Serge Guerin - Les seniors numériques

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penser la société du numérique

VISIONS

SERGE GUÉRIN, LES SENIORS NUMÉRIQUES En matière de technologies, l’âge n’a aucune importance

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L’entretien avec Serge Guérin a été réalisé le jeudi 18 juillet 2013 au Square Émile Chautemps, à deux pas de la Gaîté lyrique et du Musée des Arts et Métiers, dans le troisième arrondissement à Paris. Pour le sociologue, il s’agissait là du choix d’évidence d’un lieu simple, où se croisent tous les publics, des plus jeunes aux plus âgés. Un lieu sans discrimination dite ou non dite vis-à-vis des personnes les plus fragiles, seniors ou autres.

Qui est Serge Guérin ? Serge Guérin est un sociologue, spécialiste des questions liées au vieillissement au sein de la société. Titulaire d’un doctorat (Sorbonne Nouvelle) et en 1997 d’une HDR en communication à l’Université de Cergy-Pontoise, il est professeur à l’ESG Management School à Paris où il dirige la chaire «Entrepreneurship & social business». Personnalité éclectique, il s’attèle avant tout à améliorer l’image des personnes âgées dans la société. Il cherche en outre à revaloriser les métiers de l’accompagnement et du lien social, notamment auprès des seniors. En tant que professionnel de la communication, il s’intéresse également à l’éducation aux médias et réfléchit à des techniques d’initiation des jeunes aux journaux papier. Il est aussi spécialiste des nouvelles techniques de marketing, et étudie le comportement des consommateurs.

Photographies : HHG

Parmi ses derniers livres, citons La nouvelle société des seniors (Michalon, 2011), Le droit à la vulnérabilité. Manager les fragilités en entreprise (Michalon, 2011, avec Thierry Calvat), l’ouvrage collectif Regards sur un XXIe siècle en mouvement. Hommes, entreprises, réseaux, institutions (Ellipses Marketing, 2012). Notons aussi, il y a plus longtemps, Internet en question (Economica, 1998) et La cyberpresse (Hermès, 1996). Il a été amené à collaborer activement à des revues aussi diverses que Réciproques, Management & Avenir, Écologie & Politique, La Revue Civique, Géroscopie Magazine ou encore Médias. Sa grande passion pour le chocolat l’a également conduit à rédiger des ouvrages sur ce sujet. Son dernier livre, à paraître en novembre 2013, traitera des «Nouvelles solidarités».


L’entretien a été réalisé par Ariel Kyrou le 18 juillet 2013.

Culture Mobile : Votre réflexion part d’un chiffre fort : en 2050, il devrait y avoir plus de 22 millions de plus de 60 ans en France. Ce que vous dites, et là ça en surprend plus d’un, c’est que c’est plutôt une très bonne nouvelle que de constater qu’un tiers de la population française d’ici pas très longtemps sera donc senior… Serge Guérin : Oui, il y a une vision commune qui est de dire que vieillir ce n’est pas bien, pour soi comme pour son pays, car un pays qui vieillirait serait sur le déclin voire menacé de disparition. Il faut dépasser ce cliché. Nous mesurons mal les effets réels de ce vieillissement de la population, car c’est une très grande nouveauté : c’est la toute première fois dans l’histoire de l’humanité que nous vivons aussi longtemps, et les personnes âgées prennent d’autant plus d’importance dans nos sociétés occidentales que nous faisons moins d’enfants qu’auparavant. Mais ce n’est pas un drame. Je dis, bien au contraire, qu’il s’agit d’une très bonne nouvelle ! C’est formidable à titre personnel, puisqu’on vit plus longtemps. Il faut quand même imaginer qu’en 1900, l’espérance de vie était de 46 ans. Or aujourd’hui, elle tourne autour de 82 ans. Nous avons donc gagné en moyenne plus de 35 ans d’espérance de vie ! Mais je pense que c’est tout aussi bien à l’échelle de nos sociétés. Les grands théoriciens de l’économie comme Karl Marx ou Adam Smith ont beaucoup débattu sur l’abondance de ressources proposées par la Terre, l’abondance de la nature. Or nous réalisons aujourd’hui que ces ressources-là ne sont pas abondantes mais très limitées, alors que la vie, elle, semble plus abondante que jamais. Ce temps de vie en plus, considérable à l’échelle de plusieurs générations,

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est selon moi une chance. Car il peut être utilisé pour réfléchir, aller vers les autres et partager ses expériences, avancer et construire.

Ce vieillissement de la population, vu plutôt comme une mauvaise nouvelle, est donc une transformation positive non seulement à l’échelle de l’individu mais de la société tout entière ? Oui, surtout si cette transformation démographique entraîne une transformation sociale, une transformation dans les têtes. Notre vision de l’âge et nos façons de vivre nos dernières années doivent forcément changer dès lors que nous vivons plus longtemps. Avoir 60 ans en 2013, ce n’est plus du tout la même chose que d’avoir 60 ans en 1950. A 60 ans, en 1950, on était marqué par l’âge, avec le sentiment d’avoir peu d’années devant soi, alors qu’en 2013, ce serait plutôt le début d’une autre vie, avec facilement une trentaine d’années à profiter de la vie. D’ailleurs, que ce soit dans la rue, un jardin public ou sur les routes de campagne, il devient de plus en plus difficile de ne pas se tromper sur l’âge des gens : cette personne de 70 ans en fait peut-être 50, et l’on donnerait 60 ans à telle autre personne, qui en vérité a 10 ans de moins… Chacun vieillit de façon différente, physiquement comme mentalement. Cette révolution des âges, c’est d’abord une révolution culturelle : nous avons tous changé, nous vieillissons beaucoup plus lentement et sur un temps bien plus long. Cela nous offre l’opportunité d’inventer une société différente, s’adaptant mieux à ces nouvelles personnes âgées. Une société plus douce, prenant mieux en compte les fragilités liées à l’âge, et donc, du coup, les fragilités de tous, enfants comme handicapés ou personnes moins à l’aise socialement. Il suffit d’additionner tous ces publics pour s’en rendre compte : c’est bien d’une majorité de la population qu’il est question, qui plus est d’une immense diversité, car ceux qui sont tout le temps en forme au niveau de leur tête comme de leur corps sont une minorité !

