CEUX QU’ON ENTEND SUR LA MONTAGNE
Avant-propos - premières impressions 3
Préface - un certain val en Italie 5
Chapitre Premier - L’importance d’un val à deux échelles Traversées alpines, surenchère de la vitesse - ou le temps du voyage 9
Le Lyon-Turin, paradoxe d’échelles - ou le temps de la rupture 45
D’un conflit local à une insurrection mondiale - ou le temps de la controverse 89
Chapitre Second - Explorations narratives La montagne en chantier - ou le temps des grands travaux 125
La consécration de l’infrastructure - ou le temps de la grande vitesse 143
La désertation du progrès - ou le temps de la renonciation 149
Espace politique, la place de l’architecte ? - ou les temps de l’architecte 155
Horizons bibliographiques et référentiels 167
CEUX QU’ON ENTEND SUR LA MONTAGNE. La controverse des vitesses en val de Suse croiser les regards, dérouler les temps
Milena Bleibtreu & Corentin Gallard École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais PFE Juin 2015 | Département Art, Architecture et Politique Sabine Chardonnet Darmaillacq, Philippe Simon, Can Onaner.
« Vite, l’appareil ! » Les yeux se réhabituent progressivement à la lumière naturelle, la sortie du tunnel se fait en douceur. Janvier dans la vallée, la neige nous accueille, aussi abondante qu’aveuglante, et recouvre presque entièrement la vallée. Des montagnes, certes, on ne voit que ça. Les flancs, abrupts pour certains, sont parsemés de conifères et de feuillus dénudés. Bardonecchia, Oulx, Salbertrand, les noms des quelques grandes stations de la région défilent derrière la vitre. Des constructions se succèdent et se ressemblent, s’éparpillent un peu sur les flancs et se fondent sous la neige. Une maison, deux industries, trois châlets, quatre lotissements, cinq rues nous croisons. Un hameau. Ou une ville, peut-être ? On passe sous un pont. Au loin, les pylônes de l’autoroute saccadent le paysage. Nous voilà au centre de la vallée. Une ferme, deux champs, trois prés, quatre vaches, cinq pylônes chats, six câbles. Le paysage s’étale sous nos yeux. Le ciel s’agrandit et les montagnes rapetissent. Les champs ont disparu, s’accumulent des bâtisses. 5
Préface - un certain val en Italie -
Piqués par le titre d’un documentaire diffusé sur Arte à l’été 2014, nous l’avons regardé par pur intérêt personnel. Après une brève introduction, un italien, appartenant à un certain comité No TAV (« non au train à grande vitesse »), est intérrogé. Surplombant un val, dit de Suse, il explique que « le train devrait déboucher juste ici »1. Les images qui suivent montrent un chantier enfermé derrière des grillages, où des soldats armés font la ronde. De l’autre côté, trois hommes avec des drapeaux No TAV tentent d’interpeller les soldats qui ne répondent pas. Tout ceci se déroule autour du Lyon-Turin, un projet franco-italien de nouvelle ligne ferroviaire mixte frêt-voyageurs, reliant les deux métropoles. Les nouvelles voies passeraient à travers un tunnel de cinquante sept kilomètres (57km) de long sous les Alpes. Impressionnant. Après quelques recherches, il s’avère que le projet, pensé depuis vingt ans, fait des remous depuis autant de temps, particulièrement dans ce val de Suse, 7
Claudio Giorno, interrogé in « L’urgence de ralentir », réalisé par Philippe Borrel. Diffusé sur Arte le 02 septembre 2014 à 20h40.
1.
dont le nom apparaît fréquemment dans les médias. Afin de le découvrir, nous plongeons dans Googgle Earth, entre top down, photos et street view. Une constellation de ce qui semble être de petites villes ou d’importants villages le peuplent, de nombreux réseaux le traversent, pris entre ces massifs imposants mais dont l’élégance brute et la présence font tout le caractère de ce val. Bref, le tableau est engageant. Au-delà de l’effet qu’opèrent nos découvertes progressives, les questions que pose le documentaire sur la future ligne ferroviaire, ainsi que les paroles des personnes interrogées nous importent sur quelques points, qu’il s’agisse de l’arrivée d’une lourde infrastructure dans un environnement géographique contraignant, et des enjeux qu’elle porte ; de sa remise en question par de nombreux anonymes, organisés a priori autour d’un comité leader ; ou encore de ce que cette opposition suppose : un désaccord profond entre ceux qui peuplent le territoire et ceux qui l’aménagent.
Préface
8
L’IMPORTANCE D’UN VAL À DEUX ÉCHELLES
Chapitre premier
« La conscience de l'espace est étroitement liée à la manière dont on se déplace en son sein. » Hartmut Rosa, 2010.
Traversées alpines, surenchère de la vitesse - ou le temps du voyage -
L’âge des chemins de col. 2. L’âge des routes de col. L’âge du fer. 4. L’âge du tarmacadam. 5. L’âge de la propulsion électrique. 6. Le paradoxe de la vitesse. 1. 3.
Si le nouveau projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin apparaît comme une entreprise brutale et nihiliste de mobilité de grande échelle, il convient, pour mieux l’aborder, de le réinscrire dans une perspective historique pour l’interpréter comme le paroxysme des mobilités historiques constitutives du val : aller toujours plus loin plus vite, maximiser les échanges, les fluidifier, les rendre même presque imperceptibles, jusqu’à snober son identité. En effet, forts d’une riche histoire des mobilités, l’ensemble de l’arc alpin comme le val de Suse accueillent le projet de liaison ferroviaire, non pas comme un projet de mutation radicale mais plutôt comme l’intensification d’un processus historique des traversées alpines, de plus en plus basé sur la surenchère : comment échanger plus « durablement » et plus rapidement ? Comment devenir plus lisse et plus fluide ? 11
« La conscience de l’espace est étroitement liée à la manière dont on se déplace en son sein. » Hartmut Rosa, Accélération : une critique sociale du temps, 2010.
12
13 5km
10km
20km
CHAMUSSY, Henri. “Circulation transalpine et villes de pied de col. Briançon, Modane, Suse, Aoste, Martigny, Domodossola”, Revue de Géographie Alpine, 1968, n°56. pp. 425-468. 1.
Ci-avant/ci-après: La surenchère de l’infrastructure et de la vitesse dans un espace géographique restreint par son relief
époque romaine 5 km
10 km
5 km
10 km
20 km
XIXème 20 km
1870’s 5 km
10 km
20 km
1980’s 5 km
10 km
20 km
2020’s 5 km
10 km
Nous appuyant sur les travaux du géographe Henri Chamussy1, nous tenterons une périodisation de la circulation transalpine afin de démontrer que les traversées alpines sont historiquement marquées par la vitesse et la perfomance, c’est-à-dire une succession de systèmes dominants de transports qui au fil du temps remplacent des systèmes moins performants et plus lents tout en modifiant significativement les fonctions urbaines et les formes d’établissements des localités traversées. 1. Si les celtes et d’autres tribus s’installèrent de façon sédentaire dans le val de Suse dès le cinquième millénaire avant J.C. et que sa traversée via le col du Montgenèvre par l’armée d’Hannibal en 218 av. J.C. affirmèrent son caractère militaire stratégique, ce sont bel et bien les romains qui virent en le val de Suse une possibilité de passage vers les Gaules. Le franchissement de Jules César par les Alpes en 58 av. J.C. a permis l’édification de la via Cozia, voie romaine reliant Augusta Taurinorum - actuel Turin - et Vapincum - actuel Gap. Déjà, le val et sa ville éponyme, Suse, s’inscrivirent à deux échelles : celle de la traversée des Alpes liant la vallée du Rhône à la plaine du Pô ; et celle de la vie locale et villageoise inscrite dans un tissu d’habitats denses. La chute de l’Empire Romain d’Occident et l’entrée dans le très religieux Moyen-Âge fit du val de Suse un lieu de passage important pour les pèlerins de France, voire du Nord de l’Europe - Allemagne notamment - souhaitant rejoindre le tombeau de Saint-Pierre en empruntant l’une des via Francigena traversant le val. Les Alpes occidentales, et donc le val de Suse, représentèrent une “véritable articula-
20 km
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14
tion de voies de passage où la verticalité dilatait les temps de voyage, où les chemins suivaient les itinéraires dictés par le relief2” mais ne constituaient aucunement un obstacle. S’organise alors une réelle mise en réseau des parcours à l’échelle de l’Europe, s’articulant toujours avec et à travers les villages tout en les valorisant, notamment par l’exportation des productions locales. 2. La sortie du Moyen-Âge se caractérisa par une époque de croissance et de renaissance culturelle et urbaine grâce aux échanges de marchandises, notamment, entre le Nord et le Sud de l’Europe, en privilégiant les traversées de hautes altitudes reliant les vaux voisins et les localités montagnardes attenantes par un système des chemins de col parfois bâtis sur les traces des anciennes voies romaines. Cette mobilité pourtant très primaire et souvent locale, bien qu’inscrite, pour la plupart, dans un réseau extraterritorial, a permis l’essor de la ville alpine3 qui s’appuyait souvent sur des anciens établissements romains, comme la ville de Suse. La ville alpine semblait fonctionner sur les deux échelles du big et du small, d’un côté les ressources locales du territoire et de l’autre la traversée du grand territoire alpin, donc dans la petite échelle de l’ancré et celle plus vaste de la mobilité, entretenant des relations étroites. Le caractère de la ville des Alpes est le carrefour, le passage, la transition car ses espaces sont intrinsèquement liés à des fonctions de traversée du massif. Les établissements de populations s’organisent dans un espace de taille modeste caractérisé par une densité importante et une vie locale forte lui conférant les traits de la ville multifonctionnelle (militaire, re15
Gian Paolo Torricelli, “Traversées alpines, ville et territoire : le paradoxe de la vitesse“, Revue de géographie alpine, 2002, n°3, pp. 25-36.
2.
Carte topographique de la vallée de Suse depuis Suse (en bas) Asto Corte, XVIème siècle [archives d’État de Turin] Jean-François Bergier, “Le trafic à travers les Alpes et les liaisons transalpines du haut Moyen-Âge au XVIIe siècle”, Le Alpi e l’Europa, vol. 3, Economia e transiti, Bari,1975. pp. 1-72.
3.
Ville de Suse au Moyen-Âge, Alexandre Debarre, 1860 [archives diocésaine de Suse]
Cathédrale San Giusto de Suse (XIème siècle) [cliché personnel]
Mario Cavargna Bontosi, Valle di Susa. Storia, arte e territorio, Ed. del Graffio, Villar Focchiardo, 2006, 432 p. 4.
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ligieuse, mercantile …). Outre leur ancrage local, ces ensembles urbains fonctionnent comme des centres d’extraction, de manufacture ou de commerce liés aux ressources locales (sel, métaux, bois, charbon, bétail, produits laitiers) qui dépassent souvent le seul réseau local pour s’inscrire dans un circuit transalpin, en profitant du maillage offert par les chemins de col. Ainsi s’observe, dès lors, une grande circulation de biens divers dans les Alpes, passant souvent par les voies hautes des cols, à l’abri des guet-apens. Le développement urbain et l’avènement de la ville alpine est donc le résultat d’une position géographique stratégique - l’ancré - et du développement des courants de trafics entre le Nord et le Sud de l’Europe - le mobile -, dont ces villes sont le croisement ; et ce malgré une mobilité lente et difficile. Les XVIe et XVIIe siècles offrent une lecture beaucoup plus politique des flux transalpins puisqu’ils deviennent l’enjeu principal de rivalités territoriales menées par les principales puissances en place, notamment le Duché de Savoie avec le traité dit de Bruzolo - val de Suse - d’alliance offensive et défensive entre la France et la Savoie contre l’Espagne en 1610. Ces nouvelles frontières alpines façonnent un paysage de forteresses, avec notamment le très prisé col du Mont-Cenis entouré de fortifications militaires et notamment le fort d’Exilles, demeurant un fort marqueur de la vallée. Dans ce contexte résolument militarisé, la rupture avec le passé commerçant et manufacturier des Alpes occidentales annonce une crise du modèle de la ville alpine4. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les routes de col carrossables permettent d’affirmer la puissance de l’Etat dans le contrôle de ses limites et 16
flux, sous l’impulsion de la Maison de Savoie - dynastie européenne - mais surtout par l’armée de Bonaparte qui construisit, avec l’aide des populations locales, celles du Mont-Cenis et du Montgenèvre débouchant sur le val de Suse. Cependant, contrairement aux chemins de col qui ont fabriqué des petites villes carrefour, les routes de col entraînent plus certainement un déclin des petites villes alpines ; ainsi s’observe un relatif abandon de l’exploitation des ressources et des productions locales auxquels se substituent des biens importés. Les villes se développent alors de façon radioconcentrique au-delà de leur tissu dense historique ; leur multifonctionnalisme lié à l’exploitation des ressources locales (mais également aux institutions religieuses, militaires …) s’effacent peu à peu pour se spécialiser dans un rôle souvent marginal, bien qu’elles conservent leurs rôle d’étape le long des itinéraires carrossables. En effet, le siècle étant marqué par l’avènement de l’État, beaucoup de villes ne deviennent qu’un siège de poste frontière ou de garnison5 (Suse, Novalesa, Bardonnechia).
La ville médiévale de Suse protégée par un système de forts dont celui d’Exilles. M. Tavernier, 1626 [archives d’État de Turin]
Entretien avec Andrea Zonato, président de la Società Cooperativa Culturalpe et archiviste, le 26 janvier 2015 aux archives historiques de Suse.
5.
3. La fin du XIXe marque un tournant dans l’échelle
des mobilités alpines ainsi que dans l’urbanisation de son territoire grâce à l’apparition et la propagation du chemin de fer. L’ouverture, en 1871, du tunnel du col du Mont-Cenis reliant par un tunnel de treize kilomètres (13 km) Modane - Maurienne, France - à Bardonnechia - val de Suse, Italie - et le système ferroviaire menant jusqu’à Turin participa de la transformation majeur de l’urbanisation du val de Suse. 17
L’Illustration, Journal Universel, février 1862. [archive d’État de Turin]
Tunnel du col du Mont-Cenis Andrea Covino, 1871. [archives diocésaine de Suse]
Prémices d’un tourisme hivernal dans la hauté vallée de Suse [collection Cavargna]
Ci-contre: Embouchure du tunnel, 1864. (archives diocésaine de Suse) Coupe technique du tunnel, 1865. [archives d’État de Turin] I | 1 Le temps du voyage
Synonyme de la pénétration du grand capital et du système industriel dans ses régions montagnardes, les mobilités ferrées attiraient les investisseurs - pas nécessairement locaux, mais toutefois régionaux -, qui profitaient des voies de communication modernes et de la présence de sources d’énergie - le bois de forêt, mais surtout l’énergie hydraulique fournit par la Dora Riparia - pour fabriquer, le long des voies ferroviaires, un tissu industriel diffus et linéaire. La ville alpine de la fin du XIXe siècle - désormais traversée par une mobilité internationale rapide - toujours dans cette transition d’une multifonctionnalité vers une spécialisation, affirme son caractère de ville monofonctionnelle en ne devenant plus qu’une ville industrielle (Bussoleno, Condove, Avigliana), ville logistique (Chiomonte) ou de ville touristique (Bardonnechia, Claviere, Oulx). Si l’arrivée des voies de chemin de fer dans les Alpes et le val de Suse a incontestablement et durablement modifié le paysage et l’économie avec l’industrialisation des territoires, deux transformations profondes sont également advenues. Premièrement, une situation relativement inédite du moins par rapport au fonctionnement antérieur des routes de col - de mise en concurrence des régions et vaux. Ainsi, quand certains ensembles urbains ne profitant pas du chemin de fer tombent en déprise, les agglomérations en bénéficiant deviennent, presque inévitablement - et de façon manifeste dans la basse vallée de Suse - des communes industrielles dont la forme s’étire le long des voies. Les localités ne bénéficiant pas du fer, devenues alors secondaires, cherchent véritablement à l’obte18
Station ferroviaire Bussoleno, 1928. [collection Cavargna]
6.
C. Cavour, 1871,lors de l’ouverture du tunnel du Fréjus. Ci-contre : L’urbanisation progressive du flanc de montagne (ressources agricoles) à centre du talweg (ligne de chemin de fer), 1937 [collection Moncalvo]
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nir, ce qui finit par se produire durant la première partie du XXe siècle. L’avènement du chemin de fer en vallée de Suse, et a fortiori dans l’arc alpin, a indubitablement été un point de rupture géopolitique entre les vaux au développement économique exponentiel, alors définitivement tournés vers l’extérieur, et ceux restés figés dans un temps passé. La seconde transformation liée à cette introduction du fer se traduit par le basculement d’un détachement progressif mais réel du contexte régional et local vers un développement de relations privilégiées avec les grands centres péri-alpins de la plaine, correspondant à la métropole turinoise dans la plaine du Pô et la ville de Chambéry en France. Ainsi, les liens transversaux de proximité entre vaux s’estompent quand les liens longitudinaux s’intensifient. Cet affaiblissement des liens locaux au profit des grands pôles extérieurs au système géographique alpin fédérateur, constitue l’un des signaux faibles d’une problématique urbaine aujourd’hui béante, l’entre-deux territorial. « Cette ligne fera de Turin une ville européennne, placée aux pieds des Alpes à la limite extrême des plaines de l’Italie. Elle sera le point d’union du nord et du midi, le lieu où les peuples de race germanique et ceux de race latine viendront faire un échange de produits et de lumières, échange dont profitera surtout la nation Piémontaise qui participe déjà aux qualités des deux races. Admirable perspective ! 6» En effet, le système ferroviaire mis en place dans le val de Suse a considérablement ouvert le territoire à la métropole turinoise, forte de son industrie FIAT lancée en 1899, créant ainsi pour le val une relation de dépendance vis-à-vis de Turin caractérisée par 20
Usine Fiat de Pomigliano, années 1970 haisentito.it
des objectifs nouveaux de rentabilité et de rapidité de grandes échelles. Si le ferroviaire du XXe siècle marque les prémices d’un rapport de servitude du val à la métropole, l’affirmation de Bardonnechia et de toute la haute vallée dans le tourisme hivernal mais surtout la surenchère de la vitesse dans la mobilité, cherchant l’infrastructure de transport la plus performante et rapide supplantant la précédente, participent de cette position d’entre-deux qu’adopte le val depuis. En effet, les villages, anciennement inscrit dans un système d’échanges transalpins motivés par leur production propre, acquièrent de plus en plus un statut nul avec l’arrivée des traversées ferroviaires qui amorcent la redéfinition de pôles stratégiques connectés. L’avènement du ferroviaire en vallée de Suse marque effectivement un tournant, jusqu’aujourd’hui perpétué : si autrefois l’apparition des routes de cols venaient en complément des chemins de col, le chemin de fer, par son efficacité et sa vitesse supplante les systèmes de mobilité antérieurs en en façonnant un nouveau, dans un territoire pourtant étroit. 4. La fin de la deuxième guerre mondiale marqua la généralisation progressive de l’automobile qui devient, peu à peu, un outil de transformation urbaine se propageant également dans les espaces alpins. Ainsi, dès les années 70, les réseaux ferrés secondaires de transport public ont été en grande partie démantelés et remplacés par des lignes de bus. Les lignes fortement touristiques ou empruntant les rails de transports d’intérêt public, tout comme la ligne Modane-Bardonnechia-Turin, résistèrent aux
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22
pressions modernistes. La route et l’automobile deviennent donc le système principal et le moyen de transport le plus commode dans les régions et entre les villes des Alpes. Les années 80, qui sont celles des grands investissements publics dans les transports et infrastructures - soutenus par un modèle économique basé sur la croissance par l’investissement - prônent un urbanisme de la voiture et par la voiture qui colonise rapidement l’arc alpin par la multiplication d’autoroutes et de tunnels7. Suite à la mise en service du tunnel routier du Fréjus en 1980, la construction de l’autoroute italienne A32 reliant Bardonnechia – embouchure du tunnel - à Turin débuta pour s’achever en 1993. Si un mouvement de protestation s’est soulevé contre la mise en place de l’infrastructure et son financement prétendument mafieux, la culture de la voiture en Italie, et a fortiori à Turin, ainsi que la faible diffusion du mouvement n’ont pas eu assez de poids face à ce long ruban de béton sur pilotis. Préalablement perçu comme un renouveau et un désenclavement, le système automobile fut rapidement l’objet de vives critiques. La croissance de la circulation - surtout de marchandises -, favorisée par les processus d’intégration européenne et l’évolution des échanges internationaux, satura rapidement ces infrastructures, qui n’ont initialement pas été prévues pour un tel trafic de poids lourds. En 1965, le volume des marchandises à travers les Alpes était de dix-huit millions de tonnes (18Mt) environ ; circulant principalement par rail (80%). Quinze années ensuite, le volume du fret a pratiquement triplé pour atteindre cinquante millions de tonnes (50Mt) et double encore en 2000 avec cent millions de tonnes 23
Tunnel de Vintimille, de Fréjus, du Mont-Blanc, de Grand Saint-Bernard, de Simplon, du Saint-Gothard, de San Bernardo, de Brenner et du Tarvisio.
