SUPRAVISIBLE, INVISIBLE DUBAÏ, VILLE-MONDE Corentin Gallard École nationale supérieure d’Architecture Paris-Malaquais Direction de recherche: Jac Fol et Yann Rocher
Remerciements
Je profite de ces quelques lignes pour remercier les personnes qui ont contribué à enrichir et faire évoluer ce travail de mémoire, plus particulièrement ; À Jac Fol et Yann Rocher leurs directives précieuses, leur investissement et leur justesse. À toutes les personnes qui ont considérablement nourri ce travail grâce à leur expertise. Philippe O u d a r d p o ur s o n r e g a r d d i s t a n t et p e r t i n e n t , Sophie Corbillé pour son aide méthodologique, sa clairvoyance et son expérience d’enseignante à la Sorbonne Abu-Dhabi. Ainsi que Matilde Gattoni pour son superbe travail photographique mais également pour son expérience fine du territoire. À de l’Institut du Monde Arabe et ses bibliothécaires si passionnants. Enfin, merci également à Pauline Silvestre pour avoir suivi de si prêt mon travail. À Maguerite Wable et Lisa Poletti-Clavet pour leur relecture attentive et éclairée, à Marie Vallette qui m’a grandement aidé à réaliser la maquette graphique de ce travail et Milena Bleibtreu, Mathieu Gallard et Guillaume Lom Puech avec qui j’ai pu avoir des échanges si captivants.
SOMMAIRE
Introduction 1/ Supravisibilité,un mécanisme de diffusion mondiale.
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A/ Atteindre le ciel : Burj Khalifa
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B/ Devenir le monde : The World
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C/ Eriger son message
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2/ Invisibilité, un mécanisme de contrôle et s’effacement.
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A/ Patrimonialiser pour destituer : Bastakiy’ya
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B/ Eloigner pour faire disparaître : les camps de travailleurs
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C/ Contrôler l’accès à la ville
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Conclusion
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Bibliographie
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INTRODUCTION
Visiter Dubaï a été pour moi une expérience urbaine et sensorielle à la fois fascinante, répulsive et d’admiration. Je m’y suis rendu en décembre 2012 avec famille pour rejoindre mon père qui y a vécu deux années. Ainsi, grâce à son expérience critique de la ville, il a pu nous la faire découvrir tout en atténuant notre regard subjugué. J’ai pu comprendre cette frénésie architecturale par le nombre exponentiel de chantiers en cours. J’ai pu me rendre compte du gigantisme de l’infrastructure viaire en roulant sur des autoroutes urbaines à sept voies. J’ai pu juger de la déconnexion entre l’architecture et son territoire en montant au sommet de Burj Khalifa tellement cette hauteur magistrale efface sa relation au sol. J’ai pu apprécier le cosmopolitisme paradoxal (?) des femmes en burqa déjeunant au MacDonald’s. J’ai pu considérer l’immensité de la ville dans la ville dans la ville (...) en me rendant au Dubai Knowledge Village, une enclave exonérée de taxes et remplie de 400 institutions scolaires, soit 17 universités presque toutes étrangères. De plus, les discussions que j’ai eues la chance 9
de partager avec des expatriés (un architecte, un enseignant /philosophe notamment) ont déplacé mon regard de la grande fascination et du rejet inexpliqué, à la critique construite. J’ai alors arpenté la même ville et ses mêmes phénomènes observés mais cette fois sous l’angle de la mise en scène de l’espace urbain et de la vie citadine. J’ai commencé à entrevoir les contours d’une ségrégation ethnique et a fortiori sociale où chaque population correspond à un corps de métier (les philippins sont serveurs, les indo-pakistanais sont ouvriers du bâtiment ou chauffeurs de taxi, les malaisiens travaillent dans les salons de manucures, les libanais et iraniens tiennent des commerces quand les occidentaux occupent des postes à hautes responsabilités). Au cœur de la vie urbaine, ces populations ne semblent être assignées qu’au travail et peu d’entre elles ont le rôle, apparemment réservé aux occidentaux, de promeneur dans cette vaste scène qu’est Dubaï. Ainsi, et sans pour autant y avoir été directement confronté mais plutôt en collectant des indices, il m’a semblé deviner les coulisses de cette scène en observant des va-et-vient de bus transportant uniquement des indo-pakistanais en tenue de travail loin du centre ville. À la suite de ce voyage, j’ai commencé à rassembler mon expérience personnelle afin d’esquisser des hypothèses sur la réalité de Dubaï. L’élément le plus significatif à Dubaï a été pour m oi s on arc hite c ture et ur banis me, s entiment apparemment par l’esprit collectif occidental au vu des premières images dif fusées par Google Images lors de la recherche «Dubaï». Comme l’illustre parfaitement la mosaïque, l’architecture de Dubaï est très formelle en ce qu’elle 10
Capture d’écran. Google Images 2014
évoque explicitement un objet du réel (voile de bateau, croissant de lune, palmier) transposé assez prosaïquement en architecture. Les bâtiments proposés semblent alors valoir pour eux-mêmes et par eux-mêmes, en exprimant ce qui les rend uniques plus que leur rapport à la ville ou au contexte. D’ailleurs, ces photographies montrant des ensembles urbains nient totalement la ville en rendant abstrait le sol soit par des nuages (alors qu’ils sont extrêmement rares dans cette région du monde) soit par une prise de vue nocturne, soit encore par une prise de vue très à distance. L’architecture spectaculaire dubaïote semble moins servir des ambitions urbaines qu’un désir de visibilité. Cette volonté d’être vu et reconnu du monde passe par la recherche constante de la performance et de l’innovation dans bien des domaines afin d’être le premier et être mis en lumière plus longtemps. La capture d’écran montre bien que sur le plan architectural la seconde ville des Émirats Arabes Unis cherche le plus grand, le plus haut, le plus spectaculaire, le plus visible. Derrière cette quête, la ville poursuit un but qu’elle réalise un peu plus chaque jour : entrer dans le cercle fermé des villes mondialisées/mondialisantes. Elle s’efforce alors à prouver au monde qu’elle en fait partie et qu’elle en est même l’un des moteurs innovant et puissant. Fort de mes réflexions, j’ai émis l’hypothèse que cette ville des Émirats Arabes Unis ne serait pas simplement dans une recherche de visibilité, que j’ai défini comme étant un processus par lequel on
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représente et on donne à voir ses atouts réels, mais dans un processus de supra-visibilité, lequel n’est pas simplement caractérisé par la représentation via la réalité physique mais par un déploiement de sens qui sur-interprètent la réalité. Ainsi, le réel est substitué aux représentations de celui-ci. Aussi, cet exercice de la sur-interprétation par le sens n’est pas sans répercussion. Afin que Dubaï érige cette lourde et puissante façade de sens dirigée au monde, elle a dû composer avec les externalités négatives émanantes, c’est-à-dire construire, derrière, en coulisse de solides contreforts capables de la porter. Le choix de Dubaï semble s’être porter sur une stratégie de mise en invisibilité de ces effets. La population indo-pakistanaise, numériquement majoritaire dans le pays mais sans citoyenneté est au cœur de ce mécanisme de mise en invisibilité. Eux seuls, par leurs positions d’ouvriers non-qualifiés expatriés, permettent de maintenir le dessein de Dubaï. Ce sont donc les invisibles qui, paradoxalement, érigeraient le supra-visible. Ces deux hypothèses d’une stratégie de supra-visibilité soutenue par une mise en invisibilité des acteurs la construisant sont le point de départ de ce travail de recherche. Je cherche ici à vérifier, d’une manière que j’espère scientifique et avec l’appui de spécialistes de Dubaï, d’intellectuels contemporains et de documents d’étude, mes intuitions de voyageur construites avec mon regard occidental d’étudiant en architecture. Dès le Ve siècle, le petit port de Debaï s’ancra dans le Golfe Persique en se spécialisant, en plus de la pêche traditionnelle et de la construction de bateaux,
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dans la perle. Cette région fut sans doute la plus ancienne voie maritime de commerce du monde car dès le IVe siècle avant Jésus-Christ elle aurait été un espace d’échanges maritimes entre les civilisations de basse Mésopotamie et les civilisations d’Indus (actuel Pakistan)1. Suite à la découverte de la rotondité de la Terre par Copernic, Kepler et Galilée, “le temps du monde fini commence. 2 ” Une forme de mondialisation se mit alors en place afin de découvrir et conquérir la Terre. Par ces Grandes Découvertes, la région du Golfe devint alors une zone de litiges et de combats pour les grands empires européens quand les Portugais, suivis des Anglais débarquèrent dans l’espoir de contrôler cette partie du territoire alors nommée l’Oman Historique. Moins pour occuper et s’établir sur le territoire, ces combats portaient plutôt sur le contrôle de la région comme point névralgique du commerce d’épices, très prisées en Europe. Les Portugais ont donc été les premiers à coloniser la région de 1500 à 1750 afin de maîtriser la route des épices étendue entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Ce véritable carrefour attirait alors, dès le XVIIIe siècle, les populations avoisinantes séduites par la prospérité induite du commerce florissant. Elles constituent aujourd’hui le noyau fort de la diversité
1 André Bourgey, «L’histoire des Émirats arabes du Golfe». Hérodote, 2009, n°133, p. 93. 2 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Gallimard, Paris, 1988.
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Deira dans les annĂŠes 1950. Yasser Elsheshtawy
Deira dans les annĂŠes 1950. Gulf News Archives
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ethnique caractéristique de Dubaï 3. L’Empire Britannique, alors conduit par la reine Victoria, désireux d’étendre son contrôle sur le monde s’intéressa au Golfe dans le but de dominer la route des Indes très fréquentée par la puissante Compagnie des Indes orientales et trop souvent victime de piraterie, notamment localisée dans la région des actuels Émirats Arabes Unis qui portait alors le nom de «Côte des Pirates». La puissante tribu des Qawasim (venue de Perse), propriétaire d’un demi-millier de bateaux était perçue comme une sérieuse menace pour l’entreprise britannique. Afin asseoir sa puissance, la tribu avait d’ailleurs contracté une alliance avec les Wahabi (région de l’actuelle Mecque) dès 1795. En 1805 puis 1819, les Britanniques s’imposèrent dans la région à la suite d’importants combats (à Ras Al-Khaimah en 1805 puis dans le détroit d’Ormuz en 1819). Ils étendirent petit à petit leur domination à l’ensemble de l’Oman Historique sans occuper le territoire d’un seul tenant mais en contractant des traités avec chaque Cheik à la fois 4. En 1820 est signé un traité par le Cheikh d’Abu Dhabi, suivi de quasiment tous les autres chefs de tribu de la région, relatif à la reconnaissance de la légitimité britannique sur le territoire de la tribu.
3 Salem Al-Jabir Al-Sabah, Les Émirats du Golfe : Histoire d’un peuple, Fayard, Paris, 1980. 4 Jean-Christophe Victor, Le dessous des cartes: Dubaï, une ville mondialisée, diffusée le 25 avril 2007 à 19h30, Arte.
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Dubaï en 1973. Google Earth 2014
Dubaï en 1990. Google Earth 2014
Dubaï en 2000. Google Earth 2014
Dubaï en 2003. Google Earth 2014
Dubaï en 2007. Google Earth 2014
Dubaï à l’horizon 2025 selon le plan d’urbanisme. Google Earth 2014
L’emprise britannique, imposant la paix régionale par leur présence, offrait au port de pêche de Dubaï la possibilité de se développer. En effet, les liens forts avec les Indes, induisant un commerce avec l’Europe, favorisèrent l’essor de Dubaï notamment en mettant en place des infrastructures liées à la réexportation des biens indiens et l’exportation de la perle. La prospérité économique acquise par la pêche de perle et l’activité d’export valorisa un urbanisme grandissant et une poussée démographique. En 1870, l’instabilité politique de la Perse renforça l’importance du port de Dubaï et des côtes jusqu’en Oman, il devint alors l’un des centres majeurs du commerce moyen-oriental. La situation iranienne qui s’aggrava en 1902 avec une importante augmentation des ta xes entreprise par le Shah, provoqua un afflux massif de population (majoritairement des commerçants persans de Lingeh) vers Dubaï, suivi par de nombreux commerçants arabes dont la famille Owais, importants négociants en perle quittant Sharjah (à quelques kilomètres à l’Ouest) pour Dubaï. L’Émir offrait à chaque famille un terrain à bâtir pour s’établir dans la ville. Ainsi le village quadrupla quasiment sa population au court du XIXe siècle créant une activité mercantile inhérente à la ville par le biais de souks. Mais les immigrés ne venaient pas seulement de Perse, les conditions de vie privilégiées à Dubaï ont favorisées la venue de pêcheurs du Bahreïn puis dans les années 1930, les Pakistanais, Iraniens, Afghans et Indiens ont nourri cette phase migratoire. Ces populations occupaient alors des postes sousqualifiés de porteurs, une hiérarchie socio-ethnique s’est assez rapidement mise en place. Jusqu’alors l’implication britannique était moindre,
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l e s au to r i té s a n g l a i s e s s o u te n a i e n t c e r e l at i f développement urbain surtout dans une ambition de contrôle et de maintien territorial afin de conserver une alternative maritime et terrestre à la route reliant l’Inde et la Grande-Bretagne. Aussi, suite à la découverte de puits de pétrole à Abadan en Iran en 1922 ils passèrent un accord avec les Cheikhs les autorisant à diriger et exploiter les puits hypothétiquement découverts à Dubaï. Au sortir de la première guerre mondiale, l’influence britannique déclina peu à peu mais le pouvoir du Cheikh Rachid Al-Maktoum permit à la ville de se lancer dans une série de projets visant à moderniser la ville: mise en place de l’électricité dans la ville en 1961 et dragage de la crique afin d’améliorer les infrastructures portuaires attenantes. Pariant ainsi sur le commerce, le Cheikh, lui-même grand commerçant dubaïote, ne prélevait qu’une faible taxe à l’importation de façon à imposer Dubaï comme port de commerce au profit des ports voisins dont les réglementations commerciales et la bureaucratie étaient onéreuses 5. En 1966, du pétrole fut finalement découvert et les firmes britanniques exploitantes firent appel à de la main-d’œuvre indienne et pakistanaise à faible coût. Ainsi, en 1968, près d’un habitant de la ville sur deux était un immigré économique. Cela a eu une influence culturelle importante et a conduit la population locale à une construction identitaire arabe et Émirati fondée sur le rejet de l’autre, et la peur de la menace immigrée.
5 André Bourgey, op. cit., p. 97.
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Bien c onscient que c et te ressourc e précieuse était finalement peu abondante aux environs de la ville, l’Émirat anticipa dès lors la période postpétrole en lançant un programme d’infrastructures commerciales permettant à Dubaï de continuer à s’ouvrir aux échanges mondiaux: une cale sèche pour les supertankers 6 afin de permettre à tous les navires du Golfe de s’approvisionner en carburant, un complexe portuaire en eau profonde creusé dans le sable des littoraux qui facilite l’accès à l’industrie lourde -Dubal, production d’aluminium; Dugaz, gaz naturel liquéfié; une usine de dessalement d’eau de mer; une centrale thermique; une usine d’engrais...), une gigantesque zone franche affectée au stockage et à la réexpédition des marchandises internationales ; affirmant ainsi le caractère éminemment commercial de Dubaï. Le contex te international de décolonisation, ne s’enclencha, dans la région, qu’à partir de la fin des années 1960 de façon assez pacifique car aucune revendication nationaliste, aucune guerre civile, ne furent à l’origine du processus. Les Britanniques se retirèrent et confièrent le pouvoir aux tribus traditionnellement représentatives. Le 1er décembre 1971, la Grande-Bretagne cessa son protectorat et libéra les États de la Trêve, le lendemain, La Fédération des Émirats Arabes Unis naquit et regroupa six émirats, puis sept l’année suivante. Chaque Emirat est dirigé par un émir dont le pouvoir est héréditaire et absolu, un conseil suprême chapeaute ces émirats et s’occupe des affaires de politiques extérieures, de
6 Navire-citerne permettant le transport maritime de pétrole.
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défense et d’enseignement. Les Anglais n’ayant aucunement cherché à développer le pays au-delà de leurs propres intérêts économiques (apport de l’électricité, découverte et exploitation du pétrole, renforcement des infrastructures d’export) lors de son protectorat, il a été impératif pour les Émirats Arabes Unis récents de se moderniser car la plupart de ses habitants étaient très pauvres et vivaient selon des modes de vie traditionnels. Dès la fin des années 60, c’est-à-dire lors du retrait progressif du protectorat britannique, l’exploitation du pétrole provoqua une croissance économique fulgurante dans le pays (90% de la production de pétrole provenait de l’Emirat d’Abu Dhabi, 6% de celui de Dubaï). A cette croissance économique correspond une forte évolution démographique corrélée à une expansion urbaine importante. A l’aube de l’indépendance des Émirats Arabes Unis, Mark Harris, architecte londonien, fut appelé par le Cheikh Rashid bin Saeed Al-Maktoum afin d’organiser ce boom urbain à l’aide d’un Master Plan. La ville étant assez primitive, c’est-à-dire sans route pavée, sans réseau viaire structuré, sans eau courante, Harris proposa dans un premier temps de donner à la ville l’essentiel : une carte, des routes, une stratégie d’expansion urbaine et un centre moderne7. Mais la croissance accélérée grâce au pétrole laissait toutefois entrevoir une fin proche au vu des maigres
7 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009.
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ressources pétrolières possédées. Dubaï entra alors vite dans une stratégie de diversification économique basée sur les profits alternatifs (réactivation de la stratégie de réexportation conduite par le passé, investissements immobiliers, tourisme...). Aussi, au Master Plan de Harris s’ajouta une dimension plus infrastructurelle et architecturale. Il fut décidé dans les années 1970 de creuser un tunnel sous la Crique, d’ériger deux nouveaux ponts (Maktoum et Garhoud), de moderniser radicalement le complexe portuaire en place tout en proposant une série de landmarks notoire ponctuant la ville comme le Dubai World Trade Center, bâtiment de quarante étages qui resta pendant vingt années le plus haut bâtiment du monde arabe. Placé le long du nouvel axe de développement urbain Sheikh Zayed Road traversant Dubaï d’Ouest en Est, cet édifice indiquait le nouveau centre de la ville. Tous ces grands projets, témoignages de l’essor de Dubaï et de son entrée soudaine dans la modernité, furent conçus à la fois comme accumulation des ressources du pétrole que comme objets de revenus massifs. Aujourd’hui et encore plus depuis la crise financière que la ville a subi en 2009, Dubaï conserve cette même stratégie d’expansion économique grâce à la diversification de ses ressources et cherche à consolider les secteurs du commerce international, du transport aérien, du tourisme, du commerce de détail, de l’accueil d’investissements étrangers, des activités financières et industrielles (grâce au faible coût de l’énergie et de la main-d’œuvre) ; elle tend ainsi à devenir une interface commerciale et touristique entre l’Asie et l’Europe en se plaçant comme grand hub international.
