Philippe Curval - L'innovation c'est de la SF !

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PHILIPPE CURVAL, L’INNOVATION C’EST DE LA SF ! L’invention technologique a quelque chose de magique

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Nous avons rencontré Philippe Curval le mercredi 24 juillet 2013 au Musée de l’air et de l’espace de l’aéroport de Paris – Le Bourget. L’entretien s’est passé à quelques pas d’un avion Caudron G4, datant de 1915. Et pour cause : le dernier roman de l’écrivain, sorti en juin dernier, Juste à temps, met en scène dans la Baie de Somme des «marées du temps» qui envoient son personnage principal au début du 20ème siècle pour y vivre l’aventure technologique de ces deux paysans picards, les frères Caudron, qui ont été des pionniers de l’aviation.

Qui est Philippe Curval ?

Photographies : HHG

Philippe Curval, de son vrai nom Philippe Tronche, est né le 27 décembre 1929 à Paris. Auteur depuis la fin des années 1950 de plus de vingt-cinq romans, il est sans doute aujourd’hui l’un des plus grands noms de la science-fiction française. Passionné de sciences et technologies, mais aussi de fantastique et de Surréalisme, il a travaillé dans la première librairie parisienne entièrement dédiée à la littérature de l’imaginaire à partir de 1953, mais il a également été journaliste scientifique. Parmi ses grands romans de science-fiction, citons les trois qui ont été «couronnés» : Le Ressac de l’espace (1962) qui a reçu le prix Jules Verne ; L’Homme à rebours (1974, 2004), prix de l’Imaginaire ; et Cette chère humanité (1976), prix Apollo. Il a par ailleurs publié des romans rangés quant à eux dans les rayons de «littérature générale» tels Attention les yeux (1972), Y a quelqu’un ? (1979) ou encore Akiloë (1989), ces trois livres ayant tout de même un petit quelque chose d’étrange… Il faut dire que Philippe Curval ne croît guère en la valeur de l’étiquette «science-fiction» en tant que telle. Pour preuve, ces deux derniers livres : si Lothar blues (2008) décline une Europe de robots et de mondes virtuels pouvant facilement se classer en «SF», Juste à temps (La Volte, 2013) semble au premier abord un roman ancré dans le réel de la Baie de Somme de notre présent, même s’il évolue au fur et à mesure des pages vers des paysages plus fantasques et cataclysmiques au gré de «marées du temps».


L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 24 juillet 2013.

Culture Mobile : Bonjour Philippe, alors on est ici au Musée de l’air et de l’espace, pourquoi sommes-nous là, tout près d’un avion Caudron ? Philippe Curval : Nous sommes tout près d’un Caudron, parce que c’est en partie lui le héros de mon roman. Il représente l’une des facettes les plus extraordinaires du début du 20ème siècle : ce miracle technologique dont la naissance de l’aviation est le meilleur symbole, même s’il a été précédé à la fin du 19ème siècle par l’invention de l’électricité puis, par exemple, de l’automobile, du phonographe ou du cinéma avec les frères Lumière. René et Gaston Caudron étaient deux paysans, du côté de Favières, où ils tenaient une ferme. Ils étaient fascinés par l’aventure des frères Wright aux Etats-Unis, tout en sachant que les frères Wright cherchaient désormais bien plus à commercialiser l’avion qu’ils avaient inventé qu’à le faire avancer sur le plan technologique. Ils ont donc voulu aller beaucoup plus loin qu’eux dans le perfectionnement de leur avion. En commençant par en construire un qui était tiré par une jument, du côté de la Baie de Somme, où se passe justement Juste à temps…

Car la Baie de Somme, où se déroule effectivement votre roman, est en endroit que vous connaissez bien, non ? Oui, je connais et j’aime beaucoup ce lieu. J’ai de la famille ainsi qu’une maison au Crotoy, un petit port de pêche où j’ai vécu une partie de ma jeunesse. Il faut savoir que c’est au Crotoy, il y a maintenant plus d’un siècle, que les frères Caudron ont bâti des hangars gigantesques, aujourd’hui disparus, pour leurs laboratoires, leurs ateliers et

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bien sûr leurs avions. Pour comprendre l’audace d’un tel pari, il faut se projeter dans ce qu’était le monde et plus particulièrement la Picardie à l’époque. Concevoir des engins pour conquérir le ciel ? La plupart des gens prenaient ces deux paysans pour des fous ! Le symbole est d’ailleurs d’autant plus fascinant que c’est également au Crotoy, en explorant la Baie de Somme avec un ami ingénieur, que Jules Verne a imaginé vers la fin des années 1860 son fameux sous-marin de Vingt mille lieues sous les mers : le Nautilus. La baie de Somme présente une sorte d’antériorité technologique, puisque déjà Jules Verne avait voulu montrer qu’on pouvait voyager sous les mers comme plus tard René et Gaston Caudron ont voulu voyager dans les airs.

Parce que Jules Verne a conçu son livre et donc le Nautilus dans la Baie de Somme ? Oui, il a écrit Vingt mille lieues sous les mers dans sa villa du Crotoy, qui s’appelait alors « La solitude » et sur laquelle il y a aujourd’hui encore une plaque pour commémorer ce souvenir. Pendant la Guerre de 1870, au Crotoy, où lui avait été attribué un poste militaire, Jules Verne était garde-côtes. Il y est resté trois ans, profitant de ce séjour pour écrire ce roman paru en 1870. Cet ami ingénieur dont j’ai parlé, qui était capitaine de vaisseau, a réalisé avec lui une vraie maquette du Nautilus, afin de l’expérimenter dans la Baie de Somme en utilisant les marées pour voir comment ça pouvait fonctionner. Donc c’est au fil des marées qu’il a inventé le fameux Nautilus de Vingt mille lieux sous les mers. En théorie, la maquette serait toujours sous les sables.

