovations ont-elles été développées ? La durée est très variable. Certaines ont commencé dans les années 80 ou 90, ce qui permet de voir aujourd’hui que leurs résultats positifs sont durables. D’autres ont émergé dans les années 2000, avec l’arrivée d’une génération de jeunes militants, impliqués dans des opérations « zéro déchet », le recyclage innovant, la lutte contre la pauvreté rurale ou la diffusion de l’électricité d’origine solaire. Ce n’est d’ailleurs pas fini : l’Inde est un des pays les plus jeunes au monde et cette jeunesse a envie de voir le pays changer. Avec elle, les initiatives ne vont plus cesser de se multiplier. Comment ces actions ont-elles été financées par la société civile ? Le financement est très variable. Recycler les déchets, implanter un autre modèle agricole ou récupérer l’eau des pluies n’exige pas de moyens ou de structure associative, mais seulement des bras. L’action des ONG est, elle, souvent subventionnée par les nombreuses fondations présentes dans le pays, qu’elles soient indiennes ou étrangères. Quant aux entreprises sociales, elles sont comme les coopératives : elles dégagent une marge suffisante pour accomplir leur mission. Un exemple d’innovation dans le domaine de la santé ? Deux me viennent à l’esprit. Celui de l’ONG « Opération Asha », qui forme des citoyens à devenir des agents locaux de santé, pour détecter la tuberculose dans les villages et les bidonvilles urbains. Avec «Made in India»

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cette détection de proximité, les patients commencent le traitement en quarante-huit heures, avec des médicaments livrés gratuitement à l’épicerie du coin ou au temple. Ce réseau décentralisé suit efficacement 6,5 millions de patients en Inde et s’est implanté au Cambodge. Il faut aussi citer le remarquable réseau de soins palliatifs de proximité du Kerala : ses 100 000 volontaires – étudiants, fermiers, retraités...


– assistent 70 000 malades en fin de vie chez eux, dans les villages. Ce système citoyen a été reproduit en Indonésie, en Thaïlande, au Bangladesh et au Sri Lanka. L’Irlande est en train de suivre.

sont maintenant recyclés en biogaz, et les déchets solides partent dans des filières de recyclage. Kovalam est aujourd’hui une ville « zéro déchet », un modèle de tourisme écologique.

Un autre exemple à fort impact socio-écologique, dans le domaine des déchets ?

Un bref portrait d’un groupe de femmes « empowered »3 que vous avez rencontré ?

Dans le Kerala, une ville a été le théâtre d’une opération remarquable qui a transformé le paysage. Il s’agit de Kovalam, une station balnéaire qui, il y a quinze ans, était envahie de déchets. Les habitants ont entièrement nettoyé la ville, puis ont interdit l’usage du plastique et l’ont remplacé par des contenants biodégradables : gobelets en noix de coco, sacs en coton ou en papier recyclé. Leur fabrication a permis de créer 2000 emplois locaux. Dans les hôtels, les déchets organiques

Celui des quelque 700 femmes venues de plusieurs pays d’Afrique - Mauritanie, Sénégal, Éthiopie, Kenya…- qui viennent se former à la technologie solaire au Barefoot College, dans le Rajasthan. A leur retour dans leur pays, elles installent lampes et fours solaires dans leur village et vivent de l’entretien du réseau électrique. Ces femmes, souvent illettrées, ont déjà apporté l’électricité à 500000 personnes dans 72 pays et sont désormais respectées pour leur savoir-faire. C’est une stratégie gagnante, à la fois au plan social et au plan écologique. De plus, elles forment à leur tour d’autres femmes, pour les aider à devenir à leur tour des actrices respectées du changement. C’est une belle histoire d’empowerment en chaîne. Un autre exemple encore, par exemple sur la reforestation ? Il en existe de très nombreux. On voit des ONG comme « Sadhana Forest » qui reboise une région près de Pondichéry avec l’aide de milliers de volontaires venus du monde entier. Mais on voit aussi des citoyens replanter seuls des milliers d’hectares de forêt. C’est par exemple le cas de Daripalli Ramaiah, que la presse indienne a surnommé le «guerrier vert » parce qu’il a planté 10 millions d’arbres près de Khammam, dans le Telangana. Il a coutume de dire une phrase que j’aime : «Si vous sauvez les arbres, ils vous sauveront». Ces Indiens inspirés montrent qu’on peut tous planter des arbres près de chez nous. D’autant qu’il existe une méthode, celle du botaniste japonais Akira Miyawaki4, qui permet de les faire pousser dix fois plus

3 Sans équivalent satisfaisant en français, le mot anglais empowerment désigne la capacité à s’impliquer de soi-même, à s’investir dans une action, un projet.

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vite. Comment, ici, pourrions-nous nous inspirer de l’Inde ? En reproduisant ce que font les Indiens et les Indiennes, tout simplement. Leurs réalisations sont simples, faciles à imiter, ne demandent qu’un peu de bonne volonté. On sait d’ailleurs que le principal facteur de changement, sur la planète, vient aujourd’hui des mobilisations de terrain et de la reproduction, de territoire à territoire, des initiatives qui ont fait leurs preuves. Ce qui explique par exemple le succès mondial des « Incroyables Comestibles »5, des circuits courts de type Amap ou des Fab Labs. Nous sommes ainsi définitivement entrés dans l’ère de la société civile agissante. La désillusion du politique y est pour beaucoup, mais aussi le fait de vivre sur une planète connectée, où les changements locaux se repèrent et se diffusent vite. Ce qui permet de les reproduire ailleurs. Propos recueillis par Claude Roger.

«Made in India»

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4 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Akira_Miyawaki . 5 Cf. dans Commencements n° 5 l’interview de Mary Clear, et aussi http:// lesincroyablescomestibles.fr .


Bio Express

Bernard Perret Démarchandiser notre civilisation Marchandisation, démarchandisation… De quoi s’agit-il précisément ? C’est plus simple de commencer à parler de marchandisation que de démarchandisation parce que l’on comprend mieux ce dont on parle. Depuis des décennies voire des siècles notre système économique et social est marqué par des processus qui sont d’une part la libéralisation et l’extension des marchés, la victoire d’un hyper-libéralisme, et d’autre part la monétarisation de la vie sociale, c’est-à-dire le fait que l’argent prend une place croissante dans les échanges sociaux, avec un exemple qui est frappant, celui du sport. Quand j’étais jeune, l’amateurisme avait une valeur dans le sport, aujourd’hui cela fait rire tout le monde. Nous voyons bien qu’il y a une monétarisation des échanges. Il y a aussi la financiarisation qui se manifeste par la marchandisation des titres de propriété et des dettes, c’est-à-dire l’extension du marché au commerce avec l’avenir et au commerce du capital productif. Tous ces phénomènes qui sont souvent analysés séparément par les économistes, relèvent en fait de la même tendance. Ce que je montre dans mon livre, même si ce processus est toujours en cours, c’est que

Bernard Perret est ingénieur et socio-économiste. Il a mené une double carrière de fonctionnaire et de chercheur. Il est actuellement membre de l’inspection générale du ministère de l’écologie. Il est membre du comité de rédaction de plusieurs revues, dont la revue Esprit, et auteur d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels Pour une raison écologique (Flammarion 2011), L’évaluation des politiques publiques (La Découverte, 2001, 2008) et La logique de l’espérance (Presses de la renaissance, 2006). Il vient de publier aux Editions Les Petits Matins (Institut Veblen): Au-delà du marché - Les nouvelles voies de la démarchandisation.

nous assistons à un ensemble de phénomènes qui suggèrent que ce système atteint ses limites et que nous sommes en face de contretendances. Quels jugements pouvons-nous porter sur ce processus d’hypermarchandisation ? Vous avez évoqué le sport, mais pour autant ce processus mérite-t-il d’être globalement remis en question ? C’est une vaste question! Il est évident qu’à l’origine le libéralisme économique, la libéralisation des échanges, l’autonomisation de la sphère économique est un phénomène qui, sur une période, a été indissociable de la forme de démocratie que l’on connaît. Il n’y aurait pas eu de démocratie sans l’autonomisation de la sphère économique. De ce point de vue, cela a été une bonne chose. Sur le plan économique, cela a été un facteur de prospérité. Seulement, depuis quelque temps nous allons trop loin parce que la marchandisation a tendance à vampiriser la vie sociale et à détruire l’équilibre entre différentes formes d’existence, entre les différentes formes de pouvoir et de reconnaissance, et par ailleurs parce que ce processus est de moins en moins porteur de prospérité. On le voit bien: malgré toutes Commencement 9