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Si Dubaï, forte de sa position géographique et sa politique stratégique a toujours su être un carrefour d’échanges, elle adopte et entretient, avec l’avènement de la mondialisation du XXe siècle, un rôle déterminant dans les échanges transnationaux et mondiaux. Elle stimule sans cesse sa façade au monde dans l’espoir de devenir ou légitimer sa qualité de ville-monde de demain. Cela signifie qu’elle doit être une ville référence, ouverte et placée au cœur des réseaux mondiaux. Elle cherche donc, aujourd’hui plus que jamais, à obtenir une place de choix dans cet espace planétaire mondialisé moins dans un simple rôle de passeur qu’en devenant un véritable centre décisionnel mondial, où comme aurait dit Olivier Dollfus, une partie de l’archipel mégalopolitain mondial 8. Bien que cette aspiration prenne parfois les traits d’un néolibéralisme effréné, il me semble important de différencier la mondialisation comme production d’un nouvel espace d’échanges et l’une de ses traductions contemporaines, le néolibéralisme. Trop souvent imbriquées et difficilement dissociables, les deux notions prises ensemble empêchent de parfois de bien comprendre ce qu’est Dubaï. Il faudra donc entre le terme de mondialisation comme l’environnement de tous les espaces, pouvant être compris comme un “meta-espace, c’est-à-dire un espace unique qui englobe tous les autres.9” Chaque sous-espace local pour s’ouvrir à l’espace-monde doit
8 Olivier Dollfus, La Mondialisation, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2007. 9 Ibid.
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donc passer de la logique de territoire à la logique de réseau. Il n’y a alors plus que des flux captés puis renvoyés par des infrastructures elles-mêmes mondialisées et donc appartenant plus au monde qu’à leur localité. Les différences que sous-tendent ces notions de mondialisation et de néolibéralisme se cristallisent aussi dans leurs effets. La mondialisation a moins pour effet la destruction ou l’uniformisation sur les lieux, elle inhibe ou active plutôt les potentialités présentes. Dans ce contexte contemporain, les villes émergentes aux capacités économiques importantes entrent de plus en plus en concurrence, établissant une corrélation directe entre le succès économique d’une ville et son rapport à la mondialisation10. Dubaï, en quête constante d’une place au monde s’est développée sur les notions de spectacle et de supravisibilité, cristallisées par la façade flamboyante qu’elle dresse au monde comme message de son désir. Ainsi, ce que j’ai observé à Dubaï lors de mon séjour est, en somme, le fruit de sa mondialisation qui, à la fois comme concordance historique et comme accélération de production pétrolière, immobilière et financière, engendre une double réalité apparemment paradoxale mais qui, dans une tension précaire, lui donnent son existence. Ce spectacle, tourné bien plus sur le monde pour y devenir centre que vers la ville elle-même, est produit par une population dominante numériquement mais qui est exclue de celui-ci. Les ouvriers indiens é r i g e n t l e s r e m p a r t s d e l e ur p r o p r e év i c t i o n.
10 Jennifer Robinson, “Global and World cities. A view from off the map”, International Journal of Urban and Regional Research, 2002.
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Comment la ville a su jouer de la mondialisation pour à la fois se créer une image brillante tout en masquant les méfaits qui lui sont inhérents ? Dans quelles mesures Dubaï contrôle son image en utilisant des mécanismes proposant de dissimuler un pan majoritaire de la population tout en ne surexposant que les externalités positives qu’elle a elle-même érigées ? Si la ville crée tacitement une tension précaire entre ce qu’elle raconte et ce qu’elle étouffe, dans quelle mesure peut-on affirmer qu’elle manque cruellement de réalité en se réfugiant tant dans cette mise en scène et ses coulisses ? Aujourd’hui la cité-État semble incarner la figure emblématique et avant-gardiste de la modernité (au sens premier du terme) mondialisée, qu’il en soit fait l’éloge ou la critique. Elle est donc la ville de demain plus que celle d’aujourd’hui. Etudier ce qu’elle est et les stratégies qu’elle met en place permet donc, plus généralement, de comprendre vers quoi le monde d’aujourd’hui tend, pour ainsi en tirer le meilleur, transcender ses limites et bouleverser ses malfaçons. Dans une première partie, j’expliquerai le concept de supra-visibilité en l’illustrant par deux exemples symptomatiques de cette ambition mondialisante. Puis, à travers deux processus t ype, je met trai en lumière les mécanismes de mise en invisibilité instaurés par la ville afin de masquer les inévitables répercussions néfastes susceptibles de détériorer l’entreprise titanesque de Dubaï comme façade éblouissant le monde.
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1/ SUPRAVISIBILITÉ, UN MÉCANISME DE DIFFUSION MONDIALE.
Dubaï a toujours été une ville du grand commerce, ouverte au monde et se construisant comme carrefour important. Seconde ville des Émirats Arabes Unis, Dubaï cherche la concordance des temps afin de pérenniser et développer son rôle historique mondial dans un contexte contemporain prégnant. C’est-à-dire devenir un pôle attractif dans un contexte aujourd’hui imprégné par le marché global, le libre échange et l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la c ommuni c at i o n 1 ; q ui a p p ell ent à un e m i s e en concurrence des villes entre elles. Autrefois naturellement hiérarchisées par la distance et le temps, ces barrières définissant et spécialisant les villes disparaissent de plus en plus rapidement 2. Ainsi, grâce à la dynastie régnante des AlMaktoum, la ville a amorcé cette transition dès les années soixante-dix en menant une politique de modernisation passant par un plan d’aménagement
1 Olivier Dollfus, La Mondialisation, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2007. 2 Ibid.
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urbain 3 et l’installation de grandes infrastructures ; lui permet tant de devenir un référent régional. Puis à l’aube du XXIe siècle, Dubaï est entré dans une stratégie que j’ai qualifiée de supravisibilité se manifestant par la production de bâtiments iconiques aux per formances esthétiques, structurelles ou fonctionnelles encore jamais égalées. Ces mégaprojets, par leur superlativité, se diffusent au monde via les médias et le tourisme, propageant alors leur message et façonnant donc l’image de Dubaï comme ville mondiale 4. L’architecture et l’urbanisme sont devenus des outils prépondérants dans c et te entreprise de supravisibilité car ils sont la manifestation même, l’image palpable de ces ambitions. “L’architecture est, dans ce contexte, d’une grande importance car elle donne l’apparence d’une ville mondiale. 5 ” Dubaï a engagé la plupar t de ces méga-projets urbains et architecturaux grâce à l’appui de deux holdings contrôlées par le gouvernement : Dubai Wo r l d et D u b a i H o l d i n g, c h a c un e r e g r o u p a n t respectivement cent cinq et cinquante-six entreprises, permettant de financer et de réaliser de tels projets. J’illustrerais cette stratégie, utilisée par Dubaï pour
3 Plan d ‘urbanisme mené par John Harris puis son fils Mark Harris après sa mort. 4 “Sans Burj Dubaï [sic], The Palm ou The World, franchement, qui parlerait de Dubaï aujourd’hui ? Il ne s’agit pas simplement de projets extravagants à prendre isolement. Tous ensemble, ils contribuent à construire une marque” Roula Khalaf et William Wallis. “Emirate rebrands itself as a global melting pot”. Financial Times, 2005. (traduction Corentin Gallard) 5 Yasser Elsheshtawy. Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009, p.12.
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se placer sur l’échiquier mondial, par deux exemples : Burj Khalifa, la plus haute construction au monde, symbole de pouvoir, de suprématie et de verticalité ; et The World, un ensemble d’îles artificielles formant un planisphère, étendue horizontale et allégorie du désir de Dubaï “d’être le monde”. Puis j’évoquerais la manière dont la ville érige son image en se construisant obsessivement autour du signe et du spectacle.
A/ Atteindre le ciel : Burj Khalifa Au début des années 2000, Dubaï développe de nombreuses infrastructures d’échanges (troisième restructuration du por t, agrandissement de l’aéroport principal, développement conséquent du réseau viaire) et une politique éc onomique et législative lui permet tant plus que jamais de devenir une ville au cœur des réseaux mondiaux. Pour incarner cette réalité et la faire prospérer, Dubaï doit rendre compte de cela aux yeux du monde. Se met alors en place la stratégie de la supravisibilité : utiliser l’architecture et l’urbanisme non plus seulement comme des outils de fabrication des villes mais pour leur puissance esthétique et leur capacité sémiologique, c’est-à-dire comme vecteurs, par leur visibilité, d’un message. Ainsi, en 2003, la ville de Dubaï se lançait dans une entre p r is e t it anes que : c ons tr uire la B ur j K halifa , le p lus haut é difi c e jamais c on ç u, un record de 828 mètres à ce jour encore inégalé.
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La mise en avant d’une telle performance montre l’importance octroyée à la hauteur d’un édifice qui historiquement est l’écho d’une domination par le pouvoir, principalement religieuse dans un premier temps. Les premiers bâtiments imposants étaient surement les ziggourats de Mésopotamie qui se posaient comme lien entre la terre et le ciel. Cela s’est ensuite beaucoup développé dans la religion chrétienne avec l’érection d’églises structurellement complexes et hautes ; tandis que l’Islam ne considérait, à l’origine, pas la taille d’un édifice religieux comme une expression du pouvoir. Mais à la suite d’échanges culturels à l’échelle planétaire l’architecture musulmane s’est peu à peu glorifiée en admettant la hauteur comme symbole de visibilité religieuse. L’architecte Mimar Sinan a fit édifier la Mosquée Bleue à Istanbul afin de surpasser la hauteur de sa voisine, la basilique Sainte-Sophie. Ce n’est alors qu’à partir du XIXe siècle que les gratteciel émergèrent comme symbole architectural du capitalisme américain. La hauteur, toujours utilisée comme instrument de pouvoir est au service, cette fois, d’un concept économique et politique permettant de glorifier une nouvelle civilisation et sa croyance en le capitalisme ; favorisant l’établissement d’un “style américain”. Durant le siècle suivant, le gratte-ciel resta majoritairement américain pour s’introduire, petit à petit, dans la culture asiatique. La Chine, souhaitant également briller aux yeux du monde en tant que pouvoir économique émergent, transforma Shanghai en centre économique et financier et y construisit de nombreux gratte-ciel 6 . Ce phénomène, en plus de
6 Clarisse Didelon, “Une course vers le ciel. Mondialisation et diffusion spatio-temporelle des gratte-ciel”, Mappemonde, 2010, n°99. Ci-contre: vue de la Burj Khalifa. Burjkhalifa.ae
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s’intensifier en Asie, s’étend aujourd’hui à d’autres puissances émergentes à l’instar des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Qatar, Koweït) en ne devenant plus simplement une démonstration de pouvoir mais en fabriquant l’image de celui-ci cristallisant alors la puissance d’un pays. Le site du Burj Khalifa était, à l’époque, un terrain démilitarisé aux marges de l’aire urbaine dubaïote. Les promoteurs du projet sont Emaar Properties7 et la conception architecturale, incluant également un travail d’architecture intérieure pour créer une œuvre totale, a été confié à l’agence Skidmore, Owings and Merril (SOM) basée à Chicago, USA. Selon le site officiel de la tour 8 , le projet serait une harmonieuse synthèse de l’histoire et de la culture des pays du Golfe cristallisées dans une tour dont la base rappelle une fleur à six pétales. Le processus de conception permet de mieux comprendre ces références historico- culturelles. L’agence SOM proposa au commencement un édifice évoquant un bruleur à encens arabe. Jugée trop naïve, l’agence a alors re-proposé une architecture similaire en utilisant un plan de base un peu différent évoquant une fleur du désert. Cette hymenocallis a ainsi suffit a justifier la forme entière du bâtiment et sa contextualisation culturelle 9 alors que ce concept esthétique a été ajouté après le dessin général de la tour. Les questions formelles alors rapidement tranchées et sommairement
7 L’une des deux grandes sociétés immobilière de Dubaï, majoritairement financée et administrée par le gouvernement. 8 http://www.burjkhalifa.ae (consulté le 16/06/2014). 9 Ibid.
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motivées, les architectes se sont concentrés sur le cœur véritable du projet : la hauteur. Le commanditaire, l’Émir de Dubaï, Mohammed ben Rachid Al-Maktoum, semblait d’ailleurs trouver les aspect conceptuels et contextuels bien moins importants que la taille de la tour. Dans un entretien paru dans Architect Magazine, l’une des promoteurs en charge du projet, Farhan Faraidooni, dévoile l’obsession principale du Cheikh dans le suivi de projet : “Peu importe ce que je présentais au Cheikh, il me demandait toujours plus grand […] ce qu’il voulait savoir avant toutes choses c’était ‘est-ce que c’est le plus grand ?’.10 ” Cette gigantesque tour s’inscrit elle-même dans un projet plus vaste, le Downtown Burj Khalifa, comprenant le plus haute tour du monde, le plus important centre commercial du monde et les plus grande fontaines du monde installées dans un immense lac artificiel ; le tout concentré sur un espace de deux km 2 (à titre comparatif, la superficie du 1er arrondissement de la ville de Paris est de 1,83 km2). Fabriqué par des voies autoroutières qui l’encercle sans la pénétrer véritablement (seuls quelques impasses menant aux parkings et dessertes piétonnes s’y aventurent) et bâti dans des dimensions colossales, le quartier entier s’apparente plus à un urbanisme insulaire entretenant des liens difficiles à la ville qu’au quartier central et fédérateur dont il porte le nom. Alors orgueilleusement haute de ses 828 mètres, Burj Khalifa fut inaugurée en grande pompe le 04
10 Dan, Halpen, «Arabian Heights». Architect magazine, 2007. http://www.architectmagazine.com/development/arabian-heights. aspx?dfpzone=general (consulté le 07/08/2014). (traduction: Corentin Gallard).
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janvier 201011, les passants ont alors pu découvrir quelques-uns des intérieurs somptuaires de l’édifice. La tour se compose de cinq grands programmes assez semblables : l’hôtel cinq étoiles Armani Dubai occupe les 43 étages inférieurs avec notamment les Armani Residences (sor te de suites d’hôtel ultra-luxueuses suréquipées). Ensuite viennent des logements privés gérés par Freedom Realty Exchange (groupe immobilier californien investissant le marché mondial) situés entre les 44 et 74e étages, tout comme les résidences privées (impossible de saisir leur subtile singularité) des étages 76 à 109. Puis un large étagement de bureaux installée entre le 112e et le 154e étage (notamment un étage dédié aux télécoms), et enfin un triple étage est réservé à l’ultime luxe des Armani Residence entre les 157e et 159e étages. S’en suivent deux cent vingt-quatre mètres d’étages mécanique et de vide permettant d’atteindre les 828 mètres tant convoités mais élevant le taux d’inoccupation du bâtiment à 29% de sa superficie totale12. À cela s’ajoutent une plateforme d’observation réservée aux touristes et quatre paliers techniques consacrés aux pompes à eau qui assurent principalement le refroidissement du bâtiment par un système de climatisation perfectionné et extrêmement gourmand en énergie et ressources aquatiques.
11 Offrant évidemment aux spectateurs le plus important feu d’artifice et spectacle nocturne jamais réalisé. Andy Sambidge, «Burj Dubai ceremony details revealed», Arabian Business, 2010. 12 Le Council on Tall Buildings and Urban Habitat (CTBUH) a d’ailleurs décerné à la Burj Khalifa le prix du building le plus inutile de la terre. Concrètement, le CTBUH a évalué l’utilise des gratteciel en fonction de la hauteur réelle, de la hauteur du plus haut étage occupé et de la hauteur non-occupable. http://www.ctbuh.org/ (consulté le 20/09/2014)
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154e étage
123e étage
108e étage
76e étage
43e étage
Residences privées de luxe Logements privés Armani Residence Armani Hotel
rez-de-chausée
Bureaux Etage technique Coupe de programmatique. Dessin personnel d’après SOM LLP
Mais pour comprendre les objectifs réels et inhérents à cette construction, le programme importe finalement peu, les fonctions propres du bâtiment n’ayant été définitives que très tardivement. Le taux d’occupation n’est d’ailleurs que de 45%13 bien que ce chiffre ait augmenté depuis 2010. Sur les 900 appartements privés disponibles, 825 restent inoccupés aujourd’hui, il en est de même pour les bureaux avec environ deux tiers de l’espace inoccupé, soit environs 20 étages. Ce qui renseigne assez bien sur le dessein de la tour : le rapport offre/demande en terme de logements et bureaux n’ayant pas été la priorité. De plus, le dessin des espaces intérieurs, destinés à une clientèle très privilégiée, est d’une qualité moindre. Les plans d’ensemble laissent à penser que les espaces communs résidentiels mais surtout les bureaux ne sont pas vraiment optimisés et sont assez génériques. Des angles et des courbes qui bloquent la fluidité de l’espace. Les appartements eux non plus ne semblent pas réellement avoir été pensés pour y vivre confortablement. Beaucoup de couloirs, des angles libres coupant l’espace, des balcons étrangement positionnés et même une salle à manger entre l’entrée et la chambre. L’essence même de l’architecture comme incubateur d’une fonctionnalité forte est de moins en moins perceptible.
13 Et ce malgré les 80% annoncés, mais jamais justifiés, par Emaar Zainab Fattah, “Dubai Sees Need for Tallest Office Tower Amid 45% Vacancy”. Bloomberg.com, 2013. http://www.bloomberg. com/news/2013-08-19/dubai-sees-need-for-tallest-officetower-amid-45-vacancy.html (consulté le 20/09/2014) ainsi que “Emaar Reports 80% Occupancy Levels In Burj Khalifa”. Reidin. com, 2012. http://www.reidin.com/news/showNews/ae_reidinreidinmediawatch-20120706-1/emaar-reports-80-occupancy-levels-inburj-khalifa.html (consulté le 20/09/2014).
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plan type d’un étage résidentiel. SOM LLP
extrait de plan d’appartement. Worldf loorplans.com
Ainsi, si la Burj Khalifa est un édifice qui, avant tout objectif programmatique, doit être haut et visible, elle ne doit plus tellement être considérée comme une architecture mais plutôt comme une immense sculpture dont c’est le symbole dégagé qu’il est intéressant d’analyser. Lors des six années d’érection de la tour, un immense panneau publicitaire décomptait les étages déjà réalisés tout en affichant en hautes lettres History Rising. Cette locution sous-tend deux interprétations, Burj Khalifa serait-elle l’expression de l’émergence d’une nouvelle histoire construite a posteriori et symbole d’une naissance au monde ou l’allégorie d’une plante sortant de la terre fertile de Dubaï pour continuer d’écrire l’histoire de la ville en visant le ciel ? Premièrement, c’est donc grâce à l’histoire et la culture même du pays que surgirait du sol, grâce à la richesse de la terre dubaïote, une architecture glorieuse et vertigineuse. À l’image de l’hymenocallis, l’édifice serait alors une incarnation, un symbole de toute une culture qu’il s’agirait de répandre à travers le monde. “Nous embarquons à présent pour une évolution excitante par laquelle le monde entier sera témoin de notre promesse d’une “Histoire Émergeante”, combinant influences culturelles et historiques et technologie de pointe afin d’obtenir un bâtiment de haute performance.” Emaar Properties14
14 Emaar Properties, http://www.emaar.com/en/media-centre/ press-releases
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Si un large sentiment de fierté est observé parmi les locaux 15 , ils mettent d’abord en avant le défi architectural relevé et le symbole fort qu’un pays du monde arabe peut faire mieux que l’Occident; car peu se reconnaissent et reconnaissent leur culture dans cette tour. L’agence d’architecture SOM, ne jouerait-elle pas les orientalistes en interprétant une culture et la transposant aussi formellement à travers l’architecture ? Conçue par une agence américaine, c onstruite par une firme c oréenne (Samsung), érigée par une armée de travailleurs asiatiques et habitée par une clientèle d’expatriés; Burj Khalifa n’a justifié son empreinte locale que par une image biomorphique. L’hymenocallis, fleur du désert, est donc la référence qu’il convient d’analyser afin de comprendre si l’émergence de cette tour comme emblème culturel et de continuation histoire est une réalité ou un fantasme médiatique. Cette référence botanique, qui sert à elle seule à justifier le plan de la tour, est erronée culturellement. En effet, cette fleur est véritablement originaire du contexte chaud et humide d’Amérique du Sud16 puis laborieusement impor tée dans les régions arides du Golfe. Ce surnom de fleur du désert est donc un peu usurpé tout comme son ancrage dans la culture émiratie. Expérience faite, il est impossible de se rendre spatialement compte de la référence botanique, premièrement car le bâtiment est trop cloisonné et ensuite par ses dimensions absolument gigantesques:
15 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009. p163. 16 Encyclopédie botanique : http://amaryllidaceae.org/ Hymenocallis/index.htm (consulté le 20/09/2014).