Parce que l’on peut affirmer que Jules Verne a inventé le sous-marin ? Le Nautilus, ça restait de l’imaginaire quand même, non ? Il y a eu des essais antérieurs à Jules Verne. Napoléon avait même pensé envahir l’Angleterre avec un sous-marin, et un équipage à l’intérieur qui aurait tourné une

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manivelle. C’était donc une veille idée, qui au moment où l’écrivain conçoit le Nautilus, commence à se concrétiser grâce à l’électricité. D’ailleurs, c’est dès 1862 que Jules Verne découvre aux États-Unis Le Plongeur, l’un des premiers sous-marins au monde qui était alors en plein chantier de construction. On ne peut donc pas affirmer que l’écrivain ait littéralement inventé le sous-marin, mais il a imaginé le Nautilus avant que ce type d’appareils ne navigue au cœur des océans. Il en a bâti une vision à la fois très réaliste et plus sophistiquée que tous les prototypes qui existaient déjà à son époque.

On voit bien comment la littérature imaginaire, fantastique ou de science-fiction rejoint la science et la technologie : au Crotoy, Jules Verne, connu comme écrivain de « romance scientifique » pour prendre le terme de l’époque, anticipe le futur avec son Nautilus, une quarantaine d’années avant que les frères Caudron ne créent des avions grâce à leur imagination. Après la magie de la navigation sous-marine, mise en scène dans le roman de Jules Verne, place à la navigation dans les airs, dans le réel du début du 20ème siècle pour le coup, mais aussi au cœur de votre livre de 2013… Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que les frères Caudron aient pu mettre en place leur projet dans un endroit aussi hostile, où personne parmi les villageois ne comprenait ce qu’ils avaient derrière la tête. Le Crotoy était à la fois un port de pêche et une station balnéaire, où le parfumeur Guerlain avait fait construire un hôtel, avec thalassothérapie, pour que l’impératrice Joséphine y séjourne. Or les frères Caudron ont transformé le village

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et ses alentours, créant plein d’emplois dans la région grâce à une usine gigantesque. Car il en fallait, de la place, pour les tests et les exercices des avions. Si vous regardez une photo aérienne de 1912, vous constatez immédiatement que les hangars Caudron sur le bord de la Baie de Somme sont quatre fois plus grands que le village dans son ensemble ! L’autre détail pour moi très signifiant de cette histoire, c’est que les frères Caudron ont créé au Crotoy ce qui a sans doute été l’une des plus importantes écoles d’aviation au monde ! Ils y ont formé plus de 1500 pilotes, dont beaucoup ont piloté des avions pendant la guerre de 1914. Enfin, pour l’anecdote, il faut savoir qu’il y avait parmi eux la toute première aviatrice noire américaine !

Cet objet qui est l’un des héros de votre livre, cet avion Caudron au cœur de Juste à Temps, n’est-il pas également une façon de nous faire ressentir, à nous lecteurs, cette magie de nos objets technologiques, du type TGV, tablette ou smartphone ? Ces objets, en effet, auraient été inimaginables pour nos arrières grands-parents, de la même façon que l’idée même de voler dans les airs était inimaginable pour les parents et grands-parents des frères Caudron. N’avons-nous pas tendance à oublier ce caractère à la fois très réel et magique, et quoi qu’il en soit inouï de l’invention technologique ? C’est l’un des objectifs du roman : que ceux qui le lisent puissent ressentir à quel point nous avons pu oublier le miracle que représentait et que représente encore une invention

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comme celle de l’avion. Aujourd’hui les gens se promènent avec des objets technologiques extraordinaires dont ils ne connaissent pas le fonctionnement, et ils les utilisent avec aussi peu d’attention qu’une fourchette ou une brosse à dents. Ce faisant, ils oublient qu’à la base de cet objet, il y a une création intellectuelle et fictionnelle étonnante. D’une certaine façon, je dirais qu’inventer un nouvel objet technologique, c’est faire de la sciencefiction : on part de rien pour aboutir à quelque chose qui n’existait pas auparavant et qui représente une avancée considérable sur le plan de la civilisation. C’est cet effort mental, cet effet prospectif, d’anticipation qui a motivé pour moi l’écriture de Juste à temps, en prenant pour exemple les frères Caudron. Cette spéculation scientifique et technologique à la base des plus grandes inventions existe aujourd’hui comme elle existait hier ; la seule différence, c’est qu’au début du 20ème siècle, lorsque les frères Caudron se promenaient en avion au-dessus de la Baie de Somme, il y avait 10 000 personnes pour regarder cet exploit comme un véritable miracle, alors qu’aujourd’hui les gens ne s’étonnent plus guère de ce genre d’innovation. Certes, quand Apple sort un nouvel iPhone, ça bruisse sur Internet, mais bien plus sur les capacités de l’objet lui-même et ses fonctionnalités que sur la magie de sa conception, extraordinaire au regard de ce qu’était la téléphonie il y a dix, vingt ou cinquante ans. C’est sans doute aussi que la façon de penser la technologie est désormais liée à l’économie : la plupart du temps, aujourd’hui, d’un smartphone à l’autre, les avancées sont mineures et servent avant tout à renouveler les ventes, alors que les frères Caudron avaient une tout autre ambition. Ils pensaient certes au business pour rentabiliser leur audacieuse entreprise, mais ils étaient sincèrement motivés, s’efforçaient d’apporter un nouveau bienfait à l’humanité. Ils désiraient vraiment créer de l’inouï, un objet permettant aux hommes de voler, de voyager d’une manière totalement différente, non seulement du train, mais de l’automobile qui elle aussi vivait ses premières heures. Il y avait là, je le répète, une puissance créative, d’anticipation du futur, qui mérite qu’on s’y intéresse.

