Commencements 8

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Le mot progrès n’aura aucun sens tant qu’il y aura des enfants malheureux

Albert Einstein (1879-1955)

Commencements 8

Christian Cauvin La fin du capitalisme et la nécessaire invention d’un monde nouveau

Rolf Schatz Revoir la lumière des étoiles

Marc Tirel Voyages en Emergences

Frédéric Bosqué De la chenille au papillon

TRIMESTRIEL

Léonardo Hincapié Jung et la Présence de l’Âme

2015

REVUE DE PRESSE Le mur des combustibles fossiles risque-t-il d’être fatal à la démocratie?

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Editorial «Commencements»: pour ne pas se tromper d’avenir! J’ai découvert très tôt que, lorsqu’il s’agit de l’avenir, notre aveuglement est grand. Nous avons une tendance innée - et je suis comme tout le monde - à vivre comme si le futur ne serait qu’une variation autour du présent, avec juste quelques curseurs qui se déplacent faiblement. Les transformations peuvent être lentes et silencieuses. Mais elles peuvent aussi être subites et brutales ou comporter des épisodes subits et brutaux. Les dirigeants de Kodak n’ont pas compris assez tôt que la photographie numérique allait tuer leur entreprise. Les services américains avaient les informations qui leur permettaient d’anticiper le 11 septembre, mais ils n’ont pas su les mettre en perspective. Le Titanic aurait pu achever sa traversée - et il a coulé! Dans son livre Effondrement, Jarred Diamond montre comment des sociétés qui se croyaient pérennes sont allées dans le mur, et cela de leur propre fait. C’est comme si, à un moment, ce qui nous concerne le plus se trouvait dans un angle mort de notre regard. Il y a une trentaine d’années, je me suis intéressé à la prospective et l’observation dans le présent des traces de l’avenir est devenue pour moi une passion. Il m’a semblé que, dans les revues - par ailleurs excellentes - qui s’intéressent au devenir de nos sociétés, il y avait aussi un «angle mort» et c’est cet angle mort que Commencements s’efforce d’explorer. Son titre fait référence à Edgar Morin qui, observant l’état de la planète et de la société, a conclu un jour qu’il nous fallait de «nouveaux commencements». De nouveaux commencements, cela suppose une énergie de pionniers et c’est bien de pionniers que nous avons besoin. Mais, depuis 1975, nous ne cessons de parler de «crise». Ce mot nous abuse. Il nous empêche de comprendre. Hélène Trocmé-Fabre dit avec justesse: S’il y a aujourd’hui une crise, c’est une crise de perception ». Crise est un mot qui sous-entend un statu quo ante que l’on pourrait retrouver: la fièvre retombera, la santé reviendra, la croissance reprendra. Mais quand on inventorie les différentes « crises » qui secouent le monde - écologiques, sociales, financières, morales, etc. - on ne peut pas ne pas sentir qu’il se passe quelque chose de bien plus fondamental. En réalité, nous sommes pris dans l’agonie inéluctable d’un monde, et l’énergie que notre aveuglement nous fait dépenser en acharnement thérapeutique est enlevée à celui qui s’efforce de naître. Commencements a pour vocation de partager ces traces de l’avenir que nous nous efforçons de discerner. C’est pourquoi nous sommes volontairement très éclectiques. La caractéristique des signes d’une métamorphose est qu’ils se trouvent à des niveaux et dans des lieux très différents: dans les comportements des gens et dans leur psychologie comme dans l’évolution de la pensée économique ou politique, et aussi bien au fin fond de la Caroline du Nord que dans un village ardéchois ou au siège d’une entreprise toulousaine. En outre ce qui est à l’oeuvre, simultanément, ce sont des forces de destruction et de création. On repère généralement les forces de destruction - même si l’on a parfois du mal à en percevoir les racines les plus profondes - mais on est moins entraîné à discerner les processus créateurs. « La forêt qui pousse fait moins de bruit que l’arbre qui tombe ». Nous vivons sur cette planète, nous faisons partie de l’humanité, nous avons des enfants qui en connaîtront l’avenir, et ce qui nous intéresse dans le double processus de destruction et de création en cours, c’est l’influence qu’y peuvent avoir les êtres humains que nous sommes. Les scénarios, comme on dit en prospective, sont multiples, ils vont du meilleur au pire. Il nous revient de donner aux meilleurs de plus grandes chances de survenir. . Thierry Groussin. Vous pouvez écrire à l’auteur à cette adresse: thygr@wanadoo.fr Editorial


Bio Express

Christian Cauvin La fin du capitalisme et la nécessaire invention d’un monde nouveau Christian, votre récent ouvrage s’intitule : « La fin du capitalisme »1. Un titre osé, non ? Oui, car on pourrait davantage parler aujourd’hui de « l’apothéose » du capitalisme. Il n’y a jamais eu autant d’argent, de capitaux, de placements - de misère et de chômage aussi, mais globalement le capitalisme est florissant et dominant. Mon livre est une sorte de synthèse, largement nourrie de mon expérience professorale à HEC : élément d’un ensemble qu’on peut appeler une société humaine ou une civilisation, l’économie a progressivement pris son autonomie et, selon moi, elle est en train de nous détruire, de détruire la substance sociale, c’est-à-dire le projet politique. Mais, ce capitalisme dont vous parlez, c’est quoi, c’est qui ? De gros messieurs à haut-de-forme qui fument d’énormes cigares, façon caricature de Daumier ? Une machine aveugle, un réseau d’ordinateurs interconnectés ? Une conspiration machiavélique ? Nous tous, peut-être, en ce que nous en tirons ou croyons en tirer quelque profit ? Le capitalisme est double : c’est à la fois une organisation, un rapport 1 Christian Cauvin, La fin du capitalisme et la nécessaire invention d’un monde nouveau, L’Harmattan, 2014.

Christian Cauvin, HEC, expert-comptable, est professeur émérite de gestion au groupe HEC où il enseigne la stratégie financière. Il exerce une fonction de consultant et de chercheur auprès d’institutions des secteurs de la banque, de la distribution, de la santé, des arts et de la culture. Entre autres ouvrages il a également publié en 2012 aux Editions du bord de l’eau : Le capitalisme ne joue pas aux dés. Comprendre le capitalisme financier pour en sortir.

social qui traverse l’ensemble des institutions, mais c’est aussi la domination d’une classe, aujourd’hui représentée par les marchés financiers, constituée d’investisseurs réels dissimulés par des fonds, des trusts et des fiducies, ce qui les rend moins visibles que les 200 familles d’il y a un siècle. C’est une machine toute-puissante, mondialisée, financiarisée et numérisée, apparemment aveugle et sans maître, mais en réalité profondément ancrée dans la pâte sociale. C’est nous tous d’une certaine façon puisque nous reproduisons le capitalisme y compris à notre corps défendant. Alors, la fin du capitalisme: une prémonition, un souhait, une prévision ? Une prémonition, non. Un souhait, oui ! Cette société qu’il a façonnée ne nous convient pas. On ne peut pas dire qu’on a, comme disaient les Grecs de l’Antiquité, une « bonne société » quand, alors qu’il y a de la richesse, on voit le chômage, l’état de l’environnement, la situation des populations - et quand on voit aussi l’addiction générale au consumérisme. Une prévision ? Oui, un peu. Il y a un côté inéluctable dans cette fin du capitalisme. Marx essayait de montrer que quelque chose dans le Commencement 8

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paupérisation croissante de l’autre. L’explosion est la conséquence de la suppression des limites : le capitalisme est bien le premier système mondial qui n’admet pas de limites, d’équilibre, d’homéostasie. La démesure est son tropisme au risque d’entraîner sa propre destruction. « Les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident » disait Arnold J. Toynbee. Mais comment un tel système, qui a réussi massivement, vous venez de le dire, serait-il assez aveugle pour se suicider ? On continue parce qu’une logique est à l’œuvre dont les acteurs, notamment politiques, ne sont plus maîtres des leviers : l’impuissance des politiques n’est plus à démontrer. En face de cela, les hommes sont anesthésiés, ils sont dans l’addiction et ils sont aussi dans la crainte, car si on s’oppose on peut être brisé - si on fait grève on se fait virer ! système était problématique qui le mènerait à sa perte. C’est ce que j’essaie de prolonger. En même temps, Marx disait aussi que ce qui importe, c’est l’émancipation, les hommes. Je crois que le capitalisme va à sa perte par sa logique même, car il se fonde sur une double destruction : celle de la nature et celle du travail. Le capitalisme a atteint son « achèvement » aux deux sens du mot. D’un côté le capital a réussi, il a la maitrise totale du monde: il n’y a plus de projet alternatif, il a tout conquis, sa puissance est maximale, il est sur son tas d’or. D’un autre côté, il est en train d’exploser ! Quels sont les signes de cette explosion selon vous ? Il explose parce que sa réussite augmente chaque jour la richesse captée dans la confrontation du capital et du travail : la réussite de la prédation conduit à une accumulation vertigineuse d’un côté et à une La fin du capitalisme

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Si nous voulons avoir demain une « bonne société », il faut la préparer, il ne faut pas attendre de nous retrouver au milieu d’un champ de ruines. Vous pensez, entre autres choses, que le travail est en voie de disparition… Lors des prémisses du capitalisme il y a deux ou trois siècles, une logique capital-travail prévalait, il y avait deux facteurs de production en œuvre conjointement et concomitamment. Le travail mettant en œuvre le capital est producteur de richesses, permet le profit, la plusvalue, etc. Dans la confrontation pour le partage de la valeur ajoutée, le capital a pris et prend maintenant largement le dessus. En quelque sorte il assujettit le travail. Le capitalisme n’a pas de projet « axiologique », au sens des valeurs.


Il peut produire n’importe quel bien du moment que cela se vend et qu’il y a un marché. Il n’a pas de perspectives sociales, culturelles ou de civilisation. Ce qui compte pour lui, c’est de produire dans les conditions les plus avantageuses pour lui. Le travail est donc rapidement considéré comme un élément qu’il faut sans cesse améliorer, d’où la productivité et la compétitivité. Le travail, on le détruit, beaucoup d’études de tous les bords le montrent. Progressivement on a des machines, des robots, des process nouveaux… Cela pourrait être une très bonne nouvelle que d’avoir moins à travailler. Mais l’injonction, c’est de toujours travailler, et même davantage, alors qu’il n’y a plus de travail ! C’est une disparition programmée ? Aujourd’hui il y a du travail encore dans les pays émergents, mais, rapporté au PIB, nous sommes à 10% d’activité industrielle en France. On a une France dévastée. Voyez le livre qu’a écrit Axel Kahn 2 après avoir parcouru le pays: ce qu’il rencontre, on a honte parfois de le lire! Les gens sont là, hagards, ne s’intéressant plus à rien. On a beau jeu de leur reprocher de voter aux extrêmes… Oui, on est dans ce processus de destruction du travail. Conceptuellement, je pense que c’est la logique du capital. Il n’est pas méchant le capital. Il n’a pas la volonté de nuire. Tout simplement il n’est pas marqué moralement. Il a eu besoin du travail à un moment de son développement et aujourd’hui, progressivement, il le remplace, et c’est normal. On robotise, on numérise, on systématise, on standardise, etc. Et cela, c’est évident dans les pays développés comme dans les émergents. 2 Axel Kahn, Pensées en chemin. Ma France des Ardennes au Pays basque, Ed. Stock, Paris, mars 2014. 3 Les «transactions à haute fréquence » sont l’exécution à grande vitesse de transactions financières par des ordinateurs programmés avec des algorithmes dont l’exécution est automatique, sans intervention humaine.