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les tentatives pour doper la croissance en libéralisant le marché, en ouvrant de nouveaux domaines à la monétarisation, etc., le marché est maintenant à rendement décroissant, il ne parvient plus à générer une croissance réelle du bien-être et, par ailleurs, il produit de plus en plus d’effets pervers. Donc nous sommes dans une zone où le processus de marchandisation atteint ses limites et devient un phénomène qu’il faut rééquilibrer, encadrer, repousser dans certaines limites. Diriez-vous qu’il y a aussi des effets pervers au niveau social et culturel dans nos sociétés ? Absolument. Prenons l’exemple de la culture, du sport, ou d’autres activités que l’on fait pour le sens qu’elles ont: nous voyons bien que l’hyper-marchandisation a pour effet d’appauvrir leur valeur. Quand on réduit les individus à leur valeur marchande, à ce qu’ils peuvent produire ou consommer, c’est appauvrissant. Au sein même des entreprises, on voit bien que la réduction de l’entreprise à une « machine à cash » pour les actionnaires est très appauvrissant par rapport à une autre conception de l’entreprise qui serait une communauté orientée vers la réalisation des choses utiles, un collectif de travail qui valorise

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ses membres. Parmi les limites de la marchandisation il y a ces effets pervers qui sont de nature culturelle, anthropologique, et qui mettent en cause nombre de valeurs qualitatives de notre civilisation. De ce fait nous produisons un être humain moins social, moins sociable, et qui se tourne vers la conquête de l’argent et du pouvoir. Ce système propose une représentation de la réussite qui influe beaucoup le comportement de l’être humain… J’ai été scandalisé par la déclaration d’un ministre qui souhaitait qu’il y ait davantage de jeunes français qui deviennent milliardaires. J’aurais accepté qu’il dise vouloir que les jeunes prennent des initiatives, deviennent entrepreneurs pour réaliser quelque chose, mais ces réalisations ne conduisent pas forcement à devenir milliardaire. Nous avons aussi besoin de juges intègres, d’artistes, de médecins, de fonctionnaires zélés. Nous avons besoin de toute une gamme de valeurs et de motivations et de fonctionnements qui sont indispensables à l’équilibre de la vie sociale. Ramener tout cela à l’argent est dramatique. Cela aboutit à une vie appauvrie, où les gens se replient sur la sphère privée, sur l’intime, sur la famille et par ailleurs


sur l’argent, au détriment de la vie publique et de la vie en commun. Vous évoquiez des contre-tendances à l’oeuvre. Quelles sontelles ? Tout d’abord de plus en plus de gens prennent conscience de ce que la marchandisation à outrance n’est pas la solution qui ramènera de la prospérité. Les bienfaits économiques que l’on peut tirer de la marchandisation ne sont plus évidents. On le voit avec la panne de la croissance et les analyses des économistes qui montrent que c’est un problème structurel, que j’analyse dans mon livre comme « la panne du processus de marchandisation ». La capacité de transformer les besoins humains en marchandises, en profits, et en augmentation de la circulation monétaire, cette dynamique s’épuise pour des raisons qui tiennent à la crise écologique, au fait que les besoins sociaux deviennent de plus en plus concentrés sur des activités relationnelles, les services sociaux, les soins, la sécurité. Beaucoup de ces éléments du bonheur et de bienêtre qui ne sont pas monétarisables. N’y a-t-il pas aussi une panne des processus de solvabilisation des besoins ? Oui, c’est un phénomène qui est très lié. Il y a un lien entre le fait que certains besoins apparaissent comme non-solvables et le fait que ces besoins portent sur des biens qu’il n’est pas aussi facile de faire circuler. La marchandise-type est un objet qui circule, un objet substituable, appropriable qui entre dans un circuit d’industrialisation et d’échanges à grande échelle. De plus en plus, nous avons affaire à des biens qui ne rentrent pas dans cette catégorie-là et, de ce fait, posent parfois des problèmes de solvabilisation. Le cas de la santé est clair: si vous

voulez améliorer la qualité de vie des personnes en fin de vie dans des maisons de retraite médicalisées, c’est une dépense qu’il faut faire, c’est une nécessité éthique, mais ce n’est pas avec cela que nous pouvons nourrir la croissance. Il va falloir le financer au détriment de dépenses pour la voiture, pour des ordinateurs, etc. C’est plus facile de nourrir un processus de croissance auto-entretenu avec une marchandisation qui porte sur des biens industrialisables qu’une croissance qui porte sur des services relationnels. Il y a par ailleurs des phénomènes de « fuites » dans le circuit, des cas où l’innovation technique aboutit à un surcroît d’utilité réelle pour les gens, mais à une perte de valeur marchande. Par exemple Internet: les économistes commencent à s’en rendre compte et à le dire du bout des lèvres. Le diagnostic des professionnels de la presse est unanime: ils n’arrivent pas à gagner de l’argent et à compenser les pertes sur le tirage papier. A cause d’Internet le papier diminue de 5% par an alors que 90% de leur profit reste lié au papier. C’est un phénomène de destruction marchande que l’on retrouve aussi dans la musique. Il émerge des nouveaux médias qui facilitent l’échange gratuit parce que beaucoup gens trouvent intérêt à produire euxmêmes, gratuitement, des contenus informationnels, culturels, et à se servir de l’Internet pour développer des échanges non-monétaires. C’est un phénomène massif. C’est un phénomène surprenant, car, dans la représentation classique de l’économie, l’agent économique est guidé par un intérêt égoïste, il est censé ne faire que des choix lui permettant de s’enrichir. Voit-on apparaitre là une autre forme d’enrichissement qui n’est ni monétaire, ni financière ? Tout à fait, c’est le désir de co-produire de la culture, de l’information, du sens, qui n’a rien à voir avec une recherche d’enrichissement Commencement 9

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matériel, même si évidemment certains s’enrichissent avec cela, comme Facebook. Il y a un méga-capitalisme qui prospère avec cette réalité, mais si l’on regarde les choses d’un point de vue systémique, on a bel et bien un phénomène de destruction de valeur marchande au profit d’une valeur non-monétaire. Nous aurions donc un phénomène massif de contributions gratuites à la société ? Oui ! Il y a Wikipédia, les logiciels libres, les « repair cafés », etc. et tout cela va continuer de se développer. L’utilisation d’Internet pour mutualiser des biens est, dans une certaine mesure, un processus de démarchandisation. Les sites qui incitent les gens à rouler à plusieurs dans une voiture amènent ceux-ci à n’acheter une voiture que beaucoup plus tard. Une étude montre que l’âge moyen d’achat d’une voiture est passé à cinquante ans. C’est extraordinaire! J’ai un fils dans cette situation et qui a pourtant deux enfants. Il est fermement décidé à utiliser toute la gamme des possibilités - transports collectifs, location, prêt entre particuliers - pour retarder le plus possible l’achat d’une voiture. Il faut constater qu’un parisien qui se sert de sa voiture uniquement pour ses loisirs, c’est un gâchis énorme. Parfois on se sert de sa voiture une fois par mois. Pour ma part, je laisse ma voiture à la campagne et, avec un ami j’ai mis en place un échange « parking contre voiture ». Ce qui veut dire, en tout cas, que la fascination pour la voiture diminue alors que, pour les générations précédentes, avoir le permis de conduire puis sa voiture était en quelque sorte le rite initiatique d’entrée dans l’âge adulte. C’est un repère culturel qui disparaît. Démarchandiser notre civilisation

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Oui, cela ne fascine plus, au moins dans les grandes villes. La voiture permettait l’autonomie. Aujourd’hui les échanges à distance, le téléphone portable, Skype permettent de dématérialiser les relations. Vous avez observé d’autres domaines où la démarchandisation est en marche ? Tout ce qui se passe au sein du monde productif, autour de l’économie circulaire et de l’économie de la fonctionnalité. Nous savons que les stocks de ressources ne seront disponibles que quelques décennies encore, pour les métaux par exemple. Il y a une forte motivation des entreprises à faire de l’écoconception, c’est-à-dire à produire des biens qui durent plus longtemps, à produire des services plutôt


que des biens. Par exemple, Xerox propose de vendre des pages imprimées ou photocopiées, plutôt que vendre des imprimantes et de photocopieuses. Ainsi, on aboutit à des économies de matière. On prend plus au sérieux l’économie au sens d’économiser des ressources. Pourriez-vous citer d’autres facettes de ce processus dans d’autres domaines ? Tout ce qui est lié à l’écologie. On pourrait dire que la prise en compte de l’environnement et des biens communs environnementaux aboutit toujours à une forme de démarchandisation. A partir du moment où l’on oblige les entreprises à rendre des comptes à leurs actionnaires, non seulement sur leur profit mais aussi sur l’impact environnemental ou social de leur activité, cela veut dire que les marchés financiers ne peuvent plus fonctionner de la même façon et que le rôle même des marchés va diminuer au profit d’autres formes de régulation qui seront faites an nom d’autres indicateurs, d’autres valeurs. Nous allons retrouver cela à tous les niveaux, par exemple dans l’étiquetage environnemental. A partir du moment où l‘on s’intéresse à l’impact carbone des biens que l’on achète, cela veut dire que même si l’on reste dans une économie de marché, ce sera une économie de marché « encastrée », au sens que donnait à ce terme le socio-économiste Karl Polanyi. Nous allons vers un ré-encastrement des marchés. L’économie de marché sera tenue, elle sera subordonnée à des finalités qui ne seront plus seulement économiques mais de plus en plus écologiques. Ne pouvons-nous craindre que le système se rebelle contre ces menottes que l’on veut lui passer ? Quid du capitalisme comme noyau de pouvoir ? Il y aura des résistances, c’est certain. Les chefs d’entreprise qui ont une vision à long terme savent qu’ils doivent s’adapter, rendre des comptes