Sachant qu’en plus, l’invention de l’aviation concrétisait le mythe d’Icare, qui essaye de voler grâce aux ailes

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qu’il se crée et se brûle au soleil. Sauf qu’avec les frères Caudron et leurs pilotes, le mythe se concrétise, mais personne ne se brûle… Le mythe d’Icare traduit l’abandon d’un rêve : en interdisant à l’homme de s’élever dans l’atmosphère, sauf à être damné à jamais. Icare se prend en quelque sorte pour un dieu en s’attachant des ailes pour voler comme un oiseau, et c’est pourquoi il est puni. Le progrès technique a certes de vrais inconvénients, que la science-fiction souligne d’ailleurs à travers ses romans, mais il pousse l’être humain à se dépasser et faire progresser la civilisation. De fait, l’invention de l’aviation abolit non seulement un interdit religieux, mais elle fait revivre concrètement un projet magique, celui de voler dans les airs.

Pour revenir sur Jules Verne, je trouve très enrichissante l’idée que la littérature de l’imaginaire peut contribuer aux avancées scientifiques. C’est quelque chose qu’on a tendance à oublier là encore. L’exemple le plus récent, c’est le cyberespace qui a été inventé par William Gibson dans Le Neuromancien en 1984. De fait, c’est donc un simple écrivain cyberpunk qui a donné à des chercheurs le concept même de cyberespace, c’est-àdire d’un espace de données où l’on pourrait naviguer. La littérature peut donc nourrir la science… Sans aucun doute. Prenez par exemple la bombe atomique. Dès 1895, un romancier du nom de Robert Cromie imagine une guerre civile atomique. En 1914, soit dix-huit

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ans avant la découverte du neutron, H.G. Wells publie quant à lui un roman encore plus prémonitoire, The World Set Free, dont l’une des clés est pour le coup une vraie bombe atomique. Enfin, début 1944, dans la plus grande revue de SF américaine de l’époque, Astounding science-fiction, un auteur peu connu du nom de Cleve Cartmill décrit dans une nouvelle l’explosion d’une bombe atomique très perfectionnée. Résultat : il est traqué par le FBI qui pensait qu’il avait trouvé les plans de la bombe atomique telle qu’elle était en train d’être conçue dans le cadre du projet Manhattan à Los Alamos, avant même l’essai de Trinity. C’est ce qu’on a appelé « l’affaire Cleve Cartmill », le manuscrit de cet auteur californien ayant été terminé dès le mois d’août 1943. Ajoutés à l’exemple du cyberespace de William Gibson, ces trois cas d’écrits liés avant l’heure à la bombe atomique prouvent que des auteurs de science-fiction peuvent anticiper des inventions et révolutions scientifiques, technologiques bien avant qu’elles ne se concrétisent en tant que telles dans le réel. C’est le classique problème de l’œuf et de la poule. Qui est le premier : l’auteur de science-fiction ou le scientifique ? Est-ce que ce sont les auteurs de science-fiction qui anticipent et permettent aux scientifiques d’inventer ou est-ce qu’à l’inverse les romanciers tissent et donc extrapolent à partir de données issues des découvertes des chercheurs ? Je crois que les deux sont aussi vrais l’un que l’autre, qu’il s’agit d’un jeu où les uns rebondissent sur les autres, bref que la poule et l’œuf se conçoivent, s’interpénètrent, se complètent en permanence !

Oui sachant qu’il y a aussi des gens comme l’auteur de science-fiction et futurologue Arthur C. Clarke ou même le caricaturiste et prospectiviste Albert Robida, qu’on connaît moins, qui sont des figures qui font à la fois de la fiction et de la prospective… Avec ses deux romans, Le Vingtième siècle en 1882 et La Vie électrique dix ans plus tard, Robida anticipe littéralement notre futur. Dans La Vie électrique, en particulier, il montre

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comment l’électricité va tout innerver. De fait, aujourd’hui, tous les projets, même les plus écologiques ne peuvent s’en passer. Le fonctionnement de nos sociétés repose sur l’électricité. René Barjavel en avait déjà fait la démonstration, en 1942, dans son roman Ravage, en imaginant ce que serait une ville brutalement privée d’électricité, et le chaos indescriptible qui en résulterait. Barjavel a anticipé ce jour de folie, au tout début de novembre 2012, où New York s’est retrouvé plongé dans le noir…

D’ailleurs, pour revenir à ce personnage, Robida a anticipé et même dessiné à la fin du 19ème siècle une sorte de croisement du téléphone et de la télévision, le « téléphonoscope », qui n’est pas loin de l’Internet d’aujourd’hui. Il a carrément inventé Internet avant même William Gibson. Oui, tout à fait. Il y a aussi une nouvelle d’un écrivain trop oublié, Murray Leinster, qui s’appelle Un Logique nommé Joe, publiée en 1946, où il décrit l’avènement de l’ordinateur portable, l’apparition d’Internet et tout ce que cela va induire de potentiels comme de délires. C’est un petit bouquin réédité récemment dans la collection Dyschroniques, et c’est vraiment étonnant de découvrir ou redécouvrir le caractère prémonitoire de ce livre très court, l’un des seuls dans la science-fiction à avoir aussi précisément imaginé le réseau informatique mondial d’aujourd’hui, à une époque où la doxa voulait qu’on créée de très gros ordinateurs centralisés.

