Membres Membresfondateurs fondateurs Comité Comitéde derédaction rédaction Simon SimonCampedel*, Campedel*,Mélanie MélanieDélas, Délas, Frédéric FrédéricEinaudi, Einaudi,Mathias MathiasGervais Gervaisde deLafond, Lafond, Maxime MaximeGil, Gil,Baptiste BaptisteManet, Manet, Claudia ClaudiaMion, Mion,Félicia FéliciaRevay, Revay, Hugo HugoVergès, Vergès,Simon SimonVergès Vergès
••
Rédacteurs Rédacteurs&&Collaborateurs Collaborateurs Julien JulienCorreia, Correia,Guy GuyDesgrandchamps, Desgrandchamps,Marion MarionDufat, Dufat,Patrick PatrickGiromini, Giromini, Jean JeanMichel MichelJacquet, Jacquet,Yann YannLegouis, Legouis,Luca LucaMengoni, Mengoni,Alvaro AlvaroSiza, Siza, Roberto RobertoMasiero Masiero
••
Comité Comitéde deSoutien Soutien Alberto AlbertoCampo CampoBaeza, Baeza,Mirko Mirko&&Dario DarioBonetti, Bonetti,René RenéBorruey, Borruey,Serge SergeCaillaud, Caillaud, Alain AlainDervieux, Dervieux,Guy GuyDesgrandschamps, Desgrandschamps,Jean-Patrick Jean-PatrickFortin, Fortin,Cyrille CyrilleFaivre-Aublin, Faivre-Aublin, Stéphane StéphaneFernandez, Fernandez,Mauro MauroGalantino, Galantino,Silvia SilviaGmür, Gmür,Jacques JacquesGubler, Gubler, Giacomo Giacomo&&Riccarda RiccardaGuidotti, Guidotti,Roberto RobertoMasiero, Masiero,Patrizia PatriziaMarone, Marone, Luca LucaMengoni, Mengoni,Stefano StefanoMoor, Moor,Philippe PhilippeProst, Prost,Laurent LaurentSalomon, Salomon,Ivry IvrySerres, Serres, Luigi LuigiSnozzi, Snozzi,Laurent LaurentTournié, Tournié,Jean JeanClaude ClaudeVigato Vigato- -Michel MichelKagan Kagan
••
Remerciements Remerciements Brunetto Brunettode deBatté, Batté,Mélissa MélissaBaravalle, Baravalle,Julien JulienBatisse, Batisse,Alexandra AlexandraBaudelot, Baudelot,Laurent LaurentBeaudouin, Beaudouin,Jean-Charles Jean-CharlesBenayoun, Benayoun, Thomas ThomasBernard, Bernard,Matteo MatteoBianchi, Bianchi,Chloe ChloeBarter Barter&&Gagosian GagosianGallery, Gallery,Martine MartineCampedel, Campedel,Marie MarieCorbin, Corbin,Guy GuyDesgrandchamps, Desgrandchamps, Laurent LaurentDumas, Dumas,Hélène HélèneEinaudi, Einaudi,Esther EstherFlückiger, Flückiger,Richard RichardHadjadj, Hadjadj,Kari KariGeltemeyer, Geltemeyer,Maria MariaInglese, Inglese,Jean JeanMichel MichelJacquet, Jacquet, Roberto RobertoMasiero, Masiero,Aires AiresMateus, Mateus,Luca LucaMengoni, Mengoni,Massimo MassimoPrandi, Prandi,Somanad SomanadSitthiso SitthisoPetitjean, Petitjean,Alvaro AlvaroSiza, Siza, Eloisa EloisaVacchini, Vacchini,Nicky NickyZurlino Zurlino&&Emeric EmericDucreux, Ducreux,Editions EditionsGallimard, Gallimard,Editions Editionsdu duSeuil, Seuil, Villes Villesde deLugano Luganoetetde deBellinzona Bellinzona
••
Contacts Contacts Info, Info,abonnement abonnement: :contact@cosamentale.com contact@cosamentale.com Librairies Librairies: :distribution@cosamentale.com distribution@cosamentale.com Cosa CosaMentale Mentale- -ENSAPB ENSAPB- -60 60Boulevard Boulevardde delalaVillette Villette75019 75019Paris Paris www.cosamentale.com www.cosamentale.com Abonnement Abonnement: :sur surwww.cosamentale.com www.cosamentale.comou ouen enretournant retournantlelebulletin bulletind’abonnemement d’abonnemementpage pagexxvi xxvi Imprimeur Imprimeur: :Alliance AlliancePartenaire PartenaireGraphique Graphique Z.A. Z.A.de del’Ourcq, l’Ourcq,45 45rue rueDelizy, Delizy,93500 93500Pantin Pantin Tous Tousdroits droitsréservés réservés©©Cosa CosaMentale Mentale2012 2012 La Larevue revueCosa CosaMentale Mentaleest estéditée éditéepar parl’association l’associationCosa CosaMentale Mentaledepuis depuis2009 2009 Dépot Dépotlégal légal__ISSN ISSN2105-3901 2105-3901Juillet Juillet2012 2012 Direction Directionartistique artistiquedu duCarnet CarnetCentral Central: :Massimo MassimoPrandi Prandi- -Stellina StellinaDesign Design Illustration Illustrationde decouverture couverture: :Luca LucaMengoni, Mengoni,Mani, Mani,acquaforte, acquaforte,due duelastre, lastre,14x09cm 14x09cm **Directeur Directeurde depublication publication
CREDO. CREDO.
L’architecture L’architectureest estCosa CosaMentale Mentale
1. 1.L’ARCHITECTURE L’ARCHITECTUREDOIT DOIT NOUS NOUSABRITER, ABRITER, NOUS NOUSÉMOUVOIR ÉMOUVOIR ET ETNOUS NOUSSITUER. SITUER.
• •L’émotion L’émotionest estdans danslalaproportion, proportion,lalamatière matièreetetlalalumière. lumière. • •La Lalumière lumièreest estmatière, matière,structure structureetetgéométrie géométrie. .
2. 2.L’ARCHITECTURE L’ARCHITECTUREEST ESTUN UNJEU JEU DANS DANSL’ORDRE L’ORDREPUR. PUR.
• •Le Lejeu jeuest estlalarecherche recherchede deréponses réponsesaux auxquestions questionséternelles éternellesde del’ordre, l’ordre, De Delalalogique, logique,de delalamesure, mesure,de delalarègle, règle,de delalalumière, lumière, De Delalastructure, structure,de delalatechnique, technique,de del’artifice, l’artifice,de delalaprécision, précision, De Del’idée l’idéeetetde del’abstraction, l’abstraction,du dutype, type,du dupublic publicetetdu duprivé, privé, De Delalaforme, forme,du dudétail, détail,du dulieu, lieu,du dupassé, passé,du dubeau, beau, De Delalaqualité, qualité,du duchef-d’oeuvre, chef-d’oeuvre,de delalarigueur rigueuretetde del’éthique, l’éthique, Du Dulangage langageetetdu dumétier, métier,de del’inutile. l’inutile. • •Le Lejeu jeuc’est c’estseseconfronter confronteretetréinterroger réinterrogersans sanscesse cesseles leschefs-d’oeuvre chefs-d’oeuvredu dupassé. passé.
3. 3.LE LEJEU JEUAABESOIN BESOIN DE DELA LARÈGLE. RÈGLE.
• •La Larègle règlesurgit surgitde delalacombinaison combinaisondu duprojet. projet. • •Tout Toutààl’intérieur l’intérieurde delalarègle, règle,rien rienen endehors dehorsde delalarègle. règle. • •La Larègle règleest estcosa cosamentale, mentale,elle elleest estleledépassement dépassementde delalatâche tâcheààaccomplir. accomplir.
4. 4.DU DUSOL SOLSOURDENT SOURDENTL’HISTOIRE L’HISTOIREET ETLE LETEMPS. TEMPS. • •S’ancrer S’ancrerdans danslelesol, sol, C’est C’ests’ancrer s’ancrerdans dansl’histoire l’histoireetetleletemps. temps. • •L’L’acte actearchitectural architecturalest estune unemodification modificationconsciente consciented’un d’unsol sol: : IlIlfaut fautprendre prendreconscience consciencede decette cetteresponsabilité. responsabilité. • •L’acte L’actearchitectural architecturalest estune uneperturbation perturbationde del’équilibre l’équilibred’un d’unterritoire. territoire.
5. 5.REGARDER, REGARDER,VOIR, VOIR,OBSERVER OBSERVER:: C’EST C’ESTLE LETRAVAIL TRAVAILDE DEL’ARCHITECTE. L’ARCHITECTE. • •Tout Toutsesejoue jouelà, là,entre entretravail, travail,éthique éthiqueetetconscience. conscience. • •EtEttout toutsesejoue joueentre entrelelesol soletetleleciel, ciel,unis unisen enun unseul seulgeste. geste.
6. 6.TRAVAILLER TRAVAILLERC’EST C’ESTCONSTRUIRE CONSTRUIREUNE UNEPENSÉE. PENSÉE. • •Faire Faireun unplan plansignifie signifies’abandonner s’abandonnerau auplaisir plaisirde depenser. penser.
7. 7.L’ARCHITECTURE L’ARCHITECTUREEST ESTACTION ACTIONET ETPENSÉE, PENSÉE, ELLE ELLEEST ESTACTION ACTIONDANS DANSUNE UNEPENSÉE. PENSÉE. • •La Lapensée penséeguide guidel’acte l’actearchitectural. architectural.
8. 8.LA LACRITIQUE CRITIQUE MET METL’ACTION L’ACTIONEN ENRÉSONANCE. RÉSONANCE. • •Chaque Chaqueaction actionest estune unecritique. critique. • •Chaque Chaqueaction actionest estréinterrogée réinterrogéepar parlalacritique, critique, Qui Quiest estainsi ainsilalagarante garantede deson sonactualité. actualité.
iii
Sommaire
Editorial
CM#09 _ Cycle III juillet 2012
Je dessine parce que je veux voir1
Une cartographie subjective Schéma 22/31, New York, juillet 2010 _ MGDL _ 5
Il n’est pas d’autre but dans le dessin que celui énoncé par Carlo Scarpa : voir. Le dessin est un outil de compréhension, qui donne la mesure des choses, du rythme et des proportions. Il se confronte, innocent, à la réalité. Il nous permet de prendre possession du monde. Il est innocent et coupable de vouloir être trop libre. L’esprit doit le retenir et le guider.
Degas Danse Dessin Extraits _ Paul Valery _ 6 Cy Twombly ou Non multa sed multum _ Roland BARTHES _ 8 Dans le - le + Sur les dessins de Livio VACCHINI Roberto MASIERO et Claudia MION _ 12 Le temps dessiné Laurent BEAUDOUIN _ 14 Les dessous des dessins bleus Texte pédagogique de Guy DESGRANDCHAMPS _ 16 « Le plus beau serait de penser dans une forme que l’on aurait inventée. » _ Adrien VERSCHUERE _ 19 L’importance de dessiner Álvaro SIZA _ 20 Traits portugais Portraits de pratiques différentes du dessin _ Álvaro SIZA, Francisco et Manuel AIIRES MATEUS _ 22 Monde extra-ordinaire Un entretien avec Brunetto DE BATTÉ Patrick GIROMINI _ 24 Dessin + Dessein _ YL _ 26 • Carnet Central Dessiner c’est s’enfoncer dans la forêt Luca Mengoni
Il n’est pas étonnant que, dans ce numéro sur le dessin, notre regard se porte sur des travaux de plusieurs artistes – en l’occurrence : Edgar Degas, Cy Twombly et Luca Mengoni. Les transversalités qui existent entre l’art et l’architecture enrichissent indéniablement notre réflexion et c’est pourquoi nous tenons à laisser une large place à leurs sensibilités dans cet opus. C’est à travers le dessin que tous les arts se rejoignent et se posent des questions communes. Lors de la préparation de ce numéro, nous avons étroitement collaboré avec Luca Mengoni, qui nous présente son travail à travers le carnet central et une exposition Stelle di Passagio organisée parallèlement à la sortie de ce numéro. Les œuvres de Luca Mengoni se dressent devant nous, nues, isolées ou à plusieurs, et dialoguent entre elles, s’associent pour dégager du sens au hasard de notre imaginaire, d’un passage, d’une rêverie solitaire. Son travail nous fait exister par les sens. Il dégage de la matière dans ce qu’il définit comme une rencontre cruelle avec la Matière2, son essence, car il s’obstine, se heurte, cherche avec elle, la maltraite et parfois trouve. C’est ce moment précis où cette lutte s’achève, que le croquis dessiné ou pétri, danse avec la matière et nous émeut. À l’image de ce travail, nous savons que l’importance ne réside pas dans l’exemplarité du trait, mais plus dans le parcours qu’il nous propose, dans la recherche d’une certaine libération. Gilles Deleuze nous confie que l’art a pour fin de libérer la vie. Cette vie à laquelle on oppose si peu de résistance pour l’emprisonner dans notre quotidien,
et celle qui nous ravit de beauté à chaque fois que nous la retrouvons. Le peintre et le sculpteur tenteront de libérer la vie, « une puissance de vie » ou encore celle de la matière, qui nous irradieront d’une émotion primaire. L’architecte travaillera la matière, en commençant par la lumière, pour libérer l’espace, l’atmosphère, qu’il faut rechercher patiemment. Le dessin, la maquette, la manipulation de matière, sont de véritables croquis, qui accumulés, nous font lire le parcours d’une pensée, jusqu’au moment où les choses prennent leur place naturellement. C’est dans cette chaîne réflexive que prend toute sa place l’importance du dessin. La pratique du dessin des architectes présentée dans ce numéro est remarquable dans le sens où elle est représentative de leurs propres recherches. Ils manipulent, déforment la matière réelle par le dessin, afin de s’extraire de la réalité et créer. L’exemplarité de leur production tient aussi dans l’homogénéité entre leur pensée dessinée et construite. Elle témoigne de leurs préoccupations dans les questions qu’ils se posent, et dans la manière d’y répondre. La mine du crayon s’use sur le grain du papier et s’approprie petit à petit la réalité pour lui donner la réplique. Sans le dessin, plus de lutte, plus d’obstination, plus d’invitation au dépassement. Sans dépassement, plus de sentiment, plus d’émotion, plus de poésie. Et pour finir plus besoin de nos sens. Le dessin n’est pas une fin en soi ; il est un moyen de chercher et parfois de trouver. Autrement dit, et c’est ce que nous révèle ce numéro de Cosa Mentale, le dessin ne peut être la Forme, il ne peut être qu’une manière de la voir. FE
1. Carlo Scarpa 2. cf Cosa Mentale #4, article de Luca Mengoni « Cruauté de la Matière ».
Une cartographie subjective Schéma 22/31, New York, juillet 2010
Ce dessin est un fragment d’une série de 31 schémas réalisés à New York entre le 1er et le 31 juillet 2010. Chaque schéma est une carte des déplacements réalisés dans une journée. Il s’agit du souvenir de ces déplacements, remémoré chaque soir, et dessiné sur la page d’un carnet. Toutes ces cartes font se croiser une mémoire individuelle avec un territoire partagé. Si la silhouette de Manhattan n’apparaît jamais dans ces dessins, ils restent les documents les plus parlants pour me remémorer ces journées. Loin de la photographie mégapixelisée, le dessin révèle l’appréciation subjective de son environnement. • Description du dessin jeudi 22 : « Une journée ensoleillée. Je décide d’aller explorer le sud de Brooklyn. Je commence d’abord par un aller-retour au drugstore de Colombus Avenue pour acheter de la nourriture. C’est le magasin le plus proche de mon appartement situé sur la 86ème rue. Je prends ensuite un métro qui me laisse à Brooklyn. Je marche vers le sud, jusqu’au moment où j’arrive dans un impressionnant paysage d’échangeurs autoroutiers. J’ai le soleil dans les yeux. Je suis surpris par la topographie vallonnée du quartier, et par le calme qui y règne. Des enfants font du vélo. Il y a un petit banc devant la vitrine de toutes les boutiques. Il y a un magasin de tatouage qui attire mon attention. Je rentre avec un autre métro, celui-ci est aérien. C’est le même arrêt auquel il a fallu descendre la veille pour retrouver Mai, l’amie de Myriam que je rencontrais pour la première fois, dans cette salle de concerts sordide. Je descends du métro au sud de Manhattan pour regarder les ferries. Avant de rentrer à la maison, je vais lire dans Central Park, sur le banc où j’aimais aller tous les jours en fin de journée. Il est très près de la maison, face au soleil, devant une grande pelouse avec des terrains de base ball. Je fais un dernier déplacement en métro pour ressortir le soir avec Victoire. Nous rejoignons Victor à Williamsburg. On le retrouve chez lui avant d’aller écouter de la musique chez Zebulon. Je dors à la maison ».