Le travail est aujourd’hui résiduel. C’est à la fois une très bonne et une très mauvaise nouvelle. C’est une bonne nouvelle parce qu’on peut enfin travailler moins… Mais c’est une mauvaise nouvelle car, pour la masse des gens, le travail, l’emploi constitue l’accès exclusif à un revenu dont ils ont besoin pour vivre. S’il n’y a plus de revenu, il n’y a plus de solvabilité. C’est pourquoi je dis que le capitalisme va à sa perte: si les gens n’ont plus la solvabilité pour consommer les produits de la société marchande, comment fera-t-on ? La logique, c’est que, si le capitalisme peut supprimer le travail, il le supprime. De même qu’il est en train de consommer l’ensemble des ressources naturelles et ne s’arrêtera pas. On aura droit à de grandes déclarations, des grand-messes, CAP 21 etc., mais on continue ! Et le « marché » ? On ne cesse de nous dire : circulez, il n’y a rien à voir, il n’y a pas autre chose que l’économie de marché ! D’accord, mais derrière le mot « marché » il y a deux concepts différents. Le premier, c’est le marché connu à toutes les époques: des siècles avant Jésus-Christ, les Chinois vendent des soieries aux souverains de la Perse, etc. Ce sont les échanges, le bazar oriental. Mais, si on fait du bénéfice, on ne fait pas cela pour la spéculation. On est passé à quelque chose de différent: le marché capitalistique qui n’est plus une structure d’échanges et de civilisation mais qui fonctionne seulement sur la logique du profit accumulé. Il est très différent d’échanger parce qu’on a besoin d’échanger des biens. Avec, comme conséquence, l’interpénétration des cultures, c’était un processus riche. On est maintenant avec un projet d’accumulation, de génération des profits à partir de n’importe quoi. Y compris du trading de haute fréquence3, de l’évasion fiscale, de l’esclavage… Dans votre livre, vous évoquez des « chantiers », vous choisissez Commencement 8

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des sujets sur lesquels, à l’évidence, il y a des choses à faire. C’est l’idée d’ouvrir des brèches. Il y a une mouvance de gens qui voient la chose comme cela. Avec modestie, je les rejoins. Oui, le capitalisme par sa nature va probablement exploser, ou imploser, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas l’aider à avancer, à changer. Ainsi on évitera de se retrouver tout nus, un beau matin - ou lors d’un « grand soir ». Ouvrons des chantiers qui montrent les choses les plus graves qui se passent aujourd’hui et ce qu’on peut déjà faire. Le plus complexe de ces chantiers peut-être, c’est celui de la société que nous voulons ? Le capitalisme est peut-être le premier système dans l’histoire de l’humanité qui ne s’intéresse pas à ses ressortissants, qui ne s’intéresse pas aux humains autrement que comme moyens ou comme coûts. Toutes les autres sociétés dans l’histoire l’ont tenté. Elles l’ont fait plus ou moins bien, il y avait des esclaves, des gens qui souffraient… Mais l’idée était que la société servait aux humains qui étaient là, pour y rechercher l’harmonie, l’équilibre. Le capitalisme n’en a rien à faire, il est dans l’accumulation et seulement dans l’accumulation. On peut aller dès lors vers une société qui n’aura plus que deux pôles, addictif et sécuritaire, ce dernier avec les vrais ou au besoin les faux terroristes. Sur le plan de l’addiction, c’est ce que disait « en off » Brzezinski, le conseiller de Carter. C’était, je crois, à San Francisco: « Je vais vous dire ce que je pense du monde actuel : très franchement, je pense que 80 % de la population sont inutiles. Avec les 20 %, on peut fonctionner, on aura suffisamment… » Bon, on a eu quelques expériences historiques de réduction des populations… le sujet est un peu délicat! Alors, puisqu’il faut s’occuper des populations, va pour La fin du capitalisme

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4 C’est un néologisme formé d’un mot qui signifie le sein nourricier, en argot américain et d’ entertainment », terme auquel, dans ce contexte, on peut donner le sens que lui donnait Blaise Pascal : ce qui nous détourne des vrais sujets (NDLR).

le « TiTTY tainment »4 ! Cela me fait penser aux fumeries d’opium en 1840, organisées et imposées aux Chinois par les Anglais. Une monstruosité ! « Vous autres, Chinois, on va vous droguer, vous anesthésier… » Ce qu’il faut, c’est une population complètement dans l’addiction. Un exemple : par jour, en moyenne, nous consultons paraitil 221 fois nos smartphones ! Alors, dites-moi, comment réfléchit-on, comment fait-on des choses profondes, comment écrit-on un texte, comment construit-on quelque chose ? Il faut tout reprendre, et surtout l’aspect addictif de notre société, le consumérisme. On nous veut avec des envies sans fin. Voyez la publicité! Je rentre de Grenoble où tous les panneaux publicitaires ont été supprimés: c’est quand même pas mal ! Vous évoquez aussi l’actionnariat… Depuis les années 80, tout tourne autour de l’actionnaire. C’est le seul


qui décide. L’actionnaire, c’est-à-dire les marchés financiers, lesquels sont très largement maintenant le fait des fonds d’investissement hedge funds - et, au fond - sans jeu de mots - il s’agit essentiellement de fraude fiscale : on est installés dans un paradis fiscal, et de là on continue… Je ne suis pas dans la théorie du complot. Objectivement, on nous tient un discours: on va lutter contre ces choses-là, etc., mais, ensemble, les trois plus grandes banques françaises ont plus de 500 filiales dans des paradis fiscaux! Je suppose que ce n’est pas pour apprendre la peinture sur soie ou pour faire du macramé! Les hedge funds, il y en plus de 11 0005. Pour faire quoi ? Or ce sont eux qui détiennent la dette de la France, aujourd’hui… Il faut réformer en s’inspirant, dans un premier temps, de ce que les Américains ont fait en 1933. Soyons dans la logique des parties prenantes : salariés, clients, actionnaires, Etat, banque. Il faut qu’on sorte de la logique de l’actionnaire au-dessus de tout. Bien entendu, il faut supprimer le high frequency trading. Bien entendu, il faut supprimer les stocks options qui sont une catastrophe absolue parce qu’elles alignent les rémunérations des dirigeants sur le cours de bourse et pas sur le projet de l’entreprise : ne parlons plus de projet stratégique, on s’en moque. La seule question aujourd’hui: c’est : « Est-ce que le cours de l’action monte ? »

différence avec ce qui se passe actuellement. La crise de 1929 avait vraiment massacré certaines fortunes, elle avait coûté aux riches. La crise de 2007-2008, au contraire, leur a été une occasion supplémentaire de continuer à accumuler de la rente, de façon extravagante. Et la fiscalité ? On ne peut pas avoir d’Etat si on n’a pas de fiscalité. Il s’agit de choix de souveraineté. Dans mon livre, je développe quelques points. Nous avons la nécessité d’une imposition progressive de tous les revenus. Ce qu’on n’a plus : en France l’impôt est maintenant régressif, en pourcentage il est moins élevé pour les hauts revenus. On a aussi les vertus d’un impôt sur le capital, qui est même préconisé par une partie des économistes libéraux : un impôt sur les fonds propres, autour de 1,5 %. Ce serait plus intelligent que l’impôt sur les sociétés: on ne taxerait plus ce que les gens gagnent, on taxerait ce que leur puissance leur permet de générer économiquement.

Vos propositions ? Il faut que l’actionnariat soit stable. Le jour où, dans deux siècles, on étudiera notre société, on se demandera : « Ces gens-là, que leur étaitil donc arrivé pour qu’ils mettent tous les pouvoirs entre les mains d’actionnaires financiers qui ne les connaissaient pas ? ». Jusqu’aux années 80, l’actionnaire était là, mais beaucoup plus discret, et il avait l’esprit de l’entreprise. Le passage d’une stratégie entrepreneuriale à une stratégie actionnariale, s’est fait dans ces années-là. Les Américains avaient pris au sérieux la crise de 1929. Cela fait une grosse 5 On estime que les hedge funds gèrent aujourd’hui autour de 1500 milliards de dollars d’actifs (NDLR).

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Les banques dans tout cela ? Un chantier énorme! Les banques ont une puissance invraisemblable et, surtout, elles ont déserté leur métier. L’intermédiation, cela voulait dire quelque chose: je collecte des ressources, avec cela on finance mais on finance sélectivement et on a le droit de dire : ce projet je n’y crois pas. Aujourd’hui, les banques font de la spéculation. Avant, on était lié jusqu’au bout au prêt que l’on accordait. Aujourd’hui, ce n’est plus pareil, on veut du profit et de la liquidité. Le changement majeur a été la titrisation6. Tout est sur le marché, à tout moment. Le crédit qu’on vient de mettre en place ce matin, immédiatement on le met sur le marché, d’autres vont le reprendre derrière, etc. Tout est immédiat, tout est liquide. Rappelons-nous que les « subprimes » ne sont pas encore débouclés. Autre élément: les banques fonctionnent depuis Bâle III avec une pondération des risques. C’est un grave changement : le risque n’est plus pris comme un problème en lui-même, on l’apprécie comme tout le reste, comme un élément du profit. Tout crédit est possible, y compris à des gens qui d’emblée seront mis en difficulté pour le rembourser, simplement il faut qu’on puisse le noter, au sens des agences de notation, et du coup qu’on puisse le rentabiliser ; on peut faire des crédits pourris, mais à condition que ça paie suffisamment. Le crédit est devenu un produit financier comme un autre ; tout est produit financier, tout est susceptible d’être pris dans un processus de valorisation. On se le repasse, ça gagne, ça perd… Evidemment, il faut séparer les banques, il ne faut pas accepter cette fantaisie à la française de « banque universelle ». Après 1929, les Américains avaient posé la distinction entre banques de dépôt et banques d’investissement.

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6 Technique financière qui consiste à transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des créances (par exemple des factures émises non soldées, ou des prêts en cours), en transformant ces créances, par le passage à travers une société ad hoc, en titres financiers émis sur le marché des capitaux. 7 Par exemple, en France, l’Institut Veblen. Cf. dans Commencements 5 l’interview de Wojtek Kalinowski.