Dans l’un de vos livres, vous parlez dès son titre d’une

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« nouvelle société des seniors », alors c’est quoi cette nouvelle société des seniors ? La nouvelle société des seniors traduit cette réalité par laquelle vous avez commencé l’entretien : en 2050 un Français sur trois aura plus de 60 ans. Imaginez ce que cela signifie dans la vie de tous les jours : une personne sur trois ! Et parfois plus ! Déjà, dans une ville comme Royan, plus d’un habitant sur deux a en 2013 plus de 60 ans. Et n’estce pas souvent le cas, dans la journée, dans bien des jardins publics ? Il y a d’ores et déjà des espaces où la majorité de la population à plus de 60 ans. La deuxième réalité de cette « nouvelle société des seniors », comme je le soulignais tout à l’heure, c’est que ces plus de 60 ans ne ressemblent pas à ceux d’il y a une cinquantaine d’années. Ils ont 30 ans de vie devant eux, et vont construire autre chose à partir de leur expérience. 93 % d’entre eux sont autonomes et en bonne santé : ils sont certes légèrement plus fragiles, mais il ne faut surtout pas les voir comme des handicapés moteurs, systématiquement avec une canne, un fauteuil roulant ou un déambulateur – même si c’est effectivement le cas pour une minorité de ces personnes. Une société où 35% de gens ont plus de 60 ans n’est absolument pas une société où 35 % des gens n’iraient pas bien.

Cette image – il est vrai fausse – de personnes âgées incapables d’utiliser un smartphone ou une tablette, surtout très diminuées physiquement, est pourtant encore bien ancrée en nous, non ? Je me souviens, il y a quelques années, au moment de réformes qui ont avorté sur ce mot abominable qu’est la « dépendance », une députée a parlé dans un rapport de « tsunami gériatrique » pour donner une image du vieillissement de la population et de ses effets : quelle expression ! À l’entendre, on imagine des hordes de vieux descendant d’un coup des collines, des millions de personnes en déambulateurs, en fauteuils roulants, la

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bave aux lèvres, atteints de la maladie Alzheimer ou que sais-je encore. Cette image est effectivement totalement erronée, et qui plus est très dangereuse. Le vieillissement n’est pas une tragédie ! Ce qui est fabuleux, au contraire, c’est qu’il y a des gens de 60 ans, de 70 voire de 80 ans qui non seulement sont d’une aisance inouïe avec un smartphone ou un tablette tactile, mais aussi qui montent des entreprises seuls ou avec des gens plus jeunes : on les appelle des seniors entrepreneurs. Il y en a d’autres qui s’engagent dans le monde associatif : sans les seniors, aujourd’hui, le tissu associatif s’écroulerait littéralement. Ce sont aussi des personnes qui aident les autres. Il y a en France à peu près 4 millions d’aidants qui ont plus de 60 ans, avec un âge moyen de 64 ans : ils aident d’autres personnes, et sont ainsi au cœur de ce qu’on appelle le care, au cœur de l’attention, du soutien aux autres. Ce sont des gens qui aident les autres au quotidien, innovent, montent des boîtes, s’intéressent aux nouvelles technologies. Ce sont même des gens qui produisent des services liés au numérique en se disant : si j’en ai besoin pour moi, cela peut sans doute servir à d’autres. Ils ont plus que personne besoin de rester en lien avec les autres : du coup ils s’engagent et participent à la vie collective, oubliant bien souvent leur âge…

La plupart du temps, ils ont tout de même conscience de leur âge, non ? Certes. Mais dans bien des entretiens que j’ai menés, j’ai entendu des phrases du genre : « J’ai complètement oublié mon âge, ce sont les autres qui me renvoient mon âge ». Dans une rencontre que j’ai organisé, alors que je parlais du droit à aimer tardivement, une personne m’a confié : « Monsieur, ce que vous dites me fait un plaisir fou, car moi j’ai rencontré le grand amour à 97 ans, je me suis marié à 97 ans et c’était extraordinaire. » Tout est possible à tous les âges de la vie. Il y a des gens qui, dès la retraite, se lancent dans des études universitaires, ou décident de suivre une passion qu’ils n’avaient pas osé assumer à 20 ans. J’ai en tête l’exemple d’une personne qui était comptable : à la retraite, elle a décidé de suivre sa passion pour le dessin, elle en a appris les techniques pendant

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20 ans puis à 80 ans, elle est elle-même devenue professeur de dessin ! Désormais, à 80 ans, c’est elle qui enseigne le dessin à des personnes de tous âges, qu’ils aient 25, 30, 60 ou 80 ans comme elle ! Parce qu’elle aime le dessin, et qu’elle adore tout autant transmettre cet amour à d’autres, elle a fait de sa passion un métier. Le problème, s’il y en a un, ne vient pas des plus de 60 ans mais du regard que la société porte encore trop souvent sur eux. Que l’on ait 15 ou 50 ans, c’est notre regard sur l’âge qui est trop vieux et que nous devons rajeunir ! Il nous faut enfin prendre acte d’une vérité d’évidence pour qui sait observer : l’âge n’est pas la clef première d’explication de l’être humain, de ses usages comme d’ailleurs de ses envies.