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chose tout à fait logique si Burj Khalifa n’est plus qu’une sculpture à dimension mondiale. Même à travers cette perspective mondiale, notamment les photographies diffusées, offrant une distance significative, il est toujours impossible de déceler cela. C’est donc depuis une échelle encore plus vaste, celle depuis laquelle on regarde aujourd’hui le monde dans son entièreté, l’univers par Google Earth, que se perçoit enfin l’image réinterprétée de la fleur à six pétales. C’est alors par le biais d’outils de mise à distance (principalement Google Earth et le logotype de la Burj Khalifa, reprenant le plan floral du bâtiment, servant à la promotion touristique), c’est-à-dire par des images du bâtiment mais certainement pas par la tour ellemême que ce fondement culturel est perceptible. Ainsi, Burj Khalifa n’est pas lisible depuis la ville où elle s’ancre mais depuis le monde et même l’univers. Les usagers sont alors dépossédés des clefs de compréhension des réalités de l’édifice car tout l’enjeu n’est pas son pan fonctionnel et culturel mais celui d’un symbole de puissance particulièrement visible à distance. Ce faisant, si le Rising History n’est pas le symbole d’une culture déployée verticalement, ne faudrait-il pas le comprendre d’une toute autre manière ; comme l’émergence d’une nouvelle histoire. C’est-à-dire une tour annonçant le nouvel élan historique de Dubaï, son entrée, qu’elle veut extraordinaire, dans l’univers mondial. Ou comme l’illustre l’excellente vidéo de Elmi Badenhorst17, un pur symbole allogène.
17 Elmi Badenhorst, Burj Dubai, History Rising, mise en ligne le 17 octobre 2012. http://vimeo.com/51587221 (consulté le 02/10/2014).
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Idéntité graphique de la Burj Khalifa reprenant la référence botanique. Burjkhalifa.ae
Dispositif d’information se trouvant à l’intérieur de la tour. Photo personnelle
Le gratte-ciel est censé trouver sa raison d’être dans un équilibre subtil situé entre sa réalité matérielle, c’est-à-dire sa fonction et son contexte culturel, et sa valeur sémiologique, or pour Burj Khalifa, il ne reste dans cet équilibre que la valeur-signe18 . Avoir fait sortir de terre la Burj Khalifa n’avait alors qu’une seule réelle ambition, celle de voir émerger Dubaï et les Émirats Arabes Unis sur la carte mondiale des villes puissantes, ou comme aurait dit Olivier Dollfus19, comme composante de l’archipel mégalopolitain mondial. Dans cette perspective, un édifice humble, simple et ordinaire ne pourrait incarner une telle image et ne saurait donc pas diffuser un tel symbole mondialement. La tour la plus haute du monde fonctionne comme manifestation évidente du spectacle qu’est la façade que Dubaï se construit pour se créer une solide, mais immatérielle, image dont le monde sera inondé.
B/ DEVENIR LE MONDE : THE WORLD Toujours dans cette optique de transformer le village de pêcheurs peu développé de Deira 20 en une ville aux dimensions métropolitaines, le Cheikh Rashid ben Saeed Al Maktoum lançait, dès les années 70, deux vastes projets : premièrement eu lieu le dragage de la
18 Jean Baudrillard, La société de consommation, Gallimard, Paris, 1979. 19 Olivier Dollfus, La Mondialisation, op. cit, p33. 20 Voir introduction
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Crique scindant alors la ville en deux afin de permettre une meilleure pénétration des bateaux et boutres. Ce projet engendra un nécessaire ajout de terre mangé au Golfe, modifiant alors le dessin de la côte. S’en suivi la création du port de Jebel Ali 21 marquant l’entrée de Dubaï dans une modernité active qui suscita notamment des aménagements avancés sur le littoral22. Depuis les années 20 0 0, Dubaï poursuit cet te logique de reformatage de sa géographie côtière, cependant moins pour développer des infrastructures territoriales que dans une visée d’ i nve s t i s s e m e n t s fo n c i e r s et d e s p é c ul at i o n immobilière grâce à la construction d’îles artificielles. En 1999 fut achevé la Burj Al-Arab, hôtel luxueux autoproclamé sept étoiles et bâti sur une île artificielle reliée à la rive continentale par un pont. Puis quelques années plus tard vint la série des Palm Islands, trois îles artificielles gigantesques prenant, en plan, la forme fantasmée de palmiers où sur chaque branche sont disposées deux rangées de villas avec accès privatif à la mer. Sur les trois îles artificielles, seule Palm Jumeirah ,la plus petite, est actuellement loties ; Palm Jebel Ali est formée mais déserte et la construction de la troisième, plus vaste, est suspendue depuis la crise financière traversée par Dubaï en 2009. En 2003, Nakheel, un groupe immobilier de la société gouvernementale d’investissement Dubai World, initia le projet titanesque de faire émerger plus de 263 îles
21 Le plus grand port industriel du monde à ce jour, directement connecté à l’aéroport international Al Maktoum, ambitionnant, lui aussi, de devenir le plus grand du monde d’ici 2020. 22 Salem Al-Jabir Al-Sabah, Les Émirats du Golfe : Histoire d’un peuple, Fayard, Paris, 1980.
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de petites tailles formant dans leur disposition une carte de Mercator réinterprétée. Le projet se situe au large de la Jumeirah Beach, soit à plus de quatre kilomètres des côtés uniquement accessibles par voie maritime. Large de neuf kilomètres et long de sept, l’archipel occupe 83 613 km2 avec 23 226 km2 d’îles (soit trente cinq pourcent de surface terrestre construite) ce qui lui vaut d’être le “plus grand projet de conquête sur la mer jamais entrepris23”. L’émersion d’un tel projet a nécessité des moyens colossaux et notamment la mise en place de nouveaux systèmes constructifs. Le Cheikh Mohammed ben Rachid AlMaktoum, toujours aussi soucieux de l’image de son Émirat, a refusé l’utilisation d’autres matériaux que le sable et la roche. Le sable disponible à foison dans le désert étant trop lisse et polie, seul celui des bas-fonds offrait une adhérence capable d’édifier de telles surfaces offshore. Seulement, les réserves disponibles localement ont été dévorées par les deux projets de palmes précédents. Alors, soudainement moins soucieux de son empreinte carbone, le Cheikh décida de faire importer les onze milliards de tonnes de sable nécessaires depuis des pays lointains comme l’Indonésie 24 distante de plus de 6 000 km ou l’Australie, de plus de 11 000. À cela s’ajoute l’importation de trente cinq millions de tonnes de roches formant les grandes digues de vingt-spet km
23 Nakheel, http://www.nakheel.com/ (consulté le 23/06/2014) 24 Une exploitation menaçant au passage l’écosystème indonésien des îles. Sept îles du détroit de Macassar, en Indonésie, ont été englouties, notamment à cause d’une extraction trop massive de sable sous marin. “Les îles englouties de l’Indonésie”, Courrier International, 2003, n° 682. http://www.courrierinternational.com/article/2003/11/27/les-ilesenglouties-de-l-indonesie?page=all (consulté le 24/06/2014).
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Ensemble des îles artificielles de Dubaï, en bleu clair les parties achevées à ce jour, en plus foncé celle en projet. Noe Murphy
Palm Jumeirah à gauche, the World à droite. Google Earth 2014
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de long ceinturant l’archipel pour le protéger des vents violents et d’une altération éventuelle de l’archipel. Après cinq années d’intense dragage et construction, la dernière pierre finalisant le projet fut posée le 10 janvier 2008. Nakheel proposa alors de vendre ces deux cent soixante-trois bancs de sable à des promoteurs privés ou bien des propriétaires fortunés afin qu’ils conçoivent eux-mêmes leurs projets architecturaux. Néanmoins, Nakheel a fixé un schéma d’usage de l’archipel. Clairement mis en avant dans une vidéo commerciale25, ce “nouveau concept de destination d’évasion de luxe 26 ” est à vocation exclusivement résidentiel. Cer taines î les sont at tribuées aux grands promoteurs afin qu’ils y développent de vastes complexes hôteliers thématiques (en violet sur la carte). En outre, hormis les quelques pôles commerciaux et de transports (en rouge et bleu sur le document), le reste des îles est organisé en fonction de la densité que Nakheel souhaite obtenir. La faible densité, indiquée en jaune, au Nord de l’archipel, la moyenne densité, signalée en orange occupe le cœur de l’archipel tandis que la plus haute densité, en rose, se trouve repartie sur l’ensemble des îles. Pour assurer les transports internes et l’accès au continent, les chenaux séparant les îles sont pratiqués par un service de ferry desservant quatre hubs principaux 27
25 Nakheel Properties, The World, mise en ligne le 19 février 2008. https://www.youtube.com/watch?v=J81GHzuY9Gk (consulté le 02/05/2014). 26 Loc. cit. 27 Sorte de stations de transport maritime complétées par un espace commercial.
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faible densité densité intermédiaire haute densité commerces transports reservé
Schéma de répartition des densités. Nakheel
Le projet de The World confronté à sa réalité. Nakheel et Google Earth 2014.
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reliant alors les usagers au littoral 28. Les trois Palm Islands, The World couronnés du projet Waterfront City29, commandé par la municipalité à Rem Koolhaas mais aujourd’hui avorté, forment le vaste projet 2025 de développement immobilier et touristique, moteur de ce remodelage considérablement du territoire dubaïote. Ainsi sculpté, le littoral dubaïote se libère d’une géographie côtière trop linéaire restreignant l’offre immobilière avec vue. En cherchant l’accident, la ville est passé de soixante-spet kilomètres de côtes à 1500km aujourd’hui, soit une surface littorale multipliée par environ vingt-deux, une ambition colossale. Tout comme la plus grande Palm Deira et le projet de Waterfront City tout deux au point mort, The World est, à ce jour, inhabité. Aujourd’hui, seule une île parmi les deux cent soixante-trois a bénéficié d’un développement immobilier : il s’agit de la maison témoin largement commercialisée avec son immense villa, sa piscine construite sur la plage et surtout sa marina privative accueillant une plateforme de golfe. Toujours dans un souci médiatique, cette dernière a généreusement été offerte par l’Émir à Michael Schumacher. Les autres îles, désertes depuis maintenant plus de quatre années, sont donc naturellement empruntes à l’érosion qui les fait s’affaisser. Le manque d’investissements immobiliers, expliqué notamment par la crise financière de 2009,
28 Nick Tosches, “Dubai’s the limit”, Vanity Fair, 2006. 29 Projet ambitionnant de devenir le plus vaste ensemble offshore édifié par l’homme, formé d’un archipel d’îles reprenant la forme du croisant et de l’étoile, alliant habilement les symboles islamiques et les ambitions d’univers.
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corrélé à l’absence d’entretien régulier de la part de Nakheel expliquent à eux seuls ce nouveau désert construit sur la mer, allégorie terrible de son propre échec économique. Bien qu’une résurgence de projets soit perceptible depuis le début de l’année 2014, notamment avec l’édification d’un complexe résidentiel dédié à l’événement sur l’île Liban, ce n’est pas tant l’actualité du projet qui est intéressante que son dessein premier, révélateur des ambitions profondes de Dubaï et son investissement dans la supravisibilité. En mettant en place un tel projet d’urbanisme offshore, Dubaï souhaitait, comme l’a si bien formulé l’un des directeurs de Nakheel, que “la huitième merveille du monde […] passe du rêve à la réalité 30 ”. Aussi symptomatique que symbolique, avoir construit Le Monde figure le désir de la ville de recréer le monde, non pas comme une copie de la réalité mais dans sa version spectacularisée. Symbole de puissance, Dubaï engendre le déplacement d’échelle d’une ville qui s’offre le monde ; le refabriquant pour créer le pouvoir par évènement. Empruntant un ton suave et chuchoté, la voix-off de la vidéo de promotion de The World insiste d’entrée sur l’ambivalence existant entre la réalité et sa reproduction fantasmée. “Tout a commencé par la plus intrigante des invitations. Une invitation pour Tokyo, Le Caire, Paris, New York et Rio de Janeiro. Ce qui m’a le plus fasciné c’est qu’elle était pour une soirée
30 Loc. cit.
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seulement. C’était une invitation pour Le Monde.31” Voix-off vidéo de promotion de Nakheel pour The World. Mais chacun sait que ceci n’est pas le monde, ni même une reproduction de celui-ci, ou comme aurait dit Borges, une “carte de l’Empire qui avait le format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. 32 ” Le Monde est une abstraction de sa propre vérité qui transcende clairement la réalité du globe habité, la carte n’est plus le monde 33 , et l’envoie directement dans l’hyperréalité. Simulacre de ce qu’il ne sera jamais, Le Monde vit dans sa fausse matérialité (le monde est-il un agrégat de bancs de sables délimités par une couronne de roches ?) et n’appartient donc plus au monde des objets, c’est une pure image. La vidéo promotionnelle envisageant le futur de The World tente de cristalliser en 83 613 km2 la diversité culturelle et architecturale d’une réalité vivante, celle de la Terre. Or il s’agit plutôt de la production d’un fantasme résultant d’un processus de sélectionappropriation- décontex tualisation-recréation 3 4 .
31 Loc. cit. 32 Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658 33 Ou comme aurait dit Alfred Korzybski, “la carte n’est pas le territoire”. Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Ed. de l’Eclat, Paris, 2007. 34 Grâce à ce processus de sélection, Dubaï à soigneusement évité de fabriquer son propre monde avec Israël ou les pays trop pauvres tel le Rwanda. Nick Tosches, “Dubai’s the limit”, Vanity Fair, 2006.
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Chacune des îles porte le nom d’un pays, savamment sélectionné puisque Dubaï s’est soigneusement appliqué à fabriquer son propre monde en évinçant Israël ou des pays trop pauvres tel le Rwanda, symbole d’un universalisme oblique. Ce que Jean Baudrillard puis plus récemment et dans un autre registre, Mike Davis interprèteraient comme une disneylandisation. “The World est aussi divers que la terre elle-même. Allant des maisons individuelles aux ensembles collectifs en passant par les complexes hôteliers d’inspiration exotiques. Des golfes à 9 ou 18 trous, un hôtel-château européen digne d’un roi, une île qui capture les mystères des Caraïbes, un parc africain recréant le Serengati. La seule limite est l’imagination. 35” Ainsi, the World devient un monde à part entière, un spectacle à part entière : Le Monde 36. Certes trop anticipé pour voir le jour, ce formidable incubateur de diversité culturelle qu’est Le Monde n’est aujourd’hui qu’une série d’îlots de sable. Peu importe, sa dimension supravisible se déploie bien au-delà de sa réalisation immobilière. En effet, ce désir de visibilité dépasse largement l’échelle régionale, comme l’était le Burj Al-Arab, ou bien mondiale, comme le Burj Khalifa ; il s’étend désormais à l’univers. Un tel projet n’a d’intérêt que dans son aspect purement
35 Nakheel Properties, The World, op.cit. 36 Steve Rose, “Sand and Freedom”. The Guardian, 2005. http://www.theguardian.com/artanddesign/2005/nov/28/ architecture/print (consulté le 01/07/2014). (traduction: Corentin Gallard).
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formel uniquement appréciable depuis l’avion ou bien enc ore depuis son ordinateur via Google Earth. Google Earth est alors devenue un véritable réservoir de forme et un instrument de communication. Cet outil de mondialisation et d’uniformisation du regard planétaire a été déterminant dans la diffusion du message dubaïote porté par The World: Nous sommes du monde, nous faisons le monde 37. Le Monde comme développement d’un nouveau concept d’urbanisme insulaire ne semble alors plus qu’un prétexte, au départ rentable, pour exécuter un tout autre exercice de style ; celui de la plus grande et visible publicité au monde. Créant un prodigieux logotype cristallisant les ambitions de Dubaï d’appartenir au monde et d’en être l‘un des moteurs en modifiant sa face au monde, sa géographie profonde, la ville de Dubaï, et son actualité désertique en témoigne, n’est plus un objet à vivre mais une simple image à contempler.
C/ ÉRIGER SON MESSAGE
Comme illustré précédemment, Dubaï se donne au monde en produisant un environnement bâti extraordinaire pour être à la fois médiatisé comme objet mais surtout assez puissant sémiologiquement pour représenter et répandre l’image d’une
37 Denis Retaillé, Les Lieux de la mondialisation, Ed. le Cavalier Bleu, Paris , 2012.
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métropole mondiale. Burj Khalifa et The World sont des modèles évidents de cette ambition mais d’autres plus puissants sont en projet : The Univers, ensemble d’îles artificielles encerclant The World et interprétant une constellation ; Dubailand 38 , un immense 39 complexe de loisirs regroupant en son sein même plusieurs parcs de loisirs thématiques ou encore la Nakheel Tower, dépassant cette fois-ci le kilomètre pour vaniteusement atteindre 1140m. Dans l’histoire de l’architec ture p ost- moderne d e s a n n é e s s o i xa nte - d i x a é m e r g é, g r â c e au couple d’architectes Denis Scott Brown et Robert Venturi 40, l’idée d’une architecture n’enfermant plus qu’une fonction en devenant avant tout un support d’images et de signes. Ces édifices dont “l’espace et la structure sont directement mis au service du programme, et l’ornementation est appliquée en toute indépendance41” ont acquis le statut de hangars décorés 42 grâce aux Venturi. Or, rupture historique, la situation contemporaine, exacerbée à Dubaï, nous indique que le signe et l’architecture ne sont plus deux entités indépendantes, mais que l’une et l’autre coïncident lentement, allant même jusqu’à la fusion, alors les bâtiments “ne sont pas des machines à communiquer, mais l’objet même de la communication.
38 Ambitionne évidemment d’être le plus grand complexe de loisirs du monde. 39 81 km 2 , soit la taille d’une petite ville française. 40 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, MIT Press, Cambridge, 1972. 41 Ibid. p.64 42 Ibid.
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Ce ne sont plus des supports d’image […] mais des icônes en soi 43 ”, l’architecture est donc un signe. Si le Las Vegas des années soixante-dix, terrain de prédilection des Venturi dans l’élaboration de leur ouvrage, offre une architecture n’étant que l’enveloppe d’une fonction elle-même identifiée par un signe et que sa visibilité nait ,non pas de ce trio enveloppefonction-signe mais bien de l’accumulation de ces signes lumineux offrant leur éclat et leur message ; le Dubaï des années deux mille dix a relégué la fonction des édifices au second plan afin que l’architecture deviennent, non plus l’enveloppe mais la matière même du signe. S’est donc, comme l’a si finement obser vé Jean B au d r illa r d 4 4 d ès 1979, o p éré un e t ra n s lat i o n e n t r e l e s i g n e e t l e s e n s . D a n s c e c o n t ex t e contemporain, les acteurs sociaux ne “consomme[nt] jamais l’objet en s oi (dans s a valeur d’us age) [mais ils] manipulent toujours les objets (au sens l a r g e) c o m m e s i g n e s q u i [ l e s] d i s t i n g u e n t . 4 5 ” Les objets de consommation sont donc de plus en plus porteurs d’une valeur-signe permettant de déceler la personnalité du propriétaire. Laissant peu à peu leur fonction d’usage pour se confondre et n’être plus que des objets de représentation donnés à voire socialement, leur valeur-signe n’a de sens ou de valeur qu’au delà d’eux-mêmes. La réalité de
43 Valery Didelon, “L’architecture crève l’écran”, Criticat, 2010, n°5. 44 Jean Baudrillard, La société de consommation, Gallimard, Paris, 1979. 45 Ibid. pp. 79-80.