De la banque à la monnaie, il n’y a qu’un pas… Le chantier monétaire est surtout pour nous le chantier de l’euro. Làdessus, je suis clair : l’euro a été mis en place pour les marchés financiers à un moment où les Etats se sont dessaisis de leurs prérogatives. Il faut plaider pour ce qui a failli advenir - ce que Berégovoy et Delors ont empêché - c’est-à-dire une monnaie commune et non une monnaie unique. Revenir à une monnaie commune permettrait de construire un projet européen complet, un projet politique, en reconstruisant une logique. La monnaie commune euro avec déclinaisons, permettrait des ajustements, des dévaluations lorsque nécessaire. Rappelons-nous que toutes les dévaluations du passé n’ont pas été des catastrophes. C’est un chantier où personne ne comprend rien. Mais, comme disait Henri Ford : « Il est heureux que la population de ce pays ne comprenne rien à la politique monétaire, car on aurait une révolution d’ici demain matin ». On n’arrive pas à ouvrir ce débat sur l’euro, on est là dans l’ordre du religieux, ou du fétichisme. Quelles forces sociales pourraient-elles imposer que ces chantiers soient ouverts, menés au bout, et dans quel cadre géographique ? Comment préparer le monde de demain ? Un individu ne peut seul y répondre ! La puissance de ce qu’on a en face est vertigineuse, elle tient tout, les médias, etc. Du côté des partis politiques, la réflexion est assez pauvre. Il faut donc que cela parte de la société civile. Il faut travailler au niveau du tissu local. Il faut re-fonder, il faut des aiguillons, des forces de proposition. Il y a un certain nombre de gens qui travaillent autour des « communs »7, il y a tout ce qui tourne autour de l’économie collaborative, même si les jeunes se font rattraper par le marché. Blablacar8. par exemple:


l’idée qu’il faille pouvoir se déplacer plutôt que posséder une voiture, c’est merveilleux. Rien ne se fera si cela ne vient pas de la base. Le problème est que cette base est complètement anesthésiée. Il faut que cela parte de dossiers concrets auxquels donner une résonance plus large. Je suis, comme tout le monde, dans l’interrogation. Je vois tout ce qui ne fonctionne pas, je vois aussi Podemos, Syriza… Syriza, c’est intéressant sur la dette. On va voir. Mon hypothèse est que les marchés financiers ont décidé une fois pour toutes de massacrer la Grèce, si c’est possible, pour faire un exemple. « Attention, on a tout pouvoir, on ne joue plus, la Grèce va passer sous nos fourches caudines ! » Sur la Grèce et l’Allemagne, il y a un précédent passionnant. En 1953, sous le poids de son endettement, l’Allemagne ne s’en sort pas. Alors on réunit 21 pays - dont la Grèce, ironie de l’histoire ! Que décident-ils ? D’effacer 60 % de la dette allemande; de faire un moratoire de cinq ans; de limiter ses remboursements à 5 % de ses exportations afin qu’elle ne soit pas exsangue pour avoir tenu ses engagements… Pourquoi ne le fait-on pas pour la Grèce ? On voit bien que les conditions qu’on fait à la Grèce sont impossibles. Le niveau de vie a baissé de 25 %. Jusqu’où ira-t-on dans la destruction de ces populations ? C’est objectivement monstrueux. Bien sûr, les Grecs n’ont pas été parfaits, mais quand même… Le fait est que cette Europe pratique un fédéralisme furtif – plus de souveraineté des Etats ni de l’Europe. Qui négocie avec la Grèce ? Le FMI, la BCE, la Commission ! Les initiatives que vous espérez, à quelle échelle peuvent-elles être prises ? Il faut que cela fasse sens, au sens de projet, de personnes…Pas une abstraction. Un projet de société, pas des chiffres. Il faut que ce soit concret, réel, qu’il s’agisse de la vie des uns et des autres. Si cela peut ensuite se fédérer au niveau européen, ce sera bien. La dette peut être 8 www.BlaBlacar.fr

un bon élément. Qu’est-ce que cette dette ? D’où vient-elle ? En 1980 on était à 20 % du PIB. Pourquoi en sommes-nous arrivés là, à 100 % du PIB ? Pourquoi est-on dans ces situations ? Si la dette est là, il faut arrêter de nous culpabiliser, avec des arguments grossiers tels que: « Vous ne pensez pas aux générations futures », « On vit au-dessus de nos moyens », etc. La dette c’est la conséquence d’une politique délétère, ce n’est pas : « Oh la la ! on n’a pas fait assez attention…». Parce qu’on a en France un modèle social qui n’est pas encore complètement détruit et c’est à notre honneur, au crédit de la France, et les autres pays devraient nous imiter. Vous expliquez tout cela un peu partout ? Oui, et vraiment devant ce type de discours, il y a beaucoup de gens qui disent tout de suite : « C’est vrai, c’est bien comme ça, mais je suis un peu découragé, en repli ». Voire: « j’ai peur ». On sent qu’il ne faudrait peut-être pas grand-chose. Le matin du 14 juillet, Louis XVI écrivait : « Rien ». Je suis - nous sommes - du côté des privilégiés. Mais nous sommes au 3ème millénaire et il y a des gens en conditions indignes dans nos pays. Et derrière cela, il y a comme une chape de plomb, on a peur, et l’idéologie fonctionne, abrutir les gens cela fonctionne très bien. Quand je développe cela, il y a vraiment de l’écoute… Mais il y a un gros travail pour expliquer…On ne peut pas ne pas le faire, en fait, en ce qui me concerne, je ne vois que cela à faire. Si quelque chose prenait, cela pourrait aller très vite. En même temps, je ne suis pas naïf. Alors je continue. Propos recueillis par Claude Roger

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Bio Express

Rolf Schatz Revoir la lumière des étoiles

Scientifique, instructeur pour le permis de pêche, intervenant en milieu scolaire, Rolf Schatz est un spécialiste des espèces aquatiques. C’est par les écrevisses qu’il en est venu à promouvoir le retour à un peu plus d’obscurité nocturne. Les autorités helvétiques elles-mêmes reconnaissent que les émissions lumineuses ont augmenté de 70% en vingt ans. Au terme de plusieurs recherches sur les écrevisses dans les cours d’eau zurichois, Rolf Schatz a constaté que les espèces endémiques se raréfiaient. Les raisons en sont multiples: bien évidemment la croissance urbaine, l’épandage de sel en hiver, les résidus médicamenteux non filtrés par les stations d’épuration, mais aussi, selon lui, la pollution lumineuse. Devenu président de l’association Dark-Sky en Suisse, conseiller municipal en charge des infrastructures depuis quatre ans à Langnau am Albis (canton de Zurich), Rolf Schatz met son combat en pratique de sorte que sa commune soit un exemple à présenter lors de ses interventions et conférences en faveur de l’obscurité. La page personnelle de Rolf Schatz (en allemand): http://www.rolfschatz.ch

« Préserver la nuit » : tel est l’objectif de l’association dont vous faites la promotion. Que signifie « préserver la nuit » pour vous et pourquoi est-ce important ? L’obscurité naturelle est vitale pour les animaux nocturnes. Mais chez l’homme aussi, l’obscurité est utile au repos. Et, si nous ne parvenons pas à faire régresser la pollution lumineuse, c’est la nature qui régressera et s’étiolera un peu partout. A force d’avoir été délaissée et négligée des décennies durant, elle nous sortira le carton rouge. Si les choses tournent au pire, l’humanité sera contrainte de prendre de coûteuses mesures pour « réintroduire la nature dans la nature » ou restaurer des « zones d’obscurité naturelle ». De là mon plaidoyer : « Débranchons à temps », avant qu’il ne soit vraiment trop tard. Comment avez-vous été personnellement attiré par le sujet ? Spécialiste des cours d’eau, je me suis passionné pour les espèces d’écrevisses endémiques. Entre 2008 et 2014, j’ai parcouru l’ensemble du canton de Zurich afin de répertorier les différentes populations de ces espèces. Ce qui, au final, m’a conduit à explorer quelque 1 200 Revoir la lumière des étoiles

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cours d’eau, plus une cinquantaine de lacs et d’étangs. Les écrevisses étant des animaux nocturnes, les relevés sur le terrain ne pouvaient se faire que la nuit. C’est là que j’ai constaté à quel point la pollution lumineuse était déjà envahissante et que j’ai pris conscience de ses effets négatifs, notamment sur les écrevisses. Que représente l’association Dark sky ? L’ « International Dark-Sky Association » (IDA) est née en 1988 aux Etats-Unis à l’initiative d’astronomes qui, très tôt, avaient constaté comment l’obscurité naturelle se faisait engloutir par la lumière artificielle. L’association internationale incita alors les astronomes amateurs du monde entier à se saisir du problème et à créer leurs propres associations. Elle a des représentants dans plus de 22 pays et dans nombre d’États américains. Dark-Sky Suisse a été fondée en 1996, c’est une association indépendante. Aujourd’hui, Dark-Sky Suisse compte plus de 400 membres, originaires des trois régions linguistiques du pays. Le conseil d’administration se compose de huit personnes, qui représentent chacune des régions


linguistiques. Les membres sont des scientifiques, des ingénieurs en électronique, des responsables d’éclairage public, des astronomes, mais aussi des personnes intéressées par le sujet à titre personnel. Tous travaillent bénévolement. Notre agence fonctionne avec un seul poste salarié, de moins d’un quart de temps. Quelles sont la stratégie et les actions de Dark Sky ? Nous élaborons des documents, diffusés notamment sur les stands que nous animons lors de « Journées de l’environnement ». Nous rassemblons des informations et des articles de presse, dont nous assurons nous-mêmes la publication. Nous sommes présents sur tout le territoire suisse à travers de nombreux forums et colloques, y compris des conférences dans les universités ou à la demande d’associations. Enfin, nous agissons comme conseil non seulement auprès de particuliers, mais aussi pour des communes et des collectivités locales,

sur toutes les questions qui concernent la lumière ou l’éclairage. Par ailleurs, nous échangeons régulièrement des connaissances avec des gestionnaires des réseaux électriques comme EKZ, principal fournisseur d’électricité du canton de Zurich. A quoi ressemblerait un monde qui « préserve la nuit » ? Une société responsable s’attacherait à n’utiliser la lumière que là où elle est absolument indispensable et à prévoir des plages d’extinction de l’éclairage public, obligatoires pour tous, afin de préserver le repos nocturne. Quelles sont les objections que l’on vous oppose généralement ? On nous fait très souvent valoir que la lumière apporte davantage de sécurité. Moyennant quoi, davantage de lumière serait encore plus sécurisant ! Or c’est une grave erreur ! Il n’existe aucune étude prouvant que moins de lumière est automatiquement synonyme de plus d’accidents ou d’effractions. Qu’est-ce que chacun d’entre nous peut faire pour « préserver la nuit » ?