v
Degas Danse Dessin Extraits _ Paul VALERY
Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant. Ou plutôt, ce sont deux choses bien différentes que l’on voit. Même l’objet le plus familier à nos yeux devient tout autre si l’on s’applique à le dessiner : on s’aperçoit qu’on l’ignorait, qu’on ne l’avait jamais véritablement vu. L’oeil jusque là n’avait servi que d’intermédiaire. Il nous faisait parler, penser ; guidait nos pas, nos mouvements quelconques ; éveillait quelquefois nos sentiments. Même il nous ravissait, mais toujours par des effets, des conséquences ou des résonances de sa vision qui se substituaient à elle, et donc l’abolissaient dans le fait même d’en jouir. Mais le dessin d’après un objet confère à l’oeil un certain commandement que notre volonté alimente. Il faut donc ici vouloir pour voir et cette vue voulue a le dessin pour fin et pour moyen à la fois. Je ne puis préciser ma perception d’une chose sans la dessiner virtuellement, et je ne puis dessiner cette chose sans une attention volontaire qui transforme remarquablement ce que d’abord j’avais cru percevoir et bien connaître. Je m’avise que je ne connaissais pas ce que je connaissais : le nez de ma meilleure amie... (Il y a quelque analogie entre ceci et ce qui a lieu quand nous voulons préciser notre pensée par une expression plus voulue. Ce n’est plus la même pensée.) La volonté soutenue est essentielle au dessin, car le dessin exige la collaboration d’appareils indépendants qui ne demandent qu’à reprendre la liberté de leurs automatismes propres. L’oeil veut errer, la main arrondir, prendre la tangente. Pour assurer la liberté du dessin, par laquelle pourra s’accomplir la volonté du dessinateur, il faut venir à bout des libertés locales. C’est une question de gouvernement... Pour rendre la main libre au sens de l’oeil, il faut lui ôter sa liberté au sens des muscles ; en particulier, l’assouplir et tracer dans des directions quelconques, ce qu’elle n’aime point. Giotto traçait un cercle pur au pinceau, et dans les deux sens. L’indépendance des appareils divers, leurs détentes et tendances propres, leurs facilités sont opposées à l’exécution toute volontaire. Il en résulte que le dessin, quand il tend à représenter un objet d’aussi près que possible, demande l’état le plus éveillé : rien de plus incompatible avec le rêve, puisque cette attention doit interrompre à chaque instant le cours naturel des actes, se garder des séductions de la courbe qui se prononce... Ingres disait que le crayon doit avoir sur le papier la même délicatesse que la mouche qui erre sur une vitre. (Ce ne sont pas ses termes mêmes, que j’ai oubliés.) Je me fais quelquefois ce raisonnement sur le dessin d’imitation. Les formes que la vue nous livre à l’état de contours sont produites par la perception des déplacements de nos yeux conjugués qui conservent la vision nette. Ce mouvement conservatif est ligne. Voir les lignes et les tracer. Si nos yeux commandaient mécaniquement un style traceur, il nous suffirait de regarder un objet, c’est à dire de suivre du regard les frontières des régions diversement colorées, pour le dessiner exactement et involontairement. Nous dessinerions aussi bien l’intervalle de deux corps, qui, pour la rétine, existe aussi nettement qu’un objet. Mais le commandement de la main par le regard est fort indirect. Bien des relais interviennent : parmi eux,
la mémoire. Chaque coup d’œil sur le modèle, chaque ligne tracée par l’œil devient élément instantané d’un souvenir, et c’est d’un souvenir que la main sur le papier va emprunter sa loi de mouvement. Il y a transformation d’un tracement visuel en tracement manuel. Mais cette opération est suspendue à la durée de persistance de ce que j’ai appelé « élément instantané de souvenir ». Notre dessin se fera portions, par segments, et c’est ici que nos grandes chances d’erreurs s’introduisent. Il arrivera très facilement que ces segments successifs ne soient pas à la même échelle, et qu’ils se raccordent inexactement les uns aux autres. Je dirais donc, en manière de paradoxe, que dans le plus mauvais dessin de cette espèce, chacun des segments est conforme au modèle, que tous les morceaux du portrait infidèle sont bons, le tout étant détestable. Je dirais même qu’il est très improbable que chaque portion puisse être inexacte (l’attention de l’artiste étant supposée), car il faudrait une invention continuelle pour tracer chaque fois un trait autre que celui dessiné par le système des yeux. Mais la somme est aussi aisément non-conforme que chacun de ses éléments est aisément, et presque nécessairement, conforme… L’artiste avance, recule, se penche, cligne des yeux, se comporte de tout son corps comme un accessoire de son œil, devient tout entier organe de visée, de pointage, de réglage, de mise au point. [...] Degas, fou de dessin... Degas, fou de dessin, anxieux personnage de la tragédie comédie de l’Art Moderne, divisé contre soi même, d’une part, travaillé par un souci aigu de vérité, avide des nouveautés plus ou moins heureuses qui s’introduisaient dans la vision des choses comme dans les procédés de la peinture : d’autre part, possédé d’un génie rigoureusement classique dont il a passé sa vie à analyser les conditions d’élégance, de simplicité et de style, Degas m’offrait tous les traits de l’artiste pur, incroyablement ignorant de tout ce qui, dans la vie, ne peut ni figurer dans une œuvre, ni la servir directement ; et, par là, souvent enfantin à force de naïveté, mais parfois jusqu’à la profondeur… Le travail, le Dessin étaient devenus chez lui une passion, une discipline, l’objet d’une mystique et d’une éthique qui se suffisaient à elles seules, une préoccupation souveraine qui abolissait toutes autres affaires, une occasion de problèmes perpétuels et précis qui le délivrait de toutes autres curiosités. Il était et voulait être un spécialiste, dans un genre qui veut s’élever à une sorte d’universalité. Âgé de soixante dix ans, il dit à Ernest Rouart : « Il faut avoir une haute idée, non pas de ce qu’on fait, mais de ce qu’on pourra faire un jour ; sans quoi ce n’est pas la peine de travailler. » A soixante dix ans… Voilà le véritable orgueil, antidote de toute vanité. Comme le joueur est poursuivi par des combinaisons de parties, hanté la nuit par le spectre de l’échiquier ou du tapis sur quoi les cartes s’abattent, obsédé d’images tactiques et de solutions plus vivantes que réelles, ainsi l’artiste essentiellement artiste. Un homme qui n’est pas possédé d’une présence de cette intensité est un homme inhabité : un terrain vague.
L’amour, sans doute, et l’ambition, comme la soif du lucre, peuplent puissamment une vie. Mais l’existence d’un but positif, la certitude d’être proche ou lointain, atteint ou non, que comporte un tel but, fait de ces passions des passions finies. Au contraire, le désir de créer quelque ouvrage où paraisse plus de puissance ou de perfection que nous n’en trouvons en nous mêmes, éloigne indéfiniment de nous cet objet qui échappe et s’oppose à chacun de nos instants. Chacun de nos progrès l’embellit et l’éloigne. L’idée de posséder entièrement la pratique d’un art, de conquérir la liberté d’user de ses moyens aussi sûrement et légèrement que de nos sens et de nos membres dans leurs usages ordinaires, est de celles qui tirent de certains hommes une constance, une dépense, des exercices et des tourments infinis. Un grand géomètre me disait qu’il faudrait vivre deux vies : l’une pour acquérir la possession de l’instrument mathématique ; l’autre, pour s’en servir. Flaubert, Mallarmé, dans des genres et selon des modes bien différents, sont des exemples littéraires de la consécration totale d’une vie à l’exigence totale, imaginaire, qu’ils prêtaient à l’art de la plume. Quoi de plus admirable que la vertu de la passion de Baucher, voué au cheval, fou d ‘équitation et de dressage, jusqu’à la minute de sa mort, plus belle que celle de Socrate, quand il dépense son dernier souffle à donner un dernier conseil à son disciple favori. Il lui dit « Le bridon, c’est si beau… » Et lui prenant la main, la plaçant comme il fallait selon lui : « Je suis heureux, dit il, de vous donner encore ça avant de mourir. » Parfois ces grandes passions de l’esprit poussent l’âme au dédain des œuvres extérieures, que l’on néglige au profit de l’accumulation des puissances de les produire. Cette avarice est paradoxe ; mais s’explique ou par certaines profondeurs de désir, ou par amour de résultats dont on est jaloux et dont on craint aussi que le vulgaire ne se moque ou n’abuse… Une des plus belles scènes (à imaginer) de la Comédie de l’Esprit est cette grande est singulière sortie que MichelAnge aurait faite à Léonard en lui reprochant violemment de se perdre en des curiosités infinies au lieu de créer et de multiplier les ouvrages, preuves de sa valeur. L’Homme de la Cène eût pu répondre d’étranges et profondes choses à l’Homme du Jugement… Ils n’avaient pas la même idée de l’art. Peut être Léonard voyait il dans les oeuvres un moyen, - ou plutôt une manière de spéculer par les actes, ) sorte de Philosophie nécessairement supérieure à celle qui se borne à des combinaisons formées de termes non définis et dépourvus de sanctions positives. Mais cette scène est sans doute inventée, ce qui, d’ailleurs, ne change rien à son intérêt et donc à son existence. Je ne sais ce que c’est que la vérité historique ; tout ce qui n’est plus est faux. [...] Le dessin n’est pas la forme... Degas aimait parler peinture et ne souffrait guère qu’on en parlât. Il ne le souffrait pas le moins du monde de la part des hommes de lettres. Il faisait profession de leur imposer silence. Il avait en réserve à leur adresse je ne sais plus quel aphorisme de Proudhon sur la « gent de lettres »… Comme je n’écrivais point, et qu’il répétait trop souvent l’aphorisme, je n’étais point choqué. Il m’amusait au
contraire de le mettre facilement en fureur. Je lui disais : « Mais enfin, qu’est ce donc que vous entendez par le Dessin ? » Il répondait par son célèbre axiome : « Le Dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme. » Ici éclatait l’orage ? Je murmurais : « Comprends pas », avec un ton qui suggérait assez que la formule me paraissait vaine et insignifiante. Aussitôt il criait ? Je m’entendais hurler que je n’y entendais rien, que je me mêlais de choses qui ne me regardaient pas… Nous avions raison tous les deux. La formule signifie ce que l’on veut, et il était vrai que je n’avais aucun titre à la discuter. Je soupçonnais bien ce qu’il voulait dire. Il opposait ce qu’il appelait la « mise en place », c’est à dire la représentation conforme des objets, à ce qu’il appelait le « dessin », c’est à dire l’altération particulière que la manière de voir et d’exécuter d’un artiste fait subir à cette représentation exacte, celle que donnerait, par exemple, l’usage de la chambre claire. Cette sorte d’erreur personnelle fait que le travail de figurer les choses par le trait et les ombres peut être un art. La chambre claire, que je prends pour définir la mise en place, permettrait de commencer le travail par un point quelconque, de ne pas même regarder l’ensemble, de ne pas chercher des relations entre les lignes ou les surfaces ; de ne pas agir sur la chose vue pour la transformer en chose vécue, en action de quelqu’un. Or, il est des dessinateurs, dont il ne faut pas nier le mérite, qui ont la précision, l’égalité et la vérité de la chambre claire. Ils en ont aussi la froideur, et plus ils seront proches de la perfection de leur métier, moins pourra-t-on discerner l’ouvrage de l’un de celui de l’autre. Il en est tout au contraire des artistes. La valeur de l’artiste tient à certaines inégalités de même sens ou de même tendances, qui révèlent à la fois, à l’occasion d’une figure, d’une scène ou d’un paysage, la facilité, les volontés, les exigences, la puissance, la transposition et de reconstitution de quelqu’un. Rien de tout ceci ne se trouve dans les choses ; et ne se trouve jamais le même dans deux individus différents. La « manière de voir » dont parlait Degas doit donc s’entendre largement et inclure : manière d’être, pouvoir, savoir, vouloir… Il répétait souvent ce mot qu’il tenait, je crois, de Zola, et Zola de Bacon, et qui définit l’Art : Homo additus naturae. Il ne reste plus qu’à donner un sens à chacun de ces termes… Note : Paul Valéry, Degas Danse Dessin, éd. Gallimard, sept 2008; p.77-82; 151-155; 205-207 Illustration : Femme nue assise de face, étude pour Scène de guerre au Moyen Âge, 1863-1865, Crayon Noir sur vélin beige 31.3 par 27.6cm, Paris, musée d’Orsay
vii
Cy Cy Twombly Twombly ou ouNon Nonmulta multased sedmultum multum Roland RolandBARTHES BARTHES à àYvon Yvon à àRenaud Renaudetetà àWilliam William
Qui c’est, Cy Twombly (ici dénommé TW) ? Qu’est-ce qu’il fait ? Comment nommer ce qu’il fait ? Des mots surgissent spontanément (« dessin », « graphisme », griffonnage », « gauche », « enfantin »). Et tout de suite une gêne de langage survient : ces mots, en même temps (ce qui est bien étrange), ne sont ni faux ni satisfaisant ; car, d’une part, l’oeuvre de TW coïncide bien avec son apparence, et il faut oser dire qu’elle est plate ; mais d’autre part – c’est là l’énigme –, cette apparence ne coïncide pas bien avec le langage que tant de simplicité et d’innocence devrait susciter en nous, qui la regardons. « Enfantins », les graphismes de TW ? Oui, pourquoi pas ? Mais aussi : quelque chose en plus, ou en moins, ou à côté. On dit : cette toile de TW, c’est ceci, cela ; mais c’est plutôt quelque chose de très différent, à partir de ceci, de cela : en un mot, ambigu parce que littéral et métaphorique, c’est déplacé. Parcourir l’oeuvre de TW, des yeux et des lèvres, c’est donc sans cesse décevoir ce dont ça a l’air. Cette œuvre ne demande pas que l’on contredise des mots de la culture (le spontané de l’homme, c’est sa culture), simplement qu’on les déplace, qu’on les déprenne, qu’on leur donne une autre lumière. TW oblige, non à récuser, mais – ce qui est peut-être plus subversif – à traverser le stéréotype esthétique ; bref il provoque en nous un travail de langage (n’est-ce pas précisément ce travail – notre travail – qui fait le prix d’un œuvre). Écriture L’oeuvre de TW – d’autres l’ont justement dit –, c’est de l’écriture ; ça a quelque rapport avec la calligraphie. Ce rapport, pourtant, n’est ni d’imitation, ni d’inspiration ; une toile de TW, c’est seulement ce que l’on pourrait appeler le champs allusif de l’écriture (l’allusion, figure de rhétorique, consiste à dire une chose avec l’intention d’en faire entendre une autre). TW fait référence à l’écriture (comme il le fait souvent, aussi, à la culture, à travers des mots : Virgil, Sesostris), et puis il s’en va ailleurs. Où ? Précisément loin de la calligraphie, c’est-àdire de l’écriture formée, dessinée, appuyée, moulée, de ce qu’on appelait au XVIIIème siècle la belle main. TW dit à sa manière que l’essence de l’écriture, ce n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner : un brouillis, presque une salissure, une négligence. Réfléchissons par comparaison. Qu’est-ce que l’essence d’un pantalon (s’il en a une) ? Certainement pas cet objet apprêté et rectiligne que l’on trouve sur les cintres des grands magasins ; plutôt cette boule d’étoffe chue par terre, négligemment, de la main d’un adolescent, quand il se déshabille, exténué, paresseux, indifférent. L’essence d’un objet a quelque rapport avec son déchet : non pas forcément ce qui reste après qu’on en a usé, mais ce qui est jeté hors de l’usage. Ainsi des écritures de TW. Ce sont les bribes d’une paresse, donc d’une élégance extrême ; comme si, de l’écriture, acte érotique fort, il restait la fatigue amoureuse : ce vêtement tombé dans le coin de la feuille. La lettre, chez TW – le contraire même d’une lettrine –, est faite sans application. Elle n’est pourtant pas enfantine, car l’enfant s’applique, appuie, arrondit, tire la langue ; il travaille dur pour rejoindre le code des adultes. TW s’en éloigne, il desserre, il traîne ; sa main semble entrer en lévitation. On dirait que le mot a été écrit du
bout des doigts, non par dégoût ou par ennui, mais par une sorte de fantaisie ouverte au souvenir d’une culture défunte, qui n’aurait laissé que la trace de quelques mots. Chateaubriant : « On déterre dans des îles de Norvège quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. A qui appartiennent ces cendres ? Les vents n’en savent rien. » L’écriture de TW est encore plus vaine : c’est déchiffrable, ce n’est pas interprétable ; les traits euxmêmes peuvent bien en être précis, discontinus ; ils n’en ont pas moins pour fonction de restituer ce vague qui empêcha TW, à l’armée, d’être un bon déchiffreur des codes militaires (« I was a little too vague for that »). Or le vague, paradoxalement, exclut toute idée d’énigme ; le vague ne va pas avec la mort ; le vague est vivant.
dangereuse – que celle de l’esthétique. Mallarmé a voulu déconstruire la phrase, véhicule séculaire (pour la France) de l’idéologie. En passant, en traînant, si l’on peut dire, TW déconstruit l’écriture. Déconstruire ne veut pas du tout dire : rendre méconnaissable ; dans les textes de Mallarmé, la langue française est reconnue, elle fonctionne – par bribes, il est vrai. Dans les graphismes de TW l’écriture est, elle aussi, reconnue ; elle va, se présente comme écriture. Cependant, les lettres formées ne font plus partie d’aucun code graphique, comme les grands syntagmes de Mallarmé ne font plus partie d’aucun code rhétorique – même pas celui de la destruction.
Sur telle surface de TW, rien d’écrit, et cependant cette surface apparaît comme le réceptacle de tout écrit. De même que l’écriture chinoise naquit, dit-on, des craquelures d’une écaille surchauffée de tortue, de même ce qu’il y a d’écriture dans l’oeuvre de TW naît de la surface elle même. Aucune surface, si loin qu’on la prenne, n’est vierge : tout est toujours, déjà, âpre, discontinu, inégal, rythmé par quelque accident : il y a le grain du papier, puis les salissures, les treillis, l’entrelacs de traits, les diagrammes, les mots. Au terme de cette chaîne, l’écriture perd sa violence ; ce qui s’impose, ce n’est pas telle ou telle écriture, ni même l’être de l’écriture, c’est l’idée d’une texture graphique : « à écrire », dit l’oeuvre de TW, comme on dit ailleurs : « à prendre », « à manger ».
De l’écriture, TW garde le geste, non le produit. Même s’il est possible de consommer esthétiquement le résultat de son travail (ce qu’on appelle l’œuvre, la toile), même si les productions de TW rejoignent (elles ne peuvent y échapper) une Histoire et une Théorie de l’Art, ce qui est montré, c’est un geste. Qu’est-ce qu’un geste ? Quelque chose comme le supplément d’un acte. L’acte est transitif, il veut seulement susciter un objet, un résultat ; le geste est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère (au sens astronomique du terme). Distinguons donc le message, qui veut produire une information, le signe, qui veut produire une intellection, et le geste, qui produit tout le reste (le « supplément »), sans forcément vouloir produire quelque chose. L’artiste (gardons encore ce mot quelque peu kitsch) est par statut un opérateur de gestes : il veut produire un effet, et en même temps ne le veut pas ; les effets qu’il produit, il ne les a pas obligatoirement voulus ; ce sont des effets retournés, renversés, échappés, qui reviennent sur lui et provoquent dès lors des modifications, des déviations, des allègements de la trace. Ainsi, dans le geste s’abolit la distinction entre la cause et l’effet, la motivation et la cible, l’expression et la persuasion. Le geste de l’artiste – ou l’artiste comme geste – ne casse pas la chaîne causative des actes, ce que le bouddhiste appelle le karma (ce n’est pas un saint, un ascète), mais il la brouille, il la relance jusqu’à en perdre le sens. Dans le zen (japonais), on appelle cette rupture brusque (parfois très ténue) de notre logique causale (je simplifie) : un satori : par une circonstance infime, voire dérisoire, aberrante, farfelue, le sujet s’éveille à une négativité radicale (qui n’est plus une négation). Je considère les « graphismes » de TW comme autant de petits satoris : partis de l’écriture (champs causal s’il en fut : on écrit, dit-on, pour communiquer), des sortes d’éclats inutiles, qui ne sont même pas des lettres interprétées, viennent suspendre l’être actif de l’écriture, le tissus de ses motivations, même esthétiques : l’écriture n’habite plus nulle part, elle est absolument de trop. N’est-ce pas à cette limite extrême que commence vraiment « l’art », le « texte », tout le « pour rien » de l’homme, sa perversion, sa dépense ? On a rapproché TW de Mallarmé. Mais ce qui a servi au rapprochement, à savoir une sorte d’esthétisme supérieur qui les unirait tous deux, n’existe ni chez l’un ni chez l’autre. S’attaquer au langage, comme l’a fait Mallarmé, implique une visée autrement sérieuse – autrement
Culture A travers l’oeuvre de TW les germes d’écriture vont de la plus grande rareté jusqu’à la multiplication folle : c’est comme un prurit graphique. Dans sa tendance, l’écriture devient alors culture. Quand l’écriture presse, éclate, se pousse vers les marges, elle rejoint l’idée du Livre. Le Livre qui est virtuellement présent dans l’oeuvre de TW, c’est le vieux Livre, le Livre annoté : une parole surajoutée envahit les marges, les interlignes : c’est la glose. Lorsque TW écrit et répète ce seul mot : Virgil, c’est déjà un commentaire de Virgile, car le nom, inscrit à la main, appelle non seulement toute une idée (au reste vide) de la culture antique, mais aussi opère comme une citation : celle d’un temps d’études désuètes, calmes, oisives, discrètement décadentes : collèges anglais, vers latins, pupitres, lampes, écritures fines au crayon. Telle est la culture pour TW : une aise, un souvenir, une ironie, une posture, un geste dandy. Gauche On a dit : TW, c’est comme dessiné, tracé avec la main gauche. La langue française est droitière : ce qui marche en vacillant, ce qui fait des détours, ce qui est maladroit, embarrassé, elle le nomme gauche, et de ce gauche, notion morale, jugement, condamnation, elle a fait un terme physique, de pure dénotation, remplaçant abusivement le vieux mot « sénestre » et désignant ce qui est à gauche du corps : c’est ici le subjectif qui, au niveau de la langue, a ondé l’objectif (de même voit-on, dans un autre coin de notre langue, une métaphore sentimentale donner son nom à une substance toute physique : l’amoureux qui s’enflamme, l’amado, devient paradoxalement le nom de toute matière conductrice de feu : l’amadou). Cette histoire étymologique nous dit assez qu’en produisant une écriture qui semble gauche (ou gauchère), TW dérange la morale du corps : morale des plus archaïques, puisqu’elle
assimile l’ »anomalie » à une déficience, et la déficience à une faute. Que ses graphismes, ses compositions soient comme « gauches », cela renvoie TW au cercle des exclus, des marginaux – où il se trouve, bien entendu, avec les enfants, les infirmes : le « gauche » (ou le « gaucher ») est une sorte d’aveugle : il ne voit pas bien la direction, la portée de ses gestes ; sa main seule le guide, le désir de sa main, non son aptitude instrumentale ; l’œil, c’est la raison, l’évidence, l’empirisme, la vraisemblance, tout ce qui sert à contrôler, à coordonner, à imiter, et comme art exclusif de la vision, toute notre peinture passée s’est trouvée assujettie à une rationalité répressive. D’une certaine façon, TW libère la peinture de la vision ; car le « gauche » (le « gaucher ») défait le lien de la main et de l’œil : il dessine sans lumière (ainsi faisait TW, à l’armé). Tw, contrairement au parti de tant de peintres actuels, montre le geste. Il n’est pas demandé de voir, de penser, de savourer le produit, mais de revoir, d’identifier et, si l’on peut dire, de « jouir » le mouvement qui en est venu là. Or, aussi longtemps que l’humanité a pratiqué l’écriture manuelle, à l’exclusion de l’imprimée, le trajet de la main, et non la perception visuelle de son œuvre, a été l’acte fondamental par lequel les lettres se définissaient, s’étudiaient, se classaient : cet acte réglé, c’est ce qu’on appelle en paléographie le ductus : la main conduit le trait (de haut en bas, de gauche à droite, en tournant, en appuyant, en s’interrompant, etc.) ; bien entendu, c’est dans l’écriture idéographique que le ductus a le plus d’importance : rigoureusement codé, il permet de classer les caractères selon le nombre et la direction des coups de pinceau, il fonde la possibilité même du dictionnaire, pour une écriture sans alphabet. Dans l’œuvre de TW règne le ductus : non sa règle, mais ses jeux, ses fantaisies, ses explorations, ses paresses. C’est en somme une écriture dont il ne resterait que le penchement, la cursivité ; dans le graphisme antique, la cursive est née du besoin (économique) d’écrire vite : lever la plume coûte cher. Ici, c’est tout le contraire : cela tombe, cela pleut finement, cela se couche comme des herbes, cela rature par désoeuvrement, comme s’il s’agissait de rendre visible le temps, le tremblement du temps. Beaucoup de compositions rappellent, a-t-on dit, les scrawls des enfants. L’enfant, c’est l’infans, celui qui ne parle pas encore ; mais l’enfant qui conduit la main de TW, lui, écrit déjà, c’est un écolier : papier quadrillé, crayon de couleurs, bâtonnets alignés, lettres répétées, petits panaches de hachures, comme la fumée qui sort de la locomotive des dessins d’enfant. Cependant, une fois de plus, le stéréotype (« de quoi ca a l’air ») se retourne subtilement. La production (graphique) de l’enfant n’est jamais idéelle : elle conjoint sans intermédiaire la marque objective de l’instrument (un crayon, objet commercial) et le ça du petit sujet qui pèse, appuie, insiste sur la feuille. Entre l’outil et la fantaisie, TW interpose l’idée : le crayon de couleur devient la couleur-crayon : la réminiscence (de l’écolier) se fait signe total : du temps, de la culture, de la société (ceci est proustien, plus que mallarméen).