sur leurs émissions et se recentrer sur des objectifs environnementaux, et ils doivent faire partager cela à leurs actionnaires. C’est porteur de contradiction par rapport au système, mais cela va de pair aussi avec tout un ensemble de réflexions qui se développe, au moins en France, avec des réflexions sur le statut même de l’entreprise. L’entreprise appartient-elle vraiment aux actionnaires ? Comme le propose JeanPhilippe Robé, l’entreprise pourrait être constitutionnalisée par un statut juridique qui fasse que ses devoirs, et pas seulement vis à vis des actionnaires, soient reconnus. Un statut qui la contraindrait à atteindre des buts qui ne soient pas seulement la maximisation du profit pour les actionnaires. Sur quoi les politiques publiques devraient-elles porter principalement ? On peut presque dire aujourd’hui qu’un certain nombre de chefs d’entreprises sont plus avancés sur la voie de la démarchandisation que les hommes politiques qui en sont au degré zéro et qui sont incapables de penser autrement qu’à travers la relance de la croissance qui leur permettra de faire du social à travers des politiques purement distributives. La révolution que j’appelle, c’est le jour où les hommes politiques intégreront la démarchandisation, par exemple en se demandant si, pour améliorer la vie concrète des gens, on ne peut pas avoir des politiques centrées sur la réduction des besoins monétaires, plutôt que sur la recherche de la croissance et de l’augmentation des salaires ou de la redistribution. On peut aussi concevoir des produits qui durent plus longtemps, aménager des espaces permettant de se passer de voiture, tarifer favorablement l’eau et l’électricité pour les petits consommateurs, réduire les dépenses contraintes, y compris la publicité, etc. C’est un renversement copernicien: arrêter de penser Commencement 9

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uniquement l’augmentation du bien–être par l’augmentation du taux de croissance. Evidemment, c’est très compliqué parce qu’il y a énormément de choses qui sont totalement liées à la croissance dans notre mode de vie, à commencer par les impôts et le financement des dépenses publiques. J’ai commencé à aborder ce sujet dans mon livre, mais il faudrait aller beaucoup plus loin afin de modéliser une transformation conjointe du système, des modes de production et de l’Etat lui-même dans sa manière de produire de l’action collective. Que serait un Etat, un service public collaboratif qui mobiliserait la société autrement qu’à travers les impôts, les services publics, les redistributions et des fonctionnaires ? On se heurte aussi, s’agissant des hommes politiques, à une représentation de la réussite: la réussite, c’est le pouvoir de décider, éventuellement de subventionner, mais ce n’est pas animer les citoyens pour qu’ils apportent leurs idées et produisent ou protègent euxmêmes des biens communs. C’est cela, et c’est aussi la culture du « grand projet ». On voit bien la difficulté des politiques à renoncer à une ligne de TGV ou à un aéroport, même si on leur démontre par A + B que ce sera nuisible ou ne sera pas rentable. On a besoin d’une nouvelle race d’hommes politiques. Les politiques doivent offrir autre chose, et les citoyens et les médias doivent suivre aussi. Quels sont vos facteurs d’espoir ? L’homme n’est pas suicidaire, il est capable d’inventer. On l’a suffisamment vu. En temps de guerre, de catastrophes, les choses que Démarchandiser notre civilisation

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l’on croyait impossibles deviennent possibles. Tout cela est aussi une occasion de sortir par le haut des crises sociales, en redonnant une place à chacun et en offrant des buts qui ont du sens. Je vais aussi vous faire une réponse qui tient à mes convictions spirituelles: je crois que ce qui a le plus de sens dans la vie arrive toujours de manière imprévue. C’est l’évènementialité du sens. Si l’on est de culture chrétienne comme moi, l’on sait que la question de l’évènement qui fait du sens est quelque chose d’omniprésent dans la tradition mais aussi dans toute existence humaine.

Propos recueillis par Thierry Groussin.


Grégory Roche Le paysagisme nourricier Grégory, qu’est-ce que « La Pâture es Chênes » ? C’est un bout de terrain de 40 ares, d’origine familiale, plutôt destiné jadis à la culture des pommes de terre. Nous l’avons racheté il y a quatre ans afin d’y développer un projet global. Il est devenu le support du mode de vie que ma compagne et moi avons choisi pour notre famille. C’est un lieu de production de fruits, de légumes et de plantes aromatiques destinés à notre propre consommation dans une perspective d’auto-suffisance alimentaire familiale. C’est en même temps, de ce fait, un lieu d’expérimentation de l’abondance vivrière naturelle que rendent possible les outils de la permaculture. Et c’est aussi, déjà, un lieu de formation à la création d’écosystèmes naturellement généreux pour la satisfaction des besoins humains. on ne connaît que le paysagisme d’agrément. L’idée, c’est de faire ici du « paysagisme nourricier » et de l’enseigner. Comment vous est venue l’idée de ce projet ? D’une remise en question totale! J’avais un bac scientifique, suivi de deux années en faculté de biologie,

puis j’avais fait un BTS Hygiène - Propreté - Environnement. J’ai commencé ma carrière professionnelle dans le nettoyage industriel. Ayant démarré en bas de l’échelle, je suis devenu patron. Mais, en 2010, je me suis rendu compte que je n’avais pratiquement pas vu mon deuxième enfant depuis sa naissance, un an auparavant. Je partais le matin à six heures et demie, je rentrais le soir à huit heures, et lui, au bout d’un certain temps, comme il ne me voyait pas, il refusait de s’endormir avant minuit ou une heure du matin. C’était épuisant et frustrant. Nous en avons discuté, ma compagne Sylvaine et moi, et nous avons décidé de changer de vie et, pour y réfléchir, de faire un grand break. Fin août 2010, j’ai clôturé mes comptes et j’ai tout arrêté. Nous avions quelques mois auparavant investi dans un camping-car. Nous avons accroché une remorque au camping-car et nous sommes partis tous ensemble, avec nos deux enfants, au Portugal et dans le sud de l’Espagne, où la permaculture est assez développée. Sylvaine, qui est dans la création de sites Internet et qui avait quelques clients, a continué à travailler pour eux à distance. Le break a duré quatre mois et demi. Commencement 9

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il y avait cette terre-là dans la famille: pourquoi ne pas y tenter notre expérience ? Début 2011, on s’est lancé. Comment votre entourage a-t-il pris ce « changement de cap » ? Très mal ! Quitter du jour au lendemain une entreprise qui fait de l’argent ! Je ne vous dirai pas tout ce que nous avons entendu dans le genre « C’est n’importe quoi! » Sans parler de ce que nous voulions faire sur ce terrain qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais produit autre chose que des pommes de terre et encore à coup d’engrais, et que nous prétendions transformer en potager… sans engrais ! C’était la quête d’un autre bonheur ?

C’était pour apprendre la permaculture ? D’abord, c’était pour prendre du recul. Qu’est-ce qu’on veut ? Qu’estce qui compte pour nous ? Que voulons-nous faire de notre vie ? Le confort et les facilités que nous pouvions avoir n’étaient-ils pas les ennemis de notre vraie vie ? Au bout de ces quatre mois et demi, à visiter des fermes nous avons aussi pris conscience qu’à travers ma formation initiale je connaissais déjà pas mal de choses en termes de micro-biologie des sols, sans parler du jardinage que j’avais vu pratiquer par mon père et mon grand-père. Pour la permaculture, cela a été un travail d’autodidacte. A l’époque, on ne trouvait quasiment rien en français sur le sujet, mais grâce à Internet et comme nous maîtrisons l’anglais tous les deux, nous avons eu accès facilement à des documents et à des vidéos. Alors, au retour, Le paysage nourricier