Et donc la littérature de science-fiction exagère tels ou tels aspects de son présent et de ses recherches scientifiques, et c’est ainsi qu’elle anticipe les sciences et les technologies de demain. Comment est-ce donc

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possible ? D’une part je pense que, tout naturellement, les écrivains qui sont en phase avec leur époque ne peuvent que s’intéresser à ce qui se produit autour d’eux, en particulier aux recherches et aux avancées de la science et de la technologie qui modifient en profondeur nos sociétés. Cela va bien au-delà des écrivains dits de science-fiction, et il suffit pour s’en rendre compte de lire Michel Houellebecq, très inspiré des recherches en biologie d’aujourd’hui, et pas seulement sur le clonage. Évidemment, la spéculation à partir des sciences et technologies peut inciter les auteurs à en tirer des conclusions positives ou négatives. En gros jusqu’à Hiroshima, il faut bien le dire, la plupart des auteurs de sciencefiction ont plutôt penché pour le progrès. Ce n’est qu’ensuite qu’est née une sciencefiction plus noire, à l’instar du célèbre 1984 de George Orwell, écrit en 1948. Quoi qu’il en soit, pour qu’il y ait aventure, il faut qu’il y ait du drame. L’idée d’une science-fiction qui ne serait que joyeuse et positive n’a donc guère de sens : la science-fiction exprime aujourd’hui tout autant l’utopie, qui, apparaît souvent comme assez ennuyeuse, que la contre-utopie ou dystopie. Ces deux faces du progrès, optimiste ou tragique, étant bien souvent inséparables.

Le terme science-fiction en tant que tel est d’ailleurs né assez tard, longtemps après les premiers vrais romans de science-fiction, autour de la fin des années 1920 dans ces journaux américains qu’on appelait les pulps, où paraissaient sous forme de feuilletons les romans de littérature fantastique et inspirés de science, non ? Le mot est né, semble-t-il, dans un essai d’un certain William Wilson en 1853, mais il ne s’agissait que d’un usage isolé qui n’a eu aucune suite, en effet jusqu’à la fin des années 1920 aux Etats-Unis. En avril 1926, Hugo Gernsback, qui était d’origine luxembourgeoise,

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crée à New York le premier pulp magazine de science-fiction : Amazing Stories. Il utilise plutôt alors le terme « scientifiction ». Mais dès janvier 1927 dans les courriers du journal apparaît cette phrase : « N’oubliez pas que Jules Verne était une sorte de Shakespeare de la science-fiction. » Quand en 1929, Gernsback crée un nouveau pulp magazine, intitulé Science Wonder Stories, il utilise pour la première fois dans son éditorial le mot sciencefiction, qui va dès lors très vite devenir d’usage courant.

Est-ce un hasard si la science-fiction naît officiellement à ce moment ? Je ne crois pas que ce soit un hasard, car c’est aussi l’époque des avant-gardes artistiques, où le Surréalisme apparaît et se développe quasiment au même moment en France mais aussi aux États-Unis. Entre le Surréalisme et la science-fiction, il y a des parentés. La science-fiction ou « scientifiction » des débuts, contenait des récits d’aventures basés sur la technologie, sans beaucoup d’imaginaire, mais avec des codes précis sur la présence de robots, de mutants, de vaisseaux spatiaux, etc., qui ont en particulier été mis en place par un autre directeur de pulp, John W. Campbell, une sorte de « gourou de la pensée technologique ». Mais très vite sont apparus des textes bien plus talentueux, plus littéraires avec des auteurs qui deviendront célèbres comme Ray Bradbury, Isaac Asimov ou A.E Van Vogt, quant à eux riches d’un imaginaire beaucoup plus vivace.

Et il n’y avait pas que les États-Unis ! Bien au contraire ! Il ne faut pas oublier que ce type de littérature existait aussi en France, où l’on écrivait de la science-fiction sans le savoir depuis fort longtemps. Parce qu’il n’y a pas que Jules Verne. Rosny Aîné a écrit d’admirables romans de science-fiction dès la fin des années 1880. Depuis le début du 20ème siècle jusqu’aux années 1950, avec Maurice Renard, Jacques Spitz et bien sûr René Barjavel, ce sont quatre très grands noms de la science-fiction française parmi une centaine d’autres. Par ailleurs, à partir de 1950, les éditeurs français se sont rendu compte qu’il existait aux États-Unis un gisement

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considérable d’écrits de ce genre, depuis 1929. Ils se sont dit : tiens, puisque le roman policier ne marche plus très bien, pourquoi ne lancerait-on pas la science-fiction ? Et ce d’autant plus que des gens intéressants, influents comme Raymond Queneau, Jacques Bergier ou Boris Vian se sont passionnés pour cette littérature. Tous trois ont défendu la science-fiction dans Esprit ou d’autres revues culturelles. Vian, en particulier, la présentait comme « la littérature de demain ». Pour l’exemple, il a traduit des classiques américains comme Le monde du Non-A de A.E. Van Vogt. Dès le début des années 1950, Stephan Spriel et Georges Gallet, qui ont dirigé la collection Le Rayon fantastique chez Gallimard et Hachette, ont montré qu’avec la science-fiction s’ouvrait un nouveau territoire de la littérature, qui pouvait être aussi bien commercial qu’expérimental. Auparavant, lorsque Maurice Renard publiait un roman comme Les Mains d’Orlac, personne ne disait qu’il s’agissait de science-fiction. Et au début du 20ème siècle, lorsqu’un Emile Zola écrivait d’excellents comptes-rendus de La Machine à explorer le temps ou L’Île du docteur Moreau de H.G. Wells, c’est à peine si l’on parlait de « romance scientifique ». Il s’agissait de grands romans, un point c’est tout, et personne n’éprouvait le besoin de s’interroger sur la nature de ces « histoires extraordinaires ». Les grands créateurs du genre, de Verne à H.G. Wells, avaient juste la particularité de s’intéresser plus que d’autres aux sciences et technologies, comme d’ailleurs aux grands mythes de l’humanité, mêlant de vraies réflexions philosophiques à une narration souvent pleine d’aventures. L’arrivée massive des romans de science-fiction américaine a changé la donne…

Oui, les pulps américains étaient l’équivalent de la littérature de gare française feuilletoniste. Il y avait effectivement parmi eux des écrivains d’un talent extraordinaire, comme d’ailleurs Philip K. Dick, et puis d’autres qui ont vraiment fait de la littérature d’évasion pure et simple de qualité diverse. Comme dans la littérature générale vous avez