Règle n°1 : Tel ou tel luminaire est-il vraiment indispensable ?

Demandez-vous systématiquement, pour chaque éclairage extérieur, si celui-ci est réellement nécessaire.

Règle n°2 : Éclairer de haut en bas

En dirigeant l’éclairage de haut en bas, vous évitez la diffusion directe de la lumière dans l’atmosphère.

Règle n°3 : Utiliser des abat-jours Commencement 8

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Un abat-jour permet de diriger la lumière uniquement sur la surface utile.

Règle n°4 : Adapter le type d’éclairage à la situation

Diminuez la quantité globale de lumière en l’adaptant aux besoins réels et choisissez des températures de couleur chaudes (maximum recommandé par International Dark-Sky Association : 3 000 K).

Règle n°5 : Limiter la durée d’éclairage

Les règles de repos nocturne concernent également l’éclairage. Racontez-nous une expérience particulièrement saisissante... Par exemple celle que la commune de Langnau am Albis a menée en 2014 au moment de Noël, désormais appelée « solution de Langnau ».

En liaison avec la commission Bâtiments et Travaux, le conseil municipal a élaboré, pour cette période particulière de l’année, un projet qui réponde aussi bien aux directives du législateur qu’aux demandes des commerçants. Pour la première fois, à la fin de l’année 2014, l’éclairage public normal a été éteint la nuit et seules sont restées allumées les illuminations de Noël. Une exception a été faite toutefois pour les six passages piétons de la commune, car pour prévenir les accidents, il est nécessaire d’avoir un éclairage plus intense à ces endroits-là. Dans le périmètre concerné par les illuminations de Noël, on a ainsi pu éteindre 80% de l’éclairage public. Propos recueillis et traduits par Catherine Weinzorn.

Revoir la lumière des étoiles

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International Dark Sky Association: http://darksky.org France: http://www.anpcen.fr


Bio Express

Marc Tirel Voyages en Emergences Marc, peut-on dire que tu es un « geek » ? Non ! je ne me considère pas du tout comme un « geek »… Ou alors il faut relativiser et dire que chacun d’entre nous est le « geek » de quelqu’un pour peu qu’il se débrouille un peu avec les outils numériques. Cependant, si l’on regarde la définition qu’en donne Wikipédia, le sens du mot est plus large que je ne le pensais : « Un geek est une personne passionnée par un ou plusieurs domaines précis, plus souvent utilisé pour les domaines liés aux « cultures de l’imaginaire » (le cinéma, la bande dessinée, le jeu vidéo, etc.), ou encore aux sciences, à la technologie et l’informatique. Du fait de ses connaissances pointues, le geek est parfois perçu comme trop cérébral. Le mot a été peu à peu utilisé au niveau international sur Internet de manière revendicative par les personnes s’identifiant comme tel. Le terme a alors acquis une connotation méliorative et communautaire. Avec le succès des gadgets de techniques avancées, une personne qui aime de tels objets voudra s’autoproclamer « geek », bien que cela ne corresponde ni au sens

Marc - que nous avons déjà eu le plaisir d’interviewer à propos de « l’école mutuelle »1 - se définit lui même comme un détecteur de talents et d’émergences. Pendant quatorze ans, au sein d’un grand groupe industriel, il a exercé différents métiers tels que la direction de projets et le développement du e-learning. Ses expériences - cinq années en Asie, Amérique du Sud et Europe – l’ont amené à vivre et à mesurer l’importance des réseaux et des cultures et surtout les transformations multidimensionnelles qui sont en cours. Auteur, conférencier et consultant, il est co-fondateur des «Explorateurs du Web» et de la société « Savoir pour tous ». Associé d’In Principo il œuvre au sein de différents réseaux et mouvements: Assemblée Virtuelle, Association Progrès du Management, Ouishare. 1. Cf. http://co-evolutionproject.org/wp-content/uploads/2011/12/n2-commencements-marc-tirel-puissance-ecole-mutuelle.pdf

premier (péjoratif) ou second (passionné) du terme. Il y a souvent confusion entre les geeks, les nolifes, les Gamers et les nerds. » Au sens second du mot, celui de passionné, alors, oui je suis un geek ! Et je souhaite à tous de l’être. Je suis passionné au premier chef par le merveilleux et le mystérieux de la Vie et plus précisément par l’époque de transformations tout azimuts que nous vivons. Celle-ci se résume en une phrase de William Gibson, auteur de science-fiction contemporain : « Le futur est déjà là, il est juste inégalement réparti » . Ce qui me passionne donc, c’est le devenir, l’injonction de Nietzsche : « Deviens ce que tu es ». Comment es-tu tombé dans la marmite des NTIC et que s’est-il passé ensuite ? Naturellement, peu à peu, par ma curiosité et mon attrait pour la nouveauté, mais avec tout de même des prises de conscience successives assez soudaines. La première survint à l’occasion d’un stage chez IBM qui à l’époque – en 1988 – proposait à ses salariés une messagerie interne ancêtre du mail. Le fax était alors encore la norme Commencement 8

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partout. Et là je découvre un outil avec de gros écrans à l’affichage vert luminescent, les cadres qui tapotent sur leur clavier, imprimant leur messages à tout va, et surtout des armées de secrétaires - une par cadre - sur le point de disparaître… Ma deuxième prise de conscience a été l’arrivée d’Internet. Je travaillais alors pour le groupe Schneider Electric et mon premier contact avec un site Internet a été au Canada, dans une des premières cyber-boutiques… Je suis revenu enthousiasmé et peu de temps après démarrait le premier « Intranet » du groupe. Puis, vers 2007, cela a été le choc du web dit 2.0, de Twitter et, dans la foulée, des réseaux sociaux. En l’espace de vingt ans, la nouveauté était devenue plus accessible dans la vie privée de tout un chacun qu’elle ne l’était dans la vie professionnelle. Cette mise en réseau planétaire des individus, des cerveaux, se poursuit. Elle a commencé dans le monde de l’entreprise et des universités puis elle s’est poursuivie dans la société civile et aujourd’hui c’est en grande partie par les téléphones et sur des logiques géographiques qu’elle atteint quasiment toute l’humanité. La mise en réseau des populations d’Afrique sera la dernière phase je crois avec l’enjeu de retourner à l’essence d’Internet : celle du réseau, du pair à pair.

De la chenille au papillon

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point sur ton expérience et sur les questions que tu te poses à toi-même ?

Nous n’avons pas encore tout à fait mesuré les conséquences de cette gigantesque mise en réseau. Souvent on compare Internet avec l’invention de l’imprimerie. Je crois que cela va bien au delà : Il s’agit d’une évolution majeure de l’histoire de l’humanité, d’une magnitude au moins équivalente à celle qui a permis à nos lointains ancêtres de se mettre sur leurs deux pieds ou de commencer à parler.

Oui, mais pas seulement. Je viens d’avoir cinquante ans. C’est un livre de milieu de vie. Il est donc le fruit de mon parcours, mais il l’est aussi de mon imagination. Il veut ouvrir des portes, des fenêtres, vers des possibles tant individuels que collectifs. Comme il aborde de nombreux sujets tout en les reliant - au travers des contes en particulier – il offre la possibilité à chacun de créer du sens, de provoquer - je l’espère - des déclics dans les têtes ! C’est la raison essentielle pour laquelle je l’ai écrit. Mon vœu le plus cher est qu’il soit lu le plus largement possible et même, pourquoi pas, qu’il soit traduit…

« Voyages en émergences » est-il une façon pour toi de faire le

Aussi il pose, me semble-il, plus de questions qu’il n’apporte de


réponses ! Et tant mieux, car, comme le dit Daniel Pennac: « ce sont rarement les réponses qui apportent la vérité, mais l’enchaînement des questions ». Marc, tu sembles toujours d’un optimisme inentamable. Qu’estce qui te donne cette confiance ?

des menaces me semblent ailleurs. Elles se situent dans l’indifférence et l’inaction d’une part et d’autre part dans la peur qui l’emporte sur l’amour: «La seule chose qui permet au mal de triompher est l’inaction des hommes de bien»1

Peut être est-ce une connaissance, une foi intérieure qui me pousse à voir le verre plein plutôt que vide… D’ailleurs, n’est-il pas toujours plein d’une manière ou d’une autre: d’eau, de vin ou de bière pour une part et d’air pour l’autre part ? Il suffit simplement d’avoir un regard différent sur les choses, les événements, de prendre suffisamment de recul sur la vie - et aussi sur le temps. Nous analysons notre condition trop souvent à travers le prisme de notre époque, de notre culture, de notre égo ou de notre situation. Il faut penser à changer d’échelle, à voir l’infini dans le moment présent. Comme le dit Omar Khayam, écrivain et savant persan du XIème siècle :

En lien avec la précédente question je crois qu’il s’agit toujours de ce que disait Martin-Luther King, à savoir que : « nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots. » Désormais, il faut peut-être ajouter et inclure dans cette notion de fraternité la Vie dans son ensemble : le monde animal, végétal, tout l’écosystème terrestre. Tout est relié, il faut simplement en prendre conscience et aider les autres à en faire de même en créant des liens explicites ou implicites.

Quels sont nos grands défis ?

“Entre la certitude et le doute, Un souffle entre la foi et l’incrédulité, un souffle Sois heureux dans ce souffle présent ou tu vis Car la vie toute entière est dans ce souffle qui passe”. Pèse-t-il sur nous, cependant, selon toi, des menaces graves ? Oui, bien entendu. Des tas ! Je peux me faire renverser demain, avoir une crise cardiaque, que sais-je encore… Et aussi un météore peut heurter la terre. Après, pour parler des menaces bien identifiées et que tout le monde connaît, je peux citer les centrales nucléaires, la pollution de l’air et de l’eau par le pétrole et par tous nos déchets, les atteintes à la biodiversité, la déforestation et bien d’autres comme les inégalités dans la distribution des richesses. Mais, les plus grandes 1 Edmud Burke, 1729 - 1797

Commencement 8

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Dans quoi t’ es-tu engagé ces derniers mois ? En parallèle de l’écriture du livre j’ai et je continue à contribuer ou à suivre quelques projets émergents et inspirants. Parmi eux :

l’Assemblée Virtuelle ( http://assemblee-virtuelle.org ) qui propose

de travailler à un web sémantique dans lequel celui-ci formerait un unique réseau social ou il n’y aurait plus besoin de plateforme ( du type facebook, google, apple .. ) et ou chacun serait propriétaire de toutes ses données;

PlaceToB ( http://placetob-cop21paris.com/ ), projet qui s’appuie sur

la conférence Climat de Paris fin 2015 pour proposer un traitement de l’information qui soit à la fois décalé, impertinent;

OpenChateau ( http://openchateau.org/ ) et POC21 ( http://fr.poc21.

cc/ ) qui ont la particularité de proposer au sein d’un cadre atypique et très proche de Paris de repenser le partage et la « reliance » ( http:// fr.wiktionary.org/wiki/reliance ) entre projets en proposant de travailler à des expériences très concrètes basées sur de l’open source (soft et hardware ).