7.
Ci-après : l’autoroute A32 traversant la Dora Riparia au niveau de Condove. [clichés personnels]
L’autoroute A32 à hauteur de Chiomonte (haute vallée). [cliché personnel]
Périurbanisation progressive du val [cliché personnel]
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(100Mt) ; les volumes transportés ont progressivement été transférés sur la route pour des raisons de souplesses économiques. Fatalement, la sur-utilisation du système routier eut des impacts environnementaux majeurs, aujourd’hui largement mis en lumière : émissions de gaz carbonique et d’oxydes d’azote, mais également pollution sonore (non négligeable dans une géographie vallonnée favorisant l’écho) et congestion des réseaux (allant même jusqu’aux accidents tristement célèbres des tunnels du Mont-Blanc, du Tauern ou encore du Saint-Gothard). Aussi, cette stupéfiante croissance du transit de poids lourds s’explique par un changement de paradigme économique. En effet, loin des modes de production fordistes basés sur le produit fini et le stockage, les nouveaux moyens de production contemporaine répondent à des principes plus toyotistes ancrés dans une production flexible dite de flux-tendu, c’est-à-dire répondant et produisant sans anticiper la demande mais en l’accompagnant. En outre, la structure de l’entreprise s’est elle aussi renouvelée pour s’adapter à la mondialisation des échanges, ainsi l’entreprise se fractionne en multi-localités à travers l’Europe et le Monde, grâce au maillage fin et rapide des territoires. Dans le val de Suse, l’entreprise de la FIAT est symptomatique de ces changements dont l’autoroute a été l’une des adaptations nécessaires, bien que destructrices de cohérence urbaine et paysagère. En outre, l’avènement de l’autoroute a engendré des transformations profondes des structures urbaines avec un rapport de plus en plus distendu au centre - contrairement au rôle central de la gare, la voiture 26
produit peu, ou pas, de centralité - et aux distances - l’intermodalité est quasi inexistante et la vitesse de transport efface l’espace du trajet pour ne retenir que le temps de celui-ci. Ainsi, un processus de déconcentration urbaine et de périurbanisation forte s’observe dans les vallées alpines stimulées par un pôle solide ; les premières communes du val, autrefois distanciées de Turin, fonctionnent depuis l’ouverture de l’autoroute et la requalification des routes nationales, comme des banlieues de la métropole. Cela se traduit pas un gaspillage des sols et un étalement urbain: entrepôts, petites industrie, centres commerciaux, infrastructures de transport et anciennes résidences qui se chevauchent et s’entrecroisent sans forme ni dessein urbain réel. Le paysage jusqu’alors relativement préservé des vallées alpines se métamorphose en des espaces suburbains génériques. Par ailleurs, l’évolution du trafic routier s’est aussi traduite par des modifications de l’éventail des activités urbaines et industrielles entraînées par la vitesse de traversée toujours croissante. Cela suscita un effondrement définitif de la fonction d’étape des villes alpines, déjà amorcé par l’introduction du fer et un déclin rapide des espaces logistiques ; et ce malgré la persistance des rares sorties d’autoroutes créant certes l’interface entre l’échelle de l’autoroute et celle des localités, mais trop éloignées de cellesci pour composer une imbrication forte des deux échelles du big et du small. Ainsi, l’autoroute, en anéantissant quasiment le rôle historique des villes-étapes à l’échelle de l’arc alpin entier, ne fait plus que franchir - en ne desservant qu’en des points périphériques - des géographies et 27
Ci-après : Le paysage industriel vu depuis le train. [clichés personnels]
8.
Jacques Donzelot, La ville à trois vitesses, Ed. de la Villette, Paris, 2009.
des réalités qu’elle semble snober depuis ses hauts viaducs ; pour mieux desservir, plus rapidement et plus efficacement, ses deux grands pôles (la frontière franco-italienne et la métropole turinoise). Ces systèmes de transport conçus pour un trafic rapide façonnent peu à peu le val comme un espace d’entredeux effacé8. 5. L’époque actuelle s’ouvre sur l’ère de la grande vitesse ferroviaire avec l’introduction progressive des LGV (lignes à grande vitesse) dans l’arc alpin. En creusant le tunnel de base du Lötschberg (2007 / 37,6km) ainsi que celui du Saint-Gothard (prévu pour fin 2016 / 57km), les Suisses ont été les précurseurs de ces innovations de mobilité cherchant à transférer les marchandises en transit de la route vers le rail. Le projet de LGV fret/voyageurs Lyon-Turin, nécessitant le percement de plus de dix tunnels dont le plus vaste atteindrait cinquante-sept kilomètres (57km) et déboucherait à l’entrée de la basse vallée de Suse, s’inscrit dans cette même perspective environnementaliste d’un transfert de la route au rail tout en renforçant le transit des voyageurs - tourisme alpin et tourisme turinois notamment. Mais il est tout de même légitime de s’interroger sur le bien fondé de ce type d’entreprise dans un contexte où la traversée des Alpes s’inscrit dans un processus économique mondial essentiellement basé sur le flux-tendu. La flexibilité et la rapidité du transport par poids lourds, quoique plus onéreux, néanmoins en baisse, sont grandement favorisés dans les échanges transalpins, et notamment dans le val de Suse, itinéraire privilégié pour le transport de mar-
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30
chandises entre la France et l’Italie. En résulte alors une baisse du coût moyen du transport routier alors que s’observe, justement, une diminution du trafic de fret ferroviaire. D’un point de vue plus urbain, les lignes à grandes vitesses produisent des effets notoires et spécifiques - toute comme les systèmes de transport antérieurs - sur la ville alpine. Si l’autoroute dessert, bien qu’épisodiquement, des localités par un système d’échangeurs routiers, elle a le mérite de fabriquer des espaces, certes génériques, mais porteurs d’activité et d’attractivité économique pour les localités périphériques. L’ère du TGV tend à valoriser, en les métropolisant, les villes extra-alpines desservies, mais tend surtout à les polariser, en effaçant les liens géographiques, sociaux, économiques et urbains qu’elles tissaient autrefois dans l’espace entre-deux. Ces grands projets ferroviaires concourent donc au processus de métropolisation en contribuant à la création d’un réseau dans lequel les connexions entre les centres sont intenses, au détriment des liens entre ces mêmes centres et leur arrière-pays. Ainsi, ce qui n’est pas centre est voué au déclin9. Ces espaces, à l’image du val de Suse, s’effacent pour ne devenir que des “entre deux métropoles”, entre-deux hermétiques ; au sein desquels s’estompent irrévocablement l’articulation de la grande échelle des mobilités transalpines avec la petite échelle de l’habitat et de la production locale, dans un même espace : la ville alpine, qui puise pourtant ses fondements historiques dans l’imbrication des échelles du big et du small.
31
Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, l’économie d’archipel. Presses Universitaires de France, Paris, 2014, 288 p
9.
Ci-après: Épaississement du talweg. De l’infrastructure hydraulique aux infrastructures autoroutière et ferroviaire comme nouvelle structurante du val.
Tunnel ferroviaire et autoroutier du FrĂŠjus
Mont-Cenis
Bardonnechia
Suse Haute VallĂŠe
Bruzolo
Avigliana
Collegno/Turin
Basse Vallée
Plaine du Pô
1km
2,5km
5km
6. Si l’échelle spatiale des relations aux systèmes de mobilité ne cesse de se distendre pour atteindre maintenant le monde dans son ensemble, l’échelle temporelle s’efforce de devenir toujours plus courte et ramassée dans cette succession de changements, pour entrer tout aussi rapidement dans le paradoxe contemporain de l’immédiateté. Ce paradoxe, comprimant le temps et étirant l’espace, marque fortement les traversées et la pénétration des Alpes qui deviennent un espace-temps cherchant à s’atrophier pour ne plus être : l’apogée du bigger, faster, stronger.
10.
Gian Paolo Torricelli, op. cit.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, Paris, 2010, 474 p. 11.
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Historiquement, l’évolution de la circulation transalpine est donc marquée par trois tendances : la croissance de la vitesse, l’augmentation des volumes transportés et la concentration des transits10. Premièrement, la surenchère de la vitesse11 a eu un impact fort sur les phases de développement urbain. Au préalable inscrites dans la lenteur des passages et transits, les villes alpines ont vite perdu toute autonomie à mesure que ces trafics leur ont échappés. Ainsi, au delà d’un certain seuil, la vitesse fait basculer les effets de transport du bénéfique au nuisible, et la surenchère de la vitesse du big entraine nécessairement le ralentissement des mobilités du small. Ensuite, la vitesse du train du XIXe était théoriquement suffisante pour se passer d’une halte dans les Alpes, pourtant comme dans le val de Suse, cette nouvelle mobilité a fortement profité aux localités traversées pour y développer des industries ou du tourisme, c’est-à-dire créer une attraction tout en soutenant le développement urbain. Cependant, les infrastructures routières et autoroutières semblent 34
avoir eu d’autres effets négatifs sur l’urbanisation et les fonctions urbaines en intégrant durablement les villes des Alpes dans des espaces péri-alpins ; bien qu’elles aient permis le formidable développement de la circulation des personnes et, surtout, des marchandises de part et d’autre du massif alpin en effaçant les effets de géographie. Enfin, pour cause d’infrastructures lourdes et coûteuses, l’Europe privilégie certains itinéraires ferroviaires, ce qui accroit d’autant plus les disparités entre les vallées ; en résulte un déséquilibre profond de l’hyper-traversé congestionné à l’hyper-local enclavé. Comme l’est aujourd’hui le val de Suse et ses quatre infrastructures majeures, vis-à-vis du val voisin (val de Viù) traversé par une route vaguement carrossable. Cette congestion a donc développé les régions extra-alpines - et non plus péri-alpines - au détriment des localités alpines. Le déplacement, qui se contente désormais de traverser le massif sans y produire d’effets localement, n’est devenu que nuisances - sonore et environnementale - pour les villes alpines, alors que toute l’histoire des circulations trans-alpines a été pour celles-ci un facteur de richesses et de développement. La surenchère des mobilités toujours plus rapides, illustrée par le projet de la future ligne TGV, affirme assurément l’imperméabilité des échelles entre elles. Sans relations, le big gets bigger, dissimulant sous la nouvelle strate qu’il incarne, le small getting weaker. L’apogée du bigger, faster, stronger, caractérise l’hyper-accessibilité et hyper-connectivité de deux pôles, déjà accessibles et connectés. Ainsi, l’enjeu contemporain n’est plus l’espace physique, mais la liaison des deux pôles. L’avè35
Ci-après : L’infrastructure comme rempart, Bussoleno. [cliché personnel]
Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, l’économie d’archipel. Presses Universitaires de France, Paris, 2014, 288 p 12.
13. Olivier Dollfus, La Mondialisation. Les Presses de Sciences Po, Paris, 2007.
nement de la métropole en réseau comme modèle de développement suprême, conjointement à la logique de concurrence exacerbée entre les territoires12, impliquent une fuite en avant dictant à Lyon et Turin pour survivre, de s’imposer pour exister dans l’archipel mégalopolitain mondial13. Dans un contexte tendu d’introduction supposée d’une ligne à grande vitesse d’importance européenne, traversant sans le considérer le val de Suse composé de localités historiques, se pose alors la question de leur avenir. En effet, la multiplication des infrastructures hache le val, ce qui appauvrit progressivement les liens entres les villages autrefois unifiés. Ces coupures fabriquent des espaces résiduels, qui sont pour la plupart des délaissés techniques, des espaces agricoles gelés car devenus inaccessibles, des friches industrielles, mais surtout, les accès à la Dora, rivière centrale du val, autrefois essentielle à l’alimentation hydro-électrique des industries en plein essor. De surcroit, par leur enchevêtrement suivant l’axe central de la Dora, les infrastructures scindent le val en deux et fabriquent une réelle barrière entre les villages du versant nord et ceux du versant sud. Ainsi, les communes de Borgone Susa et Villar Focchiardo entretenaient des liens forts, comme en témoigne la via Giaconera qui liait les cœurs de villages, mais est aujourd’hui fractionnée par l’autoroute, les routes nationales et le canal d’une centrale hydro-électrique. Les infrastructures du cœur de val ont formé un rempart de zones logistiques et industrielles le long de celles-ci, formant une barrière épaisse empêchant les communications simples entre versant
I | 1 Le temps du voyage
38
nord et versant sud. Ceci ayant pour conséquence de contraindre l’extension des villages de part et d’autre, les rendant hermétiques les uns aux autres. Les infrastructures du big parcourant le val sans le desservir compliquent les infrastructures du small -par des ponts, tunnels, impasses - et donc les mobilités (détours) qu’elles supportent, dévalorisant par là-même la desserte locale et renforçant le caractère insulaire des villages. À l’inverse, les mobilités de la grande échelle se détachent volontairement du small et de son territoire, les fracturant cependant, à l’image de l’autoroute A32 bâtie sur pylônes ou de la future LGV Lyon-Turin empruntant de nombreux tunnels. Il est aujourd’hui primordial de requestionner le rapport du territoire à ses mobilités et à sa vitesse, à l’aune des enjeux environnementaux et sociaux contemporains majeurs. Certains prônent judicieusement un transfert des flux de marchandises de la route au rail. Mais à défaut de voir les lignes ferrées historiques se moderniser, celui-ci ne peut se faire sans la construction d’importantes infrastructures supplémentaires, telles la liaison Lyon-Turin, qui risquent d’endiguer toujours plus les Alpes et le val de Suse dans les problèmes qu’elles essaient aujourd’hui de surmonter.
39
Liens de versants à flancs (intra-alpin)
Mouvement vers les flancs (peri-alpin)
Conquête des pôles (extra-alpin)
Ci-après: Aperçu des changements territoriaux à l’œuvre dans le val (industrialisation, urbanisation) d’après des documents issus des archives diocésaine de Suse, des photos personnelles et tirées de l’ouvrage d’Antonio de Rossi et Roberto Dini, La trasformazione del territorio alpino e la costruzione dello Stato.
Le Lyon-Turin, paradoxe d’échelles - ou le temps de la rupture -
Mobilité européenne. 2. Grande vitesse alpine. 3. Montage financier. 4. Retombées économiques. 5. Réalités locales. 6. Actions citoyennes. 1.
1. L’aube des années 1990 est historiquement
marquée par la chute du mur de Berlin et la fin du soviétisme, symbole d’une réunification de l’ouest européen avec l’est débouchant sur l’avènement d’un marché unique coordonné par l’Union Européenne et instauré par son principe des quatre libertés : circulation libre des biens, des personnes, des services et des capitaux1. Afin d’encourager la transition d’une économie nationale à une économie européenne libre, Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1994 et fondateur de l’institut de recherche Notre Europe, ambitionna de tisser des liens économiques pérennes entre l’Europe occidentale et les nouveaux - et futurs - états de l’union. Avant son départ de la présidence de l’Union Européenne, il fut à l’initiative d’un volet majeur du traité de Maastricht qui chargea l’Union de contribuer à l’établissement 47
La libre circulation des marchandises est encadrée par les articles 23 à 31 du Traité de la Communauté Européenne et la libre circulation des personnes, des services et des capitaux par les articles 39 à 60 du même traité.
1.
2.
http://www.europarl.europa.eu/ summits/ess2_fr.htm [consulté le 20/04/2015]
3. Commission Européenne, Réseau Transeuropéen de transport, axes et projets prioritaires 2005, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 2005, 73 p.
Lyon-Turin Ferroviaire, En savoir plus sur le Lyon-Turin : la future liaison ferroviaire en 10 questions clés.
4.
http://www.ltf-sas.com//wp-content/uploads/ d%C3%A9pliant-final-FR.pdf [consulté le 20/04/2015]
Ci-contre: Les réseaux RTE-T dans leur logique majoritairement Nord-Sud et l’inscription du Lyon Turin dans une logique Ouest-Est. I | 2 Le temps de la rupture
et au développement de réseaux transeuropéens (RTE) notamment dans le secteur des infrastructures de transport (RTE-T). Ces RTE-T, liens de grande échelle, étaient vus comme l’une des concrétisations de ce marché européen libre afin de relier les régions insulaires, enclavées et périphériques au cœur historique de l’Europe et d’ainsi créer une cohésion économique mais également sociale et territoriale basée sur l’accessibilité et l’intégration de tous les espaces constitutifs de l’Union. En 1994, le conseil Européen d’Essen a adopté des orientations pour ces RTE-T autour de quatorze projets prioritaires2 qui ont été révisés au nombre de trente en 20043. Afin de réévaluer ces grands axes de projets à l’aune des enjeux écologique et économique contemporains, la Commission Européenne3 a encadré neufs lignes ferroviaires - totalisant trente projets - d’objectifs visant à cristalliser le réseau central d’ici à 2030 et parachever le maillage secondaire pour 2050, mettant ainsi toutes entreprise européenne et tout citoyen à moins de trente minutes (30min) de ce réseau capillaire. Le projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin, évoqué plus haut, constitue le sixième projet prioritaire de l’Union. Il s’inscrit comme un véritable carrefour à l’échelle européenne car il est le « chaînon maquant4 » d’une grande liaison entre Algésiras (Espagne) et Zàhony (Hongrie) formant un axe Ouest-Est d’échelle continentale. Compte tenu de la conjoncture économique actuelle, les échanges marchands en Europe sont fortement concentrés sur des axes Nord-Sud car les nouveaux pays importateurs, la Chine et l’Inde 48
HAMBOURG
ANVERS METZ
ZÀHONY BÂLE
SAINT NAZAIRE
LYON
LJUBLJANA
TURIN
GÊNES
BARCELONE
VALENCE
PALERME
ALGÉSIRAS
200 km
500 km
Échelle 000 000 200km 1 : 20 500km
5. Tout comme la liaison Anvers-Cologne-HanovreBerlin-Varsovie-Kaunas.
notamment, acheminent leur marchandises via le canal de Suez pour enfin atteindre les ports de la méditerranée (Algésiras, Valence, Barcelone, Marseille, Gênes) ou ceux de la Manche et de la mer du Nord (Le Havre, Anvers, Rotterdam, Hambourg). Afin de répondre à des objectifs environnementaux et économiques, l’Union Européenne a donc mis en place ces neuf lignes prioritaires visant à reporter les marchandises de la route au rail, dont la majorité dessinent des connexions Nord-Sud cherchant à lier les ports à leurs arrière-pays. La ligne Ouest-Est Algérias-Zàhony fait donc exception5 et aspire à relier, économiquement et culturellement, l’Europe occidentale avec sa partie orientale tout en s’inscrivant dans le maillage des liaisons Nord-Sud. Le Lyon-Turin est un tronçon capital dans ce dessein Ouest-Est car il comprend la traversée des Alpes, élément primordial de la liaison. En effet, si les autres tronçons subiront des travaux de modernisation plutôt que de construction, la traversée de l’arc alpin ne peut, compte tenu de relief, accueillir des convois de marchandises en grande vitesse en l’état. L’Union Européenne s’est donc concentrée sur ce chainon manquant, point de départ d’une construction Ouest-Est.