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Auparavant, nous étions heureux aussi: confort financier et matériel, copains, etc. Mais, au fond, il y avait quelque chose d’autre, quelque chose qui n’allait pas. Aujourd’hui, l’aspect financier nous titille de temps en temps, mais on est bien dans notre tête. Notre première source de bonheur, c’est le temps. Le temps d’être présents auprès de nos enfants: je les emmène le matin à l’école, je déjeune avec eux le midi, je vais les récupérer à la sortir de l’école. C’est aussi le temps d’être ensemble, Sylvaine et moi. C’est le temps d’avoir du temps pour soi. Puis, on développe des projets qui ont du sens pour nous et on aide à en développer ailleurs. Par exemple, on va travailler avec la ville de Saint-Brieuc pour y aménager des espaces au sein des quartiers difficiles, afin que ces quartiers produisent de l’abondance vivrière. On est en lien avec une quantité de réseaux qui se développent un peu partout. On n’est plus sur un bonheur matériel, on se rapproche plutôt de la sobriété heureuse de Pierre Rabhi. En termes de « développement personnel », c’est une expérience ! Les deux premières années, je voulais aller vite et la nature m’a fait


comprendre que je me fourvoyais. A vouloir gagner du temps, j’en perdais. Ce qui se met en place, à travers une telle activité, c’est l’humilité, une acceptation du naturel, de la vie qui ne va pas à 3000 à l’heure. Quand on est dans notre élément, en contact avec des gens qui sont sur le même chemin, avec les mêmes structures, les mêmes motivations, tout va bien. Mais quand on est à la lisière de la société moderne, c’est un peu plus compliqué de nous faire comprendre. Si vous faites le point aujourd’hui, qu’avez-vous envie de dire ? Nous sommes dans une problématique double : création d’un lieu de production potagère et création d’une entreprise dans un secteur novateur. Nous n’en sommes qu’au début et nous n’arrivons pas encore à en vivre complètement. Les trois premières années, je me suis efforcé de créer le lieu tel qu’il est là. La structure du lieu est posée. Le dessin du lieu est posé. Reste à optimiser la production par le remplissage que j’ai commencé il y a un an: légumes annuels, plantes aromatiques, légumes vivaces, arbres fruitiers, petits arbustes à fruits… Cette année, j’ai lancé nos premiers ateliers et formations. Cela démarre pas mal si l’on considère que la permaculture est encore très peu connue en France. L’année prochaine, Sylvaine participera davantage. Ce qui l’intéresse plus particulièrement, c’est la commercialisation de nos excédents auprès des restaurateurs: il y en a quelques-uns de qualité aux environs, que de bons produits bio peuvent intéresser. Vous n’arrivez pas encore à en vivre, mais vous semblez en assumer le fait. N’est-ce pas cependant la question financière qui retient justement beaucoup de personnes de changer de vie 1 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Permaculture

comme vous l’avez fait ? C’est clair. En ce qui nous concerne, ces difficultés de fin de mois ne remettent pas en question notre projet. Elles sont normales au point où nous en sommes encore. Aujourd’hui, nous sommes comme nous avions envie d’être et nous avançons. Si c’était nécessaire, nous pourrions toujours trouver un travail à mi-temps pendant cette période de décollage. Mais on n’en est pas là. Y a-t-il une différence entre la permaculture que vous pratiquez et le « bio » ? Vous avez le jardinage « traditionnel », le jardinage « biologique », le jardinage « naturel », le « nouveau jardinage » de Dominique Soltner, le jardinage « sol vivant »… Vous avez quantité de termes qui parlent de jardinage ou d’agriculture. Ils ne désignent que des techniques. La permaculture n’est pas une technique de jardinage. Pour en donner une des définitions, c’est « une méthode de conception d’écosystèmes pour les humains, qui s’inspire des écosystèmes naturels ». Ici, à La Pâture es Chênes, je m’inspire de la forêt, de ses différentes strates, et je recrée le même système mais en visant l’alimentation de notre famille. Quelle est l’origine du concept ? Bill Mollison, un Australien qui en avait assez de voir produire n’importe comment et qui a cherché un modèle plus respectueux de la vie du sol. Comme il avait constaté que les Aborigènes, en pleine forêt, parvenaient à vivre en totale autonomie, ce qui lui paraissait étrange, il est allé voir comment ils s’y prenaient. Il s’est aussi inspiré de différents modèles1 et il a élaboré une méthode qu’il a voulue valable quel que soit l’endroit où l’on se trouve et les objectifs que l’on a. Le Commencement 9

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mot permaculture est une contraction de « permanent agriculture ». L’idée de la permaculture est de créer des écosystèmes durables qui, au final, ont besoin d’une intervention humaine minimale tout en procurant ce que l’on attend d’eux. Ce qui frappe, à La Pâture es Chênes, par rapport à un jardin habituel, c’est le mélange des plantes. L’association des plantes entre elles est-elle un choix ? En effet. Certaines associations sont bénéfiques, mais je me préoccupe plutôt d’éviter les mauvaises associations, comme entre les alliacées et les légumineuses. La première chose, en permaculture, c’est de favoriser la dynamique de la vie sur le lieu que l’on veut transformer. C’est elle qui va travailler pour nous. La dynamique de la vie tient en deux mots: biodiversité et interactions. Il s’agit donc de favoriser tous les micro-organismes, les bactéries, les champignons, les plantes sauvages, les insectes, les vers de terre, les oiseaux, les mulots, les taupes, les serpents… Les tas de fagots que vous avez vus servent de maisons à bestioles de toute sorte. J’accueille un maximum de biodiversité et je cultive un maximum d’espèces et de variétés différentes comme dans la nature. Plus vous aurez de vie dans votre lieu, plus la fertilité du sol sera bonne et, aussi, plus l’impact des pollutions environnantes éventuelles sera minimisé. Plus vous aurez de vie dans votre sol, plus il sera à même de transformer les différentes matières et minéraux qu’il contient, pour les réorganiser et en faire quelque chose d’assimilable par les plantes. Pour cela, il faut miser sur la biodiversité naturelle et organiser des interactions positives entre les espèces et les variétés. On s’est rendu compte que, si on a deux parcelles voisines, disons A et B, toute la biodiversité mesurée en additionnant A + B est inférieure à celle de la Le paysage nourricier

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seule lisière entre A et B. Pourquoi ? Parce que c’est là qu’il y a le plus d’interactions. Un autre principe est de placer au plus près de soi ce qui demande les soins les plus fréquents. Ainsi, on économise de la peine, de l’énergie, du temps et en même temps on augmente aussi les interactions. Le « zonage » d’une terre part du lieu où vous êtes le plus souvent - la maison en principe - pour aller vers les lieux qui ont le moins besoin de vous. L’avantage est de bon sens: à moins de vouloir faire de l’exercice physique, il ne faut pas mettre au fond du jardin un rang de radis dont vous irez récolter un peu chaque jour. En revanche, il faut mettre au plus près de soi le poulailler où l’on va ramasser les oeufs quotidiennement, les légumes annuels qui ont un cycle court et qu’il faut arroser régulièrement, etc.


Autre principe: il n’y a pas de déchets. Tout déchet est une ressource utilisée sur place. Aucun sol ne ressemblant vraiment à un autre, par sa composition, sa capacité de drainage, son exposition, son histoire, il convient aussi de l’observer attentivement. Pouvezvous nous donner des exemples ? Oui, il convient d’observer et, en l’occurrence, de prendre son temps. En 2011, quand nous sommes arrivés ici, j’ai fait des semis sur la terre d’origine. Un quart des semis ont levé, arrivé à 7 ou 8 centimètres de haut tout est mort ! Récolte: zéro. En permaculture, on essaye de voir les cycles naturels qui peuvent exister. On prend dans la nature ce qui marche bien, on s’en inspire pour le reproduire et créer des écosystèmes, mais pas n’importe lesquels: des écosystèmes pour nous, pour satisfaire nos besoins. Un sol, grosso modo, a deux étages et, au dessous, la roche-mère. La première couche que l’on appelle la « litière de surface », est composée de déchets végétaux qui en se décomposant, enrichissent le sol et le rendent propre à nourrir des plantes. Sous la litière de surface, vous avez la litière souterraine, qui tient plus de la décomposition de la roche-mère, donc qui est plutôt sur du minéral. L’apparition des couches supérieures du sol est due aux mousses et aux lichens qui ont décomposé la roche-mère et ont rendu le minéral soluble dans l’eau, ce qui a permis à la végétation de se développer. Si vous observez la présence de mousse, c’est que votre sol est trop minéral. Cela peut être dû aux engrais, car la plupart des engrais sont chimiques, donc d’ordre minéral. Cela peut être dû aussi à une culture de surface trop dense, trop artificielle. Le gazon est une illustration typique du forçage

que l’homme exerce sur la nature. Ce n’est pas parce que le gazon est végétal qu’il est naturel. On veut quelque chose de « nickel », ce qui est complètement artificiel par rapport à la dynamique de la nature. C’est pourquoi, dès qu’on a un gazon, on doit se battre contre tout: les pissenlits, la mousse, les taupes, etc. La nature en quelque sorte s’entête à faire de la diversité et du sol. Or, sous le gazon, vous avez quinze à vingt centimètres de système racinaire qui pompe toute la richesse. Il faut un excès d’eau pour que celle-ci parvienne à s’infiltrer. Votre sol se compacte donc et s’appauvrit. Un sol compact attire les lombrics. Ils ameublissent le sol à la verticale. Les lombrics attirent la taupe qui s’en nourrit et qui, en creusant ses galeries, ameublit le sol horizontalement. Je ne dis pas que, le gazon, c’est bien ou mal. C’est juste pour distinguer les deux approches et mieux faire comprendre la dynamique sur laquelle nous nous appuyons. Le gazon nécessite d’intervenir sans cesse au contraire des écosystèmes que nous cherchons à susciter qui auront de moins en moins besoin de nous. Vous travaillez le sol à la force des bras ? Pas du tout ! Je ne travaille pas le sol. Je ramène de la matière qui permet aux micro-organismes et aux vers de terre de le travailler pour moi. Au bout de quatre ans, j’ai à peu près partout dix à douze centimètres de profondeur de terre meuble que je peux travailler sans peine à la main. Si je peux le faire, cela signifie que le système racinaire des légumes peut le faire aussi. Mais cela demande à être entretenu. Le sol doit être en permanence couvert. Si votre sol est à nu, il se crée à la surface une pellicule qui durcit et qu’il faut casser à la binette. La nature étant ce qu’elle est, le sol de lui-même se crée un paillage en se durcissant sur deux centimètres. C’est ce qui protège la vie qui est dessous. Donc, vous semez tout à la main ? Commencement 9