Ce qui me passionne en ce moment, c’est la mise en réseaux de projets à un niveau « méta ». Par « méta », je veux dire que l’on assiste en ce moment à la naissance d’une nouvelle forme de reliance entre projets aux valeurs similaires et compatibles. Ces connexions entre projets et réseaux permettent d’entrevoir de nouvelles formes de collaboration et de partage sans compétition aucune puisqu’ils œuvrent à des solutions pour le bien de la planète. Aujourd’hui, personnellement, qu’as-tu envie de devenir ? De la chenille au papillon

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Il n’est pas impossible que l’écriture me reprenne… J’ai une idée en tête… Mais de là à devenir un écrivain à temps plein … j’ai encore de la marge ! Simplement continuer mon, mes voyages dans tous les sens du terme, sans oublier de créer. Le devenir relève d’un art de vivre, un mélange d’envies, de dynamiques et de lâcher-prise… et surtout d’un équilibre souvent instable entre l’être et le devenir. Cet équilibre se stabilise, je crois, grâce à la création quotidienne. Propos recueillis par Thierry Groussin.


Frédéric Bosqué De la chenille au papillon Frédéric, vous voilà à nouveau à faire le tour de France à vélo1, mais ce n’est pas dans le cadre d’une compétition sportive. C’est le cas de vous demander : qu’est-ce qui vous fait courir ?

décennies dans notre société.

En l’occurrence, c’est de rencontrer les acteurs de changement dont la société française est riche, c’est d’échanger avec eux autour du projet TERA dont j’imagine que nous allons parler dans le cadre de cet interview. Fondamentalement, ce qui me fait « courir », c’est de remettre la finance au service de l’économie et l’économie au service de la vie. Ces deux engagements sont au centre de ma vie depuis vingtcinq années au cours des-quelles j’ai essayé d’être un « entrepreneur humaniste ». J’ai exercé des missions à responsabilité à la fois dans le secteur marchand et non-marchand, au sein de coopératives de production, d’un groupement d’achats de produits locaux et durables. Monnaies citoyennes locales, revenu de base inconditionnel, gouvernances partagées et coaching en gestion des émotions sont en synergie des domaines que j’ai eu la chance de servir avec bonheur. Cette complémentarité de mes engagements a contribué à structurer en moi une vision à la fois locale et globale des processus de déconstruction et de reconstruction qui sont à l’oeuvre depuis plusieurs

Depuis quelques années j’ai constaté une accélération du processus qui tend aujourd’hui à déclencher de plus en plus de phénomènes de rupture. Avec Patrick Viveret, philosophe, conseiller honoraire à la Cours des comptes, nous pouvons les regrouper en trois familles principales qui ont fini par me persuader qu’il n’était plus temps de réformer mais qu’il fallait métamorphoser nos pratiques. C’est trois ruptures forment ensemble un système destructeur dont les racines distillent leur poison dans tout le corps social jusqu’à toucher aussi aujourd’hui les conditions même de la survie de nombreux êtres vivants :

1 Cf. http://www.tera.coop/wd190awp/wd190awp.exe/connect/tera2 2 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Indice_de_santé_sociale

Quel diagnostic portez-vous sur notre société ?

1. Rupture sociale : L’indice de santé sociale2 qui regroupe 16 indicateurs

de bien-être des populations, décroche de la création de richesse (PIB) depuis trente ans. Tout étant égal par ailleurs, une déflagration sociale est donc de plus en plus probable puisque la cohésion sociale assurée en grande partie par notre appareil de production ne satisfait plus les Commencement 8

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besoins fondamentaux des citoyens.

2. Rupture écologique : L’empreinte écologique qui mesure la surface de

notre planète nécessaire au renouvellement et au recyclage des biens communs que nous consommons, est actuellement de huit planètes pour les Etats-unis et six planètes pour les états européens, alors que bien sûr nous ne disposons que d’une seule planète. Cela implique que nous sommes en train de détruire le capital naturel de nos enfants tout en provoquant des déséquilibres de plus en plus grands dans la fragile biosphère de notre planète.

3. Rupture financière : Les transactions financières qui sont censées

répartir l’épargne et la création monétaire au mieux des intérêts individuels et collectifs des parties prenantes de notre société se concentrent depuis trente ans de façon exponentielle dans les mains des acteurs financiers au détriment de tous les autres. Cette surabondance de monnaie sur les marchés financiers d’un côté et sa rareté artificielle dans l’économie réelle contraint les ménages, les entreprises et les collectivités territoriales à un endettement sans fin pour faire face aux enjeux sociaux et écologiques pourtant vitaux du XXIème siècle. L’accumulation dans les prix des intérêts cumulés générés par cet endettement exponentiel sans contrepartie de création de richesse réelle, ne peut aboutir qu’à une défaillance généralisée et massive de tous les acteurs y compris les acteurs publics réputés jusqu’alors comme «garantie en dernier ressort ». Ces phénomènes s’alimentant les uns les autres dans une rétroaction exponentielle, leur résolution ne peut se trouver que dans l’effondrement de notre civilisation ou dans sa métamorphose. Le livre de Jarod Diamond « Effondrement »3 nous montre qu’à ce jour, aucune des civilisations qui nous ont précédés n’a pu opérer cette métamorphose avant son effondrement malgré de nombreux signaux faibles que leurs Jung et la présence de l’Âme

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3 Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Dia-mond, Folio essais, 2009.

élites auraient pu prendre en compte. D’autres organisations sociales ont alors trouvé un nouveau chemin à l’émancipation humaine. Edgar Morin a dit que l’homme fait la société mais que la société en retour fait l’homme… Que diriez-vous de l’humain d’aujourd’hui dans cette société que vous venez d’évoquer ? Nous sommes faibles et nous nous croyons forts, enfermés que nous sommes dans un confort matériel ou intellectuel. Nous avons peur de nous enraciner vraiment, parce que, s’enraciner, c’est commencer à vieillir et mourir, alors qu’en ballotant d’une sensation à une autre nous surfons en quelque sorte sur des présents infinis. Et chacun renvoie à l’autre la responsabilité de l’effondrement que j’évoquais. Et la décision collective pour faire enfin face à ces ruptures est sans cesse repoussée dans le futur… Mais quel avenir proposons-nous à la jeunesse, à part de devenir la prothèse de cet appareil de production qui est en train déjà de tout broyer: la nature, la société humaine, la vie, l’âme ? La question cruciale posée à cette société, c’est: comment créer à nouveau la confiance qui nous fera passer du face à face au cote à cote ? C’est au milieu de ces constats, que vous avez décidé de faire bifurquer votre vie… Fin 2013, j’ai décidé d’opérer un changement de direction dans mes engagements et de me consacrer pour les dix prochaines années à la co-construction de TERA, un éco-village expérimental pour le XXIème siècle. Un lieu où faire émerger une nouvelle organisation sociale dont la finalité sera de préserver à la fois nos biens communs tout en étendant nos libertés individuelles. De nombreuses initiatives citoyennes nous montrent que, dès


aujourd’hui, nous pouvons construire ce nouveau passage, indépendamment du fait de savoir si nos élites auront cette fois-ci cette présence d’esprit d’amplifier ces signaux faibles. Personnellement, je préférerai qu’elles y parviennent, car ce serait un signe de profonde évolution de notre espèce. Finalement, amorcer ce changement de direction radical - dans le sens de « racinaire » et non d’extrémiste ne nous demande que peu de moyens et de complexité pour autant que nous acceptions de prendre en compte toute les parties prenantes de notre territoire de vie et que nous renoncions une bonne foi pour toute à notre volonté de toute puissance. En fait, c’est un peu comme si notre « société chenille » était entrée dans une chrysalide et que tout ce qui avait fait sa grandeur se décompose de plus en plus vite… Une chenille qui regarderait par un petit trou sans savoir qu’une « civilisation papillon » se recompose dans un même temps aurait une impression définitive de fin du monde… Mais justement mes engagements complémentaires, bien ancrés dans nos territoires de vie et dans la société civile, m’ont amené à constater, en même temps que se précisent ces menaces, que partout germent des alternatives incroyables, portées par de simples citoyens, des collectifs informels, des associations, des entreprises et des élus de tout bord… Pour-tant que se soit au niveau des médias ou des élus de premier plan, aucun espace de parole à la hauteur de ces germes prometteurs ne leur sont accordés… On entend la chute des vieux arbres mais pas la forêt qui pousse. Pourquoi ? Parce que se sont des solutions qui répondent à la satisfaction de besoins des citoyens mais avec peu ou pas de monnaie et de création d’emploi ! Ce culte voué aux seules productions vendues en monnaie sur un marché et de leur corollaire, la création d’emploi marchand, est devenu un dogme qui est en train d’écraser dans la boue toutes ces initiatives citoyennes… Mais ce n’est pas parce que nos dirigeants ne voient 4 Cf. http://www.alternativeshumanistes.info/WD180AWP/WD180Awp. exe/CONNECT/alterna-tiveshumanistes

pas que ce sont des graines qu’elles ne pousseront pas à nouveau de cette boue. La faiblesse de nos élites, d’hier comme aujourd’hui, c’est de ne s’appuyer que sur ce qui a marché et de ne prendre en compte que ce qui est quantitativement suffisant. Pourtant, comme dans les civilisations qui nous ont précédés, c’est ce qui a été petit et utile un jour qui est devenu grand par la suite… En 2012, dans mon premier livre « Alternatives humanistes »4, je faisais à la fois ce constat et, dans sa deuxième partie, je listais dix alternatives humanistes qui pouvaient initier, en synergie depuis le local, des changements globaux nous faisant passer progressivement d’une société de production en Commencement 8