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Schéma explicatif du hangar décoré. Dessin personnel d’après ceux de Robert Venturi
Schéma explicatif du bâtiment-signe. Dessin personnel
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l’objet et donc du monde dans lesquels ils s’inscrivent s’altère alors que l’échange et l’accumulation de signes via ces objets sont de plus en plus au cœur des existences. Or dans un environnement mondialisé, de ces échanges émergent forcément une accumulation et donc une domination de la valeur-signe qui masque les frontières entre l’objet et le signe. La réalité se noie sous le poids de cette valeur-signe qui devient son expression transposée, sa copie altérée. De l’accumulation de sens, donc de copies, découle une disparition de la réalité : l’hyperréalité ; dans laquelle la conscience humaine n’est plus en mesure de distinguer réalité, copie, copie de copies. Le signifiant se détache de la matérialité du monde et de tout engagement émotionnel se nourrissant de simulations artificielles, c’est-à-dire d’expériences du réel à traver s c e qui nous en est rapp or té, f o n c i è r e m e n t v i d e s . L’ hy p e r r é a l i té d ev i e n t l e moteur de la construction de signes autour du vide. Si l’objet de consommation décrit s’étend maintenant à la ville de Dubaï, alors on comprend aisément la valeur-signe de ses bâtiments iconiques pour leur message à délivrer au monde afin de signifier le désir de la ville d’entrer dans son réseau. Par l’accumulation de tels objets superlatifs, Dubaï “se construit […] obsessivement à travers le signe 46 ”, perdant sa réalité dans des enveloppes vides. Si au dépar t de la m o dernité, le simulac re ne jouait le rôle que de représentation du réel,
46 ROSE, Steve. “Sand and Freedom”. The Guardian, 2005. http://www.theguardian.com/artanddesign/2005/nov/28/ architecture/print (consulté le 01/07/2014). (traduction: Corentin Gallard).
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l’avènement du post-modernisme caractérisé par l’accumulation de ces derniers a fini par brouiller les repères entre l’image et ce qu’elle représente. Et Dubaï, aujourd’hui postmoderne, se construit tellement autour du signe et de la simulation que la ville finit par perdre le contact avec le monde réel. On le voit bien avec The World, qui recrée à lui tout seul un nouveau monde fermé par des digues. Ainsi, “le simulacre fini[t] par précéder et déterminer le réel.47 ” “Tout, ou presque, à Dubaï devient une accumulation de représentations artificielles.48”. Par cette accumulation de signes communicants, la ville se noie dans une hypermédiatisation savamment organisée qui, peu à peu, cache sa réalité matérielle, urbaine, sociale et humaine pour se convertir en une vaste campagne marketing cherchant à valoriser une marque 49, celle d’une ville mondiale. La ville-état “assum[e] un rôle économico-social très important qui [la fait] de plus en plus ressembler à un produit à commercialiser50”, non pas pour fédérer un sentiment d’appartenance à la ville ou pour promouvoir une qualité qui lui est intrinsèque
47 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, op. cit.,p15. 48 Josh Hammerling, “The hyperbole of Dubai”. Fast Capitalism, 2011, n° 8.2. 49 Si aujourd’hui sa voisine, Abu Dhabi a déposé sa propre marque de ville l’enjeu est plus une valorisation assez fine et intelligente de sa culture et de son histoire à travers notamment une série objets papier. Même si Dubaï n’a pas officiellement pour projet d’être une marque, cet urbanisme et cette architecture supravisibles forment une série de logos ayant le même impact. http://visitabudhabi.ae/ (consulté le 07/10/2014). 50 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, op. cit., p22. (traduction : Corentin Gallard).
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mais pour vendre son image de ville mondiale. La stratégie du supravisible semble fonctionner comme nouvelle strate matérielle et sémiologique posée sur les sédiments du réel. Contrairement à la “carte de l’Empire qui avait le format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point 51” cette couche tente de former un nouveau territoire urbain en étouf fant la réalité, jusqu’à la remplacer, et devenir alors une nouvelle réalité inventée. Cette abstraction est aujourd’hui “la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : l’hyperréel.52” La nouvelle stratégie de fabrication de la ville en n’érigeant plus que des sculptures sémiologiques et des plans urbains logos participe à la “substitution au réel des formes du réel. 53 “ C’est-à-dire que Dubaï offre pour réalité –comprise comme un élément ancré dans le territoire de façon culturelle, sociale, historique ou économique- une construction ex-nihilo –produit par les effets d’une mondialisation dont “la logique du réseau l’emporte sur celle du territoire 54”- qu’elle importe dans un territoire pensé vierge et sans passé. Alors, cette nouvelle strate, par sa force représentative et sémiologique est donnée à voir et donc perçue par les observateurs extérieurs comme la réalité de Dubaï et par les usagers de la ville comme une nouvelle couche du réel. Les habitants de Dubaï, en comprenant ce simulacre comme réalité, s’enferment
51 Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658 52 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, op.cit. 53 Ibid. p.11. 54 Olivier Dollfus, La Mondialisation, op. cit, p84.
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“dans la richesse illusoire de la survie augmentée 55”, ils pensent faire partie et être acteur d’une réalité qui n’est qu’une création, une façade la transcendant. Guy Debord dans sa critique sociale, la Société du Spectacle56, part du même postulat expliquant que nos sociétés contemporaines ne suivent plus un principe de réalité tangible mais sont transcendées, non pas par l’hyperréalité baudrillardienne mais par le spectacle. Ce dernier est une idéologie économique permettant à la société de consommation de légitimer globalement une seule vision. La diffusion de cette vision universelle est assurée par ces objets de consommation ainsi que par les medias qui incarnent l’idéologie économique en étant spectacle. L’accumulation de ces spectacles débouche fatalement sur une aliénation entrainant une perte de vivant et du réel. Le spectacle est donc une autre vision du monde qui l’a “scindé entre réalité et image. 57 ” Si Dubaï est un espace-spectacle, son architecture en est l’un des médias le diffusant tout en le construisant ; c’est-à-dire une figure centrale du pouvoir. O r s i Guy De b ord ut ilis e b eauc oup, dans s on film 58 comme dans son ouvrage, l’archétype de la vedette c’est qu’il s’agit selon lui de cette figure du pouvoir 59 . Le commentaire audio qualifiant la vedette est rythmé par le détournement de l’image
55 Guy Debord, La Société du Spectacle, Folio Gallimard, Paris, 1996. p.44. 56 Ibid. 57 Ibid. p18 58 Id. La Société du Spectacle, 1973. [90min]. 59 “ici c’est la vedette de la consommation qui se fait plébisciter en tant que pseudo-pouvoir sur le vécu” in Id. La Société du Spectacle, Folio Gallimard, Paris, 1996. p.55.
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de Marilyn Monroe. L’actrice américaine incarne, selon Debord, parfaitement la vedette tant par la gestion de son image que dans la perte de sa propre personnalité au travers de sa mise en scène. Elle cristallise à elle seule le spectacle debordien en une personnalité, devenant un allégorie de ce dernier. Il est intéressant de chercher à comprendre Dubaï à travers le prisme de la vedette. Dubaï, vedette du spectacle mondial s’enferme dans un cercle vicieux : “de l’argent [elle] tire de la jouissance, de la jouissance [elle] acquière une centralité dans le spectacle, de cette centralité [elle] tire le pouvoir de faire de l’argent …60” La soif de reconnaissance mondiale poussée par le désir de puissance défini Dubaï comme vedette dans la mesure où son essence est son apparence : “sans profondeur 61”. Tout comme Marilyn Monroe, les vedet tes deviennent des objets industriels façonnables, sans ancrage dans le réel –historique, social ou humain- mais surtout remplaçables. Elle n’est donc rien en soi, elle est “une forme qui n’acquiert son sens qu’à l’intérieur du langage spécialisé du spectacle 62 ” Quoiqu’il en soit Dubaï, à l’image de la mort de Marilyn Monroe, disparaît en mettant en évidence son manque de réalité. Il s’agit alors d’une véritable disparition du réel et donc du monde, couvert par une accumulation de représentations artificielles, la mise en scène du
60 Gabriel Ferreira-Zacarias, “Représentation spectaculaire de l’homme vivant”. Ad hoc, 2012, n°1. http://www.cellam.fr/ wp-content/uploads/2012/07/Rzacarias-ad-hoc-2.pdf (consulté le 02/10/2014). 61 Loc. cit. 62 Loc. cit.
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spectacle debordien ou l’hyperréalité de Baudrillard. Ces constructions titanesques d’immenses tours ou d’ur bani s m e ex- ni hi l o, n e s er vant à Dubaï qu’à se forger une place de choix sur l’échiquier décisionnel mondial, ne constituent, en fait, qu’une fuite en avant vers une disparition de sa réalité au profit de l’édification par le signe, vide de sens. Paradoxalement Dubaï, en construisant s’affaisse ; en créant disparaît ; en se donnant au monde s’y efface.
Ci-après: Jonas Bendiksen
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2/ INVISIBILITÉ, UN MECANISME DE CONTRÔLE ET D’EFFACEMENT
Ainsi développée précédemment, l’ambition qu’a Dubaï d’être une ville remarquable au cœur des réseaux mondiaux passe par la production d’une image fabriquée grâce, principalement, aux outils de l’architecture et de l’urbanisme. Une telle mise en scène sous-tend une sélection de ce que la ville montre en la surexposant par un mécanisme de supravisibilité, créant alors la synthèse d’une ville comme incubateur de qualités rayonnantes. Apparaît alors une dichotomie certaine entre l’être et le paraître d’une réalité. Dubaï surexpose une seule partie choisie de ce qu’elle est tout en cherchant à réduire l’écho d’une autre, lui étant indésirable et néfaste, grâce à des mécanismes que je qualifierai de mise en invisibilité. Cette réalité à dissimuler est composée d’une horde d’environ 500 000 travailleurs1 venus principalement du sous-continent indien et de l’Asie du Sud-Est
1 Il est très difficile d’évaluer le nombre de ces travailleurs immigrés. Même si les Émirats Arabes Unis établissent des recensements assez réguliers, les résultats sont publiés de façon très incomplète et le chiffre exact de la population étrangère est volontairement secret. L’estimation retenue est le fruit d’un croisement de nombreux chiffres rencontrés.
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(Pakistan, Inde, Bangladesh, Népal puis Philippines et Malaisie) pour occuper des postes non-qualifiés, essentiellement dans le bâtiment pour les hommes. Tout c omme l’édification de New York par une immigration issue de l’Europe (d’Irlande et d’Italie notamment) et des peuples iroquois, les Mohawks ou encore celle de Vancouver par des travailleurs pauvres chinois, Dubaï est foncièrement dépendante de cette force de travail 2 corvéable à souhait pour se construire mais surtout élever cette gigantesque façade au monde. L’ancrage, bien qu’assez temporaire à l’échelle individuel mais durable globalement, de ces populations comme main-d’œuvre est une condition intrinsèque à l’érection de ce spectacle. Depuis ces régions extrêmement pauvres d’Inde, du Bangladesh, du Pakistan ou des Philippes, Dubaï est perçu comme un véritable oasis de richesses, un eldorado des oppor tunités éc onomiques et professionnelles. Désireux d’aider financièrement leur famille, de jeunes hommes (fraichement mariés pour la plupart) envisagent de travailler quelques mois, quelques années tout au plus afin d’offrir un meilleur avenir à leur famille. Dubaï, grâce à son image séductrice véhiculée jusque dans ces campagnes pauvres, se pose alors comme une évidence. O r e l l e n’e s t p a s l a v i l l e d e l ’ i n t é g r a t i o n d e s immigrés et encore moins celle d’un meltin-pot étant donné la ségrégation net te qui s’obser ve entre les différentes nationalités composant la ville.
2 Et ce encore plus dans un contexte mondialisé offrant une relative mais réelle souplesse des frontières dynamisant ainsi les f lux migratoires mondiaux.
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A chaque origine migratoire correspond un rang social clairement établi au regard de la loi et même affiché sur les plaques d’immatriculation : moins une plaque comporte de chiffre, plus la personne est importante 3. Au sommet, la dynastie régnante, puis les autochtones qui jouissent d’avantages ; viennent ensuite les expatriés occidentaux puis loin derrière les travailleurs pauvres. Ces derniers sont de plus en plus considérés comme un fléau menaçant la solidité de cette façade flamboyante. A l’échelle locale, leur caractère allogène est perçu comme une menace pour l’intégrité religieuse et l’identité nationale des natifs 4. Dans une perspective plus globale, ces immigrés sont une population venue perturber l’illusion chèrement payée de l’inscription de Dubaï dans le monde. Les autorités, aidées de leurs employeurs -les sociétés de construction- développent alors des stratégies que j’ai nommées de mise en invisibilité afin de préserver leur image. Je développerai deux de ces méthodes à l’aide d’exemples aujourd’hui à l’œuvre : la destitution par le patrimoine, processus observable dans le quartier de Bastakiy’ya puis l’éloignement qui fait disparaître à travers le modèle des camps de travail qui fleurissent aux portes de la ville. J’évoquerai ensuite la manière dont la ville prive une population de son accès. Cette population qui construit une ville qui la rejette.
3 Entretien avec Philippe Oudard, artiste-photographe, le 5 décembre 2013, ENSAPM, Paris. 4 Essam Al-Ghalib, “Mall bans labourers on evenings and weekends”, The National UAE, 2009. http://www.thenational.ae/news/uae-news/mall-bans-labourers-onevenings-and-weekends (consulté le 07/08/14).
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L’homme séparé de son produit, de plus en plus puissamment produit lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie. Guy Debord, 1967
A/ PATRIMONIALISER POUR DESTITUER Le quartier de Bastakiy’ya, nommé d’après la région iranienne de Bastak d’où vinrent de nombreux marchands iraniens dès 1896, se situe dans le port naturel de Dubaï formé par le Khor (la crique) au bord de l’eau d’un côté, et aux por tes du déser t de l’autre 5 . En face, l’ancestral quartier de Deira, connu pour être le point d’ancrage des pêcheurs de perle, et donc le cœur historique de la ville jouxte le fort d’Al-Fahidi protégeant la ville (aujourd’hui son musée) ainsi que la demeure du Cheikh de l’époque, Cheikh Saeed bin Maktoum bin Hasher Al-Maktoum. Appor tant avec eux leur culture architec turale directement issue des conditions désertiques de la région perse, les commerçants perses constituèrent dès la fin du XIXe sièc le un véritable quar tier
5 Bien que la modernisation des années soixante-dix urbanisa une grande partie du désert, repoussant alors le désert toujours plus loin.
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Dubaï en 1950, en bleu Bastakay’ya. Gulf News Archives
Bastakay’ya en 1950. Gulf News Archives
d’habitations composées chacune d’une boutique en rez-de-chaussée et de chambres à l’étage. Les petits logements étaient séparés par d’étroites rues, et reconnaissables par leurs tours à vent (ou barajil en fārsi). Ce système de ventilation naturelle s’est rapidement répandu dans tout le Golfe pour devenir aujourd’hui un élément caractéristique de la culture émiratie. Jusque dans les années 60, le quartier se développa considérablement, atteignant une soixantaine de maisons. Un signe de prospérité économique en grande partie lié à une immigration extraterritoriale apportant en outre une nouvelle dimension sociale et culturelle à la ville dessinant donc les permises de Dubaï comme nœud régional et mondial. Les migrants étaient alors vus comme un atout pour la ville et ces flux migratoires encouragés par le Cheikh lui-même: “Je suis né le 5 janvier 1916 dans la maison Bastaki à Bastakiy’ ya. Ma famille vient de Bastaki, une ville au sud de l’Iran […]. Cheikh Maktoum, le père du Cheikh Saeed voulait de nous Dubaï. Nous avons fait des allers-retours pendant 20 ou 3 0 ans, puis nous s ommes installés vers 1900 car le Cheikh Maktoum nous a demandé de rentrer à la maison, Dubaï. […] ‘Vient et amène ta famille’ dit-il à mon père. 6 ”
6 Témoignage de Mohammed Abdul Razzaq Abdul Rahman Al-Bastaki, marchand de perle. Recueilli dans Julia Wheeler et Paul Thuysbaert, Telling Tales: An Oral History of Dubai, Explorer Publishing, Dubai, 2005. (traduction : Corentin Gallard).
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Consécutivement à la découverte du pétrole à Dubaï, les riches expatriés iraniens préférèrent s’installer dans les nouveaux quar tiers du Dubaï moderne (notamment le quartier de Rashidiya alors banlieue Sud de la ville et nouvelles portes du désert), symbole d’opulence. Le quartier de Bastakay’ya, alors dépeuplé et de plus en plus délabré commença à accueillir les premiers travailleurs migrants venus du souscontinent indien. Parallèlement à cette reconversion sociale, la municipalité, représentée par le Cheikh Rashid, démolit environ la moitié du quartier afin d’y développer les préceptes modernistes du plan d’urbanisme de John Harris7. Au fil des années, le dépérissement devint de plus en plus visible et le quartier était alors vu comme une verrue urbaine qu’il semblait nécessaire d’éradiquer. L’afflux de plus en plus massif d’immigrés 8 menaça réellement le quartier qui subit des modifications architecturales importantes et illégales de la part de ses résidents. Le quartier s’est vu de plus en plus enclavé à cause des nouveaux développements urbains et infrastructurels qui lui tournent le dos et l’enferment: le complexe portuaire de Jebel Ali le clôture à l’Ouest, tout comme le cimetière à l’Est et la Al-Fahidi Road qui crée la rupture avec la nouvelle ville moderne et qui par contraste accentue les travers du quartier. Puis en 1984, suite à la décision municipale de raser complètement Bastakiy’ya afin d’y étendre les capacités administratives de la municipalité, Rayner Otter, un architecte britannique mena une
7 Voir introduction. 8 Julia Wheeler et Paul Thuysbaert, op. cit.
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campagne de préservation du quartier historique en impliquant notamment le Prince Charles qui après un déplacement à Dubaï réussit à convaincre les autorités locales de sauvegarder le secteur 9 . Ainsi, jusqu’à la requalification du quartier aux début des années deux mille, il s’est largement paupérisé en devenant le lieu d’habitation de célibataires indiens et philippins venus travailler à Dubaï pour y percevoir un salaire plus important que dans leur pays d’émigration. Agnès Montanari, une photographe française sillonnant le Moyen-Orient a réalisé un reportage photographique sur ces immigrés, forcés, par le manque de moyen à ,non pas louer une chambre dans ces anciennes villas perses, mais un espace de couchage au sein même d’une chambre. Entassés à une soixante-dizaine de travailleurs dans des villas originellement conçues pour des familles, les habitants recomposèrent ses grands volumes en une série de chambres. Les petites pièces alors créées pouvaient contenir quatorze lits organisés à la verticale, mais dans un souci d’économie, le sol même était occupé par des couchettes faisant grimper le nombre d’occupant à une vingtaine dans des pièces de moins de 15m2. Bien que leur situation soit difficilement enviable, leur fort ancrage dans la quartier et leur sentiment d’appartenance à la diaspora indienne leur a permis de faire de Bastakay’ya un lieu constitutif d’une économie locale contrastant certes avec l’économie mondialisée de l’export prônée par Dubaï mais offrant au quartier une vitalité certaine. Bastakay’ya était alors vu comme un quar tier d’habitat pauvre mais ex trêmement
9 Holly Warah, “Bastakia Quarter - Rich in Dubai History”, Arabic Zael, 2012. http://arabiczeal.com/tag/al-bastakiya/ (consulté le 03/10/2014).