6.
Allemagne, Autriche, France, Italie, Liechtenstein, Monaco, Suisse, Slovénie.
Ci-contre: Le Lyon-Turin, nouvelle traversée des Alpes par le tunnel de base du massif d’Ambin. I | 2 Le temps de la rupture
2. Une échelle plus régionale implique la traversée
des Alpes dont l’histoire a été brièvement retracée ci-dessus. Les huit pays6 de l’arc alpin, soucieux de protéger l’écosystème fragile de l’espace nival tout en souhaitant actualiser leurs moyens de transport au monde économique actuel, ont signé la Conven-
50
LYON CHAMBÉRY
GRENOBLE
MONT D’AMBIN
SAINT-JEAN-DE MAURIENNE
TURIN
10km
20km
4km
8km
25km
20km
ÉCHELLE 1 : 1 000 000
tion Alpine dès 1991 engageant les nations signataires à limiter les nuisances environnementales et les risques dûs au trafic, en décidant de ne pas créer de nouvelles capacités routières alpines. En accord avec le Grenelle de l’Environnement 2009, il a été décidé d’engager une politique de report modal de la route vers le rail en construisant des tunnels ferroviaires de nouvelle génération pour maximiser l’accessibilité aux Alpes et au-delà des Alpes. Ainsi, quatre grands projets de traversée ferroviaire sont à l’étude ou en creusement dans les Alpes : le percement du tunnel du Brenner (58km), reliant l’Italie à l’Autriche puis à l’Allemagne sur la ligne ferroviaire Palerme-Hambourg (RTE-T), prévu pour 2025 ; le tunnel du Saint-Gothard (57km) entre la Suisse et l’Italie dont la construction devrait s’achever en 2016 ; le tunnel suisse de base du Lötschberg (34,6km), achevé en 2007 et reliant le canton de Berne à celui du Valois et enfin le tunnel de base (57km) sous le massif d’Ambin, ouvrage majeur de la ligne ferroviaire Lyon-Turin (RTE-T) encore en projet.
7. Ces données sont donc d’ailleurs fortement contestés par les opposants au projet, nous verrons dans la partie suivante.
Ci-contre : Le système des passage ferroviaires alpins. En bleu, les passages du XIXème siècle, en orange ceux des années 2000 souvent accolés aux anciens passages
I | 2 Le temps de la rupture
Le Lyon-Turin cherche à moderniser les conditions de transport dans les régions alpines de la Maurienne et du Nord Piémont en perçant un nouveau tunnel transalpin tout en apportant une réponse écologique face à l’augmentation du trafic routier depuis l’ouverture de nombreux tunnels routiers depuis les années 1980. En effet, la hausse de 102%7 du tonnage annuel dans les Alpes, passé de soixante-sept millions de tonnes (67Mt) en 1987 à cent cinquante-six millions (156Mt) en 2008, et les inexorables effets pervers (pollution, nuisances…) d’un tel trafic de 52
SAINT GOTHARD LÖTSCHBERG
BRENNER
MONT D’AMBIN
25km
50km
marchandises, ont constitués, à l’échelle alpine, l’un des moteurs clefs du projet Lyon-Turin.
Moyen de transport ferroviaire permettant de charger et de transporter des camions complets sur les rails, favorisant ainsi l’intermodalité. 8.
9. Les émissions de CO2 par kilomètre sont de 618g pour les camions contre moins de 13g pour le train.
10.
Chiffre saugrenu et irréalisable pour les opposants.
une croissance de 10 000 voitures par jour depuis 20 ans. FRAPNA (Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature). Lyon-Turin à tout prix !, mise en ligne le 19 juillet 2013. 11.
http://vimeo.com/64201772 [consulté le 29 janvier 2015].
12. Le parti-pris du promoteur LTF est fortement décrié par les opposants au projet. Voir partie 3.
Ci-contre : Le Lyon-Turin, engagé majoritairement en tunnel dans le val de Suse, après avoir franchi le tunnel de base du massif d’Ambin
I | 2 Le temps de la rupture
Il s’agit pour l’Italie et le France de relancer l’attractivité du fer dans le secteur du fret mais également auprès des voyageurs européens. Premièrement en favorisant l’intermodalité de la route au rail, c’est-àdire en offrant les possibilités du ferroutage8, alternative écologique au fret routier car jusqu’à cinq fois moins énergivore et dix fois moins polluant9 ; puis en développant les performances de la ligne nouvelle via la mise en place d’une autoroute ferroviaire compétitive capable de concurrencer rapidement et durablement le fret routier. Ainsi, ce nouvel itinéraire direct entre Lyon et Turin - puis raccordé au réseau européen - offrirait une capacité de quarante millions (40Mt) de tonnes de marchandises par an (soit l’équivalent de 700 000 camions) avec environ cinquante navettes par jour10. Deuxièmement, l’augmentation du trafic routier dans les Alpes étant en grande partie due aux déplacements des voitures11, le projet de liaison ferroviaire proposerait donc une alternative solide pour les voyageurs grâce à une réduction significative des temps de trajet et donc une meilleure accessibilité de l’Italie (qui ne comprend aujourd’hui aucune liaison internationale de grande vitesse) et du massif alpin. Le trajet Lyon-Turin passerait donc de quatre à deux heures quand la connexion Paris-Milan serait réduite de sept à quatre heures. Pour mettre en place un tel projet, les promoteurs rejettent, de facto, l’idée12 d’une modernisation de la ligne existante liant Chambéry à Turin via la basse 54
ZONE LOGISITIQUE TUN NEL DE BA SE
SUSA
GARE INTERNATIONALE
ZONE LOGISITIQUE
BUSSOLENO
T UN NEL DEL L'OR
CONDOVE
VAIE
SIER A
CHIUSA
500m
1km
2km
Louis Besson, maire de Chambéry in FRAPNA (Fédération Rhône-Alpes de Protection de la Nature). Lyon-Turin à tout prix !, mis en ligne le 19 juillet 2013. 13.
http://vimeo.com/64201772 [consulté le 29 janvier 2015] 14.
Ibid
Lyon-Turin Ferroviaire, En savoir plus sur le Lyon-Turin : la future liaison ferroviaire en 10 questions clés.
15.
http://www.ltf-sas.com//wp-content/uploads/ d%C3%A9pliant-final-FR.pdf [consulté le 20/04/2015]
vallée de Suse car considérée comme obsolète et « d’un autre âge13 » puisque mise en place au XIXe siècle et que « l’urgence est aujourd’hui à l’instauration de nouvelles infrastructures modernes14 ». Celleci n’offrant aujourd’hui plus les conditions optimales pour le trafic de marchandises – les pentes seraient trop importantes, les voies trop vétustes, le tracé trop sinueux, les nouvelles normes trop lourdes15 – et ne permettant pas de répondre à l’évolution du trafic de voyageurs, une nouvelle ligne ferroviaire comprenant un tunnel de base de cinquante-sept kilomètres (57km) semble, pour les adeptes du projet, la seule solution valable. À l’échelle plus régionale, la liaison ferroviaire tend à accélérer le processus de métropolisation des villes de Lyon et Turin accueillant toutes deux un million (1M) d’habitants. Ce grand projet, accompagné par des aménagements et un raccordement à l’aéroport de Saint-Exupéry à Lyon et à la construction de la récente gare de Torino Porta Susa à Turin, cherche manifestement à rendre plus accessible, plus visible et donc plus incontournable ces deux villes en étendant toujours plus les tissus périurbains de la plaine du Pô et de la vallée du Rhône.
Ci-contre: Coupe schématique du Massif d’Ambin avec, en partie haute le tunnel du Fréjus (1871) et en partie basse le futur tunnel de base.
I | 2 Le temps de la rupture
L’inscription de la ligne à grande vitesse en val de Suse est surtout travaillée en tunnel. Après la traversée du tunnel transfrontalier de base, les voies débouchent à quatre kilomètres (4km) de la ville médiévale de Suse, dans une zone logistique, future lieu d’implantation de la gare internationale de Suse qui servirait de nœud intermodal aux infrastructures de cœur de val – pour ensuite s’engouffrer dans le 56
BUSSOLENO
SUSE
OULX
BARDONECCHIA
MASSIF D’AMBIN
MODANE
ST. JEAN-DE-MAURIENNE
Creusement de la galerie de reconnaissance de la Maddalena à l’aide d’un gigantesque tunnelier. [Jonathan Arnould]
tunnel dit dell’Orsiera. Long de dix neuf kilomètres deux cent (19,2km), l’ouvrage passe sous l’ubac du val, c’est-à-dire au dessus des villages alpins de Meana di Susa, Mattie ou encore Villar Focchiardo pour ensuite surgir au croisement de trois villes moyennes du val – Vaie, Condove, Chiusa di San Michele. La ligne à grande vitesse est alors enterrée sous la ligne de chemin de fer historique – ligne Turin-Chambéry – sans pour autant s’y raccorder, pour atteindre le grand centre logistique de la banlieue de Turin, Orbassano. Les voies rejoignent finalement le centre turinois et aboutissent en gare de Torino Porta Susa, nouveau pôle nodal de 2009. 3. Or, si plusieurs tracés ont été étudiés par les
maîtres d’œuvre , c’est que les coûts sont colossaux et soulèvent de nombreuses interrogations quant aux capacités de financement de l’Europe et des nations italienne et française engagées dans le projet. Parcourant deux pays européens, le projet a naturellement été scindé en trois sections auxquels correspondent trois montages financiers distincts. La section française, longue de cent quarante (140km) et reliant Lyon à Saint-Jean-de-Maurienne, sera assurée par RFF (Réseau Ferré de France) et son enveloppe financière est estimé à sept milliards sept cent millions d’euros (7,7Md€) repartis entre l’État (50%), l’Union Européenne (20%) et les collectivités locales (30%) car les infrastructures ferroviaires nouvelles vont également bénéficier à l’offre TER locale. Ce coût élevé s’explique par le contournement ferroviaire nécessaire de la mé-
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58
tropole lyonnaise ainsi que la construction de huit tunnels totalisant quatre-vingt-six kilomètres (86km) de voies, soit environ 61% de son parcours. La seconde section, transfrontalière, concerne la traversée alpine par le tunnel de base de 57km au travers du Massif d’Ambin dont TELT16 (Tunnel Euralpin Lyon Turin), le maître d’œuvre, est en charge, de la réalisation à la gestion. Le coût du tunnel est estimé à huit milliard cinq cent millions d’euros (8,5 Md€) – soit 149M€/km – et reparti entre l’État français (25% soit 2,15Md), l’État italien (35% soit 2,95Md€) et l’Union Européenne (40% soit 3,4Md€). Afin d’alléger de tels investissements financiers, TELT envisage l’ouverture éventuel du financement au secteur privé sous la forme d’un PPP (partenariat public-privé) pour la seule partie infrastructure ferroviaire de l’ouvrage, soit 10 à 15 % de la section. Enfin, la section italienne, soutenue par RFI (Rete Ferroviaria Italiana), se subdivise elle-même en deux fractions, totalisant un budget d’environ six milliards cinq cent millions d’euros (6,5Md€). L’une, de la sortie du tunnel de base jusqu’à Chiusa di San Michele, s’articule autour d’un projet de Gare Internationale (48,5M€) placée à quatre kilomètres de Suse (à l’ouest du val) dans une zone logistique liée à l’autoroute, ainsi qu’autour du percement du tunnel dell’Orsiera (19,2km pour 2Md€) pour rejoindre Chiusa di San Michele (à l’est) sans envahir l’espace étroit du fond de val déjà saturé d’infrastructures. L’autre tronçon cherche à raccorder l’embouchure périurbaine du val de Suse, sa métropole dense et sa plateforme logistique d’Orbassano en enfouissant la 59
Depuis le 27 février 2015 , anciennement Lyon-Turin Ferroviaire (LTF).
16.
Ci-après : Le Lyon-Turin, un projet international reparti en trois sections cofinancées par les gouvernements italiens, français et l’Union Européenne.
section francaise
UE FR 7,7 milliards d’euros
section transfrontalière
UE
FR IT
8,5 milliards d’euros
section italienne
UE IT 6,5 milliards d’euros
future infrastructure, représentant un coût total de quatre milliards d’euros (4Md€). 17.
Référé de la Cour des Comptes n°64174 du 01 août 2012
https://www.ccomptes.fr/content/download/50242/1376332/file/RF_64174_Projet_liaison_ferroviaire_Lyon-Turin.pdf [consulté le 13 février 2015]
18. Cette augmentation drastique est directement liée au durcissement des normes constructives, aux modifications des tracés ainsi qu’à la militarisation des chantiers, nous le verrons.
19.
Référé de la Cour des Comptes, op. cit.
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Le coût total de la ligne mixte fret-voyageurs Lyon-Turin qui s’élevait à douze milliards (12Md€) en 2002 à été réévalué par la Cour des Comptes, lors d’un référé17 sur le projet adressé à Jean-Marc Ayrault – alors premier ministre – le 01 août 2012, à vingtsix milliards d’euros18 (26Md€), soit un important doublement. Ces vingt-six milliards représentent une somme tellement colossale, pour les deux pays porteurs du projet et pour l’union européenne, que des réticences administratives naissent dans le débat public. Tout d’abord, avec un tel coût, ce projet se fait fatalement au détriment d’autres possibilités d’aménagement du territoire car les institutions ne sont plus en capacité d’encourager de nouveaux investissements de grande ampleur. Ensuite, si les gouvernements italiens et français ont toujours encouragé le projet, de F. Mitterrand à F. Hollande, des réticences se dégagent au sein de certaines institutions administratives. Ainsi, la Cour des Comptes, dans son référé de 201219, recommande de ne pas « fermer trop rapidement l’alternative consistant à améliorer la ligne existante » afin de rééquilibrer le financement du projet ; nombre de députés européens, en écho aux révélations de la presse, dénoncent les possibles conflits d’intérêts et l’implication éventuelle de la mafia dans le projet ; et le conseil régional du Rhône-Alpes, présidé par Jean-Jack Queyranne, doute de la faisabilité d’un tel montage financier.
62
4. Un projet d’une pareille envergure financière correspondant tout de même à l’actuel PIB estonien - représente un investissement à très long terme qui doit indubitablement créer des retombées économiques importantes. C’est donc dans cette perspective que TELT envisage cette infrastructure, comme moteur de relance économique, créateur de croissance pour l’Europe mais également et différemment, pour les localités traversées. L’investissement lourd dans une conjoncture économique maussade semble être pour les deux gouvernements français et italien, l’un des leviers majeurs à la sortie de crise.
Le 26 avril 201220, Mario Vigano, commissaire pour le Lyon-Turin, présentait son analyse coûts-bénéfices de la future liaison en mettant en exergue une rentabilité de 5%, soit des profits évalués entre douze et quatorze milliards d’euros (12 et 14Md€) après cinquante années d’exploitation. La mise en service de la ligne entrainera une réorganisation importante des flux de trafics de longue distance car intégrée à la ligne RTE-T Algérias-Zàhony. Tout en déchargeant le littoral méditerranéen d’un trafic routier pesant – un million trois cent poids lourds par an au passage de Vintimille –, la ligne encourage également le rapprochement de grandes régions économiques à vocation industrielle21 avec le reste du continent. Sur le modèle de développement infrastructurel de l’Europe septentrionale qui a su fluidifier ses échanges et dynamiser sa croissance comme le montre le succès du tunnel sous la manche, les deux cent milliards d’euros (200 Md€) de marchandises produites dans ces régions pourraient être intéressés par la liaison. Ce seront alors les entreprises, principalement in63
20.
Governo italiano.
http://www.governo.it/GovernoInforma/Dossier/ TAV/Presentazione_analisi_costi_benefici-NLTL.pdf [consulté le 16 février 2015]
La Catalogne, le Rhône-Alpes (deuxième région industrielle du pays) ou le Nord de l’Italie (deuxième bassin industrielle en Europe représentant 7% du PIB de l’Union Européenne).
21.
dustrielles, qui profiteront d’une meilleure efficacité pour le transport à moyennes et longues distances à travers l’Europe. A l’échelle des territoires traversés, le temps de chantier, estimé entre vingt et trente-cinq années, est annoncé comme étant un important facteur d’emploi par TELT grâce à un investissement annuel moyen de l’ordre de deux cent millions d’euros (200M€) pour la France et de deux cent quatre-vingt millions (280M€) pour l’Italie. Le seul percement du tunnel transfrontalier de base devrait générer, au plus fort de l’activité, deux milles postes directs en France et mille en Italie ainsi qu’environ six milles à dix milles emplois indirectement. Les maîtres d’œuvre prévoient, pour permettre aux nouveaux territoires d’exploiter au mieux le nouveau contexte, d’engager une démarche « Grand Chantier » en promouvant des formations adaptées, en optimisant les ressources locales en terme d’approvisionnement et de logements et en assurant une main d’œuvre régionale à hauteur de 50%. Or la situation de l’actuel chantier de reconnaissance de la Maddalena, qui permet d’étudier la roche en vu du futur percement du tunnel de base, déconstruit empiriquement les volontés de TELT. En effet, devant la réelle spécificité du chantier et la technicité des machines employées, les locaux - ouvriers comme ingénieurs - ne peuvent accéder aux emplois, et ce malgré la volonté avancée de création de formations. De plus, les retombées indirectes sont quasiment inexistantes puisque les travailleurs se logent dans la banlieue de Turin et que la militarisation du I | 2 Le temps de la rupture
64
chantier suite aux oppositions au projet lui confère un caractère ostensiblement insulaire. Cependant, les impacts économiques et sociaux considérés par TELT dépassent le temps long du chantier pour s’ancrer durablement dans le territoire avec l’implantation de la gare internationale de Suse qui semble servir de justification à l’inscription du projet Lyon-Turin dans le territoire de la basse vallée de Suse. À la suite d’un concours international, le maître d’ouvrage, LTF22, a sélectionné le projet lauréat, mené par l’agence d’architecture japonaise Kuma & Associates. Pour un coût estimé à quarante-huit millions cint cent milles euros (48,5M€), ce projet de gare internationale se déploie sur une dizaine d’hectares dans la commune de Suse, et accueillera un « certain nombre de services pour la ville mais aussi pour la vallée toute entière23. » Se définissant comme pôle intermodal, elle assurerait les échanges entre la nouvelle liaison internationale Lyon-Turin et la ligne historique Suse-Turin qui dessert le val en treize gares. Le bâtiment, fonctionnant comme une agrafe, vient jouxter la ligne ferroviaire existante qui passe au nord du hub, tout en couvrant la nouvelle, qui sort tout juste du tunnel de base de cinquante-sept kilomètres, pour aller traverser les espaces agricoles et résidentiels existants, franchir la Dora Riparia, rivière structurante du val, croiser l’autoroute, jusqu’à emprunter à nouveau un tunnel sous le massif montagneux, en direction de Turin. Le site de construction de la gare se trouve être à l’emplacement d’un actuel hub routier de mar65
TELT (Tunnel Euralpin Lyon Turin) a depuis repris les activités de LTF (Lyon-Turin Ferroviaire)
22.
23.
Lyon-Turin Ferroviaire.
www.ltf-sas.com [consulté le 13 février 2015]
chandises, donc excentré du cœur historique de la ville de Suse et de ses habitants. Les porteurs du projet envisagent la gare de Suse comme un élément d’adhérence au territoire, un point de rencontre entre les échelles locale et européenne. Elle semble ainsi vouloir adoucir la lourde infrastructure de grande vitesse, qui traverse le val jusqu’à la métropole turinoise, en devenant un temps d’arrêt fonctionnant à deux échelles. Le projet de gare semble vouloir offrir aux habitants la contrepartie des nuisances liées aux vingt à trente-cinq années de chantier estimées, en assurant la création d’emplois durables mais surtout une visibilité importante, alors même que le val travaille sur la valorisation de son tourisme grâce à son patrimoine naturel et historique.
24. Entretien avec Andrea Zonato, président de la Società Cooperativa Culturalpe et archiviste. le 26 janvier 2015 aux archives historiques de Suse.