Venons-en maintenant au monde numérique : si l’on suit cette logique, ne pourrait-on dire que cette idée d’une fracture numérique, que les seniors, que les plus anciens d’entre nous seraient inadaptés ou moins adaptés que les plus jeunes aux nouvelles technologies, serait caduque voire idiote ? Complètement. Rien que ce terme, « digital natives », que signifie-t-il ? Sur tel ou tel service, logiciel ou technologie, un jeune de 17 ans aura le sentiment d’être totalement dépassé par un jeune de 12 ans, bien plus rapide, alors que tous deux sont « digital natives » ! Aujourd’hui, plus que jamais, dès lors qu’on s’intéresse à telle ou telle catégorie d’âge, il faut se méfier des grandes généralités. La réalité est souvent mille fois plus diverse. Pour continuer sur les jeunes, j’en connais beaucoup qui sont très mal à l’aise avec les nouvelles technologies, ou du moins certaines d’entre elles, certains parce qu’ils n’ont pas accès au haut débit depuis chez eux, pour des raisons géographiques, d’autres parce qu’ils n’ont tout simplement pas le background culturel. Et je ne vous parle même pas des multitudes d’usages, par exemple entre ceux qui ne vont aller sur la Toile que pour des films ou des jeux violents, et ceux qui vont s’en servir à des fins de recherche

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ou de connaissance. La véritable fracture numérique ne tient pas à l’âge : entre tous ces jeunes comme d’ailleurs entre des plus de 60 ans d’origines différentes, elle est d’abord sociale et culturelle. C’est la même fracture ou presque que l’on retrouve dans l’accès aux livres, à la culture, à l’école, et c’est celle-là qui est importante. L’âge en tant que tel, je le répète, ne nous donne rien comme explication là-dessus. Je veux bien admettre que l’âge ait eu son importance au tout début d’Internet, il y a vingt ou vingt-cinq ans. Mais aujourd’hui, alors que le numérique est partout dans notre quotidien, des divertissements aux formalités administratives les plus basiques, ce n’est plus du tout le premier critère d’explication des différences d’aptitude au nouveau monde numérique. N’oublions pas, tout de même, que non seulement l’ordinateur depuis un bail mais les jeux vidéo et le monde connecté, via le Minitel puis l’Internet font partie de notre vie depuis plus de trente ans ! La majorité des plus de 60 ans d’aujourd’hui ont découvert tout ça via leurs enfants ou surtout dans le cadre de leur entreprise. Lorsqu’ils arrivent à la retraite, tous ceux qui travaillaient dans des ateliers ou des bureaux où l’on utilisait l’ordinateur, le Minitel ou plus récemment Internet sont à l’aise avec les nouvelles technologies. Ils les ont déjà domestiquées, et il n’y a pas de raisons de croire qu’ils cessent d’être curieux et d’en adopter de nouvelles une fois passée la soixantaine. Certes, ils ne sont pas nés avec le numérique, mais ils ont appris à l’utiliser en fonction de leurs besoins et de leurs désirs, ce qui les rend parfois plus performants en la matière que bien des jeunes incapables de prendre ce nouveau monde numérique avec tout le recul nécessaire. Il y a évidemment des anciens qui, à l’inverse, restent fermés à Internet et au numérique, mais pas à cause de leur âge… La cause de cette fermeture serait plutôt à chercher selon moi du côté social, parce qu’ils ont eu par exemple des problèmes d’emploi, ou qu’ils ont travaillé comme main d’œuvre précaire dans des magasins ou des usines, sans jamais utiliser un ordinateur ni avoir la culture ou les moyens financiers pour s’y intéresser par eux-mêmes hors du cadre trop lourd de leur entreprise.

Le numérique ne suscite-t-il pas de vrais échanges entre générations ?

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Tout-à-fait, et ce dans les deux sens. La question numérique a été la source de quelque chose d’extraordinaire, qu’on n’avait jamais connu auparavant à ce niveau-là : la réciprocité de l’enseignement. Auparavant, l’ancien détenait la connaissance : au meilleur des cas, par exemple en tant que compagnon du devoir, il transmettait son savoir aux plus jeunes, et l’échange s’arrêtait là. Mais aujourd’hui, comme je l’ai mis en valeur dans l’une de mes enquêtes en entreprise, on commence à comprendre tous les bénéfices de la réciprocité des savoirs. Au sein des entreprises, les plus âgés ont conscience de tout ce que les plus jeunes peuvent leur apporter en termes d’usages des nouvelles technologies, de l’Internet, de la data mobile ou des réseaux sociaux. Accepter cette réalité, et permettre aux jeunes de transmettre ce savoir opérationnel à leurs aînés, apporte beaucoup. Ces jeunes se sentent valorisés. Ils gagnent en légitimité au sein de l’organisation. Et du même coup, ils acceptent d’autant mieux et ils sont d’autant plus demandeurs d’un accompagnement des plus anciens. Ils reconnaissent plus facilement leurs manques en termes de compétences, et ils les acquièrent également plus aisément. Bien plus forte qu’il y a quarante ou même vingt ans, cette réciprocité des enseignements met de la fluidité dans les relations. Chacun ayant gagné en légitimité aux yeux de ses pairs, elle permet à tous de mieux respecter l’autre, qu’ils soient d’un âge ou même d’une culture, d’un milieu social différents.