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des romans de gare absolument abjects et vous avez des génies, donc c’est la même chose pour la sciencefiction. Qui souffre de colporter des clichés, des stéréotypes comme : le robot, le mutant, le vaisseau spatial, les petits hommes verts, etc. Voilà, c’est toute une série de codes qui vont devenir pour le public l’image de la science-fiction. Entraînant, il faut bien le dire, la création d’un folklore spécifique. Et ce folklore a attiré son lot d’amateurs, de fans, qui ne voulaient surtout pas que ces thèmes évoluent, qui voulaient que la sciencefiction reste inchangée, avec son langage et ses univers particuliers, bien différents des romans ordinaires. Ce qui a créé chez beaucoup de lecteurs potentiels une barrière à la découverte de ce genre. Barrière qui n’existait pas auparavant lorsque de grands auteurs comme Voltaire, Maupassant ou Villiers de L’Isle-Adam touchaient à ce type d’imaginaire. Personnellement, comme un certain nombre de mes amis écrivains, j’ai toujours défendu l’idée qu’il était possible d’écrire de la science-fiction en la faisant évoluer, sans y accoler ainsi cette étiquette. Nous écrivons de la littérature « tout court », avec ses bons et ses mauvais livres.

J’aimerais d’ailleurs qu’on parle un peu de l’un de vos premiers romans, Le Ressac de l’espace, qui est à ce jour, je crois, celui qui s’est le plus vendu, à une époque où justement la science-fiction n’était pas enfermée dans son tiroir. C’était au début des années 1960, non ? Oui, je l’ai écrit en 1962… Enfin, je l’ai écrit bien avant, puisque j’ai commencé à plancher dessus alors que j’avais 15/16 ans… J’ai perdu le manuscrit, puis j’ai retrouvé une ancienne version que j’ai eu un mal fou à réécrire, et finalement le roman est paru chez Hachette

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dans la collection du Rayon fantastique. Ce qui m’a valu d’obtenir le prix Jules Verne. Ensuite, il a été réédité en poche grâce à Jacques Sadoul, aux éditions J’ai lu, qui a eu à l’époque la très bonne idée de publier des romans de science-fiction sans leur apposer d’étiquette. Chez J’ai lu, dans les années 1970, des auteurs comme Philip K. Dick, Arthur C. Clarke, Michel Demuth ou moi avons vendu des livres à 100.000, voire plus de 300.000 exemplaires pour A.E. van Vogt rien qu’en France ! De tels chiffres n’avaient jamais été atteints auparavant pour ce type de littérature : les gens lisaient les livres sans se rendre compte qu’ils lisaient de la science-fiction, et ils étaient heureux d’en lire.

Vous étiez bien placé pour le savoir, puisque vous avez travaillé, je crois, dans l’une des premières librairies de science-fiction ? C’était même la première en France, créée par une amie, Valérie Schmidt, fin 1953 dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés à Paris. Elle s’appelait La librairie de la Balance, j’y ai effectivement travaillé, et j’y ai tout de suite été très actif. Des quantités de nouveaux amateurs y venaient, attirés par la nouveauté, ou amenés par Boris Vian ou d’autres figures comme Michel Butor, Jacques Sternberg, Jacques Bergier ou encore Francis Carsac, qui était à la fois auteur de science-fiction et paléontologue à Bordeaux sous le nom de Bordes. C’était vraiment le dernier salon littéraire où l’on cause, assez exceptionnel à l’époque. Certains visiteurs hésitaient, un peu arrêtés par l’étiquette « science-fiction », d’autres reculaient leur achat à cause des couvertures populaires américaines reprises telles quelles, assez violentes, avec des femmes nues poursuivies par des hommes en tenue futuriste et des monstres aux yeux pédonculés. Les acheteurs nous demandaient si nous pouvions envelopper leur livre, parce qu’ils avaient peur de l’image qu’ils donneraient d’eux avec de pareilles couvertures. Nous, de notre côté, nous parlions littérature, en demandant aux éventuels lecteurs s’ils préféraient le polar ou la philosophie, Proust, Balzac, Gide ou Maupassant, en essayant de leur proposer des auteurs de sciencefiction en phase avec leurs goûts. Mais ça ne marchait pas toujours, loin de là, car la

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science-fiction n’a guère d’équivalents exacts : elle fait voyager vers d’autres horizons, via de purs romans d’évasion mais aussi de vrais chefs d’œuvre qui pourraient parler quasiment à tous les lecteurs, comme il y a plus d’un siècle les livres de Jules Verne ou de H.G. Wells ont réussi à séduire un large public très divers.

Avant de continuer sur d’autres registres, je voudrais revenir sur Le Ressac de l’espace. Ce livre m’a fasciné. Les gens ont en effet une image stéréotypée de la science-fiction, de l’espace, de l’extraterrestre par essence méchant qui veut envahir la terre. Ce qui est assez étonnant, dans ce roman, c’est que les extraterrestres, qui sont des sortes de parasites, ce qui est a priori très négatif, apportent à l’humanité une civilisation extraordinaire, avec un sens de la beauté inouï. Le côté vraiment fort du roman, c’est qu’il réussit à nous accompagner peu à peu dans une histoire où des extraterrestres au premier regard assez ignobles se révèlent bien plus évolués que nous, pouvant apporter beaucoup pour faire avancer l’humanité malgré leur système de domination mentale qui prive l’être humain d’une part de sa liberté… Oui, c’est le thème principal. Mais il y a quelques irréductibles qui refusent cette

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symbiose entre l’être humain et le Txalq, puisque c’est le nom de ces extraterrestres qui viennent débarquer sur Terre. Parasites certes, mais extrêmement pacifiques et à l’esprit esthétiquement très développé. À l’époque, dans les écrits de ce type, tous les extraterrestres étaient méchants, quand ce n’étaient pas les humains en rage de coloniser lorsqu’ils débarquaient sur une planète étrangère ! J’ai mis cul par-dessus tête tous ces clichés, et j’ai bâti une situation selon moi bien plus complexe et intéressante, puisque ces extraterrestres souhaitent entrer en symbiose avec les êtres humains pour produire avec eux un monde mystérieux, nouveau, utopique, magnifique, surréaliste, mais au prix de leur liberté et d’une perte d’une partie de leur humanité – humanité qui n’est pas, dans mon esprit, une parfaite réussite. Car l’homo sapiens, en raison de sa part animale, à l’origine de bien des conflits meurtriers, même s’il est capable de créations étonnantes, aurait sérieusement besoin d’évoluer.