ix
Cy Twombly ou Non multa sed multum (suite)
La gaucherie est rarement légère ; le plus souvent, gauchir, c’est appuyer ; la vraie maladresse insiste, s’obstine, elle veut se faire aimer (tout comme l’enfant veut donner à voir ce qu’il fait, l’exhibe triomphalement à sa mère). Il appartient à TW de souvent renverser cette gaucherie très retorse dont j’ai parlé : cela n’appuie pas, bien au contraire, cela s’efface peu à peu, s’estompe, tout en gardant la délicate salissure du coup de gomme : la main a tracé quelque chose comme une fleur et puis s’est mise à trainer sur cette trace ; la fleur a été écrite, puis désécrite ; mais les deux mouvements restent vaguement surimprimés ; c’est un palimpseste pervers : trois textes (si l’on y ajoute la sorte de signature, de légende ou de citations : Sesostris) sont là, l’un tendant à effacer l’autre, mais à la seule fin, dire-t-on, de donner à lire cet effacement : véritable philosophie du temps. Comme toujours, il faut que la vie (l’art, le geste, le travail) témoigne sans désespoir de l’inéluctable disparition : en s’engendrant (tels ces a enchaînés selon un seul et même rond de main, répété, translaté), en donnant à lire leur engendrement (ce fut autrefois le sens de l’esquisse), les formes (du moins, à coup sûr, celles de TW) ne chantent pas plus les merveilles de la génération que les mornes stérilités de la répétition ; elles ont à charge, dirait-on, de lier dans un seul état ce qui apparaît et ce qui disparaît ; séparer l’exaltation de la vie et la peur de la mort, c’est plat ; l’utopie, dont l’art peut être le langage, mais à quoi résiste toute névrose humaine, c’est de produire un seul affect : ni Éros, ni Thanatos, mais Vie-Mort, d’une seule pensée, d’un seul geste. De cette utopie n’approchent ni l’art violent ni l’art glacé, mais plutôt, à mon goût, celui de TW, inclassable, parce qu’il conjoint, par une trace inimitable, l’inscription et l’effacement, l’enfance et la culture, la dérive et l’invention. Support ? Il paraît que TW est un « anticoloriste ». Mais qu’estce que la couleur ? Une jouissance. Cette jouissance est dans TW. Pour le comprendre, il faut se rappeler que la couleur est aussi une idée (une idée sensuelle) : pour qu’il y ait couleur (au sens jouissif du terme), il n’est pas nécessaire que la couleur soit soumise à des modes emphatiques d’existence ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit intense, violente, riche, ou même délicate, raffinée, rare, ou encore étale, pâteuse, fluide, etc. ; bref il n’est pas nécessaire qu’il y ait affirmation, installation de la couleur. Il suffit qu’elle apparaisse, qu’elle soit là, qu’elle s’inscrive comme un trait d’épingle dans le coin de l’œil (métaphore qui dans les Mille et Une Nuits désigne l’excellence du récit), il suffit qu’elle déchire quelque chose : que ça passe devant l’œil, comme une apparition – ou une disparition, car la couleur, c’est comme une paupière qui se ferme, un léger évanouissement. TW ne peint pas la couleur ; tout au plus dirait-on qu’il colorie ; mais ce coloriage est rare, interrompu, et toujours à vif, comme si l’on essayait le crayon. Ce peu de couleur donne à lire, non un effet (encore moins une vraisemblance), mais un geste, le plaisir d’un geste : voir naître au bout de son doigt, de son œil, quelque chose qui est à la fois attendu (ce crayon que je tiens, je sais qu’il est bleu) et inattendu (non seulement je ne sais pas quel bleu va sortir, mais encore le saurais-je, j’en serais toujours surpris, car la couleur, à l’instar de l’événement, est neuve à chaque coup : c’est précisément le coup qui fait la couleur, comme il fait la jouissance).
Au reste, on s’en doute, la couleur est déjà dans le papier de TW, en tant qu’il est déjà sali, altéré, d’une luminosité inclassable. Il n’y a que le papier de l’écrivain qui soit blanc, qui soit « propre », et ce n’est pas le moindre de ses problèmes (difficulté de la page blanche : souvent ce blanc provoque une panique : comment le salir ?) ; le malheur de l’écrivain, si différence (par rapport au peintre, et spécialement au peintre d’écriture, comme l’est TW), c’est que le graffiti lui est interdit : TW, c’est en somme un écrivain qui accéderait au graffiti, de plein droit et au vu de tout le monde. On sait bien que ce qui fait le graffiti, ce n’est à vrai dire ni l’inscription, ni son message, c’est le mur, le fond, la table ; c’est parce que le fond existe pleinement, comme un objet qui a déjà vécu, que l’écriture lui vient toujours commun supplément énigmatique : ce qui est de trop, en surnombre, hors sa place, voilà qui trouble l’ordre ; ou encore : c’est dans la mesure où le fond n’est pas propre, qu’il est impropre à la pensée (au contraire de la feuille blanche du philosophe), et donc très propre à tout ce qui reste (l’art, la paresse, la pulsion, la sensualité, l’ironie, le goût : tout ce que l’intellect peut ressentir comme autant de catastrophes esthétiques). Comme dans une opération chirurgicale d’une extrême finesse, tout de joue (chez TW) à ce moment infinitésimal où la cire du crayon approche le grain du papier. La cire, substance douce, adhère à de menues aspérités du champ graphique, et c’est la trace de ce vol léger d’abeilles qui fait le trait de TW. Adhérence singulière, car elle contredit l’idée même d’adhérence : c’est comme un attouchement dont le seul souvenir ferait finalement le prix ; mais ce passé du trait peut être aussi défini comme son avenir : le crayon, mi-gras, mi-pointu (on ne sait comment il tournera) va toucher le papier : techniquement, l’œuvre de TW semble se conjuguer au passé ou au futur, jamais vraiment au présent ; on dirait qu’il n’y a jamais que le souvenir ou l’annonce du trait : sur le papier – à cause du papier – le temps est en perpétuelle incertitude. Prenons un dessin d’architecte ou d’ingénieur, l’épure d’un appareil ou de quelque élément immobilier ; ce n’est alors nullement la matérialité du graphisme que nous voyons ; c’en est le sens, tout à fait indépendant de la performance du technicien ; en somme, nous ne voyons rien, sinon une sorte d’intelligibilité. Descendons maintenant d’un degré dans la matière graphique : devant une écriture tracée à la main, c’est bien encore l’intelligibilité des signes que nous consommons, mais des éléments opaques, insignifiants – ou plutôt : d’une autre signifiance –, retiennent notre vue (et déjà notre désir) : le tour nerveux des lettres, le jet de l’encre, l’élancement des jambages, tous ces accidents qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement du code graphique et sont par conséquent, déjà, des suppléments. Éloignonsnous encore du sens : un dessin classique ne donne à lire aucun signe constitué ; plus aucun message fonctionnel ne passe : j’investis mon désir dans la performance de l’analogie, la réussite de la facture, la séduction du style, en un mot dans l’état final du produit : c’est véritablement un objet qu’il m’est donné de contempler. De cette chaîne, qui va du schéma au dessin et le long de laquelle le sens s’évapore peu à peu pour faire place à un « profit » de plus en plus inutile, TW occupe le terme extrême : des signes, parois, mais palis, gauches (on l’a dit), comme
s’il était tout à fait indifférent qu’on les déchiffrât, mais surtout, si l’on peut dire, le dernier état de la peinture, son plancher : le papier (« TW avoue avoir plus le sens du papier que de la peinture »). Et pourtant, il se produit un retour bien étrange : parce que le sens a été exténué, parce que le papier est devenu ce qu’il faut bien appeler l’objet du désir, le dessin peut réapparaitre, absous de toute fonction technique, expressive ou esthétique ; dans certaines compositions de TW, le dessin de l’architecte, de l’ébéniste ou du métreur revient, comme si l’on regagnait librement l’origine de la chaîne, épurée, libérée désormais des raisons qui depuis des siècles semblaient justifier la reproduction graphique d’un objet reconnaissable. Corps Le trait – tout trait inscrit sur la feuille – dénie le corps important, le corps charnu, le corps humoral ; le trait ne donne accès ni à la peau ni aux muqueuses ; ce qu’il dit, c’est le corps en tant qu’il griffe, effleure (on peut aller jusqu’à dire : chetouille) ; par le trait, l’art se déplace ; son foyer n’est plus l’objet du désir (le beau corps figé dans le marbre), mais le sujet de ce désir : le trait, si souple, léger ou incertain soit-il, renvoie toujours à une force, à une direction ; c’est un energon, un travail, qui donne à lire la trace de sa pulsion et de sa dépense. Le trait est une action visible. Le trait de TW est inimitable (essayez de l’imiter : ce que vous ferez ne sera ni de lui ni de vous ; ce sera : rien). Or, ce qui est inimitable, finalement, c’est le corps ; aucun discours, verbal ou plastique – si ce n’est celui de la science anatomique, fort grossier somme toute –, ne peut réduire un corps à un autre corps. L’œuvre de TW donne à lire cette fatalité : mon corps ne sera jamais le tien. De cette fatalité, en quoi peut se résumer un certain malheur humain, il n’y a qu’un moyen de se tirer : la séduction : que mon corps (ou ses substituts sensuels, l’art, l’écriture) séduise, emporte ou dérange l’autre corps. Dans notre société, le moindre trait graphique, pourvu qu’il soit issu de ce corps inimitable, de ce corps certain, vaut des millions. Ce qui est consommé (puisqu’il s’agit d’une société de consommation), c’est un corps, une « individualité » (c’est-à-dire : ce qui ne peut etre davantage divisé). Autrement dit, dans l’œuvre de l’artiste, c’est son corps qui est acheté : échange dans lequel on ne peut que reconnaître le contrat de prostitution. Ce contra est-il propre à la civilisation capitaliste ? Peut-on dire qu’il définit spécifiquement les mœurs commerciales de nos milieux d’art (souvent choquantes pour beaucoup) ? Dans la Chine populaire, j’ai vu des œuvres de peintre ruraux, dont le travail était par principe dégagé de tout échange ; or, il se produisait là un curieux chassé-croisé : le peintre que l’on vantait le plus avait produit un dessin correct et plat (portrait d’un secrétaire de cellule, en train de lire) : dans le trait graphique, nul corps, nulle passion, nulle paresse, rien que la trace d’une opération analogique (faire ressemblant, faire expressif) ; à l’opposé, l’exposition foisonnait d’autres œuvre, de style dit « naïf », à travers lesquelles, en dépit de leur sujet réaliste, le corps fou de l’artiste amateur pressait, éclatait, jouissait (par la rondeur voluptueuse des traits, la couleur effrénée, la répétition enivrante des motifs). Autrement
dit, le corps excède toujours l’échange dans lequel il est pris : aucun commerce au monde, aucune vertu politique ne peuvent exténuer le corps : il y a toujours un point extrême où il se donne pour rien.
Winnicott, disparaît chez l’enfant au profit de son aire ; le « dessin », pour TW, disparaît au profit de l’aire qu’il habite, mobilise, travaille, sillonne – ou raréfie. Moralité
Ce matin, pratique féconde – en tout cas agréable : je regarde très lentement un album où sont reproduites des œuvres de TW et je m’interromps souvent pour tenter très vite, sur des fiches, des griffonnages ; je n’imite pas directement TW (à quoi bon ?), j’imite la tracing que j’interfère, sinon inconsciemment, du moins rêveusement, de ma lecture ; je ne copie pas le produit, mais la production. Je me mets, si l’on peut dire : dans les pas de la main.
L’artiste n’a pas de morale, mais il a une moralité. Dans son œuvre, il y a ces questions : que sont les autres pour moi ? Comment dois-je me prêter à leur désir ? Comment faut-il se tenir parmi eux ? Énonçant chaque fois une « vision subtile du monde » (ainsi parle le Tao), l’artiste compose ce qui est allégué (ou refusé) de sa culture et ce qui insiste de son propre corps : ce qui est évité, ce qui est évoqué, ce qui est répété, ou encore : voilà le paradigme qui, telles deux jambes, fait marcher l’artiste, en tant qu’il produit.
Car telle est bien (pour mon corps, du moins) l’œuvre de TW : une production, délicatement emprisonnée, enchantée dans ce produit esthétique qu’on appelle une toile, un dessin, dont la collection (album, exposition) n’est jamais qu’une anthologie de traces. Cette œuvre oblige le lecteur de TW (je dis : lecteur, bien qu’il n’y ait rien a déchiffrer) à une certaine philosophie du temps : il doit voir rétrospectivement un mouvement, le devenir ancien de la main ; mais des lors, révolution salutaire, le produit (tout produit ?) apparaît comme un leurre : tout l’art, en tant qu’il est emmagasiné, consigné, publié, est dénoncé comme imaginaire : le réel, à quoi vous rappelle sans cesse le tracé de TW, c’est la production : à chaque coup, TW fait éclater le Musée.
Comment faire un trait qui ne soit pas bête ? Il ne suffit pas de l’onduler un peu pour le rendre vivant : il faut – on l’a dit – le gauchir : il y a toujours un peu de gaucherie dans l’intelligence. Voyez ces deux lignes parallèles tracées par TW ; elles finissent par se rejoindre, comme si l’auteur n’avait pas pu tenir jusqu’au bout l’écart obstiné qui mathématiquement les définit. Ce qui semble intervenir dans le trait de TW et le conduire au bord de cette très mystérieuse dysgraphie qui fait tout son art, c’est une certaine paresse (qui est un des signes les plus purs du corps). La paresse : c’est précisément ce qui permet le « dessin », mais non la « peinture » (toute couleur lâchée, laissée, est violente), ni l’écriture (chaque mot naît entier, volontaire, armé par la culture). La « paresse » de TW (je parle ici d’un effet, non d’une disposition) est cependant tactique : elle lui permet d’éviter la platitude des codes graphiques, sans se prêter au conformisme des destructions : elle est, dans tous les sens du mot, un tact.
Il existe une forme, si l’on peut dire, sublime, du tracé, parce que dépourvue de toute griffure, de toute lésion : l’instrument traceur (pinceau ou crayon) descend sur la feuille, il atterrit – ou alunit – sur elle, c’est tout : il n’y a même pas l’ombre d’une morsure, simplement un posé : à la raréfaction quasi orientale de la surface un peu salie (c’est elle l’objet) répond l’exténuation du mouvement : il ne saisit rien, il dépose, et tout est dit. Si la distinction du produit et de la production, sur laquelle à mon sens (comme on l’a vu) se fonde toute l’œuvre de TW, paraît un peu sophistiquée, que l’on songe à l’éclaircissement décisif que certaines oppositions terminologiques ont permis d’apporter à des activités psychiques à première vue confuses : le psychanalyste anglais D.W. Winnicott a bien montré qu’il était faux de réduire le jeu de l’enfant à une pure activité ludique ; et pour cela, il a rappelé l’opposition du game (jeu strictement réglé) et du play (jeu qui s’éploie librement). TW, bien entendu, est du coté du play, non du game. Mais ce n’est pas tout ; dans un second temps de sa démarche, Winnicott passe du play, encore trop raide, au playing : le réel de l’enfant – et de l’artiste –, c’est le processus de manipulation, non l’objet produit (Winnicott en vient a substituer systématiquement aux concept les formes verbales qui leur correspondent : fantasying, dreaming, living, holding, etc.). Tout ceci vaut très bien pour TW : son œuvre ne relève pas d’un concept (trace), mais d’une activité (tracing) ; ou mieux encore : d’un champs (la feuille), en tant qu’une activité s’y déploie. Le jeu, pour
Chose très rare, le travail de TW ne porte en lui aucune agressivité (c’est, a-t-on dit, un trait qui le différencie de Paul Klee). Je crois trouver une raison de cet effet, si contraire a tout art dans lequel le corps est engagé : TW semble procéder à la façon de certains peintres chinois, qui doivent réussir le trait, la forme, la figure, du premier coup, sans pouvoir se reprendre, en raison de la fragilité du papier, de la soie : c’est peindre alla prima. TW lui aussi semble tracer ses graphismes alla prima ; mais tandis que le jet chinois comporte un grand danger, celui de « rater » la figure (en manquant l’analogie), le tracé de TW n’en comporte aucun : il est sans but, sans modèle, sans instance ; il est sans le telos, et par conséquent sans risque : pourquoi « se reprendre », puisqu’il n’y a pas de maître ? De là vient que toute agressivité est en quelque sorte inutile.