I | 2 Le temps de la rupture
Ce projet d’envergure internationale, dessiné par un architecte japonais à proximité d’une petite ville de six milles habitants, est assez mal perçu. La gare, placée dans un espace distant à environ quatre kilomètres du centre historique de la ville, au milieu d’un carrefour infrastructurel - que le projet ne fait qu’intensifier -, est qualifiée par les opposants au projet de « cathédrale dans le désert »24, c’est-à-dire une construction sans véritables liens avec le territoire qu’elle intègre puisqu’elle n’est même pas accessible aux piétons. Si le propre d’une gare est sa fonction de charnière entre des mobilités extra-territoriales et le territoire dans lequel elle s’insère, le projet de gare, étreinte dans une zone logistique et enserrée par un rempart infrastructures (la ligne ferroviaire historique et la future ligne de grande vitesse, l’auto66
5m
10 m
15 m
route mais aussi la rivière) se donne peu les moyens d’un dialogue avec l’espace social, naturel et économique environnant. Accessible en voiture au moyen d’un Kiss&Ride – l’utilisation du dépose minute est assez symptomatique de cette volonté de mobilité éradiquant l’immobilité et l’ancrage territorial – et de navettes liant Suse à sa gare, elle s’apparente plus a un objet transposé qu’un espace ayant émergé du territoire. De plus, les locaux conçoivent mal un projet de gare dans un val en comprenant huit dont six sont abandonnées et ne deviennent que des points d’arrêt, les deux restantes étant les seules à conserver leur fonction de connexion au territoire.
L’épaisseur du rempart infrastructurel à Bussoleno. [cliché personnel]
L’épaisseur du rempart infrastructurel à Vaie. [cliché personnel]
I | 2 Le temps de la rupture
Ainsi, à l’image du projet global de ligne à grande vitesse dans lequel elle s’inscrit, la gare ne fabrique pas sa substance d’après le territoire mais témoigne d’un caractère résolument insulaire. Si historiquement les traversées alpines mènent aujourd’hui à une désimprégnation significative du réseau et du territoire, elle l’est d’autant plus avec ce projet d’orientation européenne, qui répond, certes, de façon pertinente et louable à des problématiques économiques de grands territoires en fluidifiant les échanges économiques et sociaux à l’échelle européenne et en cherchant à réduire l’impact des transports routier sur l’écosystème, mais sans pousser cette logique économique et environnementale à l’échelle locale, c’est-à-dire sans véritablement offrir de réponse du même ordre pour les territoires traversés. La connivence de la mobilité du big avec la quotidienneté du small est de plus en plus difficile à percevoir comme réalité territoriale multi-sca68
laire, et le big tend à nier, en dominant, le small. Deux mouvements, apparemment contraires mais pourtant corrélatifs sont aujourd’hui à l’œuvre dans le val. D’un côté, l’accélération du temps technique et social25 et ses impacts sur les territoires avec les nouvelles traversées alpines et de l’autre, la perte de vitesse d’un territoire comme ressources de vie économique et sociale. Ainsi, à mesure que cette accélération progresse, le territoire revêt d’autant plus les traits d’un entre-deux territorial en perte flagrante d’identité. La basse vallée de Suse est donc comprise entre une haute vallée économiquement florissante, grâce au tourisme hivernal qu’elle a su faire prospérer et à ses résidences secondaires, et la métropole turinoise qui a, très tôt, su anticiper sa désindustrialisation et s’engager dans un processus de métropolisation. Les deux pôles structurants qui enserrent le territoire y entrevoient les opportunités d’une évolution et d’une affirmation territoriale. La haute vallée appréhende la basse vallée comme un territoire d’optimisation de son accessibilité et Turin y décèle les pertinences d’un développement de sa métropolisation par l’accroissement de son espace périurbain et l’extension de ces zones logistiques. Délaissant peu à peu son statut de passage pour ne devenir qu’un corridor, la basse vallée de Suse perd de son attractivité.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, Paris, 2010, 474 p.
25.
« Nous n'avons pas le temps, alors même que nous en gagnons toujours plus. » Hartmut Rosa, Accélération : une critique sociale du temps, 2010.
Ci-après: 1. L’autoroute A32 sur pilotis 2. Le val de Suse comme entredeux territorial. D’un côté, la haute vallée, pôle économique et touristique prospère, de l’autre Turin, pôle métropolitain attractif. 3. Le territoire en lignes
69
GARE DE BORGONE SUSA
ECHANGEUR BORGONE
GARE DE BUSSOLENO
ECHANGEUR SUSE EST
GARE DE MEANA DI SUSA
GARE DE BRUZOLO
ECHANGEUR CHIANOCCO
GARE DE SUSA
ECHANGEUR SUSE OUEST
ECHANGEUR AVIGLIANA
GARE DE SANT’ AMBROGIO
GARE DE S. ANTONINO - VAIE
MOBILITÉS
piste cyclable sentier de randonnée refuges routes nationales routes communales
ADHÉRENCE AU TERRITOIRE
gares échangeur autoroutier
TERRITOIRE
étage alpin
ECHANGEUR ALMESE OUEST
GARE D’AVIGLIANA
GARE DE CONDOVE - CHIUSA
hydrographie
5. Le val a tout d’abord été un grand territoire qui a toujours su profiter des effets de l’adret et de l’ubac pour diversifier son agriculture et son élevage, dont il tire une importante production.
Valle di susa, tesori di arte e cultura alpina, Itinerari di Cultura e Natura Alpina, Valle di Susa, Ed. del Graffio, Villar Focchiardo, 2010, 168 p. 26.
L’adret, versant exposé au sud, accueille depuis l’époque romaine une viticulture de qualité26 (ValSusa DOC, Pimonte rosso DOC) entre les villes hautes de Chiomonte et de Giaglione ainsi que sur les hauteurs de Mompantero et de Bussoleno. Cet ensoleillement a aussi profité à la production de pommes, notamment à Chimonte, Losa, Giaglione, Coldimosso, Maddalena ou Maffiotto. Le versant opposé, plus ombragé, rassemble les conditions idéales pour la production de marrons et de champignons. Les villes de Vaie, Villar Forcchiardo, Bruzolo, San Giorio di Susa, Mattie et Meana di Susa ont fait du marron glacé leur spécialité (reconnu indication géographique protégée en 2007).
Les espaces agraires et les pâturages valsusains. [cliché personnel]
L’agriculture du val se caractérise aussi par sa production de pommes de terre, en particulier celles de haute montagne, où la maturation est plus lente. Elle est d’ailleurs utilisée dans plusieurs recettes traditionnelles locales comme les cajettes, les gnocchi di montagna ou encore les crocchè. Les pâturages du versant nord et sa production de fromage et de lait de vache et de chèvre ont toujours été très importants pour l’économie du val et ses habitants. Le val en présente une production variée qui est fonction de l’altitude des pâturages, de la maturation et de l’intensité des arômes (le plaisentif, la crosta rossa, le murianeng, la toma del lait brusc …). Le miel alpin, de
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rhododendron ou de châtaignier, ainsi que la charcuterie locale sont aussi très appréciés dans le val. Cependant l’arrivée du chemin de fer, grâce à la ligne Turin-Chambéry, a radicalement transformé le paysage et l’économie agricole de la basse vallée, jusqu’à devenir un espace de quasi mono-activité. Profitant de la puissance de la Dora Riparia, rivière structurante de la vallée, les industries ont d’abord développé l’économie du coton et des sécheries de poissons puis celle de l’extraction de pierre pour radicalement s’industrialiser en s’ouvrant au marché du fer. En effet, l’industrie de la FIAT, installée à Turin depuis 1900, a eu une influence notable jusque dans la vallée ou de nombreuses aciéries et industries de pièces détachées étaient actives jusqu’à très récemment. Ainsi, un afflux massif de travailleurs italiens (67 000 habitants dans les années soixantedix, 50 000 habitants actuellement), attirés par la florissante activité industrielle du nord de l’Italie, a entrainé une croissance démographique dans précédent dans la vallée, en résultant une extension de l’espace résidentiel et industriel des villes et villages constitutifs du val. La délocalisation des sites de production de Pomigliano et de Mirafiori à Turin au cours des années 2000 vers la Serbie ou même la Chine et l’Inde ainsi que le démantèlement des industries de base (aciéries…) ont fortement fragilisé l’espace valléen, aujourd’hui en déprise. En effet, la désindustrialisation brutale de la basse vallée a naturellement mené à l’installation d’un chômage structurel auprès des 35-50 ans27 et à une désertification de l’emploi 77
Cotonnerie de Chiusa di San Michele, 1881. [collection Pangrazi]
Vue sur la Sacra et les industries de Condove, 1910 [archives diocésaines de Suse]
ISTAT, Agenzia regionale per gli insediamenti montani, insediarsi in bassa valle di Susa, Ricerche e Progetti, Turin, 2008, 63 p.
27.
« Comment vivre ici si tout est maintenant » Paul Virilio, Le monde de l’éducation, 2001.
Entretien avec Eleonora Girodo, présidente du Piano di Valorizazzione. le 23 janvier 2015 au musée diocésain de Suse.
28.
chez les plus jeunes, saisissant plus d’opportunités dans la métropole. Ainsi, cette population quitte en masse, et de plus en plus tôt (pour les études supérieures) la vallée, conduisant à un vieillissement généralisé de sa population. Ce faisant, le gouvernement italien, face à ce déclin démographique et économique, et dans le cadre d’une politique d’austérité nationale, se désinvestit de plus en plus du territoire en fermant peu à peu les équipements publics de base. Le centre hospitalier de Suse est principalement visé et devrait voir, dans un premier temps, son service gynécologique fermer d’ici la fin de l’année 2015 conduisant les femmes aux hôpitaux turinois, à plus de soixante kilomètres de Suse, puis dans un second temps, être définitivement et entièrement transféré dans la banlieue turinoise. Le sort des écoles primaires et maternelles des villages montagnards de la vallée est lui aussi incertain, entraînant un exode toujours plus important et qui mettrait en danger l’avenir social de la vallée car « l’école est ce qui maintient les conditions d’une vie locale »28. Devenues peu rentables car sous-occupées, le gouvernement pose sérieusement la question de leur avenir, sans avancer de véritables solutions. Cependant, il convient de ne pas noircir le tableau, les communes d’entrée de val, c’est-à-dire les plus proches de Turin (35km), bénéficient tout de même de l’effet métropole en voyant leur population augmenter, bien que celle-ci ne créée pas de réelle valeur ajoutée aux territoires puisqu’elle conserve généralement son bassin de vie et d’emploi à Turin. Économiquement, des entreprises logistiques s’y sont implantées récemment, tout comme une économie de
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fin de ville ou de sortie d’autoroute. En outre, les villages de fond de val stabilisent leur économie grâce aux quelques industries subsistantes dans le secteur du bâtiment ou de la mécanique, mais aussi grâce au mode de vie villageois ou local offrant une place importante aux commerces et aux services, secteur phare.
6. Ce déclin économique et démographique jumelé à un phénomène d’accélération des mobilités se dissociant du territoire pose la question du devenir social de ce territoire. En miroir d’une vision technocratique de la vallée, les habitants, regroupés en associations ou évoluant seul, cherchent à redonner corps au territoire, substance liquéfiée, en agissant sur son devenir. Ainsi, l’association Val Susa Tesori, menée par Eleonora Girodo29, rassemble, depuis 2003, les édiles des trente-sept communes de la haute et basse vallée de Suse autour d’une volonté de valorisation territoriale. L’aspect évidemment politique d’une telle démarche demande, pour agir véridiquement, d’adopter une vision commune, chose complexe dans un contexte tendu. Le maire de Suse, Sandro Plano, est impliqué dans cette démarche car elle lui semble nécessaire pour « refondre le modèle de développement économique vers le tourisme et l’agriculture »30.
Grâce à une étude et une connaissance minutieuses du territoire, Val Susa Tesori cherche à régénérer le trio agriculture, gastronomie et tourisme. Il s’agit, dans un premier temps d’identifier ses propres richesses pour ensuite les diffuser aux visiteurs et aux 79
29.
Ibid.
Entretien avec Sandro Plano, maire de la commune de Suse, le 23 janvier 2015 en mairie de Suse.
30.
21
25
53
829
689
1043
V. FOCCHIARDO
S. GIORIO
MATTIE
MEANA DI SUSA
BORGONE SUSA
SAN DIDERO
BRUZOLO
CHIANOCCO
BUSSOLENO
MOMPANTERO
SUSA
VENAUS 954 6602 672 6310 1707 1548 561 2292
248 597 21 170 91 125 172 472
81
2100
14
129
532
HABITANTS
DENSITE (km2)
ALMESE
6303
CAPRIE
2092
CONDOVE
4638
RÉSEAU DES MOBILITÉS DOUCES
piste cyclable sentier de randonnée refuges
MARQUEURS DU TERRITOIRE
Culturel monuments patrimoniaux musées Educatif et sanitaires hôpitaux
collège/lycée/supérieur
école maternelle/primaire
MARQUEURS DU TERRITOIRE
territoires agricoles territoires viticoles zones d’activités centres commerciaux
AVIGLIANA
CH. S. MICHELE
VAIE
S.ANTONINO
centrales hydroéléctriques et autres
448
204
287
538
4258
1447
1696
11 984
DENSITE (km2)
HABITANTS
1km
2 km
2,5 km
À titre d’exemple, les Abattoirs, musée d’art moderne et contemporain de Toulouse enregistre, lui aussi, cent mille visiteurs par an.
31.
Sacra di San Michele, 1860, A. Covino.
habitants afin de redonner une substance au territoire à travers la mise en réseau de sites majeurs. L’un deux, la Sacra di San Michele, de style roman, fut édifiée dès le Xème siècle au sommet rocheux et accidenté du mont Pirchiriano, soit à neuf cent soixante-deux mètres (962m) d’altitude. Accueillant cent mille visiteurs par an31, l’abbaye bénédictine est un point de repère pour les habitants et visiteurs de la vallée que l’association tente de valoriser par des parcours pédestres thématiques. Ils sont également à l’origine d’une plateforme internet très complète qui recense, thématiquement, les ressources territoriales (patrimoine, gastronomie, archéologie, sentiers), d’une brochure touristiques distribuée en plusieurs langues et de l’édition de plusieurs cartes de randonnées. Moins politique, l’association Etinomia, contraction italienne d’éthique et d’économie, se veut un espace de rencontre entre acteurs de l’économie locale (ingénieurs, chef d’entreprise, architectes, artisans, agriculteurs, chercheurs, commerçants). Structurée en groupes de travail thématisés (agriculture, construction, énergie, nouvelles technologies, économie, tourisme, culture), l’association mène des actions de petites échelles, dans un premier temps, sur le territoire. La Birrificio San Michele, initiative entrepreneuriale de petite échelle, a réhabilité l’ancienne cotonnerie de San Michele pour y installer une brasserie artisanale visant, en plus d’une rentabilité économique locale, à redonner un sens, une image et une attractivité au val et à son monument majeur, la
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Sacra di San Michele. De plus, quelques jeunes natifs du val cherchent, après une expérience professionnelle en métropole, à renouer avec leur territoire affectif32. Ainsi, après une quasi désertification des villages montagnards suite à une longue vague d’exode rural, les jeunes actifs relancent peu à peu l’économie de ces villages agricoles comme Meana di Susa, Mompantero ou Mattie33. Bien que cet accroissement démographique reste quantitativement infime, il témoigne tout de même d’un désir de repossession du territoire.
Entretien avec Roberta et Giovanni, natifs du val et néo-ruraux, le 22 janvier 2015 à Avigliana.
32.
Entre 2001 et 2011, les trois villages ont accueilli respectivement 10, 13 et 5 nouveaux actifs. Ce qui peut sembler peu, mais qui totalise pourtant environ 10% de la population totale. Source ISTAT.
33.
Ces différentes actions questionnent directement l’avenir d’un territoire perdant son identité pour n’être qu’entre-deux ne conjuguant plus l’échelle qui contient avec celle qui emporte. Cette volonté de valoriser les richesses et les forces en présence révèle l’engagement de la population valsusaine qui se construit en miroir d’une vision de la vallée comme corridor. Ainsi, s’observent deux visions très parallèles portées sur un même territoire, celle de la vallée infrastructurelle et celle de la vallée, bassin de vie. Voyant dans ce panorama une inadéquation entre la grande mobilité de la LGV et la quotidienneté de la vallée, un comité militant du nom de No TAV, travaille à l’annulation complète du projet sur le principe du « Ne’ qui, Ne altrove » (ni ici, ni ailleurs) afin de préserver leur vallée, territoire en-soi, mais également en rejetant une vision économique basée sur l’investissement par le capital. 83
Ci-après: Rapport d’échelle entre le big et le small à travers des diptyques de photographies personnelles prises dans le val.
D’un conflit local à une insurrection mondiale - ou le temps de la controverse -
1. Le mouvement No TAV. 2. Le chantier de la Maddalena. 3. Contre-expertise. 4. Formes et forces de l’opposition. 5. Né qui né altrove. 6. Parallélisme de positions.
1. Très vite après la première ébauche par la Commission européenne au début des années 1990, le projet ferroviaire du Lyon-Turin a suscité l’émergence d’une première opposition, critique sur la réelle utilité du projet et sa faisabilité. Un comité d’une soixantaine de personnes, de milieux professionnels et sociaux divers, de l’ouvrier à l’élu régional, s’est formé spontanément le 15 décembre 1991, en réponse au projet dont le tracé comporte un tunnel de base long de cinquante sept kilomètres (57 km) sous les Alpes, reliant la vallée de la Maurienne à la basse vallée de Suse. L’attention est alors premièrement portée, à l’initiative de médecins, sur les nuisances sonores relatives à l’hypothétique futur 91
En passant devant une maison, à Chiusa di San Michele en mars 2015. [cliché personnel]
1.
Serge Quadruppani, « Résistance dans la vallée ». Le Monde Diplomatique, décembre 2014, p. 6.
2. Entretien avec Sandro Plano, maire de la commune de Suse, le 23 janvier 2015 en mairie de Suse.
Les lettres sur la montagne vues depuis l’autoroute, aux environs de Suse. [cliché personnel] En italien, strategia della tensione, est une expression relative aux troubles politiques des années 1964 à 1980, dites « années de plomb », durant lesquelles était suscité volontairement un climat de violence politique, ayant pour but de favoriser l’apparition d’un régime totalitaire et faisant usage courant de l’attentat politique. 3.
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chantier. 1 Le comité se développe et se muscle avec la participations d’élus locaux travaillant sur une contre-expertise, soutenant de possibles solutions alternatives et déplorant la faible utilisation de la ligne actuelle, dont on propose par ailleurs la modernisation, moins coûteuse et nocive pour l’environnement. Utilisée à 17% de ses capacités, ce qui correspond à environ quatre millions de tonnes de fret, alors même qu’elle peut en supporter jusqu’à 30 millions2, elle est jugée obsolète et dangereuse – car trop pentue – par les partisans du projet Lyon-Turin. Premièrement mot d’ordre de la contestation à ses débuts, l’apparition du slogan « No TAV » - TAV signifiant treno ad alta velocità, le train à grande vitesse - inscrit en lettres géantes sur les montagnes, deviendra par la suite la dénomination même du mouvement. Les débuts du No TAV s’avèrent difficiles. Après une première grande manifestation en mars 1995 à Sant’Ambrogio di Torino, une série d’attentats survient en août de la même année. Des engins et du matériel ferroviaire sont visés. Trois ans plus tard, le 5 mars 1998, un couple (Maria Soledad et Edoardo Massari) et les membres de l’organisation formée autour d’eux sont arrêtés, accusés d’être à l’origine de ces attentats. Les accusations contre eux vont néanmoins prendre fin après que l’un et l’autre se suicident. La lutte No TAV, directement touchée, y voit le renouvellement de la «stratégie de la tension»3 développée par le gouvernement italien dans les années 1970 et 1980, et aura du mal à s’en remettre. 92
C’est en avril 2003, après quelques années de diverses tentatives (blocage des premiers travaux de sondage, interventions en assemblées…), que l’ampleur du mouvement atteint une masse significative : vingt mille personnes défilent dans le val, brandissant drapeaux et pancartes affichant la signature No TAV. La lutte grandit par l’opposition nette de trente-sept conseils municipaux au projet. Dans le courant de l’année 2005, à la suite de l’installation d’une zone de forage à Venaus – qui à l’époque devait devenir la future galerie de reconnaissance –, non loin de Suse, des presidi apparaissent (à Venaus, Bussoleno et Exilles) : des constructions informelles réalisées par les opposants, figures du rassemblement visant à défendre un territoire. Non seulement présents sur les lieux de chantier, ils sont également disséminés à travers le val et donnent un écho physique à la contestation. Dans la nuit du 5 au 6 décembre, un groupement de soldats et de policiers perquisitionne et évacue de force le presidio de Venaus. Mais ce dernier est réoccupé massivement deux jours plus tard. Ce retournement marque le lancement d’une résistance massive, concrète et durable. Il marque également le début d’une lutte devenue physique, plus uniquement écrite, d’une confrontation devenue directe sur le terrain sollicité. 2. La première zone de forage prévue à Venaus ayant échoué face à la résistance zélée des opposants au projet, s’est finalement négociée sur un autre terrain. Sous l’autoroute A32, entre ses hauts piliers, face 93
Valle che resiste. [Benjamin Larderet]
Photo publiée en février 2012 sur la page facebook No TAV.