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Intérieur d’une villa partitionnée. Agnès Montanari
Intérieur d’une villa partitionnée. Agnès Montanari
vivant, avec de nombreux commerces tenus par quelques indiens mais souvent des commerçants libanais ou égyptiens et une vie sociale et nocturne que les quartiers plus récents de Dubaï connaissent peu10. Bastakiy’ya, quartier populaire, offrait donc une centralité sociale et commerciale importante à l’échelle de la ville de Dubaï. Ainsi, cette promesse de sauvegarde patrimoniale de Bastakiy’ya faite au Royaume-Uni a été le point de départ d’une réflexion sur ce lieu névralgique et historique qui cristallise trois enjeux majeurs pour la municipalité: l’éviction de la masse immigrée présente illégalement dans le quartier, la rentabilité foncière, financière et commerciale d’un tel projet de restauration et enfin le désir de donner à Dubaï une contenance historique et culturelle dont son image au monde souffre grandement. Cette poche d’habitats pauvres et délabrés devenait dangereuse pour les populations habitantes. Mais ce sont avant tout ces populations qui se trouvaient être un obstacle, pour la municipalité, au bien-vivre dubaïote. Dans ce pays musulman aux mœurs très ancrées, les femmes prennent cette horde de célibataires comme une réelle menace dans leur intégrité religieuse. Plus généralement, cette immense masse immigrée organisée en communautés solidaires installée au centre de la ville viendrait, selon les locaux, coloniser et les déposséder de leur ville, culture et histoire.
10 Cela s’explique, nous le verrons, notamment par l’introduction de la climatisation à l’intérieure des édifices et donc de l’appropriation du centre commercial comme espace public.
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Cette “gestion et diffusion de la peur de l’étranger11” dont parle Mike Davis à propos de Los Angeles dans City of Quartz, est exacerbée dans cette ville ne comptant qu’environ 20% de natifs12 . L’adjoint à la municipalité chargé de l’urbanisme a donc affirmé que “ces habitations délabrées et les habitants illégaux qui y résident ne peuvent tout simplement pas continuer à exister si près du World Trade Center, de la Sheikh Zayed Road et du cœur de la ville, pas dans un quartier si prometteur foncièrement.13 ” Po u r é c a r t e r l a m e n a c e q u e r e p r é s e n t e c e s indésirables, le gouvernement a alors décidé de rendre illégal le fait de partitionner ces villas en de si petits espaces saturés. Une fois avertis par une note d’information rédigée en arabe, langue que peu d’entre eux maitrisent, les autorités ont donc délogé ces célibataires indiens et philippins. En parallèle, une action d’expropriation a été conduite pour les très rares familles modestes émiraties louant une villa dans le quartier, les gratifiant d’une compensation financière de 80 000 dirhams, l’équivalent à plus de 17 000€ en plus d’un terrain gracieusement offert afin d’y édifier leur futur maison14. Une fois chassés de leurs domiciles, ces populations pauvres n’avaient pas les ressources suffisantes pour accéder à un logement de
11 Mike Davis, City of Quartz , Los Angeles capitale du futur, La découverte, Paris, 2006. p. 206 12 Données statistiques de l’UAE Statistics. http://www.uaestatistics.gov.ae/ReportPDF/Population%20 Estimates%202006%20-%202010.pdf 13 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009. p. 227. (traduction : Corentin Gallard). 14 Alice Johnson, «The end of Bastakiya». TimeOut Dubai, 2008.
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remplacement, et qui plus est, dans le centre historique de Dubaï. Bien qu’aucun éléments ne permettent aujourd’hui de connaître la trajectoire résidentielle suivie par ces populations une fois leur éviction prononcée, ce processus d’expropriation met bien en avant la stratégie mise en place par le gouvernement pour destituer une population, considérée comme une menace, de son habitat et de son bassin de vie. “Aux logiques habituelles d’invisibilisation des tissus informels (tracés de voies rapide, implantations de barres d’immeubles administratifs, etc.) succèdent aujourd’hui des opérations de destruction totale d’ensembles urbains jugés non conformes aux normes et visions libérales de l’aménagement urbain qui sont celles défendues par les pouvoirs en place.15” Une fois le quar tier vidé, la ville c ommanda à l’architecte Rashad Bukhash un rapport qu’il édita en 2005 afin d’honorer la promesse faite au anglais de sauvegarder le patrimoine de Bastakay’ya. Devant le montant affiché pour ce projet de rénovation à l’échelle d’un quar tier, le Cheikh Mohammed ben Rachid Al-Maktoum, tête de la municipalité et de l’ Émirat, exigea qu’une stratégie de retour sur investissement solide soit mise en place afin d’absorber au mieux ces dépenses. Des travaux de rénovation eurent lieu pour les 55 habitations du quar tier, restaurant les maisons survivantes et reconstruisant les autres d’après des
15 Roman Stadnicki, «Enquête « géophotographique » aux marges des villes du golfe arabique… ou comment dépasser la critique». Carnets de Géographes, 2012, n°4.
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photographies et autres documents d’archives ; bien que quelques détails architecturaux évoquant les cultures arabes se soient immiscés alors qu’ils n’ont jamais existé dans l’architecture initiale du quartier ni dans la culture perse à l’origine de Bastakiy’ya. Pour respecter les stratégies financières émises par le Cheikh, le quartier ne pouvait rester un simple quartier résidentiel. Par recherche de l’intérêt pécuniaire, la fonction principale de lieu de résidence a été supplantée par des espaces commerciaux (boutiques, galeries, restaurants et cafés) sous la pression immobilière et les aspirations touristiques de la municipalité. La reconstruction (3/4 de quartier a été rebâti et le reste fortement réhabilité) de Bastakiy’ya en lieu de consommation culturel à but très lucratif sert alors un troisième enjeu, en plus de l’éviction des immigrés et de la recherche de profit, celui d’une nouvelle visibilité, cette fois ci, historico-culturelle. En effet, Dubaï, cherchant à contrecarrer la critique qui lui est souvent faite d’un ancrage culturel inexistant –ce qui, nous l’avons vu dans l’introduction, est infondé- a trouvé en Bastakiy’ya une réponse efficace et solide. Sa visibilité touristique est aujourd’hui saisissante, le quartier, depuis son ouverture en 2006, est devenu un incontournable dans la liste “des choses à faire” comme l’indiquent les nombreux sites spécialisés (attraction classée n°9 sur 206 par Trip Advisor, n°3 par Skyscanner et au top de la liste du Routard.fr); permettant ainsi de renforcer et d’humaniser l’image de Dubaï au monde en utilisant la stratégie touristique. Profitant des visiteurs à la recherche d’authenticité et d’histoire à Dubaï, la municipalité a donc ouvert deux musées couronnant le quar tier : le musée de Dubaï et le Centre Cheikh Mohammed pour la Compréhension Culturelle. Le premier, inauguré en
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2007 atteint un nombre de visites exponentiel ayant dépassé le million16 en 2013. En plus des quelques vidéos dépeignant l’histoire de Dubaï en sélectionnant attentivement les heures brillantes de la ville17, le musée propose des compositions pit toresques mettant en scène des mannequins de cire mimant la vie dubaïote des pêcheurs de perle. Le second, le SMCCU18 est une institution culturelle dans laquelle le visiteur est invité à partager la culture émiratie dans un cadre éminemment folklorique. Ainsi, sous une tente berbère climatisée les touristes sont invités à vivre la vraie “vie d’un dubaïote19 ” en partageant un “repas traditionnel permettant de faire tomber les barrières entre les gens et les pays afin de sensibiliser les visiteurs aux cultures locales, leurs traditions, leurs coutumes et l’Islam 20 ”. Devant cette critique occidentale faite à Dubaï de ne pas avoir d’histoire et de n’être qu’un paradis libéral, la ville tente de valoriser son riche passé en créant de telles institutions culturelles ayant un impact notoire dans le tourisme local. Cependant, les moyens employés tiennent plus de l’hyperréalité que d’une vérité scientifique. En effet, la culture mise ainsi en scène dans ces musées est emprise de passéisme
16 À titre d’exemple le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris comptabilisait 849 983 de visites pour l’année en 2012. 17 C’est lors de la visite que j’ai effectué au musée, j’ai pu observé tout ce travail de sélection de l’histoire. 18 Sheikh Mohammed Center for Cultural Understanding, en français Centre Cheikh Mohammed pour la Compréhension Culturelle 19 SMCCU, http://www.cultures.ae/ (consulté le 03/10/2014). 20 Op. cit.
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Vue de l’actuel Bastakay’ya. Photo personnelle
Scéance du thé au SMCCU. Thefoodpornographer.com
et ne reflète que faiblement la réalité des dubaïotes. Elle sert donc plus la stratégie marketing de la ville pour des ambitions économiques mondiales qui passent par une mise en spectacle d’elle-même, comme évoqué plus haut. Cette réactivation factice n’est qu’une sélection pointue de l’histoire annulant les vérités pour n’en dévoiler qu’une part, ainsi elle ne devient plus qu’un narratif. “Le passé, constituant fort du narratif, est une matière molle dans laquelle on peut extraire une partie afin de l’utiliser de façon autonome en oubliant son origine. Le passé, par le jeu de la sélection et donc du résidu, devient un pouvoir et le narratif revient à jouer de cette sélection du passé pour l’exacerber et la faire tenir pour unique. 21” Avoir ainsi patrimonialisé Bastakay’ya en réinterprétant son architecture historique par l’ajout de moucharabiehs islamisant ou de musées mettant en scène une culture appartenant aujourd’hui au passé a fait basculer le quartier de la réalité au spectacle hyperréel, de la vie au musée de vie. Cette hyperréalité se joue alors dans l’accumulation de copies empruntées au passé mais avec une perte significative des origines. Dubaï, dans une ambition toujours marchande, qu’elle soit immédiate avec les nombreuses boutiques i m p l a n t é e s d a n s l e n o u ve a u B a s t a k i y ’ ya , o u projectuelle, en soignant son image de marque de ville mondiale, cherche bel et bien à rendre invisible une population d’indésirable. Leur présence dans le centre de Dubaï rappelle à la ville sa réalité démographique
21 ENSAPM, Lexique de projet, Jérusalem entre deux lignes, document non publié, ENSAPM, 2013.
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tout comme les réelles conditions de vie infligées à ces immigrés ; mais vient surtout troubler son désir, sans cesse perfectible, d’image au monde. “La ville d’avant était une œuvre et ce caractère contraste avec l’orientation irréversible vers l’argent, vers le commerce, vers les échanges, vers les produits. En effet, l’œuvre est une valeur d’usage (la ville et la vie urbaine, le temps urbain) et le produit, une valeur d’échange (les espaces achetés et vendus, la consommation des produits, des biens, des lieux, des signes). 22 ” Transformant ainsi Bastakay’ya et ses habitants, ce lieu de vie foisonnant, en un quartier figé dans un temps révolu et animé d’une ville simulée, un blogueur, ancien habitant du quartier s’interroge ses pratiques : «Jusqu’où la ville de Dubaï va-elle aller ? Démolir des quartiers aussi vivants que Bastaky’ya. Nous, les gens d’ici nous n’avons plus l’esprit tranquille. Ils prennent nos terres et nos maisons avec une compensation minime et irréaliste. Dubaï flanque ses propres gens à la porte pour attirer plus de touristes.23» Finalement Bastakiy’ya, avec son projet de rénovation p l us s u b t i l maté r i e l l e m e nt ma i s p l us r a d i c a l e socialement qu’une démolition, n’a t-il pas fait du passé table rase ? Comme l’aurait dit Mike Davis, cette renaissance du quartier n’a t-elle pas eu pour seul objectif de tuer la ville, et de tuer la foule24 ? Mais,
22 Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Economica, Paris, 2009. 23 Dubai Thoughts, “Dubaï Life”, 2008. http://dubaithoughts.blogspot.fr (consulté le 23/12/2013). (traduction :Corentin Gallard). 24 Mike Davis, op. cit. p. 211
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aussi indispensable qu’indésirable, cette foule de migrants est aujourd’hui de plus en plus contenue et surveillée au sein de complexes résidentiels appelés camps de travail.
B/ ÉLOIGNER POUR FAIRE DISPARAîTRE, les camps de travailleurs Si Dubaï est une ville migratoire depuis les XIXe et XXe siècle, c’est dans une dynamique de continuation que la ville accueille aujourd’hui environ 172 nationalités dif férentes. Or avec son rêve de supravisibilité universelle cristallisé dans ces mega-projets, la ville a dû démentiellement accroitre ses besoins en maind’œuvre, devenant alors dépendante de ces 500 000 travailleurs pauvres, dont environ 350 00025 occupent des postes d’ouvriers du bâtiment, venus principalement du sous-continent indien et de l’Asie du Sud-Est. D eva n t c et a f f l u x m a s s i f d’ i m m i g r é s p a u v r e s représentant plus de 65% de la population totale, aucune offre de logements adaptée n’avait été mise en place au départ. Dubaï cherchait, avant le bien-être des classes populaires et l’équité socio-spatiale, à bâtir sa façade au monde, y prônant donc une offre immobilière -de logements et d’hôtels- orientée vers le luxe, et in fine inaccessible aux immigrés les plus pauvres.
25 Human Rights Watch, Building Towers, Cheating Workers: Exploitation of Migrant Construction Workers in the United Arab Emirates, Human Rights Watch, New York, 2006.
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De plus, ces populations étrangères, bien plus que les expatriés occidentaux, constituent une cible d’indésirables pour le gouvernement comme pour les locaux. Majid Al-Alawy, le ministre du travail du Bahreïn a déclaré que devant leur croissance prodigieuse “les travailleurs immigrés constitu[aient] un danger plus grave qu’une bombe atomique”. La faible proportion de natifs résidant sur le territoire des Émirats Arabes Unis (environ 20% seulement) influe sur le sentiment de dépossession de la culture arabo-musulmane des émiratis. L’immigré constitue alors «une figure dominante de l’étranger intrus mais néanmoins utile comme main-d’œuvre captive qu’il faut surveiller et être en mesure d’expulser, soit préventivement soit au terme de son utilisation. 26 » De plus les migrants investissant Dubaï avec l’idée d’ y a ma s s er un e s o m m e im p or t a nte ava nt d e revenir dans leur pays natifs pour y mener une vie meilleure, ne désirent pas s’y installer durablement et ne connaissent pas les pressions du marché immobilier dubaïote. Aussi, devant la prédominance du secteur du bâtiment dans la répartition des emplois d’immigrés 27, les constructeurs, dans un soucis d’efficacité et de rentabilité de cette force de travail, ont rapidement compris qu’il était plus simple de les loger, moyennant une retenue sur leur salaire, plutôt
26 Marc Bernardot, «Camps d’étrangers, foyers de travailleurs, centres d’expulsion: les lieux communs de l’immigré décolonisé», Cultures et Conflits, 2008, n°69. http://conf lits.revues.org/10602 (consulté le 17/10/2013) 27 Environ 65% des immigrés installés à Dubaï travaillent dans le secteur du bâtiment, et 99% des ouvriers du bâtiment exerçant à Dubaï sont des étrangers. Human Rights Watch, Building Towers, Cheating Workers: Exploitation of Migrant Construction Workers in the United Arab Emirates, op. cit.
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que de les laisser dépendant du marché immobilier et des réseaux de mobilité très déséquilibrés. Face à cette peur de l’autre ressentie par les locaux et la logistique complexe de cette masse d’immigrés que doivent gérer les constructeurs, les autorités émiraties et les entreprises intéressées ont commencé à bâtir, dès les années deux mille, des camps de travail servant à contenir et surveiller ces populations indésirables mais indispensables qui construisent la ville tout en en étant dépossédés. Par cette double causalité se dessine bien un désir de mise en invisibilité des travailleurs pauvres du bâtiment. Le parcours qui a mené ces travailleurs principalement indiens et pakistanais jusque dans les vingt-six camps que compte Dubaï est essentiel pour saisir les enjeux d’une telle polarisation spatiale, entre les c ons ommateur s et les faiseur s de la ville. Les entreprises du bâtiment missionnent une agence de recrutement chargée de se déplacer dans les zones propices. Les deux entités négocient au préalable les conditions générales (période d’essai, prise en charge des frais de voyage, frais divers, coût du ser vice). D’après l’un des rares écrits 28 sur le sujet et malgré son ancienneté, les immigrés indiens proviendrait principalement de la région Sud de l’Inde, le Kerala (60% selon l’ambassade), puis la seconde zone d’émigration correspondrait au Penjab
28 Élisabeth Longuenesse, Travailleurs indiens en Oman, TiersMonde, 1985, n°103, pp. 567-582. Bien que l’article date de 1985 et se base sur le cas de l’Oman, le système et ses acteurs sont sensiblement les mêmes ce qui permet de transposer aisément le propos à la ville de Dubaï sans toutefois altérer le propos.
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(située au Nord) ; viendraient ensuite les trois Etats du Sud : le Tamil Nadu, l’Andhra Pradesh et Bombay. Les agences arrivées dans ces régions largement touchées par le chômage rural sont perçues comme une formidable aubaine pour les locaux. Souvent issus d’un jeune couple marié ou étant l’ainé d’une famille dont les parents sont vieillissants, les candidats, exclusivement masculins, désirent rejoindre Dubaï seul, pour quelques mois ou une année tout au plus, laissant leur famille en leur promettant d’envoyer une large partie du salaire perçu. Jouant de leur ignorance -la plupart ne connaissent même pas les Émirats Arabes Unis donc surement pas comment s’organise la traite de immigrés- et de leur pauvreté, les recruteurs leurs promettent des salaires deux à trois fois supérieurs à ceux qu’ils percevront, des vacances comprenant un voyage aller-retour et une liberté dans le contrat signé 29 . Or il n’en est rien, devant l’extrême concurrence, les candidats sont contraints de verser une commission purement illégale à l’une des 1 200 agences (dont seulement quatre cent seraient officiellement reconnues par le ministère du Travail indien et les huit cent autres exerceraient officieusement) les embauchant ; et ce sans compter les frais de voyage (avion, visa, démarc hes diver s es) qui restent très onéreux pour un indien bien qu’ils soient souvent partager entre candidats et futur employeur. Il n’est alors pas rare que le travailleur hypothèque sa maison ou son champ afin de financer cet investissement. Une fois arrivés à Dubaï ces nouveaux travailleurs
29 Ibid.
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découvrent la réalité d’un immigré : la loi de sponsoring appelée la Kafala 3 0 . Venue d’un proc es sus de légitimation d’une tradition ancestrale bédouine de protection et de bienveillance envers les étrangers de passage, ce système de gestion des rapports avec l’immigration prend aujourd’hui une toute autre forme. Pour s’installer, même temporairement, dans l’un des six pays du Golfe (Arabie Saoudite, Koweit, Qatar, Bahrein, Émirats Arabes Unis et Oman) tout étranger, qu’il soit entrepreneur ou ouvrier nonqualifié, a besoin d’un Kalif, c’est-à-dire un sponsor exerçant à la fois le rôle de garant juridique de sa présence sur le territoire ainsi que celui d’intermédiaire avec le bureau de l’immigration. Le Kalif, qui doit impérativement être un citoyen émirati, est alors responsable, aux yeux des autorités administratives, des activités et du comportement de l’immigré. Ce dernier se voit interdire l’acquisition de propriétés en son nom propre (terre, immeuble, moyens de production), l’exercice d’une ou plusieurs activités autre que celle pour laquelle il a été recruté ainsi qu’un changement d’ac tivité ou d’employeur 31. Aujourd’hui, encore floue et non stabilisée, la Kafala est une norme juridique autour de laquelle un halo doctrinal 32 se greffe sous la forme d’un “ensemble de pratiques, d’usages, de façons d’être ou de faire33”. Devant cette confusion, il est donc difficile de
30 Gilbert Beaugé, «La Kafala: un système de gestion transitoire de la main-d’oeuvre et du capital dans les pays du Golfe», Revue européenne des migrations internationales, 1989, n°1. 31 Ibid. p. 112. 32 Ibid. p. 115. 33 Ibid. p. 110.