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décomposition à une civilisation de l’émancipation. Et, alors, vous décidez de faire un premier tour de France… En 2013, j’ai décidé de faire un premier tour de France de 2600 km à vélo à assistance électrique, pour me rendre compte par moimême de ces initiatives citoyennes et, au travers d’une émission de radio par Internet, de diffuser le plus possible leur message. L’une d’entre elle me tenait particulièrement à cœur. C’était l’initiative citoyenne européenne en faveur de l’instauration d’un revenu de base inconditionnel pour tous les citoyens euro-péens. Organisé en France par le Mouvement Français pour un Revenu de Base, dont je suis cofondateur, nous devions recueillir un million de signatures en Europe pour mettre cette proposition à l’ordre du jour du parlement européen. Nous avons recueilli 300 000 signatures, c’était un coup d’essai, un jour ce sera un coup de maître ! Au retour de ce tour de France, j’ai compris jusque dans mes muscles qu’il fallait arrêter d’essayer d’améliorer et d’optimiser la bougie pour faire plus de lumière: ainsi on n’arriverait jamais à inventer l’ampoule électrique. Il nous fallait des innovations de rupture. Il nous fallait créer les conditions d’une émergence, favorisée par la mise en synergie de toutes ces initiatives citoyennes. De plus, j’ai eu la confirmation que 90% de notre territoire peut nous donner tout ce dont nous avons besoin pour reprendre le chemin de notre émancipation. Les problèmes se concentrent sur dix pour cent du territoire parce que plus de 70% de la population s’y entasse pour trouver un emploi qui génère plus de croissance… en monnaie ! Mais comment faire ? La question, c’est: comment faire pour favoriser des synergies entre Jung et la présence de l’Âme

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ces initiatives dont chacune propose un début de solution mais ne peut la généraliser faute d’être en lien avec celles qui portent le reste des solutions ? En fait, quand on regarde en profondeur et de prés ce qui se passe sur nos territoires de vie, la plupart d’entres elles luttent seules et isolées. Parfois soutenues du bout des lèvres par ceux qui devraient justement les propulser, elles sont souvent même moquées en raison de leur manque de « rentabilité financière» ou de « création d’emploi marchand ». Alors elles restent séparées les unes des autres, avec très peu de contacts entre elles, la plupart s’essouffle au bout de quelques mois ou années par manque de moyens : manque de temps, de compétences, d’argent, de partenaires, d’un milieu propice à leur développement. Malgré tout, certaines résistent, s’organisent, se renforcent, augmentant chaque jour leur capacité à satisfaire nos besoins vitaux et par extension res-taurant les grands équilibres de notre biosphère. Comme la Vie, elles ne lâchent rien et rien ne les lâche. Pourtant, même les plus aguerries sont encore fragiles. Parce qu’elles poussent dans des milieux hostiles où la plupart des acteurs suivent des logiques d’action opposées, luttent pour leur survie de façon massive, violente, arbitraire, bougeant des masses, façonnant de l’uniformité, concentrant, dans le secret de quelques initiés, les moyens et les pouvoirs entre les mains de ceux qui quantitativement sont les plus performants, efficients, nombreux. Alors que ces initiatives citoyennes, elles, se développent dans des logiques de proximité, de réseau, de coopération, de don, de partage, de transparence. Personne n’a le temps de les écouter pour comprendre ce qu’elles nous disent de l’avenir qui se prépare. Pourtant, combien faut-il de levure pour soulever dix kilos de pâte à pain ?


C’est de ce premier constat qu’est né le projet TERA ? Et avec lui mon deuxième tour de France. L’idée étant de réunir sur les terres d’une petite commune de France en train de mourir à la fois sur le plan démographique et économique, loin des pressions politiques et financières, tout ce qui se fait de mieux en matière de production durable et de faire travailler ensemble toutes les partieprenantes afin de voir si, de leur synergie, nous ne pourrions pas voir émerger une nouvelle organisation sociale capable de relocaliser 85% de la production vitale pour ses habitants, d’abaisser l’empreinte écologique de cette production à moins d’une planète, de la valoriser

en monnaie citoyenne locale, et enfin d’y créer progressivement cette monnaie citoyenne via un revenu d’autonomie supérieur d’un euro au seuil de pauvreté, en permettant ainsi à chacun de ses habitants de satisfaire ses besoins fondamentaux tout en choisissant ensuite une activité marchande ou non. Très vite, Antoine Carrier, designer de notre EcoSite, m’a rejoint avec son beau projet Comunytoo. Nous avons fusionné nos approches, la mienne plus économique et sociale, la sienne plus architecturale et permaculturelle, et nous avons fondé avec nos amis et nos amies proches l’association TERA.

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Comment le projet TERA devrait-il se développer dans le temps ? Nous avons planifié trois phases de trois ans chacune : 1. la première pour allez à la rencontre des citoyens de France, voir et entendre ce qu’ils ont à nous dire d’un Eco-village pour le XXIè siècle où ils aimeraient voir naitre leurs enfants et finir eux-mêmes leurs jours en paix. Dans un même temps, nous recueillerons auprès d’entrepreneurs, de responsables d’association et d’élus ce qui se fait de mieux en termes de production et de services durables capables de nous aider à construire notre Ecovillage et de re-localiser les productions vitales. A la fin de cette étape, nous aurons un cahier des charges chiffré qui nous permettra de choisir au mieux le lieu où démarrera l’expérimentation. 2. La seconde phase nous permettra de construire le premier écohameau d’une dizaine d’habitations autonomes, puis l’Eco-village d’une dizaine d’éco-hameaux. Nous y entamerons un développement, écologique et social en partenariat avec la commune et un collège de scientifiques qui validera si nous sommes en situation d’atteindre notre objectif. 3. Enfin, la troisième phase ne se réalisera que si le conseil scientifique valide l’expérimentation. Dans ce cas, nous formaliserons tout ce qui nous aura permis d’atteindre nos objectif et transmettrons librement tout ou partie des compétences acquises aux citoyens qui en auront besoin ou envie. Comment ce « Tour de France TERA » s’est-il passé ? Jung et la présence de l’Âme

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5 Cf. http://www.pleinepresence.net/la-retraite-permanente/

Vraiment très bien ! Nous avons fait 4694 km, organisé 22 réunions publiques, rencontré des centaines de citoyens, élaboré avec eux plusieurs dizaines de motions pour structurer la constitution « politique » de TERA. Totalement financés par de simples citoyens, des associations ou des entreprises, nous sommes revenus avec dans notre besace de nombreuses pépites qui entreront dans l’élaboration de la nouvelle étape. Les fondements de cette nouvelle étape ont été jetés les 25, 26, 27 octobre, lors de notre arrivée à Karmaling5, un lieu propice à notre réflexion au cœur des Alpes. Plus de soixantedix citoyens ont contribué pendant ces trois jours à faire émerger le meilleur de ce que nous avions recueilli tout au long de ce formidable premier périple au cœur des territoires de vie de notre belle France. Nous allons donc, grâce aux compétences d’une équipe élargie, bénévole, et engagée maintenant avec nous dans la durée, co-construire E.V.A., le 1er Elément de Vie Autonome de notre Ecovillage !


Plus précisément, qu’est-ce que cet « EVA » ? C’est une maison démontable, modulable, autonome et expérimentale, brique de base de notre futur éco-hameau. Elle sera construite en chantier collectif sur un terrain appartenant à une petite commune, car nous souhaitons que la terre sur laquelle nous bâtirons EVA soit gérée en partenariat avec notre commune d’accueil. Nous nous sommes inspirés pour ses principes de construction de la « maison nomade » de notre ami Yves, rencontré à Sergy, près de Genève, lors de notre dernier tour. Elle sera construite à partir de matériaux durables et renouvelable provenant de moins de 100 km de son lieu d’implantation. Son autonomie sera assurée en matière d’eau grâce à un usage contrôlé de l’eau de pluie, l’alimentation saine de ses habitant sera assurée via un jardin/serre en permaculture . Sa sobriété et son efficacité énergétiques rendront l’usage des énergies renouvelables et locales suffisant, et l’assainissement sera réalisé par une système de phyto-épuration et de compostage permettant la production d’un méthane domestique.

Je suis un homme ordinaire, avec ses émotions, ses peurs, ses doutes, ses colères parfois… Je vois la tempête qui se rapproche et, face à cette perspective, je ressens les lourdeurs de ce monde qui veut rester chenille plutôt que devenir papillon, ce monde qui n’est pas aussi facilitateur qu’on pourrait le souhaiter. Au milieu de tout cela, il m’arrive de me demander si j’aurai la force, l’énergie, le temps, le courage, d’aller jusqu’au bout. Il est essentiel pour moi de « raison garder », donc d’avoir un lieu où me ressourcer, où retrouver mes fondements pour garder une intention droite, un comportement et une qualité de relation aux autres congruents avec la métamorphose que je promeus qui, vous l’avez compris, n’est pas seulement technique, mais principalement et d’abord humaine et sociale. Moi aussi, de chenille, j’ai à devenir papillon ! Propos recueillis par Thierry Groussin. Pour suivre Frédéric Bosqué: https://www.facebook.com/teralecovillage?fref=ts

Comment comptez-vous financer EVA ? Son financement sera participatif et sans but lucratif. Son coût sera limité à 36 000 euros maximum, afin qu’un citoyen ou un couple à faible revenu puisse en acquérir la propriété collective au sein d’une coopérative d’habitant pour moins de 300 euros par mois sur dix ans. Outre la participation aux chantiers collectifs du projet, on pourra si on le veut nous aider financièrement soit par un don - avec une défiscalisation de 66% pour les particuliers et 60% pour les entreprise - ou par un prêt à un taux égal à l’inflation sur 10 ans. Vous avez évoqué Karmaling: je sais que vous avez l’habitude d’y faire des retraites. Pourquoi ? Commencement 8

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Bio Express

Léonardo Hincapié Jung et la Présence de l’Âme Léonardo, par quel chemin arrive-t-on à Jung aujourd’hui ? Il faut d’abord rappeler que la théorie jungienne n’a pas été bien reçue à ses débuts. Si elle a rapidement percé en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, c’est lentement, et depuis peu de temps, qu’elle s’est développée en France - au début des années 80 - ou en Colombie - au début des années 90. Le fait que Jung ait été un disciple de Freud a, dans certains milieux, constitué un frein à la connaissance de ses écrits. En ce qui me concerne, c’est au lycée que j’ai découvert, en premier lieu, la psychanalyse freudienne. Puis, pendant mes études de psychologie à l’université d’Antoquia, à Medellin, il s’est trouvé qu’une de mes professeures, qui étudiait Jung, en parlait dans ses cours. Je n’y comprenais pas grand-chose mais j’étais fasciné, et j’ai continué à travailler sa théorie avec elle. Comment définiriez-vous la différence fondamentale entre Freud et Jung ? Il y a une différence épistémologique entre Freud et Jung. D’ailleurs, Le mur des combustibles fossiles

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1 Ceci apparaît clairement dans la thèse de doctorat de Leonardo, consacrée à une lecture jungienne de la légende de Tristan et Yseut.