Maintenant, revenons sur l’aujourd’hui. Selon moi, les deux derniers grands romans que vous avez publiés fonctionnent de façon presque inverse : Juste à Temps, qui vient de sortir, part du réel pour y glisser de l’imaginaire, alors que le précédent, qui s’appelle Lothar blues, semble partir d’une science-fiction plus classique, nous plongeant dans un futur totalement imaginaire avec des robots, des vies artificielles et des tas d’éléments technologiques pour mieux nous faire réfléchir. Pour comprendre ce en quoi la science-fiction se nourrit et peut nourrir notre réel technologique, pourriez-vous nous

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expliquer par exemple ce que sont, dans Lothar Blues, les « envirtuels » ? L’« envirtuel » est une projection dans le futur de ce que pourrait devenir un véritable monde virtuel interactif, utilisant en particulier les hologrammes et des techniques qui ne sont pas encore exploités en 2013. Le héros principal du roman est justement un créateur d’envirtuels. Son plus célèbre est celui du zoo de Vincennes. Quand on visite ce zoo virtuel, il est possible de parler aux animaux, qui vous répondent avec leur langage, que pour une fois nous comprenons. Grâce à un transfert mental, on se rend compte que les animaux peuvent avoir aussi une intelligence particulière, que les humains vont découvrir à travers cet échange. Parmi toutes ses créations, il faut citer un envirtuel extraordinaire à « Ground Zero », là où les deux Twin Towers ont explosé le 11 septembre 2001. Au lieu d’élever de grandes tours, il les a creusées en profondeur pour y situer un univers artificiel au sein duquel des miroirs, des hologrammes vont transporter les gens dans un monde interactif totalement mystérieux, en écho de l’événement historique, mais allant bien au-delà en termes d’imaginaire… Là est bien tout l’intérêt de ces « envirtuels » : le sentiment de vivre très concrètement au sein d’univers de rêve, qui semblent tangibles. C’est ainsi que mon personnage donne à revivre des lieux forts ou mythiques comme les pyramides de l’Égypte ancienne. Les pharaons, les scribes, les esclaves, les servantes vous répondent, c’est certes virtuel, mais les échanges se concrétisent autour de données historiques inédites et enrichissent la vision que chacun peut avoir du passé comme du futur, sachant que tous les participants vivent une expérience différente.

L’envirtuel, c’est donc un environnement virtuel scénarisé, un environnement pour le coup véritablement intelligent évoluant avec son public. Ce n’est pas un programme figé, mais un monde en lui-même qui se transforme au

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fur et à mesure de la vie de l’envirtuel lui-même. Il y a là une sorte d’auto programmation. Donc on est vraiment dans une anticipation d’un futur à partir de données du présent ? Dans le roman, un épisode essentiel se passe dans une basilique de Saint-Denis réinventée, où les rois de France sont virtualisés et peuvent répondre aux gens qui viennent les voir : ils ne racontent pas l’histoire telle que les livres d’histoire nous la racontent, mais scénarisée par mon auteur d’envirtuel. Histoire qui évolue en fonction des échanges qui s’y déroulent avec le public.

Ça, c’est l’un des gros volets, on va dire positif, utopique quelque part, de l’imaginaire de science-fiction que l’on retrouve dans Lothar blues. A l’inverse, si l’on prend Juste à temps, il y a dans ce roman quelque chose de l’ordre de la catastrophe. La catastrophe, notamment nucléaire ou écologique, est un thème classique de la science-fiction, mais là il s’agit plutôt d’une sorte de trou noir, comme on le découvre à la fin, qui cause des « marées du temps ». Le trou noir crée des distorsions dans le temps qui plongent les gens du futur dans le passé, d’où un grand chaos temporel. Et quand on lit les descriptions de ce qui se passe du début à la fin

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du livre, on a presque l’impression de voir des effets exagérés et très futuristes du réchauffement climatique. Disons que je me suis servi de cette idée de catastrophe climatique, pour la transformer. En ce sens qu’elle est beaucoup plus radicale, plus immédiate puisqu’on découvre qu’elle est causée par de minuscules trous noirs qui errent dans l’espace : ils sont microscopiques, mais il y en a malheureusement un qui s’est trop approché de la Terre et qui, justement, tourne en orbite géostationnaire autour de la Baie de Somme. Bon, à mesure que ses effets se développent, cela va entraîner des répercussions terribles. J’ai voulu décrire un monde en train de finir, car bouleversé par ces dérèglements climatiques considérables. Bref, c’est la fin du monde sur la Baie de Somme. Comme je l’ai dit en début d’entretien, c’est un lieu où j’ai vécu, où j’ai été conçu et où j’ai passé quasiment toutes mes vacances pendant très longtemps. Je le connais presque jusque dans ses moindres grains de sable, et cela m’a facilité le travail d’imagination. En décrivant avec précision les évolutions du lieu au fur et à mesure des époques, vers le passé comme vers le futur. En racontant comment ces grains de sable, en s’accumulant, transforment peu à peu la baie en prairies. Car aujourd’hui, à l’inverse de la montée des eaux qui nous est prédite, la mer s’en retire de plus en plus loin. Face à cette menace, face à ce trou noir et emportés par les « marées du temps », les hommes du futur déboulent dans le passé, terrorisés par l’approche de la fin du monde. Leurs relations avec des paysans, des pêcheurs, des touristes de passage, se déclinent de façon complexe. Bien sûr, les émigrés du futur vont amener des inventions qui n’existeront que plus tardivement, sans parler de leur connaissance d’événements historiques inconnus de ceux qui ne les ont pas encore vécus. En retour, les mentalités, les rapports au monde des uns et des autres sont différents et vont engendrer des conflits qui sont assez métaphoriques de débats d’aujourd’hui, par exemple entre technophiles et technophobes. Et ce d’autant plus que l’arrivée d’un homme du futur dans le passé, projette un homme du passé dans un passé encore plus lointain, et ainsi de suite. Donc il y a des gens qui remontent le temps jusqu’à des époques préhistoriques. Cela fait partie du panorama d’ensemble des multiples

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conséquences de ces « marées du temps » dont sont victimes mes personnages.