Ci-après : dans la basse vallée de Suse, l’expression du rejet par une dissémination de pôles d’occupations du territoire, les presidi.
tracé du Lyon-Turin autoroute A32 linea storica MANIFESTATION DU REJET
périmètre de la Communauté de Montagne de la basse vallée de Suse, majorité opposée au Lyon-Turin presidio “No TAV ” haut lieu de manifestations diffusion de l’opposition
SUSE AUTOPORTO
VENAUS
CHIOMONTE MOBILITÉS
1km
2,5km
5km
CONDOVE
VAIE
BORGONE
BRUZOLO
L’une des grottes du site préhistorique de la Maddalena, qui ressemble à un profil humain . [cliché personnel]
Construction du presidio de la Maddalena. [Benjamin Larderet]
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aux petites villes Giaglione et Chiomonte, un nouveau chantier prend place depuis la fin de l’année 2011. On y creuse une galerie de reconnaissance, à des fins d’analyses diverses, principalement géologiques, pour entamer par la suite le véritable tunnel de base qui accueillera la ligne TGV. À vrai dire, la zone même du chantier est un site préhistorique à flanc de montagne jusque là préservé, témoignant d’environ quatre vingt grottes, habitées huit mille ans avant J-C. C’était d’ailleurs un lieu de passage touristique, par lequel on accédait via les nombreux sentiers de randonnées. Encore aujourd’hui, on y voit les reliquats des panneaux d’informations destinés aux visiteurs curieux. Désormais, les quelques grottes sont inaccessibles, enfermées dans un secteur protégé par des grillages. Une seconde paroi grillagée renforcée par des barbelés rasoirs, enferme plusieurs hectares, ceux du chantier et de la zone militarisée qui « protège » le chantier. Sur place, trente ouvriers affairés, mais surtout, deux cent policiers, gendarmes, chasseurs et soldats confondus font le guet, provoquant un surcoût journalier de cinquante mille euros (50 000€). L’accès au chantier se fait par un unique portail en acier à ouverture automatique, gardé par quelques gendarmes qui y régulent les entrées, notamment celles de viticulteurs souhaitant accéder à leurs terres, des vignobles en escaliers pris dans la zone militarisée. Devant le portail du chantier siègent quasi quotidiennement des militants No TAV, se relayant jour après jour, saluant par moment de la mains les quelques policiers qu’ils connaissent. Étonnant, amusant. Un petit rassemblement pour montrer un grand désaccord. C’est en prenant un petit chemin à 96
flanc de montagne, surplombant la zone militarisée et longeant ses grillages, que l’on peut arriver à voir le fameux chantier, néanmoins en gardant ses distances sous peine d’être contrôlé par des agents de polices escortés de soldats aux armes intimidantes. Entre la douce ville de Chiomonte toute proche, qui accueille soigneusement les quelques touristes venus passer leurs vacances pour skier en altitude, et cette limite brutale de barbelés rasoirs, il est facile d’imaginer le rapport entretenu entre le projet du TAV et la vallée dans laquelle il vient progressivement s’installer. Avec l’arrivée de ce chantier, la confrontation a pris une toute autre dimension : celle du rapport physique, direct et visuel. La manifestation du 03 juillet 2011, revendication des valsusains de la possession du territoire, témoigne d’un rapport devenu violent, un rapport armé visant à intimider, face à quelques jets de pierre et cocktails molotov. « Quand la politique n’est plus capable de se confronter à ses citoyens, ça prend cette forme. Une forme violente ! »4. D’ailleurs, les témoignages divergent rapidement à ce propos : de certains médias de parler d’écoterrorisme, ou plus simplement de terrorisme5, ou encore de black blocs6 – groupes autonomes anonymes aux interventions parfois violentes – au sein des manifestants, quand les No TAV ou tout opposant au projet se défendent de l’usage de la violence à l’encontre des gardiens du chantier, sauf pour se protéger « La violence, ce sont eux qui nous l’infligent en saccageant nos terres derrière leurs barbelés. Nous, on est là, on occupe, on se montre, on défend notre point de vue. S’il y a eu des interventions physiques de notre part, c’était seulement pour nous défendre. »7. Quand 97
Un manifestant contre le TAV, le 3 juillet 2011. [Giorgio Perrottino pour Reuters]
Militant No TAV interrogé in « L’urgence de ralentir», réalisé par Philippe Borrel. Diffusé sur Arte le 02 septembre 2014 à 20h40.
4.
« Le spectre du terrorisme sur le Val de Suse », Le Figaro, 21 octobre 2013.
5.
« Au Val de Suse, TGV signifie trop grande violence. », Courrier International, 04 juillet 2011.
6.
Emilio, Gianni et Paulo, militants No TAV rencontrés à l’entrée du chantier militarisé de la galerie de reconnaissance de la Maddalena, en avril 2015.
7.
certains parlent de l’opposition comme violente, les concernés se revendiquent pacifiques.
8.
Serge Quadruppani, op. cit.
Du 22 mai au 27 Juin 2011, la lutte No TAV forme un immense squat, équivalent d’une Zone à défendre – ZAD, occupation d’un lieu sous forme de squat à vocation politique –, sous le nom de la « Libre République de la Maddalena ». Plus la lutte grandit, plus la répression prend parallèlement de l’ampleur : au total, au moins quatre cent personnes se retrouvent sous le coup de poursuites et condamnations diverses, peines de prison et amendes, à la suite de diverses manifestations, occupations et rassemblements. Certains opposants sont arrêtés en décembre 2013 et détenus sous le régime des lois antiterroristes, pour avoir « fait pression sur le gouvernement » et « endommagé l’image de l’Italie »8 Devenue symbole de résistance face aux forces de l’ordre, forte de son image et de son combat, la lutte s’est étendue à travers l’Italie et reçoit un soutien désormais national avec des relais à Cagliari, Rome, Naples, ainsi qu’en Sicile (Palerme), au rythme des offensives répressives. Curieusement, l’opposition au projet de liaison ferroviaire se localise presque uniquement du côté italien, alors que les territoires de la Maurienne témoignent d’une opposition réelle, mais bien plus discrète. RFF, promoteur de la partie française du projet, est, dès l’aube du projet, entré dans une logique de concertation avec les maires, tout autant qu’avec les habitants de la Maurienne, afin de prévenir tout débordement. En revanche, la stratégie italienne a été tout autre, en préfèrent une stratégie
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de communication restraignant le consertations aux seuls technocrates. Au-delà de la stratégie adoptée pour faire accepter le projet, la basse vallée de Suse a conservé, malgré son statut d’entre-deux et de simple corridor, des liens traditionnels et une culture empreinte d’histoires et d’Histoire, pour lesquels de nombreux valsusains s’organisent ; contrairement à la vallée de la Maurienne, à l’image de la haute vallée du côté italien, qui est plus touchée par le tourisme et dynamisée par une économie liée aux sports d’hiver. Enfin, d’une certaine manière, la future ligne se fait plus discrète du côté français, étant généralement enterrée ou passant loin des villes et villages les plus proches de son tracé, quand, dans le val susain, elle vient écorcher les limites de certains villages et petites villes, coupant à travers prés, champs et espaces naturels préservés de la métropole turinoise. 3. Le mouvement No TAV fait face, depuis ses débuts, à la promotion d’un projet qui semble vouloir ignorer l’échelle que l’opposition incarne : celle du corps et de la réalité charnelle, par extension du « peuple », et du territoire qu’il occupe, dont la dimension ne s’arrête pas simplement à sa seule qualité de val. Ce dernier vit de l’occupation de l’homme et de ses activités, aussi minimes soient-elles, de moins en moins de ses importantes infrastructures9 qui le saturent et lui confèrent un statut d’entredeux. Et c’est bien cela, d’une certaine manière, ce que portent à pleine voix les opposants au projet : « un territoire en-soi qui ne soit ni une banlieue de Turin ni un faire-valoir de la haute-vallée »10. 99
9.
Voir Chapitre 1, partie A.
Kevin Sutton, « Le conflit autour du Lyon-Turin dans le Val de Suse. Vers une nécessaire reconsidération des basses vallées alpines ». Revue d’économie régionale et urbaine, février 2013, p. 189.
10.
Ci-avant : Le chantier de la Maddalena sous l’autoroute A32. [cliché personnel]
[Pascal Fayolle pour Sipa Press]
11. Cour des comptes, « Référé sur le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin » [PDF], 1er août 2012.
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Organisé autour d’un noyau dur comprenant des ingénieurs, des médecins, des universitaires et des habitants actifs dans le territoire, l’opposition a avant tout cherché à contrecarrer le manque de dialogue avec les promoteurs du projet et d’accès à l’information relatif à celui-ci. Ainsi, leur travail a été, avant l’action, la réunion de toutes les informations nécessaires, la vérification des estimations financières avancées et la faisabilité d’un tel projet. Grâce à ce travail méthodique, le comité No TAV acquiert une crédibilité certaine. Si le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin porte des ambitions économiques et écologiques à l’échelle européenne – baisse de la pollution par le report modal du fret –, elles revêtent, à l’échelle du val, d’importantes externalités négatives, elles aussi économiques et écologiques. Ce sont donc les mêmes revendications qui sont portées par les deux entités, mais à deux échelles différentes. En somme, le mouvement No TAV met en doute les coûts colossaux du projet ainsi que sa nocivité écologique. Coûts Premièrement, le coût global très élevé estimé à 26,1 milliards d’euros11 - contre 12 milliards en 2002 -, dont huit milliards d’euros (8Md€) sont consacrés à la section transfontalière entre Saint-Jean de Maurienne et Bussoleno. Le coût de cette dernière, réparti entre les deux états concernés, avec une prise en charge à 40% par l’Union Européenne, s’élève à six milliards neuf millions d’euros (6,9Md€) pour l’Italie. La Cour des comptes a d’ailleurs signalé en 2012 des lourds surcoûts dont le financement n’est 102
pas entièrement acquis et des prévisions de faible rentabilité socio-économique. Les coûts sont d’autant plus remis en question que le choix technique d’un tunnel de base de grande longueur semble avoir écarté d’autres solutions techniques alternatives moins ambitieuses et moins coûteuses, alors même que sur d’autres tronçons appartenant, tout comme le Lyon-Turin au RTE-T (Réseau Transeuropéen des transports), d’autres États (Slovénie, Hongrie) ont opté pour une modernisation progressive des voies existantes, pour des raisons financières. Selon la plupart des habitants de la basse vallée qui sollicitent la mordernisation de la ligne existante, de telles sommes semblent inapropriées pour un tel projet. En effet, les habitants du val de Suse, qui souffrent d’une désindustrialisation brutale de leur territoire depuis les années 1980, ayant entrainée chômage, vieillissement de la population et déclin, envisagent différemment le passage d’une liaison ferroviaire de grande vitesse qui traverse le val sans le desservir. Les quelques milliards d’euros prévus – payés par l’Italie – pour un « projet de prestige » sont donc autant de projets de petite échelle ou de créations d’emplois en grand nombre, pourtant considérés cruciaux à la survie du val, qui ne verront certainement jamais le jour. Lors de la soirée de parution de son ouvrage « Trafics en tout genre », Daniel Ibanez, membre actif du mouvement No TAV, avançait le paradoxe des politiques franco-italiennes. En effet, dans un contexte de crise économique quasi structurelle, le gouvernement Valls table, d’un côté, sur un plan d’austérité pour redresser l’économie française envisageant des économies de cinquante milliards d’euros (50Md€), 103
alors même qu’il s’engage dans un projet de vingt-six milliards d’euros (26Md€). Sans oublier le temps de construction estimé, qui varie selon les points de vue. Quand TELT parle d’une vingtaine d’années, les opposants eux, comptent environ quarante ans, durant lesquelles le val serait immobilisé : circulations intérieures difficiles, fragilisation des liens valsusains, baisse du tourisme au vu des nuisances liées au chantier, et donc l’image même de la vallée, déjà affaiblie par sa désindustrialisation et par son caractère d’entre-deux stratégique, dans lequel les richesses patrimoniales et culturelles sont amoindries. De la galerie de reconnaissance de la Maddalena ont été creusés, sur sept mille cinq cent mètres (7500m) prévus, deux mille huit cent mètres (2800m) depuis fin 2012. Au regard de cette avancée, il faudrait donc hypothétiquement trente-huit ans pour percer et construire le tunnel de base de cinquante sept kilomètres (57 km) entre Saint-Jean de Maurienne et Suse. D’autre part, les No TAV notent que le développement du projet a été pensé dans un contexte de forte croissance des trafics à travers l’arc alpin, désormais en baisse depuis le début des années 2000, du fait de la fermeture prolongée du tunnel du Mont-Blanc, du report du trafic sur les itinéraires suisses (limitations de poids des véhicules lourds) et de l’interdiction du transit de nuit, les effets de la crise économique n’ont fait que renforcer cette diminution du trafic transalpin. « Si on regarde l’autoroute, il y a peu de circulation. Si on regarde la voie ferrée existante, il y I | 3 Le temps de la controverse
104
a encore moins de trafic. Alors pourquoi dépenser autant d’argent pour un ouvrage pour lequel tous les chiffres, mais aussi ce qu’on constate ici, montrent qu’on en n’a pas besoin ? »12. Environnement Selon les études menées, le percement du tunnel nécessitera l’excavation de couches géologiques contenant des gisements de pechblende, matériau radioactif au rayonnement bien plus intense que celui de l’uranium, ainsi que de l’amiante. L’exposition à la poudre de cette dernière provoquée par le percement et la pulvérisation des blocs intoxique irrémédiablement. Les ouvriers en seraient d’ailleurs les premiers touchés, avant même les habitants13. Certains parlent même de « viol du territoire »14, par le saccage de zones naturelles et de terres agricoles, depuis bien longtemps présentes dans l’économie du val, sans oublier certaines expropriations. C’est, au total, sept cent mille hectares (700 000 ha) de terres nourricières et naturelles qui devraient être sacrifiées dans la basse vallée de Suse15. La parole contraire Du reste, au-delà de tous les arguments avancés, jugeant le projet trop onéreux ou faux-ami écologique, l’un des principaux reste celui de la démocratie, qui pointe ce projet comme irrévérencieux à la parole contraire. Par l’absence de véritable dialogue et probablement d’une stratégie de communication, restreignant au minimum les concertations avec les populations locales dès l’origine du projet, présenté comme une ligne serpentant mathématiquement au sein de la 105
Claudio Giorno interrogé in « L’urgence de ralentir».
12.
Erri de Luca, La parole contraire. Gallimard, Paris, 2015, p.39.
13.
14.
Ibid., p.19.
http://notav-savoie.over-blog. com/pages/150_raisons_contre_ le_Lyon_Turin_de_51_a_100_version_italienne-5531940.html
15.
Une manifestante contre le projet de liaison ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin embrasse un policier anti-émeutes samedi 16 novembre 2013 à Suse. [Marco Bertorello pour AFP]
16.
Kevin Sutton, op. cit. p. 182.
François Hollande, Président de la République, le 24 janvier 2015, lors du 32e Sommet franco-italien avec Matteo Renzi.
17.
http://www.elysee.fr/declarations/article/declaration-conjointe-a-la-presse-avec-matteo-renzi-president-du-conseil-italien-2/
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basse vallée, les opposants parlent formellement d’un projet imposé, pour lequel aucune véritable discussion démocratique n’a été menée. Ignorance réciproque ou incompréhension parallèle, l’un questionne des problématiques globales quand les autres portent les questions locales. Il semblerait néanmoins selon les No TAV que « le Lyon-Turin est un exemple de comment les institutions ne doivent pas communiquer avec le territoire. »16. D’autant plus que les paroles mêmes des dirigeants qui soutiennent le projet laissent peu entendre une quelconque prise en considération de la parole opposée : « Nous pouvons maintenant dire que le Lyon-Turin est non seulement acté, mais lancé. Sa réalisation prendra encore du temps, mais il n’y a plus aujourd’hui aucun frein, aucun obstacle pour aller vers la réalisation de cet ouvrage. »17. Pour certains militants, au-delà même d’être ignorée, elle est également accusée. Erri de Luca, personnalité italienne influente, apporte son soutien à la lutte depuis presque ses débuts, et n’a pas manqué d’en faire savoir les médias. La société franco-italienne TELT a engagé une action pénale contre lui pour « incitation au sabotage », au regard de propos qu’il aurait tenus dans une interview accordée au Huffington Post en date du 1er septembre 2013, par laquelle il exprimait son opinion quant au projet du Lyon-Turin. Sur le banc des accusés, l’écrivain, dramaturge, poète, traducteur italien, s’est expliqué dans un pamphlet adressé à ceux qui ont vu en lui un « danger » pour le TAV. Formulé telle une lettre ouverte manifeste à TELT, il y dénonce les risques toxiques liés au percement des roches et y prône son rôle en tant qu’écrivain : jouer de sa petite voix 106
publique, de transmettre une pensée construite, une parole, qu’elle qu’elle soit. Son titre, La parole contraire, n’en demeure pas moins saillant, tel l’écho des paroles d’opposition devenues nombreuses dans le val de Suse et ailleurs, qui affirment qu’ « on prétend écraser par la violence les raisons et les corps d’une petite vallée. »18. Pour contrebalancer ce type de discours, sans pour autant communiquer la parole contraire, le site web de TELT fait toutefois état d’un Observatoire de la concertation, conçu en 2006, à la suite des importantes oppositions locales. Dans l’intention d’associer les collectivités locales à l’élaboration du projet préliminaire, et de favoriser le dialogue et les échanges, l’Observatoire se pose comme une interface entre les opposants et la société. Dans le même registre, suite au Conseil d’administration tenu le 16 mars 2015 à Rome qui a engagé la première phase opérationnelle du Lyon-Turin, la société en charge a adressé « à toutes les parties qui s’opposent au Lyon-Turin un appel pour surmonter les conflits et pour ouvrir une nouvelle phase de dialogue », fondée sur « la reconnaissance des désaccords et leur légitimité lorsqu’ils s’expriment dans la légalité » ainsi que sur « une nouvelle phase de partage des impacts possibles sur l’emploi et sur le développement des territoires grâce à la réalisation de l’ouvrage »19. Enfin, TELT a mis en place en janvier 2015 un parcours de visite dans le chantier de la Maddalena, ouvert à tous les publics, néanmoins prioritairement destiné aux habitants du val. Le maître d’ouvrage de la section transfrontalière et du tunnel de base fait ainsi valoir des initiatives 107
18.
Erri de Luca, op. cit., p.20.
19.
TELT, Tunnel Euralpin Lyon Turin
www.tlf-sas.com, page consultée le 27 avril 2015
démocratiques dans le but d’organiser et de préparer les travaux futurs dans les meilleures conditions, et d’éviter toute contestation qui puisse porter préjudice au bon déroulement du chantier. Ce faisant, il tend à faire reculer la critique du « projet imposé ».
