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ACCEPTER SON EPOQUE SANS ETRE LA VICTIME DE SON TEMPS

Georges-Henri Pingusson, Mémorial de la déportation (FR), 1962

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Une génération s’est éteinte depuis Hanna Arendt, qui introduisait le concept de « brèche entre le passé et le futur » (cf. : La crise de la culture). On ne peut plus penser notre présent comme cet « étrange entre deux », « où l’on prend conscience d’un intervalle qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore »1. L’architecture de notre temps (à nous) ne se voudrait déterminée que par elle-même. En se sens, il n’y a plus de passé ou de futur, comme il n’y a plus de temps historique d’ailleurs. Qu’il s’agisse d’une situation transitoire ou d’un état plus durable, ce présent qui nous entoure est bien le temps de l’amnésie, du quotidien, de l’incertitude et des simulations. Ce «présent dont nous avons fait notre seul horizon»2 permet à l’architecte de célébrer son acte constructif comme jamais : « l’esprit ne regarde ni en avant ni en arrière, le présent est notre seul bonheur »3 . Observons comment Georges-Henri Pingusson s’affranchit de ces considérations temporelles.

C’est sur une distinction entre l’histoire à laquelle on appartient et la mémoire dont la résurgence est libre que reposent les écarts d’actions possibles. Ce positionnement historique, antérieur à la projection localisée, semble avoir des répercutions considérables sur le juste « être là » de l’édifice à bâtir. Il est plus facile pour l’architecte d’aujourd’hui de composer son bâtiment face à une mémoire sélectionnée qu’à l’intérieur d’une histoire plus globale. Le présent n’étant plus pensé comme une étape d’un cheminement historique mais comme un épicentre autour duquel gravitent d’autres temps d’expériences : l’architecte se libère d’une traçabilité encombrante.

Avec cette conception de la temporalité, « le passé est par principe dépassé »4 . François Hartog explique très bien dans un livre consacré au Régime d’Historicité que le temps révolu n’éclaire plus l’avenir. L’exemplaire, nourrit par les leçons du passé, disparaît pour faire place à ce qui ne se répète pas. L’architecte n’élabore plus un spécimen et préfère l’incomparable. Cette mutation doit être associée à notre positionnement temporel5 .

Il ne faut pas nécessairement voir cette évolution comme une fatalité. Elle peut aussi être utilisée pour consolider l’expressivité d’une architecture, si le projet accepte son époque sans être la victime de son temps. C’est ce que nous démontre Georges Henri Pingusson. Avec le mémorial des martyrs de la déportation (Paris - 1962), il a parfaitement saisi la progression sensorielle de ses contemporains. On lui confie cette mission difficile de penser un espace en relation avec le patrimoine éthique que nous a laissé la seconde guerre mondiale. Contrairement à l’histoire d’un patrimoine physique, la mémoire avec laquelle il va travailler n’est pas attachée à la sédimentation d’un lieu, à ce qui à disparu, ou inversement, à

ces traces qui auraient perdurées. Ici, il œuvre pour la mise en espace d’un silence, évoquant de manière invisible le drame pétrifié dans ce mémorial. L’abstraction avec laquelle il appelle ce passé douloureux lui permet de fabriquer un monument commémoratif absolument unique. On est très au-delà de la force commémorative d’une stèle ou d’une sculpture. L’architecte l’a bien compris en déclarant à propos de ce projet que « l’architecture doit parler seule – toute sculpture serait un amoindrissement de son expression et un bavardage qui dégraderait la noblesse de la commémoration »6 .

Dans ce petit édifice enterré, la mémoire que Pingusson sollicite n’est pas celle d’un passé lointain, destinée à préparer notre avenir dans des meilleures conditions. Il n’y a pas de distanciation entre l’expérience que l’on vit et ce que commémore le bâtiment. C’est compliqué à dire mais avec ce mémorial, Pingusson rend le présent présent à lui-même. En quelque sorte il projette une Histoire dans l’expérience instantanée du visiteur. Pingusson travaille avec «cette mémoire, entièrement psychologisée, [qui] est devenue une affaire privée »7 : le promeneur est dans l’enclos d’un passé qui interfère avec son identité. Il manipule des dispositifs efficaces (une série de bouleversements optiques et corporels) pour détacher le bâtiment des circonstances de sa réalisation. On ressent une oppression qui n’est plus historiquement référencée. Il fabrique « un carrefour ou se croisent différents chemins de mémoire»8, associant la douleur de la grande Histoire aux confusions de nos souvenirs personnels. Il réunit, dans une fosse intemporelle, le poids d’un «patrimoine mental»9 à l’émotion instantanée d’un patrimoine optique. Cette distanciation temporelle devient la qualité essentielle de ce projet singulier. MGDL

Le présent n’étant plus pensé comme une étape d’un cheminement historique mais comme un épicentre autour duquel gravitent d’autres temps d’expériences: l’architecte se libère d’une traçabilité encombrante.

1. ARENDT H., La crise de la culture, Gallimard, 1972, p.19 2. HARTOG F, Régime d’Historicité, présentisme et expérience du temps, Seuil, 2003, p217 3. GOETHE, Second Faust, v.9381, Diogène, 1986, p.71 C’est bien de présentisme dont parle Goethe dans ce vers où Faust commente sa rencontre avec Hélène. 4. HARTOG F, op. cit., p117 5. Ibid., cf. «Les crises du régime moderne», p116- 119 6. PINGUSSON GH, La poétique pour doctrine, Verdier, 2006 7. HARTOG F, op. cit., p138 8. Ibid., p140 9. FALOCI, PL., dans la revue Monumental, semestre 1 2007, p.84 p.26- 28: Illustrations extraites de «Elle a passé tant d’heures sous les sunlights», réalisé par Phillipe Garrel en 1985

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