Mais tout de même, ce qu’on peut constater, par rapport à Facebook, Twitter ou tous ces nouveaux outils numériques, c’est que s’il n’y a effectivement pas de fracture numérique en fonction des âges, les usages diffèrent, du moins en moyenne. Il y a certes réciprocité des savoirs, mais justement parce que les usages ayant nourri ces savoirs sont différents, non ?

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Absolument, ils sont différents, mais tout autant entre jeunes ou entre anciens qu’entre les jeunes ou les anciens eux-mêmes entre eux. La technologie en soi n’est rien, l’important est ce que je vais en faire. La clé, ce sont donc les usages. Or justement, les usages d’un jeune de 20 ans varient fortement entre celui qui est en recherche d’emploi, l’autre en licence, l’autre encore qui commence à travailler dans une pâtisserie, son alter ego en école de commerce ou qui a décidé de faire le tour du monde, etc. Chacun fera selon ses besoins et ses désirs, et cela n’a rien à voir avec l’âge : chercher un bon poste, trouver son chemin sur Google Maps avant de prendre la route, prendre des connaissances et les vérifier avant un exposé, se connecter avec d’autres jeunes pâtissiers, suivre les actualités françaises depuis l’étranger, télécharger des longs métrages sur les super héros pour se divertir, etc. De la même façon, jeunes de 20 ans ou anciens de 70 ans, ils utiliseront plus ou moins Twitter, Facebook ou d’autres services ou applications selon leur intérêt et leur nécessité de les utiliser. Le blog le plus intéressant sur la ville de Tanger (http://www.tanger-experience.com/) est l’œuvre d’un type de plus de 65 ans qui, à un moment donné, a voulu découvrir Tanger, et qui s’est rendu compte qu’il n’y avait quasiment rien comme infos sur Tanger et a donc lui-même monté le meilleur blog sur la cité marocaine. Du coup, tous les visiteurs potentiels, quel que soit leur âge de 15 à 95 ans, vont sur son blog. Personne ne se préoccupe de savoir l’âge du bloggeur. L’essentiel n’est évidemment pas de savoir que le créateur du site a 65 ans alors que son visiteur en a 25 ; il est juste dans le désir de découvrir Tanger.

C’est certain, mais un visiteur de 25 ans, allant d’abord à Tanger pour faire la fête, cherchera d’autres types d’informations que la famille venant avec ses deux jeunes enfants ou le couple de retraités voulant se faire plaisir… Oui, mais pourquoi ne pas imaginer que les deux parents aient eux aussi envie de s’amuser,

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ou même que les deux retraités aient envie, juste pour un soir, d’aller dans la boîte de nuit la plus célèbre de Tanger ? L’âge n’est qu’un des éléments parmi bien d’autres pour expliquer les tendances d’usage des uns et des autres. Bien sûr qu’une personne de 75 ans aura moins envie de bouger, ou en tout cas moins vite. Mais si elle est restée fêtarde, elle croisera peut-être des amis de ses petits-enfants dans un restaurant ou un club nocturne ! L’autre idée intéressante, d’ailleurs, c’est que le numérique permet à chacun de moduler ses usages, et en particulier ses communications, en fonction de ses besoins et ses envies, liés ou non à l’âge. Imaginons une femme belge de 80 ans qui a des petits-enfants. Par exemple grâce à Erasmus ou que sais-je encore, ils sont en Australie. Entre la Belgique et l’Australie, les horaires ne sont pas facilement compatibles. Alors, ils s’arrangent pour communiquer de temps en temps par Skype, car c’est pas cher et agréable de se voir sur l’écran. Mais pour peu que les jeunes aillent en boîte de nuit, le décalage est trop grand. Heureusement, ils s’envoient aussi des messages par mail, SMS ou MMS… Chacun envoie ses messages et répond en asynchrone, selon ses horaires à lui, l’un par exemple à 3 heures du matin en Australie et l’autre l’après-midi en Belgique… Personne n’a à se préoccuper du moment de l’envoi ou de la réception, sauf quand ils prennent un vrai rendez-vous en ligne ou plus simplement au téléphone, avec un échange beaucoup plus fort que s’il fallait attendre toujours que ce soit la bonne heure, pendre le temps d’écrire une lettre ou que sais-je encore.