24 short pieces : cela tient à la fois de Webern et du haïku japonais. Dans les trois cas, il s’agit d’un art paradoxal, provoquant même (s’il n’était délicat), en ceci que la concision y déjoue la profondeur. En général, ce qui est bref apparaît ramassé : la rareté engendre la densité et la densité l’énigme. Chez TW, une autre dérive se produit : il y certes un silence, ou, pour être plus juste, un grésillement très ténu de la feuille, mais ce fond est lui-même une puissance positive ; inversant le rapport habituel de la facture classique, on pourrait dire que le trait, la hachure, la forme, bref l’événement graphique, est ce qui permet à la feuille d’exister, de signifier, de jouir (« L’être, dit le Tao, donne des possibilités, c’est par le non-être qu’on les utilise »). L’espace traité n’est dès lors plus dénombrable, sans pour autant cesser d’être pluriel : n’est-ce pas selon cette opposition à peine tenable, puisqu’elle exclut à la fois le nombre et l’unité, la dispersion et le centre, qu’il faut interpréter la dédicace que Webern, précisément, adressait à Alban Berg : « Non multa, sed multum » ? Il y a des peintures excitées, possessives, digmatiques ; elles imposent le produit, lui donnent la tyrannie d’un concept ou la violence d’une convoitise. L’art de TW – c’est là sa moralité – et aussi son extrême singularité historique – ne veut rien saisir ; il se tien, il flotte, il dérive entre le désir – qui, subtilement, anime la main – et la politesse, qui lui donne congé ; s’il fallait à cet art quelque référence, on ne pourrait aller la chercher que très loin, hors de la peinture, hors de l’Occident, hors des siècles historiques, à la limite même du sens, et dire avec le Tao Tö King : Il produit sans s’approprier, Il agit sans rien attendre, Son œuvre accomplie, il ne s’y attache pas, et puisqu’il ne s’y attache pas, son œuvre restera. RB
Extrait de : Cy Twombly : catalogue raisonné des œuvres sur papier, par Yvon Lambert ©1979, Multhipla edizioni, Milan. Première publication : L’obvie et l’obtus, Essais Critiques III, Editions du Seuil, 1982 Illustration : Cy Twombly, Bolsena, 1969. Crayon et crayon de couleur sur papier, 70 x 100 cm
La valeur déposée par TW dans son œuvre peut tenir dans ce que Sade appelait le principe de délicatesse (« Je respecte les goûts, les fantaisies… je les trouve respectables… parce que la plus bizarre de toutes, bien analysée, remonte toujours à un principe de délicatesse »). Comme principe, la « délicatesse » n’est ni morale, ni culturelle ; c’est une pulsion (pourquoi la pulsion seraitelle de droit violente, grossière ?), une certaine demande du corps lui-même.
xi
Dans le - le + Sur les dessins de Livio VACCHINI _ Roberto MASIERO & Claudia MION
« Je me suis aperçu que le croquis m’embrouillait, il me forçait à le “suivre”, à lui donner raison, comme si le projet devait s’adapter au croquis…c’était comme si je tombais amoureux de moi même… un péché de vanité… depuis ce moment là je pense au projet horizontalement. » « Je m’allonge et je réfléchis, je pense, je raisonne. Je n’utilise plus le crayon. Je me concentre en cherchant à tenir ensemble toutes les “raisons” du projet en évitant soigneusement d’imaginer des formes, en cherchant à construire des logiques. » Livio Vacchini • Mies ne savait pas dessiner, tout comme Gropius et beaucoup d’autres. Pourtant pouvons-nous dire qu’ils n’étaient pas de bons architectes ? Evidement non ! Le Corbusier savait évidemment très bien dessiner et Carlo Scarpa aussi ; devons-nous dire alors qu’ils faisaient une architecture de meilleure qualité? Evidement non ! Le dessin vu comme habilité technique est un instrument, sans doute très utile, efficace, suggestif et souvent dangereux, mais pas essentiel pour la qualité du projet d’architecture. On pourrait dire ce qui vaut aussi pour la technique : il est nécessaire mais pas suffisant. Il peut servir, mais pas nécessairement résoudre le projet. Livio Vacchini savait dessiner, mais il voulait surtout construire de l’Architecture. Le parcours architectural de Livio Vacchini est marqué au début par la confrontation avec des architectes comme Arne Jacobsen, Louis Kahn ou Craig Elwood. Certaines collaborations professionnelles, en particulier avec Luigi Snozzi et Aurelio Galfetti, ont mené à la signature de projets communs : dans ce cadre, syntonies et différences étaient inévitables, tout comme il était inévitable que les techniques de représentation voient leur signification affaiblie. Dans cette phase de formation, les dessins ne sont rien de plus que des « supports » ou des « instruments » et ils enregistrent, seulement symptomatiquement une tendance d’orientation et une logique qui se préciseront avec la maturité : l’essentialité, la rigueur, la simplicité de l’implantation autant distributive que structurelle, le manque d’intérêt pour le dessin en soi. Il est significatif que même si Livio Vacchini était très ordonné et conscient du parcours qu’il était en train de suivre, beaucoup de dessins de ces temps là ont été perdus. En effet, ils ne constituaient pas pour lui un témoignage significatif et il ne pensait pas qu’ils puissent avoir une valeur en soi. Pourtant, en lisant les notes de Vacchini, on comprend que dès le début il met en œuvre une espèce de récit. Les croquis ne cherchent pas à montrer le projet comme un processus ni à donner une explication de son évolution. Au contraire ils font partie d’un discours, d’un discours fait de mots, et de peu de dessins. Vacchini aime parler de ses projets, les conter, et avant tout à lui-même : il les « écrit ». Il suit une construction logique et le projet se présente comme un vrai « calcul » mathématique : hypothèse-argumentation-synthèse. Au début, il le fait en accompagnant ses écrits de quelques croquis ; jusqu’à ce qu’il réalise qu’il n’a pas besoin du signe graphique pour communiquer sa pensée, pour démontrer son raisonnement et formuler une réponse. C’est ici que les croquis deviennent des schémas et l’architecture un rituel de logique mentale. La période de formation de Livio Vacchini débute en 1963 (la première maison Vacchini) et se termine en 1991
(maison à Costa). Avec la maison à Costa le langage de Vacchini devient autonome et sa façon de représenter l’architecture se fait, pour ainsi dire, absolue. A partir de ce moment là, ses « dessins» prennent une valeur iconique : il s’agit de plans, élévations et coupes, réduits à l’essentiel sans aucun élément descriptif, sans aucun titre, aucune indication de mesure, aucun signe pour indiquer l’orientation ou la position de coupes, aucune allusion aux matériaux. Chaque dessin renvoie seulement à lui-même. Le tout seulement en noir, blanc et gris. Les structures portantes sont indiquées en noir sur les plans, les murs avec une ligne pointillée grise, les espaces servis avec une hachure pointillée grise et les espaces servants en blanc. Dans les élévations les ombres sont représentées en noir à 45%. Vacchini n’aimait pas les perspectives et encore moins le rendering. Il se méfiait de leurs fausses vraisemblances, même s’il s’est retrouvé, avec une certaine gêne, à utiliser ces instruments parce qu’ils étaient demandés dans les programmes de concours ou par des clients. A partir de 2000, il se retrouve forcé d’utiliser l’ordinateur comme instrument de séduction, comme demandé par les règlements de concours qui réclament une représentation réaliste, émotionnelle et construite sur des effets. Il se retrouvera forcé d’employer une logique qui ne lui appartient pas, celle d’un imaginaire architectural tourné vers la déconstruction (qui est exactement le contraire de sa recherche), à la séduction, aux effets spéciaux, pour une architecture vendue à travers le mécanisme du star system comme phénomène esthétique-artistique et sous plusieurs aspects populiste, adressé à une société du spectacle et du loisir. Le dessin perdra sa « nécessité » et sa radicalité. Dans la phase centrale de sa pensée c’est comme si le dessin était poussé à perdre chaque fonction explicative, chaque utilité ou capacité d’évocation. Ainsi l’architecture, née du dessin, s’impose comme autonome. Le dessin veut perdre ses références en refusant une quelconque fonction de médiation : il n’explique pas mais cherche à ouvrir au regard l’évidence de l’absolue. Il ne s’adresse pas à quelqu’un, il ne cherche pas l’approbation ou la compréhension et encore moins la complicité. Le projet d’architecture pour Vacchini ne se présente pas comme un processus, mais comme un évènement et comme évènement il suspend le temps. Il ne montre pas comment il est devenu ou comment il pourrait devenir, mais comme il est ici et maintenant, sans aucun besoin de justification avec la seule force de son évidence. Il s’agit de dessins qui naissent « à » et « de » l’ordinateur. De ce point de vue ils se présentent comme objectifs : ils sont le produit technique de la technique, comme si l’auteur (Livio Vacchini) voulait utiliser l’instrument (l’ordinateur) pour radicaliser jusqu’au bout la distance qui sépare (qui doit séparer) le producteur du produit, l’auteur de l’œuvre, l’architecture de sa fonction. Il est comme s’il voulait utiliser un instrument d’une puissance de simulation extraordinaire, capable de faire voir comme réel ce qui n’est pas encore présent, mais totalement virtuel dans notre temps, pour rendre clair ce que la simulation, au fond, refuse : l’objectif ; comme si l’objectivité se présentait pas comme réelle, mais comme ce qui fait que le réel a du sens : le schéma. Les Grecs antiques utilisaient le mot schéma pour figure, forme, espèce, mais il indique avant tout une façon d’être. Les dessins de Vacchini sont la façon d’être de ses architectures. Schéma a la même racine que sche-so, futur
de ech-ein à rapprocher de sech-ein (avoir, tenir, être). Il est significatif que la racine de laquelle provient sech-ein soit sak qui signifie soutenir et rendre stable, racine de laquelle naissent le mot latin sacer et l’italien « sacro ». L’ordinateur n’est donc pas utilisé pour obtenir ou ajouter des effets, mais comme une procédure pour dé-personnaliser le signe, comme thérapie contre le narcissisme de l’auteur. Il n’est pas utilisé pour mimer une hypothétique réalité future du projet, mais pour chercher à « expliquer » le système logique-projectuel de l’architecture représentée. L’ordinateur est utilisé pour faire émerger la dimension logique de l’architecture représentée, son être comme diagramme. Parfois ce qui manque dans le dessin est presque plus significatif que ce qui y est. Plus le dessin s’éloigne d’une hypothétique réalité de l’architecture à venir, plus il s’approche du concept que l’architecture porte en elle et qui chez Vacchini est celui de l’unité. C’est comme si le dessin n’était pas une représentation de la chose mais de sa substance. Pour obtenir cette synthèse (entre dessin et une architecture pensée et réalisée), une grande concentration est nécessaire ainsi qu’une grande capacité à renoncer à tout superflu. L’œuvre doit se présenter comme une unité, c’est à dire comme un tout dans lequel il n’est possible ni d’enlever ni d’ajouter ; unité qui peut être produite, selon les fonctions, de la formation d’un rythme constant (et proportionné) ou de la tripartition classique (comme l’architecture s’appuie, comme elle s’élève et comme elle se ferme vers le ciel). Voici le choix fait par Vacchini : faire disparaitre le pouvoir évocateur et séducteur du dessin pour chercher ce qui le précède. Le présupposé est que la logique ne se résout pas dans la forme et que le projet (en particulier celui d’architecture) ne doit pas être composition, donc esthétique, mais construction, donc éthique. Par la construction nous ne devons pas penser seulement au fait matériel de mettre et de tenir ensemble les parties, mais le fait que le « construire » a une logique et que la logique même est construction. Le projet est inévitablement et directement lié à la représentation, il s’expose et il se présente. Dans ce sens là chaque projet est un dessin, une perspective, non dans le sens des signes qui expriment des idées, mais dans le sens qu’il dé-signe. La représentation n’est pas dans le projet un acte instrumental, elle ne se pense pas puis se montre, mais au contraire elle se pense en se montrant, et en se montrant elle se fait projet. Le dessin est le projet et le projet dessin. Le dessin ne doit pas être pensé comme une habilité représentative, descriptive ou expressive, mais comme une capacité logique, comme synthèse, comme possibilité de réduction à l’essentiel. Nous ne pouvons pas faire au moins du dessin, tout comme nous ne pouvons pas faire au moins du projet. Pourtant nous pouvons réduire au minimum les signes nécessaires pour tenter de toucher ce dont naissent les conditions mêmes de la possibilité du projet, en laissant le phénomène se présenter dans toute son évidence. RM, CM Illustration : Livio Vacchini, Piano e Sezione della Centrale di congenerazione Morettina, Locarno 1996
xiii
Le temps dessiné LAURENT BEAUDOUIN
L’architecture se pense avec les mains. La pensée a besoin du recul du dessin pour voir ce qu’elle fait. Le croquis d’architecture est une calligraphie qui est à la fois une figure et un texte. « Ce que j’écris n’est pas à moi » dit Fernando Pessoa, de la même façon, le dessin ne nous appartient pas complètement. C’est une projection souvent hasardeuse et rebelle. Le dessin est un outil d’indépendance, la main est en quelque sorte en dehors du corps, elle écrit ce que pensent les yeux. La pensée n’est pas l’intelligence, le projet demande à l’intelligence de se mettre un peu en veilleuse, la pensée est plus volatile. L’intelligence n’est jamais qu’entrevoir une chose par un côté, il lui est impossible de tout pénétrer à la fois, impossible d’atteindre cette lucidité qui permettrait de voir le monde comme s’il était transparent. Le dessin nous laisse un délai, il temporise, il y a un retard entre l’idée d’un dessin et l’instant où la main se décide à bouger, le trait est plus lent que la pensée, le papier lui résiste et donne à la ligne une inertie salutaire, le frottement du crayon préserve de l’oubli et laisse à la pensée le temps de réfléchir. Le tracé du dessin est une perte de matière, une usure, le dessin fixe un acte produit dans la durée, c’est la section d’un mouvement. La présence de ce temps donne au trait une densité finalement plus troublante que le simulacre de l’espace, l’esquisse conserve une part de ce moment, le temps est encore là, prisonnier de la surface, piégé dans les fibres du papier. Le dessin est une pellicule de temps mise à plat dans l’espace. Les yeux et la main ne voient pas l’espace sous le même angle, les yeux sont habitués à voir des objets en relief, éclairés de l’extérieur, tandis que la main représente un monde qui semble s’enfoncer à l’intérieur de la surface du papier et qui paraît contenir sa propre lumière. Il y a entre les yeux et la main un lien décalé, comme un défaut de parallaxe, qui fait sentir le monde du dessous. Cette impression étrange vient d’un regard et d’une main situés à des hauteurs différentes, les doigts sont au niveau du carnet et se promènent dans le plan tandis que les yeux sont plus haut, regardant la feuille frontalement comme s‘ils étaient en façade. Nous sommes en premier plan de ce que nous regardons, nous voyons la main qui dessine. Les yeux regardent un monde qui nous est extérieur, tandis que la main fait ressortir un monde intérieur. Contrairement aux yeux qui vont toujours par paire, le crayon est solitaire, il se pose sur la pointe pour glisser sur le papier, il s’appuie sur une surface continue, il est à l’opposé du regard qui
n’a, comme soutient, que le fil de l’horizon. La main a un support et se maintient bien à plat sur les deux dimensions de la feuille, tandis que les yeux basculent avec la tête. La main représente un monde évidé représenté en creux, alors que les yeux, par habitude, saisissent plutôt le modelé, le relief des volumes, c’est pourquoi l’ouverture de la perspective est au-delà de la surface et rarement en deçà. Dans la perspective, le regard traverse le papier, l’espace est déjà là, incrusté dans la platitude de la feuille. Face à une perspective, voir en relief ne sert à rien, on peut la regarder d’un seul œil, sans qu’elle ne perde sa profondeur. Nos doigts aveugles montrent ce que la pensée ne peut pas voir : la perspective est la revanche de la main sur les yeux. Le regard est un intermédiaire qui ne nous montre pas le monde comme il est, il reconstruit sans cesse notre univers pour qu’il se rapproche un peu de la réalité. Nous oublions que la lentille de nos yeux capte les images à l’envers et que le cerveau les renverse pour que ce que l’on regarde et ce que l’on touche ait un peu de cohérence. À cause de la sphère des yeux, ce que nous croyons rectiligne est toujours un fragment de courbe qui emprisonne le regard. La main, articulée à de multiples pivots, est sujette à des cercles successifs et nous fait sentir une ronde-bosse insolite, une sensation de relief bizarrement circulaire. La main est attachée à une courte tige qui ne fait que pivoter autour des articulations du poignet, du coude et de l’épaule, à l’image d’un pantographe cintré. Les choses n’existent pas telles qu’on les voit, nous habitons un monde qui n’est pas celui que nous voyons et l’esprit est enfermé dans un théâtre d’apparences où il corrige en continu la déformation des sens pour redresser ce qu’il perçoit. Il faut faire un effort particulier pour tracer une ligne droite, comme si la gravité naturelle s’appliquait au regard, comme si l’horizon était vraiment bombé, plié par une terre plus petite. Notre seule véritable ligne droite est le court segment qui sépare les deux yeux. Certains traits ont des géométries particulières: la ligne droite fait partie des exceptions paradoxales, c’est le moins simple des traits, la ligne droite est une courbe qui veut aller au plus court, en passant directement d’un point à un autre, c’est un tracé abstrait, qui n’existe pas dans la nature. La ligne droite est une volonté. Il faut s’imposer une règle pour la dessiner, une « règle » pour définir à la fois la loi qui l’organise et l’instrument qui la trace. La ligne droite est très sensible à la gravité, elle aime être dans l’axe du corps ou dans le plan du regard. La ligne droite est une invention qui évoque l’infini et questionne sur le
temps, on peut s’interroger à loisir sur sa réalité : est-elle le trait continu d’une durée sans fin, ou les points juxtaposés de tous les instants? La ligne droite nous pose la question de son commencement et de sa fin, ainsi la question : « où finit-elle? » signifie aussi bien: « quand finit-elle? » La décision qui doit être prise pour l’arrêter est d’ordre temporel, choisir une dimension c’est aussi déterminer une durée. L’écart immuable de nos yeux restitue une sensation de profondeur, il crée une topographie instable. Le regard flotte sur cette parallèle suspendue à un mètre et demi au-dessus du sol. Il semble être à l’origine de ce qui nous entoure, l’espace sort de nos yeux et se reconstitue instantanément dans nos déplacements. Le temps et l’horizon partagent le même paradoxe d’être des infinis limités. L’horizon paraît éloigné, mais nous l’avons pourtant sous nos pieds, il n’est que le moment où le sol disparaît du regard. La perspective nous en donne une idée toute différente, elle le dessine comme une ligne. Dans le dessin, la ligne d’horizon n’est pas fermée c’est le premier des simulacres de la représentation. En traçant une ligne ouverte, le premier geste de la perspective est de se libérer de la gravité. Le dessin fait basculer l’horizon dans le monde des hypothèses comme s’il était une chimère sans consistance. Cette bordure distante est la profondeur ultime, elle est garante de l’infinité du monde, de ce recul permanent qui nous éloigne de sa propre limite. On ne peut jamais atteindre l’horizon et plus nous le cherchons, plus il se retire. Nous vivons dans le rapport croisé entre un corps debout et des yeux parallèles au sol, l’architecture naît horizontale, pour elle, la verticale n’est que le soulèvement d’un morceau d’étendue. L’espace est fuyant, comme un modèle qui bouge sans cesse, il échappe à notre capacité de le représenter en entier. Le plan et la coupe ne suffisent pas, il faut trouver le moyen d’être dans le projet pour en voir l’intérieur. Le regard doit rentrer dans le plan pour se perdre dans les endroits délaissés. Le dessin que nous voyons est plat, le creux de la perspective fait sentir les volumes, pourtant la feuille n’a pas d’épaisseur, le dessin est une apparence trompeuse, qui ne donne pas une impression de relief, mais un sentiment d’enfoncement, le dessin éloigne ce que l’on regarde. La profondeur est un lent dévoilement. Si toutes les choses étaient côte à côte, entièrement distinctes, l’espace serait plat, c’est pourquoi le lointain n’est pas profond.