20.
Geneviève Azam, interrogée in « L’urgence de ralentir».
21. Luca Giunti, militant No TAV, interrogé in « L’urgence de ralentir».
Malgré ces efforts de communication probablement maladroits, mais surtout tardifs de la part de TELT, le mouvement No TAV défend, au-delà même d’une fracture certaine entre les citoyens et les institutions, une autre vision sociétale du progrès. Il voit à travers le Lyon-Turin, outre un investissement colossal à seul but lucratif, le modèle d’une société basée sur la colonisation et l’absorption du temps humain – dans toutes ses dimensions –, par le temps économique, qui est un temps vide, sans racines, sans société, sans histoire20, fonctionnant par le biais de circulations toujours plus rapides des capitaux et des marchandises. En somme, il y discerne l’obstination d’un modèle à bout de souffle, qui a dépassé le rythme à la mesure de l’homme : « Le TGV est le fruit d’un modèle de développement qui ne convient plus à notre monde. Nous sommes déjà lancés à grande vitesse vers un gouffre, et ce modèle de développement nous demande d’accèlérer encore plus vite vers ce gouffre. Il nous demande d’accélérer, alors que nous sommes en train de tomber. Si quelque chose doit accélérer, ce sont les idées, pas les personnes ou les marchandises. La modernité, ce n’est pas d’aller plus vite, c’est d’avancer avec plus de sagesse. » 21. La lutte No TAV se cristallise, non pas par l’occupation d’un lieu de pouvoir institutionnel – comme une mairie ou une assemblée –, mais par l’occupation
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de terrains en proie à des modifications infrastructurelles, véritables catalyseurs de pouvoir. Il potere è logistico. Blocchiamo tutto ! 22 Ce qui marque formellement leur action comme action politique23, ouverte à une bien plus grande échelle que celle de leur val : « Né qui né altrove », ni ici, ni ailleurs.
Le pouvoir est logisitique. Bloquons tout ! Turin, 28 janvier 2012.
22.
« Le grand mérite de la lutte contre le TAV en Italie est d’avoir saisi avec tant de netteté tout ce qu’il se jouait de politique dans un simple chantier public. ». Comité Invisible, À nos amis. La fabrique éditions, Paris, 2014, p.85.
23 .
4. « La force du collectif est d’apparaître au centre
d’une nébuleuse territoriale dans laquelle gravitent différents champs de protestation environnementaux, politiques comme sociaux.»24. Des manifestations aux graffiti, des rassemblements en tout genre aux drapeaux aux fenêtres des maisons, l’opposition tire sa force d’une capacité de mobilisation remarquable. De petits comités se sont par ailleurs formés, entraînés par la dynamique No TAV. Exemple parmi d’autres, Etinomia, groupe d’entrepreneurs, agriculteurs, commerçants, artisans et autres professionnels travaillant à la valorisation des richesses présentes dans le val, mais également à l’élaboration de nouveaux systèmes d’échanges et de partages entre valsusains. Cependant détachés du comité anti-LGV, ils tendent comme lui à produire et organiser des rencontres, pour ce qu’elles peuvent produire : un ensemble d’idées, une coordination, des échanges qui permettent de solidifier la vie du val. Un peu comme ces presidi qui ont fleuri un peu partout, d’Oulx à Turin, ces pôles d’échange, de diffusion des discours et des interprétations25 de chacun. À la fois centre de vigie et de coprésence, ces presidi sont les symboles évocateurs du rapport de la contestation au territoire : la revendication de sa possession. Le presidio proche du chantier peut 109
24.
Kevin Sutton, op. cit., p.181.
[Benjamin Larderet]
25.
Ibid., p.184.
Ci-après : Paulo, Emilio et Gianni devant le presidio au bord du chantier de la Maddalena, en avril 2015. [cliché personnel]
110
111
d’ailleurs prétendre à la (re)conquête du «non-lieu» qu’est ce chantier, puisqu’il y amène une véritable implication physique, empreinte de revendications et d’une maîtrise du terrain qu’elle défend. « Si vous avez la force, il nous reste le droit. » Victor Hugo, Cromwell
Dessin de Selçuk pour le Monde Diplomatique, comme illustration de l’article de Serge Quadruppani, Résistance dans la vallée.
26.
Comité Invisible, op. cit., p.189.
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Au-delà de la contestation, se forment quelques actions. Citons celle menée afin de ralentir le processus menant à la construction de la LGV, une arme juridique mise au point par les opposants : un terrain de mille cinq cents mètres carrés (1500m2) acheté par mille cinq cent personnes, autant de propriétaires et de propriétés auxquels le projet devra faire face juridiquement. De l’importance grandissante du mouvement ainsi que de l’opposition dans sa globalité s’est développée ce que l’on peut nommer une identité de val, un ensemble de liens forts retissés de villes en villages, de bourgs en hameaux. Des liens qui s’étaient perdus avec l’arrivée des infrastructures lourdes, relayant l’essence même de la basse vallée au second plan : celle de cultures voisines et de langages variés qui se mariaient entre eux pour en former sa singularité. C’est par cette petite forme de résistance locale, à travers la redécouverte et la réinvestissement, que les habitants lui redonnent ses dimensions, ses limites et son épaisseur. « C’est le combat lui-même qui, en reconfigurant la quotidienneté des territoires en lutte, crée la consistance du local, qui avant cela était parfaitement évanescent.»26. Autrement dit, ses richesses, ses possibilités et ce qu’ils peuvent en faire, ce que notent des opposants au TAV : « Le mouvement ne s’est pas contenté de défendre un « territoire » dans l’état dans lequel il se trouvait, mais l’a 112
habité dans l’optique de ce qu’il pouvait devenir… Il l’a fait exister, l’a construit, lui a donné une consistance »27. Une identité forte de nombreuses anecdotes, qui pour certaines peuvent faire sourire, du « shampooing de solidarité » lancé par un coiffeur de Bussoleno pour soutenir un collègue emprisonné, aux dames qui prient devant le grillage du chantier, en passant par des lectures devant l’enceinte des travaux de reconnaissance de la Maddalena de romanciers critiques (Erri De Luca, Wu Ming). L’opposition reflète une réelle volonté d’affranchissement de la valeur d’entre-deux du val, un véritable refus que le territoire subisse l’évolution qu’on lui impose, celle vers un territoire uniquement utile dans sa position géographique stratégique et qui usurpe son identité propre pour la modifier à ses fins. 5. La forte contestation du projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin n’est pas un cas isolé dans la multitude de grands projets infrastructurels mais est, a contrario, l’une des balises d’un système de lutte aujourd’hui mondialisé qui fonctionne à deux échelles enchevêtrées. Il est aujourd’hui devenu rare de voir émerger un projet d’aménagement du territoire sans contestations locales, structurées quasi inévitablement par des associations d’habitants. Ainsi, « depuis les années 1970- 1980, les réactions d’opposition à la localisation d’équipements dangereux ou générateurs de nuisances se sont diversifiées, intensifiées et structurées au point de devenir un problème capital pour la société.»28. Les aménageurs dénoncent 113
27.
Comité Invisible, op. cit., p.189.
Marche nocturne vers le chantier de la Maddalena le 19 juillet 2013. [cliché No TAV]
Nicolas Marchetti, Les conflits de localisation : le syndrome NIMBY, Rapport bourgogne, mai 2005, CIRANO.
28.
29. L’expression « Not In My BackYard » (pas dans mon arrière-cour) caractérise l’opposition de résidents à un projet local d’intérêt général dont ils considèrent qu’ils subiront des nuisances. Elle a été largement diffusée aux Etats-Unis grâce au travail de Mike Davis sur la ville de Los Angeles dans City of Quartz, Excavating the Future in Los Angeles.
Claudette Lafaye et Laurent Thevenot, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue française de sociologie, n°4, pp. 495-524 30.
Activistes parlant à des policiers, sur la ZAD de Notre-Dame-desLandes, en octobre 2012. [Benjamin Larderet]
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donc ces mouvements qualifiés de NIMBY29 « pour la revendication égoïste qui gît derrière la manifestation trompeuse d’une préoccupation en faveur de la qualité de l’environnement.»30.Cette apparente contradiction entre intérêt de voisinage et militantisme écologique révèle bien la complexité d’imbrication des échelles en jeu : l’échelle hyper locale de la défense d’un cadre de vie dans une perspective post-matérialiste, imbriquée dans celle, hyper globale, du rejet d’un système politique dominé par l’économie, et non plus par l’intérêt public et écologique. Si les oppositions ont, dans un premier temps, mobilisé les habitants du val de Suse dans la défense de leur cadre de vie, leur foncier et leur santé face à l’arrivée d’un TGV, nouvelle infrastructure de grande vitesse, la mobilisation a rapidement dépassé l’échelle restreinte des préoccupations intéressées pour remettre en question la viabilité même du projet dans un contexte conjoncturel européen beaucoup plus pesant. D’une contestation locale est née une contestation largement politisée, car portant sur des choix d’orientation pour la société et dépassant largement la seule échelle d’emprise du projet. Cette divergence idéologique aux fondements économiques soulève des problématiques qui ne sont pas spécifiques au val de Suse, mais observables dans la plupart des contestations des grands projets d’infrastructures. Plus que la mise en cause du seul projet d’infrastructure, c’est le rejet unanime d’un mode de gouvernance politique, considéré comme largement organisé autour d’intérêts économiques et financiers de grande échelle, profitant à quelques privilégiés. Ils combattent donc « ces grands projets 114
permett[ant] au capital prédateur d’augmenter sa domination sur la planète portant ainsi des atteinte irréversibles à l’environnement et au bien-être des peuples. »31. Plus intéressant encore est la faille, sans cesse grandissante et reproduite partout sur le globe, qui existe entre les pouvoirs publics et les citoyens. Ces mobilisations locales proviennent d’une méfiance du citoyen face à ce qu’il pense être les réelles motivations des élus qui reflèteraient en réalité des intérêts particuliers (économiques, éléctoralistes, de prestige) alors que les pouvoirs publics accusent les citoyens d’égoïsme et d’incivisme car, sous couvert de défendre l’intérêt général, ils ne défendraient que leur cadre de vie. Cette rupture de dialogue illustre la fracture démocratique et sociale dans laquelle nous subsistons. « En France, la démocratie se développe d’abord au même rythme que la crise de l’intérêt général. Le gouvernement peine à donner une légitimité à ses décisions. [...] Jusque-là, les décideurs bénéficiaient d’une position claire. Ils agissaient au nom de la nation et pouvaient appuyer leurs décisions sur l’intérêt général [...] Ils pouvaient ainsi imposer des décisions dont ils savaient le coût humain. Ce beau modèle s’est aujourd’hui effondré.»32. Ainsi, à l’échelle mondiale, s’observe non plus un simple élargissement de l’échelle d’action de la lutte mais bel et bien une mise en réseau des grandes contestations afin d’affronter, toujours plus efficacement, une gouvernance jugée éperdument néolibérale. Fédérer par un sentiment d’oppression caractérisé par la fracture démocratique, les opposants aux divers grands projets d’infrastructures se sont donc 115
Forum contre les grands projets inutiles et imposés, Charte de Tunis, le 29 mars 2013.
31.
http://www.reseau-ipam.org/spip.php?article3494, page consultée le 21 mars 2015.
Didier Lapeyronnie, préface de l’ouvrage : Rui Sandrine, La démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique. Armand Colin, Paris, 2004.
32.
33.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie : Tome 2. Mille plateaux. Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.91.
L’expression a été popularisée par le journaliste belge JeanClaude Defossé, notamment grâce à la publication de son ouvrage Le Petit Guide des grands travaux inutiles publié chez RTBE Edition, en 1990. 34.
35. Europe Écologie Les Verts, Parti de Gauche, Parti pour la décroissance.
Diane Robert, Les mouvements sociaux opposés aux grands projets inutiles et imposés, p.6.
36.
www. pcscp.org/IMG/pdf/mouvements_sociaux_anti_gpii.pdf
Ci-contre : les acteurs internationaux invités au forum des GPII tenu à Venaus, val de Suse, en août 2011. I | 3 Le temps de la controverse
constitués en un rhizome 33 de mouvements sociaux face à ce qu’ils qualifient de grands projets inutiles et imposés (GPII). L’expression fait référence aux grands travaux inutiles34 (GTI) qui désignait, dans le milieu des années 1980, des réalisations d’infrastructures qui se sont révélées, a posteriori, déficitaires économiquement et écologiquement nuisible. Au tournant des années 2010, la locution connaît un renouveau sémantique avec la renaissance largement et vivement contestée du projet d’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique, France). Les militants écologistes en ont fait le symbole de tous les projets jugés inutiles voir imposés, en France, en Europe et même à travers le monde. Les GPII portent en eux l’ADN d’un militantisme fort qui s’est, grâce à la mondialisation de ses luttes, diffusé médiatiquement et transparait dans le discours de certains partis politiques35. En s’alliant autour de la notion de GPII, ces mouvements sociaux ne cherchent donc pas seulement à déconstruire les projets qu’ils combattent mais également à lutter contre le consensus néolibéral régnant en s’inscrivant dans un réseau mondial. Il semble paradoxal qu’une telle force de lutte contre le néo-libéralisme se soit consolidée grâce à la mondialisation, processus apparemment libéral d’intégration des marchés, de libéralisation des échanges et de rapprochement des populations. Toutefois, les opposants au GPII revendiquent la création de « réseaux de mondialisation par le bas»36, dans lesquels les relations sont rhizoméliques, c’est-à-dire flexibles et basés sur la connexion et l’hétérogénéité car « n’importe quel point d’un rhizome peut être 116
Mayo Gazoduc
Stuttgart Gare NDDL Aéroport
Pula Gazoduc
Pays Basque LGV Florence LGV
Albruzzo Gazoduc
Barcelone LGV
200km
500km
37.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., p.324.
38. Forum contre les grands projets inutiles et imposés, Charte d’Hendaye, le 28 janvier 2010.
http://actifenbresse.free.fr/news/chartedhendaye.pdf. [consultée le 23 mars 2015}
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connecté à un autre, et doit l’être»37. À l’inverse de l’organisation verticale, binaire et hiérarchisée de l’arbre, le rhizome ne comporte pas d’origine ni de structure profonde et tend vers une horizontalité et la préservation de la diversité. Réinvestissant cette analogie botanique, les opposants aux GPII cherchent à multiplier les connexions entre, à la fois les éléments constitutifs des luttes et les luttes elles-mêmes afin d’entrer dans un processus d’échanges entre les mouvements et leurs sols, c’est-à-dire leur contexte. Cette coopération entre les mouvements se tisse principalement via internet, plateforme virtuelle qui facilite leur influence au-delà des projets d’aménagement. En effet, les opposant aux GPII défendent principalement une certaine vision sociétale, leur réseau ne peut donc se limite à ces seuls projets mais s’étend à d’autres combats comme la lutte contre les OGMs, les groupes antifascistes, la répression des migrants, la résistance zapatiste … Sur le terrain, les engagements militants s’unissent depuis 2010 autour de forums, adoptant un angle de réflexion particulier, sur les GPII dont la première édition du 28 janvier 2010 à Hendaye (France) a réuni des dizaines d’associations opposées à l’élaboration de lignes à grande vitesse en France, Italie et Espagne afin « d’unir [leurs] forces et mieux faire entendre [leurs] voix, les problématiques [étant] partout les mêmes »38. Ce premier grand forum a définitivement posé les bases d’un mouvement rhizoméliques. Puis, le 28 août 2011, plus d’une dizaine de mouvements d’opposition venus d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, d’Irlande et de France se sont rassemblés 118
à Venaus (Italie) afin de consolider le processus de mise en réseau et de coopération. Le troisième forum, portant sur le déficit de démocratie dans le processus décisionnel, a rassemblé plus de 8000 participants à Notre-Dame-des-Landes (France) du 07 au 11 juillet 2012. En mars 2013, les participants du forum européen contre les grands projets inutiles et imposés ont rédigé une charte, dite Charte de Tunis, afin de consolider les acquis de trois années de lutte diffuse. Un an plus tard, le forum s’est déroulé à Stuttgart (Allemagne) pour aborder la dimension spéculative de tels projets. Enfin, du 08 au 11 mai 2014, quelques 150 militants ont pris part au forum de Rosia Montana (Roumanie) durant lequel était abordé la question de la dette européenne face aux GPII. Le rhizome en devenir instaure donc une géographie complexe, multidimensionnel et dynamique des luttes. Ainsi, ces forums et les acteurs y participant offrent une photographie de ces connexions extraterritoriales. S’observe une densification importante du réseau en seulement quatre années et ce malgré sa centralisation en Europe occidentale. Les grands projets matérialisent, par l’architecture, l’urbanisme ou l’infrastructure, les logiques néolibérales qui les sous-tendent dans des lieux et des contextes précis. En miroir de ces projets se construisent des luttes concrètes et ancrées dans le territoire, utilisant les avantages de la mondialisation pour se constituer en rempart, édifiant une organisation et créant des espaces pour les relations sociales. Ainsi, les luttes contre ces grands projets s’intensifient dans l’enchevêtrement de la grande échelle du réseau mondialisé et de la petite échelle de l’occupa119
tion spatiale.
« Il est impossible que deux têtes humaines conçoivent le même sujet absolument de même manière. » Victor Hugo, Littérature et philosophie mêlées
Ci-contre : distorsions d’échelles, rencontres entre l’échelle extra-territoriale des mobilités et l’échelle locale.
6. Le val de Suse cristallise et territorialise donc aujourd’hui une tension nouvelle partagée entre deux visions sociétales se confrontant : l’inadéquation de la mobilité du big, par la logique du réseau avec la quotidienneté du small, marqué par la logique du territoire. Toutefois, il nous semble intéressant de réinterroger cette apparente confrontation car elle sous-tend, intrinsèquement, l’idée que les deux parties envisagent le même territoire, qu’elles parlent de la même entité géographique. Or, il n’en n’est rien, l’espace valléen subit une fatale désimprégnation réciproque du réseau et du territoire, créatrice de tensions. La logique du réseau, portée par les commanditaires du Lyon-Turin, envisage d’abord le territoire du val à grande échelle, avec un regard distant mais global, à l’image d’une vision satellite, pour ensuite considérer la petite échelle. A contrario, la logique du territoire, partagée par les habitants organisés du val, regarde en premier lieu ce territoire dans l’épaisseur de son quotidien, avec un regard interne mais ancré, à l’image d’une scène de vie, qui in fine, se connecte à un réseau d’opposition à grande échelle (GPII). Ne peuvent donc se confronter deux visions ne scrutant pas la même direction, le dessus, comme projection mentale construisant l’image d’un territoire global et le dedans, comme agrégat d’expériences quotidiennes façonnant un espace de l’intérieur.
Ci-après : l’entrée de la zone militarisée de la Maddalena, les espaces viticoles qui y sont enfermés, le chantier et les barbelés rasoirs qui l’encerclent. [clichés personnels]
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EXPLORATIONS NARRATIVES
Chapitre second
« L’avenir est notre enfant, formons-le » Victor Hugo.
La montagne en chantier - ou le temps des grands travaux -
Territoire valléen 2. À l’ouest, Suse. 3. À l’est, entre Vaie, Chiusa di San Michele et Condove.
1.