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Oui. Le semis se fait à la surface. J’écarte le paillage, je sème sur le compost en décomposition et je remets le paillage, avec plus ou moins d’épaisseur en fonction de la taille de la graine, et ensuite cela pousse tout seul. Vous ne mettez pas les graines dans la terre ? Non. Le système que je crée ici est celui de la forêt. En forêt, les graines tombent par terre, elles sont recouvertes par de la matière et vous avez des arbres qui poussent. Les pommes de terre, je les place en avril: je prends une serfouette, j’écarte le paillage, je pose la pomme de terre, je recouvre et au moment de la récolte, il suffit de tirer sur la tige. Et, au delà du potager, quel est le message de la permaculture ? Traditionnellement, on représente la permaculture comme une fleur dont le coeur est l’éthique. Cette éthique se résume en trois points: prendre soin de la Terre, prendre soin de l’Homme, partager équitablement. Sur le troisième point, je préfère dire: créer de l’abondance et la partager, l’abondance pouvant être non seulement de l’alimentation mais aussi des savoirs, des expériences, etc., et le partage pouvant prendre des formes diverses, depuis le don jusqu’à la vente, en passant par le troc, etc. De son point de départ qui est la recherche d’une autonomie vivrière, la permacuture peut s’étendre à tous les domaines de la vie. On se rend compte qu’il faut un accès à la terre et, dès lors, qu’il faut des moyens financiers. Qu’on peut s’installer tout seul avec sa famille, mais qu’on a aussi l’option de s’installer en communauté. Il faudra alors davantage de terre, il faudra mettre en commun des moyens financiers, se doter de règles sociales de responsabilité, de coopération, etc. Le paysage nourricier

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Si on parle de l’habitat, comment concevoir et construire notre maison ? Va-t-on juste aligner des parpaings et rajouter de la laine de verre, ou va-t-on la penser de manière écologique ? Penser une maison de manière écologique, est-ce penser seulement à sa consommation énergétique, à son empreinte écologique au moment de sa construction ? N’est-ce pas aussi penser à la manière dont elle « reviendra à la terre » quand elle sera vétuste, qu’elle tombera en ruine ? On retrouve toujours la première question que pose la permaculture, qui est celle de la conception. La permaculture est l’art de tout mettre en relation. C’est un art de vivre. Propos recueillis par Thierry Groussin.


Bio Express

Coline Tison L’Internet Entre ombres et utopies

Après des études de Sciences Politiques en France et en Allemagne et un master de Relations Internationales, Coline entre dans le monde du journalisme audiovisuel. A 34 ans, elle a réalisé des reportages pour Capital, Envoyé Spécial, Arte Reportage, Zone Interdite, 66 minutes, France5 dans le monde entier et sur les problématiques les plus diverses: de la révolution tunisienne à l’assassinat de Benazir Bhutto au Pakistan, en passant par des enquêtes sur le régime Dukan, la pollution sonore ou encore le trafic de cannabis. En 2012, elle réalise pour France 5 un film sur la pollution cachée d’internet, ou comment nos mails, nos posts sur Facebook et nos recherches en ligne sont consommateurs de charbon. Elle continue à décrypter les faux-semblants du monde numérique et elle vient de publier « Internet: ce qui nous échappe » aux Editions Yves Michel.

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de vous intéresser à ces aspects de l’Internet ?

ce qui concernait l’énergie. J’ai alors voulu en savoir davantage sur les questions du temps, des données et de l’économie.

En 2012, on m’a demandé de réaliser un film sur la pollution cachée d’Internet. Je n’avais pas spécialement songé au problème. Mais, depuis longtemps, je m’interrogeais sur la pertinence des outils numériques et leur impact sur la société. J’avais lu «Internet nous rend-il bête» de Nicholas Carr, « La petite Poucette » de Michel Serres. Je commençais à craindre Amazon. Ces questions résonnaient en moi. J’ai étudié les relations internationales et la géopolitique au début des années 2000. A l’époque, on ne parlait que très rarement de cyber-espace, de cyberguerre, et pourtant, j’avais déjà l’impression d’un far west où tout était encore possible, où tout restait à inventer, où finalement nous étions comme les pionniers découvrant l’Amérique, devant une société à construire. C’est cela qui m’attire dans l’étude d’Internet. Avoir l’impression d’être à l’origine de quelque chose. Lorsque j’ai réalisé le film, j’ai compris que nous vivions avec des a priori. L’Internet nous ferait gagner du temps, serait magique, dématérialisé, gratuit, ce serait un outil de démocratie… Mon enquête sur la pollution liée à Internet m’a montré que ces a priori n’étaient pas fondés, au moins en

L’Internet n’est-il pas une sorte de support sur lequel nous projetons notre besoin d’utopie ? En effet, il y a certainement un besoin d’utopie dans notre société, qui est en partie porté par le rêve d’Internet. La vitesse, la liberté de création, les informations qui circulent sans entraves. C’est la première utopie du réseau. Se dégager de toutes les entraves administratives, économiques, pour faire passer un message sans qu’il soit contrôlé. Il y a aussi l’utopie de la méritocratie, de l’égalité des chances. Le moteur de recherche de Google, par exemple, est un algorithme qui classe les site web en fonction de l’approbation par les pairs :le nombre de liens qui vont vers le site... Cela donne l’impression de casser les classes sociales, le pouvoir de l’argent. L’utopie du temps que l’on gagnerait grâce aux informations qui voyagent à la vitesse de la lumière. L’utopie de la démocratie Commencement 9

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En 2011 il y avait plus de 35 000 réseaux différents. En 1985, 2000 ordinateurs étaient connectés à internet. En 1989: 159 000. En 2011 : 2 milliards. Je n’ai pas les chiffres pour 2015, mais il semblerait que ce soit proche de 3 milliards. participative. L’utopie de l’égalité des chances face au savoir, disponible pour tous. L’utopie de la gratuité des contenus que l’on peut télécharger. L’utopie du travail pénible réalisé par des machines! Un monde parfait, quoi.

Internet utilise 263 câbles sous-marins et 22 nouveaux câbles sont annoncés - chiffres de TeleGeography2. En longueur, cela représente 1 million de km de câbles de fibre optique au fond de la mer, par lesquels transitent 99% de nos données, auxquels il faut ajouter tous les câbles terrestres.

Peut-être aussi une utopie de la légèreté, de l’immatérialité, dans un monde qui se débat dans des contraintes matérielles aussi pesantes que contradictoires, écologiques, industrielles, financières, territoriales, etc. ? Or, dîtes-vous, l’immatérialité de l’Internet n’est qu’une apparence…

Les routeurs sont des équipements informatiques qui aiguillent les informations sur le réseau. Un mail transite en moyenne par 15 routeurs avant de parvenir au data center. Il y a quelques millions de routeurs différents. Consommation d’un routeur en mode actif : 42 KWH/j .

Tout à fait. C’est tout à fait ça. L’immatérialité est apparence au niveau énergétique et des supports physiques du réseau. Elle pose question quand il s’agit de la mémoire: comment se transmet une mémoire immatérielle? Quand il s’agit de l’économie: quelle est la valeur des contenus, des biens, dans une économies de services, de location, une « sharing economy »1 ? Quand il s’agit des données qui paraissent immatérielles mais qui en réalité ont une valeur immense…

Les données sont stockées et calculées sur des serveurs. Il y en a des milliards, répartis dans des data centers. Leur consommation varie suivant leur tâche - pour le stockage elle est moindre que pour le calcul. Les chiffres ne cessent d’évoluer, mais Google à lui seul possèderait environ un million de serveurs, de même pour Microsoft, 180 000 pour Facebook...