Mais n’y a-t-il pas certains services qui, de par leur nature, seront mieux adaptés à un public âgé tandis que d’autres parleront plus à un public plus jeune ? Évidemment. Par exemple, j’ai 80 ans et j’ai envie de retrouver de vieux copains. Je me rends sur un site du genre « copains d’avant », mais du coup, et ça ne n’est pas prévu, je vais aller flirter… j’ai peut-être envie de draguer ou alors de faire d’autres connaissances. J’utilise dès lors ce site de façon inattendue, de la même façon qu’un jeune va utiliser d’autres sites affichant ouvertement cet objectif de mise en relation. Mais comme j’ai

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80 ans, je suis sans doute plus enclin que la majorité des jeunes à m’interroger sur des questions de santé ou des questions juridiques en rapport avec ma retraite. Ces centres d’intérêt sont plus liés que d’autres à mon âge. Je peux aussi m’intéresser à telle ou telle recette que j’ai envie de retrouver sur la Toile parce que ma grand-mère me l’avait apprise, que je ne m’en souviens plus exactement et que j’ai envie de la comparer avec une autre recette du pays Bigouden. Là encore, j’utilise les mêmes outils que des personnes de 20 ou 50 ans, mais pour des besoins, des usages différents correspondant à mon histoire et au moment que je vis. Ce qui compte bien avant toute chose, et qui est le fer de lance de la sociologie c’est bien la question de l’usage, dont l’outil n’est que le moyen. Cet outil, bien sûr, je l’utilise à ma façon. Je ne vais pas me connecter pour aller écouter telle musique électronique ou tel tube commercial d’aujourd’hui (bien que…). Mon histoire à moi, ce serait plutôt de pour retrouver cette merveilleuse version live de la chanson où Jacques Brel chante Amsterdam, qui m’avait émue aux larmes quand j’avais 20 ans. Maintenant que j’en ai 80, je vais utiliser Internet pour la retrouver. Mais peut-être que, du coup, je vais la poster sur mon compte Facebook. Des amis vont se dire : « Ha mais c’est génial ! », et peut être qu’un des jeunes de mon cercle de proches va réagir : « Mais dis donc, je ne connaissais pas jacques Brel, qu’est-ce que c’est fort quand ce mec là est en train de pleurer et de crier, avec de la sueur et tout ». Je dialoguerai avec lui et lui dirai que, « pour moi, c’est aussi fort que tel ou tel truc de rap ou de slam ». Un autre entrera alors dans la discussion : « Oui, tu as raison, ce gars-là, il slamait : la preuve regarde cette vidéo du rappeur Abd Al Malik, qui reprend la chanson “Les Autres” de Brel, et puis suis ce lien ; c’est Abd Al Malik qui le dit, que Brel était une sorte de rappeur à son époque… » Bien sûr, ce dialogue à propos de Brel, je l’ai inventé, mais j’en ai vu beaucoup de ce genre sur la Toile, et en particulier sur Facebook. L’Internet, et plus largement le numérique permettent certes à chacun de satisfaire des envies connectées à son histoire, donc en particulier à leur âge, mais aussi et surtout à faire des découvertes inattendues et à tisser des liens entre les générations.

Au sein de mêmes catégories d’âge, on le voit bien

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lorsqu’on parle des jeunes ou lorsqu’on parle des seniors il y a parfois des différences énormes. Aujourd’hui, la population des plus de 60 ans n’est pas univoque : n’est-elle pas tout aussi variée que la population des moins de 20 ans ? Absolument, c’est un truc que j’essaye de faire passer depuis très longtemps. J’ai d’ailleurs construit des typologies de seniors. Vous avez ce que j’appelle le « setra », le senior traditionnel un peu comme avant. Avec l’âge, il est plus conservateur, il aime rester dans le cercle restreint de sa famille, dans sa maison, et il est assez inquiet de ce qui se passe à l’extérieur. Celui-là va aller sur Internet pour regarder les sites de services, notamment ceux permettant de comparer des produits avant d’acheter. Il va par exemple s’intéresser, quand il est en déplacement, à ses systèmes de sécurité lui permettant de surveiller depuis son ordinateur voire sa tablette ou son smartphone ce qui se passe chez lui parce grâce à deux caméras. Il y a celui que j’appelle le « sefra » : le senior fragilisé. Avec l’âge, il est ou il se sent plus abîmé physiquement, avec souvent de gros problèmes économiques. Il a besoin d’être très sécurisé. Ce profil est de façon générale l’un de ceux qui s’intéresse le moins à Internet, mais ce n’est pas une règle d’or : je connais pas mal de sefras qui s’informent pas mal sur la Toile, par exemple à propos de médicaments ou traitements divers. Sur un registre très différent, il y a ceux que j’appelle les « boobos » : les boomers bohèmes, issus du baby boom des années 1940, 1950 et dans une petite dizaine d’années 1960. Ce sont donc des « mamies » et des « papies » boomers, bohèmes parce que très libres dans leur tête, impossibles à réduire à quelque étiquette. Eux sont très connectés. Ils se déplacent, ont par exemple un camping car, histoire de ne plus avoir à faire du stop comme quand ils étaient jeunes. Ils voyagent bien plus que la moyenne, mais sans jamais suivre les parcours fléchés. Le genre « Voyage du troisième âge pour le Mont Saint-Michel », ce n’est pas du tout leur truc. Et c’est

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bien pourquoi ils utilisent par exemple à plein les réseaux sociaux, les sites de tourisme et plus largement liés à toutes leurs destinations potentielles pour choisir et préparer à l’avance leurs parcours de voyage. Intermédiaires entre le « sefra » et le « boobo », il y a par exemple aussi le « boofra ». Ce sont des boomers plus fragilisés qui, avec l’âge, commencent à faire plus attention à eux. Je ne vais pas ici détailler toutes les catégories et sous-catégories, qui ne sont d’ailleurs que des indications pour mieux comprendre les différents usages des seniors. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a des typologies de seniors très différentes, voire opposées les unes aux autres. Et comme pour les jeunes, les trentenaires ou les cinquantenaires, ce sont au final les questions sociales, culturelles, économiques et géographiques qui justifient des variations de style de vie, et donc des usages de l’Internet et des nouvelles technologies numériques.