L’éloignement unifie les volumes, il les rassemble dans une même surface, la profondeur est faite de disparition et de recouvrement, c’est une découverte graduelle où l’espace est successivement l’autre, le dedans et le lointain. L’espace ne nous est pas donné dans sa totalité, il a besoin de temps pour être parcouru, il ne se comprend que rétrospectivement, ainsi nous avons l’intuition de ce qui est caché à travers la mémoire de ce que nous avons vu, la plénitude est hors de portée. De fait la profondeur est liée au parcours, lorsque nous marchons, le regard découvre, puis défait ce qu’il a vu, nous gommons au fur et à mesure ce qui nous entoure et ce retrait perpétuel nous fait comprendre que la profondeur est une question de temps. Dans cette alternance d’apparition et d’effacement, l’architecture est tour à tour, portrait, nature morte et paysage. Le dessin n’est, malgré tout, qu’un ensemble de points et de lignes. Un point n’a pas d’épaisseur, pas de dimension, il n’est qu’une situation dans l’espace, il n’y a rien ni avant ni après lui, un point est irréel. Le point ne permet pas de fixer une distance, on peut s’en rapprocher sans qu’il change de nature, le point a toujours la même taille. Il ne permet pas de diviser l’espace et ne dit rien de la distance qui nous en sépare. Il faut au moins deux points pour former un écart et suggérer la figure discrète d’une ligne invisible. Ces traits sous-jacents nous donnent deux indications: la distance et l’espacement, mais ces deux points ne retiennent pas non plus l’espace, celui-ci reste indifférent, flottant librement autour d’eux et les relier d’un trait ne fait que révéler la distance en perdant l’espacement. La ligne ainsi tracée reste tout aussi irréelle que le point, elle n’a pas d’épaisseur, elle n’a qu’une qualité nouvelle: on peut la diviser par un élément qui la mesure. Une ligne est l’extension d’un point, la ligne est active alors que le point est stable. Seule l’association du point et de la ligne crée le premier dedans, c’est à partir du point et de la ligne que commence l’architecture. Si l’on suit Gilles Deleuze, il existe d’ailleurs deux sortes de lignes: les unes indiquent la direction et d’autres la dimension. Les lignes directionnelles sont extensibles et leurs extrémités donnent un sentiment d’infini. Ce qui importe n’est pas forcément l’endroit où elles se dirigent, mais ce qu’elles tangentent. Les lignes directionnelles ne dessinent pas des contours, elles donnent l’impression de s’échapper dans un espace qui ne s’arrête pas à la périphérie du sujet. Les lignes dimensionnelles, au contraire, sont fermées et abouties,
elles donnent une mesure à l’espace. La dimension n’est pas une quantité, elle est une qualité. La dimension et la direction sont rarement des lignes simultanées, ensemble elles composent des figures qui se replient l’une sur l’autre dans un tracé continu qui apparaît à la fin, cohérent et unitaire. L’art de l’espace est de rassembler toutes ces lignes dans un seul trait, celui que le peintre chinois Shitao appelle « l’unique trait de pinceau ». L’architecture se dessine avec des traits qui disparaissent de la réalité, la ligne n’est souvent que la métaphore d’un plan, elle en figure la limite, ou en marque le pli. Quand une surface semble s’arrêter c’est qu’elle change simplement de direction et se retourne sur elle-même, la matière est continue, elle a une épaisseur, une texture. Le trait qui reste visible n’est pas la fin d’une matière, mais son contournement, le rabat du plan sur le volume. Une brique a six côtés qui sont les faces d’une même substance et les douze lignes qui les séparent en révèlent les changements d’orientation. Chaque repli est simplement la marque d’une variation d’éclairage. La ligne est qu’une des qualités de la surface, elle n’existe pas en tant que telle, elle n’est jamais ce trait continu et isolé que trace le dessin, elle est une simple différence dans la direction de la lumière. À cause de cela, ce qui est perceptible est l’espacement entre deux objets. En architecture, la ligne n’est que le début d’une ombre. Le dessin comporte deux types de formes superposées: la forme visible, celle qui apparaît en premier et la proportion qui est une figure discrète, pour utiliser l’expression d’Hans van der Laan, la seconde est sous-tendue par la première, à l’image de ces segments qui rassemblent les étoiles et tracent les constellations. La figure discrète de la proportion existe dans les deux dimensions de la feuille et persiste en volume. La proportion est présente dans le dessin comme un sous-entendu implicite et nous accompagne dans nos mouvements. La proportion est une dimension sans règle, une grandeur qui ne peut être tracée parce qu’elle échappe à la mesure et qu’on ne peut la quantifier, elle est dans le dessin sans être représentée. La mesure de l’architecture est dans un rapport d’éléments qui ne s’additionnent pas, il n’est pas de mesure en soi: deux dimensions sont ensemble autre chose que ce qu’elles sont séparément. Le tracé de l’architecte n’est pas le tracé du géomètre, il ne mesure pas l’œuvre pour elle-même, il n’a rien d’objectif, la proportion est dans la résonance des
dimensions, comme la peinture est dans l’ondulation de la lumière ou la musique dans la vibration du son, sans elle, l’architecture n’est que du bruit. Pour cette raison, la proportion n’est pas une règle statique, simplement figée dans une vision frontale, elle est dans le blanc du dessin, dans sa respiration. Il ne faut pas confondre proportion et beauté. L’architecture est un mélange alterné de tension et de rétention, elle est à la fois tendue et étendue : au paysage extérieur correspond un univers intérieur. Ces deux logiques suivent parfois des raisons qui n’ont pas de rapport entre elles, hormis de porter sur le même objet, ainsi la convergence intérieure se réfère à des règles autonomes de composition et d’agencement tandis que la divergence externe installe une cohésion plus urbaine, paysagère ou géographique. Si Mies van der Rohe nous dit que « Dieu est dans le détail », ce n’est pas pour insister sur la petite dimension, c’est que l’édifice en entier est toujours le détail de quelque chose. L’architecture est le fragment d’un lieu qui la dépasse, ainsi un bâtiment n’est que le détail d’une ville. En apparence, le temps semble s’écouler comme une rivière calme et régulière, pourtant derrière son allure d’éternité, il est comme l’espace, il n’a pas de rives, c’est un infini sans bordure, il n’a pas d’extérieur et pas de limite, il n’est pas possible de le contempler en dehors de lui-même, il n’a pas de périphérie et pas de frontière. Nous ne sommes jamais en dehors du temps et de la même façon nous ne pouvons pas être hors de l’univers et le contempler de l’extérieur. Si l’instant est comme un point dans l’espace, sans épaisseur et sans envergure, le présent au contraire est fait de moments passés et de bribes de futur, nous sommes dans cette étoffe où cohabitent l’histoire et l’avenir, mais de même qu’un point n’est pas un lieu, nous ne sentons pas l’acuité de l’instant. Le temps demande un peu de répit pour être perçut et ce que nous constatons est toujours une distance, une marge entre un passé immédiat et un futur pressenti. Le temps n’est pas un éternel retour, c’est un éternel dedans. L’architecture est séduite par ce temps spatial dont elle se veut la métaphore, elle prétend ressembler à cet éternel intérieur, sans limites et sans fin. L’architecture est du temps dessiné. LB
xv
Illustrations de Laurent Beaudouin
Les dessous des dessins bleus1 Texte pédagogique de Guy DESGRANDCHAMPS
Rappel.2 De manière assez communément pratiquée et admise, sans entrer dans les détails des variations apportées en fonction de l’histoire des écoles ou du niveau d’enseignement, la pédagogie propre à l’enseignement du projet d’architecture s’appuie, en règle générale, et de façon conjuguée : - Sur des cours, exposés ou séminaires permettant des développements théoriques ou doctrinaux, - Sur des travaux d’analyse architecturale organisés à partir de corpus d’édifices ou de lieux sélectionnés pour les entrées en matière qu’ils autorisent, - Sur des exercices ou projets d’édifices contextualisés par lesquels se déploie le processus de mise en forme architecturale convoquant les dimensions formelles, constructives, distributives, territoriales, environnementales, historiques, sociales3, - Sur des travaux d’expérimentation spatiale menés en vraie grandeur4 selon des protocoles variables : approches sensibles, fabricantes, gestuelles, immersions, etc…, - Sur l’apprentissage et la maîtrise des procédés de représentation et d’exposition des travaux engagés, dessins coordonnés, maquettes, notations, visualisations diverses et textes associés. Il faut, bien sûr, ne pas restreindre là cet appareil, et savoir l’enrichir par des entrées plus sélectives ou autonomes, sortes de petites musiques intimes, moyens personnels de penser le monde, ce qui ne se catégorise pas et doit s’offrir comme pensée critique en oeuvre. Ces pratiques pédagogiques s’appuient en outre sur une activité non négligeable qui fait partie intégrante de l’enseignement du projet d’architecture, et qui semble lui être propre. Il s’agit de ce que l’on nomme les corrections. Celles-ci rassemblent, de façon individuelle ou collective, l’enseignant et le (ou les) étudiants lors des différentes phases d’avancement du travail. Ces moments permettent d’effectuer un retour et un commentaire critique sur le travail produit, de dégager les hypothèses sérieuses ou les impasses, d’évaluer la progression, d’ouvrir de nouvelles pistes, de recommander d’en re-prendre d’autres, de plus anciennes, etc…. Le terme de correction ne doit pas être pris au sens strict de corriger, imprimant la dimension d’une sanction ou d’une punition, mais au sens où l’on effectue des corrections sur un texte qui s’élabore. Ce temps de correction confronte à une certaine proximité de situation dans la recherche patiente qui s’opère entre enseignants et enseignés, à la table, face-à-face, en visà-vis ou côte à côte5, et permet d’évaluer la progression du travail comme la validité des hypothèses de projet développées par l’étudiant en regard de la problématique de l’exercice. On s’interroge souvent sur le bien fondé de l’élaboration, par l’enseignant, de dessins personnels et spécifiques au cours de ces corrections. Est-il convenable, pertinent et acceptable que celui-ci dessine au même moment où il formule une réflexion critique sur le travail élaboré par l’étudiant ? Sur cette question, les avis divergent, les positions s’opposent parfois de façon radicale, pour ou contre, en symétrie6. De quelle façon, le dessin ainsi élaboré, parfois griffonné
par l’enseignant, interfère-t-il avec le travail mené par l’étudiant qui réfléchit en réponse à une problématique donnée ? Ne présente-t-il pas le risque d’être assimilé à une solution, la solution ? Est-il un facteur de réduction de la complexité, confinant le processus en le configurant ? Annihile-t-il une part de la démarche personnelle d’investigation, ayant le goût d’un cadeau empoisonné, ou le poids d’une figure qui embarrasse désormais le travail de l’étudiant ? Enfin, ce medium graphique accentue-t-il le risque d’une correction orientée par le dessin, l’enseignant développant son propre projet, dans l’irrespect des hypothèses esquissées par l’étudiant ? Sur un autre plan, que montre-t-il, dès lors qu’il est produit en conscience ? En quoi son élaboration en direct, apprend-elle, aide-t-elle à démontrer ? En quoi cette production dessinée, pédagogie in situ, s’apparente-t-elle à de la pensée, une pensée autre7, si particulière à l’architecture, articulant dessin et parole? Quels sont les dessous, ou les à-côtés de ces dessins, dès lors que l’on choisit, en tant qu’enseignant8, d’y recourir ? Comme contribution à ces interrogations, je propose donc de rendre compte de ma propre pratique en la matière, en revenant dans un premier temps sur quelques données techniques. Ce travail de dessin s’effectue quel que soit le mode graphique utilisé par les étudiants pour présenter l’avancement de leur travail (manuel, numérique, encre, crayon…), et le type ou le niveau d’ébauche (schéma, croquis, détail…). J’utilise, en règle générale, un crayon de mine bleue, plutôt épaisse, que je taille assez régulièrement au moyen d’un «cutter» emprunté à un étudiant. À l’aide de cet instrument, il est possible d’affiner l’extrémité de la mine selon des angles qui permettent, suivant l’inclinaison adoptée, différentes épaisseurs du trait. Ensuite, on fatigue la pointe sur le papier, utilisant le tempo de son usure. Une grosse mine prend bien (c’est-à-dire accroche) sur les principaux supports utilisés (divers papiers et calques). Marqueur d’un moment du travail, le dessin bleu s’identifie immédiatement parmi l’ensemble de la production dessinée de l’étudiant (habituellement en noir sur fond blanc)9. Il fonctionne comme un repère dans l’espace et le temps du projet. En outre, la mine épaisse rend possible des approximations par la largeur des traits qu’elle autorise, ce qui convient bien en termes de précise imprécision attendue pour ce type de dessin qui ne s’apparente jamais à une résolution. Enfin, la teinte bleue conserve une certaine neutralité graphique, une douceur autonome, clairement repérable vis-à-vis du noir conventionnel et parasite, ou du rouge du gendarme correcteur10. Soulignons que ces dessins ne sont jamais réalisés sur les dessins des étudiants, mais à côté, en parallèle ou sur des feuilles de calque et de papier indépendantes. Les modalités graphiques développées sont, en apparence, assez élémentaires et non systématiques. J’utilise fréquemment le plan et la coupe de manière
coordonnée, c’est-à-dire mis en correspondance côte à côte et de façon synchrone. Je les dessine en même temps, débutant par l’un ou l’autre suivant l’ordre qui m’apparaît nécessaire en fonction de l’argumentaire pédagogique à développer en regard de l’avancement du travail. J’annote souvent le dessin produit à l’aide de quelques mots clés, idéogrammes, flèches, points, hachures, traits de montage, lettres…. Je produis parfois quelques visualisations volumétriques ou perspectives qui relèvent du croquis de simulation, ceci afin de donner corps à certains espaces mis en jeu par la réflexion de l’étudiant et, en ce sens, l’interroger. Enfin, j’effectue aussi, prenant appui sur la notion de radicalisation ou d’essentialité de la proposition développée, des diagrammes11 ou schémas qui ne renvoient pas à la forme, mais à une idée de forme, selon le propos avancé par L. Kahn.12 Revenir sur ces dessins apparemment ordinaires, sorte de travaux de réactionnotation spécifiques d’une pratique pédagogique de l’architecture, et tenter d’en expliciter le statut, est un exercice salutaire mais suffisamment inhabituel pour que je ne m’y engage sans quelques hésitations… En effet, ceci ne s’apparente pas à des savoirs très constitués. On peut même penser que tout cela se construit parfois fragilement sur un petit fond de non-sens...! Je qualifie cette production pédagogique comme étant double et trouble: le double trouble des dessins bleus…. Ils sont doubles à plusieurs titres. - Au sens d’augmenter, d’accentuer, d’amplifier dans la mesure où j’insiste sur telles ou telle des composantes du travail produit par l’étudiant. - Au sens d’une pensée en double, à deux, en double réaction par rapport à la problématique et à l’hypothèse retenue, comme on joue en double dans certains sports. - Au sens d’un autre aspect, d’une substitution, d’un double ou d’une doublure qui habille de façon infinie ou indéfinie l’épiderme du projet en acte. - Sur le principe d’une démultiplication des sens contenus dans le travail en cours. - Ils s’inscrivent aussi dans un lent processus de dédoublement du projet et de découverte d’une certaine duplicité propre à l’architecture: par exemple, la marche, dans un lieu ou un même édifice, nous confronte aux sens différents de l’aller et du retour, etc…. 13 Il s’ajoute à cet aspect des dessins bleus une dimension complémentaire dont je n’ai pas trouvé, à ce jour, d’autre qualificatif que celui de trouble pour tenter d’en mieux définir ce qu’elle recèle. Ces dessins introduisent un trouble dans la mesure où leur élaboration - rend moins clair, révèle des parties jusque-là cachées et, d’une certaine façon, enrichit la complexité de la réflexion, - fait cesser, interrompt un état d’apparente stabilité qui pourrait enfermer le projet, le limiter par une absence de questionnement, - rend compte de l’émotion physique, de l’émoi qu’il y a à s’engager dans le travail d’autrui, dans la pensée d’un autre, - dérange, brouille un ordre pré-existant pour mieux l’interroger,
xvii
Les dessous des dessins bleus (suite)
- fait perdre, enfin, une forme d’assurance en engageant la mise en perspective du travail. Si je poursuis cette réflexion, m’appuyant sur les moyens du dessin, je me dois de tenter d’expliquer les principes qui la fondent au plan graphique. Certes, le propos n’est pas immédiat qui consiste à rendre plus clair et compréhensible pour ceux-là même qui le reçoivent, le sens et la démarche d’un enseignant qui a choisi de dessiner avec et sur leur travail, en retour réactif immédiat, en double trouble, comme j’essaie de l’expliquer. Enfin, dessiner n’est pas souvent compris comme une pensée à part entière, riche, différente. On estime souvent que le dessin n’est, au mieux, qu’une solution, un schéma, une illustration, perpétuel orphelin sans le discours qui le fonde. Prolongeant ce qui précède, je souhaite simplement rendre compte ici d’une piste qui peut éclairer cette exploration. Je m’appuie, pour cela, sur une distinction relevée et rappelée par W. Benjamin entre ligne graphique et ligne géométrique.14 Cette dernière n’intéresse pas l’auteur en tant que telle, dans la mesure où elle a une existence commandée, diraisje, ou dépendante de l’ensemble des présupposés auxquels elle est directement reliée: figures, tracés, propriétés, etc…, propres au monde de la géométrie. Cercle, carré, triangle, orthogonalité, parallélisme, symétrie, rotation, pour citer des évidences, sont immédiatement convoqués. La ligne géométrique n’a pas d’indépendance en tant que ligne, au mieux une indépendance relative. Pourtant, elle est indispensable au travail des architectes. P. Valéry compare les figures géométriques à des « êtres à demi concrets, à demi abstraits » participant « de la vue et du toucher, (…) mais aussi de la raison, du nombre, et de la parole. »15 Si la ligne géométrique, est une des créatures des architectes (particulièrement utile), elle reste, d’une certaine façon, prisonnière de son propre monde, et nous avec. Le fond sur lequel elle opère, c’est-à-dire le blanc du papier, n’a qu’une importance secondaire, mise à distance en quelque sorte par le tracé géométrisé qui le régit de façon première. À l’inverse, la ligne graphique se détermine par opposition à la surface sur laquelle elle s’appose et s’oppose. Mais, comme le souligne W. Benjamin, cette distinction ne s’opère pas seulement au niveau visuel, elle revêt aussi une signification métaphysique, déterminant la surface « en se l’attachant comme son fond. (…) Le fond se voit ainsi assigner une place précise, indispensable au sens du dessin, d’où il résulte que dans l’œuvre graphique, deux lignes ne peuvent déterminer leur rapport mutuel que relativement à leur fond – un phénomène qui, du reste, met vivement en lumière la différence entre ligne graphique et ligne géométrique. »16 Ce type de procédé, qui ménage le fond, est clairement nommé en dessin puisqu’on dit qu’on l’épargne, ou qu’on le réserve. En fait, ce développement me permet de préciser ce qui conditionne une part de la fabrique des dessins bleus, c’est-