Pourriez-vous nous donner un aperçu de la matérialité « oubliée » de l’Internet ? La matérialité d’internet s’exprime d’abord dans les infrastructures : les réseaux, les câbles, les routeurs, les serveurs, les data centers. L’Internet Entre ombres et utopies

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1 Une économie du partage. 2 https://www.telegeography.com

Les serveurs sont entreposés dans des data centers. Tout cela coûte de l’électricité. Il faut alimenter les serveurs et refroidir les salles dans lesquelles ils sont, car la température grimpe vite. En 2011, selon une étude Emerson, il y aurait quelques 500 000 data centers dans le monde - chiffres en constante évolution - soit l’équivalent de 3000 terrains de foot.


Selon le cabinet IDC, qui doit comptabiliser les data centers d’entreprises, on peut prévoir une forte croissance du nombre de data centers, qui atteindrait 8,6 millions d’ici deux ans, avec une surface totale de plus de 186 millions de mètres carrés – l’équivalent de plus de 25000 terrains de football ! 40% des data centers mondiaux sont aux USA. Aujourd’hui, il faut 34 centrales électriques de 500 MW pour alimenter les datacenters des Etats-unis. En 2020, il en faudra 17 de plus. On estime que les Data centers consomment entre 1,5 et 2% de l’électricité mondiale et la consommation progresse de 12% chaque année.

Dès lors, l’envoi d’un simple mail n’est-il peut-être pas aussi anodin qu’il nous semble ? En effet, selon l’Ademe, envoyer à quelqu’un un courrier électronique de 1 Mo nécessite 24 WH: 15% pour le bloc émetteur ( ordinateur/ 3 minutes), 0,004% pour la transmission (100km), 61% pour l’ensemble des Blocs DATA CENTERS (3 serveurs), 24% pour le Bloc récepteur (5 minutes plus les imprimantes). Dans mon film, j’avais fait le calcul qu’en une heure, rien que pour l’envoi de mails - 10 milliards par heure - cela correspondait à 4000 A-R Paris - New-York en équivalent-pétrole. Mais alors l’Internet est-il aussi neutre sur l’environnement qu’on a tendance à le penser quand on n’en retient que la dimension immatérielle ? Internet est loin d’être neutre sur l’environnement. La multiplication de nos données, stockées pour la plupart dans le cloud3, dans des data centers alimentés à l’électricité et refroidis par de l’air conditionné pèse sur la consommation électrique mondiale. Or aujourd’hui, 40% des data centers sont situés aux Etats-Unis et alimentés avec des centrales thermiques au charbon. Le drame vient du fait que les énergies renouvelables sont encore trop intermittentes et peu fiables pour être la source d’énergie des data centers. Les data centers sont donc voraces et dépendants d’énergie stable - charbon, nucléaire, ou hydraulique pour les plus « verts ». Le pire que nous puissions faire en termes énergétiques est d’imprimer les mails que nous recevons! Internet n’est donc pas totalement ce que l’on croit, ce que l’on aimerait qu’il soit... C’est le point de départ de mon livre..

1 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cloud_computing

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L’Internet nous donne aussi le sentiment d’être un espace de liberté. Ses « fans » expliquent qu’il ne peut être durablement interrompu, qu’avec ses millions de bifurcations possibles, le flux des informations trouvera toujours un passage. Qu’en est-il réellement ? Qui a le pouvoir - légitime ou non - sur l’infrastructure matérielle, sur son utilisation, sur ce qu’elle véhiculera ou non ? Selon moi ces fans d’Internet ont raison. Le flux d’information ne peut être interrompu. C’est la force du réseau, qui est encore dans sa grande majorité libre. Même si ce sont les opérateurs télécom qui in fine contrôlent l’architecture physique d’Internet.. les câbles. Toutefois l’organisation d’Internet parvient à garder sa neutralité et sa priorité: le message doit être livré le plus vite possible par tous les moyens, quel que soit le message. La neutralité d’Internet est préservée grâce à la multiplicité des opérateurs télécom et son architecture logique - les protocoles, libres de droits, qui n’appartiennent à personne. Seuls bémols, la Chine, l’Iran et autres pays totalitaires qui réussissent à bloquer les réseaux et créent des réseaux nationaux. Autres bémols: certains fournisseurs d’accès Internet souhaitent valoriser certains contenus en les rendant plus disponibles, plus rapides d’accès. Sur ces points là, la société civile est vigilante. Toutefois, ce canevas technologique/ physique du réseau et ces infrastructures - câbles, routeurs, centres de raccordement - ne concernent que le message dans sa globalité. Ce qu’il contient et comment il est empaqueté n’a aucune espèce d’importance. Il n y a pas de hiérarchie dans ce flux d’information. La hiérarchisation des informations, la standardisation des protocoles L’Internet Entre ombres et utopies

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est abordée par un deuxième et un troisième canevas technologique, et ce sont précisément ces deux autres canevas qui peuvent constituer sinon un frein, du moins un encadrement, une standardisation de nos libertés. Tout le monde sur internet parle le même langage informatique, utilise les mêmes protocoles - HTTP/ TCP/ IP. C’est indispensable. Et dans une certaine mesure, ces protocoles, libres de droits, garantissent une liberté. Toutefois, la mise en place de standards, de normes globales imposent aussi un cadre à nos libertés. Et favorisent in fine ceux qui parviennent à imposer leur standard. Je pense par exemple aux applications pour iPhone. Apple a réussi ce tour de force d’imposer au monde entier un nouveau langage, une nouvelle utilisation du réseau par le biais d’applications. Il a ainsi modelé le flux d’information et imposé un cadre qui dans une certaine mesure peut donner l’impression de réduire nos libertés. Idem pour Facebook, twitter, linkedin, qui ont créé des normes professionnelles et sociales dans lesquelles chacun s’exprime. Enfin, le création du WWW, le world wide web, cet espace d’échange gigantesque, a conduit à une liberté incroyable. Chacun peut disposer d’espace libre d’expression. Toutefois, plus le web s’est agrandi, plus il a fallu trouver les outils pour s’y retrouver dans cet immense espace de liberté. Les identifiants URL sont apparus ainsi que les moteurs de recherche. Les humains ne peuvent plus faire eux-mêmes le tri dans la masse de données disponibles sur Internet. Ce sont désormais les algorithmes qui le font à notre place. C’est bien. Mais, ce faisant, nous avons délégué à Google et à ses algorithmes ou à d’autres moteurs de recherche le soin de hiérarchiser pour nous l’information. C’est là aussi que nous perdons un peu de notre libre-arbitre, conditionnés par l’algorithme complexe imaginé par Google qui a son propre objectif de hiérarchisation - commercial, avec une pertinence fondée sur la


reconnaissance des pairs, etc. Il ne suffit donc pas d’avoir un flux de données libres de toute entrave. Encore faut il qu’un standard réducteur ne s’impose pas sous la forme d’un monopole tuant ainsi la créativité, et que les internautes puissent se retrouver au sein de ce flux, en hiérarchisant les informations comme ils le souhaitent. Je n’arrive pas à me convaincre qu’Internet est invulnérable… Dans l’Histoire, tout ce qui a paru l’être a finalement été surmonté d’une manière ou d’une autre… Mais Internet est vulnérable... Bien sûr... Aux grandes entreprises, à nous, aux algorithmes. Il est le fruit d’un équilibre qui n’est pas ancré, qui évolue en permanence... L’Internet, c’est aussi tout un courant qui parle de «nouvelle économie», d’économie collaborative, de démocratie économique, etc. Bref, grâce aux outils des NTIC, avec Airbnb, Uber, etc. nous serions à la veille d’une révolution pacifique et bienfaisante. L’avenir est-il aussi rose selon vous ? L’avenir économique, pour moi, n’est pas rose. Au contraire. Selon moi, ces économies dites collaboratives sont en fait des économies disruptives qui donnent le pouvoir aux plateformes d’échange de produits et de services, qui sont des entreprises pour la plupart américaines et qui ne produisent aucune valeur. Elles ne créent rien et engrangent de la valeur uniquement grâce à nos données, nos actions, nos biens, que nous décidons d’échanger sur leur plateforme. Elles fonctionnent sans payer d’impôts, elles ont parfois du mal même à accepter ce contrat social. Je pense par exemple à la campagne de

publicité de mauvais goût d’Airbnb, sur le fait qu’elle consentait à payer des impôts. Bref, ces économies dites collaboratives, qui s’appuient sur des plateformes achetées par des grands groupes, nient fondamentalement notre valeur en tant qu’êtres humains. Elles profitent de la crise économique, en jouent même. Je pense encore à la campagne d’Airbnb : « Je paie mes cours de danse grâce à mon loyer ». Elles détruisent la valeur du travail et une organisation sociale fondée sur le partage et la collectivité. Elle nous font miroiter des valeurs positives, mais Uber, Airbnb et autres ont des objectifs totalement capitalistes. Certaines plateformes, oui, sont réellement collaboratives, mais celles que nous utilisons tous les jours, nous communs des mortels, ce sont celles qui ont gagné la bataille du marketing et qui donc sont suivies Commencement 9