Homme de théatre, docteur en littérature médiévale, Léonardo Hincapié est né à Medellin (Colombie). Il s’intéresse depuis déjà 25ans à la théorie Jungienne qu’il a utilisée comme approche pour certains de ses travaux académiques. Venu en France pour continuer ses études, il s’installe à Paris et exerce en tant qu’enseingnant de français langue étrangeèe et espagnole .

en 1916, Jung fait volontairement le choix d’un nom: psychologie des profondeurs ou psychologie analytique, qui n’est pas celui de psychanalyse. Contrairement à ce que l’on entend parfois, il n’existe pas de psychanalyse jungienne. C’est la façon qu’a Jung de se démarquer de la théorie freudienne de l’inconscient. Bien sûr les deux approches ont en commun un travail sur l’inconscient, mais il ne s’agit pas du même travail. 1 Freud était révolutionnaire pour son époque. Il fut marginalisé au début à cause du rôle qu’il donnait à la libido, mais il s’est présenté comme un scientifique, un rationaliste: sa théorie s’est élaborée à la fin du XIXème et au début du XXème siècle et elle a été acceptée par la science de son temps en raison de ses bases matérialistes. Jung, au contraire, essaye de mettre en question l’approche rationaliste. Cette mise en question a été mal reçue par la France, pays rationaliste, où ce qui est appelé « le siècle des Lumières » s’est opposé à tout ce qui mettait en question la prééminence de la Raison. Que vous a personnellement apporté la thérapie analytique que vous avez suivie ?


L’objectif de l’analyse jungienne est de vivre et comprendre l’inconscient, de lui rendre hommage en quelque sorte, d’expérimenter la théorie avec le cœur. La relation avec l’inconscient est quelque chose de très silencieux, on ne la comprend qu’en la vivant. En me mettant en face de quelque chose de très inconscient, l’analyse jungienne m’a donné des racines, des racines très profondes, les racines de ce que je suis. Les racines de chaque être humain sont absolument différentes des racines de tous les autres. Cela m’a rendu plus conscient de moi-même. Cela a dessiné pour moi un chemin vers le futur. Cela ne s’explique pas : l’approche jungienne n’est une théorie que pour moitié, elle a besoin du vécu de l’expérience. Quelle est la pertinence de la pensée de Jung à notre époque ?

montre les limites. Il ne s’agit pas de prôner un retour en arrière, mais de se préparer à une évolution à faire consciemment. Jung nous rend plus conscient de ce que nous vivons : massification, déshumanisation, mondialisation. Un être humain coupé de son âme est comme un objet. Il n’y a pas lieu de dénigrer les technologies, mais il ne faut pas croire non plus que nos découvertes sont une forme de salut. Elles ont leurs limites, et il n’y a rien de pire que de les suivre sans réflexion. Et pourquoi la société actuelle est-elle « massifiante » ? Depuis plus d’un siècle, ce sont les valeurs intellectuelles qui priment. Or le conscient et l’inconscient nous rappellent que la complexité peut permettre des regards différents. Un regard intellectuel, rationnel et technologique nous fait voir et construire un monde à son image.

C’est de l’ordre de la survie de l’âme. Il s’agit de revenir à des chemins qui nous font comprendre que l’âme existe toujours, et cela prend de plus en plus d’importance. L’être humain est une création originale, individuelle. Nous ne sommes pas seulement des machines prises dans un engrenage infernal, ce qui est l’idée industrialisée de l’homme : une machine qui produit, et qui consomme - encore pire, car c’est plus passif. L’homme n’est pas une machine, sauf si on l’anéantit comme humain et qu’il devient de moins en moins conscient de ce qu’il est. Au contraire de cette tendance, Jung pousse vers une conscience plus vaste. De nos jours, l’apport essentiel de Jung selon moi est de faire face à la déshumanisation. Retrouver notre âme est une forme de résistance à la massification effrayante qui est en cours. Cette massification est d’ailleurs également porteuse de découvertes positives, mais Jung en Commencement 8

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« archétypes », qui sont à la fois des symboles et des potentiels d’énergie pouvant, selon son expression, « se consteller », c’està-dire émerger et catalyser les énergies psychiques. Quels seraient les archétypes qui correspondent à notre période ? D’après Marie-Louise von Franz, disciple de Jung qui poursuivit le travail de ce dernier, l’archétype de la Grande Déesse est en train de se consteller dans l’inconscient collectif. Von Franz a vu l’émergence de cet archétype dans les rêves de ses patients. Cet archétype résume toute la dynamique de l’Eros, celle de la vie dans sa complexité, celle de ce qui se construit en opposition au Logos, à l’intellect.

On oublie alors les émotions, les sentiments, les valeurs… Jung souligne le danger que constitue ce qu’il appelle « l’unilatéralité » de l’être humain, c’est-à-dire le fait pour chacun de penser que sa vision du monde est la seule qui compte, qui marche, qui soit exacte, etc. Les autres regards, comme celui de l’âme, sont alors évincés. La théorie de Jung fait l’hypothèse d’une dimension inconsciente non seulement individuelle mais collective. L’inconscient collectif de l’humanité recèlerait ce qu’il appelle des Le mur des combustibles fossiles

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2 Dans la terminologie de Jung, l’animus est la partie masculine inconsciente de la femme, et l’anima la partie féminine inconsciente de l’homme.

L’inconscient collectif essaye de rééquilibrer, de faire revenir des valeurs de l’âme oubliées. Notre âme d’aujourd’hui est emprisonnée dans une dynamique patriarcale et masculine dont les valeurs dominent le monde occidental depuis des millénaires. Les découvertes du XXème et du XXIème siècles ont d’ailleurs découlé de ce cheminement vers les valeurs masculines. La recrudescence des religions patriarcales dans d’autres parties du monde en est le miroir : sous des dehors culturels différents, leurs partisans sont en face de leur propre vide celui d’autres valeurs, féminines - comme nous-mêmes sommes aussi en face de notre propre vide. Il n’y a pas d’évolution, pas de renaissance possible sans les conflits actuels, intérieurs comme extérieurs. Car quelque chose en nous s’oppose à l’évolution. Il y a un tiraillement entre les valeurs naissantes et les valeurs anciennes. Puisque vous évoquez cette opposition Logos / Eros, qu’en estil aujourd’hui de la dialectique entre l’animus et de l’anima2 ? C’est une question difficile, car la définition du masculin et du féminin


a éclaté par rapport à l’époque de Jung. Elle est devenue plus floue notamment qu’il y a cent ans. La distinction existe, bien sûr, entre le masculin, vu comme la raison, l’intellect, l’analyse, la discrimination, et le féminin, vu comme l’Eros, le corps, les émotions, la tendance à unifier. Mais elle ne correspond pas forcément à la distinction homme/femme. De mon point de vue, il ne faut pas réduire l’idée d’animus/anima à une explication simpliste. C’est-à-dire croire que ce qui manque à l’homme c’est le féminin et ce qui manque la femme c’est le masculin. Les études de genre ont montré qu’être un homme ou être une femme est une construction sociale et culturelle. Chacun a sa façon particulière d’évaluer ce qui lui manque et de le chercher. L’homme n’a pas à chercher son anima à l’extérieur, pas plus que la femme son animus. L’ego parle parfois trop. Mais qu’estce qui émerge quand on se tait ? Les mots sont trompeurs, mais la réalité vécue est différentes de ce que l’on pense. Et pour revenir à l’émergence de l’archétype de la Déesse Mère, cette émergence peut rééquilibrer les valeurs féminines et masculines. Peut-on dire que la société d’aujourd’hui, par certains de ses aspects enveloppants, protecteurs, « coucounants », est féminine ? Non, cette société n’est pas spécialement féminine. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les parties oubliées de notre psychisme peuvent revenir à notre insu, mais sans nous faire évoluer, devenant au contraire un obstacle à l’individuation. De plus, ce n’est pas exclusivement par des lois que nous allons accueillir ces valeurs, même si certaines lois pour l’égalité sont indispensables de nos jours. Dans le domaine de l’inconscient collectif, il n’est pas question de Loi mais d’âme. On ne peut imposer quoi que ce soit au niveau de l’inconscient.

L’évolution qui part d’une source profonde en nous nous pousse vers une conscience d’équilibre. Quand nous sommes malheureux, sans ressources, pas vraiment nous-mêmes, c’est le signe que quelque chose ne va pas. Notre ressenti va nous montrer le chemin adéquat pour trouver l’équilibre. Les « careers-shifters » , ces hommes et ces femmes qui, selon la norme dominante, font une belle carrière, ont un statut social élevé, et qui soudain abandonnent tout cela pour vivre très différemment, souvent plus frugalement, sont-ils le signe d’une évolution positive ? Oui absolument. Alors que la société actuelle nous mène vers le matériel, le fermé, il y a des personnes qui se libèrent, et la lumière apparaît. Le phénomène est en train de se répandre. C’est un mouvement important et profond. Un tournant dans le changement de valeurs. Cela montre que la vie ne peut pas se conformer à un modèle unique. Les valeurs de la Terre, de la nature, ne sont pas focalisées sur le gain immédiat mais sur le long terme. Dans la frénésie de jouissance d’aujourd’hui, on ne se préoccupe pas de ce que la Terre, l’espèce, vont devenir. Il faut respecter la nature, l’aider comme un être vivant. La recherche de diversité est une forme de résistance, nécessaire à la réapparition de valeurs. Il est clair que de nouveaux chemins sont possible à l’intérieur et à l’extérieur de chaque être humain. Propos recueillis par Dominique Viel.

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REVUE DE PRESSE Allan Stromfeldt Christensen Le mur des combustibles fossiles risque-t-il d’être fatal à la démocratie ?1 Au cours de ces dernières semaines, le sujet de la démocratie a largement accaparé l’attention des médias et ceci à très juste titre. Par voie de référendum en effet la Grèce devait dire si, en échange d’un nouveau renflouage, elle acceptait ou non la poursuite des mesures d’austérité et le maintien de son assujettissement à la dette.. Le terme de démocratie avait bien souffert, au cours de ces dernières années, du détournement dont il avait fait l’objet. Je ne fais pas ici référence aux néo-libéraux qui prétendent apporter la démocratie au MoyenOrient ou des choses équivalentes. Ce dont je parle, c’est de la manière dont le terme démocratie a été systématiquement accolé, à tort et à travers, à l’apparition de toute nouvelle technologie: nous avons ainsi connu la démocratisation des téléphones mobiles, de l’accès hautdébit à Internet, des automobiles, etc. Plutôt que faire référence au bénéfice que la liberté peut représenter pour un peuple, ce terme en est ainsi venu à désigner l’accessibilité du dernier gadget à la mode et son adoption générale par la masse. Pourtant, quand la démocratie