Les deux visions portées respectivement par TELT et le mouvement No TAV sur le territoire valléen ouvrent largement le champ prospectif. La ligne à grande vitesse rencontre, de plain-pied, le territoire en deux points, à l’ouest du val près de Suse et d’une zone logistique et de quelques hameaux et à l’est, dans un espace agricole au carrefour de trois villes. Ces deux espaces sont donc des zones de frottement de l’infrastructure avec le territoire qui spatialisent et symbolisent le croisement de ces deux visions. Ainsi, nous considérons qu’à l’image du chantier controversé de la Maddalena, la lutte se déplacera en miroir du chantier et se cristallisera, notamment, autour de ces deux lieux. Ce jeu d’acteurs et de visions en présence rend flou la définition d’un avenir linéaire ; ainsi, on ne peut 127
Ci-après : Les deux zones où la ligne TGV passera de plain-pied et viendra frotter avec le territoire. Le territoire de Suse, vu par TELT, à l’heure de la grande vitesse. Le territoire de Chiusa di San Michele, vu par TELT, à l’heure de la grande vitesse
1km
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parler d’un avenir mais de devenirs. Si l’architecture est un travail intrinsèqueemnt prospectif, il nous a paru primordial de nous en emparer pour raconter ces probables temporalités en explorant ici trois scénarios prospectifs, le temps des grands travaux, celui de la grande vitesse et celui de l’abandon du progrès. 1. Le chantier de reconnaissance de la Maddalena s’est terminé quelques années plus tôt. Les résultats obtenus ont été concluants et la construction de la future ligne grande vitesse reliant Lyon à Turin a débuté le 03 juin 2018, date de la mise en fonctionnement du tunnelier, véritable machine vivante étirant ses dents d’acier sur plus de cent trente mètres de long. Les médias tiennent le journal de bord du grand chantier et une grande partie le célèbre. « Le chantier avance à grands pas ! » ; « Lyon-Turin, un renouveau pour le val » ; « Le TAV est aux Alpes ce que l’Eurostar est à la Manche ». Suse, Coldimosso, Foresto, Vaie, Condove ou encore Chiusa di San Michele témoignent de quelques nouveaux hébergements, destinés aux travailleurs, tandis que d’autres villes plus proches de la capitale piémontaise, telles qu’Avigliana, Almese ou Rivoli, les accueillent dans leurs hôtels et pensions déjà présents. À l’instar de l’ancienne galerie de reconnaissance, les nouvelles zones des chantiers sont délimitées par des grillages, renforcés par des fils de fer barbelés rasoir. Les entrées dans les zones se font par des portails automatisés, surveillés et contrôlés par quelques gardes armés. Des hordes de policiers et de carabinieri sont II | 1 Le temps des grands travaux
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déployées sur l’ensemble des espaces en travaux. Ils guettent imperturbablement le moindre faux pas, la moindre tentative à l’encontre du bon déroulement des travaux. Dispersés stratégiquement, armes à la main, ils arpentent le terrain le long des barrières. Malgré tout, les No TAV n’ont pas abandonné leur lutte. D’une floraison de drapeaux sur les maisons et les portails, portant la signature du mouvement, aux presidi organisés à proximité des différentes zones de chantier, on chante, on discute, on explique, on échange. De nombreuses personnes se croisent. Si quelques courageux tiennent les sièges d’une journée à l’autre, certains ne font que passer, touristes comme valsusains, intrigués, concernés ou simplement intéressés par la dimension spectaculaire de la construction, et cette résistance zélée, animée par l’envie de convaincre. D’autres, sans être affiliés au mouvement, s’insurgent à leur manière contre l’arrivée du colosse. Graffiti, maximes, musique, chants. « Il potere è logistico. Blocchiamo tutto !1 ». Les cafés sont témoins de conversations engagées. « Les trains détruisent les montagnes et massacrent les rivières ». Le val, en certains lieux, résonne d’une animation sans précédent et s’élèvent, au loin, les couplets de chants sans cesse fredonnés depuis les prémices de la lutte « siamo i ribelli della montagna / viviam si stenti e di patimenti / ma quella legge che ci accompagne / sarà la fede dell’avvenir ». (Nous sommes les rebelles de la montagne / nous vivons de difficultés et de souffrances / mais cette justice qui nous accompagne / sera notre foi en l’avenir).
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Le pouvoir est logistique. Bloquons tout !
1.
Là où les machines grondent,le mouvement est ardent. 2. Les ouvriers s’affairent autour du tunnel de base, ressortant du versant sud, et de celui dell’Orsiera, situé sur le versant opposé, tandis que les excavatrices préparent le terrain entre les deux pour les futures voies ferrées et la gare internationale. L’ensemble résonne assidûment jour après jour, les déblais s’accumulent. On en profite pour créer les premiers terrassements qui accueilleront la gare, la protégeant ainsi des crues à risques de la Dora Riparia toute proche. Le chantier s’étend linéairement entre les deux flancs montagneux du val. Pour la majeure partie, il prend place au niveau d’un ancien réseau complexe d’échangeurs, auparavant lien entre l’autoroute A32 (Bardonèche-Turin) et les routes nationales et provinciales qui arpentent le val en passant par villes et villages, dont une partie a été réquisitionnée pour l’acheminement des camions sur le chantier ; ainsi que sur l’aire d’un ancien autoporto, un immense parking jadis réservé à l’accueil des camions de marchandises. C’est là que s’érigeront respectivement la Gare Internationale de Suse et une zone technique de maintien et de logistique, bordée d’une « vitrine agricole ». Le chantier de la gare, adossé au versant sud, est pris en sandwich entre la ligne ferroviaire historique et la Dora Riparia. Celui de la zone technique est, quant à lui, sur l’autre rive. Il borde la rivière et la longe sur plus de sept cent mètres, pour s’étendre en direction du flanc montagneux au sud jusqu’à la route déparII | 1 Le temps des grands travaux
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tementale 24. L’ensemble se déroule sur environ un kilomètre sept cent pour une superficie totale d’environ trente hectares. La zone du chantier s’est donc implantée dans un rempart qui sévit par un amas et une accumulation d’infrastructures diverses, développées le long de la rivière : l’autoroute sur pylônes, les voies ferrées et les routes nationales scindent l’espace. Au demeurant, de part et d’autre de ce rempart infrastructurel, des hameaux se sont développés en collier, le long de petites routes de dessertes construits plutôt loin des berges de la rivière, conditionnés par les risques de crues importantes. Bordée d’arbres qui la cachent, la Dora Riparia révèle une dimension toute autre du val : celle d’un territoire encore sauvage, qui aurait conservé son état d’origine, un espace déserté par l’homme. Le chantier de la future ligne vient à sa rencontre, là où l’autoroute A32 et le pont qui relie les deux routes nationales parallèles, la franchissent. De la rencontre de la rivière avec ces deux infrastructures, se forme une composition intriguante. Depuis les fenêtres des habitations à proximité du chantier, on peut voir les grillages habillés de barbelés. Les poussières se répandent un peu partout, et des montagnes de déblais se sont formées, bloquant l’horizon. En réalité, cet espace se trouve à quatre kilomètres du centre historique de Suse, et est quasiment inaccessible à pied. Seules deux routes permettent son accès. Le rempart infrastructurel s’est épaissi, le chantier l’a imperméabilisé. D’autant plus 137
Hameaux en colliers de part et d’autre du rempart d’infrastructures. En rouge, la zone de chantier.
isolées, les circulations locales se font difficilement. Les deux rives communiquent difficilement et les colliers de hameaux, au nord et au sud, voient leurs routes de desserte bloquées et contournées. Proche du hameau de San Giuliano aux portes du chantier, une parcelle agricole qu’un habitant, Candido, a cédé aux opposants, est investie au fil des jours. Se construisent de petites cahutes, faites de rondins de bois et de matériaux récupérés pour certaines, avec de simples bâches pour d’autres. On y retrouve les anciens de la Maddalena, ils viennent en fourgonnettes pour la plupart, le mardi et le jeudi généralement. Ils déploient une table pliante, plantent quelques drapeaux bien connus dans la région, déballent leurs antipasti, un peu de pain et de vin et déjeunent en discutant bruyamment, à l’italienne. De part et d’autre des barbelés, on s’examine. Si ces repas sont plutôt fraternels, les protagonistes n’en n’oublient cependant pas leur raison d’être ici. Stratégiquement installés sur l’interface entre l’entrée du chantier et le chemin menant au hameau, ils filtrent les entrées, notent les allées et venues des ouvriers et tentent de perturber le bon déroulement de ces flux pendulaires. Le vendredi soir, l’ambiance autour du chantier est tout autre. Les ouvriers désertent vers dix-sept heures et, même si les carabinieri s’adonnent à leurs sempiternelles rondes, le chantier ensommeillé semble être donné aux habitants. La nuit, plus de grillages visibles, juste les silhouettes des quelques pelles hydrauliques et autres niveleuses qui témoignent du destin futur de ce morceau du val ; c’est alors généralement là, aux portes du chantier, que se réunissent une petite cinquantaine, II | 1 Le temps des grands travaux
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parfois plusieurs centaines en été, d’habitants et de curieux venus apprécier l’arrivée du week-end. On y joue de la guitare, y échange un verre à la main et l’on danse effrénément, avec l’évidence que « le rassemblement fait la force ». Cette volupté de la lutte a même perduré, l’après-midi du samedi 23 février 2019, lendemain de la publication de l’arrêté n°1327-652 N5 ordonnant l’expropriation de plusieurs demeures en vu des travaux d’accessibilité à la gare internationale. Plusieurs dizaines de milliers de manifestants, habitants, ZADistes se sont réunis sous les couleurs du mouvement No TAV pour crier leur refus net de ce grand projet. Mieux organisée et moins conflictuelle que sa précédente, la manifestation s’est déroulée sans trop de débordements. Chez les No TAV, on ne comptabilise que cinq blessés et aucune garde-à-vue, chose devenue rare, et du côté des forces de l’ordre, seuls quelques jets de pierre et slogans hostiles les ont apparemment atteints. Mais le plus marquant dans cette journée aura bel et bien été la venue inopinée du président directeur général de TELT, Dario Lo Bosco, qui a repris les rennes de la société après la défection du très décrié Hubert de Mesnil en 2017. Accueilli dans un brouhaha de sifflements et d’invectives, le dirigeant du groupe a entamé son premier discours face au vrai visage de l’opposition, cette foule bigarrée et compacte encerclant le chantier. « Je suis venu faire un pas vers vous, engager le dialogue ». Dans la foule, on ne comprend ni où il veut en venir, ni cette rhétorique trop politique, cette langue de bois diront certains. « Médiation », « espace donné aux habitants », « liens », rien de très concret, 139
mais dans la foule comprend que TELT s’engage fermement dans projet de médiation détaché de la gare et tout contexte extra-territorial, un espace ancré. Quelques heures après son discours et la dispersion de la foule au rythme de la lumière rougeoyante, les birrerie bourdonnent jusqu’à Bussoleno. Si certains martèlent qu’il était temps que le dialogue s’ouvre enfin, d’autres campent sur leurs positions, « c’est des foutaises tout ça, comme d’habitude ».
Les trois villes de Condove (au Nord), Vaie (à l’Ouest) et Chiusa di San Michele (à l’Est) séparées par un amas d’infrastructures (autoroute, voie ferrée existante, Doire et routes nationales sur chaque rive) en fond de val, à laquelle viendra s’ajouter la LGV Lyon-Turin (en pointillés).
On observe deux points de frottement entre la grande et la petite échelle : à sa sortie du tunnel dell’Orsiera avec la route à flanc de montagne entre Vaie et Chiusa ; entre Condove et Chiusa, avec la gare et la route transversale.
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3. La construction de la ligne se trouve dans l’un des lieux les plus étroits du val. S’y trouvent les trois villes de Vaie, Chiusa di San Michele et Condove, historiquement liées, qui confondues, abritent plus de huit mille habitants et s’étendent chacune en moyenne sur quatre-vingt neuf hectares. À leur carrefour, elles sont séparées par une condensation d’infrastructures (autoroute, voie ferrée, deux routes nationales) et la rivière, la Dora Riparia. Les routes nationales, organisées selon les infrastructures plus lourdes, marquent les limites de chaque ville, créant un entre-deux large, dénué d’habitations, qu’il est possible de franchir uniquement par une liaison routière transversale, entre Condove au nord, et Chiusa au sud. Chacune possède sa zone industrielle : métallurgie à Condove (qui possède par ailleurs une carrière de gneiss, roche cousine du granite), automobile à Chiusa, sidérurgie à Vaie. C’est l’espace agraire en perdition, également pâturages à la belle saison, entre Chiusa et Vaie – toutes deux au sud –, qui accueille le chantier 140
s’étendant sur un peu moins de deux kilomètres, de la sortie du tunnel dell’Orsiera à côté de Vaie jusqu’à l’ancienne gare Condove-Chiusa di San Michele. Le chantier ne se trouve qu’à une petite centaine de mètres des habitations de la ville de Vaie. Il vient se lier à la barrière infrastructurelle, et par sa présence coupe un lien physique qui était encore persistant entre Vaie et Chiusa, via une petite route qui bordait le flan montagneux, mais également un lien économique fort entres les fermes, leurs pâturages, les estives des plateaux montagneux et les espaces de distribution, au cœur des villes - notamment pour la ferme de Vaie qui y fait paître ses vaches et vend ses productions au village et au-delà. Quelques bâtiments, espaces agricoles, pâturages et bosquets ont été supprimés. « Cet endroit qui était si calme avant est devenu l’un des lieux les plus bruyants du val. Je regrette cette tranquilité…m’enfin, on ne peut rien contre le progrès, hein ? En même temps, vous savez, voir ces machines qui ressemblent un peu à des monstres pour certaines, creuser et remblayer toute la journée mécaniquement sous les ordres d’hommes qui paraissent minuscules à côté, ça a quelque chose de surréaliste! Et puis, j’ai remarqué depuis quelques mois, une part des déblais est récupérée par des gens. On dirait qu’ils les utilisent pour construire quelque chose, mais je sais pas trop ce que c’est…». Cette grande ferme de Vaie, l’Azienda Bergero Aldo, toute proche du chantier, a organisé son propre presidio entre ses deux immenses granges. On y voit de grandes tables, entre quelques tracteurs. Des ballots de paille servent de bancs. Le petit marché d’autre141
fois s’est grandement développé : la ferme y vend maintenant directement ses productions de lait et de fromages. On ne saurait parler de foule, néanmoins une présence animée se fait clairement ressentir. Un système d’éclairage a été mis en place ; de simples loupiotes se succèdent sous les gouttières des deux bâtisses, et scintillent timidement le soir venu. L’association Etinomia y tient séance les mercredis soir, y sont invités économistes, avocats et juristes qui viennent en aide aux habitants dépossédés de leurs terres, leur fournissant de précieux conseils pour faire face à tout ce fatras administratif. Aussi, depuis peu, on entend dire que les maires des trois villes souhaitent réunir leurs citoyens pour engager un projet d’un nouveau genre…
Ci-contre : un presidio cabane aux abords de la zone militarisée à Suse.
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Dans l’un des arbres, le plus robuste d’un bosquet qui longe le chantier, on aperçoit une minuscule cabane, faite de frêles poteaux et poutres en bois, à laquelle on accède par une modeste échelle. Le phare des opposants s’élève chétivement face aux barbelés du chantier mais offre néanmoins une vue directe sur le chantier, un point de vigie si cher aux militants de ce nouveau presidio.
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La consécration de l’infrastructure - ou le temps de la grande vitesse -
Territoire valléen 2. À l’ouest, Suse. 3. À l’est, entre Vaie, Chiusa di San Michele et Condove.
1.
1. Les premiers trains ont passé. Les premières marchandises ont transité. Les premiers passagers ont voyagé. Désormais, on n’emprunte plus les routes d’autrefois. La nouvelle ligne a provoqué la création de nombreux détours routiers. Il y a dans l’atmosphère comme un sentiment d’une lutte assoupie, d’une contestation qui n’a pas vu ses revendications être entendues. L’infrastructure est née, mais la lutte n’est pas morte. Certes, on observe encore les reliquats de l’ancienne opposition au TAV sur les maisons qui bordent la nouvelle infrastructure. La plupart des drapeaux ont été enlevés, ceux qui restent sont noircis par le temps. Quelques affiches « No TAV ! » déchirées et ramollies par la pluie et l’âge subsistent dans les rues des villes. 145
Toutefois, la lutte engourdie se meut encore derrière les murs de fortune des presidi valsusains. On peut toujours assister à quelques rassemblements enjoués, dans lesquels on prépare l’écriture d’un long manifeste, d’un long témoignage de ces quarante années de contestation, depuis le germe du projet jusqu’à sa construction. Certains y voient le point final d’un aveu d’échec quand d’autres y devinent les moyens de tourner la page pour inscrire un nouvel avenir 2. La gare internationale est inaugurée en grandes pompes le 28 septembre 2046 en présence des présidents français, Éric Andrieu et italien Matteo Orfini ainsi que le président de la commission européenne Diederik Samson. Un imperméable cordon policier est déployé tout autour de la zone afin d’étouffer toutes tentatives de l’opposition, elles resteront vaines. Le bruit de la révolte est habilement masqué par les feux d’artifices tirés depuis le toit panoramique de la gare, offrant une perspective colorée sur cette longue trainée ferroviaire s’évanouissant dans une montagne rouge, violette ou verte. L’immense origami de métal s’élève à quelques vingt mètres de haut, surplombe la nouvelle ligne et longe la linea storica toujours en service. Comme depuis sa conception, les habitants les plus proches râlent contre cette gare, un mur, disent-ils, qui se trouve désormais face à eux, alors que quelques années plus tôt, la montagne composait le tableau qu’ils voyaient depuis leurs fenêtres. Les journaux locaux II | 2 Le temps de la grande vitesse
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reprennent l’image de ce mur, production matérielle et symbole d’une fracture démocratique. Désormais, il s’agit de la construction d’un architecte japonais au caractère résolument insulaire, par laquelle transitent ponctuellement trains de voyageurs, trains de marchandises, voitures et navettes. Il paraît qu’il y a un café et une petite salle de cinéma, mais ils n’y sont pas encore allés : « Il va nous falloir du temps pour nous habituer à cette présence, à l’accepter, vous savez. On n’en a jamais voulu de cette gare, nous. Le progrès, d’accord, mais un progrès respectueux. Avant, avec l’autoporto, ça ne posait pas de problème. On avait l’impression d’être chez nous, on voyait nos montagnes, le paysage, quoi. On entendait l’autoroute et les camions, certes, mais il y avait encore comme une harmonie, bien que bitumée. C’est triste, vous savez… Maintenant on a l’impression d’être mis de côté, parce qu’on n’est pas nombreux, que quelques résidents qui n’apportons rien de spécial. Mais on vit là, nous, on vit là, tout de même !» . La ligne qui file d’un versant à l’autre décompose le paysage. De part et d’autre, on semble voir des entités ignorées, ayant pour seul mérite d’avoir existé avant la ligne TGV. Le système de villages en réseau en est grandement affaibli. Un bout de hameau parci, un morceau de champs par-là, et la Dora Riparia, morcelée par tant de franchissements intempestifs, en a presque perdu son caractère central. Elle n’est plus qu’un vulgaire filet d’eau au milieu d’un enchevêtrement d’infrastructures.
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La place et la mesure du corps sont largement amputées par le règne de la mobilité rapide et directe, d’un point à un autre. Malgré l’échec cuisant du mouvement d’opposition à l’ouverture de la gare internationale de Suse, la parcelle agricole offerte par Candido aux résistants il y plus de trente ans, est toujours une plateforme de résistance active, bien que repensée. Tout comme la structure édifiée par TELT, autrefois prise d’assaut par les opposants et désormais intégrée dans le quotidien du voisinage qui en transforme, peu à peu la supposée neutralité. Ces espaces du val ont été les réceptacles de toute la tension et si certains opposants se résignent à baisser les bras et voit en cette défaite la mort d’une vallée fertile devenue arrière-pays décimé par la grand vitesse, d’autres, plus optimistes, y entrevoient les opportunités d’un renouveau territorial. « Cette lutte, malgré son issu tragique, à eu la vertu de tous nous rassembler en faisant renaitre, en chacun de nous, une véritable identité de val, un sentiment d’appartenance fort. Transformons cette riche matière, semons aujourd’hui les opportunités de demain et redonnons à cette terre fertile sa noblesse d’antan » scande Lorenzo Capitoli, le président de la toute jeune association Coltiviamo il nostro orto (cultivons notre jardin), qui cherche à redonner une substance économique au territoire grâce aux acteurs locaux en présence. 3. La ville de Vaie voit maintenant sortir ou entrer dans le tunnel dell’Orsiera presque chaque heure un train. Les caténaires s’élèvent au-dessus de la tranchée, et rappellent immuablement la nouvelle préII | 2 Le temps de la grande vitesse
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sence triomphante. Le long des voies, le vide a été fait. La petite route le long du flan montagneux, qui reliait Vaie à Chiusa di San Michele, est fatalement rompue. Désormais, il faut prendre la voie principale au nord, qui longe la Dora Riparia et l’autoroute. Les prés sont difficiles d’accès, et la plupart d’entre eux a été redécoupée par le tracé trop franc des voies ferrées. L’ancienne petite gare de Condove-Chiusa di San Michele a été détruite, comme plusieurs autres bâtisses abandonnées du même périmètre. Cependant, le tableau est plus réjouissant qu’à Suse, si on entend au loin le train passer, « on l’oubli vite finalement, ça devient une petite musique, et puis voilà. » L’opposition s’est donc attachée, bien plus tôt qu’à Suse, à transposer une partie de son action au service de l’avenir de son territoire en cherchant à redynamiser son économie locale. Initiée par Eleonora Ponte dans les années deux mille, sa jeune fille, Clarissa a repris les rennes de l’association Etinomia qui possède désormais des branches dans de nombreuses régions d’Italie. Le projet des trois communes a réunit bon nombre de jeunes qui se sont donnés pour leur territoire.