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de très près par des investisseurs. Je suis à vrai dire assez pessimiste sur notre économie, tant que l’humain ne sera pas remis au centre de l’économie digitale. Alors, l’Internet, un monde - je dirais: un monde encore - sans espoir ? Non, non! Il y a plein d’espoir! Le réseau permet une créativité et un échange d’informations incroyables. C’est très, très positif. Ma réflexion part d’ailleurs de tout ce qui est positif. Mais il faut juste garder à l’esprit que l’Internet n’est ni blanc, ni noir. C’est un espace en construction dans lequel des valeurs positives sont contrebalancées par des monopoles, des intérêts financiers, des réalités physiques et matérielles qui ont un impact moins positif qu’on ne l’imaginait. Internet n’est pas une utopie. C’est un espace vivant en construction. Et moi je trouve que l’humain n’en n’est pas aujourd’hui le point central. Nos actions sur internet ne sont pas valorisées (le temps passé sur un blog pour transmettre de l’information par exemple, devrait être valorisé (financièrement ou autrement) car il apporte de la valeur au web et à toute la communauté, le fait de répondre à des sondages en ligne devrait être valorisé, partager un article, une vidéo, une chanson, ce sont des actions qui participent à la vitalité du web, mais in fine, ceux qui le font, sont les véritables acteurs d’internet mais ils n’y gagnent rien.. un tweeter qui poste, qui twitte, qui relaie les infos par son fil participe à la valorisation financière de l’entreprise.. Mais lui n’en retire que notoriété, réputation, il ne peut pas en vivre. Aujourd’hui nous vivons encore dans une économie capitaliste, il faut de l’argent pour se nourrir, se loger, s’éduquer, consommer. Or les grandes entreprises d’Internet se nourrissent de nos données, de nos L’Internet Entre ombres et utopies

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contenus, de nos échanges, sans nous permettre d’évoluer dans cette économie capitaliste. C’est en ce sens que je pense qu’il faut remettre l’humain au coeur d’Internet... Propos recueillis par Thierry Groussin.


REVUE DE PRESSE Rob Hopkins Attentats de Paris : Comment extirper les racines de la violence1 Ce qui s’est passé à Paris est horrible. Comme beaucoup d’entre nous, je suis encore affecté par ces évènements et je tiens à envoyer toute mon affection et mon soutien à ceux qui ont été concernés et plus particulièrement à nos amis qui organisent la Transition à Paris. J’espère qu’ils sont tous en sécurité. Je vois aussi que nous vivons toujours dans un monde où il y a une hiérarchie des drames, où la souffrance de ceux qui nous ressemblent passe avant celle des autres. Alors, je veux garder à l’esprit que de tels évènements et d’autres bien pires encore sont le lot quotidien de beaucoup d’êtres humains partout dans le monde. Me reste à l’esprit le moment significatif où le président français, interviewé peu de temps après les attentats, déclara: « Nous allons nous battre et cette guerre sera sans merci ». Cela me ramena aux jours qui suivirent le 11 septembre, quand l’administration Bush s’est mise à parler de « guerre contre la terreur », précisant: « on est avec nous ou 1. Publication du 19 novembre 2015 Article d‘origine: https://www.transitionnetwork.org/blogs/rob-hopkins/2015-11/ https://www.transitionnetwork.org/blogs/rob-hopkins/2015-11/paris-how-canwe-start-unpicking-spiral-humiliation-and-violence

contre nous ». Aujourd’hui, je ressens le même malaise, accentué par le déploiement des porte-avions et des frappes aériennes sur la Syrie. Quelle différence cela aurait-il pu faire si le président avait annoncé que son gouvernement allait prendre le temps de réfléchir sur les implications de ces évènements ? S’il avait invité à réfléchir plus en profondeur aux questions qu’ils soulèvent ? Quoique que la réplique et l’attaque fassent partie, j’en suis conscient, des réflexes de notre espèce, elles ne sont pas notre seule option. Il y a une autre façon de réagir, susceptible de briser le cercle vicieux qui semble nous emporter. Une réponse qui, plutôt que parler - comme le fit récemment le directeur de la CIA - de notre engagement dans une « guerre continue », une guerre sans fin, s’attacherait à rechercher les racines du problème. A voir la façon dont les évènements ont été couverts par la presse, vous seriez excusables de croire que ces attaques horribles se sont produites hors de tout contexte et que le comportement des puissances occidentales ne peut en aucune manière être incriminé. Or, comme cela a été maintes fois montré, par exemple par Chalmers Johnson, il n’en est absolument rien. Au cours de notre propre histoire, nous avons mené quantité de guerres Commencement 9

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illégitimes, envahi des territoires, et bien pis. Et comme Mehdi Hasan le fait remarquer, les gouvernements occidentaux sont outragés par la supposition que leurs agissements pourraient être à l’origine de telles réactions, mais ils oublient qu’au mois de mars le Président Obama a décrit l’Etat islamique comme une « conséquence non voulue » de l’invasion de l’Iraq par l’armée américaine. Ils se complaisent même à affirmer que les bombardements russes sur la Syrie « ne font qu’alimenter davantage les extrémismes et la radicalisation ». Hasan ajoute: « La vérité qui dérange, c’est que la géopolitique, de même que la physique, est soumise à la troisième loi de Newton: « Toute action engendre une réaction égale et opposée ». Que les gouvernements ne prennent pas le temps de réfléchir et semblent avoir choisi de se jeter dans une stratégie belliqueuse ne doit pas nous empêcher - nous - de réfléchir. Et nous devons le faire. Une étude récente de Marie Otten et Kai Jonas publiée dans Social Neurosciences apporte de quoi enrichir la réflexion. L’étude s’intéresse à l’humiliation, que les auteurs définissent comme « l’émotion associée à un abaissement de sa dignité dans le regard des autres ». Le mot humiliation a la même origine que humus - le sol, en latin - et fait référence à la situation où l’on a le visage contre terre. Quelques psychologues parlent de l’humiliation comme d’une « bombe nucléaire émotionnelle ». L’étude conclut que « l’humiliation est une expérience émotionnelle plus intense que le bonheur, la honte ou la peur ». Cependant, depuis que, peu après le 11 septembre, la « guerre à la terreur » a commencé, l’arme principale a été l’humiliation. Dans un chaotique « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », les nations occidentales ont déversé l’humiliation sur tous les coins du monde classés « contre nous », ce à quoi nous devons maintenant un si terrible choc en retour.

Attentats de paris: Comment extirper les racines de la violence

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Il y a eu Abu Graib, Fallujah, le transfert des prisonniers, les attaques de drones, et c’est toujours la même chose: humiliations 2 Lorsque Daesh fait sauter des sites archéologiques valorisés par l’Occident, on peut penser à un effet miroir de ce que suggère Rob Hopkins (NDLR).

sur humiliations. Les techniques de torture utilisées à Guantanamo et ailleurs s’appuyaient explicitement sur l’humiliation. A l’époque, il me vint à l’esprit que le dessein de la guerre en Iraq pourrait être d’humilier toute une nation ainsi que sa culture2. Mais ceux qui infligent l’humiliation sont souvent ceux qui l’ont d’abord subie et ne font que la reverser sur les autres. En conclusion des années de recherche qu’il a consacrées aux gens qui ont fait l’expérience de l’humiliation aux Etats-Unis, Donald Klein écrit: « Je suis convaincu que l’humiliation ou la peur de l’humiliation est, dans notre société, à l’origine de beaucoup des comportements les plus destructeurs entre personnes ou entre groupes ». Selon Linda Hartling, « l’expérience de humiliation empoisonne les individus, les familles, les communautés et des sociétés tout entières sur des générations sans fin ». Ce poison se manifeste aujourd’hui à nous sous différentes formes. L’humiliation est une arme dangereuse, une arme à double tranchant. Comme l’ont fait remarquer Otten et Jonas: « l’humiliation semble mobiliser de fortes émotions, le plus communément la colère et l’inclination à se venger ». Evelin Gerda Lindner, dans un article de 2001, note que l’humiliation est « ce qu’il y a plus puissant pour créer un abîme entre des gens et briser les relations ». Dans ce contexte, compte tenu des douze années de brutalités qui se sont écoulées depuis l’invasion de l’Iraq et le début de la banalisation institutionnelle de l’humiliation à une échelle sidérante, que pouvons-nous apprendre de ces recherches pour nous aider, nous, citoyens, à imaginer ce que nous pourrions faire ? En premier lieu, là où nous en avons le choix, nous pouvons cesser d’élire des gens pour qui l’humiliation est une réponse naturelle. Diriger en infligeant l’humiliation de manière ordinaire relève peutêtre de notre vécu, mais ce n’est pas la seule option. Dans un article de 2002 du Journal of Peace Psychology, Lindner souligne le contraste


