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PENSER L'INUTILE
by Cosa Mentale
Livio Vacchini, Casa Vacchini, Costa (TI), 1992
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Chaque projet de Livio Vacchini est un prolongement d’une recherche intemporelle de perfection. Cette maison, sa propre maison secondaire à Costa participe de cette recherche et a sa place dans la chaîne réflexive continue qu’est l’ensemble de son travail. C’est une petite maison dans la pente de Costa, au-dessus de Contra, qui domine le Lac Majeur du Canton Tessin. C’est un bâtiment très modeste dans sa forme, sans effet, sans recherche de représentation ni de démonstration, mais très fort par sa signification et sa présence. Cette maison fait corps avec la vallée qu’elle révèle. C’est un vide parallélépipédique pris entre un socle monolithique et une dalle rectangulaire de 53 cm portée à ses extrémités par 6 piles de 113x53 cm. C’est cette structure, à la fois élémentaire dans sa pensée pure et complexe dans son calcul, à la limite des possibilités techniques contemporaines de sa construction, qui fait l’unité des deux éléments que sont la masse de vide et la masse de béton qui la supporte.
Un monolithe. Planté dans le sol il fait la vallée. Le geste est unique qui élève ces six stèles, qui les arrache au sol. Ce geste dont aucune trace d’effort ne subsiste, semble être une évidence. Livio Vacchini est un architecte archaïque. Comme Mies il porte toute son attention aux questions éternelles de l’architecture, celles qui dépassent le programme. Il critique les Grecs, les Egyptiens et Sinan pour construire une histoire pratique de l’architecture qui dépasse le temps. C’est ainsi qu’il façonne son credo. Par une remise en cause permanente de sa propre façon de travailler. Sans jamais renier ce qu’il a fait avant, il tente sans cesse de reformuler les questions. Car quand la question sera bien posée, la réponse ne sera plus très loin. Le projet construit doit être lu comme le document le plus complet de son travail à un moment donné, comme une expression parmi d’autres (dessin, texte) du credo : le projet exprime quelque chose. La maison nous dit qu’elle est là, qu’elle est orientée donc qu’elle est un bâtiment privé, qu’elle offre un espace de qualité aux gens qui l’habitent sans être à leur service, qu’elle arrive à transformer leurs nécessités d’ordre pratique en valeurs spirituelles, qu’elle est une unité.
Livio Vacchini a conscience de participer à un rituel. Car être archaïque veut dire travailler à refaire ce qui a déjà été fait : chercher des réponses à des questions qui sont demeurées les mêmes. «Rien de nouveau sous le soleil» dit Benda. Seul le regard change. Vacchini nous montre ici comment il participe à une chaîne de projets, une chaîne qu’il a d’ailleurs lui-même reconstituée dans Capolavori. Mies attaque le Parthénon, alors il attaque Mies. Mais, tout comme Mies parle grec, il prend les mots de Mies pour porter cette attaque. Et sa colonne à lui est profilée dans la pierre, et marquée d’une ombre rouge. Et elle se transforme en pile, elle est un fragment d’un mur qui s’ouvre à la lumière. Le mur qu’élève Vacchini à Costa nous donne une leçon, car il repose la question de la colonne : l’ordre qu’elle impose est-il toujours justifié ? L’ordre classique est une division, une partition, qui est le résultat d’un ‘mouvement de la structure’, celui que raconte Kahn. Vacchini nous montre qu’il en existe un deuxième, celui de revenir à un mode de pensée encore plus ancien. La maison de Costa porte en elle ces deux mouvements. Cette dualité qu’il concède encore aux Grecs il la dépasse finalement à Losone, et la structure se fond dans la lumière pour rayonner (bâtiment public).