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La désertation du progrès - ou le temps de la renonciation -
Territoire valléen 2. À l’ouest, Suse. 3. À l’est, entre Vaie, Chiusa di San Michele et Condove.
1.
1. À l’image de la fulgurante percée de Podemos en Espagne, Syriza en Grèce dans les années deux mille ou celle un peu plus tardive du Bloco de Esquerda au Portugal, les élections italiennes de 2032 ont maintenant la gauche socialiste au pouvoir. Mais son premier ministre, Roberto Speranza, a nommé la radicale de gauche Flavia d’Angeli au ministère de la justice, marquant ainsi un véritable tournant dans le dessein politique italien. L’affectation de la jeune politicienne issue du mouvement Sinitra Critica a jeté un coup de projecteur sur l’issue du sempiternel procès d’Erri de Luca, institué neuf années auparavant. Le feu étouffé des soutiens locaux et internationaux a peu à peu repris corps, affaiblissant ainsi l’hégémonie du pouvoir de TELT et réinterrogeant le bien fondé du projet. Conjointement, l’Union Européenne est ressortie affaiblie de cette période post-Juncker : le Conservative Party 151
britannique a irrévocablement amorcé la sortie du Royaume-Uni de l’Union quand la Grèce y a été contrainte, suivie par la Slovénie et la Bulgarie. Face au problème toujours plus structurel de l’immigration libyenne corrélé aux dépenses colossales engendrées par le démantèlement de l’État Islamique, acclamé en 2029, les capacités de financement de l’Union ont été sensiblement réduites, et les priorités remaniées. Ainsi, dans une déclaration en date du 17 novembre 2037, le président de la commission européenne Diederik Samson a déclaré que « l’Union n’était plus en capacités d’assumer le financement de ses grands projets RTE-T et notamment celui du Lyon-Turin », la part du financement par l’Europe passe donc de 40 à 12 %. La France et l’Italie, inquiétées par ce nouveau tournant, repris par l’intensification des mouvements d’opposition, décident, le 07 mars 2038, d’arrêter le chantier de construction de la liaison ferroviaire Lyon-Turin. La joie inonde littéralement la vallée. Après plus de quarante-sept années de lutte acharnée, opposants, édiles locaux, habitants, et même, chose étonnante, quelques ouvriers, célèbrent cette annonce sous le regard rosse des carabineri venus défendre une dernière fois cette forteresse de grillages et de béton bientôt redonnée au peuple. On assiste, cet orageux soir du sept mars, au plus grand rassemblement jamais connu dans le val, quelques cent cinquante mille personnes entonnent les chants bien connus des anciennes républiques partisanes italiennes. « non è troppo presto !» (c’est pas trop tôt !) titre le quotidien local ValSusa quand II | 3 Le temps de la renonciation
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d’autres, plus réservés, s’interrogent sur la véracité de ce triomphe « est-ce réellement une victoire décrochée par le mouvement insurrectionnel ou, plus prosaïquement, les effets d’un effondrement de l’économie globale ?» ose La Padania, journal de la ligue du Nord. De Notre-Dame-des-Landes à Hasankeyf, Vinaros et au delà, on célèbre la victoire des mouvements citoyens sur le grand capital. Ils accueillent la nouvelle comme un véritable changement, le triomphe de la démocratie et du peuple sur le diktat de la finance et des hauts dirigeants. L’espoir renait chez tous les insurgés et même si certains restent méfiants, n’y croient toujours pas, ou « attendent de voir ». 2. Dès l’annonce de l’arrêt du chantier, le philosophe Gianni Vattimok, accompagné de l’écrivain Erri de Luca, tout deux fervents opposants au TAV, se réunissent autour des vestiges de la gare internationale, ressemblant bien plus aux montagnes rocailleuses des Agriates corses qu’à l’origami de métal. Encore cerclé de hauts barbelés, tous deux entreprennent, à l’aide de grands sécateurs, leur démentellement. Sous les regards interdits des forces de l’ordre qui n’y peuvent plus rien, les habitants se joignent au mouvement de libération de ce morceau de territoire arraché aux locaux. En filigrane, transparaissent les images quelque peu sur-jouées de la chute du mur de Berlin, amorcée quarante années plus tôt, c’est-àdire aux balbutiements de la lutte contre la grande vitesse en val de Suse. Concordance des temps.
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Au lendemain de ces scènes de liesse, il reste à Suse une grande saignée de terre brune traversant le val de part et d’autre, sorte de grande terrasse molle entourée de hautes masses argentées, legs minéraux du saccage d’une montagne ; ainsi que l’impériale structure de médiation édifiée pat TELT. Seul témoin ancré de cette lutte gagnée, elle est investie par les voisins, et bien plus loin. De bavardages en capuccini, on réfléchit collectivement à son devenir. Certains aiment l’idée d’une ruine contemporaine se délitant au fur et à mesure des du temps fuyant, supérieur à la grande vitesse. D’autres aimeraient y retrouver l’esprit du lieu, fédérateur et central, investi depuis trente ans. On parle de « vrais bâtiments », de « projets utiles » pour un val qui se relève tout juste.
3. Aux abords de la ferme, on fête bien sûr le succès, il y a du monde jusqu’aux clapiers à lapins et les six cochons grillés n’auront pas rassasié la foule. Enzo Merini, maire de Vaie, se félicite de l’issue du chantier mais surtout du projet mené avec ses deux autres confrères de Condove et Chiusa di San Michele, épaulés par la ferveur des habitants. « La dynamique est lancée, il ne reste qu’à la faire prospérer en y intégrant les derniers déblais et la tranchée ». Lucia et Basilio, deux jeunes de Condove, ont activement contribué aux chantiers participatifs lancés par les communes et profitent de la venue des trois édiles à Vaie pour proposer d’étendre l’initiative à tout le val, cherchant ainsi à réaccélérer le local, légitimer sa quotidienneté et développer sa propre économie, celle qui a finalement vaincu le monstre de fer. II | 3 Le temps de la renonciation
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Espaces politiques, quelle place pour l’architecte ? - ou le temps des postures -
Architecture, espace et politique. 2. Parti-pris 3. Intentions. 4. Enjeux.
1.
1. Dans ce contexte au devenir flou, construit par le fait politique et ses représentants – pouvoirs décisionnels et opposants directement concernés –, l’espace occupe manifestement une place prépondérante en devenant celui que l’on défend – zone de chantier militarisée – ou celui qu’on cherche à investir – presidio, espace de résistance en miroir du chantier. L’architecture si elle n’est pas intrinsèquement politique, représente cependant une dimension physique de celle-ci, matérialise ses ambitions. Les presidi, aux architectures volontairement vernaculaires de petites cahutes, stands ou encore cabanes dans les arbres en deviennent l’allégorie: ils sont la dimension physique de la parole contraire. Ils représentent l’opposition tangible face à la nouvelle infrastructure, et ce qu’ils incarnent devient presque immanents aux terrains qu’ils occupent. Leur force ne réside pas tant dans leur emprise physique mais 157
dans leur leur position géographique, leur force de symbole tout en portant la voix des constructeurs. Le presidio de la Maddalena, établi juste derrière les barbelés de la zone militarisée existe moins pour son espace utile que pour son symbole, sa présence et sa relative immuabilité – construits avec les matériaux in situ, leurs inscription dans le paysage se pose en miroir des grands travaux infrastructurels aux éléments ex situ. En affirmant leur présence matérielle par ces dispositifs architecturaux qu’ils disséminent dans tout l’espace valsusain, les opposants revendiquent leur territoire, la légitimité de leur lutte et leurs idéaux face aux dessins sociétaux contraires des partisans de la grande vitesse. 2. Partis de ces tensions politiques et de ces visions
parallèles, portées sur un même territoire observé différemment, nous avons souhaité, par ce diplôme, questionner le rôle de l’architecte et sa légitimité à agir au sein d’une conjoncture indéterminée. Bien qu’architecture et politique soient éminemment liées, notre travail se nourrit du fait politique, l’utilise pour fabriquer le projet, sans pour autant faire de la politique. Est-il pertinent d’apporter une réponse architecturale en faisant intervenir le champ de l’architecture ? Existe t-il, d’ailleurs, une réponse à la confrontation idéologique ? Tout au long de l’élaboration de ce diplôme nous nous sommes beaucoup interrogés sur la bonne réponse à apporter, sachant que celle-ci, si elle était unique, serait nécessairement partiale et lacuneuse. Or, dans un contexte de confrontation aussi claire-
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ment partagé entre deux idéaux, l’architecte qui s’y intéresse est sûrement attendu sur sa position. Pourtant, il ne doit pas nécessairement prendre le parti de l’un des deux camps, en proposant d’imposer ou de déconstruire, au risque de caricaturer les positions de chacun. En effet, il ne peut exister une réponse unique d’architecte car il n’existe pas une seule posture d’architecte valable et parce que les visions parallèles à l’œuvre font émaner plusieurs commanditaires potentiels, donc plusieurs réponses. Ainsi, il nous a semblé pertinent de questionner et d’envisager plusieurs postures d’architectes et donc de travailler à partir de différents commanditaires afin de révéler, encore mieux, le caractère éminemment politique de l’acte architectural, a fortiori dans ce contexte. Nous engageons donc notre projet de diplôme à travers deux postures d’architectes incarnées par deux commanditaires au sein de deux lieux de projets distincts qui, séparément, répondent à des enjeux plutôt locaux, mais par leur complémentarité et leur confrontation révèlent l’impossibilité de la juste action et la complexité d’un territoire politique en mutation. 3. Ces deux territoires de projet correspondent aux deux lieux de rencontre de la ligne à grande vitesse - majoritairement en tunnel - avec le territoire valsusain. Très différents, bien qu’inscrits dans la même conjoncture, ces deux territoires en mutation n’envisagent pas les bouleversements de l’arrivée de la grande vitesse de la même manière. D’une part, l’arrivée de la grande vitesse à Suse a été pensée de 159
plain-pied et traversant le rempart d’infrastructures aux limites duquel persistent quelques hameaux presque insulaires. Ainsi, la ligne, avec sa gare internationale et les transformations qu’elle engendrera, boulversera radicalement ce nœud. À l’image de l’actuel chantier de la Maddalena, la lutte menée par les No-TAV se propagera forcement jusqu’au cœur de ce nœud, symbole des mobilités extra-territoriales, et amplifiera ce grand chambardement. D’autre part, l’inscription du projet Lyon-Turin entre les communes de Vaie-Chiusa-Condove est plus discrète et arbore un caractère moins polémique puisque moins problématique. En effet, elle sortira du tunnel dell’Osiera en tranchée pour disparaître, en traversant des pâturages et des terres agraires, sous la linea storica, quelques centaines de mètres plus loin. Malgré une modification inévitable du parcellaire et une expropriation d’une part des terres cultivables ou terres d’élevage, l’impact de la ligne est tout de même moins créatrice de grands changements, contrairement à l’actuelle l’autoroute, bien qu’elle coupe néanmoins certains éleveurs et agriculteurs de leurs terres tout en sectionnant la logique de mobilité de versant à versant, empruntée par les marcheurs de la grande randonnée, allant de la Sacra di San Michele à l’autre versant du val, où perdurent de petits villages montagnards. Si la lutte sera moins forte, une réorganisation de la vie paysanne cherchant à minimiser l’impact de la ligne est cependant necessaire et revêt donc une sorte d’acte politique. Les temps distendus – l’hyper-vitesse et le temps long de changement –, et l’avenir incertain – la possible complétude de la LGV comme son arrêt proII | 4 Le temps des postures
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bable pour des raisons financiers ou fruit de la lutte des opposants- en action dans la vallée confèrent au facteur temps une épaisseur lâche. Cette prospective temporelle est, elle aussi, instrumentalisée par chaque protagoniste pour envisager le devenir du territoire à l’aune de leurs visions respectives. L’architecture est alors inévitablement porteuse de cette prospective ; la production d’une architecture est, d’ordinaire, le symbole de sa vision du devenir. TELT, entrevoyant naturellement l’arrivée de la grande vitesse en val de Suse, réfléchit aujourd’hui à tempérer les opposants et cherche les moyens d’une médiation1. Si le processus de concertation est déjà à l’œuvre dans la partie française du projet, en vallée de la Maurienne, grâce à un espace de communication et de concertation, il ne peut-être prosaïquement reproduit dans le val de Suse où la lutte y est nettement plus ardente. Pourtant, le retour à un dialogue démocratique, même s’il n’est qu’une façade car relevant de la mesure compensatoire, est nécessaire à TELT pour parachever son infrastructure tunnelière et ferroviaire. Cette commande émanant de la société en charge du projet, ne peut se localiser qu’au point de tension le plus crucial du val, à l’emplacement de la future gare internationale de Suse et à l’embouchure du tunnel transfrontalier de base. Conscient de l’impossible neutralité, le commanditaire cherche néanmoins une illusion ou un véritable retour au dialogue démocratique en envisageant un espace à s’approprier et à investir, sorte de vide démocratique. L’identité résolument infrastructurelle du lieu doit être incarnée par cette nouvelle architecture qui sert 161
1.
TELT, Tunnel Euralpin Lyon Turin
www.tlf-sas.com, page consultée le 27 avril 2015
également des ambitions de traversées des voies rapides afin de pallier à la fracture apportée par la grande vitesse et qui handicape les liens entre hameaux. Si nous trouvons intéressant de répondre à la commande de TELT pour tenter la convergence, l’idée de notre projet de diplôme n’est pas de simplement faire le lieu de médiation, car il serait vain et produirait l’inverse de son ambition. Il s’agit d’interroger la commande en y répondant, tout en entrevoyant et agissant sur les devenirs d’un tel lieu, qui ne pourra jamais être un seul lieu de médiation mais revêtira nécessairement les traits d’une anti-pacification. Il devient alors inéluctable d’interroger le devenir d’une architecture à l’aune des trois destins possibles du lieu, le temps des grands travaux et le temps probable de la grande vitesse ou celui de la renonciation. A contrario, le deuxième territoire de projet, entre les trois villes de Vaie, Condove et Chiusa di San Michele possède un caractère beaucoup plus agricole et pastoral et l’arrivée de la grande vitesse cristallise moins de tensions qu’à l’ouest bien qu’un presidio marque le territoire des opposants. Si le commanditaire ne peut-être la société en charge des travaux, les trois villes, subissant le chantier et handicapées dans leur économie agricole et pastorale par le temps long des travaux – puis pour la transhumance et les randonneurs désireux de rejoindre les deux versants par la fracture de la grande vitesse –, cherchent à minimiser l’impact de la future ligne dans la quotidienneté des déplacements. Il ne s’agit pourtant pas pour les commanditaires d’un projet de controverse cherchant à ignorer l’arrivée d’une II | 4 Le temps des postures
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telle infrastructure mais plutôt d’utiliser l’économie du chantier pour fabriquer un nouveau paysage utile. C’est-à-dire, souligner un parcours pédestre et animal perpendiculaire au rempart d’infrastructure tout en utilisant les legs comme moteur d’un autre, devenant de son exact transversalité. Contrairement au projet mené par TELT, l’incertitude en l’avenir ne bouleverse pas réellement le projet et son dessein mais l’accompagne dans la construction de son processus. Ainsi, le projet des trois communes se construit en miroir du chantier grâce à la matière qu’il génère. L’épaisseur du temps est alors inhérente au projet qui lui-même devient l’écho d’un changement territorial. 4. Dans un contexte global d’arrivée de la grande vitesse dans un territoire majoritairement contestataire, il est intéressant d’envisager la dialectique portée par ces deux positions. Si la réponse de TELT à l’ouest du val répond à l’échelle infrastructurelle du lieu, cela s’exprime par le processus top-down de la fabrication du projet. Cette approche descendante s’explique par le caractère exogène de l’infrastructure ferroviaire, duquel ne peut naître qu’un projet posé au sol, sorte de centralité qui se connecte peu à peu aux réalités alentours. Le projet des trois communes, inscrit à l’échelle plus corporelle et paysanne, adopte une approche beaucoup plus ascendante puisqu’il émane de processus de mobilités historiques qu’il s’agit d’actualiser en les faisant émaner, à nouveau, du sol valsusain pour ensuite les amener vers la centralité du talweg. La dialectique des deux projets met inévitablement en exergue les enjeux politiques portés par l’archi163
tecture, et cette confrontation des positions nous amène à mieux comprendre l’impossibilité de la neutralité et l’inexistence de la réponse. Enfin, cette relation de complémentarité et leur relatif antagonisme reflètent également un enjeu primordial dans la conception contemporaine de l’architecture, l’avenir d’un objet pensé maintenant, de sa conception à sa réception. Le territoire, soumis à des pressions de vitesse et de performance qui dilatent le temps et l’espace, intègre difficilement l’imbrication, subtile parfois, de l’hyper-traversé congestionné et l’hyper-local enclavé, de l’échelle qui emporte et de celle qui contient. L’intensification de ce mécanisme incompossible, soulignée par l’affirmation de deux visions parallèles, redessinent le val comme espace dilaté entre l’ouverture et l’obstruction ; des réseaux face au territoire, ou du territoire face aux réseaux.
Ci-après: Croquis de Suse , espace à l’échelle de l’infrastructure puis croquis de Chiusa, espace à l’échelle paysanne.
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Face à cette impossible conjugaison, l’architecte, à travers une commande nécessairement politisée, questionne, en la critiquant ou l’acquiesçant, le devenir du territoire et donc sa propre vision d’un devenir. Ainsi, par sa posture et son rapport à la commande, il trace lui aussi une vision pour le territoire, d’ouverture plus que d’obstruction, d’accélération - locale ou globale - plus que de ralentissement, de progrès plus que de léthargie.
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Nous profitons de ces quelques lignes pour remercier les personnes qui ont contribué à faire évoluer ce travail de mémoire, de près ou de loin, et plus particulièrement ; À Sabine Chardonnet Darmaillacq, Philippe Simon et Can Onaner pour leur investissement, leur justesse et leur soutien tout au long de cette année ; À Andrea Zonato et Eleonora Girodo, pour leurs connaissances fines du territoire, leur amour pour celui-ci, et leur gentillesse ; À Emilio, Gianni et Paulo, pour nous avoir escorté sur le chantier de la Maddalena, avoir salué tout sourire les carabinieri, et surtout pour leur intégrité ; À toutes les personnes rencontrées lors de nos voyages, Eleonora Ponte, Roberta et Giovanni, Sandro Plano, Andrea Archinà, Federico, les inconnus du café, sans oublier l’équipe des archives d’état de Turin et les bibliothécaires de Politecnico di Torino ; À Guillaume Lom Puech, pour son indéfectible soutien, son aide précieuse et sa sympathie ; À Lisa, Marguerite, Pauline, Juliette, Zoé, Marie, Louise, Pierre-Blaise, Cynthia, et autres compères de PFE, pour leur bonne humeur et leur esprit de groupe.
Horizons bibliographiques et référentiels
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