entre l’Allemagne des années 30 et l’Afrique du Sud des années 80. Le sentiment profond d’humiliation qu’exploita Hitler pour fonder son IIIe Reich a eu les conséquences que nous connaissons. A l’opposé, l’Afrique du Sud est un rare exemple de la manière dont fut traitée avec intelligence et compassion l’humiliation issue en l’occurrence de l’apartheid. Le monde entier s’attendait à un bain de sang dès lors que les Blancs passeraient la main. Pourquoi cela n’arriva pas, Lindner en donne une raison: « Humiliateurs et humiliés s’assirent à la même table pour dessiner ensemble la société dans laquelle « les Blancs comme les Noirs se verraient garantir leur inaliénable droit à la dignité humaine ». Lindner, peu de temps après le 11 septembre, nota prophétiquement: « Si le XXIème siècle est façonné par l’exemple de Mandela, on comprendra mieux le rôle qu’a joué l’humiliation dans les relations entre les êtres humains ». A quoi ressemblerait une réponse inspirée de Mandela aux effroyables évènements de Paris ? Plus loin, dans son article, Lindner ajoute: « Il est facile de se focaliser sur les coupables et leurs méfaits, mais il est difficile de reconnaître sa propre contribution potentielle au processus d’humiliation. » Ce qui fait écho au paragraphe avec lequel Mehdi Hasan conclut son article: « Nous détournons notre regard d’une évidence aveuglante et continuons à prétendre que « les autres » - les Russes, les Iraniens, les Chinois - sont agressés en raison de leurs politiques, alors que « nous » - l’Europe, l’Occident, les démocraties libérales - ne le sommes que pour nos valeurs. Ceci est une fable simpliste, le conte de fées que nous nous racontons à nous-mêmes. Il nous réconforte et nous conforte lorsqu’explosent les atrocités terroristes. Mais cela ne prévient en rien les prochains attentats. La réponse aux attentats n’a été que d’ajouter encore plus d’humiliation au sort des réfugiés qui, ces temps derniers, n’ont déjà pratiquement connu que cela. Lindner qualifie prophétiquement l’humiliation de « poudrière ». Une question me poursuit: comment, en tant qu’individus, en tant que personnes

engagées dans le processus de la Transition, pourrions-nous jouer quelque rôle pour briser ce cercle vicieux ? En tant qu’individus, nous pouvons faire beaucoup pour nous attaquer à l’humiliation dans la vie quotidienne. Nous pouvons être davantage conscients des moments où elle inspire nos réactions. Nous pouvons aider ceux qui, autour de nous, en sont les victimes, à passer comme le dit Lindner« de la réaction à l’action ». Lindner écrit que « l’auto-humiliation peut être le facteur central à clairement identifier si l’on veut un changement constructif ». Pour ceux d’entre nous qui élèvent des enfants, une des choses les plus puissantes que nous pouvons faire pour eux est de ne jamais les humilier et de les élever avec les ressources intérieures qui leur permettent de se tirer des situations potentiellement humiliantes. En ce qui me concerne, en tant que père, ne pas humilier mes enfants a été une intention consciente dès le début, à l’inverse, hélas! de ce que pratiquent d’autres parents. Des pans entiers de mon éducation se sont construits sur l’intégration de l’humiliation, une expérience qui aujourd’hui encore reste celle de beaucoup de personnes. Chaque fois que j’entends quelqu’un évoquer une semblable éducation et affirmer « Cela ne m’a fait aucun mal », je me demande à quel point le déni de l’humiliation est culturellement profond et comment il influence notre expression et la manière dont nous agissons. Hartling affirme qu’un des meilleurs antidotes à l’humiliation est l’approche dite «appréciative » et il suggère quelques-uns de ses éléments-clés: 1. Pratiquer la conscience inter-culturelle Aller à la rencontre des autres avec un respect mutuel, plutôt que vouloir leur faire mériter ce respect. Etre attentif aux impacts volontaires ou involontaires que l’on peut Commencement 9

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avoir sur les autres. S’assurer que, par-delà les différences de langage, culture, disciplines, intérêts, expérience, et beaucoup d’autres différences qui rendront les échanges riches et stimulants, chaque membre du groupe est bien connecté aux autres. Tout au long du programme, être attentif au temps et à son déroulement, en vérifiant régulièrement que les participants sont d’accord sur les objectifs de la session 2. S’écouter mutuellement L’écoute et la parole forment un processus bidirectionnel. Nous pouvons littéralement nous écouter les uns les autres. Cela signifie que tous les participants peuvent respectueusement aider les autres à trouver le moyen d’exprimer clairement leurs idées. Créer un contexte de curiosité collective et de collaboration. 3. Gérer des conflits de bon niveau Manifester son désaccord sans être désagréable, sans être méprisant ou irrespectueux. Demander en quoi c’est un tort d’avoir tort. Parfois, reconnaître que l’on a tort est le chemin vers une nouvelle prise de conscience. En cas de doute, solliciter un feedback. Expérimenter que présenter ses excuses constitue un levier puissant.

Attentats de paris: Comment extirper les racines de la violence

4. Créer une meilleure connexion par la réflexion En plus de réfléchir à l’accomplissement collectif, réfléchir sur le processus qui l’a permis. Etre sensible les uns aux autres et quand c’est nécessaire ajuster les différents aspects de la réunion. Reconnaître et honorer les personnes et les efforts partagés pour alimenter un environnement d’apprentissage valorisant et libéré de toute humiliation. 3. Appreciative inquiry en anglais, cf. http://www.wikiberal.org/wiki/Leadership_

36 appréciatif#Le_questionnement_appr.C3.A9ciatif_et_le_dialogue_sont_.C3.A0_ la_base_du_leadership_appr.C3.A9ciatif

Etre un partenaire actif, co-créateur de l’expérience de la réunion. 5. Prendre le travail au sérieux sans se prendre soi-même au sérieux Recourir à l’humour et rire ensemble. Le questionnement appréciatif3 est un outil couramment utilisé par les groupes de la Transition. C’est pourquoi ce qui précède pourra être familier à certains lecteurs. Nous pouvons créer - et beaucoup de groupes l’ont déjà fait - une culture collective d’où l’humiliation est bannie, ou en tout cas, si elle survient, elle est décelée et traitée de manière appropriée. S’assurer que nous mettons en oeuvre un bon processus fait une énorme différence. Jamaica Plain New Economy Transition à Boston a été le premier groupe à soulever la question de ce que pourrait être la Transition vue à travers le prisme d’une stratégie de santé publique, J’aimerais suggérer de faire de l’éviction de l’humiliation un autre prisme de réflexion. Cela pourrait constituer un des plus précieux legs de la Transition. Dans le contexte des Etats-unis, Donal Klein écrit : « Il faut en finir avec le déni. Les effets délétères de l’humiliation doivent être portés prioritairement à l’attention de la société américaine. Nous devons être capables de percevoir ce mécanisme, de le reconnaître et d’en parler jusqu’à ce que nous refusions d’en être les complices, que ce soit en l’infligeant, en le subissant ou en tant que témoin. Si, afin de construire une communauté, nous devons établir des connexions entre des individus et des groupes qui diffèrent nettement par leurs valeurs et leurs manières de faire société, alors l’objectif doit être de relier des gens et leurs expériences, de façon à inclure à la fois l’expérience de la différence et celle du sentiment d’être abaissé et humilié à cause de ces différences ».


Lorsque je présente le livre « 21 histoires de Transition », avec ses 21 histoires qui proviennent de 39 initiatives de transition dans quinze pays différents, je demande au public de réfléchir au fil rouge qui pourrait relier toutes ces histoires. Les réponses, chaque fois, relèvent des points communs et aussi quelques-uns qui concernent notre sujet. Mais personne n’a encore évoqué comment ces histoires représentent un mouvement de la base vers le sommet par lequel des gens et des communautés peuvent tenter consciemment de briser le cycle de l’humiliation que nous voyons se jouer devant nous. Tant que notre mauvaise posture proviendra de l’humiliation et engendrera à son tour l’humiliation, nous continuerons à miner la capacité de l’humanité à s’épanouir. Briser ce cercle est vital. Cela commence maintenant. Comme l’a dit Martin Luther King: « L’obscurité ne peut pas chasser l’obscurité, seule la lumière peut le faire. La haine ne peut pas chasser la haine, seul l’amour en est capable ». Traduction de Thierry Groussin et Claudia Valentinelli. Références: Lindner, E. (2001). Humiliation: Trauma that has been overlooked: An analysis based on fieldwork in Germany, Rwanda/Burundi, and Somalia. Traumatology,. Marte Otten & Kai J. Jonas (2014) Humiliation as an intense emotional experience: Evidence from the electro-encephalogram. Social Neuroscience. 9:1, 23-35.

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Remerciements

Crédits photo

Ce numéro 9 de Commencements doit beaucoup

Les photos illustrant l’interview de Bénédicte Manier sont d’elle-même.

à Alexander Burough, Claude Roger, Natacha

Pour les autres photographies, à l’exception des portraits fournis par les

Rozentalis, Dominique Viel et Guillaume Groussin.

interviewés: Thierry Groussin.


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