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distinguer le caractère normal et régulier de certaines pratiques et au c ontraire leurs débordements. Si la Kafala présente les avantages d’un outil de contrôle et de gestion de l’immense masse immigrée aux Émirats Arabes Unis, elle devient parfois un outil de servitude féroce, surtout pour les travailleurs pauvres. Tout d’ab ord parc e que les autorités comprennent ce système comme une relation de service nécessitant une rémunération de la part de l’étranger, qui doit verser à son Kalif jusqu’à trois fois son salaire local. Mais également car le flou juridique entourant la Kafala est utilisée, par les entreprises de construction notamment, pour rendre malléable cette masse immigrée et l’assujettir. En plus de se voir confisquer leurs passeports 34 dès leur arrivée à l’aéroport, les empêchant de quitter le territoire, les kafils 35 menacent les travailleurs les moins productifs ou les plus rebelles d’expulsion immédiate en mettant un terme à leur contrat ; ce qui est tout à fait possible compte tenu de la loi émiratie de lutte contre le chômage prévoyant une éviction directe des étrangers sans exercice professionnel. En p lus de sub ir l’autor ité par fois p es ante de l’employeur, les travailleurs pauvres sont aussi tenus d’obéir à leur kalif, rôle bien souvent endossé par l’employeur lui-même. Ces derniers, dans un souci de contrôle foucaldien, choisissent bien souvent de construire des camps de travailleurs afin de mieux gérer cette masse et notamment leur déplacement domiciletravail. Selon une étude de K.C. Zachariah réalisée
34 Ce qui représente une violation de la loi internationale pour laquelle Human Rights Watch, notamment, se bat rageusement. 35 Qui peuvent gérer individuellement jusqu’à 15 000 étrangers.
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en 2004 pour le magazine indien The Economics and Politics Weekly 36, les travailleurs immigrés seraient environ 47% à résider dans les camps de travailleurs tandis que 26% d’entre eux loueraient une chambre dans un appartement des quartiers pauvres et les 27% restant loueraient un lit dans des chambres pouvant accueillir jusqu’à quinze personnes. Bien que ces chiffres renseignent l’importance du phénomène, il est important de souligner qu’ici la définition comprise de travailleurs immigrés englobe à la fois les travailleurs non-qualifiés (ouvriers) et des postes plus qualifiés (employés) ; et que les camps de travailleurs sont, pour l’heure, un dispositif exclusif au secteur du bâtiment. Si l’entreprise Samsung édifie elle-même ses propres camps, lui garantissant ainsi une discrétion plus importance, d’autres entreprises, surement moins armées économiquement, soumettent cette compétence à des compagnies spécialisées dans la construction d’ensembles résidentiels à partir de modules. Dorçe 37, entreprise turque basée à Ankara, propose une vaste offre de modules préfabriqués – organisables en camp de travailleurs, camp militaire, de réfugiés ou de première urgence 3 8 - via son catalogue en ligne 39 permettant aux constructeurs
36 K.C. Zachariah, B.A. Prakash et S. Irudaya Rajan, “Indian workers in UAE: employment, wages and working conditions. Economic and Political Weekly, 2004, n°36/22. http://www.epw.in/review-labour/indian-workers-uae.html (consulté le 06/05/2014). 37 http://www.dorce.com.tr/ 38 Il convient aussi de préciser que Dorçe possède des succursales spécialisées dans la construction préfabriquée d’écoles, de gymnase, de commissariats, de hangars … 39 http://www.dorce.com.tr/
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de loger leurs employés loin du cœur de la ville à moindre frais. Bien que l’entreprise n’ait jamais achevé de projet à Dubaï, son expertise s’étend sur tout le Moyen-Orient et au delà, construisant jusqu’en Sibérie, au Kazakhstan ou au Gabon, toujours dans des pays en voie de développement ou sous-développés dans lesquelles la préfabrication comme la main-d’œuvre, pour des questions d’efficacité, sont au cœur des systèmes. L’un des supposés derniers camps de travailleurs livrés par Dorçe aux Émirats Arabes Unis fut celui d’Al Mafraq situé en périphérie d’Abu Dhabi, capitale du pays et seconde pôle économique après Dubaï. Bien que ce camp de travailleur ne soit proprement implanté dans le périmètre de la municipalité de Dubaï auquel je m’intéresse, il cristallise de nombreuses enjeux visibles à Dubaï et se révèle être l’un des camps dont l’information est la moins inaccessible. Construit durant l’année 2009 en seulement dix mois, le camp d’Al Mafraq accueille aujourd’hui 26 000 résidents. Situé à la périphérie de la zone industrielle d’Al Mafraq où se trouve de nombreuses industries agroalimentaires (notamment la National Food Products Company), de la construction (béton: Commodore Cement Industries, acier : TECHNO Gr o u p) et d e s us i n e s d e t r a i te m e nt s d e eau x (dessalement et dépollution), le camp s’implante aux marges de l’agglomération et aux portes du désert là où le règne du zoning, très présent aux Émirats Arabes Unis, cherche à dissimuler industries bruyantes et polluantes et population indésirable loin du cœur de la ville. Le centre-ville d’Abu Dhabi se situe à plus de quarante kilomètres de l’ île de Saadiyat, -la désormais célèbre île/hub culturelle sur laquelle interviennent quasi simultanément Frank Gehry, Jean Nouvel, Norman Foster, Tadao Ando et Zaha Hadid 91
pour ériger chacun un musée ; et nécessitant donc pléthore de main-d’œuvre- à cinquante-huit kilomètres, soit un trajet de quarante trois minutes sans trafic. Le camp, comme la zone industrielle dont il fait partie constituent de véritables excroissances du tissu urbain 4 0 en dehors même de la municipalité qui “ t r a d u i s e n t d a n s l ’e s p a c e, d e f a ç o n p r e s q u e caricaturale, la profonde et totale ségrégation qui oppose les nationaux aux étrangers 41”. Il est toutefois intéressant de comprendre, au delà de l’éloignement géographique, les connexions urbaines qu’offre le camp à la ville. Al Mafraq est bordé par deux axes routiers majeurs dans la structure de la ville d’Abu Dhabi et primordiaux à l’échelle du pays et de la région du Golfe : la E22 offrant une alternative à la connexion Abu Dhabi-Dubaï par le littoral puisque celle-ci effectue une boucle dans le désert, rendant certes la distanc e kilométrique plus imp or tante mais permettant d’éviter la congestion automobile ; et la E30 qui se trouve être la connexion Est-Ouest la plus méridionale du pays rejoignant les côtes d’Oman. Sa situation est donc idéale, voire même centrale dans la mesure où elle constitue une véritable entrée de ville. Si la zone industrielle tire profit de cette position stratégique, le camp lui devient invisible pour les voitures qui passent si rapidement et ne s’arrêtent
40 BOURGEY, André. «Les travailleurs étrangers dans les pays arabes du Golfe». Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 1991, n°62. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ remmm_0997-1327_1991_hos_62_1_1477 (consulté le 17/10/2013). 41 Ibid.
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Situation du camp de travailleurs d’Al-Mafraq (en bleu). Google Earth 2014
Camp de travailleurs d’Al-Mafraq. Dorçe
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pas sur ces infrastructures viaires de l’hyper-vitesse42. C et te i nv i s i b i l i té s e j o u e au s s i à l’é c h e l l e d e l’architecture qui cherche à être discrète voire trans parente p our mieux dis simuler c e qu’elle renferme 43. L’architecture de ces camps cherche la neutralité et l’invisibilité ; où même les fenêtres, qui parfois renseignent, par leurs formes et leurs tailles, de l’activité du bâtiment, sont tellement usuelles qu’elles ne se remarquent pas. Il en est de même pour la couleur des dortoirs, ils ne sont pas peints d’un blanc banal car surement trop visible dans le d é s e r t , m a i s d e l a c o u l e u r d e c e d e r n i e r. En plus d’une séparation géographi que, leur s fabricants ont également organisé leur mise à distance visuelle allant jus qu’à une relative invisibilité. Mais ce n’est pas l’éloignement qui est, dans le cas d’Al Mafraq, le point le plus intéressant mais les mécanismes foucaldiens mis en place dans l’architecture même du camp la faisant muter en une architecture de la surveillance. En effet, le camp de travailleur s’inscrit dans une grille urbaine allogène au contexte viaire dessinant un carré parfait lui-même subdivisé en quatre carrés de même taille dont les articulations sont des rondspoints. L’ensemble comprend neuf ronds-points dont trois seulement relient ce tissu insulaire aux axes de circulation majeurs, facilitant ainsi le contrôle des passages et augmentant la surveillance qu’il en est faite.
42 Marc Augé, Non-Lieux, Seuil, 1992. 43 Mike Davis, City of Quartz , Los Angeles capitale du futur, La découverte, Paris, 2006.
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Chaque sous-carré est alors divisé longitudinalement ou transversalement en trois parties égales occupant chacune un programme. Au vu de la forme du bâti et de la présence de nombreuses mosquées, il semblerait que la totalité de l’espace soit résidentiel. Ce zoning et cette forme urbaine empruntée à la grille orthogonale, s e r ve n t , c o m m e l’a d i t Fo u c aul t 4 4 , l e s c h é m a disciplinaire de la ville. La dimension du pouvoir disciplinaire s’incarne néanmoins davantage dans la distribution architecturale de ces ensembles résidentiels d’Al Mafraq. En effet, la composition quasi fractale de l’ensemble urbain se retrouve également dans la disposition intérieure, induite par le système de préfabrication employé par Dorçe. Le camp identifié est composé de blocs-dortoirs de trois étages, disposés de manière à créer un ensemble fermé et hermétique offrant un grand vide central. De hautes barrières ainsi qu’une équipe de gardes et d’agents de sécurité viennent isoler et enfermer le camp, et ce encore plus intensément45 depuis la révélation des conditions de vie de ces travailleurs par Human Rights Watch 46. Le vide alors formé par la disposition des dortoirs est en partie utilisé par un bloc administratif et de services (salle de douche, salle de toilette, réfectoire …) de cinq
44 Michel Foucault, Surveiller et punir: Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975. 45 Dans un échange d’e-mails avec la photographe Matilde Gattoni, cette dernière m’informait du phénomène : “ Par contre si tu as l’intention d’y aller fais très attention, tu seras le seul blanc, la police fait des rondes jour et nuit et voit très mal la présence d’étrangers dans ce quartier.” 46 Laszlo Merveille, “L’esclavage moderne ou le vrai visage de Dubaï”, Le Souffle c’est ma vie, 2012. http://lesoufflecestmavie.unblog.fr (consulté le 06/05/2014)
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étages lui-même adossé à une structure bien plus haute et plus étonnante. Supportée par une étrange structure de treillis métalliques d’une trentaine de mètres, un énième bloc préfabriqué vient dominer par sa hauteur l’ensemble du camp. Bien que rien ne précise qu’il s’agisse véritablement d’un mirador, sa hauteur magistrale, sa centralité et son inscription dans un contexte de camp de travail, portent à croire que cet élément architectural incarne bel et bien une tour de surveillance à dimension panoptique. Comme le soulève Mike Davis dans son étude de Los Angeles, “on constate une tendance sans précédent à combiner l’urbanisme, l’architecture et les dispositifs policiers en une vaste entreprise de sécurité 47 ”. Si Michel Foucault48 comprend l’institution militaire comme le modèle presque idéal des observatoires c’est qu’elle conjugue à la fois l’emboitement spatial et des surveillances hiérarchisées, c’est-à-dire qu’elle n’incarne plus une architecture de la visibilité ou de la surveillance extérieure mais elle offre une possibilité de contrôle intérieur, le camp devient alors “ le diagramme d’un pouvoir qui agit par l’effet d’une visibilité générale 49 “. La présence de cette tour centrale constitue un élément omniprésent de pouvoir que chaque travailleur intègre passivement et qui joue inévitablement sur son comportement. Cette telle hauteur ne permet surement pas aux travailleurs d’identifier une présence dans ce bloc suspendu, ainsi la sur veillance se dématérialise pour devenir omnisciente et invisible.
47 Mike Davis, op. cit. 48 Michel Foucault, op. cit. 49 Ibid. p. 174.
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Contrairement, aux gardes surveillant les entrées sur le camp, la tour dématérialise la notion même de pouvoir en l’incarnant. C’est-à-dire que le pouvoir n’est alors plus cristallisé dans le surveillant mais bel et bien dans l’objet architectural lui-même. Alors, “la surveillance hiérarchisée, continue et fonctionnelle […] doit son importance aux nouvelles mécaniques d e p o u vo i r q u’el l e p o r te ave c s o i. L e p o u vo i r disciplinaire, grâce à elle, devient un système “intégré”, lié de l’intérieur à l’économie et aux fins du dispositif où il s’exerce. Il s’organise aussi comme un pouvoir multiple, automatique et anonyme 50 ”. En plus d’être épié sur leur lieu d’habitation par une police privée, cette surveillance s’internalise dans les consciences de chaque homme pour ainsi se sédimenter dans les esprits et obtenir un travail plus efficace. Si le flou savamment entretenu autour de ces forteresses occupées par des travailleurs pauvres est révélateur de ce désir d’invisibilité, il ne permet cependant pas de comprendre l’organisation de ces camps, leur histoire et leur fonctionnement. C’est donc principalement en m’appuyant sur les précieux témoignages recueillis par l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch et quelques journalistes indépendants ayant publiés que je tenterai de rendre compte des conditions de vie des travailleurs. Le travail d’enquêtes mené par Human Rights
50 Ibid. p.179
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Watch 51 dans un rapport de 2006 a ouvert les yeux du monde sur les réelles conditions de vie de ces immigrés résidant dans ce qui semble être le plus grand camp de travail de Dubaï, celui de Sonapur 52 qui accueillait environ 50 000 travailleurs en 2006, chiffre ayant sensiblement augmenté depuis 53, sans toutefois pouvoir avancer de chiffre précis, compte tenu de l’opacité entretenu par la municipalité. Pour un salaire d’environ 1 000 dirhams (soit 200€, ce qui est tout de même deux à cinq fois plus important que dans leur pays d’émigration) dont 160 seront retenus pour le logement et la nourriture, les ouvriers se lèvent à 04h30 du matin pour vite se rendre sur le parking du camp afin de prendre des navettes. Après avoir effectuées un ramassage des camps de travailleurs alentours, les navettes transportent ces travailleurs dans des chantiers souvent situés au cœur de Dubaï, soit à environ une quarantaine de kilomètres des camps. Suite à une pause légale (bien que peu respectée car les employeurs préfèrent payer l’amende plutôt que de perdre en productivité) de 12h30 à 16h30 expliquée par la chaleur harassante pouvant atteindre jusqu’à 50°C en plein été, les ouvriers reprennent le travail pour rentrer au camp vers 21h00 après une
51 Human Rights Watch, Building Towers, Cheating Workers: Exploitation of Migrant Construction Workers in the United Arab Emirates, Human Rights Watch, New York, 2006. 52 Que j’ai trop approximativement localisé pour pouvoir judicieusement analyser son rapport à la ville. 53 Human Rights Watch, Building Towers, Cheating Workers: Exploitation of Migrant Construction Workers in the United Arab Emirates, op. cit.
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Groupe de travailleurs attendant des navettes. EPA
Camp de travailleurs de Sonapur. Jonas Bendiksen
Ci-après: compositon de photographie de Bartek Langer (gauche) et Tawhid al-Rahman (droite)
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journée d’une douzaine d’heures54. L’extrême difficulté de la nature du travail, les conditions climatiques et le rythme effréné de celui-ci se soldent pas une fatigue excessive des travailleurs, l’un d’eux parle de lui comme d’un engin mécanique à produire du travail : “ Je travaille toute la journée et la nuit je rentre dormir dans cette petit chambre sur-occupée. J’ai l’impression d’avoir été transformé en machine qui travaille la journée et que l’on range dans sa boîte la nuit 55 ”. O r, un e fo i s re d ir i g és ver s l eur s li eux d e v i e, les travailleurs se retrouvent entassés à parfois plus de huit ouvriers dans une chambre-dor toir d’environ 10m2. Les lits superposés de 3 à 4 étages représentent les seuls éléments de mobilier dans les chambres dans lesquelles les habitants dinent, d or ment et pa s s e la p lupar t de leur s s oirées. En reprenant les informations des surfaces bâtis (64 192 m2) et du nombre de résidents (26 000) fournit par Dorçe pour le camp de travailleur d’Al Mafraq, on obtient une sur face par habitant d’à peine 2,5 m2 par personne. Chiffre surement évalué à la hausse compte tenu de la surface totale bâtie qui inclue les entités administratives et la tour. En outre, la surpopulation n’est pas la seule souffrance endurée par ces immigrés. Si l’espace relatif à l’hygiène et la restauration sont situés dans un tiers bâtiment sur le camp d’Al Mafraq, le rapport de Human Rights Watch relatif au camp de Sonapur révèle que
54 Laszlo Merveille, “L’esclavage moderne ou le vrai visage de Dubaï”, Le Souffle c’est ma vie, 2012. http://lesouff lecestmavie.unblog.fr (consulté le 06/05/2014). 55 Wafa Issa, “Naif box spaces offer solace to workers”, Gulf News, 2008. p. 3. (traduction : Corentin Gallard).
Ci-contre: travailleur au camp de Sonapur.
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ces mêmes espaces sont situés à l’extérieur, sans cloison, et qu’ils sont dans un état frôlant l’insalubrité. Aussi dans le paysage quotidien de ces hommes réduit à une extrême pénibilité du travail et à des conditions de vie fétides, le vendredi, jour de repos général, devient leur espace de –relative- liberté. Un article de Sunita Menon 56 cherche à comprendre de quoi cette journée de repos est faite pour des travailleurs si éloignés de leurs familles et de leurs traditions. En effet, le vendredi constitue pour beaucoup d’entre eux l’opportunité de se reposer de cette semaine harassante. Sonapur se transforme ainsi en un quartier indien ou les ouvriers jouent au cricket, préparent de la nourriture indienne ou se rendent dans les boutiques de transfert d’argent pour envoyer une partie (souvent la moitié) de leur salaire à leur famille. Leur vie semble en suspend et complètement isolée et exclue du rêve dubaïote qu’ils bâtissent pourtant tous les jour, une sorte de vie insulaire 57. La grande majorité d’entre eux restent sur le camp ou aux abords de celui-ci, premièrement parce qu’ils se sentent en sécurité car ils sont entre eux, membres d’une communauté. En effet, le système de la kafala, leur activité professionnelle supervisée par un étranger tout comme leur sur veillance sur les camps, les poussent généralement à envisager l’étranger comme un dominant. Outre la fatigue et l’insécurité d’autres
56 Sunita Menon, “Weekends far away from home”. Gulf News, 2009. http://gulfnews.com/weekends-far-away-from-home-1.168809 (consulté le 06/05/2014). 57 Loc. cit.