à-dire une sorte de partage assumé entre l’indispensable assise de la ligne géométrique et le potentiel expressif de la ligne graphique. À partir de la distinction opérée par W. Benjamin, il me semble probant d’instaurer une forme d’ambiguïté entre ces lignes. Je l’utilise à dessein, ce qui me permet de croiser ce qui relève de l’architectonique et ce qui procède du signe suggéré. Il est ainsi possible de renvoyer à l’étudiant une image de son travail qui n’a rien d’une solution élémentaire, en plan ou en coupe, globale ou partielle. Le mélange ainsi opéré entre les lignes graphiques et géométriques s’appuie sur le contenu d’une investigation architecturale et sur le potentiel des signes graphiques mis en œuvre. Ainsi, ce qui est réservé sur le fond du support, calque, papier…, ne se réduit jamais aux sols ou aux murs ; ces blancs, complices des lignes, suggèrent l’espace mais aussi un espace de relations spatiales non dimensionnées. J’utilise donc volontairement l’ambiguïté des épaisseurs de traits, certaines formes de schématisme, et fabrique, à l’aide de lignes et de fonds réservés, des dessins aux tracés apparemment géométriques. Ceux-ci oscillent entre une représentation approchée des espaces à l’œuvre dans le projet et un espace de signes graphiques ouverts sur la pensée du projet. Ce travail exigeant produit, je le répète, en conscience, se distancie clairement du travers énoncé précédemment vis-à-vis des corrections orientées (cf. p. 4/8). Les dessins bleus ne sont pas des figures plaquées, ni des solutions qui relèvent d’une pensée unique. Ils s’inscrivent à l’inverse comme une tentative (parmi d’autres) pour figurer l’ouvert de la pensée architecturale. P. Klee, dans ses écrits (et surtout ceux qui concernent sa pédagogie au Bauhaus17) développe, graphiques à l’appui, les caractéristiques formelles et dynamiques de la ligne. Celle-ci, comprise comme « le domaine du point en marche », est tour à tour active, passive ou intermédiaire (mi-active et mi-passive). Elle recèle, de ce point de vue, des capacités d’engendrement formel et figure mouvement, rythme, direction, effet de plan, …. Certains diagrammes ou schémas de radicalisation ne méconnaissent pas, bien sûr, l’appareil énoncé par P. Klee. Mais si les dessins bleus ne sont pas ignorants, s’ils exploitent et cherchent à se rapprocher d’une certaine vivacité démonstrative suggérée par l’approche théorique de P. Klee, ils n’en relèvent pas exclusivement. En effet, il me semble important de ne pas déplacer le champ de la réflexion sur le projet d’architecture dans un espace de codification graphique strictement abstrait. C’est un souci que la mesure propre de l’architecture impose, me semblet-il. Pour terminer, soulignons deux points. Ce texte se veut une écriture du quotidien18, dessinée au jour le jour des corrections, exercice pédagogique délicat. Les dessins bleus sont faits simplement, devant l’étudiant, sans « prise de tête » (!) pour utiliser un vocabulaire actuel. Ils vivent leur vie, solitaires et éphémères ! En cohérence avec la démarche engagée, il va de soi que je ne les garde pas et les laisse à la disposition des étudiants. Pour illustrer ces pages, j’ai donc reproduit quelques dessins réalisés sur
les cahiers où je note l’avancement du travail. Ainsi, les dessins bleus ne se comprennent (ni ne se donnent) comme solutions mais bien comme des espaces (ou champs) de réflexion et d’exposition ouverts et offerts… Automne 2004 _ GD
Notes : 1. Texte modifié en janvier 2007 à l’occasion de sa traduction en anglais. 2. À l’origine, ce texte a été rédigé à l’intention des étudiants de 2ème année des Écoles d’architecture de Grenoble (2000-2004) et de Paris Belleville (1998-2000 et 2004-…). L’objectif étant de présenter et d’expliquer le principe des dessins que je réalise au crayon bleu, lors des discussions sur les projets, des dessins bleus. 3. Pour comprendre le caractère largement relatif de cette énonciation, il faut se reporter aux toutes premières lignes du traité de Vitruve. Dans la traduction qu’en donne Claude Perrault en 1673, il est écrit: « L’architecture est une science qui doit être accompagnée d’une grande diversité d’études et de connaissances, par le moyen desquelles elle juge de tous les ouvrages des autres arts qui lui appartiennent. Cette science s’acquiert par la pratique et par la théorie (…) ». Vitruve, Les dix livres d’architecture, Livre 1, Chapitre I. 4. Voir, par exemple, le cas exposé par S.E. Rasmussen (Découvrir l’architecture, Paris, 2000, Éd. du Linteau p. 241) ou les mises en pratique effectuées avec les étudiants de 2ème année de l’École d’architecture de Grenoble aux Grands Ateliers de l’Isle d’Abeau. 5. Ce voisinage, comme en miroir de l’enseignant et de l’enseigné, renvoie à une situation de double et d’apprentissage mutuel, ce qui nous distancie bien sûr d’une position unilatérale, ex-catedra, et d’une parole à sens unique. 6. J’ai personnellement été confronté à deux enseignants diamétralement opposés (ou complémentaires ?) sur ce point. L’un, Bernard Huet, en refusait le principe, préférant l’élaboration d’un discours critique évocateur et approfonfi sur le travail en cours. L’autre, Helmut Richter, réagissait au moyen de commentaires graphiques très gestuels, d’éclairants gribouillis qu’il surchargeait progressivement, jusqu’à prendre l’aspect d’une tache. 7. J’inscris ce mot dans le fil des interrogations développées par Bruno Queysanne au sein du laboratoire de recherches Les Métiers de l’Histoire de l’École d’architecture de Grenoble : « penser l’architecture, c’est penser autrement ». 8. Je ne pense pas avoir l’exclusivité de ce mode pédagogique ! 9. Parfois les étudiants s’approprient ce principe graphique et sélectionnent une couleur de mine, un type de crayon, déclinant à leur façon cette manière bleue, avec un réel plaisir de faire en s’y confrontant dans une recherche progressive d’autonomie, à l’opposé de ce qui pourrait être pris pour une forme mimétique. Le faire comme se projette dans le faire avec, ou le faire à pour une forme mimétique. Le faire comme se projette dans le faire avec, ou le faire à partir… 10. Je me suis intéressé à ce type d’incidence dans deux petits textes antérieurs, produits également à l’intention des étudiants : « De l’usage des carnets de croquis en l’an 2000 », et « Histoires de crayons ». 11. Ce que je nomme des diagrammes symboliques qui sont à associer au principe correspondant en volume des maquettes radicales (ceci à la suite de la notion d’épannelage symbolique développée par B. Huet). 12. Voir sur ce point la traduction française d’un ensemble de textes de cet architecte : L.Kahn, Silence et lumière, Paris, 1996, Éditions du Linteau. 13. Auxquels nous pourions ajouter la dualité des deux côtés, l’un et l‘autre, les sens de montée et de descente, le construit et le non construit, la nécessaire appartenance d’une construction à un ici et un ailleurs pour s’inscrire dans l’hospitalité et non le strict enracinement, etc. 14. W. Benjamin, Sur la peinture, ou : Signe et tache, in Œuvres Tome I, Paris, 2000, Éd. Gallimard Folio Essais, pp. 172-178, texte rédigé en septembre-octobre 1917. 15. P. Valéry, Eupalinos ou l’architecte, Paris, 1986, Éd. Gallimard Poésie, p.48. 16. W. Benjamin, op. cit., p. 173. 17. Voir les Esquisses pédagogiques, rédigées en 1925, et publiées en français dans P. Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, 1969, Éditions Gonthier/Médiations, pp.73-160. 18. Je retiens l’expression proposée par Mireille CIFALI, Professeure à la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève, pour évoquer le travail d’écriture sur les pratiques.
111
« Le plus beau serait de penser dans une forme que l’on aurait inventée. »1 Adrien VERSCHUERE Si une représentation est indissociable de la pensée qui la produit, alors elle en est forcément tout à la fois la cause et son effet. Penser une représentation n’aurait dès111 lors de sens qui si cette entreprise portait de façon simultanée tant sur sa nature que sur son origine. Depuis qu’elle s’est révélée en tant qu’art libéral, l’architecture s’est d’emblée affirmée comme une discipline autonome adossée à d’autres, visant, quant à elles, à « la contemplation du beau » et, plus prosaïquement, à « la transformation tangible de la matière ». Cette position singulière, l’architecte imagine le beau et pense le faire sans nécessairement devoir y toucher, donne lieu à une pratique de la pensée particulière dont la nature s’explique essentiellement par les vertus du paradoxe. Compte tenu du caractère singulier d’une discipline qui engage de façon intime et indissoluble sa représentation, en quoi cause et effet – medium et pensée – s’informent-ils mutuellement ? Peut-on confondre le « faire » et le « penser » de l’architecte ? En d’autres termes, le sens du mot « dessin » peut-il se substituer à celui du mot « pensée », et vice versa ? Tel pourrait être la tentative, non exhaustive, des quelques prémisses suivantes : Un dessin est toujours hypothétique. Hypothèse vérifiable une fois sa transcription dans le réel. Un dessin est fragmentaire, à la fois autonome et dépendant. Un dessin est un état projectif, sa valeur abstraite nous anime vers une réalité figurée. L’abstraction lui confère un très large champ possible d’interprétations émotionnelles. Un dessin n’a de sens que s’il adresse une échelle. Un dessin n’a néanmoins aucune limite. Un dessin est inutile en soi. Un dessin est un instrument de médiation entre une connaissance et un imaginaire. Il en fait synthèse par le biais de géométries. Un dessin illustre des faits tangibles sans en déduire ses motivations. L’objectivité apparente de sa condition véhicule et se fonde sur une volonté subjective. Un dessin est anonyme et reproductible. Un dessin est toujours un outil visant à révéler un état critique. Aussi précis soit-il, un dessin reste toujours approximatif. Un dessin est une construction dont la précision et la clarté sont proportionnelles à celles de la pensée qui l’anime. Bien qu’il revêt un contenu narratif, un dessin n’a pas pour unique prédestination d’illustrer ; il vise premièrement à « penser » et à « faire penser ». Un dessin est itératif, et donc – par déduction – forcément inachevé. C’est grâce à sa nature fictive qu’il permet d’informer la réalité. Si l’architecture est essentiellement une cosa mentale qui repose nécessairement sur la façon dont elle partage son point de vue sur le monde ; Si la valeur de l’architecture dépend réciproquement tant sur la qualité de sa construction – intellectuelle – que sur sa façon de la transmettre ; Alors, face à la démission actuelle de la discipline vis-à-vis de sa médiatisation, force est de constater que l’architecte est sans doute, aujourd’hui, en train de perdre peu à peu sa « raison d’être ». Sans dessin il n’y a pas d’architecture... AV Note : 1. Paul Valery, Cahiers, Tome III, Ed. La Pléiade Illustration : Jardin Quatre-Vents, Bruxelles, 2010-2012 © Baukunst
xix
« Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voix écrite et l’image mentale ! La vie ne vaut pas d’avantage : le reste ce sont des hommes et des femmes, des amours supposés et des vérités factices, subterfuges de la digestion et de l’oubli, êtres s’agitant en tous sens – comme ces bestioles sous une pierre qu’on soulève – sous le vaste rocher abstrait du ciel bleu et dépourvu de sens. » Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Christian Bourgois, Paris (1999), in Frgt n°117, p150
L’importance de dessiner
© Croquis d’Álvaro Siza © Croquis d’Álvaro Siza
Álvaro SIZA
Falando em termos gerais, quem escolhe fazer arquitectura não precisa de « saber desenhar », muito menos de « desenhar bem ». O desenho, entendido como linguagem autónoma, não é indispensável ao projecto. Muito e boa arquitectura se fez e se faz « à bengala ». Só que toda a gente pode e precisa de desenhar. A obsessiva especialização atrofia capacidades universais; a alguns é permitido e imposto desenvolver umas tantas – e não outras. E no entanto, no que respeita ao desenho, qualquer criança se exprime com frescura e rigor; e os inadaptados e os considerados loucos. Os erros e a submissão de quem ensina levam a que de quase todos finalmente se diga: não tem « jeito ». Ou a que os próprios o digam. O desenho é uma forma de comunicação, com o eu e com os outros. Para o arquitecto, é também, entre muitos, um instrumento de trabalho ; uma forma de aprender, compreender, comunicar, transformar: de projecto. Outros instrumentos poderá utilizar o arquitecto; mas nenhum substituirá o desenho sem algum prejuízo, nem ele o que a outros cabe. A procura do espaço organizado, o calculado cerco do que existe e do que é desejo, passam pelas intuições que o desenho subitamente introduz nas mais lógicas e participadas construções; alimentando-as e delas se alimentando. Todos os gestos – também o gesto de desenhar – estão carregados de história, de inconsciente memória, de incalculável, anónima sabedoria. É preciso não descurar o exercício, para que os gestos não se crispem, e com eles o resto. ....
Traduction de Julien Correia : En terme général, qui choisit de faire architecture n’a pas besoin de « savoir dessiner », encore moins de « bien dessiner ». Le dessin, entendu comme langage autonome, n’est pas indispensable au projet. Beaucoup de bonne architecture se faisait et se fait à l’aide de cette « canne ». Seulement, tout le monde peut et a besoin de dessiner. L’obsessive spécialisation atrophie les capacités universelles ; à certains il est permis et imposé d’en développer quelques unes – et pas d’autres. Cependant, en ce qui concerne le dessin, n’importe quel enfant s’exprime avec fraîcheur et rigueur ; de même que les inadaptés et ceux considérés comme fous. Les erreurs et la soumission de qui enseigne mènent à ce qu’on dise finalement de presque tous : il n’est pas doué. Ou à ce qu’eux-mêmes le disent. Le dessin est une forme de communication, avec le moi et avec les autres. Pour l’architecte, c’est aussi, entre autres, un instrument de travail ; une manière d’apprendre, comprendre, communiquer, transformer : de projet. L’architecte pourra utiliser d’autres instruments, mais aucun ne remplacera le dessin sans aucun préjudice, ni lui ce qui tient à d’autres. La recherche de l’espace organisé, la séparation calculée de ce qui existe et de ce qui est désir, passent par les intuitions que le dessin introduit subitement dans les constructions les plus logiques ; les nourrissant et se nourrissant d’elles. Tous les gestes – le geste de dessiner aussi – sont chargés d’histoire, d’inconsciente mémoire, d’incalculable, savoir anonyme. Il est nécessaire de ne pas négliger l’exercice, pour que les gestes ne se crispent, et avec eux le reste. …
Porto, Junho de 1987 Álvaro Siza
Porto, Juin 1987 Álvaro Siza
xxi
Traits Traits portugais portugais__Portraits Portraitsde depratiques pratiquesdifférentes différentesdu dudessin dessin
I. Pensée dans le vide À propos des dessins géométraux de Manuel et Francisco AIRES MATEUS
La question du dessin est vague, ou en tout cas complexe. En effet, le Dessin pour un architecte doit être un outil de pensée, de réflexion, de représentation, mais aussi de transmission et il se matérialise de différentes manières selon les personnes, ou selon ce qu’il (le dessin) cherche à exprimer : est-ce un croquis, un schéma, un dessin géométral, etc. Chaque architecte développe sa pensée différemment, et donc, par là même, sa façon de dessiner. La main étant à considérer comme le prolongement de l’esprit. Je souhaiterais m’attarder sur les dessins géométraux (plans et coupes) des frères Manuel et Francisco Aires Mateus, qui développent une pensée forte – leurs dessins en sont la preuve mais aussi et surtout le prolongement. Leur utilisation du dessin géométral ne se limite pas à l’unique représentation mais touche aussi à la transmission de leur pensée et de l’idée du projet. « Una delle cose subito evidenti nell’osservare i disegni di Manuel e Francisco Aires Mateus è la netta sensazione de trovarsi davanti all’invenzione di un vero e propio personale codice di rappresentazione » soulève Francesco Cacciatore1. En effet, les frères Aires Mateus ont développé un code graphique dans leurs dessins, un ordre binaire, qui leur permet de s’attarder sur les éléments du projet qui leur semblent essentiels. Ce code graphique, cet ordre binaire, vient sans aucun doute de leur intérêt architectural, porté vers l’expression et la mise en valeur du Vide. « Il vuoto è sempre il centro di ogni progetto e questo fatto risulta sia nel modo di immaginarlo e quindi di rappresentarlo, sia nel modo di materializzarlo con la costruzione... » souligne Francesco Cacciatore dans un texte de L’architettura di Aires Mateus.2 Cette mise en exergue du vide (en blanc) est rendue possible par le dessin du plein (en noir). Cependant, la notion de plein diffère selon chaque dessin. En effet, les frères Aires Mateus peuvent dessiner plusieurs plans, du même étage du même projet, de manières différentes. Ces plans montrant chacun quelque chose de différent, le poché noir du «plein» changeant selon chaque dessin. Ce poché
noir n’est en vérité pas toujours uniquement du plein, mais sert le propos de la mise en valeur du vide principal, ou du vide intéressant. Dans certains cas, le poché noir englobe aussi des espaces que nous pourrions qualifier de secondaires dans la hiérarchie de l’idée du projet. De ce fait, ces lieux empochés seront dessinés en négatif (traits blancs sur fond noir), le noir prenant visuellement le dessus sur le blanc, il apparaît comme un tout. Francesco Cacciatore, dans Abitare il limite, prend pour exemple les dessins de la maison d’Alvalade et souligne que pour des questions de compréhension et de nécessité de représentation « d’un espace intersticiel de fonction très importante mais de hiérarchie moins considérable que les espaces dédiés aux pièces principales et aux chambres, le plan de l’unique étage de la maison est dessiné en trois versions différentes, chacune d’entre elles stabilisant un niveau d’approfondissement et un contenu d’information différents. »3 Un dessin correspond alors à un propos et les dessins mis côte à côte correspondent à une histoire que nous racontent les architectes, à un parcours mental. Cette façon de représenter le projet architectural, cet ordre binaire plein/ vide, noir/blanc, est une épuration de l’idée architecturale fondatrice, une abstraction du projet afin d’en dégager l’essentiel. MD Notes : 1. «Une des choses tout de suite évidentes quand on observe les dessins de Manuel et Francisco Aires Mateus, c’est la nette sensation de se trouver face l’invention d’un veritable et proprement personel code de représentation», Francesco Cacciatore, Abitare il limite, Dodici case di Aires Mateus, LetteraVentudine, 2011, p.123. 2. «Le vide est toujours au centre de chaque projet et ce fait resulte soit dans le mode de l’imaginer et donc de le représenter, soit dans le mode de le materialiser par la construction...», Francesco Cacciatore, L’architettura di Manuel e Francisco Aires Mateus come dimora del vuoto, textes publié dans documenti di architettura, L’architettura di Aires Mateus, Electaarchitettura, 2011, p.12. 3. Francesco Cacciatore, Abitare il limite, Dodici case di Aires Mateus, LetteraVentudine, 2011, p.123. Illustrations : Plans de la Casa à Alvalade ©1999, Manuel & Francisco Aires Mateus
II. À main levée Brève apologie de la pratique du dessin d’Álvaro SIZA
« O desenho é o desejo de inteligência. »1 Dessiner à main levée est une pratique qui se limite souvent aux études d’architecture puis tend à se faire plus rare dans la vie professionnelle, l’exemple de Siza est un contrepoint heureux et plein d’espoir. Il est tout à fait paradoxal qu’à l’époque où les architectes oublient pour la plupart de dessiner, nous ne cessions de célébrer Álvaro Siza et ses dessins.2 L’architecte avance seul en silence. Pas la peine de crier. Lentement à main levée, le bic pointe, mesure, puis se pose, trace, et offre l’instantané d’un singulier regard qui commande d’abord à la main de l’aider à comprendre avant de la laisser se lancer dans la recherche. Cette voie particulière et devenue marginale, demeure tout à fait exemplaire et certains architectes devraient d’avantage s’en inspirer au lieu de suivre les voies opposées de l’accélération, du tout numérique et de la non-pensée. • Siza est connu pour ses dessins mais le fait qu’il exprime véritablement une pensée du dessin par de courts textes, leur donne encore plus de résonance. Les dessins parlent d’eux mêmes bien évidemment, et ses textes traduits en français et publiés dans le recueil Palavras sem importância (Des mots de rien du tout)3 n’ont pas l’ambition d’un essai théorique. Il s’agit d’impressions personnelles, de brèves observations, et d’images de pensées offertes au lecteur. Cette manière de prendre du recul sur la pratique sans chercher à tout expliquer, analyser ni théoriser à posteriori permet toutefois de clarifier le fond des choses et de fixer la pensée. La main levée d’Álvaro Siza est aussi rigoureuse que dilettante. Elle ne se plaindra jamais des longues journées de travail en quête de forme, d’espace de lumière et d’architecture. Mais elle se plaira à se poser sur une table, à la terrasse d’un café, et à l’affût d’ambiances, de visages, de la vie. Dessiner implique toujours une recherche de compréhension. D’un côté il y a la prise de notes sensible, quasi systématique et qui ouvre les portes du projet et de la recherche patiente. Ces premiers traits impliquent déjà un regard singulier sur le site et une prise de position. Siza déclare qu’il veille à « regarder le site, à dessiner avant de regarder le nombre de mètres carrés de la surface à construire.»4 C’est bien par le dessin que le projet commence. La lente accumulation des esquisses dans un procédé itératif où les idées sont testées jusqu’à leurs limites, permet sans cesse de réactualiser le propos. L’architecte évoque : « un quotidien où les doutes, de menus progrès et des erreurs, l’abandon d’idées et leur retour par d’autres voies se croisent dans la quête difficile de la forme.»5 Ce procédé initial comme l’architecte aime à le nommer est une sorte d’apprivoisement du site, c’est aussi un excellent moyen de s’imprégner du lieu en traduisant la réalité au prisme d’un mode de représentation très synthétique et sensible à la fois.