Là pour le coup, on est dans l’imaginaire, puisque nous ne sommes pas près de voir des « marées du temps » dans un avenir proche… Non, cela ne risque pas d’arriver strictement ainsi dans l’avenir. Mais, si bien des hypothèses sont émises, personne ne sait vraiment quelles pourraient être les conséquences concrètes du réchauffement climatique. Le futur est par essence imprévisible, et la science-fiction agit comme un filtre de lecture imaginaire de ce futur imprévisible. Dans le roman, les marées du temps ne ressemblent pas aux marées normales, c’est-à-dire que, dans un premier temps, elles ramènent des gens du futur vers le passé mais non le contraire. Puisque les physiciens ont établi un interdit : on ne peut pas dépasser l’époque durant laquelle on a vécu. Par la suite, une transformation du phénomène astronomique provoqué par le trou noir va permettre des voyages dans un avenir lointain.

La notion de temps est très présente dans beaucoup de vos romans, que ce soit L’Homme à rebours ou Cette chère humanité pour parler de deux de vos très beaux livres des années 1970 que j’ai relus récemment avec grand plaisir. Est-ce que qu’il n’y a pas dans cette métaphore du temps quelque chose liée à l’innovation, à l’invention ? Est-ce que finalement inventer ce n’est pas anticiper sur le temps, ce n’est pas justement aller contre un certain classicisme de la notion de temps telle

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qu’on l’imagine, qui se déroule tout seul et sur lequel on ne peut pas agir ? Oui, dans mon roman, le temps devient peu à peu malléable. Parce qu’il existe beaucoup de théories quantiques qui montrent que le temps n’est pas exactement tel qu’on le considère, c’est-à-dire unidirectionnel. J’utilise cette réalité scientifique, sans avoir recours à une autre clé : l’existence d’univers parallèles. Cela peut paraître loufoque au premier abord, mais leur existence est possible d’un point de vue théorique. Les univers parallèles sont utilisés dans bien des œuvres de science-fiction. Dans Juste à temps, contrairement à L’Homme à rebours par exemple, je n’utilise pas cette clé qui rend en quelque sorte admissible le voyage dans l’avenir. En revanche, mon personnage vit une histoire sentimentale assez inédite, puisqu’il tombe amoureux, et d’une femme du futur dont la naissance est liée au destin de certains de ses proches, et d’une amie des frères Caudron au début du 20ème siècle, qui tient un rôle important dans la transmission de la mémoire de son époque à mon personnage principal. J’ai imaginé, en effet, qu’il arrive dans le passé avec une caméra numérique, au commencement de l’aventure des frères Caudron. L’idée m’a séduit, car personne n’a évidemment jamais pu montrer les images du passé avec une telle qualité de définition. Imaginez des films du début du 20ème siècle en couleur HD 3D ! Cela permettrait soudainement une confrontation « d’égal à égal » entre passé et présent. Et en termes d’énergie, de magie même, la comparaison ne serait pas forcément à l’avantage du présent… Bref, voilà le type d’effets assez fascinants que la science-fiction permet !

Mais, de toute façon les frères Caudron, quand ils inventent ils font fi du temps, non ? Ils défient le temps, oui. Car leur intention, c’est faire progresser la civilisation… Mais tous deux ont également été de grands industriels. Gaston était un technicien, un ingénieur, tandis que son frère, René, était à la fois un très bon pilote et un formidable vendeur.

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Dès 1912, il vendait des avions en Chine, au Brésil, en Angleterre, aux États-Unis. Au départ simple fermier, il s’est transformé en prodigieux homme d’industrie. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que leur mère qui possédait la grosse ferme familiale, s’est engagée à leurs côtés. Elle a poussé ses deux fils à créer cette usine d’aviation absolument gigantesque pour la région. L’usine a disparu en 1921 à la suite des protestations de la population. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, la Baie de Somme était en effet une station balnéaire connue. Or l’omniprésence des avions, pas vraiment silencieux, dérangeait les touristes et pénalisait son industrie. Il y avait même parfois des pilotes qui s’amusaient à voler en rase-motte autour des baigneurs qui se baladaient dans la baie. Alors, en 1921, les usines ont déménagé à Issy-les-Moulineaux. Ce qui est curieux, pour l’anecdote, c’est que moi aussi, tout en passant des vacances dans ma jeunesse au Crotoy, j’habitais avec ma famille à Issy-les-Moulineaux ! Un roman tient également à ce genre de juxtaposition : il existe bizarrement une relation géographique et historique, à quelques dizaines d’années d’écart, entre mon histoire et celle des deux frères, puisqu’après la Baie de Somme, les usines Caudron-Renault étaient proches de mon domicile à Issy-les-Moulineaux.