Oui, la géographie, ou le fait d’avoir ou non des enfants, petits-enfants ou arrières petits-enfants sont forcément des critères de différenciation… Quand j’ai 65 ans et que la vie a fait que j’ai des enfants de 30 ans qui vont bien, ce n’est pas la même chose que lorsque j’ai 65 ans et que j’ai des enfants de 30 ans dont l’un est au chômage et l’autre a divorcé, et qui ont besoin de mon soutien. De la même façon, si j’ai des enfants beaucoup plus jeunes, parce que j’ai refait tardivement ma vie avec un autre compagnon ou une autre compagne, c’est encore très différent. Si, à 65 ans, j’ai un enfant de 10 ans, je me projette forcément beaucoup plus vers l’avenir et les 15 ans qui viennent, car je veux tout faire pour être présent pour cet enfant. Y compris en termes de centres d’intérêt et donc d’usages des nouvelles technologies numériques, on ne vit pas du tout son « grand âge » de la même façon selon qu’on est sans enfant, parent d’un enfant de 10 ans, d’un jeune de 20 ans, d’un adulte de 30 ans ou d’une personne de 45 ans qui a non seulement eu très tôt des enfants, mais dont les enfants sont eux-mêmes déjà père ou mère… De la même façon, j’ai certes 65 ans, mais peut-être que mes parents sont encore vivants. Là encore, on ne vit pas de la même façon son âge lorsque l’un ou l’autre

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de ses parents est encore de ce monde, et que l’on a de vraies relations avec ce père ou cette mère… Vous avez également raison de souligner le critère géographique : à 65 ans, je peux vivre dans une métropole, au centre ville, ou je peux vivre dans des endroits beaucoup plus éloignés, en territoire rural, avec peut-être des soucis de transport ou de connexion au haut débit. Le paradoxe, d’ailleurs, c’est que vivre dans un hameau ou un lieu-dit, a priori loin de toute ce qui fait le sel de la vie urbaine, peut s’avérer une bonne raison pour utiliser beaucoup Skype et les réseaux sociaux… Bref, il n’y a pas règle qui serait applicable pour toute la catégorie des seniors : la façon de vivre son âge dépend de la situation familiale, de ses choix culturels et sociaux, du lieu de vie, de l’état de santé, etc.

Tout ce que vous dites là ne met-il pas à la poubelle les tentatives de concevoir une tablette ou un mobile qui seraient spécifiquement pour les vieux avec, genre, trois boutons en tout et pour tout ? Ne vaut-il pas mieux considérer les outils différents en fonction des usages et non des âges ? Je suis totalement d’accord avec vous. Il ne faut pas oublier une chose : faire jeune, tout le monde adore. Il y a un produit qui plaît aux jeunes ? Il me séduit, alors que je suis bien plus âgé ? Pas de souci, si j’en ai les moyens, je me le procure. Ce produit, à l’inverse, a été conçu pour les vieux ? Mais personne n’a envie d’un produit pour les vieux ! Personne ne veut marquer sur son vêtement : « Ceci est un vêtement de vieux », choisir une voiture estampillée « voiture de vieux » ou un ordinateur marqué « ordinateur de vieux » ! Vous imaginez que le iPad aurait eu autant de succès dans toutes les couches de la population, et en particulier chez les plus de 60 ans, si Apple avait précisé sur son mode d’emploi et via son marketing que sa tablette était si simple qu’elle pourrait plaire aux plus anciens ? Si le téléphone mobile n’a que trois boutons, l’ancien se sent

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très limité, il a le sentiment qu’on le prend pour un handicapé, voire pour un imbécile – en particulier si on lui signifie que c’est le mobile adapté à son âge. À l’inverse, il y a certains jeunes qui se sentent parfaitement à l’aise avec un téléphone simplifié, car ils désirent « un téléphone pour téléphoner et pas un téléphone avec plein d’applications inutiles ». Au début de son histoire, près de la moitié des acheteurs d’un iPhone étaient des seniors. Ils aimaient et ils apprécient encore l’ergonomie de l’objet ainsi que sa facilité d’usage, surtout pour ceux qui ont toujours utilisé des ordinateurs MacIntosh, qui sont curieux et ont envie d’avoir par exemple la météo ou leur mail sur leur smartphone. Si l’on change de perspective, je peux avoir 20 ou 30 ans et être en perte d’autonomie, avoir des problèmes de locution ou de déplacement comme certaines personnes de 80 ou de 90 ans. Ce qui est primordial, une nouvelle fois, ce n’est pas l’âge mais l’usage. Il y a des terminaux qui offrent à des muets et des personnes à la locution réduite la possibilité de communiquer, et ce quel que soit leur âge. Ça, c’est un vrai progrès. Mais il est lié à une situation particulière, de perte plus ou moins grande d’autonomie ou de faculté d’expression, pas à une catégorie d’âge. C’est la même chose que de porter des lunettes. Je ne veux pas des lunettes de vieux, je veux des lunettes qui me permettent d’être autonome, et ensuite je vais choisir des montures de lunettes qui me plaisent, que je trouve jolies, en phase avec mes goûts esthétiques et pour un prix correspondant à mes moyens financiers… L’outil technique s’adapte à ma situation, à mes capacités, et me permet de tout faire aussi bien que n’importe qui, selon mes préférences.