D’autre part, les croquis sont pour Siza un langage et une façon de communiquer avec les membres de son équipe qui sont chargés de prendre le relais à travers la maquette et l’outil informatique. Pour vaincre l’intranquillité des longs dimanches la main levée de l’architecte prend note sur les chantiers vides. Faire connaissance avec ce qu’elle a tracé est l’occasion d’une surprise, et d’une découverte anachronique des ruines sublimes du projet. La main ne se laisse pas intimider, elle dessine, questionne, propose et remplit le vide. Mais l’ambiance de la ruine a ceci de fascinant qu’elle possède toute la force du bâtiment. La main levée prend note et ne retient que l’essence.6 L’architecte et sa « main pensante », et complice dans la quête de l’évidence, ont également en commun un côté nomade. Kenneth Frampton qualifie les dessins de Siza de « travel sketches » dans le sens où la vie est comme un voyage imaginaire, il ajoute que chez Siza la frontière entre image conceptuelle et memento mori est très mince.7 Encore une fois, les dessins de voyage sont inhérents au désir irrépressible de l’architecte d’embrasser le monde, de le comprendre. Un croquis lui permet en effet de s’emparer d’un site, de créer un sentiment d’intimité, de poser en quelques traits noirs un moment, un lieu, une ambiance, dans son cahier noir. Ces cahiers, précieux confidents de la main amie de l’architecte, se font le support de ses envies parfois irrépressibles de prendre note, de com-prendre dans le sens de prendre avec soi. « Nessum desenho me dá tanto prazer como estes : desenhos de viagem.»8 confie Siza. Il avoue par ailleurs céder souvent au compulsif désir de dessiner, quitte à le satisfaire sur le set en papier d’un restaurant, à se mettre en retard, à oublier tout le reste. Le dessin est un compagnon de tous les instants. Il rend la solitude plus douce et ne permet de penser qu’à l’ici et maintenant. L’intimité qui se trace sur la feuille du cahier et sous la bille du stylo Bic procure à l’architecte un profond sentiment de sérénité, après un dessin l’esprit se sent comme libéré. « O desenho é o linguagem e a mémoria, a forma de comunicar consigo e com os outros, a construção. Não desenha por exigência da Arquitectura - basta pensar, imaginar -. Desenha por prazer, necessidade e vício. Outros pore le desenhem o que imagina. Desenhos técnicos. Desenhos de máquinas. Desenhos sem estética, a não ser a latente no que é necessário e sufficiente para resistir e garantir a vida material, o afluir da água, do ar, da energia, das communicações, da beleza.»9 Cette citation de Siza, me conduit à penser que sa déclaration d’amour pour le dessin, se situe consciemment à contre courant, sans perdre des yeux la réalité du métier. Pragmatique et romantique à la fois il affirme une position volontairement à l’écart du bruit permanent de l’accélération, du fast thinking, et du show infernal d’images insignifiantes. La vie d’architecte est peut être longue mais elle pousse à vivre à toute vitesse, sans doute encore plus vite lorsqu’on est appelé dans tous les coins du monde, par conséquent elle n’est jamais assez longue. Le choix de se laisser le temps de comprendre, et de penser avec le dessin peut donc être considéré comme une attitude résistante. Siza est à certains égards considéré comme un architecte du silence10, et ses œuvres ne sont sans doute pas seules
à avoir inspiré cette impression. L’auteur apprécie le silence, sa volonté d’imaginer l’évidence se passe de tout bavardage superflu, et s’accommode tout à fait du dessin comme revendication d’une certaine lenteur et d’attention aux choses qui l’entourent. Les dessins de Siza sont des fragments poétiques silencieux dont la mesure plaît au regard et s’ancre dans la mémoire. Comme le confie le biographe de Siza, Valdemar Cruz : l’architecte affirme qu’il y a un silence visuel qui est très nécessaire et il critique l’existence dans les villes d’une horreur du vide, il la qualifie de maladie infantile manifestée par la prolifération de choses inutiles. Selon Cruz il y a tant de mouvement, de bruit et d’animation parce que le silence dérange. Siza affirme lui : « ce n’est pas mon architecture qui a besoin de silence. Au contraire, elle le suscite parce que c’est naturel chez moi. » Et au biographe d’en conclure que le silence aussi peut être une œuvre d’art.11 La main d’Álvaro n’est pas seulement levée, elle est ouverte et généreuse, dans son silence apparent elle nous confie de merveilleux secrets. Il est de notre liberté de les interpréter et de notre devoir de savoir entendre ce cri tranquillement murmuré : Ne lâchez pas vos crayons et continuez comme Siza à résister à main levée ! JC
Notes : 1. « Le dessin est désir d’intelligence », Álvaro Siza, Des mots de rien du tout, Palavras sem importancia, textes réunis et traduits par Dominique Machabert, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 2002, pp.44-45 2. Expositions en 2012 au CCA, Montréal, Canada: Alturas de Macchu Picchu: Martín Chambi - Álvaro Siza à l’oeuvre, et au Museum Insel Architekturmuseum Hombroich, Allemagne: Von der Linie zum Raum, Álvaro Siza. 3. Álvaro Siza, op.cit. 4. Ibid. p.89 5. Ibid. 6. Ibid.p.49 7. Kenneth Frampton, « Sketching. Álvaro Siza’s notes », in Lotus International, n°68, mars 1991, pp-72-87 8. « Aucun dessin ne me donne autant de plaisir que les dessins de voyage. » Álvaro Siza, op.cit., Dessins de voyages, p51. 9. «Le dessin est le langage et la mémoire, le moyen de dire à soi même et à d’autres quelque chose à propos du bâtiment. Il ne dessine pas parce que l’architecture l’exige. Il suffit de penser, d’imaginer pour cela. Il dessine par plaisir, par nécessité, par vice. Que d’autres dessinent pour lui ce qu’il imagine, pour que d’autres qui le désirent vaguement puissent réaliser ce qu’il imagine. Dessins techniques. Dessin de machines. Dessins sans esthétique, si ce n’est celle latente, qui est nécessaire et suffisante pour assurer une vie matérielle, le flux de l’eau, de l’air, de l’énergie, des communications, de la beauté, Álvaro Siza, op.cit., Le dessin comme mémoire, pp74-76. 10. Valdemar Cruz, Retratos de Siza, Campo das Letras, Porto, 2005, pp.97-107 11 Ibid. p107 Illustration page précédente : Álvaro Siza au travail, Atelier Siza, Porto, Portugal, in Rudolf Finsterwalder & Wilfried Wang (dir.), Von der Linie zum Raum Álvaro Siza , Springer, Vienne, 2011, p. 4. © 2011, Rudolf Finsterwalder.
xxiii
Monde extra-ordinaire Un entretien avec Brunetto DE BATTÉ _ Patrick GIROMINI
Brunetto De Batté (La Spezia 1948), architecte, professeur à l’école d’Architecture de Gênes, a collaboré à de nombreuses revues internationales d’architecture. Depuis 1988 il est rédacteur de Anfione e Zeto. Il se consacre depuis toujours à l’étude du dessin d’architecture. Ses projets ont été publiés sur des revues d’architecture, dont Domus, Parametro, Modulo. Il a participé avec ses dessins et ses projets à des expositions personnelles et collectives. Nous lui avons posé quelques questions sur le rapport entre dessin et projet. • Parler de dessin aujourd’hui semble chose impossible. Le regard des pratiques artistiques est absorbé par un monde virtuel dans lequel les procédés informatiques se sont substitués aux gestes manuels. Selon vous, le dessin a-t-il encore sa place dans la réflexion et l’expérimentation de nouvelles possibilités expressives ? C’est la condition postmoderne, le point de passage, que faire après ? Dans les années 1960 les courants idéologiques et les théories se traduisaient encore par des langages fortement sédimentés dans les pratiques spéculatives. La place, qui était occupée par la construction logico-programmatique dans les réflexions théoriques et par l’engagement civil et moral pour fonder un projet commun, est laissée vacante. Aujourd’hui l’économie de marché occupe cette place. Chacun trouve son bonheur dans la course effrénée à l’assemblage de nouvelles technologies, de nouveaux matériaux qui sont fournis par les industries de pointe aux quatre coins du monde. Ceci est d’un côté dérégulation et d’un autre côté un aplatissement total de la pluralité expressive : à Shanghai comme à Paris ou ailleurs nous observons un paysage identique, parfois même ambigu. L’architecture est orpheline d’un raisonnement approfondi sur le contexte qui pouvait être exploré par le dessin. Le dessin a toujours été un outil de réflexion, l’aspect dont souffre la machine. En feuilletant les innombrables pages des revues spécialisées ainsi qu’en visitant les sites internet qui sont consacrés à l’architecture, on pourrait croire au contraire, bien que le medium soit l’ordinateur, que celleci soit l’objet d’une réflexion. Deux plans se dégagent : pour apprécier les qualités spatiales et volumétriques, un dessin au trait est suffisant, alors que sur le plan de la communication de l’imaginaire, les utilisateurs de l’ordinateur doivent forcément passer au travers de l’image de synthèse et du photomontage qui, dans les années 1960, était déjà pratiqué par plusieurs groupements d’architectes, dont Archigram. Le dessin d’architecture puise sa signification au plus profond de ce deuxième plan. Au-delà de la réalisation de l’œuvre qui, bien-sûr, doit être conduite au mieux, l’écart se produit en faisant un saut, un bond qui introduit l’innovation. Le dessin devient donc indispensable. En effet, je ne refuse pas les nouvelles formes d’expression permises par l’ordinateur, comme le photomontage, mais il est indispensable d’étudier et contrôler leur contenu qui véhicule un message fort. Le dessin, le photomontage ou la maquette, souvent se développent de manière autonome par rapport à l’étude du projet. Un exemple pour tous : un
croquis de Sant’Elia est un manifeste, un outil théorique et évocateur d’une très grande puissance qui dépasse peut-être le bâti. Ceci permet une série de réflexions non pas sur l’architecture, mais autour du projet. L’architecture, comme disait Natalini, est un lapsus tra lapis e lapide1. Cette définition est extraordinaire : on essaie de faire de l’architecture mais en réalité c’est elle qui émerge de manière inattendue comme une sirène. Durant la période du projet pour le théâtre Carlo Felice à Gênes, j’ai rencontré Aldo Rossi à Arenzano, une petite ville sur la côte près de Gênes. J’avais l’habitude d’y rencontrer des amis, dont Gardella, pour échanger nos idées sur le métier et pour discuter de nos projets en cours. On se réunissait dans une chambre où une fine latte de bois, qui servait de support pour épingler nos dessins, se déployait le long des quatre parois. Ce soir là Aldo Rossi a commencé à dessiner sur cette latte ainsi que sur d’autres matériaux qu’il trouvait dans la pièce - comme des chutes de panneaux agglomérés, des vieilles maquettes, du carton, du papier - son monde extraordinaire, sa ville idéale. Il avait conçu le projet du théâtre l’espace d’une nuit en dessinant un train sur une coupe de l’architecte Carlo Barabino: la cheminée avec sa fumée correspond au cône qui se termine en lanterneau et la cabine de conduite correspond à la grande tour de scène. Extraordinaire…il a fait son projet au travers d’une image qui n’appartient pas à l’architecture mais c’est une idée éclatante, un mot d’ordre. Ce dessin a sa propre autonomie. À la manière de l’artiste, du peintre, l’architecte œuvre à partir d’un background, d’un curriculum, un monde figuré, un kaléidoscope où il peut même repêcher des figures antiques qu’il affiche comme source thématique de son travail, simplement parce qu’il en est sollicité. Travailler sur le fragment donc ? Cela me fait penser à Jannis Kounellis qui dit : « je cherche dans les fragments (émotifs et formels) l’histoire éparse »2, où le travail sur l’histoire devient une recherche formelle qui fonde la modernité. Je partage ce modus operandi avec beaucoup d’amis écrivains, de Calvino à Maggiani. Ces personnes recueillaient diverses choses : photographies, textes. Ils se construisaient une espèce de telos/archives, une reconnaissance émotionnelle de leur vécu sous forme d’ébauche. Le dessin occupe donc une place fondamentale dans ce travail de sélection et d’archivage puisqu’il permet de creuser la mémoire pour y déposer des images personnelles ; que ce soit par la photographie ou par le dessin, on s’approprie des figures qui nous permettent de construire un discours théorique. C’est l’effort qu’il faut affronter pour pouvoir fonder le projet. Ensuite il ne faut pas oublier l’aspect social. L’architecture est une fonction sociale de prestige. Au contraire, l’ingénierie est un service qui répond à des besoins sans arrière-pensée, ce qui facilite, par exemple, la démolition de bâtiments qui s’opposeraient au tracé d’un pont. L’architecture est autre chose : un travail au travers du temps et sur les relations avec le paysage et l’histoire. Construire est un fait de culture. Certaines fois il est nécessaire de combler des vides, des coupures historiques. Comment intervenir ? Encore une fois c’est un travail qui nécessite l’apport de la théorie, pour ne peut pas se résoudre à une efficace action technique. Ce voyage entre histoire
et émotion s’enrichit au contact du tissu existant. Le projet se laisse contaminer par le langage local pour le réinventer ou encore le transposer ailleurs, comme le travail effectué par Ignazio Gardella pour la nouvelle école d’Architecture de Gênes construite sur les ruines du monastère de Saint-Silvestre. Son projet s’inscrit dans le contexte existant mais il accepte le mélange avec d’autres fragments, étrangers au site, comme un entablement ou la série de sculptures qui ornent la frise de la salle Edoardo Benvenuto. Deux générations donc, celle de Gardella et celle de Rossi, qui ont utilisé le dessin comme outil – j’emploie un terme qui m’est très cher – narratif. Il m’arrivait des fois de partager une table au bistrot avec Gardella et très vite notre conversation se dessinait sur les serviettes en papier. Un tracé accompagne la parole afin que celle-ci dévoile pleinement son sens. Ce tracé est une note qui devient esquisse, raisonnement, espace, une interface interactive où les pensées de chacun se mêlent et se superposent. Ce jeu relationnel est intimement lié à un aspect anthropologique : être assis l’un en face de l’autre et non pas l’un à côté de l’autre devant l’ordinateur qui devient notre interlocuteur, mais l’ordinateur n’est pas notre interlocuteur. Malheureusement aujourd’hui l’ordinateur est devenu l’interlocuteur/cadre de nos pensées. La machine accélère considérablement la phase du projet faisant disparaître complètement le dessin, à l’exception de l’esquisse qui résiste au phénomène d’affranchissement du geste manuel, de la pensée. Il suffit d’observer le changement d’échelle provoqué par l’ordinateur. Le dessin manuel se basait sur des échelles fixes, déterminées : 1/1000e, 1/500e, 1/250e pour un plan de quartier ; 1/100e, 1/50e pour le dessin des espaces fonctionnels d’un bâtiment et enfin, pour les détails, des échelles toujours plus grandes. Le fait d’avoir établi des seuils de raisonnement qui structuraient les diverses approches au projet permettait d’obtenir des solutions déchiffrables. En revanche, l’ordinateur a complètement déstructuré ce processus, nous obligeant à dessiner selon une échelle qui auparavant était réservée au détail, soit l’échelle 1/1. C’est l’affranchissement total, Leroi-Gourhan dirait « l’extériorisation du geste »3 qui repose actuellement dans l’organisme artificiel. La machine absorbe tout. L’échelle de représentation de l’objet, choisie selon la phase du projet, n’a plus aucune correspondance avec le contenu du dessin informatique qui a été dessiné à l’échelle 1/1. Prenons un exemple typique que l’école américaine a continué à développer : Steven Holl, parmi tant d’autres, dessine encore sur une unique feuille le plan, la coupe et les façades, le tout superposé, exactement comme le faisait Carlo Scarpa. Cela leur permet de contrôler l’espace qui, avant tout, est une élaboration mentale. De cette manière le dessin devient vraiment un outil-miroir de nos pensées. Le tout est dans la tête. L’expérience de Scarpa le confirme puisqu’il contrôlait le projet directement sur place, sur le chantier, comme le fait Alvaro Siza aujourd’hui. D’autres, comme Ungers et Kleihus en Allemagne - cela est valable aussi pour la France - ont anticipé l’emploi de l’ordinateur pour la confection du projet parce que la législation, avant même l’ordinateur, a introduit des mécanismes de contrôle, ce qui obligeait les concepteurs à finaliser le projet avant l’ouverture du chantier. En Italie et dans le bassin méditerranéen il y avait d’autres habitudes, les règles étaient moins strictes et on acceptait que les choses suivent leur cours, sans frein. L’architecte finalisait le projet sur le chantier, il intervenait dans l’espace réel au
fur et mesure que l’œuvre se dressait. Comment votre recherche s’inscrit-t-elle dans ce contexte qui mêle imaginaire et histoire ? Ma recherche touche aussi bien l’imaginaire que l’imaginal, qui veut dire travailler sur l’utopie, une activité qui n’est pas immédiatement réalisable par manque de requête. Il s’agit d’investiguer de nouvelles possibilités expressives. Je partage les mêmes propos de l’architecte et designer Andrea Branzi qui, dans une interview publiée sur YouTube4, définit son travail comme une réflexion sur les principes, une construction théorique sans confrontation au réel. Ses projets ne sont pas toujours destinés au marché du design mais ils visent plutôt la mise en scène d’objets dans un monde imaginaire, un monde de relations fortuites. Cette recherche s’effectue à l’aide du dessin mais aussi avec des prototypes à l’échelle 1/1 comme, pourquoi pas, une maison. J’ai préféré le dessin. C’est un choix personnel, chacun de nous s’exprime de la manière qui lui semble la plus convenable. J’ai choisi le dessin à main levée parce que je peux l’exercer librement. Il est à la fois recueil d’idées, de pensées et de réflexions sur le projet qui prend forme à ce moment précis, sur le carnet. J’évite les carnets sur fond blanc parce que le blanc m’oblige à un raisonnement plus abstrait qui devient, au contraire, fondamental pour le dessin technique où la rigueur du tracé signifie propreté, mesure. Mais avant d’en arriver là, le parcours conduit à l’imaginaire/imaginal et au sensible, de manière à provoquer des courts-circuits qui permettent de fonder le projet et de l’insérer dans un imaginaire collectif où les formes prennent toute leur signification. Cette approche à l’imaginaire participe aussi à des aspects qui touchent la philosophie, de Jean-Paul Sartre à Lévi. Leur travail sur l’imaginaire repose sur les mêmes intentions : une investigation au-delà du réel pour rechercher l’essence même de la collectivité. Ceci est bien différent des histoires qui nous ont précédés où le projet devait avant tout assouvir l’imaginaire du prince. L’architecte était simplement le support qui véhiculait au travers des traités d’architecture la volonté du pouvoir. Aujourd’hui, dans le respect d’un projet démocratique, cela n’est plus possible. L’imaginaire collectif ne se fabrique pas mais il est le fruit d’une multitude d’interactions. Plusieurs images sont nécessaires afin de pouvoir dialoguer à plusieurs cultures. Il est fondamental que le projet se construise sur une base solide et bien stable pour pouvoir s’ouvrir aux diverses réalités ou encore rechercher une forte autonomie et devenir paradigmatique, un modèle universel. Ce qui explique mon travail sur les morphologies ou systèmes de profils et silhouettes - parce que notre perception des figures en réalité est toujours une abstraction de son profil sur un fond - qui me permet de rechercher l’essence de la communication, le symbole. Un travail autour de la trace et non sur le dessin comme narration qui est plus propice à d’autres types de recherche, comme l’étude du rapport espace/temps pour l’expérience spatiale où la mise en scène s’enrichit de ses propres taxonomies. Cette recherche au-delà du réel se profile-t-elle dans un cadre déterminé ? Sentez-vous le besoin de limiter votre travail, de circonscrire l’objet de vos pensées ? Orienter son travail à l’intérieur d’un espace clos peut rassurer et offrir une plus grande capacité de contrôle à
nos actions. L’absence de limites peut nous effrayer, c’est la peur de s’exposer au vent du désert, la peur de devoir à chaque fois affronter une nouvelle aventure. Circonscrire le champ de la créativité à l’intérieur de limites cognitives exclut toute ouverture vers un monde imaginal où se développe le concept d’invention/intuition. La recherche effrénée au-delà des barrières du réel peut toutefois se replier sur elle-même. Une forte intuition initiale peut constituer une limite à l’acte de création. Malevitch, génial peintre de l’avant-garde russe du XXe siècle, avait tout dit avec la croix noire sur fond blanc ou le carré noir sur fond blanc. Les travaux qui suivirent n’étaient que des exercices de style sur le même thème. Cette intuition initiale était un manifeste, le point d’arrivée. Après quoi, l’expérimentation cède sa place à la constante répétition d’un genre, comme la coupe de Fontana. Je crois, au contraire, qu’il est important de rechercher toujours de nouveaux mécanismes dans le travail créatif. Durant mon parcours j’ai vécu une période où j’avais des difficultés à infléchir mon travail, à remettre en cause ma recherche pour m’essayer à d’autres possibilités artistiques. J’ai cherché alors une voie de fuite en faisant un exercice historico-psychologique : j’ai rempli trois carnets5 à dessin de mes inventions, des maisons pour des amis architectes, musiciens, écrivains et tant d’autres. Dans cette série case dedicate je réservais une page à chaque auteur. Ce travail visait à rechercher au travers des auteurs l’essence de leur pensée et de leur poétique pour les transposer dans un objet « maison » qui pouvait être habitable ou non. Ce sont des idéations avec des déclinaisons surréalistes et dadaïstes sans pour autant partager leur volonté. Ces maisons, sans aucune fonction, sont des enveloppes qui absorbent l’âme de leur futur propriétaire. Un travail sur l’épiderme qui joue avec la citation afin de réfléchir la pensée de l’autre. Ce parcours d’appropriation de la mémoire d’autrui m’a permis d’extraire l’essentiel, les principes qui pouvaient orienter le développement de mon activité. Un travail amusant et très utile pour la compréhension du parallélisme entre activité artistique et son évolution dans le temps ; la maturité et surtout les déclinaisons récurrentes dans le parcours des auteurs malgré les diverses orientations entreprises durant leur recherche.