Tout est dans la pensée, tout est dans l’idée. C’est l’idée qui fait la continuité entre les deux temps du projet. Car il y a bien deux temps dans le projet, un graphique et un physique. Le graphique, le dessin, est une pure ‘spéculation’. Seule la construction révèle la vraie matière, la vraie lumière. Seule la construction révèle l’architecture. Mais la ‘spéculation’ est nécessaire. Elle est une expression du credo à part entière, et en tant que telle elle est une clarification de la pensée. Elle est la mesure de l’espace, elle construit les proportions. Le dessin pose les données du problème et construit la théorie pour le résoudre. Il pose les règles caractéristiques du projet, celles qui vont faire que le calcul est différent à chaque fois. Il est la capacité à extraire la règle des données, à réagir à un site, à une histoire, à une forme et au hasard. C’est parce que le calcul change à chaque projet qu’il peut nous révéler ce qui perdure, ce qui est invariable.Vacchini dit ‘spéculation’ pour faire bien sentir l’indépendance qui existe entre projet physique et projet graphique. Mais il faut rajouter que tous deux sont des expressions à part entière du credo. Chaque dessin est un projet. Nous avons joint à ce texte deux dessins. Le dessin 1 (p.10) nous montre ce qui est construit, ce qui va exister, nous montre comment faire et donne les mesures. Le dessin 2 (p.12) nous montre une autre réalité que ce qui est construit. C’est une vision a posteriori, après que le projet réalisé a à son tour modifié le credo. Ce dessin nous montre un idéal. C’est une nouvelle construction, qui doit être dissociée de la maison en elle-même (même si elle en garde des ‘traces’) : les deux structures sont seules à construire l’espace, et totalement dissociées, aucun contact, chaque espace à sa structure dans une hiérarchie parfaite entre espace servi et espace servant. Le dessin 2 est déjà sur le chemin de Losone ! La maison de Costa est une étape décisive dans la recherche de la perfection qui sera atteinte par la construction du gymnase. Le dessin pose la question de l’orientation. La maison veut être un monolithe. Oui, mais un monolithe orienté. La matière est orientée par la structure. Et le chantier est dirigé par l’ordre de la pensée : «modifier la croûte terrestre, s’élever et couronner vers le ciel» La structure donne au bâtiment son statut : c’est la structure qui nous dit de la maison qu’elle est un bâtiment privé. Le choix de la grande portée est justifié. Ici elle projette celui qui l’habite dans la vallée, le suspend dans le paysage. Sans effet, sans distance et sans précaution. On cuisine, on mange, on dort, on lit exactement entre le ciel et la terre. Le classicisme pur des premiers projets n’est pas oublié, il est dépassé. Il est dépassé par la nécessité d’atteindre l’abstraction : l’abstraction qui vient du calcul, l’abstraction qui n’est pas un objectif a priori, mais la meilleure réponse à la nécessité de l’inutilité, l’abstraction comme permanence, qui lisse les traces, les marques, les modes qui sont autant de prises pour le temps, qui confond les joints, parfois dans l’ombre, parfois dans la lumière. On ne lit alors plus que l’ombre et la lumière sur la matière. L’effort a quasiment disparu. Et seul le toit, par la précontrainte, le garde en mémoire. L’abstraction de la perfection nous fait confondre le projet avec une œuvre d’art - art comme il existe là où il a une soif insatiable pour la vérité -: nous ne percevons plus que l’inutile, la nécessite programmatique nous semble futile devant l’éternité de la forme qui est à la fois un monolithe et un trilithe. C’est le seul ordre valable pour faire partie de la vallée.
Le dogme se construit. L’architecture est vivante et elle est un jeu. Mais un jeu exigeant, qui n’épargne pas le joueur, qui l’implique, le transforme en fonction de sa propre conscience, et du travail. L’architecte est vivant ! «L’homme naît multiple, il meurt un. Je suis entouré de bruit. Je ne veux plus/pas entendre le bruit. Je cherche le un. A devenir un. A faire un bâtiment qui soit un, où espace, lumière, matière, structure soient un, unifié». «Aujourd’hui, donc, de quoi l’architecture doit-il s’occuper ? De quoi ? Pas du bruit, des odeurs, du minimalisme... de la mode. De quoi sinon de la beauté, de l’éternité, du monument... de ce qui est difficile».
Sans vouloir atteindre tout le monde, Livio Vacchini a avancé avec modestie, conscience et persistance. Avec régularité, il a agi dans «l’exactitude, la modestie, la précision». Et l’architecture s’est enrichie de son travail. SC
COSA MENTALE