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1 Article publié initialement le 14 juillet 2015, sur le blog From Filmers to Farmers http://fromfilmerstofarmers.com/blog/2015/july/is-democracy-hitting-thefossil-fuels-too-hard/ 2 http://qz.com/445694/europe-doesnt-have-a-debt-crisis-it-has-a-democracycrisis/ (NDR)

est apparue, ce n’a pas été sous la forme d’un objet offert à la grande consommation. La démocratie, c’était un gouvernement formé par des représentants du peuple librement élus. Aussi, ce fut un soulagement et un bonheur d’entendre le Premier ministre grec déclarant l’autre jour, après le référendum: « Nous célébrons aujourd’hui la victoire de la démocratie. Nous faisons la preuve que, même dans les circonstances les plus difficiles, la démocratie ne cède pas au chantage ». Car, en l’occurrence, il s’agissait bien d’un exercice de démocratie. Pour autant, à entendre certains commentateurs qui affirmaient que nous assistions « à une bataille épique pour l’avenir de la démocratie européenne », on aurait été en droit de penser que la crise grecque avait fait émerger l’enjeu de « la démocratie à la croisée des chemins ». Car, de la même façon, un article intitulé « L’Europe n’a pas une crise de la dette, elle a une crise de la démocratie »2 invitait à examiner un texte de Wolfgang Merkel. Dans ce texte, intitulé « Le capitalisme estil compatible avec la démocratie ? », Merkel affirme que « la crise du capitalisme menace de devenir une crise de la démocratie ». Il explique: « l’interventionnisme fiscal et l’état-providence permettaient de désamorcer les tensions entre le capitalisme et la démocratie,


mais la financiarisation du capitalisme depuis les années 80 a brisé ce précaire compromis ». Cela sonne juste. Car, comme l’explique encore Merkel, « les marchés mondiaux dérèglementés ont sérieusement entamé la capacité des gouvernements démocratiques à gouverner ». On peut le vérifier de maintes manières, qu’il s’agisse des Programmes d’ajustement structurel imposés aux pays du Tiers-monde ou des accords sur la liberté du commerce (souvent orchestrés à huis-clos) imposés aux nations les plus aisées.

introduisant que la crise potentielle de la démocratie est due à la crise de la civilisation industrielle, nous pouvons interroger la nature de cette crise de la civilisation industrielle. Et la réponse est assez facile. La crise qui frappe la civilisation industrielle en son coeur même est celle de l’épuisement des énergies fossiles. Que les énergies fossiles, et particulièrement le pétrole, aient franchi leur pic4 signifie qu’il y aura de moins en moins de ce « sang de la vie » grâce auquel la civilisation

Cela étant dit, émerge en fait l’idée que la démocratie pose problème. Comme William Ophuls l’écrit dans son ouvrage aussi bref que pertinent: « Immoderate Greatness: Why Civilizations Fail »3: in fine, la maîtrise du processus historique nécessiterait des êtres humains qu’ils aient la maîtrise d’eux-mêmes, chose qu’ils sont loin d’avoir acquise. C’est pourquoi la démocratie, que certains considèrent comme un atout dans le combat contre les forces qui défient la civilisation industrielle, constitue en fait un handicap. Et, en cette époque d’effondrement industriel, ce handicap est lourd en raison du manque de maîtrise que nous avons de nous-mêmes. Cette « maîtrise » peut revêtir diverses apparences (et nourrir des bibliothèques), mais je crois qu’une brève promenade dans la plupart de nos rues avec l’observation de toute la publicité qui s’y déploie suffit à valider l’idée que nous en sommes loin. Néanmoins, je me demande s’il est juste de dire que la démocratie est le problème, et s’il ne serait pas plus approprié de combiner les affirmations d’Ophuls et de Merkel de la manière suivante: « la crise de la civilisation industrielle menace de devenir une crise de la démocratie ». En premier lieu, cela nous épargnera de nous égarer dans le débat gauche / droite, capitalisme de marché contre capitalisme d’état (alias communisme), en mettant ces opposés dans un même sac: celui de la civilisation industrielle. En second lieu, en 3 Cf. http://www.amazon.co.uk/Immoderate-Greatness-Why-Civilizations-Fail/ dp/1479243140 (NDR) 4 Le pic correspond au moment où la moitié des réserves ont été exploitées.

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industrielle peut « tourner ». Un premier exemple de ce phénomène nous est fourni par la Grèce qui, pour diverses raisons, ne dispose pas de l’approvisionnement en énergies fossiles permettant de faire tourner sa civilisation industrielle au niveau de celui de la deuxième moitié du XXème siècle. Cette observation est loin d’être secondaire! Avec apparemment très peu de gens conscients des problèmes sousjacents de la Grèce, et avec beaucoup de dénis entêtés, la confusion, l’insatisfaction, la frustration - voire pire - vont s’amplifier et la crise grecque va contaminer le reste du monde. C’est ici que la crise de la démocratie entre en scène. En premier lieu, la démocratie, qui date de la Grèce ancienne, existe depuis beaucoup plus longtemps que l’actuelle consommation effrénée des énergies fossiles. En second lieu, l’exercice de la démocratie suppose que les citoyens disposent d’un surplus d’énergie suffisant pour leur permettre de consacrer de leur temps à la chose publique. Or, si les Grecs de l’Antiquité n’avaient pas les énergies fossiles, en revanche ils avaient l’énergie des esclaves. L’esclavage a été une composante et une institution vitales des sociétés humaines tout au long de l’histoire, même si les optimistes s’empressent de faire remarquer qu’il a été éliminé il y a environ deux siècles dans le monde développé. Mais, si on met de côté le fait qu’il y a actuellement plus d’esclaves qu’à toute autre moment de l’histoire (mais au sein d’ une population plus importante qu’à n’importe quelle époque bien sûr), la représentation généralement admise d’un progrès éclairé fait l’impasse sur un point crucial: l’énergie des esclaves a été remplacée par les énergies fossiles. Grâce aux améliorations apportées à la machine à vapeur par James Watt à la fin du XVIIIème siècle, la capacité de pomper l’eau des mines a permis d’accroître l’extraction - et l’usage - du charbon, ce qui a déclenché la révolution industrielle. En résumé, l’énergie « bon marché » extraite des profondeurs des mines permit aux machines de produire davantage que le labeur humain. Le mur des combustibles fossiles

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En termes purement monétaires, dans une large mesure cela rendit l’esclavage économiquement sans intérêt. Ce faisant, en alimentant la révolution industrielle, les énergies fossiles amenèrent et permirent des changements sociaux et politiques, tels que l’exigence d’une plus grande égalité et de démocratie. A mesure que le XIXème et le XXème siècle avançaient, la disponibilité croissante d’énergie fossile sous la forme de charbon, puis de pétrole, puis de gaz, permit aussi la réduction sinon l’élimination du travail des enfants, des mauvaises conditions de travail et des bas niveaux de vie. Cette prospérité croissante permit l’émergence de ce que l’on appelle la « classe moyenne » et amena des campagnes politiques en faveur de syndicats puissants et de projets publics toujours plus importants - sous la forme d’hôpitaux, d’écoles, d’autoroutes, etc. Mais, le pétrole ayant maintenant atteint son pic, ces énergies fossiles qui ont créé notre expérience actuelle de la démocratie vont remettre en question notre style de vie moderne - et c’est déjà le cas pour certaines personnes. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que la Grèce, ce lieu de naissance de la démocratie, va constituer un test décisif quant à la manière dont la crise de la civilisation industrielle va se diffuser et affecter notre version moderne de la démocratie. Allons-nous prendre conscience des facteurs fondamentaux sous-jacents à la crise grecque, ou bien resterons nous collés à nos distinctions démodées et trompeuses de droite et de gauche, de 1% contre 99 %, etc. ? Comme l’a déclaré le ministre grec de la Défense, chef de la coalition des « Grecs Indépendants » et membre de Syriza: « Je veux le déclarer clairement, je n’ai pas peur du Grexit, mais j’ai peur d’une chose: la division du pays et la guerre civile ». En d’autres termes, parmi les gens en fonction, il y en a déjà qui reconnaissent publiquement la possibilité que la crise de la civilisation industrielle ait des conséquences redoutables. Pour autant ces gens-là sont-ils conscients des véritables sources de la crise ? Je n’en suis pas sûr et il apparaît que, si la situation évoquée par


l’effondrement de la civilisation industrielle, soutenir que la démocratie est un handicap semble tiré par les cheveux. La démocratie semble-t-elle encore avoir des chances ? Je vous en laisse juges. Soulignons toutefois que les énergies fossiles ont permis un mode de vie facile qui, plutôt que l’engagement citoyen, favorise de manière écrasante les différentes facettes du narcissisme. Cela dit, aux alternatives autoritaires ou tyranniques à la démocratie, je préfèrerais sans doute affronter l’effondrement de notre civilisation, dans la mesure où nous aurions au moins une chance de sauver une bonne part de liberté. Et si, pour l’heure, vivre dans notre « démocratie pétrolière » signifie devoir vivre au sein d’une culture narcissique, au moins je peux encore choisir de ne pas utiliser de télécommande ou un laisser-passer saisonnier. le ministre grec de la Défense a été une fois encore évitée (grâce à la troisième enveloppe de prêts que la Grèce vient d’accepter), on peut se demander si l’on ne s’est pas contenté de reporter les échéances - jusqu’au jour où prêts, subventions, bail out ou bail in n’étant plus possibles, la crise que l’on cherche à éviter se révèlera inéluctable. Il est possible encore néanmoins qu’un futur à moindre énergie puisse faire apparaître un transfert du pouvoir du centre vers la périphérie: une moindre disponibilité de l’énergie a pour effet d’atténuer l’accaparement du pouvoir par les gouvernements centraux. S’il en est ainsi, alors il y a une chance que nous puissions promouvoir une gouvernance locale, et de maintenir une partie de nos structures politiques, mais aussi le progrès social que nous avons acquis grâce aux carburants fossiles. Et, si l’on considère que les alternatives à la démocratie, telles que la main de fer d’un dirigeant autoritaire ou d’un état autocratique, ne garantissent pas une joyeuse traversée de

Traduction de Thierry Groussin avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Bio Express Après quatre années d’études cinématographiques à la Ryerson University de Toronto, Allan Stromfeldt Christensen a décidé de tourner le dos au cinéma. Il est en train de boucler l’écriture de son premier livre: Filmers to Farmers, From Couch Potatoes to Potato Cultivators (Du film à la ferme, de la patate de canapé aux producteurs de patates) qui sera suivi par le démarrage d’une activité multiple: conservation de semences, fermentation de fruits, brassage de boissons alcoolisées, pâturage de boucs, etc. au sein d’une ferme expérimentale de démonstration et d’éducation baptisée: « The Centre for Recovering Filmmakers (Le Centre pour la Récupération des Cinéastes).

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Remerciements

Crédits photo

Ce numéro 8 de Commencements doit beaucoup

Les photos illustrant l’interview de Rolf Schatz: Dark-Sky Suisse, L. Schuler. Les photos illustrant l’interview de Frédéric Bosqué sont toutes extraites de sa page Facebook. Pour les autres photographies, à l’exception des portraits des interviewés et de la page 29: Thierry Groussin.

à Claude Roger, Catherine Weinzorn, Guillaume Groussin et Dominique Viel. soutenir Commencements

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