abaque est le pas naturel qu’il faut accomplir. Chacun recueille des familles d’objets afin de les utiliser à l’occasion par simple assemblage. Le projet consiste à mettre en relation des objets ponctuels. Selon cette logique, il suffirait de positionner sur le territoire un totem interactif auquel on pourrait connecter nos appareils informatiques pour réussir une opération de planification. L’architecture, son image, souffre de cette situation où la relation entre différentes échelles est hors contrôle. On perd de vue le travail sur la situation, le contexte, qui n’exclut pas toutefois l’introduction de signes forts. Une attitude semblable à celle de Giancarlo De Carlo qui a toujours privilégié l’esprit contemporain, mais sans violence. En revanche utiliser la violence en tapant du poing sur la table cela fait trembler et bouger les verres. Mais les bâtiments ne bougent pas. PG Notes : 1. Littéralement : « un lapsus entre crayon à papier et pierre tombale. » Le jeu de mots de l’original se perd dans la traduction française. 2. JANNIS KOUNELLIS, Odyssée lagunaire. Ecrits et entretiens 19661989, Daniel Lelong, Paris 1990. 3. ANDRE LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris 1964. 4. Lien internet : http://www.youtube.com/watch?v=hs2hTy3tWjE&featu re=related»feature=related 5. Les carnets de l’auteur sont consultables sur le site internet http:// www.brunettodebatte.it/
Que pensez-vous du travail effectué par l’agence Baukuh ? Une étude typologique à l’aide de dessins en plan. Un exercice qui évoque votre recueil case dedicate. Un travail intéressant mais limitatif. La notion spatiale nécessite aussi de la coupe, l’élévation du plan en hauteur. Cette réflexion fait suite à un changement générationnel, qui au tournant du siècle passé a substitué à la théorie pure du projet d’architecture, une théorie mixte design/urbanisme et design/architecture. Un projet paradigmatique de ce changement est le concours pour le parc de la Villette à Paris remporté par Bernard Tschumi : des objets de design, macro design, qui ponctuent une grille. L’architecture a disparu. Le parc est construit à l’aide d’une taxonomie par points. Ce projet a marqué - réflexion déjà entreprise par d’autres architectes, dont Hejduk - une nouvelle orientation pour l’architecture qui a pour conséquence l’acceptation de nouvelles figures, dont Philippe Starck qui simplement en travaillant sur l’enveloppe mérite l’étiquette d’architecte, ou encore Armani dernièrement. L’architecture est devenue une question de style. Dans un tel contexte la création d’un
xxv
Abonnement
Dessin Dessin ++ Dessein Dessein
Bulletin à retourner par la poste
Oui, je souhaite m’abonner au Cycle III de Cosa Mentale, soit 1 an d’abonnement : (3 n° : #08 Construire, #09 Dessiner, #10 Habiter). Je suis un particulier : En France : 18 € A l’étranger : 24 € Je représente une institution (écoles, bibliothèques, etc.) ou une société : En France : 30 € A l’étranger : 42 € Je souhaite souscrire à un abonnement de soutien : ___ € (à partir de 50 €) Mme
Mlle
M.
Nom :
Postulat
Prénom :
Est architecte celui qui, dans un système ouvert, sélectionne et hiérarchise un ensemble de problèmes à résoudre dans l’infinité de questions disponibles fonctions du contexte de production. L’architecte apporte ensuite une réponse à travers la Technique, en tant que produit de l’histoire. La notion d’architecture n’est pas la chasse gardée d’un domaine : celui du bâtiment et de la construction, comme on peut l’entendre parfois. L’architecture est la fabrication d’une pensée. Ainsi un programmateur, un musicien, un manager est aussi un architecte potentiel.
Adresse : Code postal et ville : Téléphone : E-mail :
Système
Profession ou organisme :
Pour le domaine de la construction l’architecte « en bâtiment » agit dans un système ouvert : l’infinité de variables fournies par le site et le programme ( typologies, orientations, clients, contexte politique, usages, sociologies, histoire, épistémè...). Réglons ici définitivement son compte au terme « d’architecture vernaculaire » qui se définit comme « propre à un pays, à un terroir, à une aire donnée et à ses habitants ». Cette définition méprisante, nulle et non avenue, est extensible à toute architecture : toute production architecturale est basée sur une réflexion propre au contexte de production (site / programme).
Je joins mon règlement par : Chèque bancaire ou postal à l’ordre de « Association Cosa Mentale » Virement bancaire : Titulaire du Compte : COSA MENTALE Domiciliation : CREDITCOOP GARE DE L’EST
42559
00003
Code Banque
Code Guichet
Numéro de compte bancaire international
FR76
Lorsqu’il intervient en amont de la phase de conceptualisation du projet, le Dessin est l’outil essentiel de l’architecte comme vecteur de la pensée et de transmission de l’information. Tant que le système de pensée de l’architecte n’est pas en place, le Dessin est l’outil incontournable pour transmettre ses idées. Mais lorsque la conceptualisation est terminée, le dessin peut aussi devenir le moyen « d’inpenser » un problème et de s’en débarrasser par un trait, non d’esprit, mais graphique. Séparant alors le dessein du dessin, on prend le risque d’entrer dans des domaines périphériques aux mondes de l’architecture : la décoration, la mode, ou encore le graphisme. Dans ces domaines périphériques, il arrive aux architectes, femmes et hommes de synthèse et de contraintes, d’éprouver de véritables réticences intellectuelles à opérer de manière arbitraire. Ce court essai prospectif essaye de montrer qu’il pourrait exister dans le futur une voie projectuelle évacuant le dessin comme outil de décision et de création. De nouveaux outils pourraient être conçus au profit d’une architecture liant en permanence Dessin et Dessein, définie par un système de pensée toujours subjectif, mais servie par des processus formels paramètres, rationnels et objectifs.
4255
9000
41020015174
Numéro de Compte
341
200
CODE BIC : CCOPFRPPXXX
Conceptualisation
43
Clé RIB
1517
443
Je souhaite une facture A renvoyer dans une enveloppe affranchie à : Cosa Mentale – ENSA Paris Belleville 60 Bd de la Villette – 75019 Paris FR Loi Informatique et Libertés : en application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, vous disposez d’un droit d’accès, de radiation et de rectification des informations vous concernant en vous adressant à notre association.
La sélection des données de ce contexte de production aboutit au passage d’un système ouvert à un système fermé. C’est dans cet unique passage que réside le lieu de l’architecture : le passage d’un système ouvert dans l’infinité de l’abstraction, à un système fermé permettant la virtualité (possibilité) d’une production. L’architecture sans architecte n’existe donc pas puisque toute construction pré-suppose la fabrication d’une pensée. La lecture d’une œuvre architecturale peut se faire avec cette unique clé de compréhension. Quels problèmes sont résolus par ce bâtiment ? Quels sont les données qui ont été retenues par l’architecte dans l’infinité des questions posées par le contexte de production ? Ces problèmes sélectionnés sont traités par le biais de la conceptualisation : la fabrication d’un système fermé, cohérent. Cette sélection / hiérarchisation
des questions auxquelles l’architecte choisit de répondre, est le fait même de la personnalité de l’architecte : c’est là que réside son art, sa subjectivité, son unicité et donc sa spécificité. Elle sera l’expression de la somme des obsessions personnelles de l’architecte, parfois regroupées sous le terme mélioratif de théorie ou péjoratif de doctrine. La conceptualisation est donc le produit des réflexions conscientes et inconscientes de l’architecte. On rejoint ici Karl Marx pour qui ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, est le fait que l’architecte a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Une fois conceptualisé, le système fermé dans lequel l’architecte (et ses collaborateurs) se meuvent et travaillent est un ensemble de « questions priorisées ». Pour un même système ouvert site/programme répond une infinité de systèmes subjectifs fermés : il n’y pas une Architecture (posture doctrinale) mais des architectures. L’architecture est donc une réponse possible aux questions posées par le contexte de production. Processus formels Les réponses aux questions priorisées sont apportées par des outils que nous appellerons processus formels : c’est la phase de formalisation. Cette phase permet de passer du système fermé abstrait à une phase de « possibilité » de la réalisation : la virtualité. Cette virtualité (au sens de réel possible) se traduira ensuite dans le concret par le biais de la construction. La formalisation est liée à la Technique et englobe ce que l’on appellera vulgairement le « métier » de l’architecte (mettre les pièces de vie au sud, ne pas vitrer les toilettes sur la rue, ne pas multiplier le linéaire de façade, rationaliser les dépenses, réaliser les bons dimensionnements, connaître la législation...). Cette série de processus découle toujours du système préalablement défini par l’architecte lors de la phase de conceptualisation. Répondant aux contraintes du système initial ils sont hiérarchisés et priorisés. Par exemple, en cas de conflit dans le système, l’apparence extérieure primera sur l’usage ou l’espace interne. Même s’ils sont dans un rapport de dépendance impliqué par leur appartenance au même système, l’architecte définit (de manière plus ou moins consciente) une priorité globale de l’un sur l’autre. La technique, comme ensemble de méthodes produites de l’histoire, est théoriquement universelle. Les processus formels sont donc l’objet de débats, de coopérations, de savoirs croisés et plusieurs intervenants peuvent travailler dessus tant qu’ils respectent le cadre du système conceptualisé par l’architecte. On peut ici y retrouver la définition nieztschéenne de l’architecture qui serait « un oratoire de la puissance au moyen de formes ». De manière plus pratique, on peut dire qu’un bâtiment est la construction de la formalisation de la pensée d’un concepteur. Panenka Le 20 juin 1976, en finale de coupe d’Europe, Antonin Panenka est devant le point de penalty : s’il marque, son équipe devient championne d’Europe. Le système ouvert est en place. Son contexte de création : envoyer la balle au fond des cages (programme/site). Panenka change pour la première fois le systéme d’un penalty classique, pour simplifier : faire une bonne course, choisir droite ou gauche, envoyer le ballon loin du gardien et avec force. Il choisit de conceptualiser le système de manière originale : laisser le goal plonger, puis envoyer
le ballon doucement, au centre de la cage. Il priorise donc différemment ses questions. Les processus formels qui lui permettent de marquer le but sont liés à sa qualité de joueur professionnel et il doit les formaliser pour être cohérent avec son système : petites foulées irrégulières, regard vers le poteau droit, plat du pied droit, frappe en cloche. Une fois tout cela en place, il ne reste plus qu’à construire le fruit de sa réflexion. Le but est marqué, et la république tchéque est championne d’Europe pour la première fois de son histoire. Le réflexe immédiat consiste à dire, comme Jean Michel Larqué, que Panenka est un artiste. Par réflexe corporatiste, on pourrait lui objecter qu’opérant dans un système contraint par sa technique, et conceptualisant une réponse originale : Panenka est un architecte. D’ailleurs, un architecte génial puisque pour Paul Klee : « le génie, c’est l’erreur dans le système », qui laissera à la postérité son nom pour caractériser ce type de frappe. Notre-Dame-du-Haut Dans le domaine du bâtiment, on peut considérer que la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp est la Panenka de Le Corbusier. Il prend les données du site et du programme, mais change l’ordre et la hiérarchie par rapport à tous les écrits théoriques qu’il avait échafaudés jusque-là. Son génie, ici, consiste à prendre le contre-pied de sa propre théorisation. Ce sont ces questions priorisées qui ne correspondent plus aux obsessions classiques de Le Corbusier. En revanche, si la hiérarchisation des réponses à apporter est différente, les processus formels de l’agence du Corbusier ne changent pas : le système est servi efficacement par le métier de l’agence. C’est donc bien dans cette phase de fermeture originale du système que réside une des qualités principales de l’œuvre. Paramètres Les processus formels sont liés à un ensemble de savoirfaire technique, et sont donc modélisables sous forme de paramètres. Aujourd’hui, avec la séparation et la répartition des tâches, on peut les confier à un chef de projet, à un dessinateur, ou à un stagiaire en fonction de la complexité de la tâche (par exemple : calepiner un faux plafond, tramer la structure, faire plomber les gaines...). Rappelons que tous ces paramètres doivent respecter la conceptualisation de l’architecte. On peut imaginer qu’à plus ou moins long terme ces tâches seront informatisées, automatisées, pour des raisons de rationalisation : au sein par exemple de maquettes numériques complexes. De nouveaux paradigmes de programmations, comme la PPC (Programmation Par Contrainte) font leur apparition dans les années 80 et peuvent révolutionner la conception architecturale. Les possibilités offertes par les outils de conception paramétrique, déjà utilisés pour des calculs d’optimisation de profils aciers dans le monde automobile, peuvent s’expliquer simplement par cette phrase de E. Freuder, un des pionniers des méthodes de satisfaction de contraintes : « the user states the problem and the computer solves it » (l’utilisateur pose le problème, l’ordinateur le résout). Aujourd’hui, ces méthodes permettent de résoudre des problèmes combinatoires de grandes tailles, tels que les problèmes de planification et d’ordonnancement. Fin du dessin Dans un contexte de création simple, préalablement fermé et hiérarchisé (plateau de 64 cases / gagner la partie / valeurs des pièces) et des processus formels fixes (règles
de déplacement des pièces), la défaite du champion du Monde Gary Kasparov face à Deeper Blue en 1996, nous annonce d’ores et déjà que les ordinateurs peuvent parcourir plus rapidement et plus efficacement que nous l’ensemble des résultats des processus formels. Une fois transposés dans le domaine de la construction, ces nouveaux outils, en automatisant les processus formels sous formes de paramètres fixes, provoqueront sans doute la mort de l’arbitraire dessin comme outil de conception ou de résolution de problème. Le dessin arbitraire en phase de conception, sera remplacé par des variables à remplir, donc obligatoirement pensé en terme de concept. Facilitant l’itération inhérente à la pratique du projet, en pointant directement les lacunes du système initial, le résultat des processus formels s’approche au mieux de la pure représentation du système. De la même manière que le premier Iron Bridge, construit sur un modèle de pont en bois, n’exploitait pas les capacités techniques nouvelles du métal, le primo-usage actuel de dessin assisté par ordinateur (DAO), se résumant à une planche à dessin accéléré, ne résistera pas longtemps au progrès technique. On verra apparaître de vrais outils de conception assistée par ordinateur (CAO) à plus ou moins long terme. #OpLeCorbusier Il n’y a, en revanche, aucun risque d’automatisation de la création puisque la seule modélisation possible est celle des processus formels, pas celle de la fermeture du système initial qui est éminemment subjective. C’est par exemple la différence fondamentale entre les algorithmes de résolution de jeux d’échecs, qui fonctionnent dans un système fermé, et ceux du jeu de go. Les algorithmes les plus puissants de jeux de go n’arrivent pas aujourd’hui à battre un joueur amateur de niveaux intermédiaire. Beaucoup plus vaste que celui des échecs, l’arbre des possibilités du jeu de go est de l’ordre de 10600, et la liberté de placements des pierres est virtuellement illimitée : le système est quasiment ouvert. Les machines (selon leur définition actuelle) ne pouvant pas créer, sont donc cantonnées à devenir de « super-projeteurs » paramétrés par l’architecte du projet, qui ne devra faire que des choix systémiques. Viollet-le-Duc-2.0 L’avenir du métier d’architecte étant lié à celui du progrès informatique, le prochain Viollet-le-Duc pourrait donc être un hacker. Loin d’être une concession des humains à la technologie, l’architecte / hacker continuera de définir son système et de hiérarchiser ses contraintes. Il gardera ainsi le contrôle sur la conceptualisation, mais il sera à même de programmer et de paramétrer ses outils de résolutions (processus formels) pour les rendre cohérents avec son système. La conception sera dans un même mouvement plus libre et plus maîtrisée, puisque l’architecte / hacker sera en mesure de dominer consciemment la fabrication de ses outils, et non plus d’utiliser un outil complexe pré-défini, comme les planches à dessin améliorées d’aujourd’hui qui peuvent restreindre l’arbre des possibles, par manque de flexibilité ou de connaissances des utilisateurs. Le dessin, retrouvera alors pleinement sa valeur d’outil de transmission d’information, et n’aura plus la valeur autonome et périphérique à l’objet construit, qui a culminé avec l’architecture Beaux-Arts. Fermant cette parenthèse de deux siècles, seront alors probablement reliés définitivement le dessin et le dessein. YL
xxvii
numĂŠro 9 _ DESSINER Cycle III juillet 2012 6.00 Euros www.cosamentale.com