Je crois d’ailleurs que vous avez été le parrain de l’opération Hype(r)Olds, dans les ateliers de pas mal de villes, puis surtout à Marseille au printemps 2013. Là, on a eu des demoiselles de plus de 77 ans qui ont utilisé des tablettes, notamment 4G, et qui se sont amusées comme des folles avec les nouvelles technologies. Vous

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pensez quoi de ce type d’opération et de ce que cela induit ? Je trouve ça totalement génial, parce que, justement, cela montre que, ce qui compte, c’est la personnalité. Ce qui compte, c’est la personne. Ce qui compte, c’est le désir. On connaît tous des gens de vingt ans qui n’ont aucun désir, qui sont ennuyeux. Il y a aussi des gens de 80 ans qui sont ennuyeux, mais il y en a également beaucoup qui ont encore des désirs, des envies. Or ces femmes, justement, ces « hype(r)Olds », utilisent ces objets techniques non par une espèce de fascination, mais pour se faire plaisir, pour créer ! Comme d’autres utiliseraient d’autres types d’objets. On peut créer avec du macramé, on peut créer avec des objets très anciens, comme on peut créer avec des objets complètement modernes. Simplement, cela donne plus de libertés, cela suscite plus d’innovations. De la même façon, il y a dans la région de Rennes des femmes très âgées qui réalisent des émissions de télévision. Là, l’idée, c’est aussi de réaliser plein de créations, avec des outils très neufs, que certains penseraient essentiellement conçus pour les jeunes. Sauf qu’on voit bien, qu’avec un même objet, tel jeune créatif va en faire quelque chose d’extraordinaire, un jeune qui n’est pas créatif va en faire quelque chose de très triste. Eh bien, avec des personnes beaucoup plus âgées, c’est exactement pareil. Ces femmes-là, elles ont inventé des trucs. D’autres personnes de tous les âges les ont regardées, ont eu envie d’engager un dialogue avec elles, ont eu envie de jouer avec elles. Donc elles ont choisi le principe de plaisir comme premier principe, et elles ont raison. C’est un bel exemple contre tous les clichés concernant les conséquences de l’âge.

C’est donc une richesse. Il y a un nid d’innovations qu’on n’imagine même pas dans les usages de gens plus âgées, par exemple dans le domaine de la consommation collaborative, qui d’une certaine façon est vieux comme

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le monde, mais qui retrouve une nouvelle jeunesse avec le Net… Vous avez parfaitement raison. La consommation collaborative, c’est très bien. C’est l’écologie sociale, c’est l’écologie du quotidien. A un moment donné, plutôt que d’acheter et de garder le truc pour moi, je m’organise pour un achat à plusieurs. Je partage ma voiture ou mon appartement, ou au contraire je profite de ceux d’un tiers pour pas cher. Ou je fais des petits plats pour moi et en même temps les voisins du quartier, etc. Car en tant que senior, j’ai à la fois plus de temps et de l’expérience à partager. Puisque je n’ai que peu d’argent, je vais récupérer des choses auprès d’autres gens, par exemple des éléments pour retaper ou même créer des meubles, seul ou avec d’autres, que je connais ou que j’ai rencontrés grâce à Internet. C’est ce qu’on appelle l’économie circulaire. Mais cette consommation collaborative, après tout, effectivement elle ne date pas d’aujourd’hui. Ces gens de 60 ou 70 ans, ils ont fait du stop quand ils en avaient 15 ou 20, ils ont partagé des appartements à plusieurs, etc. Lever le pouce pour qu’un conducteur vous prenne en stop, n’est-ce pas déjà de l’économie collaborative, bien avant le covoiturage ? La nouveauté, surtout avec les réseaux sociaux, c’est que c’est plus facile de trouver « en ligne » des partenaires que juste avec le téléphone et son réseau d’amis « hors ligne ». La nouveauté, c’est aussi qu’il y a un partage des frais d’essence entre le conducteur et celui qui, auparavant, faisait du stop sur le bord de la route. Ce n’est pas le numérique qui a inventé cette économie collaborative : il la dynamise et en rend l’accès plus simple, plus juste et mieux partagé. Simplement aujourd’hui, comme il y a plus de gens qui ont plus de temps et comme par ailleurs il y a un enjeu économique plus lourd à cause de la crise, ce genre de pratique prend un essor considérable. Les plus de 60 ans jouent un rôle majeur dans cette économie circulaire dynamisée par le Net. Car ils sont doublement dans le développement durable. Ils y sont d’abord puisqu’ils vivent plus longtemps, ce qui est au sens propre du développement durable, et ils y sont aussi parce qu’ils improvisent au jour le jour de nouvelles façons de vivre avec moins de moyens financiers, comme lorsqu’ils étaient jeunes, à une époque sans Internet ni

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même encore télématique. Ça aussi, c’est du développement durable ! N’oublions pas que deux tiers des ménages de retraités ont de très faibles moyens. A part de très rares exceptions, le retraité n’est pas un privilégié, qui serait riche sans même avoir à travailler. Les retraités ont donc à la fois plus de temps et moins de finance. Du coup, ils créent plus par eux-mêmes, ils échangent avec beaucoup d’autres, ils prêtent et ils empruntent, ils rencontrent plus de personnes et se débrouillent à la fois pour s’occuper en aidant d’autres personnes et de temps à autre compléter légèrement leur retraite par quelques sous grâce aux nouveaux systèmes de consommation collaborative.