Est-ce que finalement, la littérature de l’imaginaire n’a pas pour belle fonction dite ou non dite de concrétiser l’impossible ? L’exemple de Lothar blues, qui est selon moi un grand classique du genre, c’est le robot qui devient conscient et qui se retrouve avoir un inconscient… Dans ce livre, j’ai voulu mettre à mal les trois lois d’Isaac Asimov sur les robots, qui reposent sur leur obéissance absolue vis-à-vis des êtres humains qui les ont fabriqués. Lothar Blues se situe dans la suite de romans que j’ai écrits, intitulée « l’Europe après la pluie ». Personne, à ma connaissance, n’a spéculé sur l’avenir de l’Europe comme je l’ai fait à travers trois romans, puis ce dernier. Le contexte historique, après de sombres années de déclin, c’est d’abord l’invention de « robots de vent » spécialisés dans l’éducation des

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enfants – que les parents ont progressivement délaissée. Puis c’est celle d’un deuxième type de robots qui peu à peu remplacent les travailleurs en Europe. La conséquence, c’est qu’en 2060, la majorité des humains ne travaillent pas. Et ceux qui bossent, qu’on appelle les « tessaristes », ne sont d’ailleurs occupés par leur emploi que quatre jours par semaine, quatre heures par jour. Une civilisation totalitaire de la subvention et des loisirs s’étend en Europe, et plus largement sur l’ensemble de la planète. En réaction, il y a d’un côté des gens qui veulent la suppression totale du travail, puisque les robots sont là pour les remplacer et, à l’inverse, des groupes qui militent pour la destruction des robots. Ces « Postechs », comme on les appelle, veulent absolument retrouver le monde d’antan et son culte du travail, avec une idéologie assez rétrograde, voire fasciste…

Et la conscience des robots vient se greffer là-dessus, et donc montrer la barbarie de ces Postechs… On a du mal à imaginer que des idées comme cette conscience des robots ou sur un autre registre l’immortalité de l’homme soient aujourd’hui des objectifs, du moins induits, de certains chercheurs américains. Je pense à tout ce courant du transhumanisme ou posthumaniste, autour de Ray Kurzweil qui travaille notamment pour Google. Lui et pas mal d’autres croient profondément que la science nous apportera non seulement un allongement phénoménal de la durée de la vie mais pourquoi pas à terme l’immortalité… La science peut-elle mener à l’immortalité ? Personnellement, je n’en suis pas encore

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persuadé, parce que je constate que l’homme n’a pas prouvé pour l’instant qu’il pouvait vivre beaucoup plus de 125 ans. Grâce à la biotechnologie, on pourra certes peu à peu remplacer un certain nombre d’organes, puisqu’il y a de nouveaux systèmes qui se mettent en place, comme la cryogénie des cellules-souches, à partir desquels on pourra remplacer un cœur, un foie, un poumon, un cerveau, etc. Mais à partir du moment où on remplace un cerveau, on remplace la personne, paradoxe qui s’oppose à une immortalité totale…

D’ailleurs, il y a un personnage que je trouve formidable dans L’Homme à rebours qui est un immortel. On se rend compte qu’au final l’immortel est un humain comme les autres qui a plein de problèmes de santé, sans parler des soucis que pose l’immortalité par rapport aux enfants… La grande différence entre les œuvres d’un romancier de science-fiction et les prévisions qui se veulent scientifiques et qui pourtant sonnent à nos oreilles comme de la sciencefiction à la façon de celles des transhumanistes, c’est la nécessité pour l’écrivain de rendre crédible, donc imparfait le monde qu’il imagine. En se projetant dans le futur, il n’abandonne pas le réel. Or, l’immortalité ne peut que poser un problème lourd. Si elle devient une réalité, l’évolution de l’humanité risque de subir un arrêt ou du moins de se figer. Tout devient statique, et les enfants qui naissent deviennent un risque supplémentaire de surpopulation. C’est un raisonnement évident. J’ai bien aimé, dans L’Homme à rebours, imaginer un immortel qui, retrouvant sans cesse une jeunesse physique, a également la capacité à se déplacer dans le temps sans jamais s’ennuyer, sans succomber à une fatigue métaphysique. Restent que les immortels, dans mes romans, sont toujours un peu ébranlés par leur statut, car eux aussi font face à notre imperfection fondamentale. Comme le reste des humains, ils ne peuvent s’épargner de graves soucis ! Sans compter le risque d’un accident mortel.

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N’empêche que toutes ces notions, le robot qui devient conscient, humain en quelque sorte, ou l’immortalité font partie de l’imaginaire de la technoscience d’aujourd’hui, non ? Dans bien des œuvres de science-fiction, l’immortalité est plutôt envisagée actuellement sous la forme d’une numérisation de l’être humain, et en particulier de son esprit, non ? L’idée, même si cela paraît fou, serait de numériser un individu, de stocker ces informations dans un lieu sécurisé afin de pouvoir lui redonner vie. J’ai d’ailleurs imaginé en 1986 une nouvelle qui s’appelle On a tous décidé d’être heureux, dans laquelle un certain nombre d’humains numérisés, commencent à s’immerger dans un réseau. A partir de là, ils communiquent ensemble, comme des ombres, de purs esprits n’agissant plus que de façon éthérée. D’ailleurs, dans Lothar blues, il existe un couvent virtuel au sein duquel un certain nombre de grands scientifiques et de grands penseurs se trouvent enfermés. Ils consacrent leur temps à imaginer le monde de demain, tels de purs esprits numérisés qu’ils sont donc devenus, sans le moindre corps pour alourdir leur pensée…

Oui, il n’y a plus qu’une recréation virtuelle de l’esprit. Mais ce possible-là est tout de même très loin de se concrétiser, c’est un euphémisme. Là, même si le point de départ se veut scientifique, on serait plutôt dans le fantastique, non ? À la différence du fantastique, la science-fiction a toujours navigué entre l’imaginaire le plus débridé et la réalité sociologique, technologique et scientifique. Je me demande, parfois, si la science-fiction ne doit pas, quelque part, se montrer plus raisonnable dans sa folie que certains projets scientifiques…

Écouter le podcast tiré de l’entretien avec Philippe Curval sur le site Culture Mobile.


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