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facteurs expliquent cette attitude des travailleurs à rester au camp et donc à déserter le cœur actif de la ville vers laquelle ils ont pourtant immigré. Malgré la proximité des grands axes amenant au centre de Dubaï, la mobilité de ces travailleurs est d’un côté entravée par leur pauvreté ne leur permettant pas de posséder une voiture et de l’autre par une politique d’exclusivité liée au transport en commun. En effet, la municipalité a préféré développer une ligne de métro drainant son littoral déjà saturé en transport plutôt que d’amplifier une politique égalitaire tendant à désenclaver ces zones invisibles aux marges de la ville. O utre les c ontraintes for tes sur la mobilité de ces immigrés engendrées par le gouvernement, ces derniers ne trouvent pas, nous le verrons, de véritables lieux d’accueil dans le centre-ville de Dubaï sur tout lié au luxe et à la consommation de bien et de ser vices haut-de-gamme. Enfin, un phénomène symptomatique et grandissant est de plus en plus utilisé par le gouvernement et les constructeurs face à la déferlante médiatique qui a accompagnée la publication de ce rapport de Human Rights Watch, dénonçant sévèrement les conditions de vie inhumaines et le travail, proche de l’esclavagisme 58 , endurés par ces immigrés. Le gouvernement émirati a rapidement réagi en mettant en place une stratégie permettant à la fois d’améliorer les conditions de vie des immigrés tout en les rendant encore plus invisibles. La ville construit aujourd’hui des camps préfabriqués encore plus vastes, bien plus propres et plus équipés que les précédents. Situés hors des limites de la ville et à plus de soixante km de son cœur, ces nouvelles structures offrent désormais aux travailleurs pauvres les équipements de vraies petites villes: restaurants, banques, centres médicaux,
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58 Terme employé ici en référence aux nombreux articles et rapport d’ONG défendant l’utilisation de celui-ci.
commerces, mini-malls 59 … Ces nouveaux camps deviennent alors de véritables institutions totales, c’est-à-dire “un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde ex térieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. 60 ” ; mettant définitivement fin à la mixité ethnique mais surtout sociale dans la ville-centre. Il s’agit, d’après moi, d’une réponse intéressante à court terme dans l’amélioration du bienêtre de ces populations, mais qui laisse entrevoir un véritable danger social pour Dubaï en cherchant à tout prix à rendre invisible ces population et en affirmant de plus en plus le désir d’une société polarisée. Derrière les paillettes et le luxe, la vie de ces travailleurs migrants offre une image bien moins attirante - celle de l’exploitation salariale, de l’endettement mais également des recruteurs sans scrupules et des conditions de travail et de vie périlleuses au point d’être pour certains mortelles ; ainsi la ville de Dubaï et ce faste qu’ils construisent au jour le jour leur est privé d’accès et ne représentent finalement qu’une image distante.
59 Conrad Egbert, «Dubai to build $8m labour camp». Arabian Business, 2007. http://www.arabianbusiness.com/dubai-build-8mlabour-camp-126201.html (consulté le 07/08/2014) 60 Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Ed. de Minuit, Paris, 1979. p. 41
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c/ CONTRÔLER L’ACCÈS À LA VILLE S’il ne s’agit pas ici de comprendre finement les enjeux de polarisation sociale ni ceux relatifs à la redéfinition de l’espace public et des échanges sociaux, ces perspectives sont toutefois nécessaires afin de saisir les signaux faibles d’un accès restreint de ces migrants à la ville et donc d’une probable mise en danger du droit à la ville. Comme figuré précédemment les autorités dubaïotes tenues par la dynastie régnante des Al-Maktoum ont mis en plac e des méc anismes de mise en invisibilité d’une partie de sa population habitante. D’un côté elles tentent d’évincer les populations immigrées, pour tant installées depuis quelques décennies, du cœur littoral de la ville et l’autre elles cherchent à les éloigner pour mieux les contenir. La cause d’une telle ségrégation ethno-spatiale est à chercher dans la réception que les locaux se font de ces gigantesques masses immigrées qui ont participés au quasi doublement de la population des Émirats Arabes Unis de 2005 à 2009 61. A Dubaï, 88,6% 62 de la population résidente est issue de l’immigration, dont
61 La population totale du pays est passée de 4 148 883 à 7 718 319 habitants de 2005 à 2009. Chiffres 2010 de la World Data Bank, Banque Mondiale. http://donnees.banquemondiale.org/pays/emirats-arabes-unis 62 Données statistiques de l’UAE Statistics. http://www.uaestatistics.gov.ae/ReportPDF/Population%20 Estimates%202006%20-%202010.pdf
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environ 65% 63 d’immigrés venus du sous-continent indien. Cette sous-représentation très prononcée des natifs dans la population dubaïote tout comme la très grande ouverture de la ville sur le monde fait naître chez une grande majorité de la population un sentiment de malaise identitaire 64 engendrant, nous l’avons vu, cette invisibilité instaurée par les autorités et applaudie par les locaux. Or une partie des natifs expriment eux-mêmes leur désagrément envers ces travailleurs immigrés, “perçus comme une réelle menace pour la sécurité, et des dubaïotes et des touristes 65”,en adoptant des comportements d e rej et et d e re p l i v i s - à -v i s d e c es d er n i er s. Le marché du travail, très fortement hiérarchisé aux Émirats Arabes Unis, est une des causes d’une xénophobie prégnante qui les rejette. En effet, tous les secteurs professionnels ou les secteurs d’activité sont marqués par une racialisation 6 6 entrainant une distinction nette entre un marché primaire et secondaire c’est-à-dire “un secteur primaire, contenant les emplois les mieux payés, les plus stables, offrant par ailleurs des perspectives de carrière intéressantes
63 Ce chiffre, invérifiable auprès du ministère de l’immigration et de différents instituts statistiques mondiaux, est donc une estimation découlant du croisement de plusieurs articles. 64 La relation apparemment paradoxale de cette population native au désir de mondialité et à la volonté de préserver une identité nationale ne sera pas ici discutée, bien qu’elle joue un rôle notable dans le dessein de la ville. 65 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009. p. 230. 66 Rebecca Goldthorpe (Center of Ethnicity and Racism Studies), Racialisation in the United Arab Emirates, CERS, 2012.
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et un secteur secondaire, contenant les emplois généralement peu rémunérés, instables et par ailleurs peu attrayants.67 ”. Cette compartimentation entre des emplois qualifiés et attractifs et d’autres éreintants et peu valorisants correspondent à deux populations bien distinctes, différenciables par leur appartenance ethnique. Ainsi, grâce une politique affichée de préférence nationale, les émiratis sont plus susceptibles d’occuper des postes dans le secteur public ou l’administration avec un salaire survalorisé, viennent ensuite les expatriés occidentaux qui travaillent souvent pour de grands groupes internationaux en qualité de cadres supérieurs. Ceux-ci se partagent les offres du marché primaire de l’emploi. Plus bas dans la hiérarchie se trouvent les arabes ou perses (libanais, égyptiens, iraniens …) qui tiennent, pour la plupart, des commerces ou des petites affaires. Ensuite, les travailleurs asiatiques : les philippins se partagent le secteur de la restauration, les indopakistanais celui de la construction et cer tains d’entre eux sont chauffeurs de taxi, les indonésiens et malaisiens travaillent dans des salons de manucures quand les éthiopiens sont souvent domestiques. Cette racialisation du marché du travail est revendiquée dans les annonces d’emploi qui, pour la plupart, stipulent l’ethnie envisagée et non les compétences recherchées. Aux Émirats Arabes Unis, le marché du travail est régulé, non pas en fonction de qualifications ou de l’expérience mais de l’origine des candidats. Dans cette société si ethniquement structurée, chaque peuple est ainsi associé à un secteur d’activité et ses
67 Peter Doeringer et Michael Piore, Internal Labor Markets and Manpower Adjustment, Heath Lexington, London, 1980.
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traits caractéristiques. Advient alors une xénophobie ordinaire envers ces immigrés du sous-continent indien perçus comme sales, sans savoir-vivre et non éduqués. Ghaith Abdul-Ahad, journaliste au Guardian, reporte le désir des locaux de ne “jamais s’asseoir à côté des indiens et pakistanais [dans les transports], ils sentent si mauvais” à travers plusieurs entretiens effectués à Dubaï68. Un tel rejet est également reporté au sein même de certains centres commerciaux ; les clientes émiraties et musulmanes de ces malls acceptent difficilement la présence de ces étrangers célibataires et ressentent cela comme une menace et une atteinte à leur intégrité religieuse. Ces comportements culturellement différents mais jugés comme irrespectueux et marginaux servent ce racisme ordinaire et permettent une stigmatisation s’étendant à toute cette communauté immigrée. L’un des autres marqueurs de ce racisme ambiant est un mécanisme de repli des locaux sur eux-mêmes afin de prévenir leur sentiment de dépossession culturelle devant cette masse immigrée tout en préservant leur communauté locale. Bien que de nombreux autres facteurs d’échelle surtout globaux permettent d’expliquer l’essor des gated communities à Dubaï, il convient tout de même de lire le succès de ces nouvelles formes d’habiter à l’aune de ce repli identitaire territorialisé. En effet, depuis les années deux mille, Dubaï offre de plus en plus de quartiers résidentiels sécurisés développés sur le modèle américain des gated
68 Ghaith Abdul-Ahad. “ ‘We need slaves to build monuments’ “. The Guardian, 2008. http://www.theguardian.com/world/2008/oct/08/middleeast. construction (consulté le 07/08/2014).
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Situation de Jumeirah Islands. Google Earth 2014
Jumeirah Islands. Andrew McLeish
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communities. Isolés du tissu urbain alentour, leur accès est exclusivement réservée aux résidents et personnes autorisés par ceux- ci grâce à un système de gardiennage et de vidéosurveillance déshumanisé dans lequel le contact humain est soigneusement évité et relayé par des capteurs 69. Si les premières gated communities de Dubaï ne constituaient qu’un regroupement de quelques maisons, c’est aujourd’hui des villes entières qui se constituent en accueillant plusieurs commodités significatives dont des écoles et des centres commerciaux et même des mosquées, comme le récent projet Emirates Hills70 achevé en 2003. Le caractère privé de ces villes, possédant leur propre règlement s’établissant au dessus des lois nationales et universelles pour en créer de nouvelles, entraîne, de fait, une forte homogénéité sociale et un entre-soi qui sont au cœur même du système des gated communities. Eric Charmes71, en développant son concept de clubbisation des espaces périurbains, affirme que le lieu de résidence, quand il est périurbain, est moins choisi selon l’affect que dans une veine consumériste. C’est-à-dire que dans ce rapport marchand, le lieu de résidence offre un panier de biens et de services (golf,
69 Teresa Caldeira, City of Walls - Crime, Segregation, & Citizenship in San Paulo, University of California Press, Oakland, 2001. 70 Il est également intéressant de noter la sémantique des noms donnés à ces gated communities, renvoyant beaucoup plus au langage architectural et ses modes de vie (Arabian Ranches) ou au langage paysager ( Jumeirah Islands, Emirates Hills (évoquant également la célèbre ville de Beverly Hills près de Los Angeles), The Lakes …) qu’à un ancrage local de ses entités insulaires sécurisées. 71 Éric Charmes, La vie périurbaine face à la menace des gated communities, L’Harmattan, Paris, 2005. Éric Charmes, La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, PUF, Paris, 2011.
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piscine, école, mosquée, supermarchés, gardiennage, aide menagère …) correspondant à une demande -les futurs résidents- possédant des capacités de financement suffisantes. Cette adéquation entre l’offre et la demande fait se rencontrer dans ces mêmes espaces des personnes aux mêmes envies et aux mêmes moyens, entrainant donc une ségrégation financière et a fortiori une homogénéité sociale forte. De plus, si Dubaï est un espace social où la hiérarchie de classe coïncide avec une hiérarchie ethnique, ces espaces résidentiels sécurisés deviennent donc de véritables forteresses de préservation d’une identité culturelle et ethnique, un dernier rempart devant l’altérité. Or, si les immigrés sont destitués de leur ville et les locaux se retranchent dans leurs îles, loin de celle-ci, quelle est la place de l’espace public, temps social du regard, de l’échange et de l’estime ? Si Dubaï est une ville ancestrale, son urbanisation récente s’est produite de façon soudaine suite à l’explosion démographique de sa population, entrainant un vaste zoning urbain partagé entre des zones résidentielles, de loisirs et commerciales, d’échanges et d’exportation, d’économie et d’entreprises. Encore plus depuis la nomination de Dubaï comme ville-hôte de l’exposition universelle de 2020, la ville développe dans son plan d’urbanisme 2020 cette idée d’une
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ville composée d’îlots urbains72 jouant sur le zoning fonctionnel, subtilement renommés clusters. Conçus isolement comme des insularités enclavées, ces clusters d’activités se connectent entre eux par un réseau routier parfois surdimensionné vecteur, certes d’une fluidité automobile mais fonctionnant également comme une rupture pour les piétons de Dubaï. Ce zoning fonctionnel, processus de sectorisation des activités, entraine une désolidarisation des espaces de la ville, le tout étant souligné par ces autoroutes urbaines hac hant tout lien de petite éc helle 7 3 . En mettant en place un urbanisme morcelé et pensé pour l’automobile, Dubaï s’est vite délaissé de la question de l’espace public jusqu’à entretenir, aujourd’hui, un rapport ambiguë à celui-ci. Théâtralisés (les plus grandes fontaines du monde ceinturant la Burj Khalifa et son mall attenant), décoratifs (les abords plantés des échangeurs routiers) ou privatisés (la plupart des plages dubaïotes), l’espace public, comme temps, a minima, social de l’observation et du rassemblement, a muté pour s’incarner partiellement dans ces nouveaux espaces publics globalisés, les malls. En dressant un parallèle avec Los Angeles analysé par Mike Davis, on
72 Certains d’entre eux sont des zones franches qui possèdent leurs propres lois fiscales leur permettant un développement local de firmes transnationales. La première du Moyen-Orient fut celle du port dubaïote de Jebel Ali créée en 1980. François Bost, “Les zones franches, interfaces de la mondialisation”. Annales de géographie, 2007, n°65. Brigitte Dumortier, “Développement économique et contournement du droit : les zones franches de la rive arabe du golfe Persique”. Annales de géographie, 2007, n°658. 73 Issa, “Dubaï, entre marginalisation urbaine et zoning fonctionnel”. Urban Planet Info, 2013. http://urbanplanet.info/ urbanism/dubai-entre-marginalisation-urbaine-et-zoningfonctionnel/ (consulté le 01/12/2014).
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s’aperçoit que Dubaï, comme la ville américaine sont “systématiquement évidée[s] de [leurs] espaces publics au profit d’espaces spéculatifs regroupés au centre où chaque activité a son espace monofonctionnel74.” Le c limat rude de la ville dépas sant aisément 35°C durant les six mois de l’année allant de mai à octobre ainsi que l’urbanisme autoroutier qui, en plus de desservir les malls, les placent au centre des déplacement fréquents ; participent du développement d e c e s e s p a c e s a u x a m b i t i o n s p u b l i q u e s75. Si Dubaï compte environ soixante-dix-sept centres commerciaux dont huit aujourd’hui en construction, le Dubai Mall reste le plus important avec ces cent douze hectares (1,12 millions de m2) de surface et ses soixante-cinq millions de visiteurs annuels76 . En plus de servir une ambition de promotion de Dubaï comme ville commerçante à travers l’organisation d’évènements à forte attraction touristique comme le Dubai Shopping Festival, Dubaï a indubitablement déplacé sa vie sociale au cœur des malls, privatisant ainsi peu à peu la ville de sa vie publique77 dans ces nouvelles cathédrales de la consommation78 tout en devenant de véritables lieux de vie sociale à forte
74 Mike Davis, City of Quartz , Los Angeles capitale du futur, La découverte, Paris, 2006. p. 206. 75 Catherine Liber, Ville-Monde: Abou Dabi (1), diffusée le dimanche 26 mai 2013 à 15h, France Culture. 76 Contre 7 millions pour la Tour Eiffel ou 12 millions pour le centre commercial O’Parinor d’Aulnay-sous-Bois 77 Entretien avec Philippe Oudard, artiste-photographe, le 5 décembre 2013, ENSAPM, Paris. 78 George Ritzer, Enchanting a Disenchanted World: Revolutionizing the Means of Consumption, SAGE Publications, Thousand Oaks, 2004.
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publicisation79. Climatisés et lumineux, ils permettent d’échapper aux désagréments de la ville tout en restant des lieux de promenade et de flânerie pour tous les usagers et offrent notamment à toute une partie de la jeunesse dubaïote 80 de s’affranchir partiellement des règles religieuses lourdes appliquées au sein du foyer familial 81. Ces espaces semi-privés recèlent des pratiques similaires à celles peuplant l’espace public : les jeunes viennent draguer 82, les cadres s’y rencontrent pour travailler et la population vient s’y détendre ou flâner. Ce transfert des pratiques publiques vers un espace semi-privé 83 semble lui-même incité par le faste décorum que le Mercato Shopping Mall a institué en composant un pastiche hyperréel à partir du vocabulaire formel du Paris du XIXe siècle (avec notamment un rappel à la verrière du Grand Palais) et des bâtiments toscans du Ponte Vecchio de Florence (notamment les “façades” des boutiques). S’observe donc une affirmation architecturale de cette dimension publique de l’espace avec la perpétuation du langage de la rue au sein de ces espaces marchands clos. Avec l’ouverture, au début des années deux mille, de centre commerciaux toujours performants et rentables comme le Dubai Mall (2009), le Mall of the Emirates
79 Jürgen Habermas, Espace Public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997. 80 Les 15-30 ans représentent 33% de la structure démographique. Données statistiques de l’UAE Statistics. 81 Laure Assaf, «Espaces vécus et imaginés des rencontres amoureuses aux Émirats arabes unis», ÉchoGéo, 2013. http://echogeo.revues.org/13538 (consulté le 08/08/2014). 82 Ibid. 83 Catherine Liber, op. cit.
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IntĂŠrieur du Mercato Shopping Mall. Danibak.blogspot.fr
Le Dubai Aquariul attenant au Dubai Mall. Thedubaimall.com
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(2005) ou encore le Mall of The World dont le projet à été annoncé en juillet 2014, Dubaï ne cherche plus seulement à construire une nouvelle forme d’espace public consumériste mais à en transcender sa figure même pour en faire un espac e total. Les nouveaux malls dubaïotes empruntent de plus en plus le langage de la superlativité énoncée en première partie afin de se convertir en lieu du spectacle, grâce notamment à leur dimension superlative. Le Mall of the Emirates est célèbre dans le monde entier depuis que l’édifice accueille une station de ski indoor tout comme le Dubai Mall qui, dès son ouverture, a fait ériger l’un des plus grands aquariums du monde, une patinoire olympique ainsi que d’impressionnantes chutes d’eaux. À cela s’ajoute également une dimension culturelle assez récemment intégrée à la logique des malls dubaïotes. Le rez-de-chausée de l’atrium du Dubai Mall est, par exemple, exclusivement reservé à des évènements culturels : une exposition du squelette du Diplodocus Longus, celle des reproductions de 12 machines de Leonardo da Vinci, une installation de l’artiste dubaïote Mattar Bin Lahej ou encore la Fashion Week de Dubaï. Aussi, cette dimension culturelle se cristallise parfois dans l’architeture même du mall, toute comme le Madinat Souq, remarquable pastiche historiciste du quartier avoisinant de Bastakay’ya. L’attraction provoquée par cette forme d’espace total de consommation touche, en plus des nombreux touristes 84, toutes les populations vivant à Dubaï. Le
84 Dubaï a accueilli 11 millions de touristes en 2013, à titre comparatif, 12 millions de sont rendus à Rome durant la même année. Données statistiques Planetoscope/OMT (Organisation mondiale du tourisme).