Donc le temps libre qu’ils ont est leur grande richesse ? Le temps est absolument leur grande richesse. C’est quand même quelque chose de fabuleux. Nous cherchons sans cesse à « gagner du temps ». Mais comme l’ont démontré Nietzsche et après lui Ivan Ilitch, lors de notre vie active, plus que jamais nous perdons du temps à vouloir en gagner. On perd deux ans de sa vie pour acheter une voiture, puis des heures et des heures chaque semaine pour s’en occuper, y penser, la laver, la réparer, la compléter ou la perfectionner, et, au final, le temps que l’on croit gagné lors de ses déplacements est loin de contrebalancer le temps perdu de la sorte. Une fois à la retraite, les gens ont moins d’argent mais beaucoup plus de temps. C’est une révolution incroyable, que l’on ne prépare pas assez en amont. Il y a des gens pour qui cela représente un grand vide, une véritable angoisse que de ne plus avoir d’emploi salarié, de ne plus savoir de façon certaine ce que l’on fera du lundi au vendredi la semaine prochaine, puis les prochains mois. Mais pour d’autres, se dire qu’on a 30 ans devant soi et 24 heures tous les jours pour soi et les autres, quelle libération !

Alors, est-ce qu’on pourrait imaginer des innovations du monde des technologies ou des nouveaux types d’usages qui naîtraient de populations plus âgées ? Rien que pour transmettre ses idées, son histoire, ses expériences, le numérique change

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la donne. Avec l’impression électronique, c’est tellement facile monter dix exemplaires de sa petite biographie et de les donner à sa famille… Ou alors on enregistre son témoignage puis on l’envoie le fichier son à ses petits-enfants. Dans le cadre de mes enquêtes, j’ai rencontré beaucoup de jeunes gens qui m’ont expliqué comment ils ont appris à leur grand mère ou leur grand-père l’utilisation de tel ou tel logiciel de photo et comment, six mois plus tard, ils étaient mille fois meilleurs qu’eux avec ce logiciel de photo, ajoutant des phrases du genre : « Evidemment, il ne connaît pas tous les logiciels de photo, mais il s’en fiche puisqu’il a trouvé celui qui lui correspond et qu’il en est devenu champion du monde. » Après, la grand-mère ou le grand-père créent un album de photos qu’ils envoient à leurs proches, avec des petites innovations de présentation par exemple. Car eux prennent le temps d’étudier toutes les fonctionnalités du logiciel. Ils en deviennent des experts, et parfois même arrivent à détourner l’une ou l’autre de ces fonctionnalités. A 70 ou 80 ans, après avoir été les élèves de leur fille de 16 ans, ils en deviennent en quelque sorte le professeur, lui expliquant tel ou tel truc du logiciel qu’elle n’avait pas vu, ou telle idée qu’ils ont eu pour améliorer l’impression des photos… Là encore, on est dans l’usage, qui se transforme clairement en innovation sociale et pourquoi pas demain, si on sait les écouter, en amélioration voire en invention d’un service.

Quels sont donc, pour résumer, les enjeux de la compréhension de cette richesse ? L’enjeu majeur de la compréhension par la société de ce que j’appelle la nouvelle société des seniors, c’est de comprendre quelque chose de très fort : nous sommes tous des gens fragiles à un moment ou à un autre, nous sommes tous des « fragiles » en puissance. Nous n’avons aucune garantie de rester bien portant toute notre vie, d’être épargné par la maladie ou le handicap. Mais il ne faut surtout pas en faire un drame. Transformer un environnement pour qu’il soit pratique pour des personnes âgées, cela permet de l’adapter pour des personnes fragilisées ou en situation de handicap, ou même pour des enfants. Prendre conscience de ça, c’est inventer une société plus douce, mieux en

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harmonie avec toutes les personnes qui la compose. Plutôt que de dire : il faut s’adapter à la société, on affirme qu’il faut que la société s’adapte à la personne.

Et les nouvelles technologies dans tout ça ? Elles doivent être un outil au service de cette action, qui est aussi une philosophie. Elles ne doivent pas créer de nouvelles barrières, mais au contraire nous permettre de nous parler, d’échanger, de faire de la réciprocité et à certains moments de faciliter telle ou telle chose, donc de rendre la vie plus agréable.

Ce qui se fait tout naturellement puisque les technologies qui restent sont celles qui sont utilisées, et elles sont utilisées par tout le monde… Évidemment, à un moment donné, il y a deux types de technologies. D’une part, il y a celles que des acteurs du marché cherchent à imposer sans considération pour leur utilité réelle, avec toute une mythologie construite autour, pour créer le besoin, du genre vidéosurveillance ou gérontechnologies. Sauf que les gens n’ont pas besoin de technologies intrusives, de caméras partout ou de bracelet pour ne pas se perdre. Ça revient tous les cinq ans, et à chaque fois personne n’en veut. Et puis, d’autre part, il y a les technologies qui correspondent vraiment à des désirs, pratiques et bien trouvées, parfois d’ailleurs détournées des premières. Le SMS n’était pas prévu pour son usage actuel, et le téléphone, au départ, c’était le théâtrophone pour écouter du théâtre… Et le Minitel ? C’était une base de données pour médecins et un bottin téléphonique… Et c’est devenu un outil majeur de relations amoureuses… La clef, pour les plus de 60 ans comme tous les autres, c’est de partir des usages, donc des désirs de chacun.

Écouter le podcast tiré de l’entretien avec Serge Guérin sur le site Culture Mobile.


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