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centre commercial est l’espace ultime et hybride de l’entertainement où tous les lieux de la socialisation (cafés, espaces lounge, allées) de loisirs (ski, patinoire, aquarium) et de shopping sont autant d’attracteurs globaux de consommation restant les seuls capables d’offrir une hétérogénéité sociale et ethnique des usagers. Ces cathédrales de la consommation deviennent donc les seuls espaces de visibilité de toute une frange de la population normalement invisible, les immigrés du sous-continent indien, s’y rendant difficilement le week-end. Cet espace devient donc un temps social de rencontre. Or, depuis le début des années deux mille dix, ces mêmes centres commerciaux et leurs ambitions spectaculaires, devenus parfois de vrais incubateurs s o c iaux fac e à l’avèn em ent d u zo n in g s o c ia l, commencent à prendre des mesures plus ou moins avouées afin d’évincer ces mêmes populations immigrés de leurs murs. Ce processus ségrégationniste transforme ces semblant d’espaces publics globalisés en enclaves de consommation socialement homogènes. De plus, en plus, les centres commerciaux marquent leur exclusivisme en se spécialisant toujours plus dans le luxe 85. Devant l’aspect privatif de ces espaces et le luxe flamboyant affiché par la plupart de ces zones marchandes, les travailleurs immigrés ne se sentent pas vraiment en adéquation avec ces lieux et préfèrent ainsi les éviter car ils ne sont pas pour eux. C’est donc l’image fastueuse du bâtiment et de ses boutiques qui se
85 Auteur inconnu, «Luxury sector drives visitor numbers in Dubai». Breaking Travel News, 2014. http://www.breakingtravelnews.com/news/article/luxury-sectordrives-visitor-numbers-in-dubai/ (consulté le 07/01/2014).
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posent comme frein à la libre circulation des travailleurs pauvres. L’extravagance et le luxe caractéristiques de ces méga-projets jouent tellement bien leur rôle de dif fuseur d’ultra-modernité qu’elles agissent également comme une barrière psychologique 86 chez la plupart des immigrés. On ne peut d’ailleurs entrer dans le Burj Al-Arab qu’en déboursant une somme ou seulement munit d’une réservation dans l’un des bars ou restaurants de l’établissement. De plus, ces luxueux malls ne sont quasiment ac c es sibles qu’en voiture et les trans p or ts en commun les évitent souvent. Ils sont situés près des poches de richesses (gated communities ou centre financier). Les malls de Deira City Center ou de Madinat Humeirah sont par exemple encerclés d’autoroutes à plus de sept voies, ce qui rend leur accès impossible aux piétons. Il s’agit donc d’une mise à distance géographique engendrant une inégalité d’accès et a fortiori une ségrégation sociale. Si ces stratégies ne visent pas clairement les immigrés et peuvent être comprises comme des externalités négatives d’un développement commercial, certaines pratiques cherchent incontestablement à réduire la visibilité de ces populations au sein de leurs centres commerciaux. Depuis quelques années, beaucoup d’interdictions viennent institutionnaliser le sentiment que ces espaces ne sont “pas pour eux”. Un article de Essam Al-Ghalib paru dans le National UAE87 rapporte
86 Yasser Elsheshtawy, Dubai, behind an urban spectacle, Routledge, Londres, 2009. p. 214. 87 Essam Al Ghalib, “Mall bans labourers on evenings and weekends”. The National UAE, 2009. http://www.thenational.ae/news/uae-news/mall-bans-labourers-onevenings-and-weekends (consulté le 07/08/14).
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que les travailleurs asiatiques ont vu leur droit d’accès au mall de Al-Bawadi, et bien d’autres à travers les Émirats Arabes Unis, interdit suite aux plaintes de certaines femmes religieuses jugeant les comportements des travailleurs asiatiques “irrespectueux, dégoutants et anormaux.88” Face au modèle de l’immigré célibataire s’oppose celui de la famille religieuse locale ; le directeur marketing du mall, Khalid Shraim, essaie de “maintenir la qualité [du] centre commercial pour permettre une expérience familiale du shopping […] malheureusement les travailleurs ne savent pas ce qu’est un comportement approprié et ce qui n’en ait pas un, tout ça vient d’un manque d’éducation. 89 ” Surement pour éviter toutes critiques relative à du racisme, Khalid Shraim précise que l’accès ne leur est pas interdit mais limité puisque ces immigrés peuvent ac c éder, uniquement c er tains jours à certaines heures excluant le weekend, au mall par l’entrée dérobée située derrière le bâtiment. C’est alors le caractère éminemment privé du lieu qui prime. Bien que cer tains centres commerciaux puissent, grâce aux pratiques publiques relevées et à leur ouverture “sociale”, s’apparenter à un espace public, la figure du mall reste néanmoins une enclave privée à but lucratif 90, car propriété d’un investisseur. Pour pérenniser cette distinction socio-culturelle entre classes somptuaires et travailleurs immigrés jusque dans les espaces marchands, les investisseurs réfléchissent aujourd’hui à de nouveaux dispositifs radicaux. Tout comme les camps de travailleurs qui
88 Ibid. (traduction : Corentin Gallard). 89 Ibid. (traduction : Corentin Gallard). 90 Mike Davis, op. cit., p. 208.
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servent à grouper les travailleurs en les ségrégant et les coupant de la vie publique, de nouveaux projets de centre commerciaux à destination des travailleurs immigrés sont en construction afin de satisfaire leurs besoins de consommation tout en affirmant plus encore ce désir de les regrouper pour les éloigner et ainsi mieux les rendre invisibles. Si les citoyens dubaïotes voient en cette impressionnante masse de travailleurs immigrés une menace directe pour leur intégrité religieuse et citoyenne et leur identité nationale, cette menace s’est depuis longtemps mutée en une xénophobie criante qui s’est cristallisée dans le territoire de la ville par une ségrégation ethnique, sociale et spatiale. L a v ill e c h er c h e a l or s à ré duire l eur v i s i b ili té d a n s l e p ay s a g e u r b a i n , t o u t d ’a b o r d e n l e s destituant des quar tiers centraux et historiques de Dubaï puis en les regroupant dans des entités c l o s e s e t g é r é e s , l e s c a m p s d e t r ava i l l e u r s . Mais leur accès à la ville et à la vie publique établis notamment dans les centres commerciaux91 leur est de plus en plus restreint avec un renforcement des conditions d’accès et une spécialisation sociale de ces espaces. S’ils n’ont pas leur droit à cette ville, haute et brillante, eux vivent dans celle de la périphérie, basse et invisible92. Ces faiseurs de ville n’ont alors pas accès à l’objet qu’ils façonnent au quotidien et qui a couté la vie à près de 880 ouvriers93. Ils habitent une ville au service d’une autre.
91 Catherine Liber, op. cit. 92 Fritz Lang, Metropolis, 1927. [153min] 93 HUMAN RIGHTS WATCH. Building Towers, Cheating Workers: Exploitation of Migrant Construction Workers in the United Arab Emirates, Human Rights Watch, New York, 2006.
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Si “le droit à la ville ne se réduit pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville : c’est le droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher”, c’est surement pour cela que de plus en plus de mouvements contestataires s’observent dans la région et notamment une symbolique et importante grève menée par les ouvriers de la tour Burj Khalifa en 2006. Excédés par leurs conditions de vie misérables et leurs faibles salaires près de 2500 travailleurs ont pris part à la plus grande émeute de l’histoire de Émirats Arabes Unis en affrontant leurs employeurs et la police locale causant près d’un million de dollars de dégâts en saccageant les bureaux et en détruisant les véhicules de chantier. Dubaï incarne, dernière sa façade brillante, la vibrante lutte contre un système dont la prospérité repose sur le travail presque forcé d’une armée de travailleurs. Plus qu’un sentiment de dépossession culturelle, Dubaï, en instituant une ségrégation si totale et sévère, ne cherche-t- elle pas plutôt à dissimuler et contrôler les ex ternalités négatives d’une mondialisation qui la dépasse ? Ce quasi abandon de soi dont Dubaï semble être une victime consentante ne traduit-il pas une maîtrise trop sommaire et fragile d’un mouvement trop rapide et dévastateur qu’est la mondialisation ; en cherchant, derrière son faste et sa démesure, à en déguiser les fissures ou du moins les contreforts d’une façade trop somptueuse?
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conclusion
Petit village de pêcheurs de perles rapidement devenu centre de redistribution commerciale à l’échelle mondiale dès le XVIe siècle, la découverte et l’exploitation des ressources pétrolières dès 1966 ont offert à Dubaï une expansion économique, démographique et urbaine soudaine et démesurée. Pour asseoir sa position de carrefour planétaire et pérenniser ce processus historique, Dubaï a peu à peu manifesté son désir de faire partie des grands réseaux de la mondialisation. D’abord en modernisant ses infrastructures d’échanges puis, à partir des années deux mille, en développant une stratégie de supravisibilité. L’architecture et l’urbanisme ser vent alors cette a m b i t i o n e n n e d eve n a n t p l u s s i m p l e m e n t l a manifestation matérielle d’un besoin et d’une fonction mais en la transcendant. Les bâtiments-sculpture et l’urbanisme-logo que la ville produit effrénément n’ont donc d’intérêt que dans leurs dimensions sémiologiques. Ces objets deviennent la substance même d’un signe diffusable au monde et les éléments promotionnels d’un vaste marketing urbain. Matière d’un hyperréalisme frénétique, ces enveloppes sont porteuses d’un signe tellement fort 125
et ostensible qu’elles parviennent souvent à faire oublier son absence de sens. S’engageant ainsi dans des logiques de réseaux et délaissant peu à peu son ancrage territorial, Dubaï édifie obsessionnellement une façade de signes vers le monde, qui ne renferme que le vide de son sens. Dressée entre la mer et le désert, cette façade induit nécessairement une tension entre un extérieur littoral offert au monde et un intérieur taciturne et vide. Une telle mise-en-scène de son image sous-tend nécessairement un équilibre fragile entre ce que Dubaï cherche à valoriser et ce que la ville souhaite atténuer, les bâtisseurs même de cette façade. Représentant une écrasante majorité des occupants de Dubaï, ces quelques 500 000 travailleurs souffrent d’une xénophobie ambiante amenant depuis quelques années le gouvernement à repenser la place et l’espace de ces immigrés dans la société. La municipalité dubaïote a donc engagé un vaste processus inavoué de mise à distance voire même d’effacement de ces populations. Destitués de leurs quartiers centraux pour que le gouvernement en constitue des pastiches historicistes, ces migrants sont peu à peu envoyés dans des camps de travailleurs situés aux portes de la ville. Ces espaces résidentiels empruntent, avec le temps, les traits d’une institution totale, c’est-à-dire un lieu délimité et autarcique dans lequel les occupants sont coupés du monde et mènent une vie recluse. Éloignés de son centre, les travailleurs pauvres fréquentaient, non sans difficultés d’accès, les centres commerciaux, lieux cristallisants une étonnante hétérogénéité sociale. Seulement, depuis quelques années beaucoup d’entre eux pratiquent une politique
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ségrégationniste freinant leur accès à ces populations. Ces ouvriers du sous-continent indien bâtissent donc chaque jour une ville qui les rejette. Quelle vision, alors, offre Dubaï ? Celle, diffusée dans le monde entier, d’une ville prospère, innovante et parfaitement intégrée à la mondialisation au point d’en être l’un des moteurs ? Ou celle d’une ville qui, ayant plongée tête la première dans la mondialisation, s’y serait noyée au point d’en faire disparaître tout sens, toute vie, toute société ? Ces questions prennent tout leur sens quand on envisage Dubaï comme modèle économique, logistique et urbain. Une telle médiatisation de son image à travers le monde a donc érigé Dubaï en tant que référence suprême, la dubaization. Des pays comme la Turquie, l’Egypte, le Liban ou encore la Jordanie envisagent un tel succès et une telle médiatisation, leur assurant une place de choix au sein de l’archipel mondial. Si à Dubaï cette supravisibilité a entraîné sa propre édification autour du vide tout en excluant ses constructeurs, espérons alors que ce modèle perde en chemin toutes les externalités négatives dont il tire aujourd’hui son succès.
Une question reste cependant en suspend, celle éminemment centrale, du vide créé par la façade. Pour tenter une réponse, il me faut réinterroger l’essence même de la ville à travers les notions d’habitants, de flux et de non-lieu.
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Si les Émirats Arabes Unis et à plus forte raison Dubaï ont toujours été des espaces du grand commerce, de l’échange et des terres d’immigration ; c’est bel et bien depuis l’exploitation des ressources pétrolières de la région mais plus encore depuis le début des années deux mille dix et l’intégration complète de Dubaï dans un processus de mondialisation contemporaine. Le bouleversement de sa structure démographique engendré par des vagues d’immigration fait de Dubaï la ville recevant le plus de migrants au monde et celle ayant la plus forte croissance démographique, évaluée à 3,6%, soit trois cent nouvelles personnes par jour . Tous ces migrants, venus d’occident comme de régions en voie de développement, sont soumis au même système de sponsoring qu’est la Kafala. Décrit plus haut, ce système place chaque nouvel expatrié sous la tutelle d’un émirati chargé de s’assurer de la bonne conduite de celui-ci. La Kafala encadre également sévèrement la propriété. Ainsi les expatriés ne jouissent pas d’un statut majeur et leurs droits de propriété sur un bien immobilier ou sur une entreprise sont très restrictifs, les apparentant plutôt à des concessions. Bien que les durées de visa excèdent rarement deux années renouvelables, le système de la Kafala permet surtout au sponsor de renvoyer son hôte qui ne peut rester sur le sol émirati sans emploi ni visa. Ainsi, quelque soit la position de ces immigrés sur l’échelle sociale, tous vivent dans une précarité plus ou moins prononcée, ou du moins dans une relative instabilité, les soumettant aux décisions de leurs sponsors . Leur inscription pérenne dans le territoire et leurs perspectives d’avenir se limitent donc, de facto, à la durée de validité de leur titre de séjour. 128
USA 0,1% Europe 1% Philippines 3%
Autres 7%
Inde 51%
Bangladesh 9%
pays arabes 11%
pakistan 16% Répartition de la population migrante. D’après les données du Dubai Statistic Center
<1
1-4
5-9
10-14
15-19
>20
Années
1,4 0,5
13 8,2
8,1 5,8
4,2 2,5
2,6 1,2
3,5 1,8
Pourcentage de population
Sans diplôme Avec diplôme Durée de séjour des migrants à Dubai.
Durée de séjour des immigrants à Dubaï
D’après les données du Ministry of Labour
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De plus, les données démographiques fournies pas le Dubai Statistic Center, structure rattachée au gouvernement, montrent un déséquilibre fort dans la répartition homme/femme, avec 75,5% d’hommes pour seulement 25,5% de femmes. Cette surreprésentation masculine traduit bien l’absence de famille candidate à l’immigration donc la nature solitaire de celle-ci. Les migrants venus du sous-continent indien (représentant tout de même 76% de l’immigration totale) choisissent alors de quitter leur famille pour quelques mois voir quelques années tout au plus afin de s’enrichir puis mener une vie meilleure une fois de retour dans leur foyer . Les occidentaux fonctionnent sur ce même schéma économique et il leur est souvent assez difficile de faire venir leur famille. L’immigration vers Dubaï reflète alors moins une aspiration sédentaire et durable inscrite dans un vrai choix de vie, qu’une nécessité économique basée sur l’exploitation des opportunités nombreuses d’emplois, afin de bâtir une prospérité future dans le pays de d’émigration. Si les réalités législatives laissent peu de perspectives fortes et durables à ces expatriés pour imaginer un avenir à Dubaï ; et si la nature de celle-ci est beaucoup plus spéculative que désirée, alors, dans un contexte où ces populations de migrants représentent 83% de la population totale, y a t-il réellement des habitants à Dubaï ? Et Dubaï est-elle véritablement une ville à vivre ? Bien que la ville accueille un nombre toujours plus important de touristes ayant atteint les dix millions en 2012 (contre vingt-neuf millions pour Paris ou sept millions pour Barcelone la même année ), elle est, selon moi, une ville du grand tourisme non seulement dans son sens stricte, mais également dans celui d’une 130
immigration courte et d’un turn-over très important lui offrant les traits d’une ville de transit. Le graphique joint renseigne bien du caractère éphémère de cette migration, excédant rarement neuf années et souvent située entre un et quatre ans. De plus, leur vie à Dubaï semble être un temps à demi-vécu car partagé entre deux espaces dont l’expatrié serait la jonction, une vie transnationale. Phénomène issu de la mondialisation, le transnationalisme cristallise le passage incessant d’une entité locale à une autre par le réseau mondial, conférant ainsi aux migrants le sentiment de vivre à la fois “ici” et “ailleurs”. La vie locale, surtout organisée par le travail et quelques loisirs, est interférée par la vie déterritorialisée du foyer située à quelques milliers de kilomètres et renforçant alors les liens communautaires et familiaux au-delà des frontières ; modifiant ainsi le paysage social, culturel et économique de ces derniers. Ces trajectoires dans lesquelles les résidents investissent un espace à la fois local et global, leurs offrent la possibilité de fabriquer leur vie à travers le monde. Encouragé par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les transnationaux utilisent les possibilités économiques de leur ville locale pour vivre réellement à 6000 km, “le transnationalisme et les migrations sont maintenant à comprendre comme des processus dialectiques de l’ancré et du volatile, du constant et du fluide, du collant et du lisse. ” Si Dubaï est la ville du grand tourisme cela sous-tend qu’elle est, à l’image de ses deux aéroports -l’un transportant le plus grand nombre de passagers au monde et le second cherchant à devenir le plus vaste du monde- une ville sans séjour, c’est-à-dire un gigantesque carrefour pour ces nouveaux nomades de la mondialisation contemporaine. 131
Composée de représentants de marques et de constructeurs de façades Dubaï perd peu à peu, nous l’avons vu tout au long de la recherche, tout ancrage territorial, historique, social et identitaire, reléguant indubitablement Dubaï au rang de non-lieu métropolitain, c’est-à-dire d’espace “qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique […], un non-lieu. ” Dubaï, non-lieu territorial, investit toute sa puissance qd’agir dans cette perspective mondialisante et néglige délibérément sa dimension humaine. En se projetant ainsi dans l’avenir, Dubaï se déleste de son actualité. Être la ville de demain bien plus que celle d’aujourd’hui lui donne le seul espoir de conquérir son présent afin de façonner un réel au cœur de cette façade, certes moins mondial mais bien plus universaliste.
Ci-contre: Croquis personnel
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Photographie + BENDIKSEN, Jonas. Far From Home - Guest Workers of the Gulf, 2014. + BÜTTNER, Florian. Dubaï, 45°, 2007. + GATTONI, Matilde. Heaven Can Wait. + LANGER, Bartek. Dubai, 2013. + MONTANARI, Agnès. Satwa, Dubai last terminal, 2010. + OUDARD, Philippe. La Ville Monde, Paris. + ROBIN, Philippe. Dubai Show, Avril Editions, Lille, 2012.
Entretiens/Cours + OUDARD, Philippe, artiste-photographe. le 5 décembre 2013, ENSAPM, Paris. + CORBILLE, Sophie. le 7 décembre 2013, Paris. + K AZEROUNI, Alexandre. le 7 décembre 2013, Sciences Po/CERI, Paris. + ENNASRI, Nabil, LOUER, Laurence, SADER Karim. Demain, les États du Golfe. le 13 mars 2014, Institut du Monde Arabe, Paris.
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